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AUTOUR DE L'ACCUEIL DU BÉBÉ : INTÉRÊT D'UNE CONSULTATION

TRANSCULTURELLE EN MATERNITÉ

Muriel Bossuroy et al.

Presses Universitaires de France | La psychiatrie de l'enfant

2014/2 - Vol. 57
pages 563 à 580
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ISSN 0079-726X

Article disponible en ligne à l'adresse:


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http://www.cairn.info/revue-la-psychiatrie-de-l-enfant-2014-2-page-563.htm
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Pour citer cet article :


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Bossuroy Muriel et al.,« Autour de l'accueil du bébé : intérêt d'une consultation transculturelle en maternité »,
La psychiatrie de l'enfant, 2014/2 Vol. 57, p. 563-580. DOI : 10.3917/psye.572.0563
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Maternité
Migration
Bébé
Culture
Psychothérapie
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Autour de l’accueil du bÉbÉ :
IntÉrÊt d’une consultation
transculturelle en maternitÉ
Muriel Bossuroy1
Natascia Serbandini2
Élise Drain3
Lionel Carbillon4
Thierry Baubet5
Judith Ayosso6

Autour de l’accueil du bÉbÉ : IntÉrÊt d’une consultation


transculturelle en maternitÉ

Cet article présente un dispositif psychothérapeutique mis en place à


la maternité Jean Verdier à Bondy : une consultation transculturelle qui
accueille des femmes de différentes origines culturelles, ayant en commun
d’être touchées par des problématiques migratoires. Nous présentons en
détail le dispositif puis deux cas cliniques illustrant l’intérêt et la spécifi-
cité d’une telle consultation en maternité.

1. Psychologue clinicienne, AP-HP, Hôpital Jean Verdier, Service de


gynécologie-obstétrique, Bondy. Docteure en psychologie de l’Université Paris
Descartes, INSERM U669, EA 4056.
2. Psychologue clinicienne, AP-HP, Hôpital Jean Verdier, Service de gynéco-
logie-obstétrique, Bondy.
3. Pédosychiatre, AP-HP, Hôpital Avicenne, Service de psychopathologie de
l’enfant, de l’adolescent, psychiatrie générale et addictologie spécialisée, Bobigny.
4. Gynécologue, Chef de service de gynécologie-obstétrique de l’hôpital Jean
Verdier, Bondy.
5. Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, UTRPP (EA4403),
Université Paris-13 Sorbonne Paris Cité, Inserm U669AP-HP, Hôpital Avicenne,
Service de psychopathologie de l’enfant, de l’adolescent, psychiatrie générale et
addictologie spécialisée, Bobigny.
6. Psychologue clinicienne, CMPP de Montreuil. Docteure en psychologie,
Université Paris-13 Sorbonne Paris Cité.
Psychiatrie de l’enfant, LVII, 2, 2014, p. 563 à 580
- © PUF -
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564 Muriel Bossuroy et al.

how to welcome the baby: The usefulness of a


transcultural consultation in the maternity ward
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This article presents a psychotherapeutic framework set up in the
Jean Verdier maternity ward in Bondy. A transcultural consultation which
welcomes women of different cultural origins all of whom are affected by
migratory issues. We present the framework in detail and then present
two clinical cases which illustrate the interest and the specificity of such a
consultation in maternity wards.
Keywords: Maternity – Migration – Baby – Culture – Psycho­
therapy.

LA ACOGIDA DEL BEBÉ: INTERÉS DE UNA CONSULTA TRAS-


CULTURAL EN MATERNIDAD

Este artículo presenta un dispositivo psicoterapéutico instalado en


la Maternidad Jean Verdier, de Bondy: una consulta tras-cultural que
acoge a mujeres de distintos orígenes culturales y que tienen en común
una problemática de emigración. Presentamos detalladamente el dispo-
sitivo y dos casos clínicos que ilustran el interés y la especificidad de ese
tipo de consulta en maternidad.
Palabras clave: Apego – Niño – Acogida – Guardería – Referencia
– Separación.

À la maternité, un lieu où se côtoient joies et larmes,


femmes et hommes de nationalités et de cultures diverses,
plusieurs façons de prendre en charge la mère et le bébé
ont été mises en place, tant en matière de puériculture que
d’accompagnement médical et psychologique. Des femmes
peuvent s’y trouver en souffrance psychique pour diffé­-
rentes raisons : difficultés autour de la naissance d’un enfant,
d’ordre social, psychologique ou médical, décès de bébés,
infertilité, interruption médicale de grossesse, dépressions
du post-partum… La psychologie et la psychiatrie de liaison
permettent d’entendre et de prendre en charge cette souf-
france en lien étroit avec le suivi médical et les différents
professionnels de la périnatalité.
La situation de migration est un des facteurs de vulné-
rabilité dans cette période, notamment lorsqu’il s’agit de
la première grossesse dans le pays d’accueil. Face à cette
problématique régulièrement rencontrée à la maternité de
l’hôpital Jean Verdier, à Bondy, dans une zone populaire
à forte densité migrante, psychologues et psychiatres ont
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Autour de l’accueil du bébé 565

