Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Conception de la couverture :
Anne Hébert
Partagez vos lectures et suivez l’actualité des éditions érès sur les réseaux sociaux
Introduction. ................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Les queers à l’ecf : critique de la psychanalyse comme science de
l’inconscient hétéropatriarcal – La cage de l’épistémologie binaire –
J.-A. Miller et le temps des trans – E. Marty : Le sexe des Modernes
– Derrida et le poststructuralisme – French Theory – Les exigences
queer – En thérapie – Sortir de la cage dit-il : oui mais laquelle ?
3. Fantasme et sublimation :
une même structure. ................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
La pulsion, reine de la modernité – Sublimer la pulsion : but de
la psychanalyse pour Freud et mirage supplémentaire pour Lacan
– La sublimation : l’objet élevé à la dignité de la Chose – L’amour
courtois – L’objet féminin inaccessible – L’objet narcissique
– Un autre soi-même – Un voisin – Un bon voisin – Sublimer
est faire apparaître quelque chose au lieu du vide – La Chose
– Le vide – L’art – La religion – La science – S’organiser pour
ne pas rejoindre son désir – Renoncer à la rançon – L’objet (a)
du fantasme et de la sublimation – Un objet hétérochronique
Postlude................................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
L’Antigone de Butler et l’appel à un développement psychanalytique
– Le laissé en plan de la reine de Berkeley – Antigone n’est pas
Créon – Butler lectrice de Lacan – Erreurs de lecture : les
racines androcentriques du phallus, la fille redoute de n’être
pas castrée, le Nom-du-père ou la menace œdipienne chez
Lacan – Butler et son fétiche : le phallus lesbien ou la nouvelle
illusion – Plutôt suivre Antigone et Lacan : l’éthique de la
psychanalyse ou la subversion dans le champ freudien quarante
ans avant l’appel de Butler – Briser la cage, quelle que soit son
assignation de genre : un destin commun – Lacan presque queer
Bibliographie...................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
pas ou pas seulement par ce qui brille devant ses yeux (les
objets dans le fantasme et la sublimation), mais par ce qui le
pousse dans la fuite hors du réel, où il s’accouche. L’homme
fuit la Chose. Il fuit la cause de son désir. Ici réside le point
de bascule constituant l’apport de l’expérience freudienne à
l’analyse de l’éthique. Ici se découvre le trait situant au mieux
ce qui motive au premier chef le désir de l’homme, et ne réside
pas vraiment dans ce qui est en avant de son désir. En avant
vers ce qu’il veut atteindre (à savoir l’image moi idéale-typique
de lui-même ou encore les sublimes objets de la sublimation).
Non, ce qui motive au premier chef son désir est ce qu’il fuit
et constitue la cause de ce désir. La Chose grosse d’un trop
de plaisir menaçant. Et les figures supposées motiver ce trop
de plaisir se trouvent alors pluralisées par Lacan, puisqu’elles
peuvent être, tour à tour, évoquées par le psychanalyste sous
les traits de la mère incestueuse, du Nebenmensch, du cri d’une
femme. Ou encore, comme je vais le montrer avec l’analyse du
texte de Luther, sous les traits du père diabolique. Ces figures
sont toutes prometteuses d’un trop de plaisir, mais elles sont
aussi et simultanément lourdes d’angoisse. C’est pourquoi
Lacan présentera plus tard (dans le séminaire L’angoisse) l’objet
du désir de l’homme, ou encore sa cause, comme ce qui lui
est le plus cher (le souverain bien), mais aussi comme ce qui
motive de la manière la plus sûre son angoisse. Il analyse alors
cet objet comme ce qui ne peut être approché qu’à franchir la
prison de verre du fantasme. Mais également, et c’est nouveau,
cet objet ne peut être approché qu’à franchir les murs, tout
aussi consistants, de ce que l’on pourrait appeler le goulag de
la sublimation, où le sujet se satisfait en foule57.
Je poursuivrai sur l’analyse de quelques figures de la subli-
mation un peu plus loin, mais je veux dès maintenant ponc-
tuer que le renversement d’analyse qui permet d’apercevoir
la cause du désir en arrière du sujet, et non au lieu avancé de
l’idéal, permet de comprendre pourquoi l’homme ne se rejoint
comme objet que dans un tracé masochiste, où il naît comme
déjeté. Ce qui ne va pas mal avec la théorie de la fin de la cure,
que j’aborderai en fin d’ouvrage. L’ensemble s’accordant aussi
Fantasme et sublimation :
une même structure
Le christocentrisme de Freud,
l’amour du prochain
et la question de la jouissance
celui qui jouit de la vie. Texte qui fait aussi de tous les hommes
les héritiers d’une longue lignée de meurtriers. C’est donc bien
le meurtrier qui jouit de la vie27.
Mais si le commandement d’aimer son prochain comme
soi-même est considéré par Freud comme tout à fait exorbi-
tant, compte tenu de la méchanceté foncière de ce prochain
qui, selon lui, est un être constitutionnellement agressif, cruel,
destructeur et donc non aimable, Lacan pousse encore un peu
plus loin l’analyse, en soutenant combien cette agressivité du
prochain (bien diagnostiquée par Freud) est en fait à situer
moins chez l’autre que dans le sujet lui-même. Et qu’au total
c’est elle, cette agressivité, qui, liée au principe de plaisir, fait
encore reculer un peu plus le sujet face à la jouissance : « Et
qu’est-ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même
qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose m’approcher ?
Car dès que j’en approche – c’est là le sens du Malaise dans
la civilisation – surgit cette insondable agressivité devant quoi
je recule, que je retourne contre moi, et qui vient, à la place
même de la Loi évanouie, donner son poids à ce qui m’em-
pêche de franchir une certaine limite de la Chose28. »
Dès lors, on comprend pourquoi, du point de vue de
l’analyse des paradoxes de la jouissance, la question impor-
tante n’est pas tant celle du bien, mais celle de l’agressivité et
du mal. Du mal au temps où Dieu est mort (ou absent). Du
mal, ou de l’agressivité requise pour assurer le franchissement
de l’image du moi qui sépare le sujet de sa jouissance. Alors,
il faut ici rester très attentif, puisque c’est donc en ce point du
développement de sa recherche que le mal devient le problème
éminent de l’éthique chez Lacan. Et non seulement, indique-
t-il, le mal devant lequel je recule, au nom du moi, mais aussi le
mal que veut l’autre. Le mal, qu’exigerait l’autre pour sa jouis-
sance. « […] Sa jouissance maligne, c’est elle qui se propose
comme le véritable problème pour mon amour » relève alors
Lacan29. Avant de se référer à quelques expériences mystiques,
conduisant par exemple une Angèle de Foligno à rejoindre le
lieu de la Chose innommable, en buvant « avec délice l’eau dans
laquelle elle venait de laver les pieds des lépreux30 ».
106 Lacan presque queer
Le choix d’Antigone
ou l’au-delà des biens et du bien
Plus de phallus ?
Fi donc ! disait Lacan à ce propos. Ajoutant du même
mouvement que cela ne disposait pas vraiment bien toutes
celles (ou ceux) qui seraient sujets à ce choix à s’engager dans
la pratique de la psychanalyse (comme psychanalyste). Et il
se pourrait que la sorte d’engouement qui pousse volontiers
quelques psychanalystes à applaudir quelques ténors de cette
orientation, aux agapes de leurs sociétés, ne soit pas toujours
très heureuse pour la psychanalyse. Même si je comprends
parfaitement le bien-fondé de l’impératif visant à faire se
rejoindre la psychanalyse et la subjectivité contemporaine. Et
aussi l’exigence de faire droit à l’examen critique de la psycha-
nalyse par la subjectivité de l’époque24. Reste qu’à trop célébrer
dans le champ psychanalytique quelques pensées à la mode, on
risque bien d’exclure de ce champ le mode de pensée freudien.
À force de céder sur les mots, on finit par céder sur les choses.
Quant à l’idée d’écraser la critique de la domination masculine
sur le slogan faisant des relations hétérosexuelles une simple
culture du viol, je crains qu’elle n’engage dans quelques impasses
de plus. Même si le succès d’un texte intitulé Moi les hommes,
je les déteste25, semble auréoler l’auteure prônant une sorte de
misandrie bienfaisante, d’une valeur éditoriale qui pourrait
être surprenante si l’on ne savait le poids que prennent, dans les
réseaux sociaux, comme d’ailleurs dans le champ universitaire,
tous ceux qui, probablement de bonne foi, se croient autorisés
à diagnostiquer ou à prôner la fin du patriarcat hétéronormatif,
la fin de la pensée binaire et l’avènement de la fin du phallus.
Avènement dont l’expérience psychanalytique dément large-
ment l’effectivité. Y compris pour ce qu’il en est de la subjec-
tivité de quelques militants, dont il n’est pas très compliqué
d’apercevoir tout ce que ces naïvetés doivent non seulement
à leurs idéaux, mais aussi à leurs propres positions subjectives
projetées au plan des masses. Alors, je comprends bien qu’en
cherchant à faire partager ces illusions, ils cherchent peut-être,
au moins pour quelques-uns, à éviter sur cette délicate ques-
tion du phallus (ou de la castration) le dévoilement catastro-
phique qui les menacerait. Reste qu’à être pris au sérieux, ils
148 Lacan presque queer
Introduction
1. Voir par exemple Fabrice Bourlez, Queer psychanalyse. Clinique mineure et
déconstructions du genre, Paris, éditions Hermann, octobre 2018. Dans cet ouvrage
l’auteur, qui se présente volontiers comme psychanalyste et homosexuel, se réfère
aux études féministes et aux travaux des théoriciens du queer (Bourcier, Bersani,
Delphy, Halperin, Haraway, Katz, Preciado, Wittig, etc.) mais tout d’abord à ceux
de J. Butler. À la clinique majeure qui serait celle des obédiences et des dogmes
psychanalytiques (Freud et Lacan), Bourlez oppose la clinique mineure qualifiée de
révolutionnaire et qu’il veut déchiffrer dans les ouvrages de Guattari, Deleuze,
Foucault, comme dans l’expérience des activistes queer. Quant à lui, l’alliage qu’il
réalise entre son point de vue de psychanalyste et d’homosexuel lui permettrait,
écrit-il, d’occuper d’une autre manière la place et la fonction du psychanalyste
comme de contribuer à cette clinique mineure apte à remettre en cause les dogmes
de l’œdipe, du phallus, de la castration et de faire apercevoir les conséquences
politiques du dispositif psychanalytique le plus classique.
