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LANGUE, RHÉTORIQUE ET POLITIQUE : DES APORIES EN TOUS

GENRES
Hélène Merlin-Kajman

Presses Universitaires de France | « Dix-septième siècle »

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2007/3 n° 236 | pages 457 à 471
ISSN 0012-4273
ISBN 9782130560968
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Hélène Merlin-Kajman, « Langue, rhétorique et politique : des apories en tous genres », Dix-
septième siècle 2007/3 (n° 236), p. 457-471.
DOI 10.3917/dss.073.0457
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Champs d’enquête

Langue, rhétorique et politique :


des apories en tous genres

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Les lignes qui suivent ont une ambition très circonscrite. Il ne s’agira pas d’y dres-
ser le bilan critique de « trente ans de rhétorique » concernant la question des rap-
ports entre langue et politique au XVIIe siècle. Mais au contraire de montrer comment
cette question peut gagner, malgré toutes les lacunes d’une telle démarche, à être
posée en dehors du champ des études rhétoriques tel qu’il s’est construit en France
depuis un quart de siècle sous l’impulsion décisive de Marc Fumaroli – un dehors
qui n’implique en rien d’en revenir à l’ignorance ou à l’oubli auxquels Marc Fumaroli
nous a évidemment arrachés.
Pour préciser le sens d’une telle démarche, il convient de se reporter aux actes,
publiés en 2002 sous le titre Actualité de la rhétorique, du colloque tenu à Paris en
novembre 1997 ( « Vingt ans d’histoire de la rhétorique en France » ), dont certaines
communications délimitent très clairement l’enjeu de cette « école française », à
commencer par l’introduction de Marc Fumaroli lui-même1. Intitulée « Rhétorique
et postmodernité », elle résume le caractère combatif de l’entreprise qui, après s’être
définie contre « l’orgueilleuse modernité des années 1970 »2 et le profond renouvel-
lement des approches critiques qui l’avaient accompagnée, affronte alors ce que

1. On peut se reporter aussi à sa préface à l’Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne : « Nous
regorgeons de nombreuses “sciences du discours”, linguistique pragmatique, sociologie des actes de
discours, sémiologie, narratologie, stylistique de la “littérarité”, poétique de l’ “écriture” [...] On com-
mence à demander à la jurisprudence rhétorique un modèle pour le “milieu médiateur” qui nous
manque [...]. On est de nouveau en quête, comme à la fin du Moyen Âge, d’un carrefour des savoirs et
d’un forum des esprits qui, à l’école comme dans la société civile, rende à la littérature son rôle central
de représentation de l’homme à l’homme » (Marc Fumaroli, « Préface », dans Marc Fumaroli (dir.), His-
toire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, Paris, PUF, 1999, p. 8).
2. Marc Fumaroli, « Rhétorique et postmodernité », dans Actualité de la rhétorique, Actes du colloque
de Paris (1997), édités par Laurent Pernot, Paris, Klincksieck, 2002, p. 15.
XVII e siècle, no 236, 59e année, no 3-2007
458 Hélène Merlin-Kajman

Marc Fumaroli présente comme un nouveau dévoiement des études littéraires, la


postmodernité, pour laquelle tout régime de langage s’analyse (abusivement selon
lui) à travers le prisme de la rhétorique. En effet, non seulement « la publicité, le
marketing et l’industrie des divertissements de masse » se réclament désormais de
modèles rhétoriques, mais « toute une école dite “déconstructionniste” s’est
employée à faire de la rhétorique le principe d’un soupçon généralisé envers toutes
les formes de discours, considérées comme autant de stratégies de la duperie ou de
l’autoduperie »3. Face à ces mouvements nihilistes et plutôt cacophoniques, l’histoire
de la rhétorique doit retrouver au contraire « la fécondité ascensionnelle de la
parole » qui a fait de « l’art de persuader, depuis Platon et Gorgias jusqu’à Adam
Smith et à l’école écossaise, en passant par Rome, le Moyen Âge et la Renais-

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sance, [...] une immense école du dialogue » :

Les grands textes qu’il nous importe de faire vivre sont les fruits les plus succu-
lents et nourrissants de cette école du dialogue. Leur visée secrète, leur ambition pro-
fonde, c’est de nous préparer et conduire au seuil du suprême dialogue, qui est
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amour, et peut-être amour silencieux.4

Négligeant les discours sans qualité ni dignité tels que le discours publicitaire, la
démarche critique doit s’inscrire dans la continuité de la tradition rhétorique elle-
même, sans marquer aucune différence entre le discours de connaissance et son
objet ni faire preuve de soupçon intempestif : à l’inverse de ce qui aura sans doute
été l’une des opérations théoriques clefs de la « modernité » dans le champ des
études littéraires, il s’agit donc de refuser toute élaboration d’un métadiscours. Et
Marc Fumaroli conclut son propos par une phrase qui explicite de la façon la plus
nette sa pratique effective d’historien de la rhétorique :

[...] nous ne pouvons nous contenter d’être savants. Historiens de l’art de persua-
der, nous n’aurions rien fait si nous ne savions nous-mêmes persuader, et avant tout
persuader les jeunes générations.5

Dans le même volume, l’article d’Emmanuel Bury porte témoignage de l’exis-


tence d’une telle communauté réunie à la fois dans le partage d’un même héritage et
le rejet de toutes les ruptures effectuées par la modernité :

[...] mes maîtres de khâgne avaient heureusement assez de recul pour ne pas sacri-
fier automatiquement l’approche des œuvres littéraires sur l’autel de la « moder-
nité » [...] L’argumentation des Provinciales, l’éthos de Phèdre ou d’Hippolyte, les
métaphores et catachrèses du petit Marcel trouvaient donc naturellement chez le stu-
dieux latiniste ou helléniste que j’étais alors les échos évidents de la tradition antique :
je ne voyais pas de rupture entre l’étude de la « diction » chez les uns et de l’elocutio
chez les autres, j’éprouvais au contraire un sentiment de continuité et de plénitude

3. Ibid.
4. Ibid., p. 16.
5. Ibid., loc. cit.
Langue, rhétorique et politique : des apories en tous genres 459

tout à fait rassurant [...] En arrivant aux séminaires de Roger Zuber et de Marc Fuma-
roli, [...] j’eus alors le sentiment qu’on pouvait travailler en toute sérénité sur cette
continuité, sur cette memoria ininterrompue qu’incarne chez nous, institutionnelle-
ment, l’appellation « lettres classiques ».6

La rhétorique fournit ainsi non seulement un objet mais encore une énergie et un
style, la ressource d’un ethos 7, peut-être même une foi, traçant un rapport ardent au
temps et aux corpus, un sentiment de continuer une tradition et d’appartenir à la
communauté lettrée, et, à partir d’elle, à la communauté nationale, voire à la commu-
nauté occidentale.
L’éloge occupe de ce fait une place centrale dans le champ des études rhétoriques.
Trois textes de Marc Fumaroli, réunis sous le titre Trois institutions littéraires et consa-

