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Lacan presque queer

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Du même auteur

Les mythologiques de Lacan 2


Œdipe assassiné ?
Œdipe roi, Œdipe à Colone, Antigone
ou L’inconscient des modernes
érès, 2019
Les mythologiques de Lacan
La prison de verre du fantasme : Œdipe roi,
Le diable amoureux, Hamlet
érès, 2017
Le symptôme et l’esprit du temps
Sophie la menteuse,
la mélancolie de Pascal... et autres contes freudiens
Puf, 2015
Du Père mort au déclin du père de famille
Où va la psychanalyse ?
Puf, 2014
Lacan et Lévi-Strauss
ou le retour à Freud (1951-1957)
Puf, 2014
La question féminine, de Freud à Lacan
La femme contre la mère
Puf, 2010
L’œil désespéré par le regard
Sur le fantasme
Arkhê, 2009
Lacan et les sciences sociales
Le déclin du père (1938-1953)
Puf, 2001
Tristesse dans la modernité
De l’idéal phamacologique
à la clinique freudienne de la mélancolie
Economica, 1996
Markos Zafiropoulos

Lacan presque queer


L’éthique de l’homme occidental
et les buts moraux de la psychanalyse

Entre les Lignes


J’adresse mes plus vifs remerciements à René Sarfati pour l’atten-
tion avec laquelle il a bien voulu relire le manuscrit de ce livre, de
même qu’à Lionel Le Corre et à mes éditeurs Jean-Claude Aguerre
et Marie-Françoise Dubois-Sacrispeyre.

Conception de la couverture :
Anne Hébert

Version PDF © Éditions érès 2023


CF - ISBN PDF : 978-2-7492-7825-4
Première édition © Éditions érès 2023
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse, France
www.editions-eres.com

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Table des matières

Introduction. ................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Les queers à l’ecf : critique de la psychanalyse comme science de
l’inconscient hétéropatriarcal – La cage de l’épistémologie binaire –
J.-A. Miller et le temps des trans – E. Marty : Le sexe des Modernes
– Derrida et le poststructuralisme – French Theory – Les exigences
queer – En thérapie – Sortir de la cage dit-il : oui mais laquelle ?

1. Des Anciens aux Modernes


L’évolution de l’éthique en Occident
et l’invention du fantasme . ................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Œdipe : un Lacan queer – La jouissance de la mère – La cage du
fantasme – L’inceste primaire mère-fils, la grande trouvaille de Freud
– L’inceste secondaire père-fils – Lacan, Freud et Lévi-Strauss :
l’interdit de l’inceste – Reprise de la conversation avec l’ethnologue
– L’éloignement – Inédit : le principe de plaisir comme condition
de l’interdit, de la loi et du fantasme – Aimer son prochain comme
soi-même – Hamlet, le spectateur embastillé – Faire flamber le désir
– Le désir de mort – La cause du fantasme – La mère originaire – Le
père diabolique – Le Nebenmensch – La Chose – Il n’y a pas de rapport
sexuel – Pourquoi interdire l’inceste si le rapport sexuel n’existe pas ?

2. Freud et Lacan lecteur de Luther.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63


Freud et l’éthique du protestantisme – Lacan, lecteur de Luther – La
Chose extime – Le silence absolu – Le cri – L’être féminin – Le rien
– Sublimation et féminité – La question féminine – Vie amoureuse
des Anciens : la pulsion – L’objet et la vie amoureuse des Modernes
– La crise mentale d’où est sorti le freudisme – Luther, la dérive –
La déréliction : l’homme est un déchet tombé de l’anus du diable
– L’engendrement diabolique de l’homme – Renverser le diable
206 Lacan presque queer

– Mélancolie d’un peintre du xviie – La Chose merdeuse – Une névrose


démoniaque – L’homme est un fugitif et un prisonnier – Fixation
anale de l’avare – Psychanalyse et développement du capitalisme

3. Fantasme et sublimation :
une même structure. ................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
La pulsion, reine de la modernité – Sublimer la pulsion : but de
la psychanalyse pour Freud et mirage supplémentaire pour Lacan
– La sublimation : l’objet élevé à la dignité de la Chose – L’amour
courtois – L’objet féminin inaccessible – L’objet narcissique
– Un autre soi-même – Un voisin – Un bon voisin – Sublimer
est faire apparaître quelque chose au lieu du vide – La Chose
– Le vide – L’art – La religion – La science – S’organiser pour
ne pas rejoindre son désir – Renoncer à la rançon – L’objet (a)
du fantasme et de la sublimation – Un objet hétérochronique

4. Le christocentrisme de Freud,


l’amour du prochain
et la question de la jouissance...................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Lacan lecteur de Moïse et le monothéisme – Lacan, retour de
Bruxelles – Les deux Moïse – Le Christ révèle Totem et tabou
– Meurtre du Père et amour pour le frère – Éloignement de la
jouissance – Saint Paul – Double valeur du signifiant – La Chose
extime – Le choix de Freud pour la jouissance du bon père de
famille – Freud uxorieux – Meurtre du père – Mort de Dieu –
Promotion du fantasme – Le recul face à la jouissance – La question
du mal et de l’agressivité – Le mal : éminent problème éthique –
Expérience mystique – Franchir l’image du moi – Le recul devant
l’agressivité est antérieur à la loi – La fonction du bien et du beau
– Plaisir, remémoration, répétition – Les rites – Le sujet est ce qui
est oublié – Le désir produit le rite – L’habit produit par Adam
fétichiste – Le désir au-delà des biens – L’accès à la jouissance
et la destruction des biens – La sublimation désarme le désir

5. Le choix ­d’Antigone


ou l’au-delà des biens et du bien................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
L’Antigone de Sophocle et les buts moraux de la psychanalyse –
L’entre-deux-morts – L’au-delà du beau et des biens – L’au-delà
des chaînes signifiantes – Le désir de mort comme réalisation de
l’être – Antigone, sujet d’avant la mort des dieux, d’avant la névrose
et d’avant l’ère du fantasme – Un sujet décidé dans son acte – Un
Table des matières 207

désir cru – Se soustraire au monde – Viser le rien – N’attendre


l’aide de personne – Un désir averti – La traversée du fantasme – La
purification du désir – Ne pas céder sur son désir – La liberté tragique

Conclusion ......................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 129


Héros moderne et héros antique – Pluralité des noms de la Chose – La
fuite devant la Chose qui n’existe pas – Psychanalyse et reproduction
sociale – Le choix de Lacan n’est pas celui de Freud – Proposition
du 9 octobre 1967 – Le non-analyste garant de la psychanalyse –
L’accord de l’être et la destitution du sujet – Paulhan, le guerrier
appliqué à la passe – Être à l’eau du lac son propre niveau – L’homme
commandé – Histoire d’O – La passe comme passage de la culture
à la nature – L’idéologie du sujet de l’époque – Le mépris de l’objet
– L’indifférence à l’autre – Plus de différence et plus de phallus
(une illusion) – La stratégie du déni – En thérapie : un thérapeute
dans sa cage – Les illusio thérapeutiques – L’événement Lacan et
pas la morale des nouilles ou la jouissance du bon père de famille

Postlude................................................................. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
L’Antigone de Butler et l’appel à un développement psychanalytique
– Le laissé en plan de la reine de Berkeley – Antigone n’est pas
Créon – Butler lectrice de Lacan – Erreurs de lecture : les
racines androcentriques du phallus, la fille redoute de n’être
pas castrée, le Nom-du-père ou la menace œdipienne chez
Lacan – Butler et son fétiche : le phallus lesbien ou la nouvelle
illusion – Plutôt suivre Antigone et Lacan : l’éthique de la
psychanalyse ou la subversion dans le champ freudien quarante
ans avant l’appel de Butler – Briser la cage, quelle que soit son
assignation de genre : un destin commun – Lacan presque queer

Bibliographie...................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169

Notes de l’ouvrage. ..................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175


Introduction........................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175
Chapitre 1............................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
Chapitre 2............................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
Chapitre 3............................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 194
Chapitre 4............................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197
Chapitre 5............................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199
Conclusion........................................................... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
Postlude................................................................ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
Introduction
L’éthique de la psychanalyse
et la subjectivité de l’époque
(La leçon de Preciado)

« De toutes celles qui se proposent dans le siècle, l’œuvre du


psychanalyste est peut-être la plus haute parce qu’elle y
opère comme médiatrice entre l’homme du souci et le sujet
du savoir absolu […] Qu’y renonce donc plutôt celui qui
ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son
époque. »
J. Lacan, « Fonction et champ de la parole
et du langage en psychanalyse »,
rapport du congrès de Rome,
les 26 et 27 septembre 1953,
dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 321.

La subjectivité de l’époque fait incontestablement la part


belle à la notion de genre. Notion qui tend à remplacer, dans
le champ universitaire et plus généralement dans le champ
intellectuel, la très classique notion de sexe, jugée par trop
biologique, et donc trop binaire (homme/femme). Alors que
celle de genre, qui met l’accent sur les représentations sociales,
irait beaucoup mieux avec l’idéal de la fluidité promu par les
tenants des études de genre, une bonne part des mass media,
et des militants queer. Mais aussi par quelques psychanalystes,
dont certains se réclament de l’enseignement de Lacan tout
en prônant une refonte de la psychanalyse qui se ferait à la
8 Lacan presque queer

lueur de cette théorie du genre. Par là, ces psychanalystes


critiques appellent de leurs vœux l’émergence d’une sorte de
queer analyse1 , qui serait le fruit d’une vigoureuse démarche
de mise à jour du corpus psychanalytique, jugé trop straight,
et globalement complice de la reconduction des idéaux de
l’hétérosexualité patriarcale, de la domination masculine, voire
du colonialisme. Autrement dit complice des conditions de
reproduction de la jouissance du « bon père de famille ». La
réception de ce point de vue critique est assez variée dans le
champ psychanalytique, comme on a pu notamment l’aper-
cevoir dans la diversité des réactions dont ont témoigné les
auditeurs de la célèbre conférence prononcée par le philo-
sophe Paul B. Preciado2. L’un des hérauts de la philosophie
du genre, invité le 17 novembre 2019 par l’École de la Cause
freudienne (ecf 3) afin de présenter, lors d’une séance plénière
de son congrès annuel à Paris, un Rapport pour une académie
de psychanalystes. Conférence qui exhortait les trois mille cinq
cents auditeurs réunis ce jour à prendre acte de l’obsolescence
scientifique des catégories de la psychanalyse. Et de leur noci-
vité. Au motif, notamment, qu’elles reconduiraient ce que
le philosophe appelle la « cage de l’épistémologie binaire de
l’hétérosexualité 4 », dans laquelle la subjectivité humaine est
enfermée.
Vivement applaudi par l’assistance des psychanalystes
de l’ecf, cette intervention déclencha aussi quelque chahut,
semblant indiquer qu’une part des participants du congrès
goûtait peu ce qui restera comme ce que j’appellerai « la leçon
de Preciado ». Mais les membres de l’ecf sont courtois, ils
soutiennent volontiers les choix comme les points de vue théo-
riques de leurs leaders. Et spécialement ceux du fondateur de
l’Association mondiale de psychanalyse (Jacques-Alain Miller)
qui met volontiers l’accent sur le multiple caractérisant, selon
lui, notre actualité. Multiple qui se reconnaîtrait, en parti-
culier, dans une sorte de pluralisation des jouissances confir-
mant l’obsolescence historique du Nom-du-père. Ou encore
dans tout ce qui motiverait le diagnostic sociohistorique qu’il
affirme et selon lequel nous serions en phase de sortie de l’âge
Introduction 9

du père5. Ou en phase de sortie de ce que Preciado ressaisit sous


la notion d’hétéropatriarcat normatif, dont le philosophe invite
les psychanalystes à se déprendre. Bref, pour rejoindre la subjec-
tivité de son époque, selon l’impératif du Lacan de 1953, l’ecf
avait mis tout en œuvre. Et tout paraissait préparé au mieux,
en cette journée de novembre 2019, pour assurer le succès de
cette mise en scène de l’alliance sur le point de se faire entre des
psychanalystes et leur invité, que le journal Libération présente
volontiers comme « le philosophe de la révolution sexuelle ».
La situation semblait simple, et l’alliance, ou au moins les fian-
çailles, entre la psychanalyse et les études de genre en bonne
voie.
Las, cela était sans compter sur une sorte de rebondisse-
ment consécutif à la publication en août 2020 de l’ouvrage
de Preciado, soutenu par Virginie Despentes6, dédié à Judith
Butler7, et intitulé Je suis un monstre qui vous parle. Rapport
pour une académie de psychanalystes8. Reprenant le texte de
la leçon, cette publication a donné sa présence littéraire à la
conférence de Preciado. Et une nouvelle notoriété au projet
d’alliance que semblait espérer le philosophe. Mais l’auteur
ajoutait, en guise d’introduction, que, lors de sa conférence
au congrès de l’ecf, ses demandes de mutation de la psycha-
nalyse avaient provoqué un tel séisme que certains lui avaient
demandé « de quitter les lieux9 ».
Entre les applaudissements et les manifestations de répro-
bation, la division du milieu des psychanalystes, à la vue de
ces fiançailles, fut donc manifeste. Et la déception de l’invité
évidente. Côté psychanalyse, mais un peu plus tardivement, en
mars 2021, le professeur de littérature française Éric Marty10
publia aux éditions du Seuil Le sexe des Modernes. Pensée du
Neutre et théorie du genre. Ouvrage dont Miller, de manière
assez inhabituelle, a tout de suite assuré une large promo-
tion. Notamment lors d’un grand entretien publié dans La
règle du jeu (revue en ligne de Bernard-Henri Lévy11), et dans
Lacan Quotidien, la revue en ligne de l’ecf12. Entretien que
Miller a introduit en confessant que, sans le savoir, il atten-
dait cet ouvrage de Marty, puisqu’il n’avait jamais vraiment
10 Lacan presque queer

lu lui-même les ouvrages de Judith Butler. Judith Butler, amie


et inspiratrice de Preciado, grande voix des études de genre,
Professeure de rhétorique à Berkeley et dont Marty relève
qu’elle utilise volontiers quelques concepts fondamentaux de
la psychanalyse (« phallus », « forclusion », etc.) en les détour-
nant de leurs usages réglés par Lacan13.
Bref, ce qui est énoncé par Marty, c’est que les tenants
de la théorie du genre s’affranchissent à l’occasion des néces-
sités de la rigueur théorique, en important dans leur champ
quelques fragments de l’enseignement de Lacan, dont le style
de maniement (plutôt incertain) altère leurs critiques contre
la psychanalyse, mais aussi leur propre ambition scientifique
et politique. Ce jugement est juste. De la même manière qu’à
Paris, plus largement, se trouve souvent apprécié comme scien-
tifiquement peu recevable le geste des campus américains ayant
produit, à la fin des années 1960, l’assemblage baroque de la
French Theory, qui sert fréquemment de matrice à la théorie
du genre. French Theory où l’on trouve, pêle-mêle, des réfé-
rences aux œuvres de Baudrillard, Foucault, Lacan, Derrida,
Deleuze, ou encore de Pierre Bourdieu, que peu de choses
rapprochent. Mais qui se sont trouvées réunies, outre-Atlan-
tique, sous l’étiquette mal définie de poststructuralisme 14 au
motif, en particulier, qu’il était urgent, pour quelques dépar-
tements universitaires américains, de produire du nouveau.
Et donc, à l’époque, de présenter le structuralisme comme
dépassé, ses textes étant souvent mal connus outre-Atlantique,
ou mal compris. Comme il en est des textes de Lévi-Strauss et
de Lacan. Reste que cette théorie du genre, aux assises théo-
riques pas toujours très assurées, semble maintenant faire
retour vers la France pour appeler les psychanalystes, via la
leçon de Preciado par exemple, à développer une vigoureuse
critique des œuvres de Freud et de Lacan.
Si Miller ne connaît pas Butler, Butler, manifestement,
ne connaît pas très bien Lacan15. De même que le Preciado
de la leçon, pour qui l’écart existant entre les points de vue de
Freud et ceux de Lacan est négligé. Alors qu’après quelques
recherches16, on peut montrer, sans trop de difficultés, que la
Introduction 11

sorte de révolution à laquelle appelle Preciado pourrait bien


être presque sans objet. Puisque si toute une part de ses critiques
politiques peuvent être quelquefois retenues contre le point
de vue de Freud, elles ne valent quasiment jamais contre le
point de vue de Lacan, qui, à sa manière, a bel et bien déjà
réalisé, depuis le début des années 1970, toute une part de la
subversion du corpus freudien que le philosophe exigeait des
psychanalystes en ce jour du 17 novembre 2019. Psychanalystes
dont on comprend qu’en invitant celui que Miller a présenté,
peu après, comme « une coqueluche des médias woke 17 », ils
voulaient organiser une rencontre publique avec la subjecti-
vité de l’époque, largement construite, comme on le voit,
aux États-Unis. Reste qu’au constat du chahut, mais aussi des
applaudissements nourris déclenchés par la lecture du Rapport
de Preciado, on peut se demander si pour une part d’entre eux,
ils ne s’engouffrèrent pas, en ce jour de congrès, dans une sorte
d’oubli, sans doute transitoire, du texte de Lacan. Et, pour ce
tableau rapide du contexte culturel dans lequel nous abordons
la question de l’éthique de la psychanalyse, qui constitue l’objet
central de ce livre, on pourrait se demander à quel point la
publicité faite par Miller à l’ouvrage de Marty a pu embarrasser,
en après-coup, ceux qui avaient cru devoir applaudir à la longue
conférence du docteur de Princeton, et à ses exigences.
Compte tenu du succès international et universitaire des
études de genre, on comprend en tout cas que la cérémonie
semblant mettre en scène l’annonce publique des fiançailles
entre ce type d’études et la psychanalyse répondait à toutes
sortes d’enjeux caractérisant le moment culturel. Qu’il s’agisse
des enjeux cliniques, mais aussi éthiques, ou politiques, comme
l’a confirmé l’offensive, menée un peu plus tard, par le leader
du Champ freudien rédigeant un texte fondateur, « Docile au
trans18 », sur la question très mainstream de la transidentité.
Question occupant à Paris le devant de la scène médiatique
depuis, notamment, la diffusion du film Petite fille19, alimen-
tant dans le champ psychanalytique (et les réseaux sociaux),
une sorte de houleux débat sur la question de l’accompagne-
ment (médical et/ou psychanalytique) des enfants trans20.
12 Lacan presque queer

Au seuil de cet ouvrage sur les buts de la psychanalyse, il


fallait donc dresser un rapide aperçu de l’actualité du débat sur
ce thème, avant de nous engager dans une lecture minutieuse
de la recherche que Lacan a consacrée à l’éthique, dont au
premier chef le texte du séminaire éponyme prononcé durant
l’année 1959-1960. Et avant d’engager cette lecture, il fallait
pour cette introduction situer la leçon queer du 17 novembre
2019 incarnant de manière emblématique l’esprit de l’époque.
Mais il faut aussi en venir maintenant au texte de cette confé-
rence, pour faire l’inventaire de ses critiques. Et pour évaluer,
le plus justement possible, l’éventuel bien-fondé des exigences
qu’exprime ce long Rapport, d’abord motivé par le point de
vue historique du philosophe, apercevant l’arrivée à maturité
de la traduction politique des découvertes scientifiques ayant
émergé, après la Seconde Guerre mondiale, dans le domaine
des sciences de la vie. Découvertes concernant ce qu’il appelle
l’épistémologie binaire et hiérarchique de la différence des sexes,
qu’il considère comme scientifiquement obsolète. Au motif
notamment que, depuis l’après-guerre, le progrès des tech-
niques biologiques et chromosomiques ne permet plus de
catégoriquement distinguer les sexes de manière binaire. Simul-
tanément, sont apparus nombre de sujets désormais classés
comme intersexués, parce qu’ils échappent à la binarité des
classements biologiques antérieurs. C’est dans la perspective de
cette nouvelle donne scientifique que le psychologue et sexo-
logue John Money21, de l’université de Pittsburgh, renonça à la
notion de sexe, rappelle la leçon, pour inventer celle de genre,
dont le succès est maintenant confirmé. Dans ce mouvement
a aussi émergé la notion de transsexualité, actuellement sous
le feu de toutes ces critiques qui accompagnent les questions
posées par l’actualité des transgenres. Face à ces découvertes
médicales et biologiques pluralisant les différences sexuelles,
les points de vue scientifiques ont donc bougé, martèle le
philosophe queer, à la différence de celui de Lacan, qui aurait
reconduit l’usage des catégories de l’hétérosexualité normative
en raison de sa propre place dans le patriarcat. Et même si la
formation du sujet de l’inconscient relève, pour Lacan, des
Introduction 13

lois de la parole et du langage, il se trouve, assure le docteur


de Princeton, que le langage, lui aussi, trouve sa genèse dans le
patriarcat22. D’où le fait que, même si les progrès de la biologie
forcent à apercevoir le multiple du sexe, les psychanalystes laca-
niens reconduiraient toujours le binaire de l’ordre symbolique.
Et du coup la psychanalyse – dont il affirme que les conditions
de production seraient celles du patriarcat colonial européen
du xixe siècle – reconduirait forcément aussi la binarité hiérar-
chique de la différence des sexes. Binarité contribuant elle-
même à reproduire les attendus de la domination masculine.
Tandis que les psychanalystes s’enrôleraient, sans cesse, dans
le renfort de la position encore souveraine du père blanc23, et
perpétueraient, plus généralement, la psychanalyse comme
ce qu’elle aurait été depuis Freud. À savoir la science de l’in-
conscient patriarcal et colonial.
La leçon queer inculpe sévèrement l’épistémologie et
l’éthique des psychanalystes, qui ne se seraient jamais en
particulier « refusé le droit de participer à la normalisation de
l’homosexualité et de la transsexualité, ni à l’administration de
la déviance de genre et sexuelle24 ». Et elle appelle à l’émergence
d’une psychanalyse mutante. À une psychanalyse qui rejoigne la
mutation du paradigme que nous vivons, mais que les psychana-
lystes s’entêteraient à ignorer, alors qu’elle s’impose massivement
dans la culture. Et les exigences de Preciado sont parfaitement
légitimes puisque, docteur de l’université de Princeton, il les
fonde sur un large savoir universitaire (anglo-saxon), auquel il
ajoute le savoir de sa propre expérience d’homme trans. Mais
aussi celui de l’expérience psychanalytique, puisqu’il confie
avoir suivi plusieurs cures durant dix-sept ans. Manifestement,
la psychanalyse fait partie de la vie du « philosophe de la révo-
lution sexuelle ». Elle lui tient à cœur. Raison pour laquelle il
a rédigé ce Rapport pour une académie de psychanalystes, dans
lequel il pose de manière critique l’éminente question de
l’éthique de la psychanalyse, qui devrait extraire le sujet de sa
cage hétérosexuelle, rejeter la complicité qui la relie historique-
ment au patriarcat. Rompre avec la normalisation des diffé-
rences qu’elle promeut. Rompre avec la domination masculine
14 Lacan presque queer

et les « pratiques de mort » envers les homosexuels, etc. Et il


appelle enfin à engager une véritable subversion du dogme
psychanalytique, pour en tout premier lieu faire prévaloir une
lecture queer du complexe d’Œdipe, conduisant, en particulier,
à dégager l’enfant de la source du désir incestueux qui lui est
imputé depuis Freud. Comme aussi à rejeter la théorie laca-
nienne du Nom-du-père, par trop patriarcale.
La proposition du philosophe est claire. Ses critiques portent
sur plusieurs aspects du rôle politique de la psychanalyse. Et s’il
ne convient pas de les endosser à la hâte, il serait tout aussi
malvenu de les écarter d’un simple revers de la main, puisqu’elles
sont largement reconduites, au plan international, par l’influence
des études de genre, marquant de manière très prégnante l’actua-
lité intellectuelle et universitaire. Au moins si l’on souhaite que
la psychanalyse tente de rejoindre l’esprit de l’époque, mais aussi
que, de manière complémentaire, la subjectivité de notre époque
ait quelque chance de rejoindre la psychanalyse.
Pour cette introduction, j’ai donc convoqué une leçon
queer, pour faire une sorte d’inventaire des critiques politiques
que la subjectivité de l’époque porte contre la psychanalyse, car
il faut toujours vérifier la place que tient l’éthique de la psycha-
nalyse dans les enjeux culturels et politiques de la reproduction
sociale. Je vais en évaluer le poids et la pertinence. Répondre.
Et, d’une certaine manière, faire place nette. Avant de mettre
au jour ce qu’apporte l’ample recherche de Lacan à la compré-
hension de l’éthique en Occident (des Anciens aux Modernes),
et bien entendu à la question centrale de ce nouvel ouvrage
concernant les buts de la psychanalyse.
Alors, pour faire place nette, et aborder tout de suite la
question fort sensible de l’homosexualité, j’indique que le
Rapport de Preciado aurait peut-être été beaucoup plus nuancé
si son auteur s’était sur ce point simplement reporté à l’ou-
vrage de Lionel Le Corre25 intitulé L’homosexualité de Freud ;
ce qui lui aurait permis d’apercevoir que Freud s’est toujours
rangé dans le camp de ceux qui refusaient la pathologisation de
l’homosexualité. Et que Freud rejetait sévèrement l’idée folle
de guérir l’homosexualité.
Introduction 15

Quant à Lacan, il a de grandes pages sur la place de


l’amour entre hommes dans la Grèce antique. Amour qu’il
appelait l’amour savant, et que j’appellerai en hommage à Lévi-
Strauss la version cuite de l’amour, à la différence de l’hétéro-
sexualité qui serait plutôt sa version crue. Mais il a aussi de
très belles pages sur l’amour d’un Gide énonçant, par exemple,
cette surprenante assertion : « Personne ne peut soupçonner
ce qu’est l’amour d’un uraniste. » Et Lacan de s’emporter dès
1958 contre les psychanalystes qui se ferment au témoignage
de Gide au motif « qu’il n’est pas conforme à la compréhen-
sion de l’amour pour courrier du cœur, à laquelle il faut bien
dire que les psychanalystes dans la chimère génitale-oblative
se sont conformés26 ». Non, Paul B. Preciado, pour Lacan la
psychanalyse ne relève pas des naïvetés du courrier du cœur
des hétérosexuels des années 1960, ni des âneries de la géni-
talité oblative. Enfin, j’ai souvent rappelé qu’aux origines de
la psychanalyse (et au-delà de la docilité du père de la psycha-
nalyse à l’hystérie au féminin), il faut savoir reconnaître le lien
unissant Freud à l’ami Fliess, soit une scène primitive d’amour
homosexuel. Que la composante homosexuelle de cet amour
soit refoulée, ça n’empêche pas d’exister aurait dit Freud (repre-
nant Charcot27). Non, ni Freud ni Lacan n’ont à quelque
moment indiqué qu’il fallait soigner ou normaliser les homo-
sexualités. C’est une erreur factuelle que d’affirmer cela.
Mais pour analyser l’inégalité relative de traitement réservé
aux deux sexes dans l’œuvre de Freud, au regard de ce que
Bourdieu a appelé la domination masculine28, j’ajouterai qu’il
faut suffisamment avoir fréquenté le texte du père de la psycha-
nalyse pour apercevoir la nuance d’androphilie qui colore son
corpus, et qui trouve logiquement sa contrepartie négative
dans la sorte de misogynie qui gauchit sa clinique du féminin.
De même que son analyse de la place des femmes dans ce
qu’il appelle l’histoire primitive des peuples. Pour ce qu’il en
est de son appréciation sur ce que la psychanalyse de Freud
fait aux femmes, en menaçant de renforcer leur soumission
à la domination masculine, la critique de Preciado n’est pas
injuste. Mais il lui aurait suffi de se reporter à mon ouvrage
16 Lacan presque queer

La question féminine29 pour être beaucoup plus nuancé dans


son propos quant à la psychanalyse en général. Car cette disci-
pline, elle aussi, a une histoire. Et à se reporter à cet ouvrage,
le philosophe aurait pu s’apercevoir de l’importance des diffé-
rences opposant Freud et Lacan sur cette question capitale de la
clinique du féminin. J’ai notamment rappelé dans ce texte que,
si pour Freud l’idéal du désir de la femme est bien de devenir
mère, il n’en est pas du tout de même pour Lacan soutenant,
de son côté, que ce que la femme veut est moins de devenir
mère qu’être identifiée à l’objet du désir en tant que tel. Et
du coup, il faut apercevoir clairement que l’option de Freud,
affirmant que l’idéal des femmes est organisé par le souhait de
devenir mère – souhait qui conduirait les femmes à participer
à leur propre domination en s’enfermant joyeusement dans la
cage du foyer –, n’est pas du tout celle de Lacan. Lacan, qui
situe l’idéal des femmes du côté de l’incarnation de l’objet du
désir. Ce qui permet de notamment comprendre qu’elles soient
plutôt prêtes à briser sans retour le piège du foyer, lorsque le
désir n’y est plus30 . Et aussi de saisir pourquoi Lacan fait de
Médée la vraie femme dans son entièreté de femme31, alors qu’elle
doit cette nomination au fait de l’infanticide qu’elle perpétue
contre ses deux fils. Infanticide dont le point de visée était d’at-
teindre son mari trompeur, le dénommé Jason. Jason, bramant
alors comme une bête blessée à la vue de son infortune de père.
On voit que le devenir mère n’est pas pour Lacan l’idéal de
la femme (pour la femme). Et j’ajoute que les deux vouloirs,
celui de la mère et celui de la femme (comme femme), sont
de son point de vue foncièrement antagonistes comme il le
développe dès 195832. Ce qui n’est pas du tout en accord avec
la logique des idéaux de la bourgeoisie viennoise du xixe siècle
réputés gouverner la psychanalyse. Ni même avec l’ensemble
des idéaux réactionnaires qui, de tout temps, ont voulu plier
le désir des femmes sur leur rôle de mère, pour les mettre au
service de l’obscurité morbide des foyers les plus traditionnels.
Sur l’idée d’enrôler la psychanalyse en faveur de la repro-
duction sociale des foyers de la domination masculine, on voit
que l’option de Lacan est opposée à celle de Freud, et qu’il
Introduction 17

rompt toute complicité avec quelques regrettables attendus


freudiens qui, pour toutes sortes de raisons développées dans
mon livre La question féminine, reconduisent effectivement
une sorte de complicité entre la psychanalyse et cette domi-
nation. Ceci peut être admis. Mais j’ajoute encore que pour
Lacan, l’idéal de la femme comme femme – c’est-à‑dire le
fait de vouloir être identifiée à l’objet du désir –, c’est, le cas
échéant, d’être l’objet du désir d’un homme qu’il s’agit, mais
c’est aussi bien d’être l’objet du désir d’une autre femme. Ce
qui surprend souvent également, et implique que du point de
vue de Lacan, celles qui sont sujettes au choix lesbien sont réso-
lument le plus souvent à classer du côté de l’hétérosexualité.
Ce qui écarte encore un peu plus la critique du philosophe
queer, assurant que « la psychanalyse reconduit simplement
l’hétérosexualité normative ». Et « qu’elle continue de consi-
dérer l’homosexualité comme une déviation à la norme hétéro-
sexuelle réduisant la sexualité des corps humains à un potentiel
reproducteur ». Non. Pour Lacan, il se trouve que l’hétéro-
sexualité peut aussi caractériser l’union de deux femmes. Est-ce
si normatif que cela ? Alors, si la critique du philosophe de la
révolution sexuelle peut être, pour une part au moins, retenue
pour ce qu’il en est de l’option de Freud croyant (et donc
risquant de faire croire) que l’idéal de la femme pour la femme
est de devenir mère, c’est absolument faux pour Lacan.
Et concernant l’idée que la psychanalyse réduirait la sexua-
lité à un potentiel reproducteur, c’est d’abord faux pour Freud,
qui est loin de réduire la sexualité à l’enjeu de la reproduc-
tion, même s’il indique (à tort) que l’idéal de la femme est le
devenir mère. Ou encore s’il affirme que le mariage ne devient
idéal que lorsque le mari devient un enfant de plus. Ce qui
laisse particulièrement perplexe. Et est surtout cliniquement
faux33. Quoi qu’il en soit de la portée politique de tous ces
éléments, qu’il n’aurait pas été juste de passer sous silence, il
faut pourtant admettre que l’on ne peut pas réduire la théorie
du désir sexuel chez Freud à une volonté de reproduction des
corps, puisque toute son œuvre témoigne de l’aspect éminem-
ment polymorphe des conduites sexuelles, et de la plasticité
18 Lacan presque queer

des pulsions. Pulsions qui peuvent, par exemple, rencontrer


leur satisfaction dans la logique de la sublimation34. Ou dit
autrement, dans la production des œuvres culturelles ou des
biens symboliques comme disait Bourdieu. Mais ce qui donne
prise à la critique de Preciado, c’est en effet l’assertion de Freud
soutenant que l’idéal des femmes comme femmes est le devenir
mère. D’où l’importance de retenir que cette idée freudienne
est absolument écartée par Lacan. Lacan, pour qui le souhait
d’avoir des enfants ne relève pas du désir de la femme comme
femme, mais du fétichisme de la mère. Fétichisme strictement
antagonique avec le désir des femmes comme femmes, dont
l’identification peut-être la plus aboutie n’est autre que l’iden-
tification à l’objet du désir, généralement reconnu comme tel
depuis Platon, à savoir le rien. Car, comme on l’aperçoit faci-
lement, lorsqu’il y a jouissance, le désir se meurt. Et du coup,
on peut comprendre que le seul objet véritablement apte à
reconduire le désir en tant que désir est le rien. Comme on
comprendra encore pourquoi Lacan installe volontiers ce rien
en tant qu’idéal du désir de la femme (causant le désir). Mais
également, et c’est peut-être beaucoup plus surprenant, en tant
qu’idéal du désir du psychanalyste. Idéal d’incarnation du rien,
strictement opposé à l’enrôlement en faveur de la jouissance
du bon père de famille qui veut des biens (dont des enfants). Ce
faisant, Lacan rompt tout à fait avec le choix pour l’accumula-
tion des biens et du bien, les idéaux de la bourgeoisie, l’ordre
de la cité et aussi donc avec la domination patriarcale.
Et pour en venir maintenant à l’éminente question du
père, je dois encore dire que non. Non, la psychanalyse n’est
pas la science de l’inconscient hétéro­patriarcal, ni vraiment chez
Freud et encore moins chez Lacan, dont la théorie du Nom-du-
père, évoquée dans le Rapport de Preciado, laisse résolument
de côté, et de longue date, la conception familialiste du père.
Familialisme que l’on retrouve pourtant encore dans cette part
du champ psychanalytique qui, s’inspirant volontiers des idées
des essayistes de l’hyper­modernité, inculpe sans cesse les effets
morbides du déclin du père, de la crise de l’autorité, etc. Ces
options-là valent en effet comme renfort du patriarcat et de
Introduction 19

l’ordre social – ne serait-ce que pour ce que l’on appelle de


manière peu rigoureuse l’opinion publique, où elles fondent
leur succès –, puisque, attestant sans cesse de la destruction
des liens sociaux qui accompagnerait l’évaporation des figures
de l’autorité, elles ne peuvent qu’en venir à proposer de les
réinventer. Y compris lorsqu’il s’agit de celles de la police ou
de la justice35. Mais que quelques textes de psychanalystes,
souvent mieux inspirés, en viennent à tâtonner vers quelques
souhaits plutôt douteux du remaniement de la justice, comme
de l’autorité de la police, n’est pas très courant dans le champ
psychanalytique.
Alors cette théorie du déclin du père, avec ses inévi-
tables glissades de toboggan vers la préfecture de police et
quelque point de vue politiquement discriminatoire, est-elle
hypermoderne ?
Pas du tout. Et puisque je travaille depuis longtemps36 à
déprendre le champ psychanalytique de cette perspective, je dois,
au vu de l’actualité du débat, et du contexte culturel, encore y
revenir. Pour affirmer une nouvelle fois que cette théorie du déclin
de l’imago paternelle n’est pas le produit du développement
d’une psychanalyse ayant rejoint la subjectivité postmoderne,
mais qu’elle revient au jeune Lacan lui-même. Ce qui lui donne
sa légitimité, son assise transférentielle et sa flottabilité univer-
selle dans le champ freudien. Mais j’ajouterai une nouvelle fois
qu’elle est aujourd’hui scientifiquement insoutenable. Qu’elle ne
fut pas inventée par le Lacan d’après le retour à Freud, ou par le
Lacan d’après le temps où l’on croyait à la psychanalyse, mais par le
jeune Lacan de 37 ans. Le Lacan des Complexes familiaux37, celui
de 1938, qui se tournait vers les pères de la sociologie française
(Le Play et Durkheim), pour pallier le défaut de ce qu’il jugeait
comme trop mythologique dans la théorie freudienne faisant du
père inconscient le père mort.
Ayant souvent développé ce point, je poursuis ici en note,
car je ne veux pas trop allonger cette introduction, et ne peux
pourtant pas supposer comme déjà connu mon travail sur la
théorie du père chez Lacan, au premier rang de quoi l’inven-
tion du Nom-du-père qui revient à sa lecture de Lévi-Strauss38.
20 Lacan presque queer

