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LA « PENSÉE OPÉRATOIRE »

Pierre Marty et Michel de M’Uzan


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Presses Universitaires de France | « Revue française de psychosomatique »

1994/2 n˚ 6 | pages 197 à 208


ISSN 1164-4796
ISBN 9782130464426
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-francaise-de-psychosomatique-1994-2-page-197.htm
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La psychosomatique en... 1963

PIERRE MARTY, MICHEL DE M’UZAN

La « pensée opératoire »*
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Nous nous associons avec chaleur aux éloges que vaudra certaine-
ment à M. Fain et Ch. David un rapport remarquable à maints égards
et qui, à notre avis, a le grand mérite de combler un vide. Théorique-
ment et pratiquement, nous trouvons là une riche matière à réflexion,
que notre contribution ne se propose nullement d’épuiser.
Le rapport de M. Fain et Ch. David a mis en évidence l’existence
d’un double courant onirique permettant de saisir dans toute sa pléni-
tude la valeur fonctionnelle du rêve. Il nous semble toutefois que les
auteurs, en rappelant la position de French, qui replace la fonction oni-
rique au sein d’un processus d’intégration général et basal, ouvrent eux-
mêmes la voie à une généralisation. Car la valeur fonctionnelle qu’ils
reconnaissent au rêve peut être conférée également à l’activité phantas-
matique, pour autant qu’elle mette en scène, dramatise, symbolise les
tensions pulsionnelles. Cette fonction d’intégration commune à l’activité
onirique et à l’activité phantasmatique, rien ne nous permet mieux d’en
saisir l’importance que certains malades psychosomatiques chez qui elle
fait défaut ou se trouve gravement altérée. Les auteurs s’en sont du reste
avisés eux-mêmes, puisqu’ils disent que le processus onirique protège
l’organisme en liant des forces « qui risqueraient de provoquer des per-
turbations profondes dans le soma ». Le fait est que, chez les malades
psychosomatiques, la carence de l’activité phantasmatique — au moins
du point de vue fonctionnel — va de pair avec le développement d’une
forme de pensée tout à fait originale, que nous proposons d’appeler pen-
sée opératoire et sur quoi nous désirons axer notre communication.

* Ce texte est celui d’une communication sur le rapport de M. Fain et Ch. David : « Aspects
fonctionnels de la vie onirique » au XXIII Congrès des psychanalystes de langues romanes à
e

Barcelone en 1962. Il a été publié pour la première fois dans la Revue française de psychanalyse
en 1963, XXVII, n° spécial, p. 345-356, PUF.

Rev. franç. Psychosom., 6/1994


198 Pierre Marty, Michel de M’Uzan

Le travail que nous présentons ici est directement lié à celui que nous
poursuivons actuellement avec Ch. David, ainsi qu’à de nombreux échanges
de vues avec M. Fain au cours de nos activités de recherche communes.
La pensée opératoire qui est notre sujet et que nous allons tenter de
définir semble jusqu’ici n’avoir pas retenu l’attention, et cela se conçoit
puisque, en raison de ses modalités propres, elle n’a guère de quoi sus-
citer l’intérêt des psychanalystes. Notons tout de suite deux caractéris-
tiques essentielles : il s’agit là d’une pensée consciente qui : 1 ° paraît
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sans lien organique avec une activité phantasmatique de niveau appré-
ciable ; 2° double et illustre l’action, parfois la précède ou la suit, mais
dans un champ temporel limité. Quant à l’exclusivité de cette forme de
pensée chez nos sujets, il n’est pas possible actuellement de l’affirmer
de façon catégorique ; toutefois, on peut conjecturer que si elle existait
sans conteste, elle deviendrait un mode original de relation d’objet, avec
une valeur nosographique comparable à celle des descriptions de
M. Bouvet.
Avant de nous arrêter plus longuement à la spécification clinique,
nous voudrions présenter la pensée opérationnelle, en la prenant en quel-
que sorte sur le vif, telle qu’il nous est donné de la découvrir au contact
immédiat de nos malades.
Le sujet venu consulter souffre de symptômes somatiques quelcon-
ques. Il expose ses troubles comme autant de faits isolés, n’ayant appa-
remment aucune portée relationnelle. A en juger d’après son attitude,
l’investigateur ne représente pour lui qu’une fonction, quelqu’un à qui
il remet ses symptômes et dont il n’attend rien d’autre que la guérison,
sans qu’il soit question d’un engagement affectif de part ou d’autre. Bien
que le malade réponde à ses questions, l’investigateur reste insatisfait,
car ce contact n’en est pas un et il se sent là devant quelque chose que
nous appellerions volontiers une « relation blanche ». Bien entendu, cette
« relation blanche » est celle dont le malade use constamment, pour ne
pas dire exclusivement, tout au long de son existence. Ce n’est pas que
l’investigation soit tout à fait sans résultats, elle permet par exemple de
rattacher l’apparition des symptômes à des circonstances anecdotiques
précises, mais, en dépit des sollicitations du médecin, elle ne livre rien,
aucune association qui ne soit liée à la matérialité la plus étroite des faits,
comprise dans le champ temporel le plus limité. L’atmosphère de la con-
sultation donne à penser que le malade entretient avec l’investigateur
la même sorte de rapports qu’avec le fait brut ou l’événement, des rap-
ports immédiats et comme privés aussi bien d’infrastructure que de super-
structure. Tel qu’il se déroule, le dialogue pourrait laisser supposer un
La « pensée opératoire » 199