Le séminaire du Cercle international d’anthropologie psychanalytique intitulé La
psychanalyse et le sujet de la modernité travaille depuis longtemps sur la question des
formes actuelles du malaise dans la culture. Il se situe donc au rendez-vous de la
psychanalyse avec la subjectivité de notre époque, comme le demandait le Lacan de
1953. De nombreux auteurs d’ouvrages traitant de l’esprit du temps y sont invités.
Et c’est dans ce cadre, qui est aussi celui d’Espace analytique, que nous avons
longuement échangé le 12 mai 2016 avec Fabrice Bourlez sous l’intitulé « Clinique
queer. L’épistémologie du placard d’E.K. Sedgwick et la psychanalyse ». Le lecteur
peut se reporter à l’enregistrement vidéo de cette séance sur le site du Cercle inter-
national d’anthropologie psychanalytique (Ciap-groupe) ou directement sur
YouTube (www.youtube.com/watch?v=u2DZP0D3arg).
2. Docteur de l’université de Princeton, Paul B. Preciado indique avoir acquis de
multiples savoirs dont ceux de la philosophie, de la psychanalyse et de la médecine.
Il affirme aussi avoir une longue expérience de la cure analytique. Paul B. Preciado
a réalisé une transition du genre féminin vers le genre masculin. De son genre
féminin reste dans son nom une lettre : le B de Beatriz. Preciado soutient l’idéal
de la fluidité du genre qui lui a permis de passer du genre féminin au masculin
grâce à l’usage de la testostérone, mais il précise qu’il n’est pas un homme blanc
comme un autre car il met en scène sa transition et qu’il peut à tout moment
retourner au féminin puisque, pour cela, il lui suffit d’arrêter la prise d’hormones
176 Lacan presque queer
mâles. Depuis 2013 le philosophe tient à travers le journal Libération une chro-
nique publique de sa transition sexuelle et de genre. Un acte présenté par
ce journal comme « un acte politique contre les normes identitaires, la puissance
du pouvoir, la puissance du pouvoir patriarcal et du capitalisme » (Libération,
16 mars 2019).
3. L’École de la Cause freudienne (ecf) fut édifiée par Jacques-Alain Miller en
1981 à la suite de la dissolution de École freudienne de Paris dont Jacques Lacan
avait été le fondateur en 1964. En janvier 1992 Miller a fondé l’Association
mondiale de psychanalyse (amp) à laquelle étaient rattachées en 2021 huit écoles,
mais aussi des groupes, des bibliothèques et autres institutions diffusant l’enseigne-
ment de Lacan. Cinq écoles sont en Europe, trois en Amérique latine. Le succès
du projet mondialiste de Jacques-Alain Miller confirme ses qualités d’enseignant
et d’organisateur. Son influence en fait le leader de cet immense appareil culturel
réunissant au plan international une des foules de psychanalystes les plus
nombreuses et dont il oriente le style, les points de vue cliniques, éthiques et
politiques.
4. Enveloppé dans le manteau de Franz Kafka, Paul B. Preciado adapte le titre
d’une nouvelle de l’écrivain austro-hongrois intitulée Rapport pour une académie,
dans laquelle un singe jadis capturé a appris les manières de faire des hommes et
prononce une conférence pour une assemblée de savants à qui il raconte l’histoire
de sa transition le conduisant de sa première cage au nouvel enfermement que sont
pour lui ces nouvelles manières de faire. Texte d’abord publié par Martin Buber
dans sa revue Der Jude en 1917.
5. « Nous sommes en phase de sortie de l’âge du Père », affirme J.-A. Miller dans
la quatrième de couverture qu’il a rédigée pour la publication du Livre VI du
Séminaire de Lacan Le désir et son interprétation (Paris, Éditions de La Martinière,
2013). Cette affirmation est une interprétation du séminaire que Lacan a
prononcé dans l’année 1958-1959. « Lacan parle de nous », conclut Miller en
2013, imputant une sorte de vertu prophétique à ce séminaire séparé de sa publi-
cation par plus de cinquante ans. Observons que l’idéal promu par Miller pour
construire l’amp dont il est le leader, à savoir celui de l’École Une, pourrait paraître
contradictoire avec son diagnostic concernant l’idéal du multiple qui pour
l’époque accompagnerait la sortie de l’âge du père.
6. Virginie Despentes est une écrivaine française dont la notoriété est très impor-
tante. Elle a publié de nombreux ouvrages dont certains ont trouvé leur adaptation
cinématographique ou télévisuelle, dont les trois volumes de la série Vernon
Subutex (2015-2017). Elle écrit dans plusieurs magazines, multiplie les prix litté-
raires dont le prix Renaudot, a participé au jury du prix Femina et fut élue à
l’académie Goncourt dont elle a ensuite démissionné. En soutenant le courant
MeToo elle a notamment participé au boycott de la cérémonie des Césars de 2020
marquée par le départ très remarqué de l’actrice Adèle Haenel au motif de la
nomination du réalisateur Roman Polanski, accusé de viol. Par ailleurs, Virginie
Despentes indique être devenue lesbienne à l’âge de 35 ans et fut la compagne de
Paul B. Preciado. Ses romans (dont le dernier intitulé Cher connard, en cette
rentrée 2022) sont publiés chez Grasset. De même donc que le Rapport pour une
académie de psychanalystes de Paul B. Preciado.
7. Judith Butler est une philosophe américaine (professeure de rhétorique et de
littérature comparée à l’université de Californie à Berkeley). Une des reines de la
théorie du genre. Elle a publié de nombreux ouvrages sur la philosophie, la psycha-
nalyse, le féminisme et la théorie queer, dont en 1990 Gender Trouble Feminism
Notes de l’ouvrage 177
and the Subversion of Identity. Ouvrage jugé comme fondamental pour le champ
des études féministes, gay et lesbiennes. Son succès international est affirmé dans
le champ universitaire et au-delà. La version française de ce titre, Trouble dans le
genre, est publiée aux éditions La Découverte (Paris, 2006) avec une préface d’Éric
Fassin (professeur de sociologie à l’université de Paris VIII Vincennes-Saint-
Denis). Lesbienne, Judith Butler se définit aussi comme non binaire. Dans sa
conférence de 2019 que Preciado lui dédie, il confie que son amie J. Butler est
inscrite au registre de l’état civil de Californie comme personne de genre non
binaire.
8. P.B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de
psychanalystes, Paris, Grasset, 2020.
9. Ibid., p. 12.
10. Éric Marty est écrivain et professeur de littérature française contemporaine à
l’université de Paris ; il est notamment l’éditeur des œuvres complètes de Roland
Barthes.
11. Bernard-Henri Lévy, ancien élève de l’ens, écrivain, philosophe, chroniqueur,
cinéaste. Il a fondé en 1990 la revue La règle du jeu ; son influence sur la scène des
lettres, des médias et même de la politique étrangère française est très
importante.
12. Lacan Quotidien, n° 927, 29 mars 2021. Cette revue en ligne indique qu’elle
est visitée plus de deux mille cinq cents fois par jour. Elle est dirigée par Eve Miller
Rose, présidente de Navarin éditeur, fille de Judith et de J.-A. Miller.
13. Une lecture attentive de Trouble dans le genre emporte en effet la perplexité du
lecteur de Lacan, comme il en est, par exemple, face à cette affirmation de Butler
concernant la généalogie de la différence des sexes selon un Lacan que je dirais
introuvable : « [Lacan] pose le rapport entre les sexes en des termes qui révèlent
que le “je” qui parle est un effet masculinisé du refoulement ; ce “je” se présente
sous les traits d’un sujet autonome et qui se fonde lui-même, mais dont la cohé-
rence même est mise en question par les positions sexuelles que le sujet exclut au
cours du processus de formation de l’identité […] Le sujet masculin a seulement
l’air d’être à l’origine des significations et, partant, de signifier. Son autonomie,
dont il serait lui-même le principe fondateur, cherche à camoufler le refoulement
qui est à son fondement et qui, en même temps, rend toujours possible sa remise
en cause. Mais la production de sens est un processus qui requiert que les femmes
reflètent le pouvoir masculin et qu’elles rassurent constamment ce pouvoir sur la
réalité de son autonomie illusoire » (J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit.,
p. 128). Cette position assurant qu’il reviendrait à la femme de rassurer le
masculin sur son identité, son pouvoir, son autonomie me paraît imputée bien à
tort à Lacan et semble plus sûrement être un point de vue de J. Butler elle-même
comme il en est d’une théorie de la mélancolie du genre qui se déduirait, selon la
philosophe, d’un douloureux abandon d’une homosexualité originaire par ceux
qui sont sujets à l’hétérosexualité. Théorie qui fait dire à Bourlez que, plus que
ceux de l’œdipe et de l’inceste, le tabou le plus important est pour Butler celui de
l’homosexualité. Rien de tel chez Lacan. Je reviendrai plus longuement dans mon
postlude sur cette idée, et plus généralement sur le lien que peut entretenir
J. Butler avec la psychanalyse. Mais aussi sur sa lecture de Lacan et in fine sur la
solution qu’elle propose pour sortir de l’impérialisme androcentrique du phallus.