Pour aller vite, je rappellerai tout de suite que Lacan,


devenu structuraliste dans son transfert à Lévi-Strauss, s’est
lui-même moqué de nombreuses fois de cette théorie du déclin
du père, qu’il avait pourtant formulée39. Mais faute d’avoir été
suffisamment analysée, c’est elle qui fait encore retour dans
quelques thèses du champ psychanalytique, moins conformes
au point de vue d’un Lacan dénoué de Freud, ou d’un Lacan
d’après Freud, qu’au point de vue du Lacan d’avant Freud. Ou
enfin, redisons-le clairement, du Lacan d’avant le retour à Freud.
Retour dont la valeur heuristique est immense40. Retour
critique, et pour tout dire retour par lequel la théorie struc-
turaliste du père chez Lacan interdit de faire de la psycha-
nalyse la science de l’inconscient hétéropatriacal. Même si la
critique de Preciado touche juste pour toutes ces options qui
prennent encore leur départ de l’idée d’un père évaporé. Et
qui développent à l’envi toutes sortes de fictions prophéti-
sant ce délitement catastrophique du lien social, qui entraî-
nerait une prolifération inédite de nouveaux symptômes,
jamais décrits, parce que cliniquement introuvables. Tous ces
points de vue scientifiquement obsolètes, écartés par Lacan,
et sans fondements cliniques, nourrissent de manière récur-
rente l’opinion de quelques spécialistes, toujours prompts à
faire valoir leur inspiration politiquement conservatrice sur la
scène médiatique des débats ayant concerné, dans ces dernières
années, le pacte civil de solidarité, le mariage pour tous, la
procréation médicalement assistée, la gestation pour autrui,
et aujourd’hui l’abord de la demande de ceux qui sont sujets
aux transitions, car ils sont au cœur de la production poly-
morphe des versions réactionnaires de la psychanalyse41. Mais
Lacan n’est pas Freud. Et le jeune Lacan du déclin du père
n’est pas non plus le Lacan structuraliste du Nom-du-père,
que la leçon queer inculpe bien à tort, et pour toutes sortes de
raisons. Dont l’aveuglement emporté par la méconnaissance
du structuralisme, enjambé outre-Atlantique par les études
de genre, du fait de l’influence de la French Theory. Et plus
particulièrement, du fait du succès de la conférence critique
prononcée en 1966 par le jeune Derrida durant le colloque
Introduction 21

de Baltimore, pour ce qui concerne la question de la théorie


du père chez Lacan. Conférence42 qui reste comme fonda-
trice du poststructuralisme. Et qui faisait précisément porter
ses critiques sur l’introduction que Lévi-Strauss a rédigée en
1950 pour Sociologie et anthropologie de M. Mauss. Introduc-
tion dans laquelle Lacan a justement rencontré, sous la plume
de l’anthropologue, la théorie du signifiant zéro (« qui permet
à la pensée symbolique de s’exercer ») et qui fut presque tout
de suite importée par ses soins dans le champ psychanalytique,
sous l’expression de Nom-du-père. D’où le fait que les Anglo-
Saxons aient généralement manqué le moment structuraliste
français. Et qu’ils soient plus particulièrement restés aveugles
aux assises de la théorie du Nom-du-père, que Lacan doit à
l’anthropologie structurale de Claude Lévi-Strauss43. Bref, le
Nom-du-père, dont on parle à tout propos, sans manifestement
en connaître toujours l’origine, est en tous les cas, chez Lacan,
un pur symbole. Un pur symbole qui va assez bien avec le seul
père qui vaille dans l’inconscient, et qui a été mis au jour par la
découverte freudienne, c’est-à‑dire : le père mort. Alors, si l’on
veut bien apercevoir les effets mutatifs de cette importation
épistémologique opérée par le Lacan devenu structuraliste,
qui laisse là sa théorie sociologiste du père (et donc celle de
son déclin) pour épouser sa version symbolique sous la moda-
lité du Nom-du-père (en 1953), on admettra combien il peut
être malvenu d’affirmer, comme le fait la leçon queer adressée
aux psychanalystes lacaniens : « Vous ne pouvez plus parler du
complexe d’Œdipe ou de Nom-du-père dans une société où les
femmes sont objet de féminicides, où les femmes victimes des
violences familiales dénoncent leurs pères, leurs maris, etc. »
Une nouvelle fois, non. Non, le Nom-du-père chez Lacan n’est
pas le nom du papa. Il ne renvoie à aucun patriarcat44. Mais,
si le philosophe n’aperçoit ni la genèse ni le statut du Nom-du-
père chez Lacan, reste qu’il ne se distingue guère en cela de tous
ceux qui dans le champ de la psychologie clinique saisissent
encore la fonction du père dans sa dimension familiale.
Quant au complexe d’Œdipe, j’ajoute que celui de Freud
n’est pas celui de Lacan. Et que Lacan a précisément réassigné
22 Lacan presque queer

la source du désir incestueux là où elle apparaît cliniquement


dans ce complexe. Non pas chez l’enfant comme l’aperçoit à
juste titre Preciado, mais chez la mère. Ce qui engage Lacan à
développer une clinique du désir incestueux bien différente de
celle qui est reçue classiquement. Et à mettre l’accent sur une
clinique inédite de la défense du fils contre le désir incestueux
de la mère. Défense qu’il appelle le fantasme fondamental.
Et qui n’est autre que le dispositif d’enfermement majeur de
l’homme moderne constituant sa névrose. Enfermement dont
l’expérience de la cure, et plus particulièrement les chemins
de la passe, devrait lui permettre de s’émanciper, comme on le
verra. Ce que je peux en tout cas indiquer tout de suite, c’est
que l’invention d’une clinique queer refusant la classique assi-
gnation de la source du désir d’inceste dans l’enfant (pour la
réassigner dans l’adulte) est donc bien déjà réalisée par Lacan
et qu’une large part de cet ouvrage reprendra cette question
clinique de l’œdipe.
Et puisque nous sommes revenus à l’œdipe, je complète
en assurant du fait que si ce complexe n’est pas indépendant
des évolutions culturelles, et qu’il n’est pas un universel, j’at-
teste surtout à partir de ma longue pratique de psychanalyste
que, contrairement à l’idée folle de la disparition historique de
ce complexe, chaque cure de ceux qui sont sujets à la névrose
découvre bel et bien toujours son existence au cœur de la struc-
ture du sujet de notre actualité45. Encore faut-il savoir recon-
naître ce qu’il en est de sa forme moderne, qui n’est plus celle
que figurait Œdipe, le héros de la mythologie des Anciens, dont
la liberté d’acte impressionne (et qui n’a jamais eu de complexe),
mais plutôt celle d’Hamlet. Hamlet, le prince de Danemark
enfermé dans la prison de verre du fantasme qui le condamne
à l’impuissance de l’acte, et l’oblige à vivre sa vie du point de
vue du spectateur. Spectateur que je pourrais donc dire comme
enfermé dans sa cage, pour emprunter au vocabulaire du philo-
sophe de la révolution sexuelle, mais en restituant avec Lacan ce
qu’il en est des ressorts essentiels de ce dispositif d’enfermement,
qui ne résident pas vraiment, ou pas de manière originaire, dans
l’assignation sociale du genre. Bref, si Freud posait bien comme
Introduction 23

universelles les formes du complexe d’Œdipe, ce n’est pas le cas


de Lacan, qui – ayant situé le lieu d’engendrement du sujet de
l’inconscient dans le registre du symbolique – est parti sur les
traces de l’évolution du système symbolique en Occident, pour
faire apercevoir l’évolution des souffrances (et des complexes) du
fils (et des filles), en relisant les grands textes de la mythologie
occidentale46. Rien de dogmatique ici, puisque Lacan, comme
on le voit, a le souci de l’histoire culturelle et de l’évolution
des névroses qu’il étudie, en examinant avec beaucoup de soin
l’évolution des grands textes de la mythologie occidentale sur
la longue durée. Car pour le Lacan structuraliste, le sujet de
l’inconscient se déduit non pas de l’histoire sociologique de la
famille, mais de l’évolution des grands textes47. On voit donc
que l’œdipe chez Lacan n’est pas l’œdipe chez Freud. De même
que la conception de l’idéal du désir de la femme s’incarne chez
Freud dans la mère, alors qu’il est situé par Lacan dans l’iden-
tification au rien. Et qu’il est donc strictement antagonique au
vouloir fétichiste de la mère.
Pour ce qu’il en est de l’évaluation du rôle de la psycha-
nalyse dans la reproduction sociale, il faut donc, comme on le
voit, distinguer soigneusement les deux corpus de Freud et de
Lacan. Et pour ce qu’il en est des assertions concernant plus
particulièrement le renfort que pourrait attendre le patriarcat de
la psychanalyse, il faut bien comprendre que si quelques thèses
familialistes engagent (à tort) la psychanalyse de ce côté-là, la
théorie du Nom-du-père chez Lacan, qui se déduit des trouvailles
des structuralistes des années 1950, fait du père un signifiant à
valeur zéro (ou encore un signifiant insignifiant48), bien éloigné,
et pour toutes sortes de raisons, de la figure du chef de famille,
ou du fantoche, dont le philosophe queer affirme (à tort) que la
psychanalyse voudrait sans cesse restaurer la puissance.
Enfin, j’ajouterai que ce qui est universel, ce n’est pas
l’œdipe de Freud, c’est le vouloir fétichiste de la mère condui-
sant l’enfant à s’enfermer dans la cage, selon la dynamique du
fantasme dont je vais un peu plus loin rappeler la logique.
Et pour évaluer enfin la valeur de la théorie sociohistorique
de la leçon de Preciado quant à la naissance même de la
24 Lacan presque queer

psychanalyse, il faudra y revenir dans cet ouvrage pour aper-


cevoir ce que le Lacan de L’éthique de la psychanalyse formu-
lait sur ce point. Car si le docteur de Princeton croit pouvoir
reconnaître dans l’hétéropatriarcat colonial du xixe siècle les
conditions d’engendrement de la psychanalyse, nous verrons
que Lacan les repère, de manière tout à fait inédite et souvent
inaperçue, dans un déboîtement majeur de la religion occi-
dentale49. Ce qui nous conduira, en outre, à élucider ce que
Lacan appelait le très curieux christocentrisme de Freud. Christo­
centrisme exigeant de revenir à l’analyse que Freud a réalisée
de l’histoire religieuse.
Bref et au total, on pressent mieux maintenant que pour
comprendre l’apport de la psychanalyse à l’intelligibilité de
l’évolution historique de l’éthique en Occident, comme aux
solutions offertes aux tourments de l’homme moderne, il
faut accommoder large. Que cet apport est immense, et que
nous allons en prendre la mesure dans la suite de cet ouvrage.
Comme nous prendrons la mesure de ce qui rend compte de
la possibilité même de la loi. Et d’abord de celle de l’interdit de
l’inceste. Que seule peut-être la psychanalyse permet de situer
convenablement. Au moment où d’ailleurs cette question de
l’inceste résonne dans la sphère médiatique française50.
Enfin, il est plus que temps maintenant de revenir, avec la
lecture du séminaire de Lacan, sur toutes sortes d’autres ques-
tions qui, ayant trait à l’éthique de la psychanalyse, doivent être
rappelées au moment où s’expriment des propositions d’ag-
giornamento de la psychanalyse, à cimenter sous l’influence des
critiques des militants queer et des études de genre.
Voilà l’ambition de ce nouvel ouvrage, où l’on vérifiera
que pour juger du rôle que joue la psychanalyse dans la repro-
duction sociale, mais aussi dans l’élucidation des mécanismes
de cette reproduction (dont elle propose de s’émanciper), il
faut aller aux textes, et lire avec soin les années de séminaire
que Lacan a consacrées aux buts de la psychanalyse.
C’est très précisément ce que je vais faire maintenant, avant
de revenir en conclusion aux enjeux du débat avec la subjecti-
vité de notre époque qui se manifeste de manière polymorphe
Introduction 25

dans la leçon évoquée supra, mais aussi dans quelques lectures


critiques que fait Judith Butler de l’œuvre de Lacan. Et enfin,
dans tout ce qui s’inscrit, sous beaucoup d’autres formes encore,
dans les réseaux sociaux marquant de leurs technologies l’ac-
tualité culturelle de notre formation sociale. Réseaux où s’ex-
priment volontiers de nombreux psychanalystes. Et où l’on
peut lire, par exemple, la vague des commentaires évoquant
le surprenant succès de la série En thérapie51. Succès qui prend
acte de la présence polymorphe et très étendue de l’expérience
psychanalytique dans nos formations sociales d’aujourd’hui,
quoi qu’on dise et quoi qu’on veuille. Série sur laquelle je
reviendrai donc pour finir, en signalant ce qui fait que le prota-
goniste essentiel, le docteur Philippe Dayan, psychanalyste
paradigmatique des beaux quartiers de Paris, reste bel et bien
enfermé dans sa « cage ».
Sa cage ? Oui, mais laquelle ?
1

Des Anciens aux Modernes


L’évolution de l’éthique en Occident
et l’invention du fantasme

Dans le premier volume des Mythologiques de Lacan1, j’ai


étudié le séminaire de Lacan intitulé Le désir et son interpréta-
tion2, pour faire apercevoir que l’objet central de ce séminaire
n’est autre que le dispositif mental du fantasme, que Lacan
présente d’abord comme un système de représentations,
construit par l’enfant, pour se défendre contre la jouissance
mortifère et incestueuse de la mère qui le vise. De là l’idée de
Lacan, selon laquelle toute névrose est une névrose de défense.
Preciado était donc bien en accord avec Lacan, quoique sans
le savoir, au moment où il exigeait de ne plus imputer l’origine
du désir incestueux dans l’enfant. Mais ce qu’il ne pouvait pas
dire, c’est qu’il faut savoir reconnaître cette origine dans la
mère, pour comprendre ce que fait l’enfant en se fabriquant la
cage du fantasme, contre la jouissance de cette mère. Plusieurs
textes constituent ce que j’appelle les sources littéraires de cette
élaboration théorique lacanienne de la cage du fantasme, qui
est donc une révolution, eu égard au texte de Freud localisant
l’origine du désir incestueux dans l’enfant. Mais cette révolu-
tion est-elle justifiée ? Eh bien je le crois, oui, puisque mon
étude de la trilogie de Sophocle (Œdipe roi, Œdipe à Colone et
Antigone) présentée dans le second volume des Mythologiques3
28 Lacan presque queer

a notamment permis de vérifier que dans le texte même de


la tragédie, Jocaste (la mère d’Œdipe) sait parfaitement, en
effet, qu’elle couche avec son fils. D’où ma thèse selon laquelle,
pour ce qui concerne la localisation de la source du désir inces-
tueux, Lacan est moins freudien qu’en accord avec Sophocle
ou avec Œdipe roi, c’est-à‑dire en accord avec un de ces grands
textes littéraires d’où plus généralement, pour Lacan, se déduit
en Occident le sujet de l’inconscient4. Sujet de l’inconscient
qui est l’objet de la psychanalyse. Et ce remaniement décisif
de la théorie de l’inceste, qui s’accorde avec les exigences de
la subjectivité moderne, est opéré par Lacan dans le champ
psychanalytique, et entraîne une cascade de remaniements
théoriques de la clinique. Au premier rang desquels une modi-
fication radicale de l’analyse, de ce que l’on appelle le complexe
d’Œdipe bien sûr, mais aussi un remaniement de la clinique de
l’inceste et de ses interdits. Et enfin, un remaniement de l’ana-
lyse du fantasme qui est, répétons-le, et pour Lacan lui-même,
une cage. Une cage oui, mais d’abord un dispositif mental de
défense, précisément construit par l’enfant contre la jouissance
de la mère qu’il redoute.
On voit l’ampleur de la subversion, car dans l’ordinaire
du sens commun, mais aussi chez Freud, le fantasme est
volontiers conçu comme un scénario produit par le sujet
pour rechercher un supplément de jouissance incestueuse,
même si l’axiome « un enfant est battu5 » – qui est l’axiome
paradigmatique du fantasme formulé par Freud – signalait
déjà que l’activité dont se motive le supplément de jouis-
sance recherchée par le sujet se trouve localisée, par le sujet
lui-même, dans l’Autre. Ici incarné dans l’adulte qui bat (le
père, la mère, etc.). Ce qu’il faut donc d’emblée retenir, c’est
que dans l’histoire de la pensée de Lacan, et contrairement
à ce qu’il en est pour l’œuvre de Freud, le fantasme n’est
pas d’abord ce scénario par lequel l’enfant cherche à obtenir
une jouissance sexuelle supplémentaire et incestueuse. C’est
tout au contraire un scénario de défense, élaboré par le sujet,
contre la jouissance d’un Autre morbide.
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 29

De ce point de vue, le fantasme est donc une solution,


car, face à la menace incestueuse d’anéantissement qui le vise,
l’enfant élabore un scénario. Un fantasme qui, autour d’une
image idéalisée de lui-même (image moi idéale-typique), le
constitue comme un être inaltérable. Et l’assure de son éter-
nelle intégrité, face à la puissance morbide de la jouissance
incestueuse de la mère qui le menace. Pourtant cette solution
est une mauvaise solution. Car l’image idéale de lui-même,
qui hypnotise le sujet, à travers laquelle il regarde le monde,
et qui motive à des fins de défense le scénario de son fantasme
fondamental, le tient hors de la scène où se déroule la vie.
Au total on comprend donc que, pour Lacan, la solution par
le fantasme engendre le scénario fondamental de l’homme
moderne, embastillé dans sa névrose. C’est elle qui, de toutes
sortes de manières, exprime ce que j’ai appelé sa prison de verre,
comme elle motive sa solitude, son enfermement narcissique
et donc son impuissance. Puisque le sujet, enfermé dans son
fantasme, désire désormais d’un point de vue que je caracté-
riserai rapidement comme hors monde. S’il fallait poursuivre
avec le vocabulaire de la subjectivité contemporaine, je dirais
donc que la cage bien repérée par le philosophe queer comme
lieu d’enfermement de l’homme moderne réside moins direc-
tement, comme il l’imagine, dans la contrainte binaire de
l’assignation sexuelle que dans la réponse que fait l’enfant
au désir incestueux qui le menace, et vient de la jouissance
maternelle. Cette réponse décidant au moins pour une part,
et de manière plus ou moins stable, du « choix » pour l’iden-
tité sexuelle et pour le « choix » d’objet sexuel (son orienta-
tion) dont l’enfant témoigne souvent de manière précoce.
Et j’ajoute d’emblée que, plus généralement, ce sont
quasiment toutes les embrouilles qui embarrassent ou tour-
mentent le sujet moderne dans l’ordinaire de sa vie qui
relèvent de l’organisation de son fantasme fondamental,
et de son érection narcissique. Érection narcissique qui le
prédispose, par exemple, à volontiers s’engager dans une
sorte de lutte permanente l’opposant à toutes les menaces
que le sujet croit apercevoir dans le monde qui l’entoure. Et

Licence eden-1639-152237-48722 accordée le 15 novembre 2023 à


wedencleyalvessantana
30 Lacan presque queer

qui, le plus souvent, ne sont en réalité que les héritières de


la menace originaire de l’Autre incestueux, dont le visage,
disons-le tout de suite, va être pluralisé dans l’enseignement
de Lacan. Si l’empire du système d’enfermement narcis-
sique du fantasme, caractérisant la condition subjective du
sujet, a souvent été repéré chez les essayistes cherchant à
isoler quelques éléments décisifs de la condition subjective
dans la modernité6, ce sont les recherches de Lacan qui, de
la manière la plus convaincante, ont mis au jour les condi-
tions historiques de son émergence. De même que ses ressorts
cliniques, et toutes ses conséquences morbides. Au premier
rang de quoi la cage narcissique. Et du coup, on comprend
bien pourquoi c’est au moment où il étudie l’évolution de
l’éthique de l’homme occidental (depuis l’Antiquité jusqu’à
la modernité), c’est-à‑dire dans le séminaire précisément inti-
tulé L’éthique de la psychanalyse7 (qui suit le séminaire Le désir
et son interprétation), que Lacan élucide au mieux toutes les
conséquences cliniques, éthiques (et donc politiques) de sa
thèse sur la cage du fantasme. Fantasme qui, pour lui, est un
opérateur subjectif dont l’existence même est historiquement
déterminée. Puisque son émergence accompagne, selon lui,
l’ère de la modernité chrétienne. Ou encore l’avènement de
ce qu’il appelle l’ère de la mort des dieux. Et j’ajoute que
c’est au moment où il établit cette étonnante logique, qui
fait de l’empire du fantasme un trait caractéristique majeur
du sujet de la modernité, que, de manière complémentaire,
il propose logiquement et en contrepartie, comme but peut-
être le plus crucial de l’expérience psychanalytique, ce que le
champ lacanien a retenu sous l’idée de la traversée du fantasme
(la passe). Traversée visant à libérer l’homme moderne du
scénario fondamental qui l’enferme dans sa prison de verre
ou dans sa cage.
On voit donc que le point de vue de Lacan est bel et bien
orienté par un souci éthique, ou politique, d’émancipation.
Mais qu’il situe, très généralement, dans la logique du fantasme
le lieu de l’enfermement majeur du sujet moderne motivant
ses tourments et ses embarras. Et que c’est donc de la sortie
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 31

de cette cage-là qu’il s’agit d’abord pour lui dans l’expérience


psychanalytique. Traversée qui passe notamment par le deuil
de l’image moi idéale-typique de soi-même, et par la dissolu-
tion de l’imaginaire qu’elle génère. En organisant le funeste
scénario de la vie du névrosé. C’est donc à la théorie de cet
enfermement-là et de ses voies de sortie qu’il faut venir mainte-
nant car, redisons-le, c’est dans la cage du fantasme que Lacan
situe l’emprise dont il convient de s’extraire par l’expérience
psychanalytique.

Alors, pour relancer la recherche, je veux maintenant souli-


gner que cette théorie presque queer de l’œdipe revisitée par
Lacan – et qui accouche de la théorie du fantasme – surplombe
toute la période que j’appelle celle de ses « mythologiques ».
Et qu’elle est d’abord présentée par le psychanalyste non pas
directement comme le fruit de son expérience clinique, mais
comme le fruit de son étude des grands textes de la culture
occidentale. Et notamment de son analyse d’Hamlet, la pièce
de Shakespeare dans laquelle le jeune prince se trouve sans
cesse entravé dans l’acte sacré qui est attendu de lui. Acte qui
consisterait à venger son père assassiné par le propre frère de
ce dernier, Claudius. Claudius, qui est aussi l’amant de la
mère du prince, la reine Gertrude. Gertrude qui fut l’épouse
d’Hamlet Ier, le père mort et très idéalisé par le prince.
Alors, quelque chose est pourri dans le social ? Oui, mais
il faut savoir situer cette pourriture à partir de l’analyse des
grands textes qui nous gouvernent, et dans la profondeur histo-
rique de la longue durée.
« Quelque chose est pourri dans l’État de Danemark »,
scande en effet dès le début du drame de Shakespeare le soldat
Marcellus, car au royaume d’Hamlet l’ambiance est pour le
moins très œdipienne et incestueuse. Et de la vengeance par le
bras du fils est attendu le retour à l’ordre et à la dignité pour
la cité. De la même manière que ce retour à l’ordre fut, dans
l’Antiquité, attendu de l’activité souveraine d’Œdipe régnant
alors à Thèbes accablée par la peste.
32 Lacan presque queer

Las, et à la différence d’Œdipe, Hamlet reporte sans cesse le


moment de l’acte. Et c’est ce retard que relève d’emblée Lacan,
sans d’ailleurs beaucoup d’originalité puisqu’il fut remarqué
très tôt par les lecteurs d’Hamlet, dont Shakespeare lui-même8.
Shakespeare aurait lu Hamlet avant de l’écrire ? Mais oui, car
il y a un Hamlet d’avant Shakespeare. Il faut en effet savoir
que le dramaturge a découvert son héros (Hamlet) dans les
histoires de François de Belleforest, « l’un des hommes de lettres
les plus médiocres et les plus féconds du xvie siècle » indique
Marc Monnier, qui précise immédiatement que « ce qui étonna
surtout Shakespeare dans la nouvelle, ce fut l’inaction du jeune
vengeur. Que fait-il donc là, dans cette cour, ce fils dont on a tué
le père9 ? » L’inaction d’Hamlet étonna Shakespeare, de même
que Goethe, poursuit le même Monnier. Goethe qui expliquait
l’inaction du prince par son tempérament, qu’il jugeait « mou
et embarrassé par la loyauté du cœur ». Mais aussi par « son
habitude de raisonner qui en fait un être solitaire, pessimiste ».
Bref, Hamlet, pour Goethe, se constitue d’abord comme le
« spectateur ». Et, comme on le voit, Lacan n’a donc eu qu’à
se tourner vers la critique littéraire la plus accomplie pour y
cueillir l’incandescence de ce trait du prince. Mais il ajoute, de
manière inédite, son rayon de lumière clinique pour indiquer
que certes le jeune prince est un spectateur, mais que ce specta-
teur est arrêté par la fascination de sa propre image idéale. Image
qu’il a forgée de ses propres mains, et qu’il contemple sous l’em-
pire de l’écrin du fantasme constituant sa prison de verre. C’est
cette image moi idéale-typique qui, insérée dans le fantasme,
garantit l’intégrité (imaginaire) du prince de Danemark, deve-
nant le prince de la névrose moderne. Et il ne saurait d’aucune
façon mettre son image en danger. Ni en cédant à la séduc-
tion incestueuse de sa mère, ni en s’engageant dans l’affron-
tement, attendu de lui, pour l’accomplissement de sa mission
reçue de la bouche du fantôme qu’est son père mort : prendre
les armes et en finir avec Claudius. Claudius, le traître parmi
les traîtres, ­Claudius le frère du père, mais aussi son meurtrier
et l’amant de la reine Gertrude. Gertrude dont rien n’arrête
vraiment l’appétit génital. Gertrude, qui cherche la satisfaction
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 33

dans cette relation coupable qui la soude à l’assassin du roi, et


constitue in fine ce quelque chose qui pourrit l’État de Dane-
mark. Remaniant sensiblement le focus de l’analyse du drame,
notre Lacan queer avant la lettre indique que toute la pièce dont
Hamlet est le héros se trouve polarisée par la volonté de jouis-
sance mortifère de la reine. Et du coup, le psychanalyste peut à
son tour reprendre le dossier clinique de l’inaction d’Hamlet,
pour faire apercevoir qu’elle est essentiellement motivée par sa
propre défense. Ou, mieux dit, par la défense de l’intégrité de
son image idéale menacée par les vœux incestueux de sa mère,
dont le déchaînement entraînerait le prince vers ce que Lacan
appelle une sorte de trop de plaisir. Un trop de plaisir qui par
plusieurs côtés équivaut à une menace de dislocation, de dispari-
tion ou de mort. Autrement dit, si Lacan s’accorde avec Goethe
pour caractériser la posture d’Hamlet comme le paradigme du
spectateur, c’est pour lui d’une sorte de symptôme du fils qu’il
s’agit. Et d’un symptôme dont il faut chercher les racines dans la
volonté incestueuse de la mère puisque le fils érige contre cette
volonté de jouissance une image fantasmatique de lui-même
qui le fascine, et l’immobilise (dans le fantasme) à l’extérieur de
la scène. Mais ce qu’il faut aussi apercevoir, indique Lacan, c’est
qu’en évitant la passe d’armes avec le traître fratricide, Hamlet
non seulement protège sa propre image, mais il vise paradoxa-
lement à conserver l’intégrité du corps de Claudius. Pourquoi ?
Parce que, tout le temps que le phallus de l’infâme satisfait la
gloutonne génitalité de la reine Gertrude, eh bien le prince se
trouve protégé de l’insatiable appétit de cette mère, que l’on
dira (et comme toute mère) véritablement fétichiste10.
Ne rien faire, rester figé dans la posture du spectateur bien
relevée par Goethe, est donc la position qui va au fils comme
un gant. Sauf que le prince, cantonné hors scène, est du même
coup condamné à l’impuissance. Et c’est bien d’une impuis-
sance d’agir qu’il s’agit. Ce qui le livre ipso facto aux affres de
la culpabilité et de la mélancolie car, pétrifié hors scène, et
privé de son agency, comme dirait Butler, il lui est impossible
de répondre à la mission sacrée reçue tout en début du drame
de la bouche du fantôme de son père mort : le ghost. Le ghost,
34 Lacan presque queer

ou le fantôme de celui qu’il idéalisait, en tant que père et roi


de Danemark. Roi revenu de la mort, pour exhorter son fils
d’en finir avec l’adultère unissant dans le stupre et la forni-
cation sa femme (la reine Gertrude) à l’être fratricide (Clau-
dius). Et pour aller vite, je rappellerai que le prince, torturé
par l’impératif de son impossible mission, reste dans le drame
un spectateur jusqu’à ce que la blessure de son propre corps
ne délivre son bras, pour l’extraire de la fascination pour son
image fantasmatique. Image enfin écornée par une blessure
qui, paradoxalement, lui permettra de retrouver sa liberté, de
rejoindre le monde et d’atteindre de son épée le corps de Clau-
dius. Ce qui permet au passage d’apercevoir que, de manière
peut-être paradoxale, la puissance d’agir ou la liberté de l’acte
dépend d’une décomplétude de l’image du moi, tandis que le
narcissisme intouché entrave la capacité à l’acte. D’où l’idée
que donner à l’expérience psychanalytique le but d’un renfor-
cement du moi n’est pas toujours nécessairement la bonne.
Même si elle apparaît comme très freudienne.
Voilà donc pour ce qu’il en est des affres du fils de la moder-
nité, mis en scène par Shakespeare sous les traits d’Hamlet le
spectateur. Hamlet le spectateur, Hamlet emprisonné dans son
fantasme. Ou dit autrement, Hamlet embastillé dans la prison
de verre du fantasme, qui donne son titre au premier volume
des Mythologiques de Lacan, que l’on peut considérer comme
un ouvrage sur la genèse de la théorie du fantasme dans l’œuvre
de Lacan. Je répèterai donc, pour conclure sur ce point, que
si pour Lacan l’homme de la modernité est bien enfermé dans
une cage (comme l’affirme le « philosophe de la révolution
sexuelle »), c’est de la cage du fantasme qu’il s’agit. Que cette
cage n’existe pas depuis toujours. Et que si Hamlet est le para-
digme de l’homme moderne enfermé dans l’imaginaire de son
fantasme, le fantasme est un produit de l’histoire en Occi-
dent, puisqu’il émerge avec la modernité chrétienne. L’homme
moderne est de ce point de vue l’homme du temps de la mort
des dieux, l’homme du fantasme privé de son agency. Enfermé,
hors scène, dans l’impuissance de ses tourments névrotiques.
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 35