mécanisme d’isolation, du type névrotique obsessionnel, mais ce n’est


pas le cas, le malade ne prend pas à proprement parler de distance grâce
à une manipulation mentale ou verbale du matériel, il est présent, mais
vide, et il paraît difficile d’envisager un mécanisme obsessionnel. On con-
çoit le désarroi de l’investigateur en face d’une carence aussi marquée
du jeu identificatoire du patient. Et que, s’il n’y est accoutumé, il éprouve
lui-même des difficultés d’identification et reste perplexe devant les pos-
sibilités d’une psychothérapie.
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Si cette forme de pensée opératoire est liée électivement aux « psycho-
somatoses », terme que nous retiendrons pour désigner les affections où
les dispositions de la personnalité ont pour voie d’issue majeure aux situa-
tions conflictuelles la voie somatique, elle n’est sans doute pas étrangère
à certaines névroses de caractère, et il serait intéressant de rechercher
avec quelles modalités elle doit s’exprimer dans quelques catégories de
psychoses.
La pensée opératoire peut donc se retrouver dans des tableaux cli-
niques assez variés, mais il est utile de la considérer isolément, en tant
que symptôme, car elle possède des caractéristiques propres assez sta-
bles pour qu’on puisse l’identifier, comme nous allons tenter de le mon-
trer maintenant.
Le mieux nous paraît de donner d’abord un exemple clinique. Nous
ne saurions dans le cadre limité de notre communication présenter une
observation complète. En revanche, le mot à mot d’une séquence ty-
pique permettra de saisir au mieux le style très particulier de ce mode
de pensée.
L’illustration clinique que nous donnons est tirée du compte rendu
intégral d’un entretien psychosomatique poursuivi à notre consultation
dans le service du P Marcel David. Il s’agit d’un homme de vingt-cinq
r

ans, souffrant d’un syndrome complexe : céphalées, tremblements dans


les membres, troubles de la mémoire, défaut de coordination des mou-
vements. Ces troubles étaient apparus six mois après une blessure super-
ficielle du cuir chevelu, due à une décharge de chevrotines. La séquence
de l’entretien que nous présentons porte sur une comparaison, en partie
induite par l’investigateur, entre le malade et son père.

« Aux dernières vacances, j’ai mis un toit isolant à ma voiture. Pour mon
père, ça va toujours, moi j’aime que ça joigne bien de toutes parts, alors
que c’est peut-être un inconvénient, c’est peut-être moins bien isolé. D’ail-
leurs, le lendemain, on pouvait voir que les plaques isolantes chauffaient,
mais avec le temps elles vont se former puisque le toit est bombé et pren-
200 Pierre Marty, Michel de M’Uzan