ressenti la nécessité de mettre en place une approche et un


dispositif de soins spécifiques, notamment quand les diffé-
rences de représentations culturelles semblent faire obstacle
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au travail habituel ou quand le portage culturel des repré-
sentations autour de la grossesse ou du bébé est mis à mal
par la migration.
Une consultation transculturelle a ainsi été mise en place
il y a maintenant une quinzaine d’années, à l’initiative du
Pr. Marie Rose Moro et du Dr. Dominique Neuman. Après
avoir rappelé les principes et le dispositif de cette consul-
tation, nous présenterons deux observations cliniques en
soulignant l’intérêt et la spécificité d’une telle consultation
en maternité.
Cette consultation s’inscrit dans un courant de la cli-
nique transculturelle fondée sur les principes de l’universa-
lité psychique et du complémentarisme définis par Georges
Devereux (1972). On s’appuie ainsi de manière obligatoire
mais non simultanée sur l’anthropologie et la psychanalyse
afin de co-construire avec la patiente un sens à son histoire,
à sa souffrance, de l’aider à élaborer sa maternité.
Les patientes sont reçues seules ou avec leur bébé, par-
fois avec un membre de l’entourage si elles le souhaitent, par
un groupe de thérapeutes : un thérapeute principal mène
la consultation et est l’interlocuteur de la patiente. Les co-
thérapeutes interviennent lorsqu’ils sont sollicités par celui-ci
et font part de leurs associations et hypothèses sur un plan
culturel ou psychologique. Il s’agit d’interprétations, d’ima-
ges, de métaphores, d’observations du bébé, de la relation,
autant de matériel permettant de favoriser la construction
de représentations communes et le travail de la subjecti-
vité. Des interprètes professionnels participent à la consul-
tation chaque fois que cela est nécessaire : si la patiente ne
parle pas ou peu le français ou si elle a besoin de passer par
sa langue maternelle. Ce passage par la langue maternelle
est un levier thérapeutique important puisqu’il permet à
la patiente de s’exprimer dans sa langue première, la plus
intime, celle de l’enfance et du pulsionnel (Rousseau, 2011 ;
Tribe, 2009). Cet interprète peut également être sollicité à cer­-
tains moments pour aller plus loin que la traduction mot à
mot, et nous renseigner sur certains concepts culturels voire
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566 Muriel Bossuroy et al.

sur certaines coutumes ou références culturelles (Paone,


2008). Il sert alors de passerelle culturelle entre le groupe
et la patiente. À ce titre, il peut prendre du temps pour pré-
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ciser à cette dernière des concepts ou des idées proposées qui
n’auraient pas de correspondance directe dans sa langue ou
sa culture.
La situation de migration peut entraîner solitude et iso-
lement, fragilisant cette période de la grossesse qui nécessite
tout particulièrement d’être entourée, accompagnée… On
peut observer un clivage des représentations entre les pra-
tiques d’ici et celles du pays et de la famille d’origine. Les
femmes peuvent alors avoir des difficultés à se représenter
leur enfant, ses besoins, décoder ses signaux, ses compor-
tements et mettre en œuvre les techniques de maternage.
Le dispositif de la consultation de groupe offre alors à la
patiente une fonction contenante tout à fait essentielle : le
groupe entoure en effet régulièrement la patiente, à la fois
très concrètement et symboliquement. Il apaise le sentiment
de solitude et d’anxiété lié au manque d’enveloppe affective
et culturelle. Il symbolise la multiplicité des regards, des
références et des savoir-faire, puisque chaque thérapeute
intervient de son propre point de vue, lié à sa culture et à son
histoire. Introduire cette multiplicité, en matérialisant par
le groupe le métissage des théories, des manières de faire, est
un des leviers thérapeutiques.
L’intervention en groupe permet à certaines patientes
de s’inscrire dans un suivi quand les entretiens individuels
sont fréquemment oubliés ou empêchés. Le traitement col-
lectif de la maladie ou de la difficulté fait davantage sens
pour ces patientes, l’individu étant pensé en interaction
constante avec son groupe d’appartenance. L’intervention
de co-thérapeutes permet également de relancer les pro-
cessus associatifs lorsque les patientes sont en difficulté
pour élaborer, soit du fait d’une humeur dépressive, soit
du fait d’une perte de repère dans les éléments culturels
qui auraient pu leur servir de support à cette élaboration.
L’objectif est d’aider chaque patiente à mettre du sens sur
ses difficultés, en l’accompagnant dans ses recherches et
son cheminement, et en prenant en compte les éléments
culturels qu’elle apporte.
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Autour de l’accueil du bébé 567

À travers l’étude de deux situations cliniques, nous souli-


gnerons l’intérêt du travail transculturel et d’un groupe à la
maternité. Nous expliciterons le choix de l’orientation vers
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une prise en charge en groupe, la fonction que celui-ci a tenu
et le rôle qu’il a joué dans l’évolution du suivi.

Madame D.

