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RELATIVISME ET VÉRITÉ SCIENTIFIQUES CHEZ MAX WEBER

Frédéric Gonthier

Presses Universitaires de France | « L'Année sociologique »

2006/1 Vol. 56 | pages 15 à 339


ISSN 0066-2399

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RELATIVISME
ET VÉRITÉ SCIENTIFIQUES
CHEZ MAX WEBER

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Frédéric GONTHIER
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« L’homme peut bien dompter la nature, mais


il est assujetti à sa pensée. »
Fustel de Coulanges.

RÉSUMÉ. — En rappelant que les sciences sociales sont doublement liées aux inté-
rêts du sujet connaissant et à un mécanisme de croyance, Weber ne cède pas à une ana-
lyse relativiste de l’objectivité scientifique. Il dégage au contraire les différentes présuppo-
sitions cognitives qui rendent possible l’activité scientifique. Le sociologue peut alors
résoudre la question de l’objectivité scientifique par une définition circulaire, où les
sciences sociales sont fondées sur leurs propres conséquences empiriques.

ABSTRACT. — Though Weber recalls that social sciences are linked to the personal
interests and to an act of belief coming from the scientist, he does not claim for a relati-
vist analysis of the scientifical objectivity. Bringing out the different presuppositions that
allow scientifical activity, Weber solves an important epistemological difficulty concer-
ning the status of social sciences. Social sciences answer to a circular definition : their
objectivity can only be founded on their own empirical consequences.

Max Weber est aujourd’hui regardé comme le père, sinon du


relativisme scientifique, au moins de son extension aux sciences
sociales sous la double forme du « relativisme normatif » et du
« relativisme cognitif ». Ainsi que le rappelle Raymond Boudon,
cette généalogie, plus douteuse que prestigieuse, tend à s’imposer
comme une idée reçue dans le milieu scientifique. Elle trouve sa
source dans des interprétations fragiles, qui peuvent être polarisées
de la façon suivante. Sur le volet du relativisme normatif,
l’épistémologie webérienne est assimilée à la proposition selon
laquelle les croyances individuelles et collectives reposent sur des
valeurs dont la légitimité et la validité sont équivalentes (Boudon,
2003, 152-155). Sur le volet du relativisme cognitif, une équiva-
lence analogue est postulée entre propositions positives et proposi-
tions normatives. Cette équivalence conduit à l’affirmation d’une
L’Année sociologique, 2006, 56, n° 1, p. 15 à 39
16 Frédéric Gonthier

égale objectivité (ou d’une égale absence d’objectivité) entre les


explications de type scientifique et les explications de type moral,
religieux, esthétique ou magique... (Boudon, 1995, 459-524).
Il est indiscutable qu’une certaine forme d’héroïsme intellectuel

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s’attache à la pensée de Weber. L’affirmation du caractère conflic-
tuel des valeurs et l’antinomie sous-jacente « éthique de la convic-
tion », « éthique de la responsabilité » ; la double reconnaissance de
la « vérité scientifique » en tant que « valeur » et en tant que « pro-
duit historique » mobilisant un mécanisme de croyance ; une vision
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originale de l’historicité comme « destin » et le « paradoxe des


conséquences » que cette vision implique1... ces notions signalent
un principe intellectuel fort que Weber a revendiqué pour lui-
même : le principe de « cohérence » (Konsequenz) qui engage le
savant à ne pas se dérober devant les conclusions que ses propres
propositions lui imposent de tirer2.
Ce principe intellectuel rend compte, pour une large part, du
pouvoir de séduction qu’exerce aujourd’hui l’idée d’un relativisme
weberien. Weber serait une figure hautement remarquable de la
modernité avancée, parce qu’il aurait poussé jusqu’à ses ultimes
conséquences (avec notamment le double postulat d’une irréducti-
bilité et d’un antagonisme des valeurs – postulat résumé dans les
célèbres formules de « polythéisme des valeurs » et de « guerre des
dieux ») l’atomisation des croyances engendrée par le « désenchan-
tement du monde ».

Les présuppositions de la connaissance scientifique

Weber a pourtant avancé un ensemble de distinctions précises,


qui semblent immuniser son analyse de l’activité scientifique contre
ce type de réduction relativiste. La plus importante de ces distinc-
tions, que Weber qualifie justement de distinctions « de principe »
(au sens où elles touchent aux principes, c’est-à-dire aux proposi-
tions premières de la connaissance) est celle qui sépare le « rapport
aux valeurs » (Wertbeziehung) du « jugement de valeur » (Werturteil).
Cette distinction renvoie à la philosophie weberienne de la

1. Le « paradoxe des conséquences » pose que le résultat final d’une agrégation


d’activités excède en général les limites des intentions des acteurs (Weber [1920 b], 1996,
394).
2. Sur le rapport entre la rationalité et le principe weberien de la « cohérence », voir
Boudon, 1999, 147-154.
Relativisme et vérité scientifiques chez Max Weber 17

connaissance scientifique, telle qu’elle est notamment exposée dans


l’article de 1904 intitulé L’objectivité de la connaissance dans les sciences
et la politique sociales. Weber discerne ici les « présuppositions »
(Voraussetzungen) qui rendent possible la validité objective du savoir

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empirique produit par les sciences sociales3.
La démonstration weberienne s’inscrit toutefois dans une
réflexion théorique plus ample, où se mêlent considérations trans-
cendantales et considérations logiques, considérations axiologiques
et considérations méthodologiques sur les sciences sociales. Weber
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n’expose donc pas en tant que telles les présuppositions cognitives qui
sont implicitement requises par les sciences sociales. Il les signale au
fil de son argumentation, plutôt qu’il ne s’attache à les ordonner
analytiquement.
On verra qu’il est néanmoins possible de les ventiler en deux
séries de présuppositions distinctes, qui se rapportent l’une à l’autre
de façon circulaire. Les présuppositions cognitives peuvent tout
d’abord être liées aux principes qui permettent une compréhension
scientifique de la réalité sociale. Elles peuvent ensuite être liées aux
principes qui permettent d’assigner aux sciences sociales une valeur
spécifique de vérité.
Weber identifie en premier lieu le « rapport aux valeurs »
comme une présupposition immédiate de la connaissance scienti-
fique. Le savant, nous dit-il, ne peut appréhender le réel (c’est-à-
dire sélectionner et ordonner les différents phénomènes culturels),
sans y investir un ensemble de « points de vue » qui ont trait à la
signification culturelle attribuée par lui à ces phénomènes.
Dans le champ des sciences sociales, la constitution de l’objet est
d’emblée associée à un double rapport à la culture et à la valeur.
Rapport épistémologique à la culture, dans la mesure où les sciences
sociales participent des sciences qui étudient les phénomènes sous
l’angle particulier de leur signification culturelle (les Kulturwissen-
schaften). Rapport cognitif à la valeur, dans la mesure où le concept
de culture que le savant mobilise est lui-même un concept de valeur
autorisant à définir ce qui est significatif dans le phénomène culturel
considéré. En s’introduisant au principe du travail scientifique, le
« rapport aux valeurs » recouvre ici la présupposition cognitive qui
permet au sociologue, à l’économiste ou à l’historien d’estimer que

3. Ces présuppositions sont des présuppositions de type cognitif, puisqu’elles


concernent indistinctement le sujet connaissant, l’acte de connaissance et la faculté de
connaître.
18 Frédéric Gonthier

tel phénomène culturel a un sens « important » ou « essentiel », et


tel autre un sens « secondaire » ou « accessoire »4.
Weber illustre cette première présupposition par l’exemple de
l’échange monétaire. L’une des significations culturelles possibles de