dre une place et se décoller de la tôle. Alors il faudra remonter les casiers
qui se trouvaient à l’intérieur de la voiture. J’avais voulu les amarrer de
façon à ne plus avoir à y toucher, qu’ils soient solides et démontables. Pour
mon père, ça va toujours très bien, alors que moi j’aime que ce soit du
travail fini.
— Il y a quelque chose que je n’ai pas compris, de qui était l’idée d’ajus-
ter l’isorel ?
— De moi.
— Et c’était un inconvénient ?
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— Je ne sais pas, on jugera par la suite.
— Comment ça ?
— Oui, les deux jours suivants, l’isorel n’avait pas encore pris la forme,
dans les bouts où il était le plus décollé il n’était pas chaud, mais où il tou-
chait il avait chauffé.
— Il y avait donc intérêt à ce qu’il soit décollé ?
— Oui.
— Donc, intérêt à ne pas être trop minutieux ?
— Pas obligatoirement. J’ai compté qu’avec le temps et les trépidations
de la voiture, les plaques allaient s’incurver. C’est ce qui s’est passé, elles
se sont légèrement décollées, mais ce ne sera peut-être pas suffisant et il
faudra peut-être mettre une cale.
— Vous m’avez dit que votre père faisait ce que vous vouliez, je vous
ai demandé un exemple, et vous m’en donnez un où justement votre réus-
site n’est pas probante.
— Je ne peux pas en juger pour l’instant, ce n’est pas fini, et je vous
dis, je ne sais pas ce que ça donnera, c’est un essai. Précédemment, il y
avait des cartons qui isolaient et la chaleur ne se faisait pas sentir. Il y a
une seule différence, l’isorel se trouve plus près du toit que les cartons,
les cartons laissaient circuler l’air au-dessus, alors que l’isorel se trouvant
sur les contreforts laisse passer beaucoup moins d’air.
— Ça ne tourne pas à votre avantage.
— Je ne verrai qu’avec le temps. Puisque dans les bouts ce n’était pas
chaud, et si ça n’a pas chauffé, il n’y a pas de raison que ça chauffe
ailleurs... »

Il nous semble que cet exemple est bien fait pour corroborer la défi-
nition de la pensée opératoire que nous avons esquissée. La parole du
sujet ne fait qu’illustrer au plus près son action, elle n’implique aucune
élaboration et alors qu’elle est une allusion à une situation de compéti-
tion avec le père, elle est sans lien avec une activité phantasmatique située
à un niveau appréciable. Le sujet reste constamment au ras de ses ges-
tes, son mode de pensée colle étroitement à la matérialité des faits et
à l’ustensilité des objets, il est enlisé dans l’actualité, et s’il lui arrive
de se projeter dans l’avenir ou de revenir sur le passé, c’est en les trans-
La « pensée opératoire » 201

formant en des morceaux de présent, où tout est dominé exclusivement


par la succession des faits. Le malade n’a strictement rien d’autre en
vue que le conjointement des plaques d’isorel et leur distance au toit
de la voiture. Sans doute la pensée est adaptée à sa tâche, efficace même
pratiquement, mais son adaptation représente la limite étroite de ses pos-
sibilités d’expansion et de communication ; linéaire et bornée, elle suit
son chemin sans s’ouvrir à des réalités d’un autre ordre, affectif ou phan-
tasmatique, propres à enrichir et à élargir ses opérations. Elle reste sans
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associations. Rien d’étonnant dès lors si nous la voyons dans une rela-
tion immédiate avec la sensorio-motricité, et si son absence de recul par
rapport aux choses est en réalité un manque de liberté. Tout se passe
comme si elle était imposée au sujet. Mais son originalité consiste sur-
tout en ceci qu’elle ne tend pas à signifier l’action, mais à la doubler :
le verbe, ici, ne fait rien d’autre que répéter ce que la main a fait en
travaillant.
Ce n’est pas à dire que la pensée opératoire soit toujours forcément
rudimentaire, ou de mauvaise qualité. Mais même quand elle est com-
plexe et techniquement féconde, dans le domaine de l’abstraction pure
par exemple, il lui manque toujours la référence à un objet intérieur réel-
lement vivant. Ainsi, pour elle, la notion de jugement, telle qu’on la con-
çoit habituellement avec la complexité de ses facteurs de base, est
remplacée par celle d’évaluation oligo-dimensionnelle, ou mieux encore
de barème, d’où sa sécheresse et, malgré tout, sa pauvreté. Sans portée
symbolique ni valeur sublimatoire — il va sans dire qu’elle est inapte
à la production artistique ainsi qu’à la véritable création scientifique —,
cette forme de pensée ne crée que des emblèmes, les insignes d’un rap-
port avec le temps, les lieux, les objets réels vécus comme sécurisants.
Le caractère surmoïque de la pensée opératoire paraît évident. Mais
à la réflexion, on constate qu’elle ne dépasse pas cependant le niveau
du conformisme. Autrement dit, le sujet n’est guère capable que d’iden-
tifications superficielles, avec des règles entraperçues au travers de quel-
ques personnages. Il s’agit là d’un surmoi schématique, apparemment
non intégré. Dans la relation avec l’investigateur, ces identifications super-
ficielles s’expriment dans le meilleur des cas sur un mode mimique. Autrui
est, au fond, considéré comme identique au sujet et doté du même système
de pensée opératoire que lui. De ce fait, il ne peut jouer aucun rôle répa-
rateur structurant.
De ceci, nous donnerons deux brèves illustrations cliniques. La pre-
mière montre comment cette impossibilité d’identification nuancée est
compensée non pas par une projection du « Ça » comme chez les névro-
202 Pierre Marty, Michel de M’Uzan