Nous rencontrons Madame D. au cours de son hospita-


lisation suite à une mort fœtale in utero liée à des malfor-
mations fœtales, à dix-sept semaines d’aménorrhée. Allant la
voir dans sa chambre, l’une des psychologues de la maternité
se présente et lui confie une carte professionnelle. Aucune
langue commune ne permet alors de communiquer, ce qui
n’empêche pas Madame D. de parler beaucoup en soninké,
manifestant son désir d’entrer en contact. Elle comprend ce
qui lui est proposé et quelques jours plus tard, elle demande
un rendez-vous pour parler de son bébé et de sa tristesse.
Madame D. est d’abord reçue en individuel avec un inter-
prète. Elle demande alors des explications sur la pathologie
de son bébé et sur le déroulement des actes lors de son hospi-
talisation. Elle parle de la place de ce bébé qui devait venir au
monde et qui a été repris par Dieu. La psychologue l’oriente
alors vers le groupe transculturel car elle semble avoir besoin
d’inscrire son bébé dans son histoire familiale et culturelle.
Madame D. est seule en France avec son mari, nous estimons
donc nécessaire d’introduire un espace plus élargi. Nous la
verrons une fois par mois pendant huit-neuf mois.
Madame D. est une femme soninké de 41 ans, originaire
du Sénégal, déjà mère de trois enfants. Elle est grande,
habillée en boubou, a des gestes posés et un port très digne.
Dès les premiers entretiens, elle exprime clairement son
envie de parler de son bébé décédé et de la douleur qu’elle
ressent. Elle évoque son histoire rapidement, répondant aux
questions du thérapeute principal, mais nous précise assez
vite qu’elle n’est pas venue pour parler de son histoire, de
son enfance ou de son mari mais pour revenir sur le décès
et évoquer le bébé. Elle raconte alors l’évènement trauma-
tisant qu’a été l’annonce du décès de son enfant, faite sans
interprète.
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568 Muriel Bossuroy et al.

Une annonce de décès in utero sans explication et sans


interprète
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Le récit que Madame D. fait de sa prise en charge
illustre la violence ressentie lorsqu’un acte médical n’est
accompagné d’aucune parole compréhensible : « J’avais
très mal jusqu’à la césarienne, parce qu’on ne m’a rien
expliqué. »
La précision du récit, les détails visuels qu’elle rapporte
avec soin et la colère que l’on ressent en l’écoutant sou-
lignent l’aspect traumatique de cet évènement (Mouchenik,
2012). Son récit est le suivant : elle a d’abord rencontré une
première « femme » qui lui a dit que son bébé était petit.
Elle a ensuite été reçue par « un homme » qui ne lui parlait
pas mais communiquait avec deux autres femmes présentes
dans la pièce. Elle a alors fait une échographie et l’homme
est venu lui annoncer que le cœur de son bébé s’était arrêté.
Sidérée, elle a été hospitalisée en vue d’une césarienne. Elle a
ensuite rencontré trois personnes, tous des hommes précise-
t-elle. Ils lui ont parlé un peu, en français, « sans lui dire
vraiment ce qui se passait ». Puis elle a vu les hommes sor-
tir du bureau, les uns après les autres, et quand l’un d’eux
est revenu, il lui a demandé ce que le docteur lui avait dit.
Madame D. ne sachant que répondre, il lui a rappelé qu’on
lui avait conseillé d’espacer les grossesses lors de son dernier
accouchement. Madame D. a certes eu deux enfants à un an
d’intervalle, en 2001 en 2002, tous deux nés par césarienne
sans problème particulier. Mais cette grossesse datait de
2009, et cette remarque a aggravé le sentiment d’incompré-
hension par rapport aux médecins, et la frustration de ne
pouvoir poser de questions. La recevoir à plusieurs, avec un
interprète, a donc d’abord permis qu’elle se sente prise en
considération, écoutée par l’institution, et cela davantage
qu’en individuel. Elle a pris sa place dans le groupe, s’y est
installée et a exprimé combien cela était réparateur par rap-
port aux émotions négatives ressenties lors de l’annonce du
décès.
Il est alors décidé que psychologue et psychiatre pren-
draient le temps de revenir sur son dossier médical, avec
Madame D. et un interprète. Cette première étape de la
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Autour de l’accueil du bébé 569