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l’échange monétaire réside dans le fait qu’il représente un phéno-
mène de masse, et qu’il est à ce titre constitutif de la civilisation
moderne. On voit cependant la difficulté de cette présupposition.
Elle risque d’assimiler le fait à expliquer avec le fait qui explique : en
quoi la présupposition « l’échange monétaire est un fait culturelle-
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ment significatif, parce qu’il est un phénomène de masse » est-elle


différente de la proposition explicative « l’échange monétaire est un
phénomène de masse, parce qu’il est un fait culturellement significa-
tif » ? Weber précise aussitôt que la présupposition « l’échange
monétaire est un fait culturellement significatif, parce qu’il est un
phénomène de masse » se redouble en fait d’une proposition interro-
gative : « En quoi la signification culturelle de l’échange monétaire
permet-elle d’expliquer qu’il constitue un phénomène de masse ? »
Autrement dit, la présupposition cognitive selon laquelle un
phénomène a une signification culturelle pour le savant n’implique
pas le jugement selon lequel ce phénomène doit avoir telle significa-
tion culturelle. Elle ouvre au contraire sur la problématique de
l’ « explication causale », puisqu’elle pose la question de savoir quelle
est la signification culturelle du phénomène considéré. Le « rapport
aux valeurs » du sujet connaissant est donc, pour parler le langage
de Weber, séparé du « jugement de valeur » du sujet social par
une « hétérogénéité de principe ». Il conditionne l’activité scienti-
fique comme une modalité analytique de mise en forme de la réalité
culturelle, et non pas comme une détermination axiologique
fondée a parte rei.
L’orientation axiologique des intérêts de connaissance peut alors
être doublement gagée. Sur le caractère inépuisable du réel, d’un
côté. Sur les limitations inhérentes à la finitude du sujet connaissant,
d’un autre côté. Weber part en effet du principe que les éléments
causatifs d’un phénomène singulier sont infinis ; qu’ils sont, par
suite, inaccessibles en totalité à l’entendement humain ; et qu’il
n’existe pas dans les choses elles-mêmes de critère immanent, tel

4. « La réalité empirique est culture à nos yeux parce que, et en tant que nous la
rapportons à des idées de valeur, elle embrasse les éléments de la réalité et exclusivement
cette sorte d’éléments qui acquièrent une signification pour nous par ce rapport aux
valeurs » (Weber [1904], 1992, 154, c’est Weber qui souligne).
Relativisme et vérité scientifiques chez Max Weber 19

qu’on pourrait en apprécier d’emblée l’importance ou le sens. Pour


atteindre la connaissance d’un phénomène culturel, il faut donc
admettre une autre présupposition cognitive. Il faut présupposer
que « seule une partie finie de la multitude infinie des phénomènes

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possède une signification »5.
Weber prolonge manifestement sur le terrain des sciences socia-
les les réflexions de Kant et de Simmel, concernant les a priori uni-
versels ou généraux de la connaissance6. La philosophie weberienne
de la connaissance scientifique peut ainsi être qualifiée de relativiste :
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elle postule l’existence d’un ensemble de présuppositions cognitives


qui assurent une mise en ordre de la réalité empirique. Mais Weber
ne conclut pas du « relativisme cognitif » au « scepticisme scienti-
fique ». Il considère à l’inverse que les présuppositions cognitives de
la connaissance scientifique rendent droit aux prérogatives subjec-
tives, à partir desquelles le savant décide d’interroger la multiplicité
des significations possibles d’un phénomène culturel. L’événement
singulier n’ayant pas de qualité objective immanente, il ne saurait
être construit comme un phénomène scientifique que relativement
à l’intérêt particulier de celui qui le construit7.
Le « rapport aux valeurs » représente donc un moyen terme
cognitif entre ce qui n’a pas de signification (sinnlos) et ce qui est
significatif (sinnhaft), entre ce qui n’a pas de sens et ce qui est essen-
tiel. C’est l’orientation générale du savant par rapport aux valeurs
qui, en isolant dans la réalité culturelle ou dans le devenir historique
l’objet qui l’intéresse, organise tel phénomène par principe incon-
naissable en un phénomène connaissable parce que « méritant d’être
connu » (wissenswert)8.
L’impossibilité d’une connaissance exhaustive du monde sensible ren-
contre alors les intérêts axiologiques comme une garantie de fécondité heuris-

5. Weber [1904], 1992, 156, c’est Weber qui souligne.


6. Simmel dégage les a priori de la connaissance dans Les problèmes de la philosophie de
l’histoire [1892] et dans la Philosophie de l’argent [1900]. Voir notamment sur ce point
R. Boudon, 1992 [1990], 409-439.
7. « La qualité d’un événement qui nous le fait considérer comme un phénomène
“social et économique” n’est pas un attribut qui, comme tel, lui est “objectivement”
inhérent. Elle se laisse plutôt déterminer par l’intérêt de notre connaissance, telle qu’elle
résulte de l’importance culturelle spécifique que nous accordons à l’événement en ques-
tion dans le cas particulier » (Weber [1904], 1992, 137, c’est Weber qui souligne).
8. « Toute connaissance réflexive de la réalité infinie par un esprit humain fini a par
conséquent pour base la présupposition implicite suivante : seul un fragment limité de la
réalité peut constituer chaque fois l’objet de l’appréhension scientifique et seul il est
“essentiel”, au sens où il mérite d’être connu » (Weber [1904], 1992, 148-149, c’est
Weber qui souligne).
20 Frédéric Gonthier

tique. En choisissant de valoriser telle caractéristique du phénomène


plutôt que telle autre, le savant contribue d’abord à délimiter quali-
tativement, ensuite à ordonner rationnellement la portion de réalité
à laquelle il applique son concept de valeur. Mieux, en assurant

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un renouvellement permanent des « points de vue » portés sur la
culture, la variété historique des intérêts axiologiques accrédite
l’idée d’une extension infinie de la connaissance scientifique – ce
que Weber appelle métaphoriquement « l’éternelle jeunesse » des
sciences sociales9.
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La notion de « rapport aux valeurs » permet également


d’expliquer pourquoi l’opposition n’est pas irréductible entre la
prétention à une théorie objectiviste de la connaissance scientifique
et la présupposition du fait que les sciences sociales sont des disci-
plines « subjectivantes » (subjektivierende) – au sens où la sélection des
objets dérive d’une option métascientifique et subjectivement
motivée.
Weber concède que le sociologue, l’économiste ou l’historien
expriment leur subjectivité en choisissant leur objet d’étude selon
les intérêts qui les inspirent. Mais cette partialité axiologique ne
s’étend pas à la science elle-même. La validité objective des sciences
sociales est indépendante des présuppositions cognitives qui fondent
subjectivement leur mode d’objectivation du réel. Le savant est en
effet lié aux normes rationnelles définies par la pensée scientifique10. Il
ne peut se soustraire à la présupposition d’un mode de connaissance
dont la validité existe de façon autonome par rapport à ses intérêts
de connaissance. La subjectivité du savant n’échappe pas à
l’effectivité d’ « un ordre raisonné de la réalité empirique dans le
domaine des sciences sociales »11.
Weber n’est donc pas « conventionnaliste » : l’objectivité des
sciences sociales n’a pas pour fondement un ensemble de règles
normatives, qui seraient le produit d’accords tacites et arbitraires
contractés par les membres de la communauté scientifique. L’objec-
tivité des sciences sociales est au contraire suspendue aux différentes

9. « Il y a des sciences auxquelles il a été donné de rester éternellement jeunes.