sés, mais par une projection globale du sujet, l’objet étant alors consi-
déré comme entièrement identique au sujet et doué de la même forme
de pensée. Nous interrogions un patient depuis plus d’une demi-heure.
Son système de pensée opératoire était évident et à un moment donné,
nous prîmes devant lui quelques notes à ce sujet. Tâchant de l’amener
à rompre avec ce qui eût pu apparaître comme un mécanisme de défense,
nous lui précisâmes sa manière de penser. Comme les notes que nous
prenions ne paraissaient aucunement l’intéresser, nous lui demandâmes :
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« A votre avis, que suis-je en train d’écrire ? » Il répondit sans hésiter :
« Vous écrivez le nom de quelqu’un pour vous rappeler qu’il faut lui télé-
phoner. » La valeur affective de l’entretien, aussi bien que l’intérêt que
nous lui manifestions, lui avaient apparemment complètement échappé.
La réponse presque à côté témoignait certes d’un phantasme, et l’on aurait
pu évoquer un mécanisme d’isolation, destiné à rompre ouvertement avec
la relation nouée dans l’entretien. Mais ce phantasme était lui-même isolé.
En une heure de temps, aucun autre ne fut mis en évidence, il n’avait
aucun ton personnel, il était péremptoire et en raison de sa précision
même, le patient ne sembla pas en douter un instant. La parenté de la
réponse avec un trait névrotique obsessionnel était si pauvre qu’elle nous
laissa nous-même perplexe.
Le second exemple va illustrer ce que nous entendons par confor-
misme, en soulignant l’aspect superficiel d’une identification surmoïque,
l’obédience à des règles édictées dont l’intégration ne se fait pas. Une
de nos patientes, que nous suivions en psychothérapie, nous dit un jour
en arrivant à sa séance, avec beaucoup d’émotion dans la voix : « Mon
père est mort, qu’est-ce qu’on fait dans ce cas-là ? » La situation nou-
velle la laissait démunie, elle devait se raccrocher à quelque chose qui
n’était pas inclus dans la relation avec nous, psychothérapeute, mais se
trouvait dans une formule de comportement imposée et socialisée.
Ainsi accroché à l’actualité comme à une sauvegarde, sans bénéfi-
cier des possibilités de recul et de temporisation qu’offre l’activité phan-
tasmatique, le sujet n’ayant à sa disposition que la pensée opératoire subit
la réalité plutôt qu’il ne la vit profondément, il n’y participe que de façon
empirique. La pensée opératoire nous apparaît donc comme démunie
de valeur libidinale appréciable, elle ne permet guère non plus l’extério-
risation d’une agressivité, elle est inapte à sous-tendre la dramatisation
sado-masochique.
Nous n’insisterons pas sur certains cas où les malades adoptent un
comportement d’apparence libidinale ou agressive, parce que, en fait
c’est encore là une manière de conformisme, car ils agissent comme en
La « pensée opératoire » 203