Mais qu’en fut-il donc de la question incestueuse pour les


Anciens ?
Eh bien, Œdipe (le fils de l’Antiquité) a eu lui aussi affaire à
la volonté de jouissance de sa mère Jocaste. Jocaste qui couchait
avec son Œdipe de fils en toute lucidité, comme je l’ai rappelé.
Alors si, dans l’Antiquité, il revint à Œdipe, le roi de
Thèbes, d’enquêter sur ce qui motivait la peste s’abattant
sur la cité, ce fut également bien à lui d’y remédier. Quitte à
mettre au jour qu’il participait lui-même à la reconduction de
la cause inconsciente de ce quelque chose de pourri, qui alors
éprouvait mortellement la cité grecque. Cause inconsciente
pour Œdipe, puisqu’il couchait sans le savoir avec sa propre
mère Jocaste. Jocaste qui, de son côté, cherchait sans cesse à
entraver l’enquête d’Œdipe, puisqu’elle savait parfaitement
qu’elle couchait avec son propre fils. Au total, on comprend
donc très bien que si Œdipe reconduisait de manière
inconsciente ce qui motivait les malheurs de Thèbes, ce ne
fut pas le cas pour Jocaste. Et qu’il faut donc, in fine, recon-
naître la cause du fléau s’abattant sur la cité grecque dans la
jouissance incestueuse de Jocaste. Alors, si l’on vérifie que
la situation d’Œdipe fut bien, et par plusieurs côtés, homo-
logue à celle d’Hamlet, on aperçoit aussi que dans l’Antiquité
il n’y eut pas d’inaction paralysante du héros grec. Puisque
dès que le fils maudit eut achevé de découvrir aux yeux de
tous l’incroyable intrigue dont il pâtissait, on assista sans
délai au suicide de Jocaste, enfin confondue. Et accablée par
la culpabilité. Mais on assista également, et côté fils, à ce
geste implacable par lequel Œdipe ensanglanta son regard,
abdiqua sa splendeur royale, puis se précipita, hors les murs
de la cité, vers l’exil sans retour qui le conduira – avec comme
seul soutien sa vierge de fille Antigone – jusqu’à Colone11.
Colone, où il rencontrera la mort, et où il sera inhumé, à
sa demande, dans l’obscurité d’un tombeau le laissant dans
l’anonymat pour la nuit des temps. Ce long trajet, des ors de
Thèbes vers l’exil et la nuit de l’anonymat dans la mort, est
précisément ce que Lacan a ressaisi comme la passe d’Œdipe.
Passe dont le chemin de destitution sociopolitique salutaire,
36 Lacan presque queer

vers l’anonymat ou le rien, contraste très fortement avec la


stase fixant d’abord, dans l’inaction, le fils de la modernité :
Hamlet.
Alors, Œdipe et Hamlet sont bien deux fils de la mytho-
logie occidentale qui doivent répondre de l’inceste. Certes.
Mais ce qui les distingue, c’est leur prise de position face au
savoir de l’infâme fatalité qui fut la leur. Puisque si l’émergence
du savoir entraîne une modification radicale de la scène antique
à Thèbes – suicide de la mère et destitution du fils comme
conséquences immédiates du dévoilement de la funeste intrigue
fomentée par les dieux –, au royaume de Danemark, le savoir
qui arrive par la bouche du père mort (le ghost) en tout début de
drame n’entame en rien ce qui motive le malheur du royaume et
sa reconduction. C’est-à-dire la jouissance de la mère (Gertrude)
et la posture de spectateur du prince trouvant ses ressorts les
plus sûrs dans l’appareillage du fantasme. Posture de spectateur,
le laissant hors scène. Impuissant et fasciné par l’image idéa-
lisée de sa complétude moi idéale-typique, qu’il faut protéger
coûte que coûte. Plus généralement, j’indique au passage que
Lacan appelle image phallique cette image moi idéale-typique,
autour de laquelle se trouve sécrétée l’enveloppe, ou le scénario
du fantasme, à travers lequel le sujet perçoit le monde. Et du
même coup, on comprend alors facilement aussi pourquoi
cette image fantasmatique du moi devient une des coordon-
nées fondamentales du sujet moderne, à situer dans le registre
de l’être. De manière complémentaire et contradictoire, si l’on
veut bien admettre que c’est également cette image phallique
que le prince reconnaît, comme objet partiel, brillant de tous
ses feux dans les attributs masculins de Claudius (l’amant de sa
mère), alors on comprendra facilement pourquoi cette image
se trouve cette fois située par Lacan dans l’ordre des avoirs. Être
ou avoir, il faut choisir, assure le psychanalyste. Et tout le temps
que le fils reste imaginairement érigé dans le registre de l’être
(être un moi idéal ou être l’objet phallique de sa mère), eh bien
ce qui est sûr, c’est qu’il n’est pas dans le registre des avoirs,
et qu’il reste voué à l’impuissance d’agir12. Impuissance d’agir,
impuissance du spectateur, enfermé dans sa cage, et laissant le
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 37

champ libre à Claudius. Claudius, qui dans le registre de l’être


n’est certes pas l’idéal mais qui, dans le registre des avoirs, a bel
et bien le phallus, dont il se sert sans vergogne avec Gertrude.
Gertrude, dont il faut reconnaître aussi que le traître satisfait
plutôt bien l’appétit fétichiste. Appétit que redoute le prince,
et qui lui fait apercevoir l’infâme Claudius comme une sorte
d’allié, absorbant la gloutonnerie de sa mère qui le menace, lui,
d’un évanouissement dans l’inceste. Ou encore dans ce trop de
plaisir qui devient une notion centrale de la recherche de Lacan.
Dès lors, le prince, à l’abri, mais embastillé et hors scène, s’abs-
tient d’en découdre avec Claudius. Impuissant à agir.
Pour la septième année de son Séminaire13, qu’il consacre
à L’éthique de la psychanalyse, Lacan est donc d’abord conduit
à prendre toute la mesure de ce qu’il aura énoncé l’année anté-
rieure : l’homme de la modernité (dont Hamlet est le para-
digme) se défend, par son enfermement dans le fantasme,
contre ce qu’il désigne maintenant clairement comme un excès
de plaisir. Et il poursuit alors logiquement ses recherches par
l’examen détaillé de ce qu’amène l’expérience freudienne sur
cette défense contre le trop de plaisir. Et plus généralement
sur la question de l’éthique, ou sur la clinique des impasses
du sujet moderne enfermé dans sa cage, et donc condamné
à l’impuissance d’agir. Hors scène. Mais attention, il nous
faut ici être très attentifs car, après avoir montré que l’homme
moderne pâtit, au cas par cas, de cet enfermement dans la
cage du fantasme, j’annonce dès maintenant, et c’est inédit,
que cette logique d’enfermement bien décrite par Lacan ne
vaut pas seulement pour la clinique du cas, elle vaut égale-
ment, pour l’analyse de ce que Freud appelait la psychologie des
masses14 (ou la clinique des foules). Puisque, comme nous le
verrons, Lacan signale, dans cette nouvelle année de séminaire
consacrée à l’éthique de la psychanalyse, que la structure du
fantasme, qu’il écrit S <> a depuis le 12 novembre 1958, se
retrouve comme ce qui organise la logique de la sublimation15.
Ou autrement dit, la logique de la production des biens cultu-
rels. Sublimation qui elle aussi, et comme le fantasme, protège
donc de la rencontre avec la jouissance de la mère, ou le trop
38 Lacan presque queer

de plaisir. Ou encore contre ce que Lacan appelle dans ce sémi-


naire, et de manière plus générale, la rencontre avec la Chose
(das Ding). Rencontre avec la Chose dont, pour le moment,
il suffit d’apercevoir que la défense est pour ce qui concerne
la sublimation située au plan des masses, des foules ou de la
culture, tandis que le fantasme organise la défense au plan du
cas. Ceux qui s’intéressent à la manière dont la psychanalyse
peut contribuer à rendre compte de la logique du collectif
peuvent maintenant mieux pressentir combien la recherche
de Lacan sur l’éthique en Occident peut être passionnante.
De même que tous ceux qui voudraient (côté psychanalystes)
promouvoir la sublimation comme la voie de sortie la plus
souhaitable pour l’expérience psychanalytique. Puisque, pour
Lacan, la sublimation est un enfermement ou une impasse de
plus portant la logique du fantasme au plan des foules. Et non
une solution. Ou un but moral, que l’on pourrait idéalement
rechercher, comme issue, pour l’expérience psychanalytique.
Issue par la sublimation souvent admise de manière très clas-
sique, et volontiers promue par Freud, mais pas par Lacan. Et
pour renouer ici le dialogue avec Preciado ou, mieux encore,
avec Kafka, je dirai que les ressorts de la sublimation valent
plutôt pour Lacan comme les ressorts de ce nouvel enferme-
ment du singe savant qui chez Kafka a opté pour les bonnes
manières de l’homme cultivé. Bonnes manières qui forment,
au total, une sorte de moi idéal enveloppant le singe du brio
d’exception qui lui a valu son invitation à l’académie, mais qui
constitue aussi sa nouvelle cage. Ces bonnes manières variant
selon les conditions sociohistoriques de l’évolution culturelle,
mais pas seulement.
Après ce premier coup de projecteur sur la situation d’en-
fermement de l’homme moderne (via le fantasme et la subli-
mation), je vais maintenant suivre pas à pas la recherche de
Lacan sur l’éthique de la psychanalyse, en décrire les attendus
et les enjeux, de même que les temps forts. Puisqu’il s’agit
notamment pour lui, et selon moi, de mieux comprendre
les conditions de cet enfermement, d’en découvrir les voies
de sortie. Et dans le même mouvement de réinterpréter rien
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 39

moins que les conditions mêmes de l’installation de la loi,


au plan des foules comme au plan de l’univers subjectif de
chacun. Tout en convoquant d’abord quelques variations
historiques du registre de l’idéal (distinguant les Anciens des
Modernes) pour rapidement caractériser l’évolution historique
de l’éthique en Occident, depuis l’Antiquité. Plus loin, nous
verrons à quelle sorte d’extrémité logique paraît mener l’extrac-
tion hors de l’enfermement, puisque les chemins de la passe
semblent bien conduire à rien moins qu’à une sorte de sortie
salutaire de la culture (au moins pour le psychanalyste produit
en fin de cure). Bref, le singe savant de Kafka pourrait bien,
en fin de cure, retrouver la nature. Mais n’anticipons pas trop.

Introduisant le séminaire sur L’éthique de la psychanalyse par


le bout de l’évolution historique, Lacan reprend l’opposition
entre les Anciens et les Modernes qui a servi de clef à son étude
comparative de l’année antérieure entre Œdipe et Hamlet, pour
indiquer combien l’éthique de l’Antiquité se distingue de celle
de la modernité sous plusieurs aspects – dont ceux indiqués
supra. Mais il signale aussi, et plus particulièrement, que si les
Anciens semblaient chercher à conformer le sujet pour l’armer
d’un « discours droit » vers un « Souverain Bien » inscrit dans
le cosmos, autrement dit vers l’universalité d’une vérité des
dieux ou d’un idéal, l’éthique des Modernes se serait déboîtée
en Occident sous l’influence de ce qu’il situe une nouvelle fois
comme un déclin. Déclin oui, mais déclin qui ne se réfère
plus à celui de la famille, ou à celui de la fonction du père, que
le jeune Lacan convoquait en 1938 pour rendre compte de
l’invention de la psychanalyse, et de l’évolution historique des
névroses. Il s’agit maintenant du déclin « radical de la fonction
du maître ». Déclin qui aurait, en particulier, entraîné entre
Aristote et Freud l’émergence de l’utilitarisme (au premier rang
de quoi la théorie des fictions de J. Bentham) permettant de
« situer le bien – le plaisir en l’occasion […] d’une façon toute
différente d’Aristote – du côté du réel16 ».
Le déclin de la fonction du maître aurait donc (au moins
dans la civilisation occidentale) déplacé le lieu d’engendrement
40 Lacan presque queer

de l’éthique (notamment de la recherche du bien), du registre


du cosmos et de l’universel (ou du symbolique) vers celui du
réel, qui pourtant et de manière polymorphe reste voilé dans la
modernité. Car bien que recelant la cause du désir, ce registre
du réel reste notamment recouvert par le charme de l’imagi-
naire contraignant du fantasme, où le sujet entravé trouve abri,
via la fascination pour sa propre image moi idéale-typique.
Et même s’il s’écarte volontiers de Freud lorsqu’il le juge
raisonnable, Lacan n’oublie pas Freud, puisqu’il y retourne
pour préciser que c’est très exactement dans le fil du dépla-
cement éthique concernant la recherche du bien qu’a connue
l’Occident que se situe l’expérience de Freud. Concluant avec
Malaise dans la culture17 que, curieusement, rien n’est fait, ni au
plan du microcosme ni à celui du macrocosme, pour favoriser
une quelconque forme d’accès au réel. Ou au « bonheur » des
retrouvailles. Retrouvailles avec ce que Freud a, selon Lacan,
isolé comme la Chose réelle (das Ding). Ou, autrement dit,
d’abord comme la mère originaire, que le fondateur de la
psychanalyse distingue comme le seul véritable bien recherché
par le sujet. Et Lacan d’ajouter que das Ding est, en effet, ce
qui aimante le sujet vers le plaisir ultime, contre lequel s’érigent
pourtant : (1) le principe de plaisir arrêtant le sujet du désir
dans la satisfaction (lorsqu’il y a satisfaction, il n’y a plus de
désir) et (2) le fantasme, que Lacan reconstruit cliniquement
comme une défense contre la jouissance de la mère. Ou dit
de manière plus générale, contre la jouissance de l’Autre, ou
contre ce qu’il appelle le trop de plaisir, ou enfin, contre le
plaisir ultime de la rencontre avec la Chose (das Ding), dont
il va pluraliser le visage et préciser les coordonnées cliniques.

Après avoir en effet déployé l’année antérieure (Le désir


et son interprétation, 1958-1959) l’analyse de la structure des
névroses et du fantasme, comme défense paradoxale contre
le vouloir de l’Autre maternel – défense paradoxale car, d’être
permanente, elle y ramène sans cesse –, Lacan reprend l’année
suivante, avec L’éthique de la psychanalyse, l’analyse de cette
logique de défense. Mais pour cette fois mettre au jour – avec
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 41

le Freud de l’Esquisse18 et sous l’Autre maternel – ce qu’il


appelle la Chose antérieure à tout refoulement. Ce qui fait de la
mère, mais de la mère originaire, un tenant lieu de la Chose, ou
un tenant lieu de ce quelque Chose, qu’elle ne subsume pour-
tant plus totalement. Et qui reste pourtant la Chose contre
laquelle le sujet se défend, par le fantasme et la sublimation.
Et du même coup, ce sont d’autres visages de cette Chose qui
apparaissent, et qu’il faut donc savoir reconnaître dans l’évolu-
tion de la culture. Dont par exemple celui du père diabolique,
qui surplombait la Réforme protestante, et qui devient une
référence capitale de la recherche de Lacan, en cette année de
séminaire où il convoque le texte du théologien de Witten-
berg, Martin Luther, comme une nouvelle forme de ce déboî-
tement de la mythologie occidentale qui constitue son objet
de recherche, et fait notamment apparaître le nouveau visage
de la Chose devenue souveraine pour le xvie siècle : le Diable.
Pour Lacan, le sujet de l’inconscient se déduit en effet des
grands textes. Et pour s’y retrouver quant à l’évolution histo-
rique de la structuration du sujet de l’inconscient – évolution
quelquefois expliquée de manière fort naïve dans le champ
psychanalytique par la convocation de médiocres essais socio-
logiques19 –, il lui faut lire les grands textes de la culture
occidentale. Et montrer, par exemple, pourquoi Œdipe n’est
pas Hamlet. Ou pourquoi le héros antique n’est pas le héros
moderne. Étant entendu que pour Lacan, répétons-le puisque
c’est une thèse très forte, l’homme moderne hérite d’un dispo-
sitif mental particulier, celui du fantasme, émergeant histori-
quement avec le christianisme. Christianisme qui constitue une
part importante de la mythologie occidentale, dont les formes
varient historiquement mais où nous retrouvons notamment la
délicate question freudienne du père mort, que Lacan reprend
évidemment pour notamment interroger ce qu’il appelle le très
curieux christocentrisme de Freud comme nous le verrons. En
attendant, on comprendra facilement pourquoi la recherche de
Lacan concernant l’éthique de la psychanalyse (ou l’analyse de
l’éthique de l’homme occidental du point de vue de la psycha-
nalyse) requiert d’inclure des textes littéraires et mythologiques,
42 Lacan presque queer

mais également quelques textes religieux majeurs, comme celui


de Luther. Textes dont l’étude comparative est propre à isoler
les modifications historiques fondamentales de l’éthique en
Occident. Éthique dont, je le redis – et d’un point de vue très
général pour Lacan –, le point d’appel a basculé en Occident
(d’Aristote à Freud) de l’universel de la loi des dieux vers le
réel de l’objet. Autrement dit vers le réel de la Chose, motivant
historiquement et de plusieurs manières la structuration de
l’homme moderne, devenu un spectateur, mais aussi devenu
ce que j’appellerai maintenant comme ce qu’il est : un fugitif.
Puisque, pour le dire clairement ici, le sujet moderne fuit
la Chose. Ou il fuit la cause de son désir (la jouissance de la
mère ou du diable, etc.), en usant notamment des dispositifs
psychiques du fantasme et de la sublimation, qui ont donc
contribué à modifier radicalement la régulation de la jouis-
sance des Modernes : leur éthique. Dès lors on comprend que
c’est toute l’analyse du lien social par Lacan qui se réaménage,
ou toute son anthropologie sociale, dont j’ai montré tout ce
qu’elle devait jusque-là aux recherches de son ami l’immense
anthropologue Claude Lévi-Strauss. Notamment pour ce qui
concerne l’analyse de la question centrale de l’interdit de l’in-
ceste, sur laquelle Lacan revient pour la ressaisir non seulement
dans le cadre de la longue conversation qu’il entretient avec
l’ethnologue, mais aussi avec Freud. Conversation avec Freud
et Lévi-Strauss qui constitue une très large part de son œuvre20.
En cette année de séminaire sur L’éthique de la psychanalyse, et
loin de se contenter d’avoir fait permuter, en une sorte de geste
queer inaugural, le lieu de la source incestueuse de l’enfant vers
la mère (ou vers la Chose), nous allons voir comment Lacan,
bien armé par la découverte freudienne, reprend ses échanges
avec Lévi-Strauss sur l’interdit de l’inceste, qui constitue un
des monuments incontournables pour toute recherche sur
l’éthique. Quelle que soit la société envisagée.

En effet, et pour ce qui concerne la théorie de l’émergence


de la loi, ou encore la grande question anthropologique de
l’interdit de l’inceste qu’aucune perspective psychanalytique de

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Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 43

réaménagement, queer ou pas, ne peut éluder, Lacan indique


qu’il faut s’apercevoir qu’en relevant 1) l’idée selon laquelle « la
mère […] occupe la place de cette chose, de das Ding21 » et
2) l’idée selon laquelle la formation du fantasme (de même que
la fuite dans la sublimation) protège le sujet de la rencontre
avec ce réel de la jouissance de la Chose, on doit mettre l’accent
sur la place de la défense primordiale contre l’inceste mère-fils.
Car elle ne se confond pas, dit-il, avec la règle (que l’on dira ici
post-œdipienne) conditionnant, selon Lévi-Strauss, la possibi-
lité même des échanges sociaux.
Je rappelle en effet que pour l’anthropologue les échanges
sociaux requièrent pour leur existence même l’interdit de l’in-
ceste père-fille, sans lequel il n’y aurait ni exogamie ni liens
sociaux. Puisque sans l’interdit père-fille il n’y aurait pas
d’échange de femmes22 et donc pas de familles ni de sociétés.
Mais quid de l’inceste mère-fils ?
En élargissant sa recherche vers le champ de l’anthropo-
logie, et en retournant à sa conversation avec Lévi-Strauss,
Lacan indique que cette question reste voilée chez l’ethno-
logue, tandis qu’elle est parfaitement mise au jour par Freud,
qui en a fait le cœur de sa recherche.
« […] La mère, en tant qu’elle occupe la place de cette
chose, de Das ding.
Tout le monde sait que le corrélatif en est ce désir de l’in-
ceste qui est la grande trouvaille de Freud […]. Freud désigne
dans l’interdiction de l’inceste le principe de la loi primordiale
dont tous les autres développements culturels ne sont que les
conséquences et les rameaux – et en même temps, il identifie
l’inceste au désir le plus fondamental.
Claude Lévi-Strauss confirme sans doute dans son étude
magistrale le caractère primordial de la Loi comme telle, à
savoir l’introduction du signifiant et de sa combinatoire dans
la nature humaine par l’intermédiaire des lois du mariage réglé
par une organisation des échanges qu’il qualifie de structures
élémentaires – pour autant que des indications préférentielles
sont données au choix du conjoint, c’est-à‑dire qu’un ordre
est introduit dans l’alliance, produisant ainsi une dimension
44 Lacan presque queer

nouvelle à côté de celui de l’hérédité. Mais même quand il


fait cela, et tourne longuement autour de la question de l’in-
ceste pour nous expliquer ce qui rend son interdiction néces-
saire, il ne va pas plus loin qu’à nous indiquer pourquoi le
père n’épouse pas sa fille – il faut que les filles soient échan-
gées. Mais pourquoi le fils ne couche-t-il pas avec sa mère ? Là,
quelque chose reste voilé23. »
Cette remarque inédite de Lacan, qui annonce un rema-
niement de sa lecture de l’œuvre de Lévi-Strauss, relève que si
la loi des échanges sociaux requiert pour l’anthropologue l’in-
terdit de l’inceste père-fille, il revient à la découverte freudienne
d’avoir mis au jour (même de manière critiquable quant à la
source du désir incestueux) le mythe inconscient interdisant
l’inceste mère-fils. Ce qui nous permet d’indiquer, au passage,
que cette remarque de Lacan constitue très précisément la
réponse à la question qu’il se posait lui-même quelques mois
auparavant, dans la conclusion de son article de 1958 « Propos
directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », en ces
termes-là : « Pourquoi le mythe analytique fait-il défaut
concernant l’interdit de l’inceste entre le père et la fille24 ? »
D’une certaine manière, semble se répondre le
16 décembre 1959 le Lacan de L’éthique, il ne serait pas besoin
d’avoir un mythe inconscient là où la logique des échanges
sociaux requiert un interdit (comme c’est le cas pour l’inceste
père-fille). Mais inversement, et de manière complémentaire,
Freud aurait découvert l’interdit de l’inceste mère-fils parce
qu’il serait le préalable inconscient à l’émergence de la loi des
échanges sociaux (ou des structures de parenté). Alors même
que cet interdit de l’inceste mère-fils n’est pas lisible au niveau
de la logique des échanges sociaux. Puisque, à ce niveau, l’obli-
gation de la circulation des biens (dont les femmes) motivant
l’éloignement des géniteurs porte sur les filles. Cet éloignement
formant pour Lévi-Strauss la règle d’or des sociétés25.
Du coup, l’inceste fils-mère, fomenté dans l’inconscient,
devient pour Lacan l’inceste fondamental. Et son interdit
devient la condition de l’existence même de la culture. Condi-
tion qui précède logiquement l’organisation des échanges
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 45

sociaux, et la formulation de l’inceste fille-père26. Nonobstant,


et parce que la loi existe, elle fait apparaître l’interdit de l’in-
ceste fondamental (fils-mère) comme une conséquence de son
existence.
« C’est dans l’ordre de la culture que joue la loi. La loi
a pour conséquence d’exclure toujours l’inceste fondamental,
l’inceste fils-mère, qui est ce sur quoi Freud met l’accent.
Si tout est justifié autour, il n’en reste pas moins que ce
point central demeure. C’est, on le voit bien à lire de près le
texte de Lévi-Strauss, le point le plus énigmatique, le plus irré-
ductible, entre nature et culture27. »
Ce qui reste voilé chez Lévi-Strauss, interrogeant l’énigme
du passage de la nature à la culture, est donc, selon Lacan, mis
à découvert par Freud, dégageant avec sa trouvaille de l’inceste
mère-fils les ressorts inconscients de ce passage.
Pour ce qui concerne l’histoire de la théorie de l’anthropo-
logie sociale de Lacan, ou de sa conception du collectif, on voit
bien ici d’abord comment le psychanalyste continue en 1959
à s’interroger sur l’énigme du passage de la nature à la culture.
Énigme à laquelle il tentait de donner lui-même réponse dans
son article de 1949 sur le stade du miroir28, et qu’il reprend donc
dix ans plus tard en cherchant encore à compléter sa relecture
de Freud par Lévi-Strauss. Mais aussi, et c’est beaucoup plus
neuf, en cherchant à compléter sa lecture de Lévi-Strauss par
Freud. On constate là encore combien Lacan continue d’être
guidé par une ambition anthropologique immense, et qui
témoigne de son double transfert à Freud et à Lévi-Strauss29.
Mais à dégager avec Freud le préalable à l’émergence de
toute loi, reste encore, pour Lacan, à désigner l’opérateur qui
pourrait rendre compte de la défense primordiale contre le
réel de la Chose, contre le trop de plaisir, ou contre le rapport
sexuel avec la mère, sans en appeler à une figure supposant
l’efficace de la loi comme déjà établie. Car sinon le raisonne-
ment risquerait d’être vicié par une circularité invalidante. Et
de ce point de vue l’exigence épistémologique de Lacan est
depuis toujours intraitable. Comme en témoigne par exemple
sa critique de 194830 concernant le mythe de Totem et tabou,
46 Lacan presque queer

dans lequel Freud expliquait l’émergence de la loi de l’exo-


gamie par la culpabilité se déduisant de l’acte parricide. Ce
raisonnement était alors inacceptable pour le jeune Lacan
puisque, concluait-il, d’être postérieure à la loi, la culpabilité
ne peut évidemment pas motiver la promulgation de la loi. Il
faut donc au Lacan de L’éthique expliquer la possibilité même
de l’émergence de la loi, sans prendre le risque à son tour d’une
quelconque circularité de ce type. Circularité scientifiquement
inadmissible. Eh bien, dix ans après, c’est dans le corpus freu-
dien qu’il trouve l’outil lui permettant de surclasser cette diffi-
culté épistémologique, car il mobilise maintenant, en tant que
préalable à l’articulation de la loi sociale, le principe de plaisir
lui-même comme ce qui fait chuter l’attraction de la rencontre
avec la Chose incestueuse. Et c’est cette chute qui, pour Lacan,
permet à la loi, et notamment à la loi de l’interdiction de l’in-
ceste, d’être articulée, puis à Freud de la révéler. À un Freud
relu par ses bons soins mais quand même… : « C’est là que je
veux vous arrêter. Ce que nous trouvons dans la loi de l’inceste
se situe comme tel au niveau du rapport inconscient avec das
Ding, la Chose. Le désir pour la mère ne saurait être satisfait
parce qu’il est la fin, le terme, l’abolition de tout le monde
de la demande, qui est celui qui structure le plus profondé-
ment l’inconscient de l’homme. C’est dans la mesure même
où la fonction du principe de plaisir est de faire que l’homme
cherche toujours ce qu’il doit retrouver, mais ce qu’il ne saurait
atteindre, c’est là que gît l’essentiel, ce ressort, ce rapport qui
s’appelle la loi de l’interdiction de l’inceste31. » Attention, il
faut être ici très attentif, et bien retenir que pour Lacan, le
principe de plaisir (repris par Freud de Fechner) implique que
l’homme ne peut donc rejoindre, ni être rejoint par la jouis-
sance attendue et redoutée de la rencontre avec la Chose. Et
c’est bien cet impossible qui rend possible la production même
de la culture, dont l’interdit de l’inceste, et pas l’inverse.
Chez Lacan, c’est donc clairement l’impossible de la jouis-
sance avec la mère (ou avec la Chose) qui anticipe, et rend
symboliquement énonçable, l’interdit. D’où le fait, selon lui
encore, que dans la théorie anthropologique de Lévi-Strauss
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 47

l’inceste mère-fils reste voilé, et qu’il l’est aussi bien par


exemple dans le Décalogue. Dans les Dix Commandements,
« nulle part il n’est signalé qu’il ne faut pas coucher avec sa
mère » relève en effet Lacan, comme si ces commandements,
qui « sont la condition de la subsistance de la parole comme
telle32 », n’avaient pas vocation à énoncer ce que requiert
l’émergence même de la parole dont ils participent, à savoir
l’éloignement de das Ding, du fait même de l’impossible de la
rencontre (avec la Chose).
Répétons : ce qui est la condition de l’organisation des
défenses contre la jouissance de l’Autre, ce qui est la condition
de l’évitement du trop de plaisir, ou encore ce qui constitue
« la condition même de la parole », c’est in fine, indique préci-
sément Lacan, le principe de plaisir. Car le principe de plaisir
provoque la défaillance du sujet avant la rencontre avec le
souverain bien qui, dans l’expérience, apparaît sous le visage
d’une rencontre avec la mère incestueuse. Ou avec une autre
figure de la volonté morbide d’un Autre absolu (le père diabo-
lique par exemple), motivant aussi bien l’érection de la cage
du fantasme que la fuite dans la sublimation. Et ceci, faut-il le
préciser, quel que soit le sexe de l’enfant.
Révolution éthique : le principe de plaisir rend impossible
la jouissance avec la Chose. Et Lacan ajoute alors que « […] le
pas fait, au niveau du principe de plaisir, par Freud, est de nous
montrer qu’il n’y a pas de Souverain Bien – que le Souverain
Bien qui est das Ding, qui est la mère, l’objet de l’inceste, est
un bien interdit, et qu’il n’y a pas d’autre bien33 ».
Mais en introduisant le principe de plaisir redécouvert
par Freud, Lacan met l’accent sur ce qui rend impossible la
jouissance, avant même l’introjection de l’interdit, que ce prin-
cipe rend possible. Et c’est notamment ce qui nous permet
d’apercevoir au passage que, contrairement à ce qu’indique
Judith Butler (et donc toute une psychanalyse qui voudrait
s’inspirer de son travail), il n’y a pas chez Lacan « d’idéalisation
religieuse de l’“échec”, de l’humilité et de la limitation avant
la Loi » propre à rendre « idéologiquement suspect » le « récit
lacanien ». Pas plus que « d’enjolivement romantique34 », car
48 Lacan presque queer

ce qui limite la jouissance avant la Loi et permet son intro-


jection, c’est, pour Lacan, le principe de plaisir puisé dans la
lecture de Freud.
Avec cette théorie du réel de la Chose, complétée par la
théorie du principe de plaisir qui en tient écarté, Lacan revient
alors à Lévi-Strauss comme pour mieux situer ce qui désaxe
sa position dans la sorte de dialogue qui le lie à l’ethnologue.
Quant à l’analyse du fonctionnement des sociétés, quant à la
logique de l’inconscient et quant à l’analyse de l’éthique. Ou,
mieux dit, quant à l’analyse de son au-delà. Au-delà que Lacan
cherche maintenant à faire apercevoir, de manière elle aussi
inédite, et qui annonce une sorte de séparation relative d’avec
l’œuvre de l’ethnologue. Ou encore une sorte de déboîtement
relatif dans sa lecture de l’œuvre de Lévi-Strauss : « Pourtant,
c’est à cette recherche de ce qui revient toujours à la même
place, que reste appendu ce qui s’est élaboré au cours des âges de
ce que nous appelons éthique. L’éthique, ce n’est pas le simple
fait qu’il y a des obligations, un lien qui enchaîne, ordonne et
fait la loi de la société. Il y a aussi ce à quoi nous nous référons
si souvent ici sous le terme de structures élémentaires de la
parenté – de la propriété aussi et de l’échange des biens – qui
fait que, dans les sociétés dites primitives – entendez toutes
les sociétés à leur niveau de base –, l’homme se fait lui-même
signe, élément, objet de l’échange réglé dont l’étude d’un
Claude Lévi-Strauss vous montre le caractère sûr dans sa rela-
tive inconscience. Ce qui, à travers les générations, préside à
ce nouvel ordre surnaturel des structures est exactement ce
qui rend raison de la soumission de l’homme à la loi de l’in-
conscient. Mais l’éthique commence encore au-delà35. »
Au-delà des effets de l’idéal, au-delà des structures signi-
fiantes qui ordonnent inconsciemment le destin du sujet,
Lacan signale que l’éthique commence au-delà (et j’ajoute :
en deçà), c’est-à‑dire dans tout ce qui tient la recherche du
trop de plaisir ou du souverain bien à distance de sa réalisation.
Et s’illustre dans la clinique du cas par tout ce qui motive les
modalités du désir insatisfait de l’hystérique, du désir impos-
sible de l’obsessionnel (le spectateur parmi les spectateurs), du
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 49

désir éloigné du phobique. Et, plus généralement, du désir


du névrosé de la modernité. Névrosé entravé dans sa cage, ou
dans la prison de verre de son fantasme, dont la toute première
condition d’élaboration est donc maintenant à désigner – et
c’est nouveau – dans l’éminente efficacité du principe de plaisir.
Principe qui permet d’abord au sujet de se tenir éloigné de la
jouissance de l’Autre, puis de pouvoir notamment construire
son fantasme, et de fuir dans la sublimation. Principe de plaisir
qui, d’être souverain, garantit l’existence d’un espace entre le
sujet et la jouissance de l’Autre. Mais principe de plaisir qui
permet aussi bien à la loi d’être formulée, et finalement d’être
introjectée par le sujet.
En éprouvant dans l’insatisfaction, l’impossible ou l’an-
goisse, la consistance de ce qui le tient à distance de la réalisa-
tion de son désir, le sujet découvre alors – selon Lacan – qu’il
y a en lui-même quelque chose qui se distingue de lui, et
motive la reconduction perpétuelle de cette distance organi-
sant l’éthique dont il dépend.
Alors semble émerger véritablement le territoire de
l’éthique : « Elle [l’éthique] commence au moment où le sujet
pose la question de ce bien qu’il avait recherché inconsciem-
ment dans les structures sociales – et où, du même coup, il
est amené à découvrir la liaison profonde par quoi ce qui se
présente pour lui comme loi est étroitement lié à la structure
même du désir. S’il ne découvre pas tout de suite ce désir dernier
que l’exploration freudienne a découvert sous le nom du désir
de l’inceste, il découvre ce qui articule sa conduite d’une façon
telle que l’objet de son désir soit toujours maintenu pour lui à
distance. Cette distance n’en est pas complètement une, c’est
une distance intime qui s’appelle proximité, qui n’est pas iden-
tique à lui-même, qui lui est littéralement proche, au sens où
l’on peut dire que le Nebenmensch dont nous parle Freud au
fondement de la chose est son prochain36. »
Alors, pour comprendre ce qui dans le microcosme qui
constitue l’éthique de l’homme moderne l’empêche de rejoindre
le souverain bien, il faut donc d’abord compter le principe de
plaisir qui fonde l’impossible de la rencontre, puis l’énoncé des
50 Lacan presque queer

interdits. Et enfin les dispositifs mentaux du fantasme et de la


sublimation, qui servent de fausse fenêtre au sujet, pour aper-
cevoir quelque image, non pas de la Chose, mais de ce qui lui
ressemble (à lui) comme un frère (ou une sœur) et le sépare de
la rencontre avec la Chose. Si nous voulons bien nous souvenir
qu’en 1959 (dans Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son inter-
prétation), Lacan indiquait que le sujet se défend contre le désir
de la mère avec les premiers noyaux de son moi37, alors on
comprendra facilement pourquoi il peut indiquer maintenant
qu’au lieu du réel de la Chose le sujet aperçoit, dans le cadre de
son fantasme, cette image qui ressemble diablement à l’image
de son moi, et le conduit à se détourner de la cause réelle de
son désir, pour s’abîmer dans l’amour de lui-même ou de son
prochain. Du coup, Lacan peut se tourner vers le registre de la
culture et de la sublimation pour dégager, au plan des masses,
ce qui selon lui articule au mieux la logique de la déviation du
désir caractérisant l’éthique de l’homme occidental : à savoir,
le commandement religieux de l’amour du prochain.
« Si quelque chose, au sommet du commandement
éthique, finit d’une façon si étrange, si scandaleuse pour le
sentiment de certains, par s’articuler sous la forme du Tu
aimeras ton prochain comme toi-même, c’est qu’il est de la loi du
rapport du sujet humain à lui-même qu’il se fasse lui-même,
dans son rapport à son désir, son propre prochain.
Ma thèse est que la loi morale s’articule à la visée du réel
comme tel, du réel en tant qu’il peut être la garantie de la
Chose38. »
On sait que dans un des textes dont la lecture guide la
recherche de Lacan sur l’éthique, à savoir Le malaise dans la
culture39, Freud se scandalisait du commandement rappelé par
Lacan « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », parce
qu’il le trouvait « injuste40 » et « impraticable » du fait « qu’une
inflation aussi grandiose de l’amour peut seulement en abaisser
la valeur41 ». De plus, ajoutait Freud, « celui qui, dans la culture
présente, se conforme à un tel précepte ne fait que se désavan-
tager par rapport à celui qui se place au-dessus de lui42 ».
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 51