rencontre, répondant directement à une demande explicite


de Madame D., fut un moment important pour soulager sa
douleur et construire l’alliance.
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La douleur de l’absence
Petit à petit, elle nous raconte son histoire. Elle est arri-
vée en France à l’âge de 28 ans pour rejoindre son mari.
Enfant, elle avait été confiée à sa tante maternelle à Dakar, et
faisait des allers-retours entre le Sénégal où vivait sa tante et
le pays de sa mère, la Gambie. Elle a épousé son cousin ger-
main du côté de sa mère. Grâce à l’interprète, nous appre-
nons qu’il s’agit de l’une des alliances les plus bénies dans la
culture soninké. Elle a eu trois enfants dont l’aîné est déjà
adolescent et la plus jeune âgée de 8 ans. Parmi ses cinq gros-
sesses, elle a vécu une fausse couche tardive et, actuellement,
un décès in-utéro.
Madame D. nous dit qu’elle pense beaucoup à son bébé ;
il la rassure quand elle est inquiète, particulièrement le soir
quand elle se couche. Elle a le sentiment de le faire reve-
nir quand elle pense à lui, et nous confie qu’elle le nourrit
quand elle nourrit ses autres enfants. Elle se demande s’il
est au Paradis, s’il la protège. Elle se sent très seule sans
lui, parle de vide, tant dans sa vie que dans son ventre.
Elle dit que le bébé fait partie d’elle-même, qu’un lien les
unit. Lors de la troisième consultation, elle raconte un rêve
qu’elle a fait pendant sa grossesse, et au cours duquel le bébé
est venu lui parler. Il lui a dit qu’il allait partir loin d’elle,
et qu’elle allait rester pour s’occuper des autres enfants.
Prise de peur, elle a téléphoné à sa mère qui lui a conseillé
de s’en remettre à Dieu, d’autant plus qu’elle n’était pas
au pays, mais en « aventure », c’est-à-dire en voyage, en
migration. Suivant ses conseils, Madame D. a prié et a dit
des paroles pour elle et ses enfants, mais elle nous avoue ne
pas s’être sentie protégée pendant sa grossesse, notamment
à cause d’une trop grande solitude. La solitude vécue dans
le pays d’accueil peut être en effet à l’origine d’une grande
anxiété (Moro, 2008). Le groupe d’appartenance porte les
représentations du monde, des bébés, de l’éduction, des
dangers et des protections possibles, mais une fois dans
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570 Muriel Bossuroy et al.

le pays d’accueil, il est fréquent que les patients n’aient


pas accès aux protections traditionnelles. Soit parce qu’il
n’est pas possible de les faire en France ou à distance, soit
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parce qu’étant seuls, ils ne peuvent porter individuelle-
ment des pratiques propres à leur groupe d’appartenance.
Recréer un groupe autour d’eux permet alors d’évoquer
ces éléments culturels qui ne peuvent être pensés qu’à
plusieurs. Madame D., au cours des premiers entretiens,
prenait conscience que des protections lui avaient man-
qué et qu’elle n’avait pas pu, seule, protéger le bébé
qu’elle portait. La question de la protection de ce bébé dé­
cédé, ainsi que de ses autres enfants et d’elle-même a pu
émerger.
Madame D. nous raconte également que lorsque ses
enfants lui demandent où est le bébé, elle se sent incapable
de répondre et, en difficulté, finit par leur dire qu’il est
resté à l’hôpital. Elle semble se poser elle aussi cette ques-
tion, et préfère ne parler de cette perte à personne. Elle
nous raconte par exemple un épisode où, rencontrant une
voisine au marché, elle a été jusqu’à la laisser confondre
sa dernière fille, pourtant nettement plus âgée, avec le
bébé qu’elle portait. Les différents co-thérapeutes aident
alors Madame D. à mobiliser ses ressources pour cher-
cher une représentation qui ait du sens pour elle. C’est
ce que Marie Rose Moro a appelé la co-construction d’un
sens culturel (Moro, 2006). L’identité de ce bébé est inter-
rogée par le groupe. Quel bébé vient prévenir sa mère
avant de partir ? Qui est-il pour la protéger encore ? Où
est-il donc aujourd’hui ? Certains co-thérapeutes évo-
quent des étiologies culturelles qu’ils connaissent, soit par
leur appartenance à des cultures les utilisant, soit parce
qu’ils les ont étudiées. Par exemple, nous parlons des
« enfants qui partent et qui reviennent », qui en Afrique
de l’Ouest sont des esprits qui hésitent, pour une raison
qui reste à déterminer, à se fixer sur terre parmi les hom-
mes (Bonnet, 1994). Sont évoqués aussi les bébés devenus
anges-protecteurs, qui dans les cultures judéo-chrétien-
nes rejoignent le Paradis après leur mort. Madame D.
écoute, réfléchit ou commente les interventions des co-
thérapeutes.
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Autour de l’accueil du bébé 571

Un deuil fonctionnant comme un après-coup au trauma


migratoire ?
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Au fil des entretiens, Madame D. évoque la vie en France,
son arrivée, ses difficultés aujourd’hui. Elle revient très
souvent sur l’éducation de ses enfants qui la préoccupe
beaucoup, insistant sur l’importance de travailler à l’école,
de ne pas trainer dehors, d’écouter les adultes. À la fin de
chaque séance, elle regarde sa montre, semble pressée, abrège
la conversation dans la peur de ne pas être à l’heure pour
aller les chercher à l’école. Sa vigilance est telle qu’au cours
d’une de nos séances, des bruits d’enfants jouant devant nos
locaux l’ont fait sursauter et s’interrompre au milieu d’une
phrase. Elle semble être toujours en alerte, comme s’il était
impossible pour elle de se sentir sécurisée.
Elle évoque un monde extérieur dangereux, un environ-
nement peu propice à la transmission des valeurs qu’elle a
reçues de ses propres parents. Élever ses enfants en France
lui parait plus difficile qu’au pays, car il y a moins d’entraide
et plus de dangers. La vie est chère, personne ne surveille les
enfants s’ils sont à l’extérieur et les dangers sont nombreux
dans la rue. Même à la maison il faut faire attention : « En
Afrique, même dans la cuisine il y a des enfants. Ici tout est
fermé, il y a du gaz, il faut surveiller. »
L’environnement en France génère chez elle une peur de
ne pas réussir à élever ses enfants, de les perdre, s’étayant
probablement sur une perte de repères consécutive à la
migration. Elle nous raconte en effet qu’après son arrivée elle
ne voyait personne et se sentait très triste et que ce n’est qu’à
l’arrivée de sa cousine, il y a neuf ans, qu’elle a commencé
à sortir. Elle a rejoint son mari il y a treize ans, jouant ainsi
un rôle de pionnière en ouvrant une voie pour ses cousines
à la migration en France. Mais ce rôle a probablement été
coûteux puisqu’aucune autre femme n’était là pour la guider
dans ce nouveau pays.
Cette vigilance anxieuse semble avoir été amplifiée par
le décès du bébé, comme si elle craignait de voir d’autres
enfants s’en aller, disparaitre. À moins que cet évènement
n’ait fonctionné comme un après-coup au trauma migratoire
antérieur (Nathan, 1986). En effet, la migration a eu pour
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572 Muriel Bossuroy et al.