« service commandé ». Nous ne nous arrêterons pas non plus sur certai-
nes formulations libidinales isolées, d’apparence perverse, dont usent
sporadiquement certains de nos malades et qui, croyons-nous, ont retenu
l’attention de Francis Pasche.
Nous voudrions maintenant adopter un autre angle de vue et préci-
ser la singularité de la pensée opératoire en essayant de la situer relati-
vement aux processus primaire et secondaire. Ceci nous conduira à
l’examiner quant à sa valeur fonctionnelle.
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A certains égards, on pourrait la considérer comme une modalité du
processus secondaire. De fait, on y retrouve l’orientation vers une réa-
lité sensible, un souci de causalité, de logique et de continuité, etc. Mais
l’activité de la pensée opératoire s’attache essentiellement à des choses,
jamais à des produits de l’imagination ou à des expressions symboliques.
Elle fait certes intervenir comme le processus secondaire la notion de
chronologie, mais à l’intérieur d’une unité de temps limitée. S’il y a anti-
cipation, elle est toujours relative soit à des objets concrets, soit à des
actes, soit à des concepts abstraits, sans jamais développer une activité
analogue à celle de l’élaboration secondaire du rêve. Ce qui suggère une
précarité de la connexion avec les mots, c’est-à-dire un processus d’inves-
tissement de niveau archaïque. Nous y rattachons un phénomène annexe
observé dans certains cas et qui se présente comme un pseudo-
déplacement. Le sujet utilise le nom d’une chose pour en désigner une
autre, sans qu’on puisse mettre en évidence le moindre phantasme sous-
jacent qui aurait pu les lier analogiquement. Ceci traduit une tendance
à vivre la parole seulement comme un moyen de décharger une tension
rapidement, faute de pouvoir la maintenir longtemps « en suspens »
comme le permet l’investissement énergétique propre au processus secon-
daire. Il ne s’agit donc pas d’un lapsus au sens psychanalytique du terme,
mais d’une diminution de la capacité de rétention de la décharge motrice.
On voit la différence avec la pensée consciente, qui, outre ses fonctions
de coordination logique, assure aussi une dramatisation très élaborée des
tensions et de leurs représentations inconscientes successives. Tandis
qu’ici, la fonction instrumentale de la vie vigile tend à envahir tout le
champ.
Si nous examinons maintenant les rapports entre la pensée opéra-
toire et le processus primaire, nous voyons que, à un premier regard,
tout semble les séparer. Nous venons de voir en effet que la pensée opé-
ratoire, en raison de ses liens avec les notions de causalité, de conti-
nuité, de réalité..., pouvait en imposer pour une modalité exclusive du
processus secondaire. Sans compter qu’en apparence, il existe entre elle
204 Pierre Marty, Michel de M’Uzan