C’est le cas de toutes les disciplines historiques, de toutes celles à qui le flux éternellement
mouvant de la civilisation procure sans cesse de nouveaux problèmes » (Weber [1904],
1992, 191).
10. Ou du moins, précise Weber, il doit l’être pour autant qu’il se veut être un
savant et recherche alors la vérité qui « prétend à la validité d’une mise en ordre raisonnée
de la réalité empirique même aux yeux d’un Chinois » (Weber [1904], 1992, 131).
11. Weber [1904], 1992, 136.
Relativisme et vérité scientifiques chez Max Weber 21

modalités de contrôle formel auxquelles le savant est tenu de se sou-


mettre : « Tout travail scientifique présuppose toujours la validité
des règles de la logique et de la méthodologie qui forment les fon-
dements généraux de notre orientation dans le monde. »12

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C’est dans ce cadre que Weber souligne l’importance de la
notion d’ « explication causale » comme un moyen d’éprouver la
pertinence objective des propositions scientifiques et, latéralement,
comme un moyen de neutraliser a posteriori les options axiologiques
du savant. Prenons l’exemple du sociologue. Le sociologue ne peut
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se suffire de recomposer les différentes motivations dont il estime


qu’elles ont vraisemblablement guidé les sujets sociaux. Il lui faut
encore confronter ces hypothèses interprétatives avec la réalité des
conduites des acteurs. Il faut donc que la relation significative (la
liaison intentionnelle plausible entre un moyen et un but, ou une
croyance et un acte) soit validée dans son rapport causal avec le
déroulement réellement observable de l’activité considérée.
En termes weberiens, une « interprétation compréhensive »
(Sinndeutung) devient une « explication compréhensible » (verstehen-
des Erklärung) lorsqu’elle a été contrôlée par les méthodes courantes
de l’imputation causale. En s’assurant de la convergence effective
entre le « sens subjectivement vécu » et le « sens objectivement
valable », le sociologue rend visible la continuité entre la significa-
tion intérieure à une activité sociale et son déroulement extérieur :
la motivation peut alors apparaître comme la cause de l’action
(Weber [1922], 1995, vol. 1, 34-38).
Méconnaissant la portée objective de la distinction entre « rap-
port aux valeurs » et « jugement de valeur », les lectures relativistes
ont cherché à retourner cette distinction contre Weber lui-même.
Le sociologue n’aurait pas été conséquent avec l’ « hétérogénéité de
principe » que le théoricien des sciences sociales revendiquait entre
faits et valeurs. Pour Léo Strauss par exemple, la théorie weberienne
des valeurs ne saurait échapper à ses propres conséquences nihilistes.
Minée par son incapacité à reconnaître l’existence de principes
inconditionnellement valables (le Bien, le Vrai, le Juste, etc.), elle

12. Weber [1919], 1963, 77. Comme le rappelle Pierre Bouretz, « le dépassement
du perspectivisme s’effectue non pas grâce à la supposition qu’il existe un point de vue
ultime d’où le réel s’ordonne en vertu d’une finalité rationnelle, mais au sein même de la
connaissance : par une théorie commune de l’objectivité, des procédures de démonstra-
tion qui sont universalisables et des règles conventionnelles d’argumentation qui permet-
tent une reconnaissance et une communication entre les perspectives sur le monde »
(Bouretz, 1996, 76-77).
22 Frédéric Gonthier

achopperait sur une irréductibilité des préférences et conduirait à un


pandémonium inacceptable (de type « Écoute ton démon, sans te
soucier de savoir s’il est bon ou mauvais ») (Strauss [1953], 2000,
50-55).

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De façon plus générale, on peut dire que les commentaires rela-
tivistes tirent de l’épistémologie weberienne la conclusion selon
laquelle la vérité scientifique est une valeur analogue aux autres
valeurs. Les explications scientifiques et les explications morales,
esthétiques, magiques ou religieuses du monde auraient ainsi une
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égale qualité : elles seraient toutes axiologiquement partiales. En


France, c’est Raymond Aron qui a ouvert la voie à ce renversement
de perspective. En interprétant la conférence de 1919 sur Le métier
et la vocation de savant comme le témoignage d’une conception « tra-
gique » du rapport aux valeurs, il a durablement associé l’axiologie
weberienne à l’idée selon laquelle les antagonismes de valeurs
auraient un caractère « inexpiable » (Aron, 1963, 45-52).
On peut être également tenté de reconduire le thème de la
« guerre des dieux » dans l’équation personnelle de Max Weber. Aron
a mis l’accent, non sans subtilité, sur la dualité entre la figure résolue du
penseur et la figure indécise de l’homme d’action (Aron [1935], 1981,
102-110). Mais les interprétations relativistes poussent aujourd’hui
plus loin. Elles n’hésitent pas à brouiller, voire à outrer les distinctions
weberiennes, pour confirmer leurs propres hypothèses.
Selon Strauss, l’impossibilité weberienne de résoudre les antago-
nismes de valeurs résulterait, en dernière analyse, d’une conception
de la vie humaine qui puiserait son caractère « tragique » à la double
source de l’athéisme et de la religion révélée (Strauss [1953], 2000,
69-78). Selon Eugène Fleischmann, le perspectivisme weberien
prendrait acte d’une contradiction immanente au réel, qui trouve
son analogon philosophique dans l’antinomie nietzschéenne entre la
vérité comme valeur et la vie comme valeur. Le sociologue aurait
été psychiquement écartelé entre sa vocation scientifique et son
ambition politique. Fleischmann convoque finalement Nietzsche
pour souligner que les prétentions weberiennes à l’objectivité scien-
tifique seraient en fait la couverture intellectuelle de prétentions
personnelles avortées13.

13. « Par la force des choses, Weber fut acculé à une solution dualiste – pour ne pas
dire manichéiste – où la personnalité même du chercheur traduit le conflit entre deux
mondes séparés et contradictoires dans leur essence : le monde objectif de la science cau-
sale et le monde subjectif des valeurs extra-scientifiques » (Fleischmann, 1964, 205-206).
Relativisme et vérité scientifiques chez Max Weber 23

Cette double lecture (la vérité scientifique est en conflit avec les
autres valeurs ; la personnalité de Weber fait écho à ce conflit14) est
problématique. Elle n’introduit pas seulement l’hypothèse lourde
d’une « fausse conscience », dont on voit difficilement comment

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elle pourrait être conciliée avec la distinction entre « rapport aux
valeurs » et « jugement de valeur ». Elle est surtout incompatible
avec une proposition méthodologique forte de la sociologie
weberienne de la connaissance, celle de la « neutralité axiologique »
(Wertfreiheit).
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Du relativisme à la critique scientifique

La notion de « neutralité axiologique » est en effet le corollaire


méthodologique de la distinction théorique entre « jugement de
valeur » et « rapport aux valeurs ». Elle répond à une autre distinc-
tion de principe concernant le savoir empirique : la distinction
entre « connaître » (erkennen) et « porter un jugement » (beurteilen).
Weber propose par là d’observer un cloisonnement étanche entre la
constatation des faits et la prise de position du savant15.
Prenons l’exemple de l’historien. Lorsqu’il analyse causalement
certains événements, l’historien peut avoir intérêt à reconstituer les
délibérations de l’homme historique. Il peut, par exemple, envisa-
ger que ce soit une décision personnelle de Bismarck qui est à
l’origine de la guerre de 1866. L’historien est alors pris dans
l’exigence d’atteindre à la connaissance circonstancielle des idées et
des valeurs qui ont guidé l’homme historique dans ses différents
choix possibles. Il conclura ainsi qu’aux yeux de Bismarck,
l’unification de l’Allemagne passe par un renforcement de la puis-
sance de l’État prussien.
Mais pour porter cette reconstitution d’un degré de plausibilité
rationnelle (la guerre de 1866 peut être considérée comme la consé-
quence effective d’une intention de Bismarck : renforcer l’autorité
de la Prusse en isolant l’Autriche) à un degré de vraisemblance histo-
rique (si Bismarck n’avait pas décidé d’entrer en guerre, l’Autriche

14. Weber a pourtant indiqué que l’idée d’ « antagonisme des valeurs » et l’idée de
« relativisme normatif » s’excluent mutuellement. Lorsqu’il endosse une croyance norma-
tive, le sujet social admet tacitement une hiérarchie interne au système de valeurs auquel
il se réfère. Il ne peut donc simultanément admettre que la valeur dont il se réclame ait
une validité équivalente aux autres valeurs (Weber [1917], 1992, 390-391).
15. M. Weber [1917], 1992, 380.
24 Frédéric Gonthier

n’aurait pas accepté – comme elle a effectivement eu à le faire lors


du traité de Prague – la dissolution de la Confédération germanique
et la recomposition d’une Confédération d’Allemagne du Nord
autour de la Prusse), l’historien doit préalablement s’arracher à la