14. Sur ce point on pourra se rapporter à l’ouvrage de François Cusset, French
Theory (Paris, La Découverte, 2003). L’historien des idées y raconte tout ce que la
notion de French Theory doit à la réception des conférences prononcées aux
États-Unis à la fin des années 1960 par des philosophes français dont Derrida,
Foucault, Deleuze, Guattari mais aussi Lacan. Tous invités outre-Atlantique, par
des départements de littérature qui cherchaient à revaloriser leur discipline, dans
le cadre privé d’universités soumises à des règles de concurrence leur imposant de
produire ou d’importer sans cesse du nouveau. D’où l’idée de poststructuralisme
promue aux États-Unis, à la suite des quelques événements culturels supposés
réunir la pointe la plus avancée de l’intelligentsia française. Parmi ces manifesta-
tions, on distingue le symposium de l’université Johns Hopkins de Baltimore
(d’octobre 1966) pour son rôle fondateur de la notion de poststructuralisme, et en
particulier l’intervention de J. Derrida, n’ayant à ce moment encore que peu
publié en France, mais prêt à se distinguer aux États-Unis par sa critique du struc-
turalisme alors dominant à Paris. Et notamment par sa critique des travaux de
Claude Lévi-Strauss, dont plus précisément la très belle introduction à l’ouvrage
de M. Mauss (Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1950) rédigée par l’anthropo-
logue. Introduction très souvent commentée par mes soins, et où j’ai cru décou-
vrir, pour notre communauté, la source même de la théorie du Nom-du-père chez
Lacan dont je vois mal comment une relecture queer de la psychanalyse pourrait
bien se passer, pour ne pas risquer cette sorte de méconnaissance théorique qui
gauchit volontiers la critique queer de la théorie lacanienne du père, et qui gauchi-
rait donc toute clinique psychanalytique conduite à s’en passer. Bref, si le moment
structuraliste fut et reste assez mal connu par ces départements américains
emportés par leur idéal du post, l’ouvrage de Cusset raconte aussi la multiplicité
des usages politiques et hors universitaires de cette série de conférences françaises
qui ont circulé dans les milieux de l’avant-garde américaine parmi les peintres, les
poètes, les musiciens ou les cinéastes. Avant-garde assez peu compétente du point
de vue de la lecture des textes post en question, mais dont elle a pourtant popularisé
l’existence, au prix de quelques incompréhensions majeures. Incompréhensions
d’ailleurs assez peu critiquées aux États-Unis, où domine la notion de récit, négli-
geant volontiers la lecture canonique du texte au profit de la valorisation de la
pluralité des lectures. Pluralité supposée propice à l’invention, et à la production
d’une sorte de multiplicité de troubles dans le texte, politiquement appréciée car
se motivant des différents traits caractérisant non pas le texte lui-même, mais
l’identité du lecteur (sa position sociale, son genre, ses pratiques sexuelles, son
origine, sa couleur de peau, etc.). En l’espèce, le choix serait donc pour les avant-
gardes américaines de préférer la multiplicité des lectures à l’ordre du texte
lui-même, ou au respect de sa rigueur originaire. De ce point de vue, on prend
facilement la mesure de la sorte de distance séparant l’ethos idéal des intellectuels
français de celui des Américains, même si les premiers ont quelquefois entretenu
une sorte de complaisance avec leurs relectures américaines qui leur ouvraient
notamment un marché très intéressant. Plus particulièrement, on comprend aussi
que le maniement quelquefois surprenant des textes de Lacan par Butler, souligné
par Marty et vérifié (supra et en postlude), n’est donc pas quelque chose de spéci-
fique à l’auteur du Trouble dans le genre, mais qu’il gauchit pourtant son travail.
15. Je reviendrai en effet dans mon postlude sur la malheureuse lecture critique
que fait Judith Butler de deux textes de Lacan, et de quelques concepts fondamen-
taux comme ceux du Nom-du-père ou du phallus. On y verra aussi ce qui sépare
son interprétation d ’Antigone de celle de Lacan, et tout ce qui s’en déduit.
16. Voir mon travail sur l’histoire de la pensée de Lacan et notamment mes
ouvrages disponibles en plusieurs langues : M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences
sociales. Le déclin du père, Paris, Puf, 2001 ; Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à
Notes de l’ouvrage 179
33. « Seul le rapport au fils apporte à la mère une satisfaction sans restriction ; c’est
en fin de compte, de toutes les relations humaines, la plus parfaite, celle qui est la
plus exempte d’ambivalence. Sur le fils, la mère peut transférer l’ambition qu’elle
a dû réprimer chez elle, attendre de lui la satisfaction de tout ce qui lui reste de son
complexe de masculinité. Le mariage lui-même n’est pas assuré tant que la femme
n’a pas réussi à faire de son mari aussi son enfant, et à agir à son égard le rôle de la
mère » (S. Freud, « La féminité » [1932], dans Œuvres complètes, vol. XIX, Paris,
Puf, 1995, p. 217).
34. J’aborderai dans cet ouvrage cette question de la sublimation, notamment
pour ce qu’il en est de l’amour courtois, mais on verra aussi tout ce qui sépare
Freud de Lacan sur la place à donner à la sublimation, dans les fins d’analyse ou,
mieux dit, dans les buts de la psychanalyse.
35. C’est ainsi le cas d’une publication récente indiquant : « S’il fallait en prendre
un seul exemple, la réinvention de l’autorité passe certainement par la remise à sa
juste place de la police » (J.-P. Lebrun, A. Eraly, Réinventer l’autorité, Toulouse,
érès, 2021). Bien obligé d’ajouter, à cette idée de restaurer l’autorité de la police,
celle de réinventer la justice, comme en témoignait un éditorial du fondateur de
l’Association lacanienne internationale intitulé « La soif des altérés du discerne-
ment », publié le 4 mai 2021, et commenté sur le réseau social Facebook par
l’avocat à la cour Nathanaël Majster sous le titre « Lacan avec Sarah Halimi ».
L’éditorial critiquait vertement le jugement de la cour d’appel de Paris tranchant
en faveur de l’irresponsabilité de l’auteur d’un atroce homicide, perpétré en 2017
contre une femme retraitée d’origine juive et défenestrée par un homme de culture
musulmane. Examiné par un collège d’experts psychiatres concluant à un acte
réalisé sous l’empire d’une bouffée délirante, la Cour de cassation avait rejeté le
pourvoi des parties civiles. En rédigeant son éditorial dans un moment d’émotion
particulièrement forte de l’opinion, le fondateur de l’ali rompait donc avec ses
collègues psychiatres, dont le docteur Paul Bensussan qui avait examiné l’assassin
et qui défendait selon l’éthique médicale la conclusion du collège. Le crime était
odieux, et le criminel restera pour de longues années dans l’enfermement psychia-
trique de manière beaucoup plus certaine que dans l’enfermement des prisons,
confirmait le docteur Bensussan, car, là, pas de remise de peine plus ou moins
automatique. Enrôlant Lacan dans sa critique, l’avocat Nathanaël Majster, repre-
nant le fondateur de l’ali qu’il qualifiait comme « un des meilleurs cliniciens
français, qui a formé des générations de psys, bras droit du psychanalyste Jacques
Lacan », ajoutait donc à l’idée de réinventer l’autorité de la police avec la psycha-
nalyse, celle de réinventer la justice dans une perspective qui laisse perplexe. Et il
est permis d’insister, car le psychanalyste qui fut effectivement très proche de
Jacques Lacan était médecin psychiatre, mais également le fondateur de l’Associa-
tion lacanienne internationale. Il a aussi mis en place l’École pratique des hautes
études en psychopathologie (ephep) dont il était le doyen. Il avait donc d’amples
responsabilités d’enseignant, et ses textes font non seulement autorité pour une
part importante des membres de l’association qu’il présidait, mais ils sont aussi
susceptibles d’être enseignés aux élèves qui suivent les cursus de l’école qu’il a créée.
L’influence de l’ali se développe au plan international dans une vingtaine de pays.
Compte tenu de cette influence, j’ai cru déjà devoir critiquer de manière assez
détaillée l’orientation de ces cliniciens que je dirais déclinomanes, dans mon
ouvrage Du Père mort au déclin du père de famille. Où va la psychanalyse ? (Paris,
Puf, 2014) et notamment dans les chapitres III et VII intitulés : « De quoi la
théorie du déclin du père est-elle le nom ? » Cette présente note est donc une
182 Lacan presque queer
espèce de mise à jour de ma critique de 2014, d’autant plus nécessaire que l’enrô-
lement de la psychanalyse à des visées réactionnaires est venu se confirmer dans
l’organisation d’une journée d’étude de l’ali du 15 octobre 2016 dont l’intitulé
bienveillant était « Quelle est la nature de la souffrance avec et pour les enfants de
l’immigration ? » Cette journée de l’École pratique des hautes études en psycho-
pathologie s’est tenue à la faculté de médecine de Clermont-Ferrand en présence
du recteur de l’académie, du doyen de l’ufr de médecine, du directeur conseil de
l’ephep, du Doyen fondateur de l’école et de nombre de psychanalystes à la fois
psychiatres, pédopsychiatres, psychologues, etc. À ne pas simplement s’en tenir à
lire le titre curieusement rédigé de cette journée, on découvre son argument scien-
tifique dont l’envoi, prélevé sous la plume du doyen souvent, est ainsi formulé :
« La question est de savoir si nous avons une langue commune avec l’enfant d’im-
migré. » Et dans son intervention, le psychanalyste vient apprendre à l’assistance
qu’en réalité ces enfants n’ont « pas de langue ».