Pour Freud, le commandement de l’amour du prochain


est énoncé pour lutter contre l’« hostilité primaire des hommes
les uns envers les autres43 », car la haine menace constamment
de désagrégation la société et la culture. Mais pour lui ce
commandement défaille, du fait qu’une telle inflation d’amour
dévalue la valeur de l’amour. Il est donc contre-productif quant
à l’amour. Chez Lacan, le même commandement est à affaiblir,
pas en raison de son côté inflationniste, qui assure la dévalua-
tion de ce qu’il est censé promouvoir (l’amour), mais parce qu’il
capitonne la formation de l’appareillage du fantasme séparant
le sujet de la cause de son désir (la Chose) sur le régime impé-
ratif de l’idéal de l’amour du prochain (c’est-à‑dire l’amour de
soi-même), soutenant au plan du collectif – et dans le registre
du sublime ou de la sublimation – l’enfermement du sujet
dans l’impuissance d’agir.
C’est donc au nom de l’amour que Freud s’exprime, et
au nom du désir que Lacan prend position. Ce qui est un
peu différent, puisque l’amour est précisément un obstacle à la
jouissance, comme ultime réalisation du désir. En effet, Lacan
souligne ici que le commandement de l’amour du prochain
conforte la désorientation du sujet eu égard à son désir, puisque
c’est lui qui amène le sujet à contempler amoureusement et
religieusement sa propre silhouette imaginaire, là où gît, voilé
par l’image idéale de lui-même, le réel de la Chose qui cause son
désir. À la place de la Chose le sujet aperçoit sa propre image
idéale, qu’il s’agisse (précisons-le) de sujet hétérosexuel ou pas.
Tu aimeras ton prochain comme toi-même veut donc dire
aime ton image, aime ton moi idéal-typique, ou encore aime
ton être phallique44, qui n’est in fine que le ressort le plus sûr
de ta névrose. Et reconduis ton emprisonnement puisque,
arrêté dans la contemplation amoureuse de toi-même (ou de
ton prochain), ton fantasme capitonné sur le commandement
culturel est, comme nous l’avons vu avec l’analyse d’Hamlet,
ce qui te conduit à l’impuissance de l’acte. Là est ta cage. Et
seule la blessure d’une arme a conduit Hamlet vers sa puissance
d’agir, car elle l’a conduit dans ce que Lacan désigne comme le
territoire de « l’entre-deux-morts ». Territoire où le jeune prince

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52 Lacan presque queer

se déprend de la fascination pour son propre reflet, s’arrache à


la paralysie de l’acte motivée par sa position de spectateur, et se
retrouve du côté, non pas de celui qui l’est, mais de celui qui l’a.
Celui qui a le phallus et qui peut s’en servir45. Celui qui accède
à la puissance d’agir, parce qu’il renonce à l’être.
Lacan a donc ressaisi Hamlet comme une tragédie chré-
tienne fidèle au commandement religieux d’aimer son prochain,
ou son moi idéal, comme lui-même. Et pour éclairer encore un
peu mieux son analyse de l’éthique en Occident, Lacan se tourne
vers les paradigmes de ce que nous pourrions appeler les techno-
logies politiques qui visent à faire flamber le désir. Et il constate
alors qu’elles requièrent, pour accéder à leurs buts, de briser
les murs de verre du fantasme et de la sublimation, de passer
par l’altération de l’image du prochain ou de l’image du moi.
Autrement dit, de passer par la destruction relative de l’image
de son propre corps, ou par la destruction du corps de l’autre,
comme en témoignent par exemple et de manières différentes :
la tentative sadienne, qui s’arrête pourtant, selon Lacan, face
à la destruction du corps de la mère (tout en se poursuivant
à l’infini du fait de la recomposition des corps sublimes des
femmes jamais détruits par leurs tourments) ; ou encore et
dans un autre registre, l’interdit de la représentation dans le
texte biblique, qui cherche à ouvrir à l’impératif du divin désir
de celui qui sans image formule : « Je suis ce que je suis. »
Et Lacan de conclure en ces termes : « Le rapport dialec-
tique du désir et de la Loi fait notre désir ne flamber que dans
un rapport à la Loi, par où il devient désir de mort46. »
En contrepartie, et inversement, toutes les technologies
du bonheur analysées par le Freud du Malaise dans la culture
apparaîtront alors, pour Lacan, comme autant de techniques
propres à détourner l’homme de son attraction mortelle pour
la Chose, via le registre de l’illusion amoureuse, artistique ou
religieuse, etc.
Et pour inaugurer au mieux son enquête sur ces techno-
logies de l’illusion polarisant l’éthique au plan du cas comme
au plan des masses, Lacan va s’engager dans une analyse emblé-
matique de l’amour courtois qui, selon lui : 1) fit émerger
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 53

l’image de la Dame à la place de la Chose (das Ding), et qui,


2) en organisant le tracé des chemins infinis vers l’objet, a
rendu au mieux lisible la présence d’un corps pulsionnel (celui
du chevalier) se satisfaisant de l’exercice sublimatoire de son
propre parcours vers cette Dame qu’il n’atteindra jamais.
Mais avant d’ouvrir le dossier de l’amour courtois, Lacan
rappelle que cette étonnante satisfaction de la pulsion qui
s’opère dans la sublimation, via le changement d’objet, allant
de la Chose vers l’image de l’idéal47, constitue la seule promesse
de bonheur articulée par l’orientation freudienne.
D’où l’enjeu éthique de cette question de la sublimation,
souvent convoquée dans les échanges concernant ce qu’il en
est de l’excellence des buts moraux de la psychanalyse. Enjeux
de la sublimation dont je poursuivrai l’analyse dans la suite de
cet ouvrage.
Mais pour ressaisir maintenant, et de manière résumative,
l’essentiel de ce premier chapitre, qui introduit à cette ques-
tion fondamentale : en quoi la psychanalyse a-t-elle contribué
à changer profondément la perspective de l’analyse de l’éthique
des formations sociales occidentales ?, je dirai que c’est d’abord
avec Freud et du point de vue du Lacan de L’éthique, non pas
(ou pas seulement) en désignant le meurtre du père à l’origine
de la culture, qu’il faut saisir cette contribution. Mais en repé-
rant la place éminente de la logique du principe de plaisir et de
son au-delà. Ou, encore, la prégnance de la logique de ce que
Lacan appelle ici « la redoutable dialectique48 » de l’instinct
de mort, appendue au fantasme, et à la sublimation, œuvrant
puissamment au cœur de l’éthique de l’homme moderne.
Aristote visait, selon Lacan, à obtenir de l’homme qu’il
se conforme à l’ordre universel d’un souverain bien « … où
l’éthique débouche dans une politique, et au-delà dans une
imitation de l’ordre cosmique. Macrocosme et microcosme sont
supposés au principe de toute la méditation aristotélicienne.
Il s’agit donc d’une conformisation du sujet à quelque
chose qui, dans le réel, n’est pas contesté comme supposant les
voies de cet ordre49 ».
54 Lacan presque queer

Chez Freud, microcosme et macrocosme ne vont pas


ensemble. L’idéal du maître aristotélicien qui laisse le travail à
l’esclave pour découvrir une vérité universelle a laissé place à
la recherche d’une « vérité libératrice » certes, mais une « vérité
particulière50 » qui conduit l’homme non pas à explorer les
voies qu’il a prises pour atteindre les idéaux que lui offre la
culture, mais à explorer celles qu’il a empruntées, pour fonda-
mentalement rechercher, et fuir à la fois, cette très étrange
présence de la Chose. Présence de la Chose, ou présence de ce
que Lacan, reprenant les termes freudiens, appelle « l’Autre
préhistorique », le Nebenmensch : « Formule tout à fait frap-
pante, pour autant qu’elle articule puissamment l’à-côté et la
similitude, la séparation et l’identité51 », précise Lacan, lecteur
de la lettre 52 de la correspondance de Freud avec Fliess52.
Nebenmensch. Aux origines de la subjectivité, il y aurait
donc comme une Chose ou comme un objet. Un objet qui n’est
pas le sujet, mais ne lui est pas non plus tout à fait étranger. Un
objet, et une ambiance inquiétante, dont il doit se déprendre
pour émerger au monde. Et c’est dans cette sorte de disjonc-
tion inaugurale que le reste est isolé « comme étant de sa
nature étranger53 ». Autrement dit : la Chose est construite en
s’en déprenant. Elle est étrangère au sujet, « hostile à l’occa-
sion ». Mais elle est en tous les cas « le premier extérieur, c’est
ce autour de quoi s’oriente tout le cheminement du sujet54 ».
Cette Chose, qui est étrangère au sujet, l’attire et le repousse,
cette Chose « qu’il s’agit de retrouver » et qui ne peut pas « être
retrouvée ». Cette Chose qui hante le sujet en tant qu’objet
perdu, et qui pourtant n’est perdue qu’en étant construite tout
au long des chemins qui éloignent d’elle, tout au long des
chemins où elle trouve ses coordonnées signifiantes, tout en
restant externe au système signifiant lui-même. Cette Chose
est sans doute la trouvaille de Lacan que l’on voit clairement
émerger dans ce séminaire intitulé L’éthique de la psychanalyse,
même si l’on pouvait déjà en apercevoir les reflets dans sa
lumineuse théorie du fantasme développée l’année antérieure.
Naturellement, on peut aussi trouver dans la recherche de
Lacan de lointains attendus de cette trouvaille, puisque cette
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 55

Chose, dont il indique d’abord que la mère originaire (forcé-


ment originaire même si elle est construite en après-coup et
dans la séparation) est un tenant lieu, cette Chose constitue à la
fois un point de capiton épistémologique pour Lacan bouclant
dans sa recherche sur l’éthique son propre corpus sur la lettre
à Fliess (n° 52), mais aussi sur son grand texte « Les complexes
familiaux » de 193855 si souvent commenté par mes soins.
« Complexes familiaux », où le jeune psychanalyste indiquait
déjà combien l’homme devait s’arracher par la construction de
l’image du moi, ou par le sadisme contre le frère, à la tentation
masochiste du vouloir mourir dans la mère56. Vouloir mourir,
ou vouloir s’abandonner à l’attraction de cette mère origi-
naire qui, assurait Lacan, fonctionne comme une suppléance
au défaut ontologique de maturité qui caractérise le petit
d’homme, jeté trop tôt au monde. Mais petit d’homme dont
la mère indispensable à la survie était caractérisée par le Lacan
de 1938 comme le tyran originaire, préfigurant (selon moi) ce
qui deviendra en 1959 un visage capital de la Chose. Et en tous
les cas son tout premier visage.
Cette Chose que le sujet construit en s’en déprenant (selon
le Lacan de L’éthique) me paraît donc rendre extraordinaire-
ment solidaire le corpus de Lacan avec celui de Freud, mais
aussi avec celui du jeune Lacan, dont l’inspiration kleinienne
sur la question de la mère est notable. Bref, en situant plus
précisément la généalogie de la notion de Chose, de das Ding,
dans la recherche de Lacan, je situe ici et en même temps l’exis-
tence d’un carrefour clinique et épistémologique tout à fait
crucial de sa recherche avec celle de Freud, mais aussi avec
sa propre théorie de la mère originaire mise en place plus de
vingt ans auparavant.
Et pour ce qu’il en est de son élaboration sur l’éthique, il
faut retenir maintenant que si Lacan retrouve ici l’inspiration
du fondateur de la psychanalyse au point même du réel, au
point même de das Ding, émergeant peut-être plus nettement
dans un moment de dévoilement historique renouvelé avec
Luther, comme on le verra plus loin, c’est parce que le sujet
de la modernité occidentale se dévoile comme un être qui est
56 Lacan presque queer

moins à prendre comme celui qui marche à l’assaut du ciel de


l’idéal que comme celui qui fuit cette Chose. L’homme moderne
est un prisonnier et un fugitif. Il fuit et trouve abri dans la
particularité de son fantasme (mais aussi dans les voies collec-
tives de la sublimation). Alors qu’il paraît vouloir rejoindre la
Chose en tâtonnant, toute sa vie durant, vers ces expériences
polymorphes qui le conduiraient vers le mal et l’au-delà du
principe de plaisir. Ou encore, vers toutes ces expériences qui
l’amèneraient à franchir les limites du bien et du beau, où nous
savons qu’il se trouve pourtant (le même sujet) arrêté par le
principe de plaisir. Arrêté par la cage du fantasme, où trône la
beauté de son moi, qui le tient captif dans l’impuissance d’agir.
Au total, et pour ce qui concerne d’abord la particula-
rité du cas, nous comprenons donc que tous les chemins sont
bons pour éloigner l’homme de la Chose (ou du trop de plaisir).
Et que c’est bien le défilé du fantasme qui a d’abord émergé
dans l’œuvre de Lacan en tant que voie royale de cet éloigne-
ment, comme je l’ai indiqué dans les deux premiers volumes
des Mythologiques de Lacan. Mais en passant de la lecture du
Livre VI (Le désir et son interprétation) à celle de L’éthique de
la psychanalyse (Livre VII), j’ajoute que Lacan signale alors,
de manière totalement inédite, qu’il faut savoir aussi aper-
cevoir – mais cette fois au plan de la culture et comme voie
collective de fuite – les sinueux sentiers de la sublimation,
organisés par la même structure que celle du fantasme. À ce
moment, on voit donc que la logique du fantasme est portée
par l’enseignement de Lacan au cœur de l’analyse de la subli-
mation, qui est pour lui (comme le fantasme) une solution de
fuite et d’enfermement. Une solution de détente et de bonheur.
Mais une solution cette fois située au plan des masses, pour les
sujets mis en foule. L’enfermement de l’homme moderne dans
le fantasme se double donc de l’enfermement dans le laby-
rinthe de la sublimation. Et il faut garder tout ceci en tête, au
moment où l’on comprend qu’au-delà, ou en deçà, de l’histoire
des mythes, des rites et des structures de parenté, ou encore
au-delà de l’évolution des idéaux, l’éthique de l’homme occi-
dental est déterminée du point de vue de la psychanalyse non
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 57

pas ou pas seulement par ce qui brille devant ses yeux (les
objets dans le fantasme et la sublimation), mais par ce qui le
pousse dans la fuite hors du réel, où il s’accouche. L’homme
fuit la Chose. Il fuit la cause de son désir. Ici réside le point
de bascule constituant l’apport de l’expérience freudienne à
l’analyse de l’éthique. Ici se découvre le trait situant au mieux
ce qui motive au premier chef le désir de l’homme, et ne réside
pas vraiment dans ce qui est en avant de son désir. En avant
vers ce qu’il veut atteindre (à savoir l’image moi idéale-typique
de lui-même ou encore les sublimes objets de la sublimation).
Non, ce qui motive au premier chef son désir est ce qu’il fuit
et constitue la cause de ce désir. La Chose grosse d’un trop
de plaisir menaçant. Et les figures supposées motiver ce trop
de plaisir se trouvent alors pluralisées par Lacan, puisqu’elles
peuvent être, tour à tour, évoquées par le psychanalyste sous
les traits de la mère incestueuse, du Nebenmensch, du cri d’une
femme. Ou encore, comme je vais le montrer avec l’analyse du
texte de Luther, sous les traits du père diabolique. Ces figures
sont toutes prometteuses d’un trop de plaisir, mais elles sont
aussi et simultanément lourdes d’angoisse. C’est pourquoi
Lacan présentera plus tard (dans le séminaire L’angoisse) l’objet
du désir de l’homme, ou encore sa cause, comme ce qui lui
est le plus cher (le souverain bien), mais aussi comme ce qui
motive de la manière la plus sûre son angoisse. Il analyse alors
cet objet comme ce qui ne peut être approché qu’à franchir la
prison de verre du fantasme. Mais également, et c’est nouveau,
cet objet ne peut être approché qu’à franchir les murs, tout
aussi consistants, de ce que l’on pourrait appeler le goulag de
la sublimation, où le sujet se satisfait en foule57.
Je poursuivrai sur l’analyse de quelques figures de la subli-
mation un peu plus loin, mais je veux dès maintenant ponc-
tuer que le renversement d’analyse qui permet d’apercevoir
la cause du désir en arrière du sujet, et non au lieu avancé de
l’idéal, permet de comprendre pourquoi l’homme ne se rejoint
comme objet que dans un tracé masochiste, où il naît comme
déjeté. Ce qui ne va pas mal avec la théorie de la fin de la cure,
que j’aborderai en fin d’ouvrage. L’ensemble s’accordant aussi

Licence eden-1639-152237-48722 accordée le 15 novembre 2023 à


wedencleyalvessantana
58 Lacan presque queer

très bien, mais au plan de la culture (comme on va le voir au


prochain chapitre), avec le point de vue de Luther, dont la
Réforme est évoquée de manière encore tout à fait nouvelle par
Lacan comme rien moins que la condition même d’existence
de la psychanalyse.
Enfin, et au plan épistémologique, je voudrais terminer
ce chapitre en indiquant que si j’ai souligné ici comment la
recherche de Lacan visait à compléter l’analyse de l’inceste chez
Lévi-Strauss par l’apport de la recherche freudienne (relue par
ses soins), d’aucuns pourraient vouloir jouer Lacan contre
Lacan pour opposer à son souci anthropologique cette formule,
puisée dans le séminaire D’un Autre à l’autre et si souvent
répétée, selon laquelle « il n’y a pas de rapport sexuel58 ».
En effet, pourquoi donc s’acharner à rendre compte de
l’interdit de l’inceste si le rapport sexuel n’existe pas, pourrait-on
se demander ? Et plus globalement, à quoi bon prohiber une
forme quelconque de quelque chose qui n’existe pas ?
Eh bien, pour répondre à cette objection, je rappellerai
ici qu’en 1978 dans son séminaire Le moment de conclure,
Lacan, amusé d’entendre répéter à l’envi cette formule,
précise simplement : « J’ai énoncé, en le mettant au présent,
qu’il n’y a pas de rapport sexuel. C’est le fondement de la
psychanalyse. Tout au moins me suis-je permis de le dire. Il
n’y a pas de rapport sexuel, sauf pour les générations voisines,
à savoir les parents d’une part, les enfants de l’autre. C’est
à quoi pare – je parle du rapport sexuel –, c’est à quoi pare
l’interdit de l’inceste59. »
On comprend alors pourquoi Lacan s’acharne dans le
Séminaire VII (L’éthique) à sortir de la méconnaissance la
prohibition de l’inceste fondamental, la prohibition de l’in-
ceste mère-fils qui est la « grande trouvaille de Freud », pour
en reformuler la théorie, et en faire permuter la source inces-
tueuse. Mais aussi pour la faire valoir près de celle qu’il cueille
chez Lévi-Strauss et concerne l’inceste père-fille, sans lequel il
n’y aurait ni exogamie ni échange des femmes et donc pas de
société. Pour Lacan, s’il y a bien un rapport sexuel possible,
c’est celui qui unit l’enfant à ses géniteurs devenant volontiers
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 59

pour lui cette Chose. Chose contre laquelle s’élèvent le principe


de plaisir, les règles de l’exogamie, mais également le complexe
d’Œdipe et la construction de la cage du fantasme dans la
névrose. Dans la névrose, le sujet fuit avec un succès relatif le
vouloir incestueux de la Chose parentale, via l’enfermement
dans le fantasme et la sublimation. Mais j’ajoute que c’est aussi
bien le visage de cette Chose qui apparaît sous les traits de
l’omni­présence du persécuteur dans la paranoïa. Et de manière
un peu différente dans la mélancolie, comme je vais le montrer
plus loin avec le cas Luther.
Pour ce qui concerne la question de l’inceste, je conclus
ici en soulignant une nouvelle fois que pour ce qu’il en est
du complexe d’Œdipe du point de vue de Lacan, ce n’est
donc pas que l’enfant désire la mère, c’est que le désir de
la mère menace l’enfant d’un trop de plaisir. Et j’insiste sur
le fait que de Freud à Lacan (devenant queer), le sujet de
l’inconscient passe de celui qui veut la mère à celui qui la
fuit. Comme il fuit, plus généralement, tous les visages de
la Chose, dont les déboîtements historiques de la mythologie
occidentale présentent de multiples versions. Pour le dire en
quelques mots, ce que je signale c’est donc que l’homme de la
modernité est un fugitif qui tient la cause de son désir la plus
éloignée de lui-même, quitte à payer cette stratégie de fuite
par l’enfermement dans le fantasme (et la sublimation), dans
lesquels il trouve abri. Et j’ajoute, pour ce qu’il en est de l’his-
toire de la théorie de Lacan, que le visage de cette cause, ou
de cette Chose, est pluralisé dans le progrès de ses recherches.
Mais attention ici encore, car si j’indique maintenant la place
d’une pluralisation historique des visages de la Chose dans
l’enseignement de Lacan, ce n’est pas pour fournir une sorte
de pendant à la pluralisation des Noms-du-Père, souvent invo-
quée par des lecteurs de Lacan comme une sorte d’ingénieuse
évolution de cet enseignement (anticipant je ne sais quelles
modifications postmodernes), car comme je l’ai démontré
de longue date l’opérateur du Nom-du-père a été prélevé par
Lacan dans l’œuvre de Lévi-Strauss, où il existait déjà sous
la notion générique de signifiant d’exception60. Signifiant
60 Lacan presque queer

unique, quant à la structure, mais signifiant déjà bel et bien


pluralisé dans le corpus de l’ethnologue. Étant entendu
que chaque univers culturel présente selon Lévi-Strauss un
signifiant d’exception permettant « à la pensée symbolique
de s’exercer61 ». D’où le fait que l’anthropologue esquisse
l’établissement de la liste lexicale de ce signifiant à valeur
sémantique zéro, le hau, le mana, l’orenda, etc., et que c’est
précisément à cette liste que se rapporte le Lacan du rapport
de Rome. Augmentant ce lexique d’un terme supplémentaire,
celui de Nom-du-père, puisé dans le corpus religieux d’où se
déduit le sujet de la névrose apostolique et romaine qu’il avait
sous les yeux. En important dans le champ psychanalytique
la fonction sémantique du signifiant à valeur zéro, Lacan
importait sa pluralité lexicale, qu’il augmente d’un terme,
mais qui existait déjà bel et bien chez Lévi-Strauss. Cette
pluralité n’est donc pas une trouvaille de Lacan, et ne peut
pas vraiment caractériser telle ou telle période de sa recherche,
pas plus qu’une sorte de capacité, quasi divinatoire, qu’il
aurait eue quant à la fluidité de l’époque. Par contre ce qui
fut nouveau, dans l’effet de l’importation épistémologique
réalisée par Lacan, c’est la manière dont il a démontré, avec
sa clinique des psychoses, que lorsque le signifiant à valeur
zéro est absent, alors le clinicien observe qu’effectivement la
pensée symbolique ne peut s’exercer, pour reprendre les termes
de Lévi-Strauss. S’exercer de manière ordinaire ou névrotique
dirais-je. Et si l’on veut signaler ce qui se trouve pluralisé, de
manière inédite, par les recherches de Lacan, j’ajouterai que
ce n’est donc pas vers le Nom-du-père qu’il faut se tourner (ou
mieux dit vers le signifiant à valeur zéro au sens structural
du terme). Et ce n’est pas non plus vers le nom de la mère,
qui n’existe pas. Mais c’est vers la désignation de la Chose. La
désignation de das Ding ou du Nebenmensch qui est une trou-
vaille proprement psychanalytique de Freud relue par Lacan.
Ce qui est tout autre chose (c’est le cas de le dire).
D’où pour ceux qui voudraient renouveler la psycha-
nalyse avec Lacan, l’exigence de bien comprendre ce qu’il en
est de la théorie du Nom-du-père. De même que la théorie de
Des Anciens aux Modernes. L’évolution de l’éthique en Occident… 61

cette Chose, qui cause la fuite et l’enfermement du sujet vers


sa cage fantasmatique, de manière beaucoup plus originaire,
sans doute, que ce qu’il en est du douloureux trouble éventuel
existant entre son assignation genrée (qui lui vient de l’autre
social) et son propre choix de genre, qui se trouve pour une
part précisément fixé par le dispositif mental de son fantasme
ou de son délire.
2

Freud et Lacan lecteur de Luther

L’homme se défend contre le trop de plaisir, incarné rétro­


activement, c’est-à‑dire mythiquement, par le vouloir de la
Chose (das Ding) qui se forme à mesure que le désir se constitue
et produit, rétroactivement, cette Chose en tant que voisin
(Nebenmensch) à la fois intime, et externe au sujet, comme
nous l’avons vu dans le premier chapitre. Cette Chose, qui est
rétroactivement érigée, l’est aussi donc mytho-logiquement,
comme un point d’origine perdu depuis toujours, motivant à
la fois (et de manière apparemment contradictoire) une sorte
de nostalgie et les ressorts les plus sûrs de ce qui caractérise au
mieux l’homme de la modernité comme un fugitif. Comme
un fugitif, mais aussi comme un prisonnier enfermé dans sa
cage. Un fugitif qui s’éloigne toujours plus de la cause de son
désir pour se précipiter dans l’abri morbide du fantasme et de
la sublimation. Et ce que j’ai voulu souligner précédemment,
c’est que le visage de cette Chose se trouve pluralisé au fur et à
mesure que se développent les recherches de Lacan. Puisque
s’il apparaît d’abord chez le jeune Lacan (notamment en 1938)
sous les traits de la mère originaire, il prend dans L’éthique de la
psychanalyse (1959) le visage du père diabolique, comme nous
allons maintenant le vérifier. Mais pour en dire un peu plus, à
des fins propédeutiques, sur l’histoire et la pluralisation de cette
notion de la Chose dans l’enseignement de Lacan, j’ajouterai
que dix années plus tard, c’est-à‑dire en mars 1969, cette Chose
64 Lacan presque queer

sera désignée sous la notion plus générale du « prochain », gros


de l’« imminence intolérable de la jouissance1 ». À ce moment,
Lacan situera cette Chose à la limite intime de la jouissance
du corps. Au lieu de cette « vacuole, cet interdit au centre, qui
constitue, en somme, ce qui nous est le plus prochain, tout en
nous étant extérieur2 ». Pour indexer cette zone de centralité
externe et intime au sujet, Lacan forgera alors le néo­­logisme
d’extimité, qui aura lui aussi beaucoup de succès chez ses
élèves. « Il faudrait faire le mot extime pour désigner ce dont
il s’agit3 », disait-il.
Mais ce qui est également très remarquable, c’est d’aper-
cevoir qu’en 1969 Lacan retournera une nouvelle fois à Freud
pour définir ce prochain (et non pas l’image du prochain).
Prochain dont il dit que « Freud, en quelque sorte forcé de sa
nécessité par des voies déductives, ne peut le caractériser autre-
ment que comme quelque chose d’absolument primaire, qu’il
appelle le cri4 ». Ce sera donc alors cette sorte de fragment de
corps (la voix) qui donnera un nouveau visage à das Ding dans
l’enseignement de Lacan, via la gravure de Munch intitulée Le
Cri. Gravure que le psychanalyste tendra à son auditoire du
séminaire pour illustration. Et il précisera : « C’est dans une
extériorité jaculatoire que ce quelque chose s’identifie, par quoi
ce qui m’est le plus intime est justement ce que je suis contraint
de ne pouvoir reconnaître qu’au-dehors. C’est bien pourquoi
ce cri n’a pas besoin d’être émis pour être un cri5. » Mais atten-
tion, ce cri est alors moins directement, pour Lacan, la Chose
en tant que telle que ce qui la représente car, indiquera-t-il :
« Il est d’essence que, de la bouche tordue de l’être féminin au
premier plan qui, ce cri, le représente, il ne sorte rien que le
silence absolu6. » Et du même mouvement, on peut apercevoir
qu’à la Chose, qui prendra, en cette occasion de 1969 la forme
de la bouche tordue de l’être féminin, se trouvera imputée une
sorte d’Autre jouissance dont la notion sera elle aussi, et sans
cesse, reprise dans le champ lacanien. Jouissance volontiers
située comme « intolérable », et pourtant voisine de l’absolu
silence du rien. Rien qui polarise une large part de la clinique
de l’être féminin, dont l’anorexique est la patronne. Rien qui
Freud et Lacan lecteur de Luther 65

constitue également, et selon moi, l’idéal des foules de femmes


religieusement réunies, par exemple, dans l’ordre des Clarisses
évoqué dans mon ouvrage La question féminine7 – qui visait,
entre autres choses, à ouvrir la recherche psychanalytique
vers l’analyse des institutions féminines, qui brillent par leur
absence dans le beau texte freudien « Psychologie des masses
et analyse du moi8 ». Le rien du côté des foules de femmes
s’opposant donc, de mon point de vue, à l’idéal des avoirs qui
ordonne la constitution des foules du côté des hommes.
Mais laissons là l’analyse de la question féminine pour
relever qu’avec cette théorie du prochain, de la Chose, et de la
pluralisation de ses visages (mère originaire, père diabolique,
être féminin, etc.) d’où est attendue une jouissance insup-
portable, Lacan a pu unifier cette Chose sous la notion freu-
dienne de prochain, qu’il ne faut pas confondre avec l’image
du prochain comme déjà dit, ni avec l’Autre des signifiants.
Puisqu’il prendra le soin de préciser, en faisant mine de s’in-
terroger : « Ce prochain [das Ding] est-ce ce que j’ai appelé
l’Autre, qui me sert à faire fonctionner la présence de l’ar-
ticulation signifiante de l’inconscient ? Certainement pas.
Le prochain, c’est l’imminence intolérable de la jouissance.
L’Autre n’en est que le terre-plein nettoyé […]. L’Autre, c’est
justement ça, c’est un terrain nettoyé de la jouissance9. » De la
jouissance insupportable, et imminente, attendue de das Ding,
se distingue donc le terre-plein nettoyé de la jouissance qu’est
le royaume de l’Autre des signifiants. Étant entendu que le
chemin qui conduit de l’un à l’autre est bien celui de la subli-
mation. Et que du coup, le champ des idéaux, ou mieux dit,
le mouvement même de la culture et de son élaboration histo-
rique, peut être considéré comme une réponse à l’évolution de
la menace imputée à la Chose et à son attraction pulsionnelle.
Pour ce nouvel épisode de sa recherche, visant notamment à
formuler tout ce que la théorie de la Chose, de la pulsion ou
de la sublimation freudienne, apporte à l’analyse de l’éthique
de l’homme occidental qui est son objet de réflexion, Lacan
souligne que Freud : 1) a solidement disjoint la valeur de la
tendance de celle de l’objet et que, 2) il fut conduit, pour ce
66 Lacan presque queer