effet la perte d’un cadre extérieur sécurisant, celui du pays


où elle a grandi, et ce d’autant plus qu’il est probable que
ce cadre ait été déjà fragilisé par les allers-retours entre le
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Sénégal et la Gambie au cours de son enfance. L’arrivée en
France lui a imposé une adaptation de son mode de vie et
un réaménagement psychique difficile dans un monde qui est
resté insécurisant.
De plus, la perte du bébé a pu déplacer cette impression
de frontières instables, peu protectrices, au sein de son corps
qui s’est montré incapable de retenir un bébé, accentuant
ainsi son anxiété face au monde qui l’entoure et où elle n’a
pas pu trouver les protections nécessaires. Son Moi-Peau,
au sens où l’entend Didier Anzieu (1995), a ainsi été fragi-
lisé dans sa fonction contenante et protectrice, tant par la
perte du bébé que par la migration. Le groupe joue un rôle
de transition dans la construction du familier au sein d’un
pays d’accueil multiple et métissé.
Le groupe a ainsi eu un rôle d’accompagnement dans
l’élaboration de sa douleur et de sa perte. Par leurs
interventions, les co-thérapeutes ont donné des supports
d’association à Madame D., l’aidant implicitement à aller
puiser dans les différents environnements culturels qui
l’entourent.

Sally : la dame de Samaho

Nous rencontrons Sally lors de sa deuxième hospita-


lisation. Enceinte de huit semaines, elle est sujette à des
vomissements gravidiques signalés comme psychogènes.
Elle a perdu beaucoup de poids et semble très négligée, ce
qui donne l’impression d’être face à une adolescente. C’est
d’abord l’une des psychologues de la maternité qui l’a ren-
contrée. Des entretiens réguliers ont alors eu lieu avec Sally
dans sa chambre d’hospitalisation. Au cours de ces consul-
tations, Sally se montre très repliée sur elle-même, souvent
recroquevillée dans son lit et répondant de façon laconique
aux questions qui lui sont posées. La psychologue la sent très
mal, mais surtout perçoit que cette jeune femme a besoin
qu’une certaine confiance s’installe entre elles pour qu’elle
dépose ses angoisses.
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Autour de l’accueil du bébé 573

Après plusieurs consultations, Sally fait une demande


qui surprend et intrigue la psychologue. Elle voudrait qu’on
puisse « faire sortir le bébé avant » car elle n’en peut plus de
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vomir. Elle dira également que tout son entourage lui dit que
les vomissements vont s’arrêter mais qu’elle n’y croit plus,
elle pense qu’ils vont persister jusqu’à la fin de la grossesse.
Cette requête pousse la psychologue à aller explorer du côté
de l’histoire de Sally et des représentations culturelles.
Originaire du Mali où elle a vécu jusqu’à son mariage,
Sally est arrivée en France pour rejoindre son mari. Ici, elle
vit avec ce dernier et est entourée de la famille de celui-ci,
notamment d’une tante qui semble très présente. Depuis
qu’elle est enceinte, cette dernière la recueille chez elle assez
souvent lorsque son mari travaille. Elle lui rend régulière-
ment visite lorsqu’elle est hospitalisée et semble assez atten-
tionné vis-à-vis d’elle. Sally est la seule de sa famille à avoir
voyagé aussi loin, cependant elle a des contacts téléphoniques
fréquents avec sa mère.
Entre-temps, les vomissements de Sally s’arrêtent avec
les traitements et elle est renvoyée chez elle. La psychologue
lui propose un rendez-vous en ambulatoire, elle est d’accord.
À la maison, les vomissements reprennent, Sally est dans
un état qui inquiète son mari. Il fait appeler les pompiers
qui ramènent sa femme à l’hôpital le plus proche. Sally se
retrouve dans un autre hôpital et dans un état très inquié-
tant. Elle refait alors la même demande. Une psychologue
est dépêchée à son chevet pour comprendre ce qui se passe.
Après deux entretiens, celle-ci propose l’hypothèse diagnos-
tique de psychose, de discordance affective et de risque de
néo-infanticide et nous sollicite pour un avis psychiatrique.
Un petit groupe de trois thérapeutes, dont un psychiatre, se
constitue pour recevoir Sally en consultation transculturelle.
En effet, l’exposé de la situation laisse apparaître un besoin
de portage par des tiers n’appartenant pas à l’équipe soi-
gnante, ni à la famille. Le jeune âge de Sally de même que sa
récente migration sont aussi des éléments qui nous orientent
vers une consultation de groupe.
Sally a fortement inquiété le personnel soignant par son
état et ses propos autour du bébé. Sa requête « d’enlever
le bébé » évoque un vécu de persécution. À cela s’ajoute
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574 Muriel Bossuroy et al.