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crés respectivement à l’Académie française, à la conversation et au génie de la langue
française, sont à cet égard exemplaires, car ils font très exactement ce qu’ils décri-
vent. Placé sous le signe du panégyrique, tout art de langage y est célébré comme lit-
téraire, c’est-à-dire rhétorique, c’est-à-dire aussi unificateur :
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C’est que le genre panégyrique – si décrié par les demi-habiles – ne se contente pas
de renouer constamment avec les origines mêmes de la littérature comme lien social,
suture symbolique entre les vivants et les morts, entre les diverses classes d’âge et les
diverses fonctions de la « tribu » [...] il est au centre de toute fête qui rend une société
présente à elle-même, et la rassemble autour d’une patrie et d’un patrimoine commun
et sacré.8

On le comprend, dans le sillage de Marc Fumaroli, l’école française de rhétorique


s’assume comme une pratique universitaire éminemment politique qui promeut,
plus ou moins explicitement, un certain modèle du collectif : celui d’une commu-
nauté harmonieuse et consensuelle instituée par une parole « contagieuse » sans
cesse « revivifiée » par la tradition rhétorique, elle-même décrite à travers les méta-
phores du « fleuve » ou du « sang » irriguant le corps social, du « souffle » animant
ses membres et les rassemblant dans une communion participative. Et de ce point
de vue, innervant toutes deux également le corps social, littérature et rhétorique s’in-
terpénètrent au point de ne faire qu’un, selon la sentence de Valéry Larbaud rap-
pelée par Marc Fumaroli dans sa Leçon inaugurale au Collège de France : « La rhéto-
rique est le nom permanent et nullement péjoratif de la littérature ».
Pourtant, une tout autre voie critique était possible, plus véritablement critique :
comme le rappelle Francis Goyet dans un remarquable article de synthèse portant

6. Emmanuel Bury, « Les nouveaux enjeux d’une histoire littéraire », dans Actualité de la rhétorique,
op. cit., p. 89-90.
7. C’est en effet par cette justification qu’Emmanuel Bury introduit son propos : « Parler aujour-
d’hui de “vingt ans d’histoire de la rhétorique en France” présente à mes yeux un double intérêt : le pre-
mier est anecdotique et personnel, et je ne l’alléguerai ici qu’à titre de capatatio benevolentiae, pour asseoir
l’éthos de l’orateur » (ibid., p. 89).
8. Marc Fumaroli, « La Coupole », dans Pierre Nora (sous la dir. de), Les lieux de mémoire, Paris, Gal-
limard, t. 1, 1986, repris dans Marc Fumaroli, Trois institutions littéraires, Paris, Gallimard, 1994, p. 27.
460 Hélène Merlin-Kajman

sur les études rhétoriques des seiziémistes, Roland Barthes s’était penché, dès 1970,
sur « l’empire rhétorique ». On peut même dire qu’il avait tiré de ce « voyage mémo-
rable (descente du temps, descente du réseau, comme d’un double fleuve) »9 un diag-
nostic au fond assez voisin de celui, ultérieur, de Marc Fumaroli10 :

Que l’on songe pourtant que la rhétorique – quelles qu’aient été les variations
internes du système – a régné en Occident pendant deux millénaires et demi, de Gor-
gias à Napoléon III ; que l’on songe à tout ce que, immuable, impassible et comme
immortelle, elle a vu naître, passer, disparaître sans s’émouvoir et sans s’altérer : la
démocratie athénienne, les royautés égyptiennes, la République romaine, l’Empire
romain, les grandes invasions, la féodalité, la Renaissance, les grandes monarchies, la
Révolution ; elle a digéré des régimes, des religions, des civilisations ; moribonde

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depuis la Renaissance, elle met trois siècles à mourir ; encore n’est-il pas sûr qu’elle
soit morte. La rhétorique donne accès à ce qu’il faut bien appeler une surcivilisation :
celle de l’Occident, historique et géographique [...]11
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Mais Barthes tirait de ce diagnostic une conclusion méthodologique et politique


tout à fait opposée à celle de Marc Fumaroli :

Faire tomber la Rhétorique au rang d’un objet pleinement et simplement histo-


rique, revendiquer, sous le nom de texte, d’écriture, une nouvelle pratique du langage, et
ne jamais se séparer de la science révolutionnaire, ce sont là un seul et même travail.12

La rhétorique, un objet « simplement historique », qui pouvait, qui devait donc, être
dépassé : Barthes appelait de ses vœux une historiographie fondée non sur la fidélité
à la rhétorique mais sur l’opposition à sa domination, la liquidation de son héritage.
La sémiologie d’abord, puis la théorie du Texte (ou de l’écriture), seraient ainsi
contemporaines de la Chute de l’empire rhétorique.
De fait, entre les « modernes » et les « classiques », l’enjeu pouvait, et pourrait
encore jusqu’à un certain point, se résumer de la façon suivante : si « sur-civilisa-
tion » il y a, que veut-on en faire, la détruire, ou la prolonger ? La réponse dépendait
du diagnostic porté sur ce qu’elle avait fait, sur la façon dont elle avait joué du lan-

9. Roland Barthes, « L’empire rhétorique », dans Œuvres complètes, t. III, Paris, Le Seuil, 2002,
p. 599.
10. Francis Goyet écrit : « En apparence la rhétorique a supplanté Roland Barthes. Sur le terrain
elle l’a plutôt complété. Barthes et plus encore les autres ne se souciaient guère d’ancrage historique. La
situation en était arrivée à un point difficilement tenable. Il fallait donc une réaction, d’où l’expression
alors très polémique d’histoire de la rhétorique. Dans le contexte très politisé de l’époque, cette réaction
a même pris des allures presque réactionnaires. Mais en pratique le résultat a plutôt été la continuation
de Roland Barthes par d’autres moyens. L’objectif de tous était l’ambition commune, et très française,
d’une science des textes. Simplement on a fini par se rappeler qu’une telle ambition avait un précédent,
qui s’appelait justement la rhétorique ancienne. Barthes lui-même l’avait indiqué très tôt, dans un article
célèbre de Communications, et Genette avait renchéri avec son heureuse formule de “rhétorique res-
treinte”. En somme, le terrain était mûr pour le succès de L’Âge de l’éloquence » (Francis Goyet, « Rhéto-
rique et Renaissance : l’œuvre et non plus le texte », dans Actualité de la rhétorique, op. cit., p. 73).
11. Roland Barthes, op. cit., p. 550.
12. Ibid., p. 599.
Langue, rhétorique et politique : des apories en tous genres 461

gage, sur les textes qui en relevaient, sur ceux qui y échappaient. École de dialogue
contagieux selon Marc Fumaroli, elle était au contraire « sortie d’une pratique poli-
tico-judiciaire [...] où les conflits les plus brutaux, d’argent, de propriété, de classes,
sont pris en charge, contenus, domestiqués et entretenus par un droit d’État » selon
Roland Barthes : une suridéologie, en somme, la suridéologie de cette surcivilisation.
Aussi la cartographie de l’empire n’était-elle pas exactement identique chez l’un et
chez l’autre : si, d’évidence, elle comprenait par exemple la publicité pour Roland
Barthes, contrairement à Marc Fumaroli, en revanche, une partie de la littérature – la
plus noble, celle qui saurait « tricher la langue », perturber les codes – lui échappait
non moins évidemment.
Pour Barthes, l’horizon politique de ce voyage mémorable, de cette descente du