qui concerne la longue durée, à porter cette disjonction au


cœur de son appréciation de l’évolution historique de l’amour
en Occident pour soutenir que si les Anciens mettaient l’accent
sur la pulsion, les Modernes le mettent sur l’objet10.
Alors Lacan s’accorde-t-il avec Freud, sur ce rapide examen
historique visant à caractériser de manière différentielle
l’éthique des Anciens de celle des Modernes ?
Pas tout à fait, car s’il admet, par exemple, que « l’amour
courtois, l’exaltation de la femme, qu’un certain style chrétien
de l’amour dont parle Freud aient fait date11 », il affirme aussi
que, contrairement à ce qu’énonce Freud, le culte de l’objet
idéalisé n’était pas absent des œuvres antiques.
Si donc l’accent est mis, dans l’œuvre de Freud, sur les
exigences de la pulsion, ce n’est pas à proprement parler pour
Lacan du fait d’une promotion historique de l’objet idéalisé au
zénith de la modernité. Promotion qui aurait fait apparaître, de
manière rétroactive et comparative, le goût des Anciens pour la
tendance. Non. Cet éclairage porté par Freud sur la puissance
de la tendance lui vient, selon Lacan, de ce qu’il faut appeler
une crise mentale. Et plus exactement d’une : « crise mentale
d’où sort le freudisme ». Crise mentale formant in fine les
conditions sociales ou culturelles de la découverte freudienne.
Et qu’est-ce que cette crise mentale ?
C’est celle qu’il faut reconnaître, selon Lacan, dans « la
filiation ou la paternité culturelle qu’il y a entre Freud et un
certain tournant de la pensée, manifeste à ce point de fracture
qui se situe vers le début du xvie siècle, mais qui prolonge
puissamment ses ondes jusqu’à la fin du xviie », car ne pas
l’apercevoir « équivaut à méconnaître tout à fait à quelle sorte
de problèmes s’adresse l’interrogation freudienne12 ».
Qu’est-ce que cette crise ? Rien d’autre que la fracture se
déduisant du bouleversement radical introduit au sein de l’Oc-
cident chrétien par l’œuvre de Luther.
Bigre ! Voilà encore du nouveau qui mérite de nous arrêter.
Car présenter l’œuvre freudienne dans sa filiation à ce protes-
tantisme que l’on peut considérer comme un important déboî-
tement dans l’histoire de la mythologie occidentale n’est pas
Freud et Lacan lecteur de Luther 67

chose fréquente dans notre champ. Tant on y est, en effet,


rôdé à voir ressaisir l’œuvre de Freud dans l’ambiance de la
culture juive de la Vienne fin de siècle. Ou encore à voir loca-
liser, de manière répétitive (et fausse), les déterminants socio-­
historiques de l’invention de la psychanalyse dans ces attendus
sociologiques qu’aurait été le déclin de la valeur sociale de la
famille occidentale et de son chef, comme le faisait le jeune
Lacan de 1938 désignant le découvreur de la psychanalyse,
Sigmund Freud, en tant que fils du patriarcat juif 13. Et mettant
donc alors l’accent sur ce que l’on appelle quelquefois, mais à
tort, les racines juives de la psychanalyse.
Vingt ans plus tard, Lacan surprend son auditoire en
convoquant, non pas cette fois le judaïsme de Freud (ni le
sociologisme naïf de la théorie du déclin du père, ni vrai-
ment l’influence des idéaux bourgeois de l’hétéropatriarcat du
xixe siècle, comme l’indique de manière un peu relâchée la
leçon de Preciado), mais rien moins que la Réforme de Luther,
qu’il propose de manière pour lui inédite, et jusque-là je crois
assez peu commentée. Réforme de Luther qui devient alors
cette mère de l’œuvre freudienne, et qu’il faut évidemment
considérer comme un moment crucial de l’histoire de l’éthique
de l’homme occidental, que Lacan cherche par conséquent à
élucider au mieux. Alors, s’il ne nous revient pas de développer
longuement ici sur le thème de la naissance du protestantisme,
ou sur ce fait majeur de l’histoire du christianisme, il nous
faut quand même en dire quelques mots pour éclairer le lien
de filiation que Lacan a établi, de manière surprenante, entre
Luther et Freud. Lien entre Luther et Freud qui trouverait,
notamment, son point de capiton dans les exigences pulsion-
nelles de l’homme, sur lesquelles les deux corpus mettaient
l’accent.
Que veut Luther ?
Luther cherche d’abord, selon Lacan, « à exprimer notre
déréliction, notre chute dans un monde où nous tombons
dans l’abandon14 ». Là nous retrouvons la conception du jeune
Lacan indiquant que l’homme est toujours jeté trop tôt au
monde. Et il poursuit, dans son style plutôt rafraîchissant, en
68 Lacan presque queer

indiquant que le texte de Luther est beaucoup plus près d’un


point de vue psychanalytique que nombre des naïvetés floris-
sant à l’occasion sous la plume de tel ou tel spécialiste.
Il indique en effet : « Ses termes [ceux de Luther] sont en
fin de compte infiniment plus analytiques que tout ce qu’une
phénoménologie moderne peut articuler sous les formes relati-
vement tendres de l’abandon du sein maternel – quelle est cette
négligence qui laisse tarir son lait ? » Et il ajoute : « Luther dit
littéralement : Vous êtes le déchet qui tombe au monde par
l’anus du diable15. »
« Voilà le schéma essentiellement digestif et excrémentiel
que se forge une pensée qui pousse à ses dernières conséquences
le mode d’exil où l’homme est par rapport à quelque bien que
ce soit dans le monde16. »
En effet, la perspective est moins tendre, et donc probable-
ment moins sotte. Alors que dire ? Eh bien, que cette théorie de
la déréliction de l’homme, capitonnée sur le registre pulsionnel
de l’être, ramène sans doute au jeune Lacan de 193817, mais
que sa version luthérienne est peut-être encore plus désespérée,
puisque la chute de l’homme y est sans recours. Étant entendu
que pour le réformateur, rien ne peut vraiment tempérer l’im-
portance des tourments dont est lourd l’abandon de la créature
au péché de chair. Et dès lors, le destin de l’homme est irrémé-
diablement hors la loi, et soumis aux affres de la culpabilité.
« Parce que nous sommes charnels, il nous est impossible d’ac-
complir la loi » soutient Luther, dans un sermon daté de 1515
(G. 9318). Et selon le prêtre de Wittenberg, rien ne peut vrai-
ment pallier les conséquences morbides de la chute. Rien, ni le
prix des indulgences payées au clergé de l’époque, ni même les
œuvres, ou les bonnes œuvres, des fidèles, car « les œuvres des
hommes quelque belles et bonnes qu’elles paraissent, ne sont
néanmoins, selon toute apparence, que des péchés mortels »
(G. 114). Le mal est dans l’homme, et celui « qui s’imagine
parvenir à la grâce en faisant ce qui est en lui, ajoute le péché
au péché et devient doublement coupable » (G. 114). Seules,
pour lui, la grâce et la foi sauvent, selon le dogme de la justi-
fication par la foi et « la révélation du Saint-Esprit » (G. 131),
Freud et Lacan lecteur de Luther 69

que le frère Luther aurait semble-t-il découvert aux toilettes,


lors d’une sorte de renaissance qu’il éprouva dans ces lieux
d’aisance. « Je me sentis renaître entièrement et entrer dans
le Paradis par une porte largement ouverte » témoigne-t-il
(G. 131). Issue des entrailles du Diable, la vérité de l’homme
s’aperçoit pour Luther dans les latrines. S’il est fils de Dieu,
l’homme, de son point de vue, l’est tout aussi bien de Satan
qui « est notre prince et notre dieu, nous sommes contraints de
faire ce qu’il veut et ce qu’il nous inspire » (G. 91).
L’engendrement diabolique de l’homme le laisse aux mains
de ce géniteur maléfique avec lequel, toute sa vie durant, il
ferraille rudement, comme Luther lui-même, endossant non
sans crânerie son être de déchet. Ainsi, et alors que le Diable
rappelle à Luther l’ampleur de ses péchés, lors d’une conver-
sation que le prêtre affirmait avoir eue avec le Malin, il lui
rétorque avec défi : « Cher Diable, j’ai commis d’autres péchés
qui ne sont pas dans ton cahier : j’ai chié dans ma culotte et
dans mes braies ; pends ça à ton cou et frottes-en ton museau »
(G. 377). Ce registre anal de l’affrontement est récurrent dans
l’expérience de Luther. Et pour se défaire du Diable il n’hé-
site pas, par exemple, à l’exhorter à lui lécher le postérieur,
ou d’y rentrer tout à fait pour disparaître en regagnant sa
vraie place d’étron. Pour Luther, l’Autre est le corps. Et par là,
effectivement, il anticipe ou prépare Freud. Et du coup notre
Lacan, lecteur de Luther, peut affirmer (redisons-le) : « Voilà
le schéma essentiellement digestif et excrémentiel que se forge
une pensée qui pousse à ses dernières conséquences le mode
d’exil où l’homme est par rapport à quelque bien que ce soit
dans le monde.
C’est là que Luther nous porte. Ne croyez pas que ces choses
n’aient pas eu leur effet sur la pensée et les modes de vivre des
gens de ce temps. Ce qui s’articule ici est justement le tour-
nant essentiel d’une crise d’où est sortie toute notre installation
moderne dans le monde. C’est à cela que Freud vient donner sa
sanction, sa dernière estampille, en faisant rentrer, une fois pour
toutes, cette image du monde, ces fallacieux archétypes, là où ils
doivent être, c’est-à‑dire dans notre corps19. »
70 Lacan presque queer

Et en effet, ce registre anal des relations aux objets du


monde n’est pas absent des schémas culturels, puisqu’on le
retrouve notamment dans ces rituels de Carnaval qui subver-
tissent, pour un temps, l’ordre social, et se présentent par
exemple sous la modalité des jeux de pètengueule, par lesquels
un gaillard du Moyen Âge tenait dans ses bras un autre homme
renversé, de telle façon que le postérieur du second soit à la
hauteur de la bouche du premier. Rite d’inversion sociale des
bonnes manières, dont on sait ce qu’elles doivent à la néces-
sité du bain lustral, par lequel sont périodiquement reconduits
l’ordre et la raison. La raison ? Oui, car se vider de son air fut
aussi, nous enseignent les historiens, un mode d’exhibition du
vide que l’on a dans la tête, et qui connotait alors l’idée que
l’on faisait le fou. Les cloches des églises rhénanes, comme à
Bâle, furent ornées d’un roi lécheur, et témoignent également
de la présence des confréries des lèche-culs.
Le monde de Luther est un monde anal et mélancolique,
surplombé par la figure obscène d’un père diabolique qui le
persécute dans quelques apparitions angoissantes, comme celle
où il prend la forme « d’un chien furieux prêt à le dévorer »
(G. 194). Ou qui s’esclaffe d’un rire sardonique, l’empêchant
de poursuivre son travail d’écriture auquel il tenait tant. À ces
figures d’allure hallucinatoire s’ajoutent les multiples incarna-
tions prises par le Malin sous le manteau polymorphe de ses
ennemis. Qu’il s’agisse d’abord du chef de la chrétienté, « c’est-
à‑dire le sous-trou et l’arrière-trou du Diable, par qui ont été
chiées dans le monde ces multiples abominations que sont la
messe, les moines et toutes sortes de débauches » affirme-t-il
(G. 377). Puis, plus tard, c’est vers le peuple juif qu’il tourne
sa colère, en l’attaquant dans sa fonction paternelle. Puisqu’au
mystère du Nom incommunicable de Yahvé, qui ne doit être
prononcé par une bouche humaine, il propose un équivalent :
« Scham Haperes », qui signifierait « là est la merde » (G. 447).
Là est l’abomination. Thomas More a donc pu écrire : « Luther
n’a rien d’autre à la bouche que les latrines, les excréments et la
boue, il s’en barbouille lui-même » (G. 202). En s’en prenant,
dans ce registre de l’abomination, à ce que nous pourrions
Freud et Lacan lecteur de Luther 71

appeler le Nom-du-père du peuple juif (ou autrement dit à ce


signifiant zéro de la culture hébraïque), c’est bien à la fonction
du père lui-même qu’il s’en prend, selon l’implacable logique
qui le conduit à désespérément lutter contre ce père originaire et
diabolique qui le persécute et qui, dès lors, dessine pour le sujet
de la mythologie occidentale un autre visage de la Chose, dont
l’imminence de la jouissance le menace. Le visage de la Chose se
pluralise donc, comme se modifient les formes de la lutte contre
cette Chose. Ou les formes de la fuite devant elle, ou encore
l’invention des abris trouvés contre. Si Luther est sous l’empire
du Diable, en effet, le Diable est un étron. Et dès lors, renverser
son emprise revient notamment pour notre moine à engager
ce père diabolique à rejoindre l’anus de sa créature, pour enfin
triompher de cette figure, dès lors réabsorbée. Figure diabolique
dont Freud a cliniquement montré, avec sa très convaincante
étude « Une névrose diabolique au xviie siècle20 », qu’elle est la
face morbide du père. Face morbide dont le Dieu d’amour est
le doublon idéalisé. Du coup, on comprend pourquoi Luther
s’embrouille, lors des poussées de cette « maladie de l’esprit »
qu’il évoque, et qui le conduisent à renoncer à boire et à manger.
C’est en ces douloureux moments une sorte « d’agonie quoti-
dienne » qu’il endure. « On ne sait plus si Dieu est le Diable et
si le Diable est Dieu » affirme-t-il alors, allant jusqu’à douter
de l’existence de Dieu, au profit de l’évidence de la présence du
Démon. Démon qu’il perçoit en cette année 1538 sous la forme
d’une torche enflammée, ou d’une grosse truie noire. Épuisé par
sa fuite devant le Démon, ou devant la Chose, le voilà qui rejoint
Job, ou le vieil Œdipe, en s’exclamant : « Plût à Dieu que je ne
fusse jamais né ! » (G. 38221).
Hallucinations, mélancolie, angoisse, possession diabo-
lique sont autant de traits rapprochant aussi les souffrances
de Luther des tourments du peintre du xviie siècle analysés
par Freud. Le prêtre et le peintre partageant en outre la nature
religieuse des solutions qu’ils trouvent tous deux à leurs redou-
tables épreuves. Quoiqu’ils s’y rapportent de manière très diffé-
rente. Luther construit une Église. Le peintre rejoint un ordre
monastique.
72 Lacan presque queer

Alors, qu’en est-il du texte de Freud ici en question, « Une


névrose diabolique au xviie siècle » ? Dans cette analyse, Freud
tient en particulier que la diabolique possession du peintre est
la manifestation tourmentée d’une mélancolie déclenchée par
la mort de son père. Laissé en plan, le fils devenu mélancolique
se serait alors tourné vers le Diable pour s’attacher à lui par
un pacte, dont il espérait des libéralités autrefois attendues de
son propre père (argent, femmes, etc.). Mais ce pacte avec le
Diable entraîna l’imprudent dans de vifs tourments, dont il
réussit in fine à s’extraire en rejoignant l’ordre des Frères de la
Miséricorde, où il retrouva la paix. Cette analyse de Freud est
parfaitement conforme à son point de vue clinique, soutenant
que ce qui motive la mélancolie d’un être est l’abandon d’un
objet, d’abord narcissiquement investi et idéalisé (ici le père).
Puis l’objet perdu est introjecté de manière morbide, dans une
sorte de deuil pathologique modifiant le moi du sujet22. Pour
caractériser de manière générale le moment du déclenchement
de la mélancolie, Freud forge cette jolie formule : « L’ombre de
l’objet est tombée sur le moi. » Ce qui entraîne une cascade de
conséquences cliniques, dont une dévalorisation très forte du
moi allant jusqu’à l’identification de l’endeuillé au cadavre, ou
à ce style de déjections anales dont l’analyse des rêves montre
si souvent qu’elles en sont le tenant lieu inconscient. Bref,
pour ce qui concerne le peintre, et plutôt que de rester dans
la douloureuse position de déchet, le fils abandonné scelle un
pacte avec le Diable pour au moins retrouver sa place de fils,
mais au prix de reconnaître, maintenant, son père luthérien
(le Diable) ou son père luciférien. Autrement dit, cette Chose
diabolique, dont il est le fruit anal23.
Freud exhume dans cette analyse les racines infantiles
qui rattachent le Diable à la figure morbide du père qui est,
répétons-le, une sorte de doublon inversé du Dieu d’amour,
incarnant sa version idéalisée. Ceci vaut pour la clinique du
cas mais aussi pour celle du collectif, puisque dans son grand
texte Totem et tabou24, Freud croit pouvoir rendre compte de
l’émergence de la culture et de la loi à partir d’une invention
concernant ce qu’il appelait l’histoire primitive des peuples.
Freud et Lacan lecteur de Luther 73

Histoire par laquelle il soutenait notamment qu’aux origines


les hommes vivaient en hordes, dominés par un père tyran-
nique qui jouissait de toutes les femmes, jusqu’à ce qu’un jour
les fils décident de tuer la bête paternelle en inaugurant du
même coup l’ère de la culpabilité, du renoncement à une part
de jouissance (les mères et les sœurs). Et en ouvrant donc l’hu-
manité à l’ère de la culture et de la loi. Au premier rang de quoi
la règle de l’interdit de l’inceste et de l’exogamie. Quoi qu’il
en soit du caractère scientifiquement douteux de ce texte25, j’ai
eu par contre l’occasion d’attester fréquemment de sa vérité
névrotique, révélant en particulier la figure diabolique du père
comme antérieure à celle du Dieu d’amour. Dieu d’amour qui
correspond à l’idéalisation de la figure du père.
En ce qui concerne la constellation névrotique des figures
du père, on peut donc dire que le Diable est antérieur au Dieu
d’amour qui se déduit de l’idéalisation consécutive au meurtre
du père (au moins au plan du cas). Ce qui ne va pas mal avec
l’idée selon laquelle nous pouvons maintenant classer la bestia-
lité du père originaire freudien comme une des figures de la
Chose. Mais aussi avec la thèse selon laquelle la mélancolie
se motive d’une sorte de régression, où le sujet rencontre le
Diable comme une figure résiduelle du père originaire, selon
des modalités pouvant aller jusqu’aux hallucinations décrites
par le peintre du xviie siècle (ou le Luther du xvie). Bref et
autrement dit, il y a d’abord les tentations diaboliques, puis
leur refoulement. Le Diable puis le Dieu d’amour. Mais égale-
ment et au plan des objets du monde, l’étron repoussant, puis
le brio de l’or26. Leçon clinique : avant le brio de l’or, il y a
l’étron, qu’il faut donc, à l’occasion, savoir reconnaître comme
ce qui motive la fixation anale de l’avare, et son goût fort
prononcé pour toutes sortes de rétentions. Et l’on pourra alors
retourner à l’analyse du fantasme de l’avare, présentée dans le
second volume de mon étude Les mythologiques de Lacan27,
où je rappelle que Lacan situe son drame comme celui qui ne
veut se séparer de rien, et reste emprisonné dans sa bien triste
prison de verre. Prison de verre dans laquelle il se représente
comme un morceau d’or, figé pour la nuit des temps, dans sa
74 Lacan presque queer

cassette. Un sujet en attente. Un sujet dans sa cage, qui s’ap-


prête à se défendre, pour la nuit des temps, contre la volonté de
la jouissance morbide d’un Autre, incarné, non plus donc par
quelque figure de la mère originaire. Mais par la figure du père
originaire, dont la jouissance diabolique fut aussi bien attestée
par le malheur du peintre analysé par Freud. Comme, et bien
avant, par cette sorte de rivalité morbide opposant toute sa
vie durant l’Augustin de Wittenberg aux assauts incessants
du Diable. Assauts incessants dont la répétition indique que
jamais – et pour des raisons de structure – le fléau de l’affron-
tement ne décida vraiment de qui était in fine l’étron de l’autre.
À conclure sur l’indécidable de cette sorte de mano a mano avec
le Diable, mettant aux prises le prêtre du xvie siècle avec la
figure diabolique, ce qui se comprend bien en tous les cas, c’est
que l’identification à l’objet anal, manifestée de manière poly-
morphe par le réformateur lui-même (être le déchet qui tombe
de l’anus du diable), allait pour lui avec cette sorte d’intermi-
nable pètengueule visant à renverser l’autre diabolique dans la
position du déchet. Mais ce que l’on aperçoit également, c’est
que du point de vue de Luther, la créature et le créateur étaient
au moins d’accord sur l’enjeu de la rivalité : être un pécheur
par essence, être un déchet, être une merde. Tel père, tel fils.
Dans cette perspective, la solution du peintre, qui fut lui aussi
aux prises avec le diable, c’est-à‑dire la solution par un engage-
ment terminal dans l’ordre de la Miséricorde, paraît, peut-être,
cliniquement mieux réussie que celle de Luther puisque plus
rapidement, peut-être, nimbée de plus de paix. Le peintre en
l’occasion aurait surclassé Luther ? Oui, mais sans doute était-il
déjà mieux prédisposé à quitter l’interminable combat pour
s’engager dans quelques renonciations sublimatoires de plus,
comme pourrait en témoigner l’habitude qu’il avait prise en
tant que peintre d’étaler sur ses toiles quelque matière fécale
plus enjolivée ?
Luther quant à lui dut, semble-t-il, combattre beaucoup
plus longtemps, et sur une échelle beaucoup plus large, contre
la Chose diabolique, évidemment, mais aussi contre le pape,
et contre l’Église catholique de l’époque. Église selon lui
Freud et Lacan lecteur de Luther 75

notamment corrompue par l’or des indulgences. La révolte


fort tranchante de Luther le conduisit au grand mouvement de
réforme que l’on sait, mais aussi à rien moins qu’à cette traduc-
tion de la Bible qui fut la grande œuvre de sa vie, et par laquelle
il a forgé de ses mains l’unité de la langue allemande. Mais
bref, ce qui est clair, au moins pour nous, c’est que les objets
du monde, chez Luther, furent en effet d’abord des objets du
corps, comme il en fut de même chez Freud. Et, de ce point de
vue, on comprend pourquoi notre Lacan lecteur de Luther a
opéré cet étonnant capitonnage de l’œuvre de Luther sur celle
de Freud. Avec Luther, l’éthique de l’homme occidental a bien
trouvé, en effet, son point d’engendrement dans l’inquiétante
proximité de la figure diabolique, constituant à l’évidence une
modalité paternelle de cette Chose qui dissimulait, à grand-
peine, le réel de l’objet anal opposant le père et le fils. L’objet
anal, ou cette sorte de Chose merdeuse, d’où notre prêtre tenait
aussi, semble-t-il, ses certitudes les plus puissantes (dogme de la
justification par la foi). Dans l’événement Luther, qui présen-
tifie la crudité de l’objet originaire, Freud n’avait plus alors qu’à
prendre son bien, dont procède également son œuvre.
Ainsi, Freud a-t-il estampillé les conséquences éthiques
du déboîtement mythologique opéré par l’œuvre de Luther,
comme l’indique Lacan ?
Cette hypothèse semble maintenant, en effet, acceptable.
Et si Luther a introduit une modification morphologique, une
coupure dans la culture et dans l’éthique des sociétés occi-
dentales, eh bien nous pourrions dire, à le suivre, qu’en cette
période de recherche sur L’éthique, le psychanalyste Lacan a de
son côté accouché de l’idée d’une sorte de Freud protestant,
passée jusque-là presque inaperçue. La formulation était en effet
jusque-là inédite pour Lacan, certes, mais si je la retiens, et que
l’on veut bien se souvenir en même temps qu’un Max Weber
a montré tout ce que l’esprit du capitalisme doit à l’éthique
du protestantisme28, alors il faudrait conclure également – au
moins à titre d’hypothèse – que contrairement, encore, à ce
qui se répète volontiers, le développement de la psychanalyse
pourrait bien être corrélé avec celui du capitalisme, quoi qu’on
76 Lacan presque queer

veuille. Raison, peut-être, pour laquelle le 3 février 1973 Lacan


conclut son intervention à Milan en ces termes, qui jusque-là
m’avaient laissé fort perplexe : « Il y a une corrélation entre
l’âge, appelons-le capitaliste, et l’extension de ce discours
analytique. Et le progrès qui en résulte est certainement d’un
autre ordre que celui de la connaissance : il est de celui que
j’appellerais la rigueur logique29. »
Après ces quelques lignes sur la genèse d’un Freud par
quelque côté luthérien, j’espère que mes lecteurs pourront
aussi mieux comprendre cet énoncé.
Retour maintenant à la question de la sublimation, et de
son labyrinthe.
3

Fantasme et sublimation :
une même structure

Exilée du bien, comme du glorieux, qui furent universel-


lement fomentés par la loi des dieux des Anciens, l’éthique de
l’homme moderne s’est désaxée en Occident sous une poussée
renouvelée du réel de la Chose, avec le christianisme, et au
xvie siècle d’une nouvelle manière avec Luther1. Luther qui a
donné au réel de cette Chose le visage d’un diable, ou d’un dieu
méchant, écrasant l’homme sur son corps de déchet charnel
pour frapper les trois coups de la crise majeure accouchant du
protestantisme, mais aussi donc et selon Lacan… de la psycha-
nalyse. Relisons : « Ce qui s’articule ici est justement le tour-
nant essentiel d’une crise d’où est sortie toute notre installation
moderne dans le monde. C’est à cela que Freud vient donner
sa sanction, sa dernière estampille, en faisant rentrer, une fois
pour toutes, cette image du monde, ces fallacieux archétypes,
là où ils doivent être, c’est-à‑dire dans notre corps2. »
S’agissant des archétypes dont il est question ici, et notam-
ment du Diable, rappelons que Freud écrit en 1908 : « Il est
bien connu que l’or dont le diable fait cadeau à ses amants se
change en excréments après son départ, et il est certain que
le diable n’est rien d’autre que la personnification de la vie
pulsionnelle inconsciente refoulée3. »
Si Freud met l’accent sur l’analyse des exigences pulsion-
nelles, ce n’est donc pas du fait d’un changement historique
78 Lacan presque queer

de la valeur de l’objet d’amour en Occident, comme il pouvait


lui-même le suggérer. Mais, selon Lacan, du fait de la bascule
confrontant l’homme moderne moins à l’objet d’amour en tant
que tel, qu’à la Chose dont l’empire s’est dévoilé avec Luther,
d’une manière jusque-là inédite. Dès lors, c’est la pulsion qui
devient la reine de la modernité. Et c’est sa sublimation que
Freud promeut comme enjeu majeur de la thérapie psychana-
lytique, étant entendu qu’avant d’être sublimée, la pulsion doit
être extraite du refoulement.
« […] Une pulsion ne peut être sublimée tant qu’elle est
refoulée […]. C’est pourquoi il est nécessaire de résoudre le
refoulement en surmontant les résistances avant d’aboutir à
une sublimation partielle ou complète. C’est là le but de la
thérapie psychanalytique et le moyen par lequel elle promeut
toutes les formes de développement plus élevé4. »
Le but moral d’excellence de la thérapie psychanalytique est
donc, pour Freud, d’atteindre à la sublimation des pulsions,
pour laquelle les êtres humains sont selon lui plus ou moins
doués. De ce point de vue, je rappelle avoir développé dans
La question féminine, de Freud à Lacan, tout ce qu’il en est des
conséquences de l’axiome freudien selon lequel il existe – pour
toutes sortes de raisons culturelles mais aussi proprement
anatomiques – une inégalité de don entre les hommes et
les femmes quant à la sublimation5. Pour Freud, le don de
la sublimation est en effet un don genré. Car, selon lui, les
femmes sont peu aptes à la sublimation6. Et cette inaptitude
relative aurait notamment déterminé, de son point de vue,
toute une part de l’éternel féminin, motivant in fine la place de
dominées qu’il leur revient le plus souvent d’occuper dans les
institutions. Et plus largement dans les organisations sociales.
L’ensemble est, disons-le, très peu convaincant. Comme l’est
aussi l’idée que Freud se fait de l’histoire primitive des peuples,
soutenant en particulier que : « Les femmes […] au début,
par les exigences de leur amour, avaient posé les fondements
de la culture », mais, « le travail culturel », étant devenu l’apa-
nage des hommes, « les oblige à des sublimations pulsionnelles,
auxquelles les femmes sont peu aptes ». Ainsi, « poussée à
Fantasme et sublimation : une même structure 79

l’arrière-plan par les revendications de la culture », la femme


« entre avec celle-ci dans un rapport d’hostilité7 », écrit-il.
J’ai largement indiqué, dans mon ouvrage La question fémi-
nine quelles sont, selon moi, les faiblesses des thèses de Freud
quant à la clinique du féminin, et le lecteur intéressé pourra
se reporter à cet ouvrage. En attendant, il faut simplement
retenir ici que Freud n’était évidemment pas féministe (c’est
le moins que l’on puisse dire) et que les femmes sont, selon
lui, moins douées que les hommes pour la sublimation. De ce
point de vue, on peut alors en déduire aussi que pour Freud
les femmes aborderaient donc la thérapie psychanalytique dans
de moins bonnes conditions que les hommes. Mais au-delà du
féminin, d’autres traits peuvent également pour Freud s’op-
poser au progrès vers la sublimation. Et pour ceux qui ne sont
pas doués dans le domaine, il prévoit quand même quelques
lots de consolation : « Quiconque est capable de sublimation
s’y appliquera [à être moral] dès lors qu’il est débarrassé de
sa névrose. Ceux qui n’en sont pas capables deviendront, au
moins, plus naturels et plus vrais8 », écrit-il par exemple.
Reste aussi les psychanalystes, à propos desquels Freud
indique le 30 mars 1914 de manière assez rafraîchissante :
« Quant aux analystes, ils sont eux-mêmes fort éloignés de
l’idéal que vous exigez d’eux. Dès qu’ils sont investis de la tâche
de guider le patient vers la sublimation, ils se dépêchent d’aban-
donner les devoirs ardus de la psychanalyse pour reprendre
les fonctions beaucoup plus confortables et satisfaisantes de
professeur et de parangon de vertu9. »
Lorsque l’idéal de la sublimation n’est pas obtenu, l’expé-
rience de la cure vise au moins à atteindre la vérité, dit Freud,
qui confirme que « le grand élément éthique dans le travail
psychanalytique est la vérité et encore la vérité, et ceci devrait
suffire à la plupart des gens. Le courage et la vérité sont ce dont
ils manquent le plus10 ».
À défaut donc de sublimation, reste la valeur de la vérité,
que Freud indiquait comme un des buts moraux souhaitable
pour la psychanalyse, dans un monde où les idéaux de la
post-vérité n’étaient, évidemment, pas encore en phase avec
80 Lacan presque queer

cette étrange notion de la maladie de la vérité, qu’il n’est pas si


rare d’entendre aujourd’hui évoquée. Reste que la sublimation
des pulsions était bien pour Freud le but moral d’excellence à
atteindre pour l’expérience psychanalytique. De même que la
découverte de la vérité. Voire sa promotion.
Alors l’option de Lacan est-elle celle de Freud ?
Pas vraiment non, puisque l’œuvre de Lacan a pris un tout
autre chemin, en ressaisissant les sentiers de la sublimation
en tant que voies royales vers l’illusion. Ou en tant qu’articu-
lations culturelles, portant au plan des masses la logique du
fantasme. Logique qui répond, on l’a vu, aux exigences des
manifestations renouvelées de la Chose, conduisant le sujet, au
plan du cas, vers l’abri de la prison de verre du fantasme, et au
plan du collectif vers les labyrinthes de la sublimation, dont les
formes évoluent historiquement.
Ce qui, pour Freud, est une solution devient donc, pour
Lacan, une impasse supplémentaire. D’où l’importance pour
sa recherche concernant l’éthique de l’homme occidental
d’analyser cette impasse. Ou encore d’analyser les processus
de sublimation, dont « l’objet est inséparable d’élaborations
imaginaires et très spécialement culturelles11 », précise-t-il,
comme pour mieux insister sur la manière dont ces processus
s’incarnent dans le registre de la culture, et donc du collectif.
Cela veut dire, par exemple, que si la fracture luthérienne
a trouvé sa cause dans l’émergence en Occident d’un dévoile-
ment renouvelé de la Chose prenant visage du Dieu mauvais
(le diable ou le père de la horde pour Freud), elle a encore un
peu plus mis à nu l’empire de la pulsion chez l’homme. Et, de
manière complémentaire, elle a aussi répondu à ce dévoile-
ment par l’exigence d’une ration supplémentaire de signifiant,
de signification, ou de sublimation, débouchant, in fine, sur
la construction d’une nouvelle Église modifiant l’Autre de la
culture.
Pour comprendre ce qu’il en est des attendus de la subli-
mation, on voit alors pourquoi Lacan considère comme un peu
court d’indiquer de manière classiquement reçue que les élabo-
rations imaginaires de la sublimation viendraient simplement
Fantasme et sublimation : une même structure 81

s’incarner dans la production d’objets socialement utiles. Non,


elles débouchent aussi bien sur un remaniement des idéaux et
des institutions qui socialisent les corps. Comme il en fut, en
Occident, de la construction de cette nouvelle Église luthé-
rienne, qui a modifié au xvie siècle ce que l’on peut appeler,
avec Pierre Bourdieu et Max Weber, le marché des biens de
salut. Ou encore le champ de l’illusio. Champ de l’illusio que
Lacan désigne ici comme celui des leurres ou des mirages qui,
pour reprendre la métaphore kafkaïenne évoquée par Preciado,
attirent le sujet, devenu singe savant, dans une cage renouvelée.
En réintroduisant la position causale de la Chose dans
l’analyse des objets de la sublimation, Lacan précise en effet :
« Ce n’est pas que la collectivité les reconnaisse simplement
comme des objets utiles – elle y trouve le champ de détente par
où elle peut, en quelque sorte, se leurrer sur das Ding, coloniser
avec ses formations imaginaires le champ de das Ding12. »
Les objets de la sublimation ne sont donc pas seulement
à définir par leur utilité sociale, ni par la mise en jeu d’un
mystérieux processus de production religieux ou artistique par
exemple. Ils dérivent, pour Lacan, d’élaborations devenues
collectives, socialement reçues, et propres à fournir à la collec-
tivité autant de fausses fenêtres imaginaires sur le bonheur13.
Ou autant de remparts contre la jouissance morbide et diabo-
lique qui menace le sujet. Qu’il s’agisse de remparts religieux
ou pas. Et pour ce qu’il en est de l’architecture de ces fausses
fenêtres, il nous faut encore souligner qu’elles sont strictement
homologues au plan des foules à ce qu’a décrit Lacan, dans
la sixième année de son séminaire, pour ce qui concerne le
dispositif mental du fantasme dans la clinique du cas. Lacan
formule en effet très clairement ceci : « C’est dans ce sens que
les sublimations collectives, socialement reçues, s’exercent.
La société trouve quelque bonheur dans les mirages que lui
fournissent moralistes, artistes, artisans, faiseurs de robes ou de
chapeaux, les créateurs de formes imaginaires. Mais ce n’est pas
simplement dans la sanction qu’elle y apporte en s’en conten-
tant que nous devons chercher le ressort de la sublimation.
C’est dans une fonction imaginaire, très spécialement celle à
82 Lacan presque queer