un maniement approximatif de la langue française qui


peut rajouter une incohérence au discours surtout dans les
moments où elle va mal. Elle demande que le bébé soit mis
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dans un « bocal ». Nous comprendrons après qu’elle parle
de la couveuse. Les mots ne sont donc pas utilisés avec jus-
tesse et donnent un sens effrayant aux intentions lorsqu’ils
sont pris tels quels. Elle est également très inhibée et peut
montrer une méfiance envers toute nouvelle personne qu’elle
rencontre. Cela se traduit par des petits coups d’œil en direc-
tion de celle-ci. Elle a pu à certains moments inquiéter par
son allure figée et chétive.
Nous choisissons de modifier le cadre habituel de la
consultation en mettant en place un dispositif en petit groupe
pour accueillir Sally. Cette dernière paraissant très méfiante
et très inhibée, il nous paraissait important d’aménager le
cadre afin de permettre que les pensées adviennent de façon
fluide, mais aussi de pouvoir la rencontrer de façon sereine.
En général, lorsque le cadre est ainsi aménagé, c’est aussi
dans l’optique que les consultations s’inscriront dans une
courte durée. Avec Sally, nous avons fait trois consultations.
L’enjeu de la consultation est alors de relancer le système
associatif et la capacité de rêverie de Sally afin que les pen-
sées autour de son bébé et l’accueil de ce dernier s’inscrivent
dans un contexte de sérénité.

De Samaho à Jean Verdier : la construction d’un lien entre


deux mondes opposés
Nous accueillons une jeune femme fluette habillée comme
une adolescente d’un sweet et d’un jogging et chaussée de
tongs. Elle paraît fragile. Elle parle plutôt bien le français
même si parfois elle a du mal à comprendre certains mots,
la consultation se déroule néanmoins sans interprète. Un
interprète avait été sollicité lors du premier entretien avec la
psychologue à la maternité. Mais ce dernier, très touché par
l’état de Sally, s’était mis dans une position très paternaliste
qui l’avait rendue méfiante, suscitant un repli de sa part.
Pendant la consultation, nous apprenons qu’elle vient de
Samaho, une ville du Mali où elle a grandi. Ses parents, ses
frères et ses sœurs y vivent toujours. Elle a été la seule à être
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Autour de l’accueil du bébé 575

allée à l’école dans la fratrie. Elle a épousé un homme origi-


naire de la même ville qu’elle. Elle nous raconte son mariage
et nous sommes transportées à Samaho, imaginant une Sally
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souriante et pleine de vie. Elle nous décrit une ambiance fami-
liale où l’on est bien. Cependant, elle était contente de rejoin-
dre son mari en France. Elle voulait y continuer ses études.
Concernant les vomissements, elle nous dit ne rien atten-
dre de la part de ses parents car ceux-ci sont trop loin pour
pouvoir l’aider. De fait, toute parole venant de ceux-ci ne
sont d’aucun apaisement pour elle. Elle nous explique que
si elle était à Samaho, l’un de ses frères pourrait la soulager
car il connaît bien les plantes. Nous évoquons le fait que la
famille au pays peut faire des choses pour la protéger et lui
donner plus de forces même si elle est loin. Cela peut se faire
par les actes ou par la parole.
Elle montre une capacité d’analyse par rapport à ce qui
s’est passé quelques jours plus tôt dans l’autre hôpital. Elle
dit avoir été très fatiguée cette fois-là par les vomissements et
avoir eu très peur. Elle précisera également aimer son bébé
et vouloir le garder.
La consultation se passe autour d’un thé que prend Sally
qui, pour la première fois depuis longtemps, n’éprouve pas
le besoin de cracher. Notre intervention au cours de cette
consultation a consisté à mener Sally vers un dépassement
de son vécu corporel des vomissements, d’avoir recours aux
images, à la pensée et de permettre une inscription des repré-
sentations et des paroles venant de ses proches. Les inter-
ventions des co-thérapeutes centrées sur une invitation à
se replonger dans l’enfance et à solliciter les bonnes figures
parentales, la reviviscence d’événements heureux notamment
autour du mariage que nous pouvons penser comme étant un
préalable à la migration (son mari vivant en France avant le
mariage) et à la maternité, ont joué un rôle important pour
la mise en route de la pensée chez une jeune femme qui se
vide et est quasiment mutique.
Après cette consultation, Sally a été transférée à Jean
Verdier. Elle a demandé à sortir quelques jours plus tard.
Elle ne vomit plus. Elle dira à l’une de nous avoir demandé
à sa famille de faire des protections pour elle, sa sœur aurait
fait des démarches dans ce sens.
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576 Muriel Bossuroy et al.