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temps et du réseau, était donc de rupture, appelant une autre énergie, un autre style,
un autre rapport au langage, bref, un autre ethos. Or, en envisager la possibilité, c’était
envisager l’existence de faits de langage extérieurs à la rhétorique. Dans une brève
parenthèse incidente, Barthes laissait entendre qu’une telle discontinuité, sinon une
telle rupture, s’était en effet déjà produite au moins une fois : la rhétorique, écri-
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vait.il, « a été la seule pratique (avec la grammaire, née après elle) à travers laquelle notre
société a reconnu le langage, sa souveraineté »13. Pour Barthes, la grammaire avait
donc inauguré un art du langage différent de celui de la rhétorique : constat qui fai-
sait du XVIIe siècle un siècle crucial pour ces débats. Barthes, évidemment, avait lu
Michel Foucault et son archéologie de la grammaire dans Les mots et les choses, il avait
lu également Jacques Derrida qui radicalisait la portée critique de la grammaire dans
La grammatologie.
Ainsi, dans ces années-là, si, autour de la notion de texte ou d’écriture, la modernité
philosophique prononçait la fin de la métaphysique de la Présence, de l’ontologie
occidentale et de son logocentrisme, et si la volonté de changer le langage impliquait
une volonté de changer l’ordre du collectif, ce n’était pas sans interroger, dans le
passé, certains moments polémiques ou certaines ruptures épistémiques. Et l’école
déconstructionniste, à la suite de Paul de Man, finira par appeler « rhétorique » ce qui
précisément s’appelait alors, à la suite de Derrida ou de Barthes, « texte ou écriture » :
« Un texte affirme et nie en même temps l’autorité de son propre mode rhéto-
rique [...] »14, écrit Paul de Man. Mais il ne s’agissait plus ni d’un stade historique final,
ni d’un projet militant, il s’agissait d’une loi littéraire dont Paul de Man pouvait étudier
les effets aussi bien chez Derrida, Proust ou Rilke que chez Rousseau.
Dans cette perspective, du côté de l’activité critique, appartenir à la modernité
signifiait mobiliser une aptitude à appréhender et faire valoir, dans un texte donné,
quelle que soit la date de sa production, l’existence d’un dédoublement ironique du
sens propre à désemparer la rhétorique persuasive, ce qui contredisait de façon
flagrante les théories métaphysiques de la Parole comme présence originelle d’un
vouloir-dire unificateur, celui, tout à la fois ou tour à tour, de Dieu, de l’orateur,
héros ou auteur, et de la communauté.

13. Ibid., p. 550 (je souligne).


14. Paul de Man, Allégories de la lecture, Paris, Galilée, 1989, p. 40.
462 Hélène Merlin-Kajman

Dès lors, la question peut se déplacer non seulement vers celle de l’unité de la
rhétorique, mais aussi vers celle de l’unité des discours, de l’histoire, et de l’instance
du collectif : même en admettant l’existence de cette « sur-civilisation » diagnos-
tiquée par Roland Barthes et promue au rang d’une valeur absolue par Marc Fuma-
roli contre l’absolu littéraire des Romantiques, ce fleuve n’aurait-il jamais été dévié,
arrêté, contesté, aurait-il vraiment rassemblé tous les cours d’eau, toutes les voix,
sans tempêtes, débordements ni bifurcations15 ?
C’est ici qu’il faut mentionner le travail de Louis Marin. Précisément parce que la
rhétorique n’était pas le centre de gravité de ses analyses et que le soupçon propre à
la modernité animait sa démarche, il a sans relâche repéré les failles des discours et
de leurs effets persuasifs. On peut citer pour exemple Le récit est un piège. Certes, il

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commence par cette déclaration : « L’essai que l’on va lire traite du récit et de lui seu-
lement »16. Et pourtant, il y oppose deux rhétoriques, si l’on entend par « rhéto-
rique » une stratégie discursive prise dans un rapport de force politique. Louis Marin
en effet y définit le discours comme Pouvoir, et toute son œuvre démontrera que le
Pouvoir se soutient de celui de la représentation, catégorie critique beaucoup plus
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large, et plus complexe, que les catégories mobilisées par la rhétorique stricto sensu. Le
Pouvoir serait donc le discours de la force, la force affirmant sa propre justice et
s’infléchissant ainsi en représentation afin de faire l’économie de l’épreuve de force
silencieuse et purement physique. À ce discours en fait proprement injuste (mais par
nécessité, non par accident), affirme encore Louis Marin, le faible ne peut rien oppo-
ser dans le registre du discours persuasif : limites de l’éloquence délibérative ou judi-
ciaire. Mais il peut introduire des failles, du jeu, en mobilisant une parole de ruse17.
C’est à partir de cette hypothèse de lecture qui met en lumière une configuration
faite de rupture que Louis Marin opère une analyse éblouissante du Pouvoir des fables
de La Fontaine, fable exceptionnelle qui met en scène en effet l’hétérogénéité des
jeux de langage, et, de cette mise en scène, tire des effets persuasifs indirects et indé-
terminés. Exactement comme le fabuliste qui, dans sa dédicace à M. de Barillon,
délaisse l’éloquence épidictique et les sujets publics pour inviter l’homme de pouvoir
à lire de simples fables sans importance – mais le sont-elles vraiment ? –, l’orateur