propos de laquelle nous servira la symbolisation du fantasme


(S <> a), qui est la forme à laquelle s’appuie le désir du sujet14. »
Ainsi, la logique du fantasme apparaît maintenant pour ce
qu’elle est. Non seulement celle d’un dispositif mental parti-
culier conduisant le désir du sujet vers l’impuissance d’agir.
Mais elle se retrouve aussi portée au plan des foules par le trajet
qui satisfait la pulsion, et n’est autre que celui de la sublimation
dont les objets varient selon la pluralité des cultures, le déve-
loppement historique des religions, des arts ou des arts d’aimer,
etc. Arts d’aimer, dont celui de l’amour courtois qui va, en
cette année de séminaire, être étudié par Lacan pour préciser ce
qu’il en est de la clinique de la sublimation, dont les processus
accouchent toujours d’un leurre ou d’un mirage. Et qui ne
peut donc être admis ni comme une promesse ni comme une
solution pour l’expérience psychanalytique. Et, pour annoncer
les enjeux de sa leçon sur l’amour courtois, devenant un para-
digme de la sublimation, Lacan précise alors que : « Dans des
formes spécifiées historiquement, socialement, les éléments a,
éléments imaginaires du fantasme, viennent à recouvrir, à
leurrer le sujet au point même de das Ding. C’est ici que nous
ferons porter la question de la sublimation, et c’est pourquoi je
vous parlerai la prochaine fois de l’amour courtois au Moyen
Âge et nommément du Minnesang15. »
Si donc l’engendrement de l’image phallique dans le
fantasme, présenté par le Lacan du Séminaire VI comme
contrepartie de la perte consécutive à la castration, ne pouvait
se comprendre qu’avec la logique de la sublimation, dans ce
Séminaire VII tout se renverse, puisque c’est maintenant la
théorie du fantasme qui vient éclairer la logique de la subli-
mation fonctionnant au plan des foules comme celle du
fantasme16.
L’éthique des formations sociales trouverait donc appui
dans des logiques homologues à celles qui prévalent pour le
sujet. Elles fonctionnent de la même manière, et valent comme
solution (comme leurre) à la même tentation (ou menace)
émanant du champ de la Chose (das Ding). Chose dont la
nomination est historiquement variable, même si ce qui reste
Fantasme et sublimation : une même structure 83

commun à la pluralité de ses visages est d’être accompagné par


une sorte de tentation fatale de jouissance morbide, repérée par
Freud comme « ce qui, dans la vie, peut préférer la mort17 ».
Qu’il s’agisse donc du cas ou des masses, la défense contre
le désir ultime (via le fantasme ou la sublimation) vise à
promouvoir des mirages, socialement valorisés, et propres à
détourner au profit d’objets imaginaires le trajet de la pulsion,
orientée vers autant de buts (Ziele) qu’il en faut pour être satis-
faite par ce trajet lui-même.
Et voici enfin la formulation la plus claire que donne
Lacan de la sublimation et de son objet : « L’objet est ici élevé
à la dignité de la Chose, telle que nous pouvons la définir
dans notre topologie freudienne, en tant qu’elle n’est pas glissée
dans, mais cernée par le réseau des Ziele18. »
Au plan très général, et pour ce qu’il en est donc de l’ana-
lyse de l’éthique de l’homme occidental du point de vue de la
psychanalyse, je confirme, une nouvelle fois, qu’elle se trouve
bien bouleversée par la théorie du fantasme développée dans
la sixième année du séminaire de Lacan, mais que cette théorie
ne trouve véritablement toute sa portée collective que dans
cette septième année de recherche, où elle s’enrichit de la
notion de sublimation qui redouble, au plan du collectif, la
fonction du fantasme. Répétons : tant au plan du cas (par le
moyen du fantasme) que pour ce qui concerne le collectif (par
le détour de la sublimation), tout se passe comme s’il fallait à
l’homme occidental un dispositif mental d’illusion le tenant
éloigné de l’objet réel de son désir (la Chose). Chose dont la
poussée pulsionnelle le menace, et trouve pourtant une relative
satisfaction dans la longue marche de la sublimation. D’où la
promesse freudienne d’un bonheur relatif, ou d’un évitement
de la souffrance, par la voie de ce qu’il appelle le don pour la
sublimation. Don qu’il juge inégalement distribué, comme je
l’ai rappelé, selon le genre, le choix d’objet, etc.19.
Très généralement, nous pouvons donc dire, une nouvelle
fois, que ce nouvel opérateur éthique qu’est la sublimation
fonctionne de manière homologue à la logique du fantasme
découverte par l’expérience psychanalytique. Et que, pour ce
84 Lacan presque queer

qui concerne l’analyse de l’éthique, ce dispositif de la subli-


mation vient au plan du collectif combiner son efficacité à
celle des obligations (des structures de parenté, des rites et des
mythes, etc.). Dès lors, toute analyse de la culture ou du fonc-
tionnement social (qu’elle soit critique ou pas) se devrait de
prendre en compte les trajets de la sublimation, leur évolution
historique. Et ce qui cause l’engouffrement des sujets dans ces
chemins labyrinthiques. À savoir la Chose, à situer au-delà ou
en deçà des structures.
Souvenons-nous : « Ce qui, à travers les générations,
préside à ce nouvel ordre surnaturel des structures est exacte-
ment ce qui rend raison de la soumission de l’homme à la loi
de l’inconscient. Mais l’éthique commence encore au-delà20. »
Au-delà des structures et des idéaux, qui déterminent la
production du sujet de l’inconscient et l’éthique de l’homme
occidental, il y a donc l’inquiétante présence de la Chose, et la
logique du fantasme qui y répond pour abriter le sujet. Mais
il y a aussi le labyrinthe de la sublimation, qui varie histori-
quement, pour abriter les masses des exigences imputées à la
Chose. Pour ce qu’il en est de l’expérience psychanalytique, il
faut alors redire que si l’option pour la sublimation fut retenue
par Freud comme un des buts moraux de l’expérience psycha-
nalytique, eh bien ce n’est pas le cas pour Lacan, qui l’aperçoit
comme lourde d’un mirage supplémentaire, confortant d’au-
tant la cage du fantasme du sujet.
Pour ce qu’il en est de la pulsion, la politique de Freud
n’est donc pas celle de Lacan.

Et comment illustrer de manière plus exemplaire la logique


de la sublimation, semble se dire Lacan, qu’en montrant
comment la société médiévale du xie au xiiie siècle a pu voir
émerger l’amour courtois, alors que la condition féminine de
l’époque était bien loin de motiver ou de requérir une telle
exaltation de l’objet féminin.
« Avec l’amour courtois, les choses sont d’autant plus
surprenantes qu’elles surgissent dans une époque dont les
coordonnées historiques nous montrent que rien n’y semblait
Fantasme et sublimation : une même structure 85

répondre à ce qu’on pourrait appeler une promotion, voire une


libération de la femme […] La position effective de la femme
dans une société féodale […] est à proprement parler ce qu’in-
diquent les structures élémentaires de la parenté – rien d’autre
qu’un corrélatif des fonctions d’échange social, le support d’un
certain nombre de biens et de signes de puissance. Elle est
essentiellement identifiée à une fonction sociale qui ne laisse
aucune place à sa personne et à sa liberté propre – sauf réfé-
rence au droit religieux21. »
Pourtant, c’est bien dans ce contexte, et d’une certaine
manière indépendamment de lui, qu’émerge le système haute-
ment codé de l’amour courtois et de ses procédures de surva-
lorisation sublimatoire, au premier rang desquelles celle de la
Dame. Procédures qui ont encore des incidences concrètes,
au-delà même de leur conjoncture historique d’apparition, et
jusque « dans l’organisation sentimentale de l’homme contem-
porain » où elles y « perpétuent leur marche22 ».
Quels sont les éléments constitutifs de l’amour courtois
retenus par Lacan ?
D’abord, il relève que « l’objet féminin s’introduit par la
porte très singulière de la privation, de l’inaccessibilité23 ».
D’autre part, indique-t-il, cet objet est fréquemment
masculinisé, puisqu’on l’invoque souvent sous les termes de
Mi Dom, c’est-à‑dire « mon seigneur » (au masculin), et qu’il
est fréquemment, encore, présenté comme doté d’un pouvoir
arbitraire et cruel.
Bref, conclut Lacan, ce que semble apercevoir le poète
courtois, en l’occasion, relèverait moins d’un objet présen-
tifiant quelque « essence » de la féminité que d’un objet qui
lui ressemblerait comme un frère. Autrement dit, une image
narcissique de lui-même.
Et Lacan de souligner le « caractère foncièrement narcis-
sique » de l’amour courtois24, qu’il convient d’analyser comme
un miroir. En mettant moins l’accent sur la contingence des
images qu’il reflète que sur le fait qu’il remplit (en tant qu’en-
semble de règles) un rôle de miroir, de limite, séparant le sujet
de la Chose même.
86 Lacan presque queer

« Il est ce que l’on ne peut franchir. Et l’organisation de


l’inaccessibilité de l’objet est bien la seule à quoi il participe.
Mais il n’est pas le seul à y participer.
Il est toute une série de ces motifs, qui constituent les
présupposés, les données organiques, de l’amour courtois. Par
exemple, ceci – l’objet n’est point seulement inaccessible, il est
séparé de celui qui se languit de l’atteindre par toutes sortes de
puissances maléficieuses que le joli langage provençal appelle,
entre autres dénominations, lauzengiers. Ce sont les jaloux,
mais aussi les médisants25. »
Ce qui sépare le sujet de la Chose est donc, dans l’amour
courtois, une certaine organisation signifiante, donnant son
style à cet amour. Un style de miroir, dans lequel l’image de
la Dame prend la forme d’un frère. D’où le terme de Bon
Voisin, avec lequel il arrive à Guillaume de Poitiers de nommer
la Dame. Dans ce Bon Voisin, Lacan retrouve l’expression
du Nebenmensch que Freud, dit-il, « emploie à propos des
premières fondations de la Chose, de sa genèse psychologique,
le Nebenmensch désignant ainsi la place même que viendra
occuper, dans le développement proprement chrétien, l’apo-
théose du prochain26 ».
Avec l’amour courtois, on voit comment le baptême inau-
gural du Nebenmensch, de la Chose, se trouve projeté au champ
de l’imaginaire, tout en conservant, dans le corpus de Lacan, ce
signifiant de voisin, propre à nous mettre sur la voie de la sorte
de projection en anamorphose qui constitue la prison de verre
du sujet fuyant la Chose, au profit de l’objet qui la recouvre, et
donc qui en tient lieu dans le registre amoureux de l’image :
la Dame. De manière homologue, et dans le registre religieux
du développement chrétien, c’est l’amour du prochain qui est
promu comme écran. Ou c’est, autrement dit, la simple forme
de l’amour de soi-même, ou de sa propre image, qui organise
« dans l’économie psychique […] la conduite du détour27 ».
Détour qui protège de la Chose menaçante (par exemple le
diable), mais qui, par la double valeur du signifiant, y ramène
sans cesse, et fait aussi bien apparaître le lieu du vide, ou de
la vacuole, comme participant de ce qui est double dans le
Fantasme et sublimation : une même structure 87

système signifiant, et n’est donc pas limité au jeu de la simple


paire signifiante.
Ce qui apparaît en effet comme dédoublement au regard
du système signifiant, signale maintenant Lacan de manière
totalement inédite aussi, c’est le vide. Le vide, que l’existence
même du signifiant creuse, en extériorité à lui-même.
Ce vide, structurellement lié au signifiant, trouve alors son
illustration dans l’expérience du potier forgeant de ses mains
le vase autour d’un vide, ou d’un trou, repérable par tous.
D’où l’idée de Lacan de revenir à ce moment sur la défini-
tion du signifiant, qu’il donnait de longue date en accord avec
Lévi-Strauss.
« Pendant de longues années je vous ai pliés à la notion,
qui doit rester première et prévalente, de ce qui constitue le
signifiant comme tel, à savoir les structures d’opposition dont
l’émergence modifie profondément le monde humain. Il reste
que ces signifiants sont, dans leur individualité, façonnés par
l’homme, et probablement avec ses mains plus encore qu’avec
son âme.
C’est ici notre rendez-vous avec l’usage du langage, qui,
tout au moins pour la sublimation de l’art, n’hésite jamais à
parler de création28. »
L’épistémologie de Lacan bouge donc sur ce point puisque,
avec la théorie de la sublimation érigeant ses objets contre le
réel (das Ding), il ajoute aux effets inconscients des structures
d’opposition bien analysées par Lévi-Strauss (en tant que
paires signifiantes) une fonction d’opposition signifiant/vide,
émergeant dans ce que l’on pourrait appeler une pratique du
réel, faisant de l’homme un « médium entre le réel et le signi-
fiant29 », comme il en est par exemple du travail du potier
fabriquant à la fois le vase et le vide, à partir de cette terre que
les mains de l’artisan transforment, comme un fragment « du
réel [qui] pâtit du signifiant30 ».
Dans cette logique, on voit que le vide apparaît comme ce
qui représente la Chose, à l’envers de la consistance signifiante.
Et du coup : « Dans toute forme de sublimation, le vide sera
déterminatif31 », conclut Lacan. Si je voulais donc donner une
88 Lacan presque queer

formule très générale de la sublimation, je pourrais maintenant


dire que sublimer, c’est faire apparaître quelque chose au lieu
de ce vide, dont la notion devient capitale32.
Reprenant le catalogue des technologies de bonheur dressé
par Freud dans Le malaise dans la culture, Lacan indique ensuite
que « Tout art se caractérise par un certain mode d’organisa-
tion autour de ce vide », que « la religion consiste dans tous les
modes d’éviter ce vide33 », et que le discours de la science est
déterminé par la forclusion même de la Chose. Faisant préva-
loir du même mouvement la logique de l’incroyance propre à
la paranoïa34. Si l’art est déterminé par un refoulement de la
Chose, la religion par une Verschiebung (un déplacement ou un
ajournement), la science l’est par sa forclusion.
Et pour en revenir ici à l’amour courtois, il faut en tout
cas bien comprendre que ce style d’amour évite le vide – en
organisant le miroir qui fait apparaître au sujet sa propre image
au lieu de l’objet –, et qu’il entraîne ledit sujet dans le parcours
des illusions amoureuses par lequel il n’a aucune chance
d’apercevoir l’ultime objet de son désir. Puisque, comme on
le voit, il ne court qu’après lui-même. Si le sujet trouve pour-
tant ici quelques plaisirs, c’est du côté du « plaisir de désirer »
qu’il faut chercher, indique Lacan, ou du côté des « plaisirs
préliminaires35 ».
Au total, et en poursuivant ses recherches sur la question
centrale de l’éthique, pour cette septième année de séminaire,
on comprend que Lacan réponde donc par la logique du
fantasme et par celle de la sublimation à la troublante ques-
tion concernant ce qui chez l’homme s’organise pour ne pas
rejoindre l’objet du désir, dans le plaisir. Ce faisant, et de
manière complémentaire, il donne aussi sa propre version de
l’au-delà du principe de plaisir découvert par Freud, pour y
loger l’attraction du narcissisme comme ce qui soutient la
forme primordiale du désir, qui est donc désir de durer. Mais
du coup, et si l’amour du prochain (ou de soi-même) sépare du
réel de l’objet, ou relance sans cesse le désir sur les voies de l’in-
satisfaction ou de l’impossibilité, on voit que la sortie de cette
cage narcissique exige une certaine destruction de l’image moi
Fantasme et sublimation : une même structure 89

idéale-typique – i(a) dans l’écriture lacanienne – qui motivait,


on s’en souvient, la procrastination d’Hamlet devenu specta-
teur de lui-même. Autrement dit, l’issue de la cage, l’issue de la
prison de verre requiert le deuil des objets idéalisés, et enclavés
dans la logique du fantasme. Objets qui sont autant d’équiva-
lents de la bonne forme36, autrement dit du phallus ou du moi
idéal. Et ils y sont logiquement enclavés parce qu’ils sont, on
s’en souvient, la rançon exigée par le sujet, qui dans l’automuti-
lation de la castration réalise le deuil de son être phallique, tout
en préservant pourtant le précieux reste par lequel il s’imagine
être encore la réponse phallique au désir de la mère37. Cela fait
apparaître que pour jouir du bienfait de la castration, il faut
renoncer à l’objet imaginaire de la rançon, qu’il soit inséré dans
la cage du fantasme ou, au plan des foules, dans le processus
de la sublimation. Processus de sublimation où se définit le
bien, de manière variable, selon le contexte historique et sans
nécessairement d’ailleurs qu’il y ait – comme on l’a vu avec
l’amour courtois – une harmonie nécessaire entre le bien visé
et la condition sociohistorique de l’objet (la femme). Puisque
l’objet brillant (ici la Dame) n’est en fait qu’une fausse fenêtre
de plus sur soi-même.
Cet apport de Lacan concernant l’analyse de l’éthique de
l’homme occidental, qui met au premier plan, et de manière
innovante, les relations entre le fantasme et la sublimation,
est enfin précisé par l’idée selon laquelle les figures historiques
de la sublimation sont non seulement spécifiques – en tant
qu’elles ne vont pas nécessairement avec leur contexte histo-
rique d’émergence –, mais aussi par l’idée selon laquelle il faut
interpréter l’émergence de ces figures à l’intérieur d’une même
aire culturelle. Lacan rapporte ainsi l’amour courtois au texte
d’Ovide, l’Ars amandi38, qui énonce des règles n’apparaissant
d’ailleurs pas forcément toujours comme très courtoises. Et
il affirme enfin que l’incidence des figures de la sublimation
se perpétue bien au-delà de l’époque considérée, au plan du
groupe comme au plan du cas.
La logique de la sublimation, qui est la même que celle du
fantasme, apparaît ainsi au total comme un objet de l’analyse
90 Lacan presque queer

du collectif, relativement indépendant de la prise en compte


de ses conditions historiques d’émergence. Et c’est donc, pour
les sciences du social, un objet spécifique de recherche qui est
alors désigné. Objet dont seule peut-être la psychanalyse peut
rendre compte. Parce qu’elle est la seule discipline à notam-
ment pouvoir rendre intelligible l’hétérochronie relative carac-
térisant cette contrainte éthique supplémentaire. Hétérochronie
entre la valeur socialement accordée aux objets de la sublima-
tion, et les conditions de fonctionnement des structures de
l’échange social (portant ici sur les femmes). Mais hétérochronie
qui existe aussi bien entre le monde ambiant du sujet et son
univers fantasmatique. Univers qui est, précisons-le encore,
très largement indépendant de son anatomie, comme je l’ai
rappelé dans La question féminine avec l’analyse de l’enveloppe
courtoise de l’amour, qui organisait par exemple – et selon
le Lacan du livre IV du séminaire sur La relation d’objet39 –
la relation liant la jeune homosexuelle analysée par Freud à
l’objet de son amour, dans le contexte social d’une Vienne fin
de siècle très peu syntone avec les idéaux de l’amour courtois40.
En l’occasion, le fantasme de courtoisie organisait le désir
d’une femme pour une autre femme. De manière très géné-
rale, j’ajoute que l’amour courtois se retrouve très fréquem-
ment au cœur de la manière d’aimer de ceux qui sont sujets à
la névrose obsessionnelle aujourd’hui encore. Et qui, en plus
de rester spectateurs d’eux-mêmes, choisissent souvent aussi
d’aimer une femme inatteignable, laissant au total leur désir
dans une relation impossible, fort insatisfaisante, et dont ils se
plaignent volontiers41.
Reste, au plan clinique, que le fantasme est dans tous les
cas un piège narcissique, essentiellement organisé par l’amour
de soi-même. Un retrait, quant au deuil du phallus, que l’ana-
lyse de l’amour courtois rend lisible, par la promotion des
objets de la sublimation, qu’il porte au plan de la psychologie
collective ou de la culture. Et reste que l’amour du prochain,
valorisé par le christianisme, a bel et bien capitonné, comme
l’indique Lacan, la structure de la prison de verre du fantasme
sur le corpus religieux du christianisme. D’où le fait que ce
Fantasme et sublimation : une même structure 91

nouage entre le fantasme et le caractère sublime de l’amour du


prochain rende d’autant plus indestructible la cage de la névrose
devenue sacrée, ou encore la prison de verre du fantasme, dans
laquelle le fidèle perd ses capacités d’agir et reste d’autant plus
solidement éloigné de l’exercice de son désir.
Au total, et pour conclure sur ce troisième chapitre, je
peux donc dire que : 1) la théorie de la sublimation chez Lacan
est tout à fait incompréhensible sans celle du fantasme et que,
2) la théorie de la relation à la Chose, comme celle de son
déboîtement historique exprimé par la Réforme luthérienne,
apparaît de manière inédite, dans le champ psychanalytique,
comme une des conditions de production du corpus freudien
lui-même, ou encore comme condition éminente de la nais-
sance de la psychanalyse.
La naissance de la psychanalyse, qui est précisément l’inti-
tulé en français de l’ouvrage qui comprend également « L’es-
quisse pour une psychologie scientifique » (Entwurf ), où Lacan
est allé cueillir le terme de das Ding42. Terme qu’il utilise pour
analyser les ressorts mêmes de cette naissance, qui se déduisent
d’un surgissement renouvelé de cette Chose dans l’Occident de
la période classique. Renouvellement dont témoignent, chacun
à leur manière, Luther le héros religieux ou Shakespeare le
dramaturge revisitant Hamlet. Au plan épistémologique, il
ne faudrait donc pas vraiment chercher l’émergence de das
Ding (comme notion) dans La naissance de la psychanalyse,
mais plutôt apercevoir la naissance de la psychanalyse comme
une réponse à ce que l’on pourrait appeler une manifestation
renouvelée de la Chose même. Manifestation à repérer dans
cette modification de l’éthique de l’homme occidental, profon-
dément transformée par la rupture de la Réforme.
Cette nouvelle solution que Lacan apporte à la question de
l’invention de la psychanalyse est étonnante, et s’écarte radica-
lement, par exemple, de celle de 1938, dans laquelle il convo-
quait notamment le déclin de la valeur sociale du père comme
cause de la naissance de la psychanalyse. C’est, maintenant, la
promotion d’un Dieu libidinal et diabolique, de même donc
que la construction d’une nouvelle Église qui sont appelées
92 Lacan presque queer

en lieu et place de cette cause, faisant alors de la naissance de


la psychanalyse un événement tenant beaucoup plus certaine-
ment ses ressorts de l’histoire du christianisme que, comme
on le rabâche volontiers, d’une histoire juive. Pour développer
sa recherche concernant l’éthique de l’homme occidental à la
lumière de la psychanalyse, Lacan va donc, assez logiquement,
poursuivre son séminaire en opérant une sorte de retour à
Freud, pour examiner tout ce que le fondateur de la psycha-
nalyse a cru pouvoir affirmer quant à l’histoire, et quant à la
clinique, des délicates relations existant entre la régulation de
la jouissance et la promulgation des lois religieuses en Occi-
dent. Histoire marquée selon Lacan par ce qu’il appelle un très
curieux christocentrisme de Freud dont il va rendre compte, et
analyser de manière critique la cause comme les effets. Tout
en élargissant sa propre recherche vers ce qu’il appelle les para-
doxes de la jouissance caractérisant les embarras de l’homme
moderne.
4

Le christocentrisme de Freud,
l’amour du prochain
et la question de la jouissance

Avec l’étude rapprochée du problème de la sublimation,


Lacan soutient que la psychanalyse se déduit d’un déboîte-
ment historique de la relation à la Chose, auquel aurait notam-
ment répondu, dans le champ religieux, la Réforme de Luther.
Réforme devenant sous sa plume la condition même de la nais-
sance de la psychanalyse. Ayant donc insisté sur le rôle capital
du religieux, quant à l’évolution de l’éthique de l’homme occi-
dental, il poursuit logiquement sa recherche en retournant à
quelques textes fondamentaux de Freud traitant sous plusieurs
aspects de la question religieuse : Moïse et le monothéisme, Totem
et tabou, Le malaise dans la culture1. Et il le fait parce qu’il faut,
de son point de vue, réaliser une lecture croisée de ces trois textes
pour dégager ce que le message monothéiste, sous sa forme juive
puis chrétienne, aurait déterminé quant à l’organisation des
paradoxes ou des impasses structurant les relations de l’homme
occidental avec l’ordre du divin, et avec sa propre jouissance. Ce
moment de la recherche de Lacan – où l’on aperçoit le fil rouge
de la religion – se loge dans l’option plus générale de ce que
nous avons appelé ses « mythologiques », puisque dans cette
septième année de séminaire le psychanalyste analyse aussi, et
comme nous le verrons plus loin, l’Antigone de Sophocle. De
94 Lacan presque queer

même qu’il reviendra sur Hamlet, étudié l’année précédente,


pour enfin élargir l’analyse de son corpus de tragédies modernes
en y ajoutant, dès l’année suivante (année 1960-1961), une
œuvre du très catholique Paul Claudel, à savoir la trilogie des
Coûfontaine, que Lacan reprendra comme le paradigme renou-
velé des tragédies chrétiennes2.
Et avant de poursuivre notre voyage dans l’analyse des textes
religieux, mais aussi des mythes, ou des tragédies occidentales,
dans lesquels sont à localiser, selon Lacan, les déterminants de
l’apparition des névroses (et de leur évolution en Occident), le
psychanalyste revient d’abord au Freud de Moïse et le monothéisme
pour clairement préciser ce qui, selon l’orientation freudienne,
se serait modifié avec l’apparition du monothéisme quant à
l’éthique, qui constitue le thème de son année de séminaire.
Mars 1960, Lacan travaille sur l’éthique, et il revient
de Bruxelles où il fut précisément invité par l’Université
catholique.
« Je n’ai pas essayé d’atténuer la position de Freud vis-
à‑vis de la religion », affirme-t-il. Et pour ce qui le concerne,
il précise « qu’il n’y a nul besoin de donner à ces vérités reli-
gieuses une adhésion, quelle qu’elle soit3 », pour analyser leur
articulation, composant le savoir religieux.
« Freud a pris sur le sujet de l’expérience religieuse la posi-
tion la plus tranchante – il a dit que tout ce qui, dans cet ordre,
était d’appréhension sentimentale ne lui disait rien, et était
littéralement pour lui lettre morte. Seulement, si nous avons
ici, vis-à‑vis de la lettre, la posture qui est la nôtre, cela ne
résout rien – toute morte qu’elle est, cette lettre a été néan-
moins bel et bien articulée4. »
C’est donc de l’articulation de la lettre dans l’inconscient
qu’il est question, avec le religieux, pour l’expérience psychana-
lytique. Et nous verrons encore plus tard la place que prendra
cette incise dans la suite des recherches de Lacan, concernant
en premier lieu l’éminente question du père. Question qu’il
reprendra, en particulier, dans le séminaire sur l’identification.
Puis dans le séminaire interrompu sur les Noms-du-père qui, de
mon point de vue, clôt la période de ses « mythologiques ».

Licence eden-1639-152237-48722 accordée le 15 novembre 2023 à


wedencleyalvessantana
Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question… 95

En attendant, Lacan revient à la lettre freudienne pour


ouvrir « ce petit livre qui s’appelle Moïse et le monothéisme que
Freud a mijoté quelque dix ans, car depuis Totem et tabou il ne
pensait qu’à ça, à l’histoire de Moïse et à la religion de ses pères »,
indique-t-il, pour mieux relever la valeur cruciale que prit pour
Freud l’analyse du « message monothéiste comme tel dont il ne
fait pas de doute pour lui qu’il comporte en soi-même un accent
incontestable de valeur supérieure à tout autre5 ».
Le point de vue de Freud sur le religieux, indique Lacan,
ne vise pas à fournir une « théorie des dieux », ni à dégager une
sorte de commun dénominateur de la religiosité, comme pour-
rait s’y essayer une anthropologie comparative des religions. Le
père de la psychanalyse ne cherche pas non plus à étreindre une
sorte de tableau différentiel de la diversité culturelle des formes
religieuses, allant du paganisme le plus ancien aux expressions les
plus modernes du catholicisme. Freud, selon Lacan, ne pensait
qu’à rendre lisible le « message du Dieu unique ». Ce message
supérieur à tous les autres, en ce qu’il aurait dépris l’humanité
du pullulement païen qui l’enveloppait dans une sorte d’excès,
voire de désordre imaginaire, ayant trouvé une issue rationa-
liste dans l’apparition historique du monothéisme juif, fondé
par Moïse au xiiie ou xive siècle avant J.-C. Moïse qui, selon
l’hypothèse de Freud, fut un haut dignitaire égyptien reprenant
la religion d’Akhenaton pour guider d’une main de fer le peuple
juif. Et lui offrir un Dieu unique, un Dieu tout-puissant, un
Dieu inaccessible. Insupportable à regarder. Et dont on n’a par
conséquent, logiquement, pas le droit de faire une image. Moïse
était égyptien soutient Freud. Moïse. Mais quel Moïse ? Moïse
le législateur qui, toujours selon l’hypothèse de Freud, fut assas-
siné par son propre peuple, las de se soumettre à la rigueur de
ses exigences, Moïse qui écartait le recours à la magie comme au
cérémonial. Moïse qui aurait imposé la circoncision, interdit de
prononcer le nom du Dieu unique et prônait enfin de très strictes
valeurs de vérité et de justice. Bref, à l’origine du monothéisme
juif il y aurait Moïse. Ou mieux dit, un premier Moïse. Moïse
le législateur, qu’il ne faut pas confondre, insiste Freud, avec
le Moïse madianite. Le second Moïse, qui s’en référait au dieu
96 Lacan presque queer

des volcans (Yahvé). Un homme dont Freud assure qu’il devait


être beaucoup moins exigeant que le premier. Un homme peut-
être doux et très patient. Un homme très éloigné du premier
Moïse, et qui aurait recueilli sur le mont Sinaï la parole du Dieu
caché, articulant le Je suis ce que je suis. Et tous les commande-
ments, qui depuis restent, selon Lacan, ceux des « lois mêmes
de la parole6 ». Autant dire que la qualité du messager ici n’im-
porte pas vraiment. L’important étant d’apercevoir, avec Freud,
la puissance du message monothéiste en tant que tel. Ou encore
d’apercevoir que l’importance de l’histoire juive réside, notam-
ment, dans ce fait qu’elle fut d’abord « le véhicule du message
du Dieu unique7 ». Message d’autant mieux transmis qu’il le
fut dans l’obscurité du refoulement ayant recouvert le meurtre
du premier Moïse, assassiné par son peuple, indique Freud, au
motif de son intransigeance et de son extrême rigueur. Pour
Freud, la valeur de l’enseignement du premier Moïse, élevant
le peuple juif à un degré de spiritualité jusque-là inégalé, fut
donc transmise dans le refoulement du meurtre du fondateur.
Et ce refoulement ne fut pas levé – toujours selon Freud – par
l’émergence du second Moïse (le prêtre de Yahvé). Mais il trouva
son issue, du point de vue du corpus freudien, dans le « second
meurtre qui, en quelque sorte, le traduit et le promeut au jour,
celui du Christ8 », assure Lacan, en mettant ici l’accent sur ce
qu’il appelle le « très singulier christocentrisme9 » de Freud.
En effet, ce qui est tout à fait remarquable dans la démarche
de Freud, c’est tout d’abord qu’elle soutient que le fondateur
du peuple juif fut égyptien. Qu’il fut assassiné par son propre
peuple. Et que l’histoire du peuple juif comme la transmis-
sion des exigences morales du premier Moïse sont d’autant
plus implacables qu’elles se sont faites sous les ressorts d’un
refoulement ayant interdit au peuple juif de se déprendre de
son accablante culpabilité. Mais c’est aussi, et surtout, que du
point de vue de l’histoire religieuse il a fallu attendre le martyre
du Christ, et l’émergence du christianisme, pour qu’apparaisse
la reconnaissance du meurtre du fondateur. Meurtre qui, pour
Freud, ne trouve toute sa portée qu’à « résonner sur le fond du
meurtre inaugural de l’humanité, celui du père primitif10 ».
Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question… 97