Nous découvrons donc une jeune femme qui a toujours


vécu dans sa famille jusqu’au mariage qui signe l’éloigne-
ment. Malgré la présence de sa belle-tante, Sally est seule
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dans un pays qu’elle connaît à peine et « vivant » avec un
homme qu’elle ne voit pas. Nous comprenons que cet enfant
vient signer non seulement l’alliance mais aussi l’inscription
dans son nouvel environnement.
À la fin de cette première consultation, la thérapeute
principale fait une demande spécifique à Sally. Celle-ci
devra venir en boubou à la prochaine consultation. Pendant
cette consultation, le rôle du groupe a surtout consisté à
envelopper, porter et nourrir psychiquement la patiente.
Nous avons eu l’impression que Sally pouvait enfin se poser
avec tout son bagage culturel. La demande de la thérapeute
est une proposition symbolique à utiliser ce bagage pour
s’approprier les codes du pays d’accueil. Jusque-là, elle
semblait perdue entre le Mali et la France, ce qui suscite
un vécu traumatique de la grossesse. Il était important de
lui permettre de redevenir actrice de son destin en partant
d’éléments qu’elle maîtrise bien, c’est-à-dire des événements
de son histoire.

Le retour de la rêverie
Nous accueillons Sally qui est habillée d’un ensemble afri-
cain d’un jaune éclatant et dont les motifs suscitent l’associa-
tivité et la rêverie des co-thérapeutes.
Au cours de cette consultation, Sally évoque un rêve
qu’elle a fait de son enfant. Elle a du mal ou n’a pas très
envie de nous le raconter. Les thérapeutes du groupe savent
que dans certains pays du monde, le rêve est assez intime et
ne se raconte pas à n’importe qui. Cela est d’autant plus pré-
cieux quand il se rapporte à la grossesse car ce serait exposer
l’enfant à venir. Ces rêves pendant la grossesse racontent
l’enfant à venir et peuvent même être des demandes de
celui-ci. Il faut donc les garder pour soi. La thérapeute prin-
cipale sollicite alors les co-thérapeutes afin qu’elles ima-
­ginent ce qu’a pu être ce rêve. L’enjeu est alors d’aider Sally
à mettre des mots et des images sur ce qu’elle vit, de ne pas
la laisser repartir avec un imaginaire effrayant ou chargé en
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Autour de l’accueil du bébé 577

émotions sans pouvoir les mentaliser, y associer une pensée.


Certaines imaginent un rêve avec des images positives et une
représentation de l’enfant imaginaire. Pour les autres, ce
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rêve serait teinté d’une peur de l’inconnu car ce bébé est non
seulement le premier, mais il viendrait au monde alors que
Sally est loin de toutes les personnes qu’elle pense capables
de la soutenir dans son rôle de mère. Elle est très attentive à
ce qui se raconte et peut acquiescer, marquer un étonnement
voire dire non. Nous découvrons alors une jeune femme
qui montre ses émotions et n’est plus repliée sur elle-même
comme cela a pu être le cas. Nous sommes fascinées mais sur-
tout surprises de l’entendre rire, elle que nous avons vue au
plus fort d’un mal-être dont nous redoutions nous-mêmes la
chronicisation.
La consultation oscille entre des temps où Sally montre
des affects positifs, notamment lorsqu’on parle du bébé à
venir, et des temps où elle montre de la nostalgie voire de
la tristesse, lorsque sont évoqués le pays, ses parents, sa vie
avant la France. Ces détours par différents points de vue
sont possibles grâce à la multiplicité des regards générés par
le dispositif groupal. Dans une configuration duelle, cela
risquerait d’être trop intrusif.

Le long chemin du rêve vers la rémission


Nous retrouvons une Sally rayonnante avec un ventre
arrondi qui se laisse voir ! Elle nous raconte que le bébé est
une fille et qu’avec son mari, ils ont décidé de lui donner
le prénom de la mère de celui-ci. Elle aurait souhaité avoir
un garçon pour lui donner le prénom de son père à elle, ce
qui signe chez elle une capacité à s’inscrire dans une visée
transgénérationnelle et de transmission. Nous revenons sur
les moments difficiles de la grossesse et Sally nous dira avoir
eu peur de mourir. Cette peur qu’elle n’a osé dire à per-
sonne mais qui se donnait à voir à travers cette apparence de
« zombie » qu’elle était devenue. Nous l’imaginons emmurée
dans celle-ci sans possibilité de la penser. Aujourd’hui, elle
en est capable et dit aller mieux, avoir retrouvé l’envie de
faire des choses au quotidien, et avoir retrouvé une auto-
nomie. Pendant cette consultation, elle parlera moins que
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d’habitude comme si l’essentiel avait été dit, mais elle semble