et le processus primaire une sorte de solution de continuité, à l’inverse


du processus secondaire qui, lui, s’est normalement dégagé peu à peu
du processus primaire à la faveur du contact avec la réalité, pour se situer
dans son prolongement et dans une situation d’équilibre avec lui.
La pensée opératoire ne reprend pas des symboles ou des mots, elle
ne ressaisit pas une élaboration phantasmatique antérieure, comme le
processus secondaire, par exemple, dans l’élaboration secondaire du rêve.
Néanmoins, des phénomènes tels que le surgissement soudain, sans liens
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apparents avec le contexte, de manifestations verbales perverses ou agres-
sives comme celles que nous venons de mentionner, montrent bien que
la pensée opératoire n’est pas réellement coupée de l’inconscient, con-
trairement à ce que pourrait suggérer fugitivement l’attitude de certains
de ces sujets, qui, vivant à distance d’un « Ça » demeuré stérile ou en
tout cas inerte, semblent se conduire comme des aveugles-nés de l’incons-
cient. Il va sans dire qu’une pareille hypothèse ne tient pas devant la
clinique, et que toutes les notes se retrouvent dans la gamme morbide,
depuis ces sujets apparemment dépourvus de processus primaire, bor-
nés à des manifestations somatiques, jusqu’aux névrosés classiques. Tout
ce que l’on peut dire, c’est que la pensée opératoire établit son contact
avec l’inconscient au niveau le plus bas, le moins élaboré, comme en
deçà des premières élaborations intégratrices de la vie pulsionnelle. Elle
semble enjamber ou court-circuiter toute l’activité phantasmatique éla-
boratrice, pour s’articuler avec les formes initiales des pulsions, les-
quelles peuvent soit effectuer des retours inopinés, soit donner lieu à
des somatisations, soit encore s’inscrire sous des apparences rudimen-
taires dans une prédominance de la tension activité-passivité, si commune
chez les malades psychosomatiques. La recherche devrait donc porter
sur la qualité des phantasmes inconscients : les plus évolués, affectant
une forme audiovisuelle, pourront être récupérés par l’analyse classique
et retrouver ainsi leur chemin interrompu vers la conscience ; les plus
archaïques imposeront des confrontations thérapeutiques où la verbali-
sation restera longtemps très en deçà du plan réel de la relation.
Ainsi la pensée opératoire se révèle donc impropre — et nous retrou-
vons là la pensée des rapporteurs — à assurer cette répartition harmo-
nieuse des charges libidinales qui permet de nouer des relations souples
et nuancées.
A ce point de notre développement, il nous semble que le diagnostic
positif de la pensée opératoire a été suffisamment précisé pour qu’on
ne risque pas de la confondre avec un quelconque autre mode d’activité
mentale classiquement décrit. Sans doute, dans la grande majorité des
La « pensée opératoire » 205

cas, on ne rencontrera la pensée opératoire ni chez les névrosés, ni chez


les sujets ayant atteint un stade de relation de niveau dit génital, car la
pensée qui accompagne l’action dans ces deux cas a toujours une autre
valeur que le seul lien avec la réalité sensible et actuelle. Cependant,
il pourrait y avoir un problème diagnostique en ce qui concerne la pen-
sée obsessionnelle mineure. En fait, nous avons vu que la pensée opéra-
toire ne permet pas de distance à l’égard de l’objet, le sujet maintient
un contact superficiel et il n’y a rien d’autre apparemment que ce con-
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tact : nous l’avons dit, le sujet est présent, mais vide. Il s’agit certes dans
les deux cas d’une pseudo-maîtrise de la réalité, mais tandis que le névrosé
obsessionnel se l’assure grâce à une manipulation active d’une pensée
riche en valeurs symboliques ou magiques, le psychosomatique à pen-
sée opératoire y parvient par un contrôle immédiat de l’enchaînement
de l’action. Pour lui le doute ne se pose pas. Sur le plan verbal, les mots,
sont, comme on le sait, surinvestis dans la pensée obsessionnelle, ils y
acquièrent un surcroît de signification, tandis que dans la pensée opéra-
toire, ils sont sous-investis, doublent seulement la chose ou l’acte, abo-
lissent quasiment la distance du signifiant au signifié. Enfin, la relation
avec la temporalité est bien différente puisque l’obsessionnel voit sa pensée
se détourner de l’action pour évoluer indéfiniment dans un temps aux
limites très imprécises, tandis que le sujet à pensée opératoire est enfermé
dans un champ temporel limité, déterminé par la notion de succession.
Malgré certaines apparences, la pensée opératoire n’est pas non plus
la pensée fruste. Sans doute cette dernière est-elle aussi orientée vers
la réalité, mais sa réalité est d’une autre espèce, elle y est enracinée comme
dans une terre vivante, lourde de passé et pétrie de sens. L’apparence
de pensée opératoire n’est due ici qu’à des exigences adaptatives, mais
il est toujours facile de sentir la relation profonde du sujet aussi bien
avec ses objets préférentiels qu’avec l’investigateur.
Il nous faut dire aussi un mot des formes de pensée opératoire impo-
sée par une pression extérieure, le plus souvent professionnelle, quand
les exigences adaptatives sont considérables. Contraint de recourir pres-
que exclusivement à ce mode de fonctionnement, épuisé par l’adapta-
tion à des tâches automatiques, le sujet en vient à ne plus disposer
d’aucune possibilité d’expression libératrice personnelle, en dehors de
l’activité onirique, laquelle, du reste, n’est pas sans en subir le contre-
coup. Le diagnostic peut être difficile quand il existe des manifestations
somatiques, ce qui est justement fréquent dans ces sortes de situations.
Cependant, au bout de plus ou moins longtemps, l’investigation met en
évidence : la réceptivité du sujet aux incitations affectives, le sentiment
206 ,
Pierre Marty Michel de M’Uzan