Et parce qu’il n’a pas reconnu le Christ, ou le martyre du Fils


payant de sa vie le meurtre du père originaire, le peuple juif
fut selon Freud condamné à répéter le crime. Tandis que le
christianisme accoucha de la reconnaissance symbolique du
meurtre du père originaire. Dès lors, le triomphe du christia-
nisme doit être considéré selon Freud comme « un progrès du
point de vue de l’histoire religieuse, c’est-à‑dire sous le rapport
du retour du refoulé ». Et il conclut : « À partir de ce moment,
la religion juive fut en quelque sorte un fossile11. »
Je rappelle que, selon le Freud de Totem et tabou, l’émer-
gence de la Loi est consécutive au parricide originaire, qui
constitue l’événement fondateur de la culture comme telle.
Ne pas reconnaître le meurtre du père revient alors à manquer
le drame à l’origine même de la Loi. Ce qui entrave la symbo-
lisation éloignant la tentation de l’acte.
Moïse et le monothéisme est donc bien à lire avec Totem et
tabou, indique Lacan. Mais ce qui lui importe, c’est de relever
tout ce qui motive « ce très singulier christocentrisme de
Freud » situant la figure du Christ comme une sorte de média-
teur conduisant à la symbolisation de la vérité du meurtre du
père originaire. Et aussi à la vérité du meurtre de Moïse l’Égyp-
tien (le père du peuple juif ). Et donc, in fine, à la vérité de
l’émergence de la loi et de la culture.
De sa non-reconnaissance découle, pour Freud, une
cascade de conséquences négatives pour le peuple juif, dont
notamment une part de l’antisémitisme dont il souffre.
Mais si la reconnaissance du martyre du Fils engendre, du
point de vue de Freud, un surplus de symbolisation bienfai-
sant, Lacan, de son côté, conclut de manière un peu différente.
Puisqu’avec la reconnaissance de la figure du Christ émerge,
de son point de vue, moins un surplus de symbolisation que
la promotion inédite de l’amour pour le prochain. C’est-à-dire
l’érection religieuse de ce qui fonctionne comme un obstacle
essentiel au mouvement de l’homme vers la jouissance.
Pour ce qui concerne l’analyse de l’évolution historique
de l’éthique de l’homme occidental, l’évaluation des bien-
faits du triomphe du christianisme doit donc, selon Lacan,
98 Lacan presque queer

être tempérée. Et il ne peut alors que trouver très curieux le


christocentrisme de Freud. Lacan conclut, en tout cas, sur le
fait que Freud devrait moins rester comme un historien de
la chose religieuse que comme celui qui a inventé le mythe
de Totem et tabou – « peut-être le seul mythe dont l’époque
moderne ait été capable12 ». Et dès lors il faut apercevoir que
si Lacan relit de manière critique Moïse et le monothéisme avec
le mythe freudien de Totem et tabou, c’est pour y relever tout
ce qui y est articulé quant à l’éthique de l’homme occidental.
À savoir qu’avec l’invention de la loi consécutive au crime, avec
le déchaînement de l’amour pour le père mort via les religions,
mais aussi avec la promotion par le christianisme de l’amour
pour le frère (sur lequel il met lui-même l’accent), tout semble
s’organiser pour aller contre la satisfaction recherchée par les
fils. Ceci ouvrant au total sur ce paradoxe très fort selon lequel :
« Non seulement le meurtre du père n’ouvre pas la voie vers
la jouissance que la présence de celui-ci était censée interdire,
mais il en renforce l’interdiction13. »
De manière plus conclusive, je peux donc dire que la
lecture croisée que fait Lacan des textes freudiens pour ce qui
concerne l’analyse de l’éthique et des entraves de la jouissance
indique d’abord que toute transgression de la loi renforce la
loi. Puisqu’en particulier Moïse et le monothéisme montre que
la mise à mort de Moïse le législateur n’a pas soulagé le peuple
juif de la rigueur du message monothéiste. Tout au contraire,
puisque la transmission de ce message, sous la forme refoulée
qu’incarnent les traditions, s’est imposée toujours plus ferme-
ment pour ce peuple d’autant plus tourmenté par la loi qu’il ne
reconnaît pas le crime. Deuxièmement, il faut retenir avec Le
malaise dans la culture que la clinique du surmoi, qui focalise le
texte de Freud, permet à Lacan de soutenir que plus le sujet se
soumet à la loi morale, plus les exigences du surmoi réclament
un supplément cruel de renonciation pulsionnelle. Et Lacan
ajoute enfin que l’entrave du sujet en marche vers sa jouissance
est d’autant plus puissante que rien, dans ce registre, ne se
retourne. Car même à rejeter la loi comme telle : « Quiconque
s’avance dans la voie de la jouissance sans frein, au nom de
Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question… 99

quelque forme que ce soit du rejet de la loi morale, rencontre


des obstacles14. » Du point de vue de ce Lacan lecteur de Freud,
on s’aperçoit donc que le chemin vers la jouissance est bel et
bien barré pour celui qui a commis le crime, comme pour celui
qui applique strictement la loi morale.
Resterait, de manière paradoxale pour ce voyage vers la
jouissance, à emprunter le sentier particulier de la transgres-
sion, qui conduirait vers une jouissance qui ne « s’accomplit
qu’à s’appuyer sur […] les formes de la Loi ». Ou encore à
emprunter le chemin par lequel saint Paul « pût entrevoir de
le devenir – démesurément pécheur15 », indique Lacan, en
évoquant le texte de celui que Freud situe comme le fondateur
de l’Église du Christ. Paul, à qui la religion chrétienne doit sa
séparation avec celle du peuple juif. Peuple qui, refusant de
reconnaître avec le martyre du Christ le meurtre du père origi-
naire, aurait construit de ses propres mains, et selon le Freud
de 1938, une part de l’antisémitisme, augmentant d’autant le
poids de ses souffrances16. Alors si, de manière très générale,
Freud annonce, avec Totem et tabou, que c’est bien le crime qui
fait la loi, on comprend qu’il n’a pas déduit à partir de l’émer-
gence de la loi dans la culture l’existence d’un accès vers une
jouissance supplémentaire pour les fils. Pourtant ce que Lacan
questionne comme chemin vers la jouissance, c’est précisément
celui qui se trouve épinglé à l’envers de la loi. Envers à déployer
selon l’idée que ce n’est pas tant le crime qui fait la loi, comme
croyait pouvoir l’indiquer Freud. Mais que c’est la loi qui fait le
péché. Au moins du point de vue de l’apôtre Paul, énonçant en
ces termes dans sa Lettre aux Romains : « Nous savons que tout
ce que dit la loi, elle le dit à ceux qui sont sous la loi afin que
toute bouche soit fermée et que le monde entier soit reconnu
coupable devant Dieu. Voilà pourquoi personne ne sera justifié
devant lui par les œuvres de la loi ; la loi, en effet, ne donne
que la connaissance du péché17. »
Ou encore : « Jadis en l’absence de loi je vivais. Mais le
commandement est venu, le péché a pris vie et moi je suis
mort : le commandement qui doit mener à la vie s’est trouvé
pour moi mener à la mort. Car le péché saisissant l’occasion,
100 Lacan presque queer

m’a séduit par le moyen du commandement et, par lui, m’a


donné la mort18. »
Et ce sur quoi il faut insister ici, c’est que ce que nous
pourrions appeler la solution paulinienne à l’impasse de la
marche vers la jouissance n’est pas à chercher dans le rejet de
la Loi. Mais dans le rigoureux suivi de son envers, car l’homme
n’aperçoit réellement la jouissance que par la voie de l’envers de
la Loi selon Paul. Ce qui met l’accent sur la double valeur du
signifiant. Mais, au-delà de cette formule, déjà commentée par
mes soins il y a plus de vingt-cinq ans19, nous apercevons ici
un remaniement de la théorie de la double valeur du signifiant,
puisqu’elle est renouvelée, dans ce séminaire sur L’éthique, avec
l’introduction de la Chose, qui n’est plus seulement maintenant
à loger à l’envers du signifiant comme tel, mais bien à son exté-
rieur intime comme nous l’avons vu plus haut.
Dans cette perspective, ce que nous pouvons appeler l’or-
dinaire du sujet du signifiant ne peut aller (au moins en Occi-
dent) à la rencontre de la jouissance, car il ne peut s’abstraire
de l’existence même de la chaîne signifiante. Et il se trouve
aussi qu’en suivant le chemin de cette chaîne signifiante, d’où il
pourrait apercevoir la jouissance, le sujet de la société occiden-
tale et chrétienne rencontre un obstacle, dont la consistance
fut renforcée de manière inédite par le triomphe du christia-
nisme, à savoir l’impératif de l’amour du prochain s’opposant
à la puissance angoissante de la rencontre avec la Chose. Bref,
après avoir repris une lecture de Freud montrant combien ce
corpus est propre à éclairer une bonne part de ce qu’il appelle
les paradoxes de la jouissance, Lacan ajoute les siens. Et ques-
tionne au passage, notons-le, ce que l’on pourrait appeler
l’option freudienne quant à la jouissance, pour relever que
Freud choisit très simplement, quant à lui, une sorte d’« idéal
tempéré d’honnêteté que l’on peut appeler, en donnant au mot
son sens idyllique, l’honnêteté patriarcale. Le père de famille
y est une figure aussi larmoyante qu’il vous plaira […] Cette
honnêteté patriarcale est censée nous donner la voie d’accès
la plus mesurée à des désirs tempérés, normaux20 ». Si donc
la lecture de Freud est très précieuse pour situer ce qu’il en
Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question… 101

est des embarras de la jouissance, on voit que son ambition


éthique est assez modeste puisque, selon Lacan, elle se limite
à l’horizon d’une sorte d’honnêteté du bon père de famille,
plus ou moins larmoyant. Et elle engage alors à participer à la
reconduction, sans troubles, de la reproduction sociale, et donc
à ses logiques de domination, ses inégalités, etc. Ici, Lacan ne
donne pas tort à l’acerbe critique queer. Mais l’important n’est
pas tant de relever dès maintenant le peu de poids de cette
ambition, qui conduira, selon Lacan, le biographe de Freud
à le décrire comme ce qu’il fut, à savoir une sorte de bour-
geois « uxorieux ». Ce qu’il faut apercevoir, c’est que l’immense
apport de Freud sur la question de l’éthique réside dans la
production des textes relus par Lacan, dont Totem et tabou, ou
le mythe du meurtre du père qu’il interprète avec la lecture de
Moïse et le monothéisme et de Malaise dans la culture. Et Lacan
d’ajouter que le mythe du meurtre du père forgé par Freud
« est bien le mythe d’un temps pour qui Dieu est mort ». Mais,
poursuit-il, « si Dieu est mort pour nous, c’est qu’il l’est depuis
toujours […] Il n’a jamais été le père que dans la mythologie
du fils, c’est-à‑dire celle du commandement qui ordonne de
l’aimer, lui le Père, et dans le drame de la passion qui nous
montre qu’il y a une résurrection au-delà de la mort. C’est-à-
dire que l’homme qui a incarné la mort de Dieu est toujours là.
Il est toujours là avec ce commandement qui ordonne d’aimer
Dieu. C’est devant quoi Freud s’arrête, et il s’arrête du même
coup […] devant l’amour du prochain21 ».
Si Freud, optant pour l’idéal tempéré du bon père de famille
ne donne pas vraiment, pour Lacan, une solution convain-
cante aux paradoxes de la jouissance, au moins a-t-il l’immense
mérite d’avoir mythologiquement formulé le problème. Et ceci
de manière tout à fait inédite pour ce qui concerne l’histoire
de l’homme occidental, dont le mouvement vers l’extimité
de la jouissance vient s’écraser sur le mur de l’amour. Ou des
signifiants monothéistes. Amour pour le Père, indique Freud,
mais aussi amour pour le fils christique, souligne Lacan. Et
plus généralement, amour pour le prochain devant lequel s’ar-
rête Freud. Amour pour le prochain, qui est une des formes
102 Lacan presque queer

chrétiennes de l’idéal, motivant le plus sûrement l’opération de


la sublimation pulsionnelle.
Alors : que dit Lacan de ce mur de l’amour du prochain ?
Eh bien, il relève qu’avec le christianisme, la mythologie
du fils débouchant sur l’impératif de l’amour est explicite :
« L’homme survit à la mort de Dieu assumée par lui-même,
mais ce faisant, il se propose lui-même devant nous22. » Et par
ce message de la mythologie chrétienne, qui porte un peu plus
loin encore la destruction des dieux (ce qui en fait pour une
part un message d’athéisme), l’homme en Occident devient
un peu plus encore, selon Lacan, ce serf de l’amour, aggra-
vant d’autant les impasses de la jouissance qu’expérimente le
sujet de la modernité, sommé d’aimer son prochain comme
lui-même. Dans l’analyse des paradoxes de la jouissance,
si Freud met donc l’accent sur l’amour pour le père, Lacan
mettrait plutôt, quant à lui, l’accent sur l’amour pour le frère.
Sans écarter ni méconnaître l’apport majeur de Freud. Mais
si l’on se souvient que l’année antérieure, Lacan avait claire-
ment formulé l’idée selon laquelle la névrose (ou la cage de
l’homme du fantasme) émerge comme contemporaine de la
mort des dieux, on pourra dire que dans cette septième année
de séminaire, Lacan confirme ce point, et qu’il met l’accent,
répétons-le, sur l’obstacle renforcé que constitue l’amour quant
à la jouissance. Amour pour l’homme, le Christ, le frère. Ou
autrement dit, l’amour pour le moi, en tant qu’effet éminent
de la mort de Dieu. Remarquons au passage que Lacan peut
alors ici relancer l’écriture de l’algorithme de l’Autre décom-
plété, promu dans sa lecture d’Hamlet, pour en donner une
nouvelle version, indiquant cette fois que le signifiant S(A)
est le signifiant d’un Autre qui défaille, ou encore « celui de sa
mort23 ». Mort de Dieu.

Très généralement ici, et pour ce qui concerne l’analyse


des paradoxes de la jouissance, je poursuis encore avec Lacan,
en précisant maintenant que certes l’amour pour le frère est
bien l’impasse du temps de la mort de Dieu qui accouche
de l’homme névrosé, dont le désir s’écarte toujours plus de
Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question… 103

sa réalisation, du fait de la loi morale relançant sans cesse le


commandement d’aimer son prochain comme soi-même.
Certes, dis-je, l’amour pour le frère est bien l’impasse majeure
du temps de la mort de Dieu. Mais encore faut-il apercevoir
que la loi morale, commandant d’aimer son prochain comme
soi-même, ne trouve l’explication de son existence même qu’à
être convenablement située dans son rapport à la règle énergé-
tique du principe de plaisir, découverte par Freud, et qui tient
le sujet loin de la jouissance, comme déjà dit plus haut. Fidèle
aux leçons de l’expérience psychanalytique, Lacan retourne
encore sur ce point, en effet, à Freud pour pousser un peu
plus loin l’analyse, et indiquer : « Qu’en est-il chez Freud ?
Dès avant les formulations extrêmes de l’Au-delà du principe
de plaisir, il est clair que la première formulation du principe
du plaisir comme principe de déplaisir, ou de moindre-pâtir,
comporte bien sûr un au-delà, mais qu’il est justement fait
pour nous tenir en deçà. Son usage du bien se résume à ceci,
qu’en somme il nous tient éloignés de notre jouissance24. »
La jouissance, pour Freud, s’écrase sur le mur du principe de
plaisir, qui constitue la fonction primaire du psychisme, visant
à se débarrasser de l’excitation comme le montre Freud dès
l’Entwurf25. Et Lacan confirme clairement : « Rien n’est plus
évident dans notre expérience clinique. Quel est celui qui, au
nom du plaisir, ne mollit pas dès le premier pas un peu sérieux
vers sa jouissance ? N’est-ce pas ce que nous touchons du doigt
tous les jours26 ? » Si le mouvement vers la jouissance est en
impasse, c’est bien donc du fait de l’amour pour le prochain
mais c’est d’abord, atteste Lacan, parce qu’il défaille dans le
plaisir. Et du coup, pour ce qu’il en est du barrage contre la
jouissance, la barrière du principe de plaisir apparaît bel et bien
comme préalable, et en même temps solidaire, de l’amour du
prochain, devenu un des commandements de la réalisation du
message monothéiste.
Ce qu’il faut donc au total apercevoir, et retenir ici,
c’est que si l’économie complexe de la promulgation de la
Loi conduisant aux impasses de la jouissance est organisée
selon une dynamique qui débouche sur le commandement
104 Lacan presque queer

renouvelé de l’amour (via le fantasme et la sublimation), ce


commandement, qui réalise le message monothéiste, n’est pas
à l’origine de l’impasse. Tout au contraire, il lui est postérieur,
puisque ce qui motive l’impasse de la jouissance c’est d’abord
le principe de plaisir lui-même, comme nous l’avons vu dès
le premier chapitre. Chapitre où j’ai montré comment Lacan
cherchait une cause à l’émergence de la Loi, qui ne soit pas un
effet de la Loi.
Alors, si l’analyse freudienne des paradoxes de la jouis-
sance de l’homme trouve sa profondeur historique dans l’émer-
gence même de la Loi privant les fils d’une part des enjeux du
crime contre le père (puisque l’interdit de l’inceste qui écarte
les fils de la mère se déduit de la culpabilité du parricide),
je confirme que cette renonciation, qui se motive de l’amour
pour le père idéalisé, se double pour Lacan d’une autre renon-
ciation. Celle qui se déduit du commandement d’amour pour
le frère. Commandement d’amour pour le frère, qui se diffuse
en Occident avec le christianisme, exigeant du sujet qu’il aime
ce prochain, qui n’est rien d’autre qu’une image sublime de
lui-même. Image hypnotisant le sujet enfermé dans sa cage,
ou autrement dit, embastillé dans la prison de verre où il se
constitue comme spectateur. Et ce qu’il faut retenir plus globa-
lement aussi, c’est que l’ensemble de ces entraves (symboliques
ou imaginaires), toujours soutenues au nom de l’amour (pour
le père ou pour le frère) et qui constituent les ressorts polymor-
phes des idéaux exigeant le recul face à la jouissance, ne sont
rendues possibles que parce qu’il existe, avant même la formu-
lation des commandements, le principe de plaisir lui-même.
Principe qui provoque, presque mécaniquement, ces reculs.
Principe de plaisir qui, seul, permet ensuite à l’articulation
mythique des interdits et des idéaux d’être intériorisée par le
sujet. Principe qui engendre d’abord le recul de l’agressivité,
indispensable pour l’accès à la jouissance. Agressivité précisé-
ment tournée contre le moi, le prochain ou contre le frère. Ce
qui permet d’ailleurs de comprendre facilement pourquoi le
texte biblique, qui met en scène l’affrontement originaire entre
les frères, se clôt sur le triomphe de Caïn, faisant du meurtrier
Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question… 105

celui qui jouit de la vie. Texte qui fait aussi de tous les hommes
les héritiers d’une longue lignée de meurtriers. C’est donc bien
le meurtrier qui jouit de la vie27.
Mais si le commandement d’aimer son prochain comme
soi-même est considéré par Freud comme tout à fait exorbi-
tant, compte tenu de la méchanceté foncière de ce prochain
qui, selon lui, est un être constitutionnellement agressif, cruel,
destructeur et donc non aimable, Lacan pousse encore un peu
plus loin l’analyse, en soutenant combien cette agressivité du
prochain (bien diagnostiquée par Freud) est en fait à situer
moins chez l’autre que dans le sujet lui-même. Et qu’au total
c’est elle, cette agressivité, qui, liée au principe de plaisir, fait
encore reculer un peu plus le sujet face à la jouissance : « Et
qu’est-ce qui m’est plus prochain que ce cœur en moi-même
qui est celui de ma jouissance, dont je n’ose m’approcher ?
Car dès que j’en approche – c’est là le sens du Malaise dans
la civilisation – surgit cette insondable agressivité devant quoi
je recule, que je retourne contre moi, et qui vient, à la place
même de la Loi évanouie, donner son poids à ce qui m’em-
pêche de franchir une certaine limite de la Chose28. »
Dès lors, on comprend pourquoi, du point de vue de
l’analyse des paradoxes de la jouissance, la question impor-
tante n’est pas tant celle du bien, mais celle de l’agressivité et
du mal. Du mal au temps où Dieu est mort (ou absent). Du
mal, ou de l’agressivité requise pour assurer le franchissement
de l’image du moi qui sépare le sujet de sa jouissance. Alors,
il faut ici rester très attentif, puisque c’est donc en ce point du
développement de sa recherche que le mal devient le problème
éminent de l’éthique chez Lacan. Et non seulement, indique-
t-il, le mal devant lequel je recule, au nom du moi, mais aussi le
mal que veut l’autre. Le mal, qu’exigerait l’autre pour sa jouis-
sance. « […] Sa jouissance maligne, c’est elle qui se propose
comme le véritable problème pour mon amour » relève alors
Lacan29. Avant de se référer à quelques expériences mystiques,
conduisant par exemple une Angèle de Foligno à rejoindre le
lieu de la Chose innommable, en buvant « avec délice l’eau dans
laquelle elle venait de laver les pieds des lépreux30 ».
106 Lacan presque queer

Vais-je laisser l’autre jouir de mes immondices ? Puis-je


jouir des déchets de l’autre, ou de l’autre comme déchet, en
suivant à la lettre le commandement de l’aimer, cet autre,
jusqu’au lieu même de l’extimité radicale, c’est-à-dire en allant
au-delà de l’écran où pourrait nous porter un suivi rigoureux
et paulinien de l’impératif altruiste ? Il y a dans cette expé-
rience mystique, évoquée par Lacan, quelque chose d’infan-
tile. Quelque chose qui permet la réalisation de l’acte et que
nous pourrions, peut-être, rapporter à une relative immaturité
quant à l’érection de l’image du moi. Immaturité permettant
que le franchissement vers la jouissance du déchet émerge dans
cette expérience, que j’appellerai pour aller vite une expérience
d’intégrisme altruiste. Une expérience paulinienne, et donc
paradoxale. Paradoxale, puisque loin d’encourager le franchis-
sement, l’altruisme très généralement s’y oppose, en motivant
ce recul par le strict refus d’attenter « à l’image de l’autre ».
Image de l’autre qui n’est rien, répétons-le, que « l’image sur
laquelle nous nous sommes formés comme moi31 ». L’expé-
rience d’Angèle de Foligno est bien celle d’une sorte d’altruisme
paradoxale. Et donc une expérience paulinienne, puisqu’elle
porte à l’envers du commandement. À l’envers du comman-
dement certes, mais à l’envers du commandement où nous
avons maintenant appris à situer la Chose. La Chose qui prend,
en l’occasion, le visage de la lèpre, ou d’un bout de corps de
lépreux, ayant valeur d’une sorte d’hostie, motivant la jouis-
sance mystique d’Angèle de Foligno32. Bref, pour accéder à la
jouissance il faut, comme on le voit, franchir l’image de son
propre moi. Et c’est l’exemple que nous donnent ces mystiques,
avides des déchets de l’autre. Mystiques peu embarrassés par
leur propre moi. Mais dans le registre ordinaire du fonctionne-
ment subjectif, voire dans la simple recherche de la jouissance
sexuelle, tout indique au contraire que le mouvement même
vers la jouissance est entravé par le respect de l’autre, ou par
les images du moi, qui s’élèvent non pas seulement comme
des remparts d’amour contre la jouissance, mais comme des
images déclenchant des ressorts d’agressivité, motivant le recul
du sujet. Non pas seulement en raison de la consistance de
Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question… 107

l’idéal, qui retient le franchissement, mais plus certainement


encore du fait de la barrière du principe de plaisir, qui non
seulement fonctionne seule, mais qui se trouve confortée par
ce qu’elle a permis d’ériger : le mur du narcissisme, la cage du
fantasme et le labyrinthe de la sublimation.
Reste la solution par Sade.
Répétons : si l’homme du commun recule face à la réalisa-
tion ultime de son désir radical, ce n’est pas, ou pas seulement,
parce qu’il stagne dans l’amour de son image, aperçue comme
objet du fantasme, c’est aussi parce que cette image, mobilisant
les affres du narcissisme décrit par Lacan (depuis son analyse
du stade du miroir en 1936), fait surgir ce qu’il appelle, vingt-
quatre ans plus tard, « cette insondable agressivité devant quoi je
recule, que je retourne contre moi, et qui vient, à la place même
de la loi évanouie, donner son poids à ce qui m’empêche de fran-
chir une certaine frontière à la limite de la Chose33 ». L’agressivité
que je retourne contre moi vient à la place de la Loi.
Pour ce qui concerne l’analyse des entraves arrêtant
le progrès vers la jouissance, ce qu’il faut donc maintenant
retenir, c’est que le recul devant l’agressivité émergeant de la
confrontation avec l’image totale du prochain apparaît comme
ce qui permet de situer dans le monde du sujet la Loi du bien
et non l’inverse (à savoir l’émergence d’un commandement
qui ferait du recul devant l’agressivité un produit de la Loi).
Autrement dit, il y a d’abord recul face à l’agressivité, puis
introjection possible de la Loi proposée sous les exigences de
l’idéal de l’amour. Dès lors, celui qui ne veut pas céder sur sa
jouissance peut être conduit à opter pour ce que j’appellerai la
solution par Sade. C’est-à-dire pour ces chemins d’une jouis-
sance qui ne s’épuiserait pas dans le labyrinthe de la sublima-
tion et qui ne renoncerait pas à l’agressivité. Sade vise une
« technique orientée vers la jouissance sexuelle en tant que
non sublimée34 » estime Lacan. Avant d’indiquer qu’il s’agit
pourtant là d’une fausse solution de plus car, lorsqu’on avance
avec Sade, on aperçoit bien que si « le corps du prochain se
morcelle35 », il n’en reste pas moins que dans la technologie
sadienne « la victime survit à tous les mauvais traitements, elle
108 Lacan presque queer

ne se dégrade même pas » conclut-il. Cette fausse solution fait


donc encore mieux apparaître « le caractère indestructible de
l’Autre, pour autant qu’il surgit dans la figure de sa victime36 ».
Ainsi, l’idée du « supplice éternel » d’un corps à jamais
inaltérable s’oppose bien, à l’intérieur même du corpus sadien,
à l’idéal de l’écrivain Sade, qui souhaiterait mener son destin
jusqu’après la seconde mort, à savoir jusqu’à ce que « rien de
lui-même ne subsiste ». Et dans ce nouveau paradoxe, Lacan
peut alors faire valoir tout ce qui rapproche la position de Sade
de la simple « psychologie de l’obsessionnel37 », reconduisant
l’indestructibilité de son moi dans un montage fantasmatique,
qui s’oppose à la réalisation du désir radical, au demeurant bien
formulé sous l’idée de ne rien laisser subsister de soi-même.
Cette incise sur Sade permet donc à Lacan de montrer
comment la voie du scénario de l’agressivité dans le fantasme
n’élimine pas l’efficacité même du fantasme, qui apparaît ici
comme ce qu’il est, au-delà de sa thématique. Un dispositif
mental, au service du plaisant narcissisme, portant au plan
des foules le bonheur résiduel de la sublimation. Bonheur du
singe savant devenu alcoolique selon Kafka. Et ce bonheur est
résiduel parce que, rappelle Lacan, « il n’y a pas de commune
mesure entre la satisfaction que donne une jouissance à son
état premier et celle qu’elle donne dans les formes détournées,
voire sublimées, dans lesquelles l’engage la civilisation38 ».
Ainsi en est-il aussi bien du bonheur de l’écriture, ou de
celui de la lecture, d’un Sade qui aperçoit bien « le champ
innommable du désir radical pour autant qu’il est le champ de
la destruction absolue, de la destruction au-delà de la putré-
faction39 », et qui participe pourtant de ce « phénomène esthé-
tique », qui est « la vraie barrière » arrêtant le sujet devant le
champ du désir radical.
Phénomène esthétique insécable de la fonction du beau
et du bien, incarnant au mieux la vraie barrière du principe
de plaisir, sur laquelle Lacan va maintenant poursuivre, après
avoir mis l’accent sur la délicate question de la jouissance et
de l’idéal religieux. Mais aussi sur la question de la place du
mal dans l’éthique, et ceci juste avant d’engager sa lecture
Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question… 109

­ ’Antigone, dont l’objet sera de rendre enfin lisible ce qui, dans


d
la solution tragique des Anciens, anticipe ce que l’on pourrait
appeler la solution lacanienne à la question de l’éthique de
l’homme moderne enfermé dans sa cage.

Pour ce qui concerne la clinique du bien, Lacan revient


d’abord à la découverte du principe de plaisir exposé dans
l’­Entwurf, et rappelle que pour Freud le plaisir est engendré
par le fonctionnement même des frayages, constituant la remé-
moration en « rivale […] des satisfactions qu’elle est chargée
d’assurer40 ».
Pour Freud, le plaisir visé par la recherche du sujet réside
donc au moins autant dans le fait de se souvenir que dans ce
dont le sujet se souvient, rappelle Lacan. D’où la révolution
freudienne, interprétant le fonctionnement de l’homme à
partir d’une sorte de « tyrannie de la mémoire ». Et il poursuit :
« C’est cela qui s’élabore dans ce que nous pouvons appeler
structure41. » Le choix de Lacan pour la logique structurale est
donc au passage réaffirmé, avec ce rappel selon lequel ce qui
est au ressort de la mémoire est un vouloir, parfaitement lisible
dans la compulsion de répétition. Un vouloir de ce qui veut
se satisfaire dans la logique du plaisir, et ne doit pourtant pas
cacher, souligne-t-il, la détermination symbolique organisant
la mémoire du sujet, « en tant qu’elle est faite d’une articu-
lation signifiante42 ». Autrement dit, pour l’analyse clinique
de la recherche du bien, le moteur du plaisir de la remémo-
ration, en tant que tel, doit être disjoint de celui qui œuvre
au cœur de l’organisation signifiante et qui, de manière tout
aussi inexorable, veut faire retour dans une sorte de vouloir
être. Car ce vouloir être trouve son assise au lieu même de « la
naissance du sujet comme tel43 ». Étant entendu que le sujet
qui parle est moins directement identifiable à la mémoire en
acte qu’à ce qui requiert cette mise en acte, et ne peut donc
être que ce qui a été oublié, et exige la répétition. C’est-à-dire
lui-même.
« Ce qu’un sujet représente originellement n’est pas autre
chose que ceci – il peut oublier. Supprimez ce il – le sujet est

Licence eden-1639-152237-48722 accordée le 15 novembre 2023 à


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110 Lacan presque queer

littéralement, à son origine, et comme tel, l’élision d’un signi-


fiant, le signifiant sauté dans la chaîne.
Telle est la première place, la première personne. Ici se
manifeste comme telle l’apparition du sujet, qui fait toucher
du doigt pourquoi et en quoi la notion de l’inconscient est
centrale dans notre expérience44. »
En rafraîchissant la mémoire de son auditoire par ce
rappel de la définition du sujet de l’inconscient comme ce qui
a été élidé, Lacan revient à ce qui est crucial pour aborder,
dans l’orientation freudienne, la question du bien. Puisque
l’expérience psychanalytique montre de la manière la plus
claire possible – par l’analyse des rêves ou du symptôme par
exemple – que ce que veut le sujet, c’est revenir de l’oubli, par
la voie du signifiant. Mais ce qui est ajouté ici, c’est que le sujet
est le signifiant sur lequel a porté l’élision primordiale. Lacan
ici ne dit pas clairement de quel signifiant il s’agit. C’est très
précisément ce qui sera fait dans les séances du séminaire sur
L’identification45.
Mais qu’il nous suffise maintenant de relever que l’analyse
de la recherche du bien, qui s’exprime à l’évidence dans la
clinique de la répétition, conduit Lacan à souligner que ce que
veut le sujet n’est rien d’autre que son propre retour. Ce qu’il
veut, c’est voir porter à l’expression du symbolique son propre
désir. L’ensemble indiquant que là encore rien de la jouissance
de l’autre, en tant qu’objet, n’est atteint directement par le
sujet. Et qu’in fine, c’est bien le plaisir de la réalisation de l’être
du sujet, comme préalablement effacé, qui guide le mouve-
ment de la répétition vers le bien. C’est donc, là encore et
d’une certaine manière, un échec de la jouissance dont il s’agit.
Mais un échec qui n’est pas directement organisé à partir de la
logique du fantasme ou de la sublimation. Il s’agit, cette fois,
d’un échec motivé par ce qui se satisfait du désir dans le registre
symbolique, et commande l’accès au bien, par le déroulement
de la chaîne signifiante elle-même. Encore une fois, rien n’est
atteint de l’autre, comme Chose à jouir. Mais cette prévalence
de la répétition, qui organise le désir du sujet, pour le retenir
dans le plaisir loin de la Chose, trouve, cette fois, son moteur