Mais de quelle catégorie d’enfants d’immigrés s’agissait-il ? Eh bien, de ceux qui
vivent dans des foyers où « on parle un langage qui, dans le meilleur des cas, est
l’arabe dialectal ». L’intervention se déroule, et l’on apprend que les enfants de
cette immigration-là se constitueraient subjectivement dans un système sémiolo-
gique qui ne relèverait pas du signifiant « mais de celui du signe ». « C’est-à-dire
qu’il n’y a pas de métaphore ni de métonymie », affirmait le doyen, à propos de
l’arabe dialectal, devenu sous sa plume un système inapte à « distinguer, par
exemple, homme et femme », mais bien propre à engendrer une sorte de groupe
social qui serait formé de semblables « homosexués » organisés dans une relation
« persécutive et paranoïaque ». Alors, j’ai déjà eu l’occasion de critiquer non pas les
personnes (qui, quelles que soient leurs positions, ne se confondent pas avec elles
et ont donc toujours droit au respect), mais cet effroyable glissement théorique
allant du père inconscient (qui est celui de la psychanalyse) au père immigré,
inculpé pour développer ici une clinique des violences sociales qui caractériseraient
notre actualité. J’espérais ne pas avoir à y revenir. Malheureusement, ces formula-
tions concernant notamment le déficit symbolique des enfants de musulmans
forcent à reprendre cette critique, pour faire apercevoir jusqu’à quelle sorte de
discrimination peut conduire la théorie du déclin du père, alors clairement loca-
lisée en sa morbidité foncière, chez le fils de l’immigré musulman. Plus générale-
ment, j’ai déjà dit aussi que cette théorie du déclin du père est volontiers soutenue
par des psychanalystes des beaux quartiers. Et qu’elle visait spécialement les enfants
de l’au-delà du périphérique. Cette fois nous y étions clairement. Et l’on peut alors
se demander dans quelle mesure l’intervention du 15 octobre 2016 du doyen était
annonciatrice de son éditorial du 4 mai 2021, comme de sa reprise par notre
avocat à la cour, concluant très crûment qu’à lire le bras droit de Lacan, on
comprend que c’est en effet le texte coranique qui a servi au criminel de guide dans
l’action. Nous sommes au cœur des questions d’éthique de la psychanalyse, et nous
apercevons que les débats internes au champ psychanalytique ont pour des tas de
raisons, et quoi qu’on veuille, une influence sur ce que l’on appellera ici l’opinion,
cherchant à trouver quelques rallonges cliniques ou savantes à quelques prises de
position politiques.
36. M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales…, op. cit. et Du Père mort au
déclin du père de famille…, op. cit.
37. J. Lacan, « Les complexes familiaux » (1938), dans Autres écrits, Paris, Le Seuil,
2001.
Notes de l’ouvrage 183
38. Je rappellerai donc que la théorie du déclin du père est une théorie sociologiste
du Lacan d’avant Freud ou du Lacan d’avant sa rencontre avec Lévi-Strauss. Un
Lacan d’avant sa conversion au structuralisme ou d’avant son retour à Freud. Un
Lacan qui expliquait ce déclin de la valeur sociale de l’imago paternelle par la théorie
de Durkheim, qui avait formulé, dans son cours de Bordeaux, ce qu’il appelait la
loi de la contraction familiale. Loi qui aurait fait passer la famille occidentale de
ses formes larges et harmonieuses au résidu de famille que Durkheim croyait (mais
à tort) avoir sous les yeux, non pas dans notre monde hypermoderne évidemment,
mais dans la société conjugale du xixe siècle, qu’il considérait – parce que conju-
gale et non plus domestique – comme une société grosse d’anomie et de patho-
logies morbides, au premier rang desquelles le suicide. Parti à la recherche d’une
suppléance scientifique à la théorie du Père mort et inconscient de Freud qu’il
jugeait par trop mythologique, le Lacan de 1938 lui a donc substitué cette figure
sociologique du père de famille, participant plus largement aux « conditions
sociales de l’œdipisme », dont il affirmait encore la portée clinique en 1950. Et
l’enjeu de ce geste fut décisif, puisqu’il ouvre à l’évolution sociohistorique des
névroses. Mais cette théorie lacano-durkheimienne du déclin de l’imago paternelle
a perdu toute crédibilité anthropologique puisque l’on sait depuis les années 1975
(compte tenu des recherches de terrain historiques et démographiques, menées
d’abord par l’École de Cambridge puis par les chercheurs de l’Europe du Sud),
qu’en Europe la forme dominante de la famille fut de tout temps et en tous lieux
la forme conjugale. Ainsi, on sait, ou on devrait savoir, qu’il n’y eut jamais de
contraction historique de la famille en Occident. Autant dire que la théorie lacano-
durkheimienne du déclin social de l’imago du père, comme donc ses incidences
cliniques, a perdu ses assises anthropologiques depuis près de cinquante ans.
Et c’est pour une grande part à l’ignorance de l’avancée du savoir en sciences
sociales sur ce point que cette thèse du déclin du père doit aujourd’hui encore sa
reconduction dans le champ freudien.
Alors je m’attarde sur cette question du déclin des sociétés occidentales et plus
particulièrement sur celle du déclin du père car, énoncée par le jeune Lacan, elle
émergea dans l’ambiance des années 1930 où les jeunes intellectuels de droite,
dont ceux de l’Action française, étaient prompts à promouvoir l’amour du roi et
de l’autorité, contre les méfaits de la République ou de la démocratie, et plus
généralement contre ce qu’ils appelaient le déclin de l’Occident selon le titre de
l’ouvrage d’Oswald Spengler (Paris, Gallimard, 1931 et 1933). Spengler qui reste
comme l’un des inspirateurs de l’idéal de la révolution conservatrice, anticapitaliste
et nationaliste préparant ces formes autoritaires de l’État qui allaient prendre en
Europe le visage totalitaire du nazisme et du stalinisme.
Côté stalinien, on peut remarquer qu’un des chantres de l’hypermodernité, le
célèbre sociologue Zygmunt Bauman (1925-2017, professeur à l’université de
Leeds) qui voyait de la liquidité morbide partout, affirmait en contrepartie aper-
cevoir le moment « dur » des structures sociales dans le rétroviseur de sa longue vie
– où nous l’apercevons effectivement comme un redoutable commissaire politique
au sein des services de renseignement militaire staliniens dont nous n’avons aucun
doute sur la solidité. Solidité aujourd’hui bien actualisée par la version de l’autorité
guerrière de son collègue du kgb, incarnant le maître de la Russie moderne, et
parti pour le malheur de l’Europe dans une sanglante guerre de conquête mobili-
sant au passage les idéaux de l’orthodoxie. Russie, à propos de laquelle il faut donc
admettre qu’après plus de quatre-vingts ans de communisme visant en particulier
à faire advenir un homme nouveau, c’est-à‑dire un homme sans Dieu, elle est, sous
184 Lacan presque queer
nos yeux et avec une vitesse foudroyante, redevenue très orthodoxe et très impé-
rialiste. Ce qui oblige au passage et une fois de plus à conclure à l’idée simple selon
laquelle l’homme sans Dieu n’a jamais existé, ni en urss ni dans les sociétés hyper-
modernes, et que nous sommes donc fondés à demander à nos collègues évolution-
nistes si, là aussi, dans cette Russie moderne menant aujourd’hui une impitoyable
guerre de conquête au cœur même de l’Europe, ils aperçoivent encore une sorte de
société liquide avec son déclin du père, selon la logique quelquefois compulsive de
ce diagnostic. Diagnostic dont l’ambition universelle suffirait d’ailleurs à le disqua-
lifier, au moins du point de vue des sciences sociales, dont la psychanalyse. Si de
ce point de vue historique on sait que le jeune Lacan du déclin du père avait bien
fréquenté quelque cercle de l’Action française, et si j’ai déjà fait remarquer que son
beau diagnostic du père humilié de 1938 est moins le résultat d’une rigoureuse
observation clinique que de sa passionnante lecture de Claudel – pour qui la
République fut une injure à l’amour du père, du pape et de l’aristocratie –, j’ai
souvent dit aussi que ce fut une des grandeurs de Lacan de se déprendre de ce
tropisme réactionnaire superbement incarné par le poète, pour laisser là sa théorie
évolutionniste de la valeur du père et épouser à partir de 1953 la théorie de la
fonction symbolique de Lévi-Strauss, d’où Lacan déduit que le père inconscient est
un pur signifiant. Un signifiant à valeur zéro, le Nom-du-père, un signifiant d’ex-
ception qui selon Lévi-Strauss « permet à la pensée symbolique de s’exercer »
(« Introduction » dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. XLIV). Ma
thèse sur ce point est que l’invention de la notion de Nom-du-père par Lacan est
un effet de l’importation, dans le champ freudien, de cette notion de signifiant à
valeur zéro, aperçue par le psychanalyste dans ce texte de Lévi-Strauss de 1950.
Mais si l’invention théorique du signifiant à valeur zéro revient donc à l’anthropo-
logue, c’est bien le psychanalyste qui, par le biais de sa clinique des psychoses, a
apporté la preuve du bien-fondé de la fonction imputée, par Lévi-Strauss, à ce
signifiant d’exception, à savoir « permettre à la pensée symbolique de s’exercer ».
Puisque, lorsque ce signifiant (baptisé Nom-du-père chez Lacan) existe dans l’uni-
vers symbolique du sujet, la pensée s’exerce selon la logique des névroses. Et lors-
qu’il en est absent, la pensée s’exerce selon la logique des psychoses. Au passage, je
rappelle d’ailleurs que l’absence, ou la forclusion, du signifiant du Nom-du-père
pour un sujet est évidemment compatible avec la présence de la personne du père
dans la famille. Inversement, l’absence du père dans la famille peut être compatible
avec la présence de ce signifiant dans l’inconscient du sujet. Il ne faut donc pas
confondre le Nom-du-père (comme signifiant) avec le père de famille, au risque de
confondre la psychanalyse avec une psychologie environementaliste, et le fils de
famille avec ce qu’il incarne à l’occasion, à savoir le sujet de l’inconscient, qui se
déduit des lois de la parole et du langage.