15. Il faudrait mentionner ici les travaux de Florence Dupont, pour qui un tel fleuve n’existe pas,
puisque, à Rome, « les discours ne sont pas des textes mais des événements » (Florence Dupont, L’ora-
teur sans visage. Essai sur l’acteur romain et son masque, Paris, PUF, 2000).
16. Il ajoute : « La méthode qu’il met en œuvre, les théories sous-jacentes à cette méthode, sont
aisément repérables : sémantique structurale, actes de langage, appareils, dispositifs et modalités
d’énonciation. Leur champ historique est – au moins en apparence – unifié : le XVIIe siècle français »
(Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Minuit, 1978, p. 7).
17. « Au faible, il ne sert à rien d’accuser la force ou de la contredire ou de demander sa soumission
à la justice ; il ne lui sert à rien de tenir le discours de la justice contre la force, car celle-ci, s’exerçant
quand même, dira que le juste est injuste et que c’est elle qui est juste, et la justice du juste dès lors ne
saura prévaloir contre la justice du fort. Ce discours de la force, la force qui a dit un jour, pour toujours,
qu’elle était juste, se nomme pouvoir. Mais il sera toujours possible aux faibles de ruser avec le discours
de la force, avec la “justice-de-la-force” et de répondre à son discours immuable par des paroles
rusées : prendre le pouvoir à sa propre force, c’est dire la parole de ruse, puisque le pouvoir n’est que le
discours de la force, (...) dire la parole de ruse, c’est bien prendre le pouvoir à sa propre force ou
détourner ou retourner la force du pouvoir par le discours » (Louis Marin, ibid., p. 120-121).
Langue, rhétorique et politique : des apories en tous genres 463

grec de la fable, confronté à l’indifférence et à l’apathie du peuple que ne remuent


pas ses figures tonitruantes, abandonne le style sublime de la grande éloquence déli-
bérative pour amorcer un conte, dans un saut de côté, une diversion facétieuse
empruntée aux genres mineurs :

Le pouvoir de l’orateur n’est donc point celui de l’éloquence, le discours, ses figu-
res et ses images, mais celui du récit : pouvoir de la fable, mais à condition de le bien
entendre. La question du peuple manifeste son désir de savoir la suite et la fin de
l’histoire. Cérès, que fit-elle ? La question de l’apprenti structuraliste manifeste son
désir de savoir le code, la signification de l’allégorie. Phillippe est-il Cérès, est-il la
rivière ? Ou même, pour plus d’orthodoxie, la relation de Cérès à la rivière est-elle
homologuable à celle de Phillippe aux Athéniens ? Si oui, au prix de quelles transfor-

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mations ? Dans tous les cas, il y a aporie ; dans l’énoncé narratif : la rivière est infran-
chissable ; dans l’énonciation énoncée : la fable est interrompue ; dans l’énonciation :
la fable n’est pas décodable. Aporie : absence de chemin, absence de récit, absence de
code. Mais tout se passe comme s’il devait y avoir un chemin, une fin narrative, un
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code explicatif. Donc, à tous les niveaux, excitation d’un désir de savoir, d’un désir du
vrai : voilà le piège, le piège à écoute, piège à lecture, piège à interprétation. Défail-
lance de la satisfaction de ce désir. Mais par cette excitation et cette défaillance, par le
piège, action. En fin de compte, c’est parce que l’orateur monte le piège et le montre (le
démontre) qu’il piège son auditoire, qu’il réalise son objectif, qu’il gagne.18

La force de cette analyse est de montrer comment celle de la fable repose sur des
impasses herméneutiques qui défont l’illusion entretenue par la métaphore du
« fleuve » de la rhétorique, de la parole vive : non, le sens ne se transmet pas de façon
harmonieuse, linéaire, il se fraye plutôt un chemin incertain au hasard des jeux de
langage, des désirs, des circonstances, et la communication humaine s’opère à tra-
vers ces opacités qui laissent des résidus indéchiffrables.
De fait, il suffit, à la suite de la modernité, de prêter l’oreille aux forces de rupture
plutôt qu’aux forces de continuité, de postuler que l’histoire est toujours histoire des
conflits plutôt que celle des totalités harmonieuses, pour que soit radicalement modifiée
l’enquête historique et qu’apparaissent, dans ce passé lui-même, tensions, apories et
contradictions qui invitent à poser des questions auxquelles la fidélité élogieuse à la
« tradition rhétorique » ne peut conduire.
Les travaux de Nicole Loraux, souvent citée par Louis Marin, sont à cet égard
exemplaires. Dans L’invention d’Athènes, elle étudie l’oraison funèbre, qui relève de
l’éloquence épidictique, genre rhétorique dont Marc Fumaroli, on l’a vu, ou, plus
récemment, Barbara Cassin, ont montré l’importance politique19 puisque c’est sur lui

18. Ibid., p. 29.


19. Comme Marc Fumaroli, Barbara Cassin fait de la littérature une partie de la rhétorique, et voit
dans l’éloge sa plus essentielle partie : « Il s’agit bien avec le discours épidictique de jugements de
valeur, et de “recréer la communion sur les valeurs” ; donc de fournir les prémisses servant de base aux
autres genre de discours, délibératif et judiciaire. [...] Il y a bel et bien des présupposés communs à l’é-
loge et au conseil, dont l’éloge, différant du style, fait montre ; bref, si tu veux conseiller, cherche ce que
tu peux louer, et inversement » (Barbara Cassin, L’effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 201). Mais à
la différence de Marc Fumaroli, elle considère que la rhétorique n’a pas affaire avec l’être : la
464 Hélène Merlin-Kajman

que repose la charge de constituer le consensus20. Le consensus, c’est bien le but dif-
ficile visé par l’éloge des morts à la guerre, car le deuil suscité par la mort de ces tout
jeunes guerriers, le doute qu’elle provoque à l’égard des fins collectives, menacent
gravement l’unité de la cité. L’oraison funèbre se présente comme une machine dis-
cursive réparatrice chargée de restaurer l’accord des citoyens autour des valeurs
communes. La célébration de la belle mort qui immortalise la vie des guerriers défunts
en rattachant leur exploit anonyme à la vie supérieure de la cité remplit ainsi cette
fonction de « suture symbolique entre les vivants et les morts » évoquée par Marc
Fumaroli à propos du panégyrique.
Mais cette suture nécessite la construction d’un mythe, celui de l’existence d’une
cité une, faisant corps sans exclusions ni conflits. Sans doute ce mythe n’est-il pas

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une pure illusion, puisqu’en devenant vrai et concret pour les citoyens qu’il incor-
pore de la sorte, il protège en partie la cité contre sa propre dissolution : en ce sens,
le diagnostic d’idéologie n’est pas semblable à celui que portait Roland Barthes par
exemple, et Nicole Loraux s’en explique longuement en insistant sur l’autonomie
imaginaire et la fonction pragmatique d’auto-effectuation de ce mythe. On ne peut
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pour autant le prendre pour une représentation adéquate de la réalité socio-écono-


mique de la cité, traversée quant à elle par de multiples rapports de force qui
conditionnent précisément sa dimension démocratique. Nicole Loraux met ainsi en
lumière la contradiction qui existe entre le mythe, aristocratique, de la Cité, mythe
fondé sur l’arèté, sur la valeur héroïque et la belle mort, mythe nécessaire à
des peuples toujours en guerre, et le gouvernement démocratique de la cité, qui
repose sur de tout autres équilibres, effacés et passés sous silence dans les discours
épidictiques :