être bien avec nous. Elle donne l’impression d’avoir trouvé
une place dans le groupe, et au-delà.
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Sally a donc eu plusieurs entretiens psychologiques
avant d’être orientée vers la consultation de groupe. Une
amélioration nette a été constatée après la première consul-
tation transculturelle. Au cours de celle-ci, la famille a été
convoquée afin de jouer son rôle de portage et de contenant.
Les femmes de la consultation, au-delà de leur fonction, ont
porté la famille à un rang de protection et lui ont redonné
une place dans la migration. Au sein de la consultation,
nous avons pu mettre du sens sur les vomissements lorsque
nous avons compris qu’ils venaient dire un défaut de por-
tage et de protection. Le groupe a permis de nourrir et de
réactiver la capacité de rêverie de Sally. Les consultations
ont été centrées sur la grossesse. L’expérience du groupe a
permis à Sally de solliciter sa famille afin que celle-ci puisse
mettre en place des actes de protection. C’est sa sœur qui
s’en est occupé selon ses dires. Les vomissements se sont
arrêtés de façon radicale après la première consultation au
cours de laquelle la famille restée au pays a été convoquée.
La solitude dans la migration influait beaucoup sur l’état
de Sally.
Les éléments posés lors de la première consultation ont
permis à Sally de penser son existence ici en continuité avec
ce qu’elle a pu être au Mali. Cette grossesse dans la migra-
tion semblait introduire une rupture psychique en concor-
dance avec la rupture du cadre environnemental du pays
d’origine. Il était important de remettre du lien psychi-
quement. Sally a fait l’expérience de l’entre-deux souvent
évoqué dans les situations de métissage : partagée entre
cette joie de devenir mère et la peur (que peut connaître la
plupart des femmes en passe de devenir mère) de vivre cette
expérience loin des siens, surtout lorsque les vomissements
viennent inscrire la grossesse dans une solitude effrayante
et dans une angoisse de mort. Sally pense qu’elle était la
seule dans sa famille à vomir ainsi et elle n’avait pas tort
car les femmes de son entourage, même si elles ont vomi
pendant leur grossesse, étaient dans un contexte différent
du sien.
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Autour de l’accueil du bébé 579

CONCLUSION

Ces deux situations cliniques choisies parmi tant d’autres


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illustrent la spécificité de notre intervention auprès des
femmes à la maternité et la richesse de ces rencontres. Nous
rencontrons les femmes à une période bien particulière de
leur vie, souvent avec leurs bébés lorsque le suivi se prolonge
dans le postpartum, parfois aussi avec les maris.
La vulnérabilité des mères, à cette période, est bien
connue maintenant et théorisée en particulier à partir du
concept de transparence psychique (Bydlowski, 1991). En
effet, en période périnatale, le fonctionnement psychique de
la mère est plus lisible, plus facile à percevoir que d’habi-
tude. Les modifications de la grossesse font que nos désirs,
nos conflits, nos mouvements s’expriment plus facilement et
de manière plus explicite et, par ailleurs, nous revivons les
conflits infantiles qui sont réactivés, en particulier les résur-
gences œdipiennes. Or, « des éléments sociaux et culturels
participent à la fabrication de la fonction parentale. Les élé-
ments culturels ont une fonction préventive en permettant
d’anticiper le comment devenir parents et si besoin, de don-
ner un sens aux avatars quotidiens de la relation parents-
enfants, de prévenir l’installation d’une souffrance »(Moro,
Réal, Baubet, 2005, p. 36).
Les éléments culturels se mêlent aux éléments individuels
et familiaux dès les tout premiers moments de la vie et ceci
de manière profonde. Même lorsqu’on croyait les avoir
oubliées, la grossesse, par son caractère initiatique, nous
remet en mémoire nos appartenances mythiques, culturelles,
fantasmatiques. Au sein de la consultation, nous explorons
les différentes façons de se protéger lorsqu’on est loin des
siens. Selon les pays, on retrouve différentes représentations
autour de la grossesse : il ne faut pas annoncer sa grossesse,
il faut éviter de manger certains plats… Elles valent pour la
femme ou pour le mari qui peut se retrouver, par exemple,
dans l’interdiction de manger certains types de viande pen-
dant que sa femme est enceinte. L’interprétation des rêves
est parfois considérée comme une voie d’accès aux désirs de
l’enfant à venir, mais ces représentations ne sont pas tou-
jours opérantes ou partageables dans la migration. On les
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garde pour soi, cela génère de l’inquiétude. Elles vont par-


fois s’opposer aux représentations extérieures médicales,
psychologiques, sociales et culturelles.
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Le dispositif de la consultation transculturelle en mater-
nité propose de créer un lien entre ces différents niveaux
culturel, individuel et psychique afin de préserver l’unité psy-
chique et le « sentiment de continuité d’exister » (Winnicott,
1969) lors de l’attente, l’accueil ou la perte d’un enfant.

RÉFÉRENCES

Anzieu D. (1995), Le Moi Peau, Paris, Dunod.


Bonnet D. (1994), « L’éternel retour ou le destin singulier de l’enfant », L’Homme,
Paris, vol. 34, n°131, pp. 93-110.
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Mouchenik Y., Baubet T., Moro M.R. (dir.) (2012), Manuel des psychotrauma­-
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Winnicott D. (1969), De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1989.

Printemps 2013
Muriel Bossuroy
43, rue de Pyrénées
75020 Paris
muriel.bossuroy@gmail.com

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