C’est dans ce que j’appelle son transfert à Lévi-Strauss que Lacan devint structu-
raliste et freudien sur la question du père. Car quoi de plus symbolique en effet
que le père mort ? D’où le fait que selon moi le Lacan du séminaire intitulé Le désir
et son interprétation (1958-1959) est assez peu compatible avec l’idée devenue très
actuelle selon laquelle nous serions en phase de sortie de l’âge du père, comme il est
indiqué par Miller au dos de la publication dudit séminaire, prononcé par Lacan
il y a plus d’un demi-siècle. Car, pour ce qu’il en fut de situer l’évolution de la
figure inconsciente du père à la période de ce séminaire, Lacan ne cherchait plus à
évaluer la valeur sociale du chef de famille, mais plutôt sa valeur signifiante dont
il tentait de situer la place, tout au long des déboîtements mythiques (ou religieux)
qu’a connus l’histoire mythologique des sociétés occidentales. En ce sens, je serai
Notes de l’ouvrage 185
beaucoup plus proche de l’autre idée de Miller, affirmant dans le même texte que
Lacan comprend enfin le Père comme un symptôme. Et par là, Lacan rejoignait
d’ailleurs, et de manière saisissante, le Freud de Moïse et le monothéisme. Dans cette
logique s’explique aussi assez bien que Lacan ait revisité en 1961 la question du
père humilié en retournant à la tragédie de Claudel qu’il traite comme un mythe.
39. Depuis sa conversion au structuralisme, Lacan redevenu freudien en ce point
brocarde ceux qui dans « leur quête d’“environnement” […] errent comme âmes
en peine de la mère frustrante à la mère gavante… [ou encore errent] dans cette
recherche sur une carence paternelle dont la répartition ne laisse d’inquiéter entre
le père tonnant, le père débonnaire, le père tout-puissant, le père humilié […] »
(J. Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose » (1957-1958), dans Écrits, op. cit., p. 578). Mais il serait faux de croire
pour cela que l’idée de la carence paternelle ne réapparaît plus du tout chez Lacan
puisqu’en 1972 il la reprend en ces termes-là : « É-pater. On s’est beaucoup inter-
rogés sur la fonction du pater familias. Il faudrait centrer mieux ce que nous
pouvons exiger de la fonction du père. Cette histoire de carence paternelle,
qu’est-ce qu’on s’en gargarise ! Il y a une crise, c’est un fait, ce n’est pas tout à fait
faux. Bref, l’é-pater ne nous épate plus. C’est la seule fonction véritablement déci-
sive du père » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIX (1971-1972), …ou pire, Paris,
Le Seuil, 2011, p. 208). Mais est-ce si grave ? Il poursuit avec un tranchant humo-
ristique qui indexe l’homme d’expérience : « J’ai déjà marqué […] que si le père
était un législateur, ça donnait comme enfant le président Schreber, rien de plus.
Sur n’importe quel plan, le père c’est celui qui doit épater la famille. Si le père
n’épate plus la famille, naturellement on trouvera mieux. Il n’est pas forcé que ce
soit le père charnel, il y en a toujours un qui épatera la famille dont chacun sait
que c’est un troupeau d’esclaves. Il y en aura d’autres qui l’épateront. »
40. Voir M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, op. cit.
41. Voir M. Zafiropoulos, Du Père mort au déclin du père de famille…, op. cit.
42. J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences
humaines », conférence prononcée au colloque international de l’université Johns
Hopkins (Baltimore) sur Les langages critiques et les sciences de l’homme, le
21 octobre 1966. Paru dans L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.
43. Mais si l’on veut bien retenir que le Père chez Lacan est ce signifiant à valeur
sémantique zéro qu’il baptise Nom-du-père à Rome en 1953, on comprendra que
ce signifiant est de statut multiple puisqu’il trouve d’autres Noms dans d’autres
cultures (le hau chez les Maoris, le mana en Polynésie, etc.) et que cette multipli-
cité ne caractérise donc en rien notre actualité comme on le dit souvent. La notion
de mana, au fondement de la magie et de la religion, est l’émanation de la puis-
sance spirituelle du groupe et contribue à le rassembler. Le mana est, selon Mauss,
créateur de lien social.
44. Pour ce qu’il en est du patriarcat dont on croit toujours apercevoir le para-
digme de carton-pâte dans l’Antiquité romaine et ses grandes familles, il faut
revenir à la leçon des historiens car qu’est-ce donc au juste que la famille romaine ?
« Ce n’est pas, en dépit d’une légende que Yan Thomas a entrepris de ruiner, un
clan, une grande famille patriarcale, la gens, ou un affaiblissement et un émiette-
ment de cette vaste unité archaïque. Le père de famille n’a pas cessé peu à peu d’en
être le monarque, car il ne l’avait jamais été […] Tout fils de famille, une fois
orphelin et émancipé, devient chef d’une nouvelle famille, et rien, sauf sentiments
ou stratégie familiale, ne le rattache à ses frères ou oncles : la famille est conju-
gale […]. Une fille noble hérite de l’orgueil de son père, qui l’a comme prêtée au
186 Lacan presque queer
Chapitre 1
Des anciens aux Modernes.
L’évolution de l’éthique en Occident
et l’invention du fantasme
sexes inscrite dans la culture que celle du fantasme, refermée par le sujet sur
lui-même. Sur mon analyse de la lecture par J. Butler de la théorie du phallus chez
Lacan, on peut se reporter au postlude de cet ouvrage.
13. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
14. Voir par exemple S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi »
(1921), dans Œuvres complètes, vol. XVI, Paris, Puf, 1991.
15. Pour le dire rapidement, la sublimation est selon Freud une faculté d’échanger
le but sexuel de la libido contre un autre socialement valorisé tout en gardant
l’intensité de la pulsion. Il s’agit donc d’une « aptitude » véritablement cruciale
pour ce qu’il en est de l’institutionnalisation du sujet, son adaptation sociale et
pour la production de la culture et des sociétés. J’ajoute que Freud a soutenu
durant toute son œuvre que le don de la sublimation était inégalement distribué
entre les hommes et les femmes et que les premiers avaient de ce point de vue un
avantage tel qu’il pouvait rendre compte de l’inégale distribution des genres dans
les organisations sociales (et donc motiver la domination masculine). J’ai large-
ment étudié ce point de vue plutôt misogyne de Freud dans La question féminine…
(op. cit.) et j’ai signalé clairement pourquoi il est de plusieurs points de vue
(clinique, sociohistorique et politique) scientifiquement inacceptable. Pour Lacan
la femme est au contraire la reine de la sublimation, ce qui pose très différemment
le délicat problème de son inégale distribution.
16. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 21-22.
17. S. Freud, « Le malaise dans la culture » (1929), dans Œuvres complètes,
vol. XVIII, Paris, Puf, 1994.
18. S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1950), dans La naissance
de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956.
19. Avec mon « Lacan mythologue », j’ai montré comment Lacan passe d’un point
de vue sociologiste sur la constitution du sujet de l’inconscient à un point de vue
mythologique, ce qui est tout autre chose.
20. M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, Puf, 2003.
21. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 82.
22. « […] c’est l’échange, toujours l’échange, qui ressort comme base fondamen-
tale et commune de toutes les modalités de l’institution matrimoniale. Si ces
modalités peuvent être subsumées sous le terme général d’exogamie, […] c’est à la
condition d’apercevoir, derrière l’expression superficiellement négative de la règle
d’exogamie, la finalité qui tend à assurer, par l’interdiction du mariage dans les
degrés prohibés, la circulation, totale et continue, de ces biens du groupe par
excellence que sont ses femmes et ses filles […].
Il en est donc des femmes comme de la monnaie d’échange dont elles portent
souvent le nom, et qui, selon l’admirable mot indigène, figure le jeu d’une aiguille
à coudre les toitures, et qui, tantôt dehors, tantôt dedans, mène et ramène toujours
la liane qui fixe la paille […] l’échange ne vaut pas seulement ce que valent les
choses échangées : l’échange – et par conséquent la règle de l’exogamie qui l’ex-
prime – a, par lui-même, une valeur sociale : il fournit le moyen de lier les
hommes entre eux, et de superposer, aux liens naturels de la parenté, les liens
désormais artificiels, puisque soustraits au hasard des rencontres ou à la promis-
cuité de l’existence familiale, de l’alliance régie par la règle » (C. Lévi-Strauss, Les
structures élémentaires de la parenté [1947], La Haye, Mouton, 1967, p. 549-550).
23. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
190 Lacan presque queer
24. J. Lacan, « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », dans
Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 736 ; texte commenté dans mon ouvrage La ques-
tion féminine, de Freud à Lacan, op. cit.
25. Le lien social qui se tisse entre les hommes se fonde de mille manières sur
l’accumulation des biens, qu’il s’agisse des femmes échangées entre les hommes,
des enfants ou de tous les autres biens, comme par exemple le gibier que les
Arapesh vont chasser en groupe et qui, fort perplexes face à l’un des leurs qui
voulait épouser sa sœur, expliquaient à Margaret Mead qu’on se marie pour avoir
des beaux-frères, ou encore « pour ne pas aller seul à la chasse ». Ce qui est
rapporté par Lévi-Strauss, concluant alors magistralement : « L’inceste est sociale-
ment absurde avant d’être moralement coupable. L’exclamation incrédule arrachée
à l’informateur : Tu ne veux donc pas avoir de beaux-frères ? fournit sa règle d’or
à l’état de société » (C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit.,
p. 556).
26. Ce point de vue qui remet les clés de la possibilité des échanges sociaux et donc
des organisations sociales à l’interdit fondamental de l’inceste avec la mère permet
de comprendre l’existence même de la logique des échanges et des structures de
parenté qui lui sont postérieures. Qu’on les observe au plan ethnologique ou
encore, faut-il le préciser, pour ce que l’on appelle, avec plus ou moins de bonheur,
les nouvelles formes de famille ou d’alliance qui apparaissent sans cesse, comme
celles du mariage unissant des personnes de même sexe, et qui elles aussi sont
soumises à la loi sociologique des échanges. Quel que soit ce qui s’échange dans
l’échange (qu’il s’agisse d’objets, de paroles, de corps sexués de mille manières). On
comprend alors que l’anthropologie structurale n’est pas sans ressources pour
rendre compte de l’émergence des nouvelles structures de parenté, contrairement
à ce qu’imaginent volontiers les poststructuralistes dont d’ailleurs, et comme j’y
reviendrai plus loin, J. Butler allant jusqu’à poser la théorie des structures comme
un obstacle à l’invention même des nouvelles formes de l’échange familial ou
matrimonial. D’où un nouveau ressort, et notamment chez les Anglo-Saxons, pour
enjamber le structuralisme, alors même que l’on constate combien les effets du
mariage pour tous furent somme toute assez facilement absorbés par les structures
de régulation juridiques du mariage en Occident. De même que les innovations
touchant à l’adoption, la pma, etc. Et quoi qu’il en soit des réticences de l’opinion
publique, qui en définitive s’effacent assez rapidement ; même si les associations
queer ont dû pour cela développer de nombreuses luttes et mouvements sociaux.
27. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 83.
28. « À ce point de jonction de la nature à la culture que l’anthropologie de
nos jours scrute obstinément, la psychanalyse seule reconnaît ce nœud de servitude
imaginaire que l’amour doit toujours redéfaire ou trancher » (J. Lacan, « Le stade
du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans
l’expérience psychanalytique » [1949], dans Écrits, op. cit., p. 100. Texte que j’ai
commenté dans le chapitre III de Lacan et les sciences sociales, Paris, Puf, 2001).
29. Sur ce double transfert, voir M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss (op. cit.) et
Du Père mort au déclin du père de famille. Où va la psychanalyse ?, Paris, Puf, 2014.
30. J. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », dans Écrits, op. cit. Voir sur ce point
M. Zafiropoulos « Ce que Lacan disait de Totem et tabou », Research in Psychoana-
lysis, n° 21, 2016, p. 117-125.
31. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
32. Ibid., p. 84.
33. Ibid., p. 85.
Notes de l’ouvrage 191
34. J. Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p.145. Ce point
est commenté mais autrement par Éric Marty, Le sexe des Modernes, Paris, Le Seuil,
2021, p. 31.
35. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 92 (je souligne).
36. Ibid.
37. Voir sur ce point M. Zafiropoulos, Les mythologiques de Lacan, vol.1, op. cit.
38. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
39. S. Freud, « Le malaise dans la culture », op. cit.
40. Ibid., p. 295.
41. Ibid., p. 331.
42. Ibid.
43. Ibid., p. 298.
44. Pour plus d’informations sur ce que désigne la notion de phallus chez Lacan,
on peut se reporter au premier chapitre de mon ouvrage Les mythologiques de
Lacan, vol. 1, op. cit., p. 33 et suivantes, intitulé « La visite du mythe d’Œdipe et
la révolution du phallus ».
45. Très schématiquement et comme déjà dit, j’insiste sur le fait que l’opposition
entre être et avoir recouvre largement chez le Lacan de l’époque l’opposition
féminin/masculin quel que soit le classement anatomique du sujet.
46. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 101. Sur ce point j’ajoute que
mon analyse du héros masochiste qui refuse le meurtre du frère et se fige dans
l’impuissance ne dément pas cette analyse de Lacan. Voir M. Zafiropoulos, L’œil
désespéré par le regard. Sur le fantasme, Paris, Arkhê, 2009.
47. Ou de (a) vers j pour l’écrire en algèbre lacanien.
48. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 11.
49. Ibid., p. 31.
50. Ibid., p. 32
51. Ibid., p. 64.
52. S. Freud, « Lettres à Wilhelm Fliess, lettre n° 52 du 6 décembre 1896 », dans
La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1973.
53. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 65.
54. Ibid.
55. Voir mon commentaire des « Complexes familiaux » et spécialement du
complexe d’intrusion dans M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales, op. cit.
56. Sur ce point voir aussi Lacan et les sciences sociales, op. cit.
57. Cf. M. Zafiropoulos, « Psychanalyse et création artistique : la nocivité de
l’œuvre d’art », dans P.-L. Assoun et M. Zafiropoulos (sous la direction de), La
règle sociale et son au-delà inconscient, Paris, Anthropos, 1994. Pour illustrer ce que
j’appelle en forçant le trait les goulags de la sublimation, j’ai quelquefois évoqué à
des fins propédeutiques le paradigme des musées où se précipitent volontiers les
foules contemporaines, ou encore les salles de concert, de cinéma ou, plus
modernes, la pluralité des écrans Internet où semble proliférer de manière inédite
un nuage d’images que l’on dira indénombrable.
58. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre, Paris,
Le Seuil, 2006, p. 226.
59. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXV (1977-1978), Le moment de conclure, leçon
du 11 avril 1978 (non publié).
60. M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, op. cit.
61. C. Lévi-Strauss, « Introduction », dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie,
Paris, Puf, 1950, p. XLIX-L.
192 Lacan presque queer
Chapitre 2
Freud et Lacan lecteur de Luther
1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre, Paris,
Le Seuil, 2006, p. 225.
2. Ibid., p. 224.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 225.
5. Ibid.
6. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse,
Paris, Le Seuil, 1986, p. 225.
7. M. Zafiropoulos, La question féminine, de Freud à Lacan. La femme contre la
mère, Paris, Puf, 2010.
8. S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), dans Œuvres
complètes, vol. XVI, Paris, Puf, 1973.
9. J. Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 225.
10. Lacan évoque une note de Freud indiquant que dans la vie amoureuse les
Anciens mettaient l’accent sur la tendance elle-même, alors que nous, nous le
mettons sur son objet. Et à nous reporter à la note ajoutée en 1910 par Freud aux
Trois essais (1905), nous lisons bien en effet que « La différence la plus marquante
entre la vie amoureuse du monde antique et la nôtre réside sans doute dans le fait
que les anciens mettaient l’accent sur la pulsion elle-même, alors que nous le
plaçons sur l’objet. Les anciens célébraient la pulsion et étaient prêts à vénérer en
son nom un objet de valeur inférieure, alors que nous méprisons l’activité pulsion-
nelle en elle-même et ne l’excusons qu’en vertu des qualités que nous reconnais-
sons à l’objet » (S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll.
« Folio », 2000, p. 56).
11. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
12. Ibid., p. 117.
13. J. Lacan, « Les complexes familiaux » (1938), dans Autres écrits, Paris, Le Seuil,
2001, p. 61.
14. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 111.
15. Ibid.
16. Ibid.
17. Le jeune Lacan qui reprenait volontiers alors la théorie de la néoténie humaine
de Bolk (1926) et mettait l’accent sur l’incomplétude du nourrisson et plus géné-
ralement sur la déhiscence de l’homme.
18. Les citations rapportées ici sont extraites de la biographie rédigée par Ivan
Gobry et intitulée Luther (Paris, La Table ronde, 1991), très riche en ce domaine.
L’auteur fut professeur de philosophie à l’université de Reims et à l’université
catholique de Paris. Naturellement, beaucoup d’autres ouvrages dédiés à Luther
doivent être consultés pour ceux qui veulent prendre la mesure de l’immense rôle
historique qui revint au prêtre et professeur de Wittenberg. Je n’ai pas ici déve-
loppé ce rôle car je l’imagine au moins pour une part bien connu, et j’ajoute que
mon propos est ici limité à donner un peu de corps (c’est le cas de le dire) au point
de capiton réalisé par Lacan entre Luther et la psychanalyse. D’où le choix de
l’ouvrage de Gobry, dont les citations reprenant le plus souvent des paroles de
Luther sont indexées ici par « G. » suivi du numéro de page.
19. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 111-112.
Notes de l’ouvrage 193
20. S. Freud : « Une névrose diabolique au xviie siècle » (1922), dans Œuvres
complètes, vol. XVI, Paris, Puf, 1991.
21. Pour d’autres lectures de Luther, on pourra notamment se reporter à Martin
Luther, un destin (Paris, Puf, 1928), ouvrage de Lucien Febvre, l’un des pères de
l’École des Annales. L’ouvrage fut sans cesse réédité, et signale clairement les
ressorts les plus sûrs du destin de l’Augustin de Wittenberg, cherchant les moyens
d’échapper aux terreurs, aux tourments, aux crises d’anxiété qui le consumaient.
Lui qui « a été l’artisan, solitaire et secret, non pas de sa doctrine, mais de sa tran-
quillité intérieure ». Revenant lui aussi sur la révélation illuminant Luther dans les
latrines de la tour de Wittenberg, Febvre tranche sur les particularités des condi-
tions de la découverte, et sur sa valeur thérapeutique, très éloignée de l’efficacité
de quelques argumentations de plus : « Comment donc sortir du doute, du déses-
poir, et de l’effroi […] Une anxiété comme celle qu’éprouvait Luther, quelle argu-
mentation l’aurait apaisée ? C’était un remède qu’il fallait au moine. C’est un
remède qu’il trouva ou, plus exactement, une thérapeutique » (L. Febvre, Martin
Luther, un destin, op. cit., p. 31-32).
Fort de cette perspective de l’historien, j’ai moins de réticences à présenter ma
rapide analyse du cas Luther comme une tentative de guérison, même si je sais
bien qu’il serait parfaitement injuste de réduire son œuvre à cet aspect des choses,
peut-être trop souvent pourtant passé sous silence dans d’autres travaux le concer-
nant. Car si l’histoire ne se résume pas à la subjectivité de qui que ce soit, elle en
est tout de même quelquefois bien affectée.
Cela dit, j’ajoute que l’on doit se garder d’embarquer l’autorité de Lucien Febvre
dans notre point de vue sans plus de précautions, puisque l’historien rejetait volon-
tiers l’abord freudien du prêtre en ces termes : « Un Luther freudien par avance,
on en devine si bien l’aspect qu’on ne se sent, lorsqu’un chercheur impavide en
place l’image devant nos yeux, aucune curiosité d’en prendre connaissance. Et
d’ailleurs, avec la même aisance, ne saurait-on faire un Freud luthérien, je veux
dire, noter combien le père, devenu célèbre, de la psychanalyse traduit un des
aspects permanents de cet esprit allemand qui s’incarne en Luther, avec tant de
puissance ? Laissons cela » (ibid., p. 22). Les points de vue sur Luther sont multi-
ples, et celui de Lucien Febvre reçut force critiques, au motif notamment d’avoir
trop mis l’accent sur l’incarnation par Luther de l’esprit allemand. L’époque était
celle de l’entre-deux-guerres, l’esprit du temps aurait par trop marqué le texte de
l’historien. Mais laissons cela, et n’allons pas de critiques en critiques, car ce que
l’on peut au moins retenir, c’est cette phrase conclusive de l’historien : « Puisque
Luther, dès le début, a entrelacé l’histoire de ses crises à celle de sa pensée, cher-
chons à comprendre ce qu’un tel amalgame représentait pour lui. » C’est bien ce
que nous esquissons ici. Mais retenons aussi qu’en n’y étant pas vraiment favo-
rable, Lucien Febvre témoigne du fait que l’idée d’un Luther freudien ou d’un
Freud luthérien vient d’assez loin, même si elle peut apparaître aujourd’hui comme
surprenante car peu courante.