L’oraison funèbre n’ignore pas les problèmes pratiques auxquels se heurte la cité,
mais sa tâche spécifique est de les effacer ou de les résorber en les déplaçant sur un
autre terrain [...] la démocratie sort étrangement transformée des traitements aux-
quels la soumet l’oraison funèbre ; définition aristocratique, retour au temps du
mythe, exaltation paradoxale de l’unité du corps civique [...]21

rhétorique est selon elle un art qui construit consciemment la communauté comme un artifice. Nulle
unité substantielle ici : « À nouer dans la séquence vraiment incontournable, car, pour le dire signaléti-
quement, la moins grosse de danger totalitaire : 1 / il y a du politique ; 2 / le politique est une affaire de
logos et d’homologia ; 3 / l’homologia est une coïncidence, voire une hypocrisie ou une homonymie, plutôt
qu’un unisson ». Rien n’est plus loin des positions de Marc Fumaroli qu’une telle proposition (op. cit.,
p. 153). Quoique partageant les mêmes craintes et le même refus de « l’unisson » que Barbara Cassin, je
ne suis pas convaincue que cette critique menée sous l’unique signe de la sophistique soit suffisante
pour combattre le danger totalitaire.
20. Mettant en lumière l’équivocité de l’éloge, l’analyse de l’épître dédicatoire du Pouvoir des fables
par Louis Marin, ou encore toutes ses réflexions sur le discours de flatterie, montrent les virtualités en
fait critiques, non consensuelles, de l’éloquence épidictique elle-même. Les travaux plus récents de
Christian Jouhaud, de Jean-Pierre Cavaillé, ou de moi-même, confirment cette aptitude polémique de
l’éloge.
21. Nicole Loraux, L’invention d’Athènes. Histoire de l’oraison funèbre dans la « cité classique » (1981), Paris,
Payot, 1993, p. 210.
Langue, rhétorique et politique : des apories en tous genres 465

D’où la conclusion, pour le moins dérangeante : « À observer la constance avec


laquelle les epitaphioi effacent les traits les plus démocratiques de la politeia sous la
dominance proclamée de l’arèté, on s’affermit dans la conviction que la démocratie
ne conquit jamais son propre langage »22.
Décalage, donc, voire contradiction, entre l’aspect démocratique du fonctionne-
ment sociopolitique « réel » de la Cité, et une « idéologie » épidictique incorporant les
citoyens selon un mythe aristocratique du vivre-ensemble, au point que l’historienne
se demande si la démocratie en tant que telle a jamais trouvé ses modalités
discursives adéquates.
Or, un soupçon analogue jeté sur l’éloquence des démocraties antiques existe au
XVIIe siècle et conditionne la réflexion que les lettrés mènent sur le langage, et Le pou-

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voir des fables est un bon témoin de ce discrédit : armé « d’un art tyrannique », l’orateur
y cherche à « forcer les cœurs dans une république » en recourant à des « figures vio-
lentes », notamment en faisant « parler les morts ». Les lettrés du XVIIe siècle n’igno-
rent pas que l’éloquence antique est une capture de la raison, une violence exercée
sur les passions du peuple, bref, une manipulation : ils débattent ensuite pour savoir si
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c’est une manipulation vertueuse ou non, si elle peut atteindre le bien public qu’elle
prétend viser, ou non. Car c’est précisément parce qu’il s’agit d’une manipulation
que ceux qui défendent l’éloquence insistent autant sur la nécessaire vertu de l’ora-
teur. L’originalité de La Fontaine consiste à présenter un peuple qui résiste à l’em-
prise rhétorique, un « animal frivole » non transformé par l’éloquence, c’est-à-dire
paradoxalement libre et donc véritablement prêt pour la démocratie, paradoxe
redoublé par la solution du piège fictionnel tendu par l’orateur devenu fabuliste : car
seul le « conte » réussit à arracher ce peuple à sa vanité et sa frivolité initiales et à faire
de lui une « assemblée ». Chez La Fontaine, c’est donc le passage de l’orateur
lui.même par la communauté – l’égalité – d’une enfance partagée qui fait passer
le peuple de cette enfance première et indisciplinée à une capacité de s’engager
librement.
Mais la solution la plus souvent avancée au XVIIe siècle est celle de la conversation,
présentée comme un mode d’échange égalitaire qui rompt tant avec la magistralité
aristocratique de l’éloquence qu’avec l’idéal d’une communauté politique « une »,
réunie harmonieusement autour d’un « chef-orateur ». Comme j’ai essayé de le mon-
trer dans certains de mes livres23, l’expérience des guerres civiles de religion,
redoublée de ce point de vue par celle de la Fronde, a fait douter de la vertu exhorta-
tive du topos du « sacrifice pour le public », pourtant remarquablement efficace : les
orateurs, notamment les prédicateurs ligueurs, ont appelé à tuer ou à mourir « au nom
du public » pour défendre sa nécessaire unicité, excluant donc toute hypothèse d’une
division de l’Église. Le consensus ainsi créé – un consensus relatif à un « parti » – a ali-
menté la guerre civile. Contrairement à l’orateur de La Fontaine mais conformément
aux théories rhétoriques les plus nobles, l’orateur, Hercule Gaulois souverain, s’em-
parait de l’âme de ses auditeurs et les menait où il voulait, mais pour créer des solidari-

22. Ibid., p. 346.


23. L’excentricité académique. Institution, littérature, société, Paris, Les Belles Lettres, 2001 ; et La langue
est-elle fasciste ? Langue, pouvoir, enseignement, Paris, Le Seuil, 2003.
466 Hélène Merlin-Kajman

tés catastrophiques : dans la guerre civile, l’amour du bien public, l’amour des mem-
bres entre eux révèle puissamment son versant haineux destructeur.
De fait, le XVIIe siècle inaugure un rapport au langage qui se dégage de l’empire
rhétorique, car la rhétorique y fait l’objet de débats d’autant plus cruciaux que la
conjoncture absolutiste implique une redéfinition générale des pratiques langa-
gières. La conscience historique d’une rupture politique qui est aussi une rupture
anthropologique (le « moi », sujet de l’énonciation, devient le garant de la vérité dis-
cursive à la place de Dieu ou du roi) est au centre des préoccupations. Ainsi le dis-
cours rhétorique, le discours sur la rhétorique, se révèle-t-il clairement ce qu’il a
peut-être toujours été : non seulement une pratique, non seulement un objet de
pensée, mais un topos conflictuel 24 : paradoxe que l’école française de rhétorique, toute