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tentation de cautionner ou de condamner. Il doit, par exemple,
s’interdire de glisser de l’enregistrement des faits historiques (du
type : en écartant le Landtag, la collaboration entre Guillaume Ier et
Bismarck était préjudiciable à l’équilibre des pouvoirs, et elle laissait
le champ libre à ce dernier) à des évaluations morales litigieuses (du
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type : Bismarck avait une politique réactionnaire qui servait davan-


tage l’État prussien que la nation allemande ; la Weltpolitik de Guil-
laume II apparaît comme une justification ultime de l’œuvre de Bis-
marck...). Weber précise, en effet, que les motivations et les
intentions imputables à l’homme historique ne sont pas elles-mêmes
l’objet de l’explication historique. Elles constituent seulement les
éléments à partir desquels l’historien construit la structure des rela-
tions possibles entre les événements.
La notion de « neutralité axiologique » est par conséquent indis-
sociable de la dimension « critique » de la connaissance scientifique
(au sens kantien où la critique s’appuie sur un jugement logico-
formel, qui autorise à dégager les présupposés implicites aux juge-
ments de valeur et aux jugements de réalité). Pour Weber, la « cri-
tique » scientifique remplit, en effet, dans les sciences sociales, une
fonction de contrôle des intentions humaines et des valeurs qui les
fondent : elle soumet leur cohérence (Konsequenz) interne à
l’épreuve rationnelle du principe de non-contradiction.
Autrement dit, les sciences sociales sont susceptibles d’éclairer
les hommes dans leurs arbitrages et dans leurs décisions. Elles leur
permettent d’abord de prendre conscience des idéaux (ce que
Weber appelle les « axiomes et les étalons ultimes ») sur lesquels
reposent leurs croyances et leurs jugements de valeur. Elles leur per-
mettent ensuite de prendre conscience du champ des possibles qui
s’offre à leurs choix, et des implications concrètes que leur « vou-
loir » entraîne lorsqu’il s’objective dans le tissu du monde vécu16. Le
postulat de la non-contradiction logique entre idéalité et intentionna-
lité se retrouve ici lié à ce que Weber appelle une « présupposition
transcendantale » : la possibilité théorique d’une conscience scienti-
fiquement adjuvante s’appuie, en effet, sur la possibilité philoso-

16. Weber [1904], 1992, 124-125.


Relativisme et vérité scientifiques chez Max Weber 25

phique de caractériser l’homme comme doté d’un jugement délibé-


ratif et d’une conscience réflexive17.
Weber prend l’exemple du syndicaliste. Il ne suffit pas, nous
dit.il, de démontrer logiquement à un syndicaliste que son activité

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militante peut être sans effets réels sur la société, pour infirmer ses
jugements de valeur ou pour diminuer la force persuasive des
convictions auxquelles il adhère. La proposition positive « le syndi-
calisme ne modifie généralement en rien les conditions de travail
imparties aux salariés » n’entame pas la proposition normative « le
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syndicalisme est un moyen adéquat au service de l’égalisation des


conditions de travail ». Elle n’entame pas non plus le jugement de
valeur « l’égalité et la justice sociales sont des biens en soi ».
Il serait tout aussi vain, affirme Weber, de faire observer à ce
même syndicaliste que son activité militante peut conduire à des
effets pervers, pour arriver à hypothéquer sa conscience de l’action.
La proposition positive « le syndicalisme engendre généralement un
blocage de l’appareil de production qui conduit à dégrader la situa-
tion matérielle des travailleurs » n’entame pas les présupposés axio-
logiques du type « les conflits sociaux sont un signe positif de la jus-
tesse de l’activité syndicale ». À la limite, remarque Weber,
l’inefficacité de l’action pratique sert à encore confirmer psychique-
ment l’authenticité de la vocation syndicale.
Quelles conséquences générales tirer de cet exemple ? La
« valeur de succès » (Erfolgswert) est partiellement indépendante de la
« valeur de conviction » (Gesinnungswert). La science « axiologique-
ment neutre » peut alors aider l’acteur à éprouver la cohérence
logique et la compatibilité avec le réel des idéaux dont il se réclame.
Elle posera donc au syndicaliste des questions du type : « L’acti-
visme militant permet-il vraiment d’améliorer les conditions de tra-
vail des salariés ? »
Il reste que la science « axiologiquement neutre » trouve son
cran d’arrêt dans l’irréductibilité du jugement logico-formel
(l’efficacité du syndicalisme) et du jugement de valeur (l’authen-
ticité de la vocation syndicale). L’appréciation positive des effets

17. « La présupposition transcendantale de toute science de la culture (consiste) dans


le fait que nous sommes des êtres civilisés, doués de la faculté de prendre consciemment
position face au monde et de lui attribuer un sens » (Weber [1904], 1992, 160, c’est Weber
qui souligne). Il faut ajouter que, pour Weber comme pour Simmel, le caractère ration-
nel des croyances normatives est en général masqué aux sujets sociaux : ils perçoivent
spontanément les valeurs comme des propriétés objectives des choses. C’est la raison
pour laquelle Weber propose de « ramener à leur contenu idéel les jugements de valeur
qui s’imposent à nous sans réflexion » (Weber [1904], 1992, 128).
26 Frédéric Gonthier

empiriques du syndicalisme n’est pas commensurable à l’évaluation


normative du syndicalisme comme une activité bonne en soi.
L’éclairage critique que les sciences sociales portent sur les phéno-
mènes laisse donc en dehors de lui-même la question du « devoir-

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être ». L’épistémologie weberienne ne peut pas être plus stricte : les
sciences sociales sont tenues d’abandonner la question du « devoir-
être » à un registre de type décisionniste. C’est ce registre métascien-
tifique de la volonté individuelle qui s’impose comme le ressort
ultime du jugement et de l’action18.
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La sociologie weberienne des religions permet d’expliciter le


programme défini dans L’objectivité de la connaissance. L’exemple du
puritanisme ascétique illustre notamment la cohérence logique du
rapport entre idéalité et intentionnalité. Weber part du principe
que les religions rationnelles sont soumises à une contrainte de
cohérence spécifique, qui leur commande de déduire téléologique-
ment leurs postulats pratiques de leurs postulats théoriques et intel-
lectuels19. La figure idéal-typique du puritain présente à cet égard
un caractère paradoxal. D’une part, sa conception « théorético-
intellectuelle » du monde (comme espace irrationnel du péché) lui
impose une fuite hors du monde (Weltablehnung). Mais d’autre part,
il lui faut accepter psychologiquement ce même monde comme un
espace où sa conduite « éthico-pratique » prend la forme d’une
vocation éprouvée par Dieu.
Il existe ainsi une tension forte entre les exigences de rejet du
monde (telles qu’elles sont définies par le postulat théologique de la
corruption des créatures, ou par le dogme de la prédestination) et la
nécessité de son acceptation pratique (telle qu’elle est définie par le
postulat théologique d’une insuffisance éthique de l’homme).
Weber montre comment cette tension est résolue par le lien qui se
noue, sous la forme originale de l’ascétisme intramondain, entre
l’éthique religieuse et la vie méthodique de type bourgeois. Lors-
qu’il adhère à la croyance en une vocation religieuse axée sur la
recherche des signes matériels de son élection, le puritain assure en
fait une unité synthétique entre sa personnalité éthique et son acti-