de frustration que lui cause sa manière de vivre, et dont on peut déduire


le caractère traumatique d’une forme de pensée qui est, là, imposée par
le dehors. Il va sans dire que dans ces cas pronostic et thérapeutique
se présentent sous un jour infiniment meilleur.
De tout ce qui précède, il ressort que la pensée opératoire, vu
son manque de valeur fonctionnelle pour l’intégration des pulsions, ne
peut pas prendre place dans l’économie du sujet. M. Fain et Ch. David
nous ont montré l’importance économique de la vie onirique : à partir
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d’un point de vue différent et en suivant un chemin inverse, nous avons
pu apprécier l’importance économique de la vie phantasmatique en
général, en étudiant les sujets chez qui elle fait précisément
défaut.
Nos sujets ne rêvent pas ou, à tout le moins, paraissent incapables
de rapporter leurs rêves. Quand ils le peuvent, du reste, leur récit obéit
lui aussi aux règles de la pensée opératoire, il ne fait que détailler un
acte ou une succession d’actes précis, toujours intimement liés à une
réalité actuelle. Bien entendu, de tels rêves impliquent un investissement
pulsionnel, mais l’absence totale d’associations qui est habituelle ne permet
pas d’en apprécier la valeur. C’est peut-être en raison de la carence de
leur vie onirique que ces malades sont particulièrement sujets à l’insom-
nie. Toujours est-il que ces périodes d’insomnie sont meublées par une
activité phantasmatique de type opératoire où dominent des représenta-
tions utilitaires et actuelles.
On voit ce qui caractérise nos malades les plus typiques ; chez eux,
les fonctions somatiques constituent la voie économique essentielle et
deviennent le lieu des enchaînements morbides, pour l’essentiel l’éco-
nomie échappe à l’appareil mental, et le psychanalyste, qui sent de part
et d’autre des obstacles à l’identification, peut être dérouté par le tableau
clinique et perplexe quant aux possibilités de la psychothérapie. Enfin,
le diagnostic de la pensée opératoire est d’autant plus utile à poser devant
certains tableaux de névroses de caractère, qu’il peut conduire à réser-
ver le pronostic, à prévoir diverses difficultés thérapeutiques, et à y faire
face par un aménagement approprié. Sans s’arrêter aux mesures tech-
niques qui peuvent s’imposer et qui, dans certains cas, s’écartent sensi-
blement de la relation psychothérapique classique, notons qu’on peut
avoir à ouvrir la voie des représentations mentales, quelle qu’en soit la
qualité ; et que, d’autre part, il importe de ne jamais briser une élabora-
tion phantasmatique chez un sujet à pensée opératoire, quels que soient
la valeur du phantasme et le bien-fondé d’une intervention sur le con-
tenu. Autrement dit, aucune intervention ne doit entraver le développe-
La « pensée opératoire » 207

ment d’une fonction jusque-là défaillante — ce qui, notons-le, va dans


le sens du silence de l’analyste.
Devant la lourde tâche thérapeutique posée par de tels malades, et
les implications somatiques qui viennent l’aggraver, on souhaiterait la
création de mesures prophylactiques chez l’enfant, propres à garantir
à l’activité phantasmatique l’intégrité de sa fonction.
Quant à savoir quel phénomène peut déterminer une sidération archaï-
que du processus primaire au point d’en entraver l’évolution dès ses pre-
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miers stades ; quel est le rôle à ce moment du facteur extérieur, son âge
et sa nature ; quel est le rôle du facteur intérieur, pour lequel à une telle
période la notion de maturation se confond sans doute encore étroite-
ment avec celles de dispositions héréditaires ou congénitales de la per-
sonnalité ; il va sans dire que nous ne sommes pas en mesure de nous
prononcer là-dessus, et qu’il faut nous contenter, pour l’instant, de nous
approcher si peu que ce soit de ces questions.
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