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attachée qu’elle est aux métaphores du fleuve et du flux, n’est pas prête à entendre.
À la « royauté de l’éloquence », les puristes opposent l’égalité de la conversation
civile, pratique discursive à laquelle correspond, côté métalangage, la grammaire, et
Roland Barthes avait de ce point de vue raison de mettre cette discipline à part de
la rhétorique. Les règles conversationnelles et les règles grammaticales organisent
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désormais le bien-dire, et même si la grammaire, l’art de converser, empruntent à la


rhétorique certains de leurs concepts, la rupture est radicale, pensée comme telle
par les contemporains, quoiqu’en dise l’école française de rhétorique : ainsi s’ex-
plique la violence des conflits opposant les puristes aux antipuristes, défenseurs de
l’éloquence antique et de la liberté aristocratique des orateurs.
Mais il faut aller plus loin. Les travaux de Nicole Loraux montrent aussi qu’en
Grèce, le discours théâtral ne remplit en rien la même fonction que l’oraison
funèbre : dès l’Antiquité, il y a donc de la différence à l’intérieur même de l’ordre
des discours. Si l’oraison funèbre dit l’unité cohésive de la Cité, et, en la disant, par-
vient à la maintenir en un certain sens, le théâtre au contraire prend en charge le
résidu et le conflit déniés par la seule célébration de la belle mort. Car le théâtre
expose les divisions de la Cité, faisant place notamment à la « voix endeuillée » des
femmes, à une parole, à des gestes et un pathos, que Nicole Loraux n’hésite pas à
qualifier d’antipolitiques 25. Et ici s’offre une piste de réflexion qui vaut aussi pour le

24. Dans un article passionnant, Jean-Paul Sermain donne cette définition du lieu rhétorique : « Le
propre du lieu est d’être en mouvement : il s’enrichit des différents emplois qui le rappellent à l’atten-
tion et déterminent sa mémoire à venir [...] s’il vise à créer un consensus, c’est pour intervenir dans un
débat, dans une lutte : le lieu commun est une mémoire conflictuelle où s’opposent conceptions et
arguments. Le lieu commun veut créer un accord provisoire, qui se fait toujours à l’encontre d’un autre,
réel ou virtuel. L’usage singulier d’un lieu reconfigure cette mémoire en écartant l’une de ses tendances
au profit d’une autre (étant entendu qu’une bonne partie reste en partie en même temps dans l’ombre,
neutralisée, oubliée à ce moment-là). Le propre du travail rhétorique du discours est de faire croire que
le lieu est commun [...] » (Jean-Paul Sermain, « Lieu rhétorique et histoire littéraire. Le modèle du cour-
tisan chez Diderot, Laclos et Beaumarchais », dans Rivista di Letterature moderne et comparate, vol. LVII,
fasc. 3, 2004, p. 326).
25. Nicole Loraux, La voix endeuillée. Essai sur la tragédie grecque, Paris, Gallimard, 1999, p. 46-47 :
« Pour aller droit à l’essentiel, je dirai qu’est antipolitique tout comportement qui détourne, refuse ou
met en danger, consciemment ou non, les réquisits et les interdits constitutifs de l’idéologie de la cité,
laquelle fonde et nourrit l’idéologie civique. Par “idéologie de la cité”, j’entends essentiellement l’idée
que la cité doit être – et donc par définition est – une et en paix avec elle-même ».
Langue, rhétorique et politique : des apories en tous genres 467

XVIIe siècle, comme j’ai essayé de le montrer ailleurs26 : quand bien même les dis-
cours des personnages, leurs caractères, seraient construits selon les préceptes de la
rhétorique comme l’a magnifiquement montré Marc Fumaroli notamment dans
son livre Héros et orateurs 27, le dispositif problématique, ouvert, de la représentation,
repose sur deux aspects étrangers à la rhétorique. D’une part, côté public, là où
l’éloquence vise à mobiliser son auditoire pour créer du consensus, de l’unité, pro-
voquer l’adhésion sans partage à des valeurs communes, le spectacle mimétique
quant à lui mobilise un peuple spectateur en partie désengagé de ce qu’il écoute :
sans ce désengagement, sans cette distance dont l’ajustement relève de l’art même
du dramaturge et de celui des acteurs, ni la catharsis ni le rire ne pourraient opérer.
D’autre part, côté caractères, ethoï, la scène théâtrale démultiplie les possibles par

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rapport à la scène rhétorique et représente des personnages, des sentiments, des
expériences, proprement interdits par le modèle de l’éloquence. Sans doute, pour
ne prendre qu’un exemple, Horace est-il un héros-orateur conforme à l’idéal
civique du « mourir pour la patrie » : mais il lui faudra littéralement faire place, à
l’issue de la tragédie, au côté des femmes, des femmes en deuil, représenté par
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Sabine, côté auquel les spectateurs participent puisque c’est avec les femmes qu’ils
regardent toute la tragédie. Sans doute Chimène parle-t-elle généralement aussi élo-
quemment que Rodrigue, et cependant, nous ne retenons pas qu’elle prononce elle
aussi un éloge de l’idéal civique du « mourir pour la patrie », car lorsqu’elle le fait,
c’est décomposée, dans l’échec de son éthos rhétorique28. C’est que Le Cid, comme
Horace, montrent, à côté de la vie publique que n’organise du reste plus, en
monarchie absolue, l’éloquence délibérative, la sphère privée telle qu’elle entre en
conflit avec la sphère publique, ses exigences simplement humaines et cependant
communes, ses dialogues qui ne sont pas tous modelés par l’art de l’éloquence, l’inti-
mité entraperçue des personnages, et Racine déconstruira encore bien davantage la
magistralité du bien-dire dans les échanges passionnels caractéristiques de son
théâtre. Comme le fait remarquer Antoine Compagnon, « le lent mouvement,
entamé depuis la Réforme, qui déplace le lieu de la parole de la sphère publique à la
sphère privée »29, constitue l’un des facteurs du déclin de la rhétorique du
XVIIIe siècle à la fin du XIXe siècle : le théâtre « classique » en est à la fois le résultat,
le témoin et l’un des moteurs.