18. « La science axiologiquement neutre a définitivement rempli son office une fois
qu’elle a ramené le point de vue du syndicaliste à sa forme logiquement la plus cohérente
et la plus rationnelle possible et qu’elle a déterminé les conditions empiriques de sa for-
mation, ses chances et les conséquences pratiques qui en découlent d’après l’expérience »
(Weber [1917], 1992, 399-400, c’est Weber qui souligne).
19. Weber [1920 a], 1996, 412.
Relativisme et vérité scientifiques chez Max Weber 27

vité professionnelle : les témoignages providentiels du salut de son


âme lui sont fournis par sa réussite dans les affaires.
Weber interroge également cette cohérence entre idéalité et
intentionnalité du point de vue de ses implications historiques. Il

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montre que les conséquences paradoxales de la combinaison élec-
tive entre puritanisme et capitalisme résultent principalement d’une
dissolution de la cohérence téléologique entre postulats théoriques
et postulats pratiques. La foi religieuse est en effet épuisée lorsque le
motif transcendant (le salut de l’âme) cesse d’être considéré comme
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un bien en soi. Deux conséquences paradoxales vont alors se pro-


duire. D’un côté, la vocation éthique va s’autonomiser en tombant
en dehors des moyens (la conduite de vie méthodiquement orientée
vers les signes matériels du succès professionnel) qui lui permet-
taient jusque-là de se réaliser en tant que fin. D’un autre côté, les
activités conduites de façon rationnelle en valeur vont s’instrumen-
taliser en se soustrayant à leur destination axiologique (garantir du
salut de l’âme). Ces activités ne vont plus subsister que par là où
elles prendront la forme d’un devoir professionnel, désormais atta-
ché à une norme impersonnelle et contraignante. C’est ce découplage
téléologique entre postulats théoriques et postulats pratiques que
résume la fameuse formule : « Le puritain voulait être un homme
besogneux – et nous sommes forcés de l’être » (der Puritaner wollte
Berufsmensch sein. Wir müssen es sein)20.
Les distinctions de principe entre « rapport aux valeurs » et
« jugement de valeur », entre « connaître » et « porter un juge-
ment », entre « être » et « devoir-être » constituent donc les thèses
principales de la théorie weberienne de la connaissance scienti-
fique. Elles s’inscrivent dans le sillage de la nuance, avancée par
Rickert, entre « méthode généralisante » et « méthode individuali-
sante ». Alors que la « méthode généralisante » surmonte l’infini du
monde sensible en saisissant les régularités empiriques par des
connexions causales qui prennent la forme de lois générales, la
« méthode individualisante » vise, par un « rapport aux valeurs », à
la compréhension du sens de phénomènes ou d’événements qui
sont uniques.

20. Weber [1905], 1994, 128. L’articulation webérienne entre « vouloir » et


« devoir » – ou, dans le langage philosophique, entre le concept de la volonté et celui de
la nécessité – renvoie de sa conception critique de la science vers sa conception tragique de
l’historicité. Le travail critique des sciences sociales prend en effet tout son sens dans le
cadre d’une comparaison entre les intentions des hommes et les conséquences non vou-
lues de leurs actions (Weber [1920 b], 1996, 394).
28 Frédéric Gonthier

Weber retient de Rickert que ce sont bien les options axiologi-


ques dont les individus (sujets connaissants et sujets sociaux) se récla-
ment qui donnent aux phénomènes culturels leur coloration absolu-
ment singulière. Mais il voit néanmoins la principale impasse de la

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position rickertienne : comment le « rapport aux valeurs » peut-il
simultanément posséder une qualité qui explique les catégories axio-
logiques du savant et une qualité qui explique les catégories axiologi-
ques des acteurs sociaux ? Comment dépasser alors la contingence
historique des systèmes de valeur, sans accorder implicitement une
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validité transcendantale ou universelle aux valeurs scientifiques ?


Rickert échappait à l’ambiguïté de deux manières. Il soutenait
d’abord que la variabilité historique des jugements de valeur
n’atteint pas au cœur des différents systèmes de valeur. Chaque sys-
tème de valeur tire son objectivité du fait qu’il est socialement contrai-
gnant : les individus d’une société donnée, s’ils émettent des juge-
ments de valeur différents, ne peuvent néanmoins manquer de
s’accorder sur la validité formelle d’une même grille de valeurs.
Rickert postulait ensuite la transcendantalité de la vérité scienti-
fique : le savant est pris dans la nécessité d’admettre de façon
absolue la validité des valeurs théoriques qui fondent la science
(Rickert [1926], 1997, 180-193).
Weber se sépare de Rickert sur l’un et l’autre de ces deux
points. Il déplace d’abord le lien entre faits et valeurs vers l’analyse
de la condition présente du savant : ce sont nos propres valeurs que
nous actualisons lorsque nous décidons d’interroger tel aspect d’un
phénomène plutôt que tel autre. Dans cette perspective, il raffine la
notion rickertienne de « rapport aux valeurs » (Wertbeziehung) en lui
substituant la notion de « rapport aux idées de valeur » (Beziehung
auf Wertideen)21.
Weber relativise ensuite le postulat rickertien (la vérité scienti-
fique est une valeur dont la validité est présupposée comme absolue),
en le resituant à l’intérieur de sa théorie de la connaissance scienti-
fique. En refusant de concevoir les croyances positives comme des
normes logico-transcendantales de l’activité humaine, Weber rap-
pelle Rickert à la philosophie des valeurs à laquelle ce dernier sous-
crit tacitement. À l’absoluité transcendantale de la vérité scientifique,
Weber substitue ainsi l’idée que la valeur de vérité du savoir empirique est
elle-même une présupposition constitutive de la connaissance scientifique.

21. Weber [1904], 1992, 154. Sur le « rapport aux valeurs » chez Rickert et chez
Weber, Aron [1935], 1981, 82-85. Voir aussi Watier, 1998, 35-41.
Relativisme et vérité scientifiques chez Max Weber 29

La circularité de la connaissance scientifique

Cette dernière présupposition nous ramène vers l’article

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de 1904. Weber ramasse l’ensemble de son argumentation dans la
proposition suivante : « La validité objective de tout savoir empirique
a pour fondement et n’a d’autre fondement que le suivant : la réalité
donnée est ordonnée selon des catégories qui sont subjectives en ce
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sens spécifique qu’elles constituent la présupposition de notre savoir


et qu’elles sont liées à la présupposition de la valeur de vérité que
seul le savoir empirique peut nous fournir. »22
La démarche weberienne est de toute évidence conduite de
façon régressive : elle renvoie l’objectivité des sciences sociales vers
les différentes présuppositions cognitives qui la fondent. Elle peut à
ce titre être comprise comme une réponse au « trilemme de
Münchhausen », tel qu’il a notamment été analysé par Raymond
Boudon23. Weber introduit, en effet, l’idée essentielle d’une circula-
rité de la connaissance scientifique. Il répond, autrement dit, au « tri-
lemme de Münchhausen » en démontrant la validité objective du
savoir empirique à partir de ses propres conséquences.
L’objectivité des sciences sociales peut alors être fondée sur trois
séries interdépendantes de présuppositions cognitives. D’abord, la
validité objective des connaissances empiriques peut être fondée sur
les « catégories subjectives », qui rendent possible une appréhension
scientifique de la réalité sociale24. Ensuite, ces « catégories subjec-
tives » peuvent être fondées sur la valeur de vérité qui est attribuée
aux sciences sociales. Finalement, la valeur de vérité des sciences