22. Sur la clinique de la mélancolie, voir notamment M. Zafiropoulos, Le symp-
tôme et l’esprit du temps, Sophie la menteuse, la mélancolie de Pascal… et autres contes
freudiens, Paris, Puf, 2015, chapitre II : « Le cauchemar mélancolique, les troubles
du sommeil, le suicide et le triomphe de l’objet a ».
23. M. de Certeau, « Ce que Freud fait de l’histoire. À propos de “Une névrose
démoniaque au xviie siècle” », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 25e année,
n° 3, 1970, p. 654-667.
24. S. Freud : « Totem et tabou » (1912-1913), dans Œuvres complètes vol. XI,
Paris, Puf, 1998.
25. Voir M. Zafiropoulos, « Ce que Lacan disait de Totem et tabou », Research in
Psychoanalysis, n° 21, 2016.
26. « Il est bien connu que l’or dont le diable fait cadeau à ses amants se change
en excréments après son départ, et il est certain que le diable n’est rien d’autre que
la personnification de la vie pulsionnelle inconsciente refoulée » (S. Freud,
« Caractère et érotisme anal » [1908], dans Névrose, psychose et perversion, Paris,
Puf, 1973, p. 147).
27. M. Zafiropoulos, Les mythologiques de Lacan, vol. 2, Œdipe assassiné ? Œdipe
roi, Œdipe à Colone, Antigone, Toulouse, érès, 2019, p. 152-154.
28. M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904), Paris, Pocket,
1991.
29. J. Lacan, « Conférence donnée au Musée de la science et de la technique de
Milan, le 3 février 1973 », parue dans Lacan in Italia, 1953-1978, Milan, La Sala-
mandra, 1978, p. 58-77.
Chapitre 3
Fantasme et sublimation :
une même structure
1. Ce n’est évidemment pas Luther qui a inventé le Diable mais il lui a donné une
place jusque-là inédite en Occident ; voir R. Muchembled, Une histoire du diable,
Paris, Le Seuil, 2000.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse,
Paris, Le Seuil, 1986, p. 112.
3. S. Freud, « Caractère et érotisme anal » (1908), dans Névrose, psychose et perver-
sion (1908), Paris, Puf, 1973, p. 147.
4. Lettre de S. Freud à J.J. Putnam du 14 mai 1911, dans N.G. Hale (éd.), L’in-
troduction de la psychanalyse aux États-Unis : Correspondance de James Jackson
Putnam avec Freud, Jones, Ferenczi, William James et Morton Prince, Paris, Galli-
mard, 1978, p. 148.
5. S. Freud, « Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique
entre les sexes » (1925), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969.
6. Pour ce qui concerne ce que Lacan appelait la « misogynie de Freud », voir
M. Zafiropoulos, La question féminine, de Freud à Lacan, Paris, Puf, 2010.
7. S. Freud, Le malaise dans la culture, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1995, p. 46.
8. Lettre de S. Freud à J.J. Putnam, dans N. G. Hale (éd.), L’introduction de la
psychanalyse, op. cit., p. 149.
9. Lettre de S. Freud à J.J. Putnam du 30 mars 1914, ibid., p. 200. Les deux
dernières références à la correspondance avec Putnam sont tirées de la très systé-
matique lecture de l’œuvre freudienne réalisée par Alain Delrieu (Sigmund Freud.
Index thématique, Paris, Economica-Anthropos, 2008, p. 1582-1587, 3e édition).
10. Ibid.
11. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 118.
12. Ibid., p. 118-119.
Notes de l’ouvrage 195
13. Voir sur ce point mon article : « Psychanalyse et création artistique : la nocivité
de l’œuvre d’art », dans P.-L. Assoun et M. Zafiropoulos (sous la direction de), La
règle sociale et son au-delà inconscient, Paris, Anthropos, 1994.
14. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 119.
15. Ibid. Minnesang veut dire en allemand « chant d’amour » et désigne la poésie
courtoise allemande née dans la société aristocratique de la Vienne des xiie et
xiiie siècles. Dans ce corpus l’aimée n’est jamais l’épouse mais la suzeraine et
l’amant le vassal qui est à son service. La récompense, quasiment jamais atteinte,
est de jouir du corps de l’aimée, mais dans cette logique l’amour vrai, étant une
source de perfection, conduit à Dieu.
16. Pour bien comprendre ce point et approfondir, on pourra se reporter au
chapitre V de mon précédent ouvrage (Les mythologiques de Lacan, vol. 2, Œdipe
assassiné ?, Toulouse, érès, 2019), chapitre intitulé « Le deuil du phallus » (p.135-
167) où je mets au jour la manière dont Lacan rend compte de la mécanique
aboutissant à la production des images du fantasme. Pour Lacan, reprenant la
logique de Sophocle qu’il oppose à celle de Freud, la castration ne relève pas d’une
volonté menaçante du père, c’est bien plus justement, et comme l’illustre Œdipe
se crevant les yeux, une automutilation. Dans ce deuil d’une part de lui-même, le
sujet réalise le sacrifice de son être comme entier (phallique). Et de là procède
l’érection du signifiant-carrefour dans son monde (le phallus symbolique). Mais
aussi, et parce que ce sacrifice est incomplet, prolifèrent les images incluses dans le
fantasme (les ghosts, l’ombre de l’or de l’avare, les figures égrenées dans le fantasme
d’Alvare, le protagoniste du Diable amoureux de Cazotte, Biondetto le page deve-
nant la belle Biondetta, etc.). Toutes ces figures, explique Lacan, sont autant de
fantômes de cette part de l’être phallique du sujet (être entier, moi idéal-typique)
auquel celui-ci serait resté attaché, et qui forment, dans le fantasme, autant
d’écrans le séparant de sa propre jouissance. Étant entendu que, par le chemin du
fantasme, l’homme moderne, en ce sens forcément célibataire, ne fait rien d’autre
qu’étreindre quelques images de lui-même. Mais pour que cette théorie de la stra-
tégie de récupération via ces images soit admissible, encore fallait-il établir une
stricte équivalence entre la valeur imaginaire du moi perdue dans le deuil du
phallus, et les objets du fantasme.
17. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 124.
18. Ibid., p. 134.
19. « Mais la faiblesse [de la sublimation] réside en ceci qu’elle n’est pas d’une
utilisation générale, qu’elle n’est accessible qu’à peu d’hommes » et « elle ne peut
pas accorder une parfaite protection contre la souffrance » (S. Freud, Le malaise
dans la culture, op. cit., p. 22-23).
20. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 92.
21. Ibid., p. 176.
22. Ibid., p. 178.
23. Ibid.
24. Ibid., p. 181. Voir également H. Rey-Flaud, La névrose courtoise, Paris, Navarin,
1983.
25. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 181.
26. Ibid.
27. Ibid.
28. Ibid, p. 144.
29. Ibid., p. 155.
30. Ibid., p. 150.
196 Lacan presque queer
corps propre. Sur l’analyse du stade du miroir, voir M. Zafiropoulos, Lacan et les
sciences sociales. Le déclin du père, Paris, Puf, 2001. Cette théorie du stade du miroir
qui revient à Wallon fut importée par le jeune Lacan dans le champ psychanaly-
tique avec toutes sortes d’immenses conséquences cliniques.
37. Voir M. Zafiropoulos, « Le deuil du phallus » (chapitre V), dans Les mytho
logiques de Lacan, vol. 2, op. cit., p. 135 et suivantes.
38. Ovide, L’art d’aimer, Paris, Classiques Garnier, 1927.
39. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet, Paris,
Le Seuil, 1994. L’analyse de Lacan du cas de la jeune homosexuelle est commentée
dans le huitième chapitre de mon ouvrage La question féminine, op. cit., p. 117 et
suivantes.
40. S. Freud, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » (1920),
dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973.
41. La subjectivité de notre époque met particulièrement bien en scène cette situa-
tion, sous les traits du thérapeute de la très célèbre série En thérapie (2021), qui ne
peut atteindre l’analysante dont il est tombé amoureux.
42. La naissance de la psychanalyse (Paris, Puf, 1956) est la traduction française
d’un ouvrage pour lequel Anna Freud et Ernst Kris (et Marie Bonaparte) ont réuni
un ensemble (expurgé) de lettres écrites par Freud à W. Fliess. L’ouvrage est depuis
quelques années au cœur d’un débat, portant notamment sur des regrets, qui
auraient été exprimés par Freud, sur son abandon de la théorie de la séduction de
l’enfant (par l’adulte) au profit de la théorie du fantasme de l’enfant. Théorie de la
séduction rejetée par sa fille et donc censurée dans l’ouvrage.
Chapitre 4
Le christocentrisme de Freud,
l’amour du prochain et la question
de la jouissance
37. Ibid.
38. Ibid., p. 235.
39. Ibid., p. 256.
40. Ibid., p. 262.
41. Ibid., p. 263.
42. Ibid.
43. Ibid.
44. Ibid., p. 264.
45. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IX (1961-1962), L’identification, inédit.
46. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 264.
47. Ibid., p. 269.
48. Voir sur ce point M. Zafiropoulos, La question féminine, de Freud à Lacan. La
femme contre la mère, Paris, Puf, 2010.