26. L’absolutisme dans les Lettres et la théorie des deux corps. Passions et politique, Paris, Champion,
2000.
27. Marc Fumaroli, Héros et orateurs. Rhétorique et dramaturgie cornéliennes, Genève, Droz, 1990.
28. À la scène V de l’acte IV, Chimène prononce cette sentence presque identique à celle que pro-
nonce Horace : « Mourir pour le pays n’est pas un triste sort, / C’est s’immortaliser par une belle mort »
(1377-1378). Si ces deux vers ne nous marquent pas, c’est parce qu’il s’agit d’un discours où Chimène
tente de justifier sa « pâmoison » à la fausse annonce de la mort de Rodrigue en dissimulant qu’elle
l’aime. La rhétorique, ratée, vient ici à la place de l’expression directe du sentiment. Je me permets de
renvoyer à mon analyse : « Horace et Chimène ou le déchirement de l’ethos », dans Ethos et Pathos. Le
statut du sujet rhétorique, actes du colloque international de Saint-Denis, 19-21 juin 1997, dir. François
Cornilliat et Richard D. Lockwood, Paris, Champion, 2000.
29. Antoine Compagnon, « La réhabilitation de la rhétorique au XXe siècle », dans Marc Fumaroli
(dir.), Histoire de la rhétorique dans l’Europe moderne, 1450-1950, Paris, PUF, 1999, p. 1261.
468 Hélène Merlin-Kajman

En unifiant tous les discours dans un corpus harmonieusement ouvert aux études
rhétoriques, l’école française de rhétorique risque de rater ces différences, pourtant
d’autant plus importantes qu’elles révèlent des divergences importantes tant à
l’égard de ce que doivent être les pratiques langagières qu’à l’égard de la pragmatique
sociale qui leur est assignée comme fin. Il est sûr en tout cas qu’elle est loin d’avoir
épuisé toutes les questions30. L’une d’elle, de première importance sur le plan poli-
tique, est soulevée par Le pouvoir des fables : quelle est la relation entre la rhétorique
comme pratique, sinon toujours lettrée, du moins objet d’un discours lettré, et le
peuple ? Par quel biais l’appréhender ?
Partenaire obligé de l’orateur, le peuple apparaît comme l’un des points aveugles
de l’école française de rhétorique. Les problèmes, pourtant, ne manquent pas : quelle

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est sa compétence, quel mode de participation lui est assigné par le discours ? Quelle
parole – quel rapport au langage – détient-il lui-même, comment parle-t-il, à suppo-
ser qu’il soit établi qu’il puisse être pensé comme le sujet d’un discours et non pas
seulement comme sa cible, son effet ou son objet plus ou moins mythifié ?
La Fontaine semble mettre en parallèle la résistance du peuple à la manipulation
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rhétorique, sa liberté, donc, et son plaisir enfantin pris à la mimésis (« les combats
d’enfants » auquel il s’amuse), à la fable ( « Peau d’âne » ), hypothèse promise à de
multiples développements ultérieurs dans notre culture. Mikhaïl Bakhtine nous a
familiarisés avec un autre « peuple », porteur d’une tradition langagière qu’il oppose
strictement à la rhétorique savante et officielle. À l’égalité fusionnelle des membres
dans la totalité du peuple correspond selon lui une image du corps non hiérarchisée,
et à cette image, un style de langage qui unifie les contraires. Le « discours de la place
publique » qui accompagne les manifestations communionnelles du peuple, se carac-
térise notamment par une pratique singulière de l’éloge, « louange-injure » carnava-
lesque qui, sans être à proprement parler consensuelle car elle ne repose pas sur l’as-
sentiment, n’en est pas moins unificatrice, et même réunificatrice dans la perspective
de Bakhtine :

Le vocabulaire de la place publique est un Janus à double visage [...] Bien que dans
la louange ordinaire, louanges et injures soient séparées, dans le vocabulaire de la
place publique, elles semblent se rapporter à une sorte de corps unique mais bicorpo-
rel que l’on injurie en louant et que l’on loue en injuriant. C’est la raison pour laquelle
dans le langage familier (et notamment les obscénités) les injures ont si souvent un
sens affectueux et laudateur [...].31

Car le peuple évoqué par Bakhtine est déjà le peuple révolutionnaire, le peuple
communiste en puissance : si son langage fusionne les contraires, c’est tout aussi
bien parce que ses membres deviennent tous égaux, indifférents aux classements

30. La récente thèse de Sarah Nancez par exemple montre comment l’espèce de faille ontologique
ouverte dans le logos par Aristote, qui en inclut/exclut la phonè, d’un côté, les femmes, de l’autre, n’arrête
pas de perturber les modèles langagiers promus par la culture occidentale (Sarah Nancez, La voix fémi-
nine et le plaisir de l’écoute. Des rhétoriques à la tragédie en musique, thèse soutenue le 1er juin 2007 à l’Université
de Paris III - Sorbonne nouvelle et dirigée par Hélène Merlin-Kajman).
31. Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais, Paris, Gallimard, 1971, p. 429.
Langue, rhétorique et politique : des apories en tous genres 469

hiérarchiques, sociaux ou biologiques, propres à la société d’Ancien Régime, celle


que soutiennent la rhétorique et ses classements, notamment ses classements
moraux par le biais de la distinction faite entre l’éloge et le blâme. Ainsi, Bakhtine
oppose aux exemples rabelaisiens de « louange-injure » carnavalesque un autre
exemple également tiré de Rabelais, celui de « la célèbre inscription mise sous la
grande porte de Thélème, en vertu de laquelle les uns sont chassés de l’abbaye,
tandis que les autres y sont invités » :

L’inscription se divise en deux parties : une pour chasser, l’autre pour inviter. La
première a un caractère purement injurieux, la seconde, laudatif. La première partie
est rigoureusement traitée dans le style de l’injure. [...] Dans les strophes d’invitation

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(à partir de la cinquième) au contraire, les mots choisis ont tous une nuance élo-
gieuse, affectueuse, positive (« gentilz, joyeux, plaisans, mignons, serains, sub-
tilz », etc.). De la sorte se trouvent opposées l’une à l’autre une série injurieuse et une
autre élogieuse. Dans son ensemble, l’inscription est ambivalente. Cependant, il n’y a
aucune ambivalence à l’intérieur : chaque mot est soit une louange exclusive, soit une
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injure exclusive. Nous avons à faire en l’occurrence à une ambivalence quelque peu
rhétorique et extérieure.
Cette rhétorisation de la louange-injure se retrouve chez Rabelais chaque fois qu’il
s’éloigne des formes de la fête populaire et de la place publique pour se rapprocher
du langage et du style officiels.32