22. Weber [1904], 1992, 199, c’est Weber qui souligne.


23. Boudon énonce le « trilemme de Münchhausen » de Hans Albert de la façon
suivante : « Soit une théorie quelconque ; elle s’appuiera toujours sur des propositions
“premières”, en d’autres termes sur des principes. Or, de trois choses l’une : 1 / ou bien
l’on renonce à étayer lesdits principes et on les traite comme des indémontrables ; 2 / ou
bien l’on cherche à démontrer ces principes en s’appuyant sur d’autres principes qu’on
cherchera à démontrer à partir d’autres principes et ainsi à l’infini, ce qui est impossible ;
il faut donc s’arrêter en chemin ; on retombe alors sur le premier cas ; 3 / ou bien l’on
cherche, de façon circulaire, à démontrer lesdits principes à partir de leurs conséquences »
(Boudon, 1999, 19-20).
24. Pour produire des résultats empiriquement valables, les sciences sociales doivent
en effet présupposer les différents principes positifs qui ont été examinés plus haut : rap-
port immédiat du sujet connaissant aux concepts de culture et de valeur ; possibilité d’un
ordonnancement raisonnable du réel ; articulation entre finitude du sujet connaissant
et impossibilité d’une connaissance exhaustive du réel ; irréductibilité entre jugement
logico-formel, jugement de valeur et jugement de réalité ; transcendantalité de la capa-
cité humaine à donner un sens au monde, etc.
30 Frédéric Gonthier

sociales peut être fondée sur les résultats empiriques produits par les
sciences sociales. Les trois séries de présuppositions cognitives sont
bien circulairement référées les une aux autres : l’objectivité du
savoir empirique est présupposée par des catégories subjectives ; ces

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catégories subjectives sont, à leur tour, présupposées par la valeur de
vérité des sciences sociales ; et la valeur de vérité des sciences sociales
est en retour déduite de la présupposition d’un savoir empirique
objectivement valable.
En clair, le savoir empirique que produisent les sciences sociales
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ne peut prétendre à la validité objective que parce qu’il repose, de


façon circulaire, sur la valeur de vérité qui est, par principe,
attribuée aux sciences sociales. Réciproquement, la valeur de vérité
dont les sciences sociales se recommandent ne peut prétendre à la
validité objective que parce qu’elle est attestée, de façon également
circulaire, par ses propres conséquences, c’est-à-dire par le savoir
empirique que les sciences sociales produisent.
La conférence sur Le métier et la vocation de savant se présente à la
fois comme une généralisation et comme un approfondissement de
l’idée de circularité de la connaissance scientifique. Comme une
généralisation, dans la mesure où Weber y examine les présupposi-
tions communes aux sciences de la nature et aux sciences de la
culture. Comme un approfondissement, dans la mesure où il inter-
roge surtout les présuppositions cognitives de type axiologique,
c’est-à-dire les présuppositions inhérentes à la vérité scientifique en
tant que valeur.
Après avoir dégagé les deux grands instruments du travail scien-
tifique que sont le concept et l’expérimentation rationnelle (respec-
tivement identifiés à la philosophie antique et à la Renaissance),
Weber s’attache à définir la science. Plus précisément, il caractérise
la science de la façon suivante : « La science met naturellement à
notre disposition un certain nombre de connaissances qui nous per-
mettent de dominer techniquement la vie par la prévision, aussi
bien dans le domaine des choses extérieures que dans celui de
l’activité des hommes. »25

25. Weber [1919], 1963, 72-76, 88-89. L’idée d’une « mise à disposition du
monde » traverse toute la philosophie sociale allemande, de Hegel à l’École de Francfort
en passant par Marx. Elle constitue également le cœur de la réflexion de Habermas sur le
rapport entre science, technique et société : les informations scientifiques entrent dans le
monde social vécu par la bande de leur valorisation technologique, par là où elles nous
permettent d’étendre notre pouvoir de disposer techniquement des choses (Habermas
[1968], 2000, 78).
Relativisme et vérité scientifiques chez Max Weber 31

On peut se demander pourquoi Weber privilégie ici une défini-


tion finaliste et instrumentale de la science. Pourquoi, autrement dit,
il la suspend à un ensemble de moyens (le concept, l’expérimen-
tation rationnelle, l’exercice méthodiquement contrôlé de la

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pensée, etc.) en vue d’une finalité instrumentale (maîtriser techni-
quement la vie par la prévision rationnelle)26. Une triple réponse
peut être donnée à cette question.
D’abord, les limites que dessinent les définitions, les concepts ou
les types idéaux sont toujours arbitraires. Elles isolent, comme on l’a
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vu, la singularité du phénomène relativement à un « point de vue »


particulier.
Ensuite, la définition weberienne fait fond sur la définition car-
tésienne de la science. Weber étend le projet d’une rationalité visant
la possession de la nature extérieure par le calcul à une rationalité
visant la maîtrise de la vie par la prévision27.
Enfin, Weber opte pour une définition résolument circulaire de
la science. Puisque l’activité scientifique est tributaire de certaines
présuppositions cognitives de type axiologique (la science a valeur
de vérité, le travail scientifique est important en soi, ses résultats
valent la peine d’être connus, etc.) et puisque ces présuppositions
cognitives ne sauraient être démontrées scientifiquement, alors la
science ne peut être fondée que sur ses propres conséquences (les
connaissances empiriques qui autorisent une maîtrise technique de
la vie).
Cette circularité de connaissance scientifique autorise à élucider
certains points qui, dans la conférence de 1919, peuvent prêter le
flanc à une lecture relativiste. Weber est tout d’abord loin
d’entériner l’affirmation de Tolstoï : la science est vide de « sens »
parce qu’elle ne comporte pas de finalité prescriptive, parce qu’elle
ne nous renseigne pas sur notre « devoir-être ». Il souligne à
l’inverse que le « sens » de la science peut être circulairement trouvé dans
les présuppositions de la connaissance scientifique.

26. L’idée de « prévision rationnelle » (Vorausberechnung) gomme néanmoins une


distinction essentielle. Dans le champ de la nature inerte qui est soumise – sinon en fait,
du moins en droit – à un déterminisme strict, la prévision est rigoureusement quantifiable
et affectée d’un fort coefficient de rationalité. Mais dans l’espace du devenir historique
délimité par les sciences de la culture, la prévision conserve un caractère probabiliste qui
implique un degré largement plus variable de certitude rationnelle.
27. Weber mobilise ici un point essentiel de la tradition kantienne. La conceptuali-
sation n’a pas vocation à fournir une copie représentative du réel. Elle renvoie plutôt à
un projet de « maîtrise » de la portion de réalité, sur laquelle sont projetées les catégories
formelles de la pensée (Weber [1904], 1992, 193).
32 Frédéric Gonthier

Pour Weber, la science a donc un « sens », mais ce « sens » est


présupposé par les buts empiriques que la science s’assigne : « Tou-
tes les sciences de la nature nous donnent la réponse à la question :
Que devons-nous faire si nous voulons être techniquement maîtres de

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la vie. Quant aux questions : Cela a-t-il au fond et en fin de compte
un sens ? Devons-nous et voulons-nous être techniquement maîtres
de la vie ? Elles les laissent en suspens ou bien les présupposent en
fonction de leur but. »28
On comprend ainsi pourquoi Weber se refuse à couronner la
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science d’une quelconque qualité morale. La science administre la


question du comment les hommes doivent faire pour dominer tech-
niquement la vie, mais elle reste muette devant la question du pour-
quoi les hommes doivent dominer techniquement la vie. Les scien-
ces naturelles (comme la physique ou la chimie) présupposent, par
exemple, que la maîtrise des forces naturelles permet à l’homme
d’agir sur le monde à son avantage. Les sciences sociales (comme la
sociologie ou l’économie politique) expriment une intention ana-
logue. Elles présupposent que la connaissance scientifique de la vie
sociale devrait donner aux hommes la maîtrise de leur société et de
leur histoire. Pourtant, ni les sciences naturelles ni les sciences socia-
les ne sont susceptibles de prouver que leurs énoncés empiriques
ont une valeur en soi. Elles ne peuvent pas non plus établir la « signi-
fication » du monde qu’elles décrivent.
Il est, dès lors, impossible de démontrer, par des moyens scienti-
fiques, la présupposition axiologique selon laquelle la science doit
avoir une valeur de vérité telle que ses résultats objectifs « méritent
d’être connus » (wissenswert). À la limite, la science n’oblige que
ceux qui croient en la valeur de la vérité scientifique : « Nous ne
pouvons rien fournir, avec les moyens de notre science, à celui qui
considère que cette vérité n’a pas de valeur – la croyance en la
valeur de la vérité scientifique est un produit de certaines civilisa-
tions et n’est pas une donnée de nature. »29
Cette dernière remarque permet également d’expliquer pour-
quoi Weber ne disjoint pas le registre des croyances positives et