49. Sur l’analyse de La Vénus à la fourrure, voir mon ouvrage L’œil désespéré par le
regard, op. cit.
50. Voir M. Zafiropoulos (chapitre V), « Gaël : le goût du rhum et le fétiche de
cuir », dans Le symptôme et l’esprit du temps, Paris, Puf, 2015, p.131-147.
51. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 269.
52. Ibid., p. 270.
53. Ibid., p. 279.
54. Ibid., p. 232.
Chapitre 5
Le choix d’Antigone ou l’au-delà des biens
et du bien
12. Ibid.
13. Ibid., p. 353.
14. Ibid., p. 346.
15. Ibid., p. 347.
16. Ibid., p. 351.
17. J. Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, Paris, epel Éditions, 2003. Ce
livre fut d’abord publié dans l’année 2000 par Columbia University Press, New
York, sous l’intitulé Antigone’s Claim, Kinship between Life and Death.
18. Voir sur ce point mon analyse d’Antigone au chapitre 3 d’Œdipe assassiné ?
(op. cit., p. 85-113) et dans le postlude de cet ouvrage, qui notamment commente
le texte de J. Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, op. cit.
Conclusion
1. Sur ce point, on peut se reporter à mon analyse d ’Antigone, la tragédie où Créon
devenu roi donne des ordres au nom de son pouvoir de tyran, contre l’anarchie et
pour la discipline. Discipline qu’il veut voir régner dans la cité comme dans sa
maison puisque pour lui ces deux ordres marchent à l’amble, comme il l’énonce à
son fils transi d’amour pour Antigone : « Oui, voilà bien, mon fils, la règle à garder
au fond de ton cœur : te tenir là, toujours derrière la volonté paternelle. C’est pour
cela justement que les hommes souhaitent d’avoir à leurs foyers des fils dociles
sortis d’eux […] L’homme qui se comporte comme il le doit avec les siens se
montrera également l’homme qu’il faut dans sa cité […] Il n’est pas, en revanche,
fléau pire que l’anarchie. C’est elle qui perd les États, qui détruit les maisons, qui,
au jour du combat, rompt le front des alliés et provoque les déroutes ; tandis que,
chez les vainqueurs, qui donc sauve la vie en masse ? La discipline » (Sophocle,
Antigone, édition bilingue, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 107).
Comme on le vérifie, Créon parle du point de vue du père de famille (qui voudrait
avoir des fils dociles en son foyer) et du maître de la cité, ce qui ne va pas très bien
avec l’idée souvent exprimée de faire de la tragédie une scène où s’opposent le
devoir pour la cité et le devoir pour la famille. « La tragédie exprime cette tension
entre l’oikos et la cité », indique par exemple Pierre Vidal-Naquet dans la préface à
l’édition citée, et il affirme de plus que cette pièce « est l’exemple le plus célèbre de
cette tension ». Eh bien, ce que l’on aperçoit ici c’est que Créon plaide au nom des
deux, car il plaide plus généralement du point de vue du service des biens.
2. J’ajoute naturellement et comme on va encore le préciser que cette position de
gardien de la cage ou de la reproduction sociale ne doit prévaloir du point de vue
de Lacan pour aucun psychanalyste, et ceci quel que soit le choix sexuel de celui
qui s’adonne à la psychanalyse, puisque ce registre du choix sexuel ne présume en
rien des choix concernant les autres registres de l’éthique comme il est facile de le
constater pour ce qui concerne l’ambition sociale, l’exercice du pouvoir dans le
champ intellectuel ou pas, et plus généralement dans le champ de la reproduction
sociale ou enfin des choix politiques.
3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse,
Paris, Le Seuil, 1986, p. 208-209.
4. J. Lacan, « Réponse aux avis manifestés par les membres de l’École sur sa propo-
sition du 9 octobre ». Réponse orale, 6 décembre 1967, transcrite par le docteur
Solange Faladé, p. 5. Texte repris et modifié sous le titre « Discours à l’École freu-
dienne de Paris », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 272-273.
Notes de l’ouvrage 201
personnes qui font appel à elles vers des psychologues, voire des psychanalystes
friendly, supposés garantir une sorte de safe psychanalyse, écartant le risque de l’em-
prise de la normalisation hétérosexuée, mais risquant du même coup d’entraîner
l’analysant vers une sorte de complicité intra-communautaire reconduisant les symp-
tômes du sujet ou encore sa cage fantasmatique, d’où il tient son choix sexuel. Le
risque est en effet qu’à force de privilégier le safe, il ne se passe pas grand-chose dans
ces analyses. Mais il se pourrait aussi que ces nouveaux dispositifs fournissent
quelques trouvailles aux fondements de la queer psychanalyse que quelques-uns
cherchent à édifier, comme je l’ai rappelé en introduction. Tout devra tourner autour
des écrits à paraître, comme l’écrivait Lacan en 1973 dans sa « Note italienne » (dans
Autres écrits, op. cit., p. 311). Ceci vaut évidemment pour toutes les sortes de compli-
cités, y compris hétérosexuelles, conduisant des associations de psychanalystes à
sélectionner leurs propres membres en fonction de quelques traits jugés dignes ou
pas de la fonction. Longtemps, ceux qui étaient sujets à l’homosexualité ne furent
pas admis au rang de psychanalystes par les associations, et il se peut que cette
pratique demeure au moins pour une part. Ce qui de mon point de vue n’est aucu-
nement justifiable, et pour toutes les raisons évoquées dans cet ouvrage, qui porte
aussi sur la fin des analyses, autant dire sur la formation des psychanalystes, ou ce
que l’on appelle encore la psychanalyse didactique.
25. P. Harmange, Moi les hommes, je les déteste, Nantes, Monstrograph, avril 2020.
Moi les hommes, je les déteste est un texte de Pauline Harmange argumentant, de
manière consternante de vacuité, sur les bienfaits de la misandrie et dont le succès
obtenu sur les réseaux sociaux lui a, semble-t-il, valu d’être réédité par les éditions
Le Seuil en octobre 2020.
26. É. Toledano, O. Nakache, En thérapie, Arte, 2021.
27. Certaines associations de psychanalystes prônent volontiers qu’après installa-
tion et au bout de quelques années de pratique, le professionnel s’engage dans une
série de tranches organisées sous la forme de retour périodique à l’expérience pour
lui-même. Le psychothérapeute de la série En thérapie et son contrôleur endossent
ce type de formule du retour périodique, ici précipité par le fiasco du thérapeute,
dont la cage du fantasme est homogène à celle de son cabinet, où il a vu sa percep-
tion du monde se restreindre au cours de ses années d’exercice. L’éloignant notam-
ment du lien avec ses collègues et avec ceux-là mêmes qui vivaient dans le reste de
l’appartement familial : sa femme, ses enfants, etc. Ce point de vue paraît très sage
mais aboutit en fait à une analyse sans fin, et se retrouve sous la plume de Freud
énonçant : « Il n’y aurait pas lieu de s’étonner si, chez l’analyste lui-même, du fait
du commerce incessant avec tout le refoulé qui, dans l’âme humaine, lutte pour sa
libération, se voient arrachées à leur sommeil toutes ces revendications pulsion-
nelles qu’il peut habituellement maintenir dans l’état de répression. Ce sont là
aussi des “dangers de l’analyse” […] et l’on ne devrait pas omettre de les affronter.
De quelle manière, cela ne fait aucun doute. Chaque analyste devrait périodique-
ment, par exemple tous les cinq ans, se constituer à nouveau objet de l’analyse,
sans avoir honte de cette démarche. Cela signifierait donc que l’analyse personnelle
elle aussi, et pas seulement l’analyse thérapeutique pratiquée sur le malade, cesse-
rait d’être une tâche ayant une fin pour devenir une tâche sans fin » (« L’analyse
avec fin et l’analyse sans fin » (1937), dans S. Freud, Résultats, idées, problèmes II,
Paris, Puf, 1985, p. 265). Ce point de vue est évidemment très éloigné de ce qu’ar-
ticule Lacan sur l’éthique de la psychanalyse, les buts moraux de l’expérience, la fin
de l’analyse et donc sur l’analyse didactique, comme je l’ai longuement montré ici,
car l’événement de la passe, qui marque dans sa perspective l’issue de la cure et la
Notes de l’ouvrage 203
Postlude
1. J. Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, Paris, epel éditions, 2003,
édition Kindle.
2. « Sous cet éclairage, il devient intéressant de remarquer qu’Antigone, qui clôt le
drame œdipien, échoue à en produire une clôture hétérosexuelle, et cela pourrait
indiquer la direction pour une théorie analytique qui prendrait Antigone comme
point de départ » (ibid., édition Kindle, emplacement 1547).
3. M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, Puf, 2003.
4. « L’État n’apparaît pas dans la lecture que Lacan fait d ’Antigone, ni même dans
celle de Lévi-Strauss avant » (ibid., emplacement 242).
5. C. Lévi-Strauss, « Introduction », dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie,
Paris, Puf, 1950, p. XLIX.
6. « Un certain ordre social est basé, plutôt, sur une structure de communicabilité
et d’intelligibilité comprises sur un plan symbolique. Et bien que pour ces deux
théoriciens [Lacan et Lévi-Strauss] le symbolique ne soit pas la nature, il institue
néanmoins la structure de la parenté selon des voies qui ne sont pas précisément
malléables » (J. Butler, Antigone…, op. cit., emplacement 243).
7. « Bien que Hegel prétende que son acte est opposé à celui de Créon, les deux
actes sont plus en miroir qu’ils ne s’opposent l’un à l’autre, suggérant que si l’un
représente la parenté et l’autre l’État, ils ne peuvent effectuer cette représentation
qu’en devenant chacun impliqué dans l’expression de l’autre. En parlant à Créon,
elle devient virile » (ibid., emplacement 212).
8. J. Lacan, Les complexes familiaux (1938), Paris, Navarin éditeur, 1984, p. 65.
9. J. Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du
« sexe », Paris, Éditions Amsterdam, 2018.
204 Lacan presque queer