Bakhtine pose une question redoutable à l’histoire de la rhétorique, celle d’une


rhétorique populaire, carnavalesque, ménipéenne, un style de parole collective dont
la tradition se serait maintenue, de l’Antiquité au XVIIe siècle, avec l’aide de la culture
lettrée qui aurait su l’accueillir alors selon lui, mais qui, à partir du XVIIe siècle, se serait
trouvée refoulée en même temps qu’aurait été refoulée une vie collective libre et
solidaire, cousue comme à l’envers de la hiérarchie officielle, et à laquelle chacun,
élite sociale comprise, pouvait participer épisodiquement. Et pour Bakhtine, cette
forme de peuple avec ses fêtes, son rapport au corps et son style de langage, portait
la promesse révolutionnaire du communisme.
Cette rapide évocation de l’exceptionnelle réflexion de Bakhtine, aussi contes-
table qu’elle puisse être, le prouve assez : l’analyse de la rhétorique et plus générale-
ment des faits de langage s’accompagne fatalement de prises de position théoriques
et politiques, qu’on en soit ou non conscient : et les questions que l’on pose au passé
modifient fatalement les réponses qu’il nous donne.
L’école française de rhétorique s’organise autour de l’éloge, de l’éloge « élevé » :
d’une part, parce qu’elle place l’éloquence épidictique au centre de l’activité rhéto-
rique ; d’autre part, parce qu’elle conçoit plus ou moins explicitement sa réflexion
sur la rhétorique comme un éloge de la rhétorique. Se trouve ainsi promue une vision
du vivre-ensemble largement mythifiée : où que l’on braque le projecteur, la com-
munication verbale réfléchie à partir de l’art de l’éloquence ne serait que « forum des
esprits », contagion amicale ou amoureuse, partage harmonieux, communion grave

32. Ibid., p. 427.


470 Hélène Merlin-Kajman

ou souriante selon les cas, répandue sur l’ensemble du corps social à partir d’une
élite qui propagerait ses valeurs du haut vers le bas.
Or, pour le dire brutalement, les hommes ne cessent pas d’être dans le langage
quand ils massacrent, et les lettrés du XVIIe siècle en ont eu une conscience aiguë. Au
XVIe siècle, l’éloquence ligueuse a puisé sans problème à la fois dans la tradition
lettrée et dans la tradition carnavalesque, dont il n’est pas sûr qu’elle puisse être dite
« populaire » simplement au sens sociologique du terme : le mouvement puriste a
précisément combattu cette « éloquence populaire » dont les écrits du P. Garasse
contre les libertins témoignent encore au début du XVIIe siècle. Et s’il l’a combattue,
ce n’est pas exclusivement en raison d’un mépris social éprouvé à l’égard de la
« populace », mais en raison d’une profonde méfiance à l’égard de l’aptitude du

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peuple à faire « masse ». Et l’on pourrait ici citer le témoignage d’un homme, Elias
Canetti, qui a consacré sa vie à réfléchir sur les phénomènes de masse et leur dange-
rosité, et qui aurait très vraisemblablement reconnu la « masse » dans le « peuple »
décrit par Bakhtine. Il s’agit d’un passage de son autobiographie où il rencontre son
cousin sioniste qui harangue avec succès les foules en les exhortant à partir en
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Palestine :

Je sentais qu’il voulait faire ma conquête, non pas de manière brutale, par des dis-
cours du genre de ceux qu’il prononçait dans les réunions de masse, mais en me par-
lant d’homme à homme, comme s’il pensait que je puisse être utile à sa cause. Je lui
demandais quel était son état d’esprit quand il parlait en public, s’il savait encore qui il
était, s’il ne craignait pas de se perdre en lui-même face à l’enthousiasme de la masse.
« Jamais ! Jamais ! », dit-il avec la plus grande énergie. « Plus ils sont enthousiastes,
plus je me sens moi-même. On tient les êtres dans sa main comme une pâte molle, on
peut faire d’eux ce qu’on veut. On pourrait les pousser à mettre le feu à leur propre
maison, il n’y a pas de limite à ce genre de pouvoir. Essaie toi-même ! Il suffit que tu
le veuilles ! Toi, tu n’en abuseras pas. Tu le mettras au service d’une bonne cause,
comme moi, de notre cause.
— J’ai fait l’expérience de la masse, lui dis-je, à Francfort. J’étais moi-même
comme une pâte molle. Je ne peux pas l’oublier. Je voudrais savoir ce que c’est. Je
voudrais comprendre.
— Il n’y a rien à comprendre. C’est partout la même chose. Ou bien tu es une
goutte d’eau qui se dissout dans la masse, ou bien tu es celui qui sait donner à la
masse une direction. Tu n’as pas d’autre choix ».
Il lui semblait vain de se demander à proprement parler ce qu’était cette masse. Il
la prenait comme une donnée, quelque chose que l’on peut susciter pour en obtenir
des effets précis. « Toute personne ayant ce pouvoir a-t-elle le droit d’en user ?
— Non, pas n’importe qui ! dit-il du ton le plus décidé. Seulement celui qui se
met au service de la bonne cause.
— Comment peut-il savoir si cette cause est la bonne ?
— Il le sent ici, dit-il en se frappant plusieurs fois la poitrine avec force. Celui qui
ne sent pas cela n’en a pas non plus le pouvoir !
— Alors, ce qui est important c’est que quelqu’un croie à sa cause ! Mais son
ennemi croit peut-être à la cause opposée. »33

33. Elias Canetti, Écrits autobiographiques, Paris, Albin Michel, 1987, p. 421-422.
Langue, rhétorique et politique : des apories en tous genres 471

Toute l’aporie de la théorie de l’orateur vir bonus dicendi peritus est ici résumée.
Au XVIIe siècle, le modèle civil, égalitaire de la conversation, a constitué la critique
en acte la plus radicale de l’éloquence, toujours perçue comme tyrannique et « mas-
sive » (« populaire » selon le terme des contemporains). Conversation « d’homme à
homme » pour paraphraser Elias Canetti, mais qui accueillait, comprenait la diffé-
rence, à commencer par celle des sexes. Sans doute ce modèle n’a-t-il pas, dans les
faits, tenu toutes ses promesses, sans doute a-t-il autorisé des pratiques, inégalitaires,
de distinction et d’exclusion sociales. Et cela mérite analyse : réfléchir sur la civilité,
essayer d’en dégager, à partir des pratiques et des réflexions du passé, un concept
politique utile pour notre présent, ne signifie pas faire aveuglément l’éloge de tout ce
qui a été désigné sous ce nom. Mais ce n’est une raison ni pour en revenir à l’élo-

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quence de la place publique, ni pour croire dans un salut venu de la « jurisprudence
rhétorique »34.
Pour conclure, la réflexion sur la rhétorique ne peut éviter la question, éminem-
ment complexe, voire déchirante, du collectif, question politique s’il en est : le
« peuple » peut-il exister sur un mode non massif ? Quels genres de discours, quels
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régimes de signes offriraient cette chance au collectif, nous offriraient cette chance
véritablement démocratique : permettre que du discours prenne en charge du conflit
sur un mode autre que celui de la violence sans limite et sans représentation poli-
tique, mythifiée par l’exaltation de la communauté ? Cette question, récurrente dans
l’histoire, n’a pas cessé d’être la nôtre.
Hélène MERLIN-KAJMAN,
Université de Paris III - Sorbonne nouvelle,
Cercle 17-21.

34. L’expression est de Marc Fumaroli : cf. plus haut, n. 1.

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