28. Weber [1919], 1963, 78, c’est Weber qui souligne.


29. Weber [1904], 1992, 199. Le raisonnement weberien est impeccable sur le plan
de la rigueur logique. Toute présupposition établit sa vérité par rapport à un ordre du
discours dans lequel elle prend sa référence. Or, le référent de la présupposition selon
laquelle la science est « vraie » ressortit à la sphère des valeurs, et non à celle des faits. La
qualité du présupposé ne s’étend donc pas à l’objet – le savoir empirique – engagé par la
présupposition. De la présupposition axiologique selon laquelle la science est « vraie », il
n’est pas possible de déduire la conséquence que le savoir empirique a une valeur en soi.
Relativisme et vérité scientifiques chez Max Weber 33

celui des croyances normatives. Il y a, en effet, une circularité explica-


tive entre les objectifs empiriques poursuivis par l’activité scienti-
fique et les présuppositions axiologiques qui font dépendre la
science de l’affirmation préalable de sa valeur de vérité : « Il faut

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chercher la caractéristique de la connaissance scientifique dans la
validité “objective” de ses résultats considérés comme des vérités. »30
Weber ne pense donc pas, contrairement à Comte, que l’idée
de prévision rationnelle plaide en faveur de l’autonomie objective
du savoir empirique31. Son « relativisme axiologique » implique que
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les productions scientifiques sont irrémédiablement subordonnées à


une adhésion implicite dans la valeur de la vérité scientifique. Mais
le mot « relatif » ne s’oppose pas ici au mot « absolu », comme un
signe de l’inachèvement des sciences. Le mot « relatif » s’oppose au
mot « sans présuppositions », comme un signe des limitations
(Begrenzungen) inhérentes à toute science. Au théorème positif de
Comte (théorème de type : il faut savoir pour pouvoir), Weber peut
alors avantageusement substituer un théorème cognitif (théorème
de type : il faut présupposer pour savoir).
Weber reste par ailleurs fidèle à la tradition du relativisme scien-
tifique inaugurée par Hume. Il définit, en effet, la science comme
un horizon d’attentes empiriques fondées sur un mécanisme de
croyance, plutôt que comme un corpus de vérités inconditionnelle-
ment certaines. Mais dans le même geste, Weber émancipe la
science du scepticisme humien, puisqu’il résout la condition
« fidéiste » de l’activité scientifique dans un ensemble de présupposi-
tions cognitives.
Le fait que la vérité scientifique dépende d’une croyance
n’invite pas à ramener ses principes vers des habitudes de l’esprit qui
seraient (comme c’est le cas chez Hume) contractées devant la répé-
tition de successions causales identiques32. Au contraire, si les
connaissances empiriques peuvent être dites objectivement valables,

30. Weber [1904], 1992, 120, c’est Weber qui souligne.


31. Comte voit dans la « prévision rationnelle » la preuve de ce que l’esprit humain
s’est définitivement arraché au double régime « métaphysique » et « théologique » de la
pensée, pour se fixer dans le champ de l’observation des réalités phénoménales (Comte
[1830/1842], leçon 48).
32. Le statut régulateur que Weber attribue au « savoir nomologique » indique clai-
rement son rejet d’un relativisme scientifique basé sur la répétition des mêmes occurren-
ces causales. Les connexions causales issues des règles générales de l’expérience, ou du
devenir, permettent en effet de contrôler la validité objective des énoncés hypothétiques
(sur l’usage de ces règles en sciences sociales, Weber [1904], 1992, 158-159. Sur leur
usage particulier en histoire, Weber [1906], 1992, 281-299.
34 Frédéric Gonthier

c’est du point de vue formel des règles logiques qui les contrôlent et
de la méthodologie qui les guide. Weber réduit le « relativisme
sceptique » aux dimensions nettement plus acceptables du « relati-
visme cognitif » : le travail scientifique repose sans doute sur des

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présuppositions cognitives de type axiologique ; mais la relativité de
la croyance en la valeur de la vérité scientifique ne se communique
pas à la validité objective des connaissances empiriques.
Weber ne se soustrait donc pas au « trilemme de Münchhau-
sen » en marquant un coup d’arrêt fidéiste (au sens où la théorie de
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la connaissance scientifique serait fondée sur des principes dont la


validité devrait être posée comme absolue) à la régression infinie
des principes. Il se soustrait au « trilemme de Münchhausen » en
fondant circulairement la science sur ses propres conséquences
empiriques.
Une chose est en effet la vérité scientifique en tant que valeur. Et
la vérité scientifique en tant que valeur est fondée sur un acte de foi
qui est scientifiquement indémontrable. Mais une autre chose est la
science en tant que maîtrise technique de la vie. Et la science en tant que
maîtrise technique de la vie ne peut être fondée que sur la base du
savoir empirique qu’elle nous fournit. En d’autres termes, l’impos-
sibilité de démontrer scientifiquement la vérité scientifique est pré-
cisément ce qui interdit de fonder la science sur l’arbitraire d’un acte
de foi. Mais l’impossibilité de démontrer scientifiquement la vérité
scientifique est aussi ce qui astreint à fonder la science sur ses propres
conséquences empiriques.
Les lectures relativistes commettent toutes la même erreur
d’interprétation. Non seulement elles se méprennent sur la nature
du relativisme weberien, qui s’appuie en fait sur la reconnaissance
des présuppositions implicitement constitutives de la science. Mais
elles revendiquent encore une inclusion (Weber est relativiste,
parce qu’il admet que la vérité scientifique est une valeur indémon-
trable) là où il faudrait en toute rigueur revendiquer une exclusion
(Weber n’est pas relativiste, précisément parce qu’il admet que la
vérité scientifique est une valeur indémontrable).
S’il accepte tacitement le paradoxe socratique (pour que la
science puisse se connaître elle-même, il faudrait qu’elle connaisse
davantage que ce qu’elle connaît réellement ; ce qui est une propo-
sition évidemment contradictoire), Weber se refuse surtout à laisser
la vérité scientifique sur le terrain des inconditionnés. Admettre
avec Rickert que la vérité scientifique est absolument valable, c’est
en effet renoncer à démontrer la science de façon circulaire. Et c’est
Relativisme et vérité scientifiques chez Max Weber 35

du même fait briser le cercle d’une science « axiologiquement


neutre » pour entrer dans celui de la philosophie des valeurs.
La croyance en la valeur de la vérité scientifique ne conduit pas
à la liquidation de l’objectivité scientifique. Elle ne nous montre pas

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l’illusion dont nous sommes dupes, lorsque nous traitons la valeur
de la vérité scientifique comme un indémontrable. Elle indique cir-
culairement la présupposition que nous sommes tenus de faire, pour
autant que nous voulons atteindre un certain objectif (maîtriser tech-
niquement la vie par la prévision) : « Toutes les sciences de la nature
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nous donnent la réponse à la question : que devons-nous faire si


nous voulons être techniquement maîtres de la vie ? »
Mais alors, qu’est-ce que la science « axiologiquement neutre »
peut nous dire sur la qualité de notre « vouloir » ? Weber reprend à
nouveaux frais le postulat de la non-contradiction logique entre les
idées et les intentions humaines. En appliquant ce postulat au travail
scientifique, il élucide une dernière interrogation : « Quelle est la
vocation de la science dans l’ensemble de la vie humaine et quelle
est sa valeur ? »
La réponse de Weber à cette interrogation a fait l’objet de nom-
breux commentaires qu’il n’est pas question d’examiner par le
détail. Ces commentaires rabattent, pour l’essentiel, la conception
weberienne de la vocation scientifique sur sa conception décisionniste
de la personne humaine. La limite des interprétations relativistes est
tracée ici, de façon exemplaire, par Léo Strauss. En délaissant la
notion de droit naturel, Weber abandonnerait la vie sociale à
l’affrontement concurrentiel de préférences personnelles et souve-
raines, mais partiales et arbitraires. Le dernier mot du sociologue
serait ainsi : à chacun de choisir son démon, qu’il soit d’inspiration
divine ou diabolique33.
Il est en fait plus judicieux de rapprocher la conception
weberienne de la vocation scientifique de la dimension « critique »
de la science, définie notamment dans L’objectivité de la connaissance.
En assumant la présupposition normative selon laquelle la science
est digne de constituer une vocation, Weber admet qu’il formule
un jugement de valeur. Mais il ne concède pas pour autant sortir du
cadre circulaire dans lequel il a fondé l’activité scientifique. Le

33. Strauss oppose à Weber la thèse suivante : la compréhension naturelle du


monde (ce que Strauss appelle le « sens commun ») doit être regardée comme une réalité
objective qui, parce qu’elle comporte ses propres principes d’appréciation normative (le
Bien, le Vrai, le Juste, etc.), est antécédente à la pluralité des jugements de valeur (Strauss
[1953], 2000, 79-82).
36 Frédéric Gonthier

caractère indémontrable de la vérité scientifique ne mine pas, on l’a


vu, l’objectivité de la science. L’affirmation de l’intérêt de la science
ne compromet pas non plus la possibilité de s’interroger sur sa
« valeur », et de discerner « l’ultime apport de la science au service

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de la clarté, apport au-delà duquel il n’y en a plus d’autres. »
Weber caractérise cet apport de la façon suivante : « Si nous
sommes, en tant que savant, à la hauteur de notre tâche (ce qu’il
faut évidemment présupposer ici) nous pouvons alors obliger
l’individu à se rendre compte du sens ultime de ses propres actes, ou
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du moins à l’y aider. »34 Le savant peut (il a même le devoir) de


confronter l’acteur, d’abord, à la vision du monde (ou aux différen-
tes visions du monde) qui est sous-jacente à ses prises de position
normatives ; ensuite, aux valeurs et aux évaluations qui lui dictent
alors ses décisions ; et enfin, à la compatibilité de ses intentions avec
le réel.
La formulation allégorique et allusive de ce programme « cri-
tique » ne doit plus déconcerter que les interprétations décisionnis-
tes dont il a été recouvert. Rappelons ses conditions de possibilité.
Il se soutient positivement du postulat de non-contradiction
logique entre idéalité et intentionnalité : le jugement logico-formel
autorise à éprouver la cohérence entre les représentations que les
individus se donnent du monde et les actions qu’ils y accomplissent.
Il se soutient transcendentalement d’une définition de l’homme
comme un être capable de prendre position face au monde : le
jugement logico-formel s’adresse au sujet en tant qu’il est doté de
« rationalité axiologique » (au sens que Raymond Boudon a donné
à ce mot : les jugements de valeur que le sujet endosse sont fondés,
dans son esprit, sur des systèmes de raisons qui sont perçues comme
fortes (Boudon, 1999, 137-203 ; Boudon, 1995, 278-292)).
Weber pose ici un problème essentiel, et peut-être même le
problème essentiel des sciences sociales : de quelles formes de
reconnaissance sociale la connaissance scientifique peut-elle se pré-
valoir ? Les réponses relativistes qui s’inspirent de Weber compor-
tent généralement deux degrés de relativisme.
Le degré élémentaire est celui du « relativisme historique ». Il
consiste à tirer l’idée weberienne ( « la croyance en la valeur de la
vérité scientifique est un produit de certaines civilisations et n’est
pas une donnée de nature » ) dans le sens d’une validité locale et cir-

34. Weber [1919], 1963, 90, c’est Weber qui souligne.


Relativisme et vérité scientifiques chez Max Weber 37

constancielle de la science. Durkheim formulerait ici la réponse la


plus satisfaisante au problème de la reconnaissance sociale de la
connaissance scientifique, en plaçant la science sous la dépendance
historique de l’état de l’opinion35. Cette réponse est à la fois évi-

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dente et inconsistante. Elle est évidente s’il est question de la
croyance scientifique comme donnée psychologique : rien ne nous
empêche de croire que « le jour est noir » et que « la nuit est
blanche ». Mais cette réponse est inconsistante s’il est question de la
vérité scientifique comme donnée logique. La proposition « le jour
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et la nuit sont de deux couleurs différentes » ne cesserait pas d’être


vraie, quand bien même on déciderait de croire que « le jour est
noir » et que « la nuit est blanche ».
Le degré supplémentaire est celui du « relativisme absolu » (ou
de l’ « hyperrelativisme »). Il consiste à dire que l’antagonisme fon-
damental des valeurs mène à une incompatibilité radicale entre le
« point de vue » scientifique et les autres « points de vue ». Cette
réponse au problème de la reconnaissance sociale de la connaissance
scientifique n’est pas uniquement fausse parce que, comme l’a
relevé Aron, elle est intrinsèquement contradictoire : une proposi-
tion ne peut être en même temps et vraie et fausse, ou ni vraie ni
fausse36. La réponse hyperrelativiste est également fausse parce
qu’elle présuppose une irréductibilité entre la rationalité scientifique
et la rationalité courante. Or, cette présupposition est contredite par
la sociologie weberienne de la connaissance, qui établit au contraire
une homologie entre rationalité scientifique et rationalité courante.
Le type de rationalité auquel le savant se conforme n’est bien sûr
pas identique au type de rationalité auquel les sujets sociaux adhè-
rent. Là où une pomme tombe, le physicien verra la loi de la chute
des corps, le travailleur agricole l’annonce d’une récolte imminente,
le poète un signe de l’harmonie universelle, etc. Il reste que la ratio-
nalité scientifique et la rationalité courante ne sont pas exclusives
l’une de l’autre : la loi physique de la chute des corps n’élimine pas
la loi poétique de l’harmonie universelle.
Il existe, dès lors, un continuum de rationalité axiologique entre le
sujet connaissant et le sujet social. Les raisons qui poussent le savant
à souscrire à la valeur de la vérité scientifique sont de même nature

35. « À chaque moment de l’histoire et dans la conscience de chaque individu, il y a


pour les idées claires, les opinions réfléchies, en un mot pour la science, une place déter-
minée au-delà de laquelle elle ne peut s’étendre normalement » (Durkheim [1893], 1998,
217).
36. Aron, 1963, 51.
38 Frédéric Gonthier

que les raisons qui poussent le sujet social à souscrire à cette valeur,
ou à lui préférer telle autre valeur. Dans l’un comme dans l’autre
cas, les raisons que le sujet a d’adopter une valeur sont soumises à
une contrainte similaire : elles doivent être perçues comme des rai-

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sons valables eu égard à la valeur mobilisée par le sujet.
L’homologie entre rationalité scientifique et rationalité courante
ne disqualifie pas seulement le « relativisme absolu ». Elle rend sur-
tout justice au programme critique de Weber, puisqu’elle libère la
possibilité d’une communication entre le « point de vue » du savant
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et celui du sujet social. Le savant et le sujet social sont mus par une
rationalité analogue de type axiologique. Ils ne peuvent donc se
détourner du principe logique qui les engage à articuler, de façon
cohérente, leurs idées et leurs intentions, ou leurs croyances et leurs
actes. Finalement, la conscience scientifique et la conscience sociale sont
liées par l’exigence rationnelle dans laquelle elles sont prises d’être
conséquentes avec les valeurs dont elles se réclament.
Frédéric GONTHIER
Laboratoire GEPECS – Université René-Descartes, Paris 5
45, rue des Saints-Pères – 75006 Paris
frederic.gonthier@univ-lemans.fr

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