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Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question… 111

dans le registre du symbolique, où tente de se réaliser le sujet,


qui demande à être reconnu. Et ceci vaut aussi, indique Lacan,
pour ce qui concerne la logique de la psychologie collective,
où se produisent, au sens fort du terme, les formations sociales
dont la clinique psychanalytique veut rendre compte.
Pour illustrer l’analyse de cette recherche du bien via le
désir, Lacan poursuit sa recherche dans la veine anthropo-
logique, en faisant apercevoir que ce qui motive le goût du
sujet pour la répétition est également actif au plan du collectif,
puisque cela détermine par exemple « cette singularité repé-
rable dans l’histoire qui s’appelle les rites. Je veux dire ces rites
par quoi l’homme des civilisations dites primitives se croit
obligé d’accompagner la chose la plus naturelle du monde,
à savoir le retour des cycles précisément naturels. Si l’empe-
reur de Chine n’ouvre pas le sillon tel jour du printemps, le
rythme des saisons se corrompra. Si l’ordre n’est pas conservé
dans la Maison Royale, le champ de la mer empiétera sur celui
de la terre46 ». Lacan réaffirme la place déterminante de l’or-
ganisation signifiante, et de ses répétitions, aux ressorts de la
recherche collective d’une sorte de réalisation, et d’harmonie
symbolique fort plaisante.
Le bien, qui motive la répétition, au plan du cas comme
au plan des masses, passe donc pour l’homme, qui est toujours
« support du langage », par l’érection de pratiques signifiantes
articulant et produisant, au sens fort du terme (comme on le
voit avec les rites), la réalité sociale de l’homme qui est d’abord
une organisation signifiante. Cette réalité sociale apparaissant
comme un ensemble d’organisations institutionnelles faisant au
total prévaloir, mais au nom du plaisir, les exigences de l’ordre
signifiant. Autrement dit, les exigences du désir prévalent sur le
registre des besoins, trop souvent privilégié par les spécialistes
des sciences sociales. Se tournant vers son auditoire, qui n’est
pas à l’époque sans compter quelques marxistes, Lacan indique
alors que c’est précisément cette distinction entre l’organisa-
tion des désirs et celle des besoins qui fait défaut chez Marx
(comme d’ailleurs l’analyse des rites). Défaut qui, pour ce qu’il
en est de l’analyse de l’éthique, fait manquer à cette option
112 Lacan presque queer

matérialiste la juste appréciation des relations de l’homme aux


biens. Et à leur production. Reprenant une ancienne inspi-
ration freudienne, Lacan évoque pour illustrer son propos la
valeur de l’habit, pour demander ce que l’homme recouvrant
son propre corps du textile, qui « est d’abord un texte », peut
bien « malgré cela – je dis malgré cela, parce qu’à partir de
ce moment-là, on le sait de moins en moins – continuer à
désirer47 ».
Les vêtements, ou le texte qui enveloppe les corps, affai-
blissent d’autant la puissance du désir, car ils les inscrivent dans
le registre de la sublimation qui tempère la poussée pulsion-
nelle. Comme le font, sous d’autres modalités, ces opérateurs
de régulation de la jouissance que sont les institutions, ou les
rites, qui par la répétition signifiante apaisent la pulsion.
Pour ce qui concerne l’anthropologie de Lacan, on notera
qu’il s’agit ici d’un moment fort, puisque l’analyse de la
production de la chose socialisée que Lacan développe face
aux marxistes indique que ce n’est pas le registre des besoins,
ni celui de la contrainte sociale, qui produit la réalité – car si
c’était le cas, le social conduirait à la satisfaction du désir, ce
qui ne se vérifie pas. Il signale que c’est bien plutôt le système
signifiant, et son ordre, qui sous la poussée du désir indestruc-
tible produit la réalité sociale des rites, des institutions, ou des
choses socialisées, mises en chaînes signifiantes, comme il en
est, par exemple, des vêtements insérés dans le système de la
mode. Poursuivant sur l’exemple du vêtement, Lacan invente
alors une sorte de fable biblique, selon laquelle le Père demande
à Adam de donner des noms aux choses. Il voit les poils d’Ève,
en arrache un, et le lendemain arrive avec un manteau de vison.
Cette fable, qui imaginarise la naissance de la fabrication du
vêtement à partir d’une posture fétichiste d’Adam, apparaît
comme très juste au clinicien. Car c’est bien plutôt l’homme
qui produit des fétiches face à la castration de la femme, étant
entendu que, en l’espèce, c’est bien son désir de ne pas voir
qui motive la production d’objet. Et c’est bien encore ce désir
d’empêchement qui requiert pour sa satisfaction des moyens
de production d’objets fétiches, et non pas une contrainte
Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question… 113

sociale, ni véritablement d’impérieux besoins. Ce point de vue,


développé face aux marxistes, est assez convaincant. Mais pour
rester dans le champ freudien, j’ajouterai en incise que cette
théorie de l’origine mythique du vêtement s’oppose à celle de
Freud, soutenant qu’il revint aux femmes d’inventer le tissage
afin de recouvrir leur propre nudité. Freud, comme on le sait,
considérait que les femmes avaient vraiment peu apporté à
la civilisation48, si ce n’est, en effet, cette activité du tissage,
reprise par Lacan dans une amusante version biblique de La
Vénus à la fourrure49. Version qui donne, de manière beau-
coup plus juste cliniquement, l’avantage aux hommes quant au
déni motivant la production du vêtement. Et si ma remarque
peut apporter quelques embarras supplémentaires à une lecture
dogmatique du texte de Freud, la fable d’un Adam producteur
d’un manteau de vison confectionné à partir d’un poil d’Ève
me semble par contre bien à même de convenir aux marxistes
qui voudraient bien se souvenir de la théorie de Marx concer-
nant la fétichisation de la marchandise. Théorie qui qualifie cet
auteur comme un formidable clinicien du social50.
Mais poursuivons, en soulignant que si l’analyse du fonc-
tionnement social, qui écrase le registre de l’éthique de l’homme
sur celui du besoin, n’est pas convaincante, elle fait au moins
apparaître – par défaut – les ressorts du désir comme quelque
chose à situer au-delà des biens. Ce qui se comprend bien,
puisque c’est du point de vue de Lacan (comme de Platon) le
rien qui se trouve en lieu et place de cause du désir. Concernant
l’analyse du collectif, une nouvelle critique est alors portée par
Lacan contre d’autres spécialistes ayant opté pour l’idée utili-
tariste, selon laquelle l’éthique de l’homme serait guidée par la
recherche d’une production de biens ayant un maximum d’uti-
lité pour le plus grand nombre. Cette option rabat l’analyse
des biens sur leur valeur d’usage, et rate alors un autre élément
essentiel de l’analyse du social, à savoir rien moins que la ques-
tion du pouvoir, qui surplombe l’inégalité de la jouissance des
biens. Or, « le domaine du bien est la naissance du pouvoir51 »
rappelle Lacan. Avant d’ajouter que, du point de vue du sujet,
c’est l’autre, le semblable, qui apparaît toujours dans le registre
114 Lacan presque queer

imaginaire du privateur dont le pouvoir viendrait s’opposer


à la jouissance du sujet. Et il conclut avec le stade du miroir
en indiquant enfin que, dans cet autre imaginaire, il convient
du point de vue de la psychanalyse de reconnaître cette figure
de soi-même, qui permettra au sujet de comprendre que
« défendre ses biens n’est qu’une seule et même chose que se
défendre à soi-même d’en jouir52 ».
Là encore, pour notre recherche concernant à la fois
l’anthropologie de Lacan et l’analyse du recul face à la jouis-
sance, nous rencontrons une avancée importante, puisqu’il
s’agit ici d’une esquisse de ce que l’on pourrait appeler une
clinique du pouvoir. Répétons : « défendre ses biens n’est
qu’une seule et même chose que se défendre à soi-même d’en
jouir ».
Cette heureuse formule, insérée dans l’incise que fait
Lacan sur l’analyse des biens et la clinique du pouvoir, apparaît
comme une nouvelle formulation de la fonction du fantasme,
puisque nous avons vu que dans le fantasme (et donc dans
la sublimation) c’est effectivement la figure de l’autre ou du
prochain (autre soi-même) qui vient faire écran à la cause du
désir. Mais l’accent est ici mis sur la manière dont celui qui se
met au service des biens, fussent-ils les siens, s’interdit du même
coup l’accès à leur jouissance, tout en se plaignant sans cesse
de ce pouvoir de l’autre, qu’il aura élevé – sans le savoir – à
la hauteur de celui qui a le pouvoir de le priver de ses biens
ou de leur jouissance. Cet autre privateur des biens, indique
Lacan, est une figure du moi idéal qu’il ne faut pas confondre
avec celle de l’idéal du moi qui, elle, aura la fonction éthique
d’orienter le sujet vers le bien. Mais l’ordinaire du fonction-
nement social, organisé autour de la préservation ou de l’ap-
propriation des biens, masquerait au mieux toute la logique
fantasmatique (et sublimatoire) qui la conditionne si nous ne
disposions d’aucun exemple de pratique allant collectivement
contre cette sorte d’appétit de propriété, indique Lacan. Or la
recherche anthropologique a découvert, rappelle-t-il, avec la
pratique rituelle du potlatch, une sorte d’institution témoignant
précisément du fait que des hommes ont pu, collectivement,
Le christocentrisme de Freud, l’amour du prochain et la question… 115

apercevoir dans la destruction des biens le chemin vers leur


au-delà, qui est celui du champ propre du désir. Et ceci ne
relève pas du privilège des sociétés primitives, relève Lacan,
puisque quelques études ont montré, pour le xiie siècle, l’exis-
tence d’un rite féodal organisant dans le Sud-Ouest de la
France des destructions massives de biens de prestige, semblant
constituer, pour ce siècle de l’amour courtois, la contrepartie
libératoire du désir piégé – on s’en souvient – par un bien : la
beauté d’une Dame rendue inaccessible.
L’analyse, portée au plan du collectif, confirme donc que
l’accès à la jouissance passe par la destruction des biens. Et que
la logique du cas se retrouve au plan du collectif, où l’homme
de la modernité se voit, quant à sa jouissance, piégé par l’idolâ-
trie du bien, du beau et du plaisir dont la manifestation « inti-
mide, interdit, le désir53 », selon la logique de la sublimation
qui la fait parente du bien, pour désarmer le désir.
Mais ce beau dont il s’agit ici relève, du point de vue
de Lacan, de la prégnance des images du moi, dont il a déjà
indiqué combien elles peuvent entraver la satisfaction du désir,
et spécialement le simple « acte de faire l’amour54 ».
Tout ceci étant précisé, on soulignera enfin que la jolie
forme du moi, qui reconduit l’impasse du confort névrotique
ou du plaisir, n’épuise pas, pour Lacan, la question du beau,
puisqu’il s’apprête à montrer le caractère complexe de cette
notion en en venant à la figure ­d’Antigone, dont le « choix
absolu » ouvre enfin la porte de cette liberté tragique qui fut
la sienne. « Un choix absolu », un choix « qu’aucun bien ne
motive », indique Lacan. Pas même celui de sa propre beauté.
La sortie de la cage narcissique, ou de l’impasse névro-
tique, vers laquelle tâtonne celui qui s’engage dans l’expérience
psychanalytique, pourrait bien alors être à chercher du côté
d’une beauté tragique que ne retiendrait aucun bien.
5

Le choix ­d’Antigone
ou l’au-delà des biens et du bien

Selon Aristote, la tragédie est un « moyen accomplissant


par la pitié et par la crainte la catharsis des passions », rappelle
d’abord Lacan, pour ramener de manière autorisée son audi-
toire au carrefour de la tragédie et du corpus freudien, puisque
Freud (en collaboration avec Breuer) a de longue date évoqué
ce terme de catharsis pour indexer la « décharge » résolutoire
accompagnant ce que l’on appelle, de manière plus ou moins
précise, un traumatisme. Traumatisme ici défini comme ce qui
« peut laisser pour le sujet quelque chose en suspens, et ce,
aussi longtemps qu’un accord n’est pas retrouvé1 ».
Ce départ doit être gardé en tête, car un peu plus tard Lacan
poursuivra l’étude des textes tragiques qui forment son corpus
d’analyse en énonçant une autre théorie du traumatisme, qu’il
ira prélever dans le corpus de Lévi-Strauss, confirmant encore
une fois la place que tient dans son œuvre sa conversation
avec la perspective structuraliste de l’ethnologue. Et c’est bien
cette perspective qu’il réaffirme avant de s’engager, en ce mois
de mai 1960, dans l’analyse ­d’Antigone, qu’il relie à l’étude
qu’il a l’année précédente consacrée à la tragédie d’Hamlet,
pour laquelle il retire maintenant toute valeur au diagnostic de
décadence qui accompagne notamment la lecture freudienne
d’Hamlet.
118 Lacan presque queer

« Hamlet n’est pas du tout le drame de l’impuissance de


la pensée au regard de l’action. Pourquoi, au seuil des temps
modernes, Hamlet ferait-il le témoignage d’une spéciale débi-
lité de l’homme à venir au regard de l’action ? Je ne suis pas si
noir, et rien ne nous oblige à l’être, sinon un cliché de la déca-
dence, dans lequel Freud lui-même tombe, quand il compare
les attitudes diverses d’Hamlet et d’Œdipe au regard du désir.
Je ne crois pas que ce soit dans une telle divergence de
l’action et de la pensée que réside le drame d’Hamlet, ni le
problème de l’extinction de son désir. J’ai essayé de vous
montrer que la singulière apathie d’Hamlet tient au ressort de
l’action même, que c’est dans le mythe choisi que nous devons
en trouver les motifs, que c’est dans son rapport au désir de
la mère et à la science du père concernant sa propre mort que
nous devons en trouver la source. Et pour faire un pas de plus,
je vous désigne ici le lieu où notre analyse d’Hamlet se recoupe
avec celle où je vous mène, de la seconde mort2. »
S’il poursuit bien sur l’élucidation des variations histo-
riques concernant les modalités de la structuration subjec-
tive en Occident, Lacan écarte la notion de décadence des
Modernes, eu égard aux Anciens. Et il écarte en même temps
l’idée (freudienne) qui conduit à simplement interpréter
Hamlet comme une version dégradée d’Œdipe. Lacan élève la
tragédie au niveau du mythe et indique, en bon structuraliste,
que si chaque tragédie doit s’interpréter dans le cadre du corpus
de textes où elle s’insère, il faut repérer dans chaque texte les
points communs qu’il a avec les autres, mais aussi ce qui le
distingue, et constitue autant de déboîtements faisant évoluer
le corpus, et donc ce qui s’en déduit : le destin inconscient du
sujet en Occident.
D’Œdipe à Hamlet, ce qui s’est déboîté n’est autre que
le savoir sur la mort du père et le style de vouloir de la mère,
indique Lacan. Mais ce qui éloigne Hamlet d ­ ’Antigone, c’est
fondamentalement le franchissement vers le lieu de « l’entre-
deux-morts », dans lequel se précipite Antigone, tandis que le
prince mettra beaucoup de temps, on l’a vu, pour se libérer
des rets narcissiques motivant son apathie. Apathie strictement
Le choix ­d’Antigone ou l’au-delà des biens et du bien 119

inexistante chez Antigone. Antigone qui occupe donc, de ce


point de vue, la position inverse et complémentaire à celle
d’Hamlet. Antigone fait en effet d’emblée le choix de l’au-
delà de son moi. Le choix de l’au-delà du beau et des biens.
Pour aller tout droit au tombeau, comme prix de ce qui fait
son destin. À savoir le respect de l’exigence sacrée, qui est la
sienne, et qui se trouve être le devoir de recouvrir de poussière
le cadavre de son frère, pour aucune autre raison que celle qui
fait que son frère est son frère. Ayant largement développé
l’analyse ­­d’Antigone dans le second volume de Mythologiques de
Lacan, je n’en reprendrai ici que quelques articulations essen-
tielles, et je renvoie le lecteur intéressé par ma lecture détaillée
du texte de Sophocle à ce second volume3.
Portée par la voix des dieux, qu’elle choisit contre celle
de la cité qui lui interdit d’inhumer son frère, Antigone est
condamnée par Créon, le maître de Thèbes, à entrer vivante
en ce tombeau, qui est pour elle le lieu de l’entre-deux-morts.
Elle franchit alors, énonce Lacan, la limite « que la vie humaine
ne saurait trop longtemps franchir […] Au-delà de cette Até,
on ne peut passer qu’un très court temps, et c’est là que veut
aller Antigone4 ».
Au-delà donc des événements, qui en réalité ne comptent
que très peu dans la tragédie, « c’est là que veut aller Antigone »
souligne Lacan, comme pour mieux dire que ce lieu de l’entre-
deux-morts est le seul qui permette à Antigone d’accéder à
la hauteur de son désir, régulé par les lois divines. Le bien
­­d’Antigone n’est donc pas celui de l’ordinaire. En franchissant
les limites de la cité et de ses lois, elle opte pour le devoir sacré
contre le plaisir garanti par le respect du bien fixé par la cité. Et
par sa propre maison. Elle opte pour l’au-delà de l’Até, et donc
pour l’au-delà de la situation qui lui est faite. Pour l’au-delà de
sa fatalité. Antigone incarne ce que l’on pourrait appeler un
désir pur. Et en optant pour l’ordre divin des lois non écrites,
elle est conduite là où il n’y a plus ces chaînes signifiantes qui
organisent la simple reproduction de la cité.
Enfin libre de ses chaînes signifiantes, Antigone apparaît
alors comme « pur et simple rapport de l’être humain avec ce
120 Lacan presque queer

dont il se trouve miraculeusement porteur, à savoir la coupure


signifiante, qui lui confère le pouvoir infranchissable d’être,
envers et contre tout, ce qu’il est5 ». Et ce qu’il est, indique
enfin Lacan, c’est un « pur et simple désir de mort comme tel.
Ce désir, elle l’incarne6 ».
Au-delà de l’imaginaire, au-delà de la chaîne signifiante,
l’être de l’homme apparaît donc essentiellement comme un
être pour la mort. Être pour la mort complétant fort bien ce
qui aura présidé à sa naissance au monde, à savoir cette sorte
d’élision signifiante que la main de l’empereur de Chine, par
exemple, doit chaque année faire revenir de l’oubli pour rappeler
le rythme des saisons. L’analyse de la tragédie d­ ’Antigone, qui
incarne au mieux « ce qui dans la vie peut préférer la mort », fait
apparaître l’acte de l’héroïne de l’Antiquité comme la contre-
partie logique de l’énoncé lacanien logeant la naissance du
sujet dans sa propre disparition (comme je l’ai rappelé supra).
Puisque, si le sujet du signifiant n’existe jamais que comme
déjà mort, il ne devrait y avoir nulle surprise à découvrir le
désir de mort comme le désir pur de la réalisation de l’être.
Reste que cette précipitation d­ ’Antigone vers l’entre-deux-
morts illustre et caractérise bien pour Lacan la liberté du héros
tragique. Héros moins repérable comme un personnage isolé
que comme un être hors structure, ou plutôt comme un être
« arraché par quelque côté à la structure7 », selon la formule de
Lacan déjà rapportée dans l’introduction du premier volume
de Mythologiques de Lacan8.
Mais Lacan ressaisit le chemin ­d’Antigone comme emblé-
matique de ce style de sortie de la culture, qui est celui du
héros tragique s’affranchissant de l’ordinaire de la fatalité pour
rejoindre son au-delà. Au-delà de l’Até, au-delà de la cité. Ce
n’est évidemment pas par seul goût de l’analyse structurale des
mythes. C’est parce qu’il y voit aussi une figure de rebrousse-
ment apte à faire progresser ses recherches concernant l’issue
de l’expérience psychanalytique elle-même. Issue qui, de son
point de vue, requiert une sorte d’éthique, qu’il n’aperçoit pas
vraiment dans les buts que Freud autrefois (comme on l’a vu)
ou de manière contemporaine ses confrères semblent vouloir
Le choix ­d’Antigone ou l’au-delà des biens et du bien 121

donner à l’expérience de la cure. Buts restant donc par trop clas-


siques, et égrenés par Lacan selon la trilogie qu’il a présentée
de manière critique, dès la séance inaugurale du séminaire, à
savoir : l’idéal de l’amour génital éludant la sexualité féminine,
l’idéal du démasquage, laissant en friche la question de l’éthique,
couronné enfin par l’idéal de non-dépendance faisant prévaloir
dans le champ psychanalytique cette sorte d’orthopédie de l’en-
fant peu compatible avec l’orientation freudienne9.
Alors quid de ses propres buts ?

Ayant dégagé la logique du fantasme et de la sublima-


tion comme ce qui capte et écrase le désir sur l’image belle et
bonne du prochain, Lacan met au jour tout ce que la lecture
­­d’Antigone avec celle d’Hamlet permet d’apercevoir, quant
aux ressorts les plus cruciaux qui précipitent la subjectivité
inconsciente de l’homme moderne vers la cage où il se trouve
enfermé. Mais, ce faisant, il dessine aussi tout ce qui permet,
via l’expérience psychanalytique, l’affranchissement de cet
enfermement. Et qui s’appelle les chemins de la passe.
Si dans la sixième année du Séminaire, Lacan avait en effet
présenté Hamlet comme le prince du fantasme réduit à l’im-
puissance d’agir du spectateur, avec l’analyse ­d’Antigone il isole
au mieux le vouloir libéré du sujet antique se précipitant dans
son acte sans plus d’écran ni d’arguties.
Et cet acte, guidé par le décret des dieux, fait apparaître
Antigone (de même que son frère Œdipe) comme ce qu’elle
est : un sujet d’avant la mort des dieux. Et donc un sujet
d’avant la névrose. Un sujet d’avant l’ère de la mise en cage.
Un sujet d’avant l’ère du fantasme.
Comment dès lors ne pas discerner tout ce qui, dans ce
franchissement du héros antique (qu’il s’agisse d ­ ’Antigone ou
d’Œdipe) vers le lieu de l’entre-deux-morts, enseigne, du point de
vue de Lacan, quant à l’issue des névroses. Puisque si le fantasme
et la névrose sont des formations historiques, l’analyse du héros
antique fait logiquement apparaître les caractères d’avant l’en-
fermement névrotique comme des modèles de subjectivité hors
névrose, dont il faudrait retrouver la liberté d’être.
122 Lacan presque queer

Issue de la névrose ou issue du complexe d’Œdipe ?


Eh bien, avec cette recherche le conduisant à prendre à
la lettre les textes mythologiques, Lacan précise une nouvelle
fois la manière dont il convient d’utiliser ce terme de complexe
d’Œdipe, puisqu’il fait remarquer combien, pour Œdipe au
moins, il est très peu judicieux de parler de complexe.
« Œdipe, en un sens, n’a pas fait de complexe d’Œdipe,
il faut s’en souvenir, et il se punit d’une faute qu’il n’a pas
commise. Il a seulement tué un homme dont il ne savait pas que
c’était son père, et qu’il a rencontré sur la route. […] Il ne sait
pas non plus qu’en atteignant le bonheur, bonheur conjugal, et
celui de son métier de roi, d’être le guide d’une cité heureuse,
c’est avec sa mère qu’il couche. On peut donc poser la question
de ce que signifie le traitement qu’il s’inflige. Quel traitement ?
Il renonce à ceci même qui l’a captivé. Proprement, il a été
joué, dupé, par son accès même au bonheur. Au-delà du service
des biens, et même de la pleine réussite de ses services, il entre
dans la zone où il cherche son désir10. »
Au-delà des péripéties distinguant le chemin d’Œdipe de
celui ­d’Antigone, ce qui les rapproche, c’est qu’ils s’engagent
tous deux dans la voie d’accès vers l’entre-deux-morts où les
pousse l’intraitable crudité de leur désir.
Au-delà du service des biens, et poussé par son désir de
savoir, qui l’amène à apercevoir la fatalité qui est la sienne, puis
à en franchir les limites, Œdipe accède, lui aussi, à la liberté
tragique dans laquelle il s’avance « seul et trahi ». Pour « savoir
plus loin encore », et enfin prononcer cette phrase ultime :
« Plutôt, ne pas être11. »
« C’est là la préférence sur laquelle doit se terminer une
existence humaine, celle d’Œdipe, si parfaitement achevée que
ce n’est pas de la mort de tous qu’il meurt, à savoir d’une mort
accidentelle, mais de la vraie mort, où lui-même raye son être.
C’est une malédiction consentie, de cette vraie subsistance
qu’est celle de l’être humain, subsistance dans la soustraction
de lui-même à l’ordre du monde. Cette attitude est belle, et
comme on dit dans le madrigal, deux fois d’être belle12. »
Le choix ­d’Antigone ou l’au-delà des biens et du bien 123

Le destin d’Œdipe fut donc très éloigné de celui du


névrosé moderne. En effet, là où le roi de Thèbes veut savoir,
et endosse la castration, dans un geste d’automutilation qui le
prive de ses yeux et de toute image, l’homme de la modernité
est arrêté par son image moi idéale-typique, dont la préserva-
tion dans le plaisir est, comme nous l’avons vu, capitonnée sur
les interdits promulgués au nom du père (mort). Mais aussi sur
l’impératif de l’amour du prochain, porté à un point jusque-là
inégalé par le triomphe du christianisme. D’où, pour notre
Lacan retournant au champ freudien, l’idée que les attendus
qui construisent la névrose ne sont donc pas (ou pas seule-
ment) à chercher du côté de la culpabilité du meurtre du père
(dont le mythe fut inventé par Freud), mais qu’ils sont égale-
ment, et peut être plus sûrement encore, à chercher du côté
de ce qui accompagne le triomphe du christianisme. À savoir
la logique du fantasme et de l’amour pour l’autre, qui embas-
tille le héros chrétien, et le laisse très éloigné du héros antique
quant à la liberté d’être et d’agir. Héros antique qui découvre
d’abord ce qu’il fut : le fruit d’une simple fatalité, le fruit d’une
malédiction, mais le fruit d’une « malédiction consentie, de
cette vraie subsistance qui est celle de l’être humain, subsis-
tance dans la soustraction de lui-même à l’ordre du monde13 ».
Et c’est bien cette malédiction qui, comme on l’a vu, s’engage
avec la naissance même du sujet, en tant qu’élision signifiante.
C’est ce destin qui vaut de manière ontologique pour tout être
humain, et trouve sa révélation dans l’issue tragique du héros
antique. Dès lors, on comprend bien comment les franchis-
sements d’Œdipe comme ­d’Antigone vers le lieu de l’entre-
deux-morts où ils se précipitent – au-delà de l’Até, au-delà de
la fatalité qu’ils ont reconnue et dont ils se déprennent parce
qu’ils l’ont reconnue – peuvent devenir, pour Lacan, autant
d’expériences subjectives d’avant la névrose. Expériences riches
d’enseignements puisque, en tant qu’expériences propres à
élucider quelques situations non névrotiques, elles le sont du
même coup aussi pour orienter les fins d’analyse de ceux que
l’on peut appeler les sujets de la névrose de la modernité (dont
Hamlet est le paradigme).

Licence eden-1639-152237-48722 accordée le 15 novembre 2023 à


wedencleyalvessantana
124 Lacan presque queer

Dans cette perspective, on aperçoit donc tout ce qui peut


conduire Lacan à dessiner pour l’issue de l’expérience psycha-
nalytique un au-delà de l’option de Freud, qui proposait
simplement, comme on s’en souvient, de rejoindre en fin de
cure une sorte de destin régulé par un modeste idéal patriarcal,
promettant de tout aussi modestes satisfactions sublimatoires.
Satisfactions reconduisant in fine, du point de vue de Lacan, les
répétitions motivées par le plaisir de la névrose et le bien de la
cité. Et ici on comprend clairement que ce qui est en jeu n’est
rien moins que le rôle de la psychanalyse dans la reproduction
sociale. « Toute l’entreprise freudienne a achoppé là-dessus14 »
conclut Lacan, développant dès lors une position beaucoup
plus ambitieuse. Étant entendu qu’en suivant le héros antique,
il est maintenant apte à désigner un champ d’expériences où
ni la menace de castration ni l’envie pour les biens n’arrêtent
le sujet dans son progrès vers cette sorte de liberté tragique où
il peut enfin s’exonérer de la répétition, et de la fatalité qui fut
la sienne.
Resterait donc, avec la psychanalyse, à engager le sujet
au-delà du service des biens, au-delà du service du moi, et
au-delà du service du bien. C’est-à-dire au-delà du service de
la figure « larmoyante » du père. Et au-delà du plaisir névro-
tique. Pour atteindre à la réalisation de l’être, qui ne relève de
rien d’autre que de l’élision signifiante présidant à sa naissance
au monde. Cette élision inaugurale relève des générations
qui l’ont précédé. Autrement dit, de l’Até dont procède son
destin. Et « pour ne pas toujours atteindre au tragique de l’Até
­d’Antigone », cet Até « n’en est pas moins parente du malheur »
confirme Lacan, désignant là ce que j’appellerai l’ordinaire de la
névrose ou de la cage de l’homme moderne, qu’il soit homme,
femme, hétérosexuel ou pas, et quelle que soit sa classe sociale
ou sa couleur de peau. Et ce sont bien les logiques polymorphes
de cet enfermement que l’analysant devrait pouvoir découvrir
dans son analyse, pour s’en déprendre. À condition naturelle-
ment que son psychanalyste ait lui-même éprouvé la pertinence
de cette option de direction de cure dans sa propre analyse. Et
qu’il en ait endossé l’issue. Issue qui l’aura armé – au moins de
Le choix ­d’Antigone ou l’au-delà des biens et du bien 125

ce point de vue – d’« un désir averti15 ». Et qui l’aura conduit à


opter pour l’espace de l’entre-deux-morts, qui n’est autre que
le lieu même d’où s’exerce, comme on le pressentait, le désir
du psychanalyste.
Si l’analysant entre en analyse avec une demande de
bonheur, la seule satisfaction que puisse promettre le psycha-
nalyste, c’est donc ce virage du non-savoir à l’élucidation du
savoir qui aura surplombé son destin et qui, d’être aperçu,
relâche sa prise, pour ouvrir enfin à son au-delà. Savoir singu-
lier, sans doute, puisqu’il dépend de la fatalité qui construit le
destin de chacun. Savoir particulier, dont l’analyse des chaînes
signifiantes qui le constituent conduit le sujet à apercevoir leur
au-delà, c’est-à‑dire, in fine, l’espace de l’entre-deux-morts.
L’espace de sa liberté d’être. L’espace de l’au-delà du service des
biens. Des siens ou de ceux de la cité. Mais aussi de ceux des
générations à venir. L’espace où il pourra, à son tour, réaliser
son être pour la mort ; « la terminaison de l’analyse, la véri-
table, j’entends celle qui prépare à devenir analyste », doit « à
son terme affronter celui qui la subit à la réalité de la condition
humaine […] Au terme de l’analyse didactique, le sujet doit
atteindre et connaître le champ et le niveau de l’expérience
du désarroi absolu » et ceci, sans que le sujet n’ait « à attendre
d’aide de personne16 ».
Si la lecture de la malédiction particulière du sujet n’amène
à aucun espoir d’échapper à la malédiction ontologique de
l’homme, on comprend pourtant que c’est bien dans le virage
du non-savoir au savoir particulier qui articule la fatalité de
chacun que gît selon Lacan une promesse de réalisation, par
l’expérience psychanalytique. Puisque le développement dialec-
tique de la cure vise, selon lui, à conduire l’homme moderne
vers l’au-delà de la fatalité qui est la sienne. Vers ce que j’ap-
pellerai enfin sa réalisation en tant qu’être tragiquement libre.
Libre, car en empruntant le chemin vers l’entre-deux-morts,
voulu avant lui par le héros tragique, il peut se déprendre de
toutes ces stratégies par lesquelles il s’était mis au service des
biens de la cité (et de sa famille), mais aussi au service de toutes
ces contraintes qui se déduisent de l’appareil du fantasme. Et le
126 Lacan presque queer

laissent hors scène, comme le spectateur de sa vie. Ou enfin le


constituent comme ce qu’il est. À savoir un fugitif, face à une
Chose qui le menace, mais qu’il ne connaît pas, et précipite son
enfermement dans la cage (où confluent le labyrinthe de la
sublimation et la prison de verre du fantasme), le condamnant
à l’impuissance d’agir. Libre oui, mais aussi tragiquement libre.
Car il ne pourra réaliser sa liberté d’être qu’à réaliser enfin ce
qu’il est comme être pour la mort. Être pour la mort d’où il
tient pourtant, et paradoxalement, sa liberté.
D’où le fait que Lacan désignera toujours plus nettement
la place de la « traversée du fantasme » comme un des buts
essentiels de l’analyse. Mais il fallait ici rappeler comment cette
théorie de la fin de la cure a pris pied dans la lecture qu’il fit,
dès les années 1960, de ce que j’ai appelé la passe d’Œdipe
et ­d’Antigone. Deux passes sans fantasme, pourrais-je dire en
forçant le trait. Deux passes qui donnent à lire clairement que
c’est par la voie du vouloir savoir, ou par la voie du déchiffre-
ment de l’Até des siens, ou autrement dit du déchiffrement de
la cascade des signifiants qui lui viennent des générations anté-
rieures, que le sujet dans la passe – « arraché par quelque côté
à la structure », arraché par quelque côté à la fatalité – aperçoit
ce qu’il ne peut alors que rendre préférable, comme objet, pour
son désir : le rien ou la mort.
Alors, soulignons-le notamment pour quelques spécia-
listes des études de genre, et pour les militants de l’esprit de
l’époque, souvent bien trop prompts à inculper la psycha-
nalyse, on aperçoit maintenant très clairement que c’est bien
en suivant les pas d ­ ’Antigone, soit en suivant les pas de l’hé-
roïne antique au féminin, que Lacan a dessiné ce qu’il en est
de la solution psychanalytique à l’enfermement de l’homme
moderne dans sa cage. Et il est alors grand temps de s’aper-
cevoir que les buts moraux de la psychanalyse pour le Freud
qui s’en remet à la figure normalisante du père de famille ne
sont pas du tout ceux de Lacan. Lacan, qui s’en remet aux
choix ­d’Antigone. Antigone, qui combat le pouvoir patriarcal
de Créon, au prix même de sa propre vie. D’où l’excellente
idée de J. Butler d’en appeler17 au développement de la théorie
Le choix ­d’Antigone ou l’au-delà des biens et du bien 127

psychanalytique à partir ­d’Antigone dans son propre ouvrage


(Antigone’s Claim, Kinship between Life and Death). Même si
sa bonne idée tourne court et que, de manière véritablement
très surprenante, elle ne semble pas vraiment s’être aperçue
que le plan détaillé d’une nouvelle version de la psychanalyse,
élaborée sous les exigences ­d’Antigone, fut déjà présenté par
le Lacan de L’éthique, quarante ans auparavant. Et même si la
philosophe de Berkeley indique de surcroît se référer pour son
analyse d­ ’Antigone aux travaux de Lacan et à ceux de Lévi-
Strauss, comme nous le vérifierons dans notre postlude18.
Conclusion
La subjectivité de l’époque,
les buts de la psychanalyse
et la question de la passe chez Lacan
(sortir de la cage)

Pour conclure ce volume consacré aux buts de la psycha-


nalyse, et avant d’en revenir à la subjectivité de l’époque, je
rappellerai que Lacan a suivi pour nous l’évolution historique
de l’éthique de l’homme occidental sur le temps long. Qu’il
a étudié ses paradoxes, ses passes et ses impasses via, d’abord,
l’analyse des grands textes mythologiques de l’Occident.
Qu’il s’agisse des tragédies de l’Antiquité (Œdipe roi, Œdipe
à Colone, Antigone) ou des textes de la modernité chrétienne
(Hamlet). À quoi il a ajouté bon nombre d’autres écrits, dont
des références religieuses. Et de manière tout à fait inattendue
le texte de Luther, qu’il considère comme une des conditions
de production de l’œuvre freudienne elle-même. Œuvre à
laquelle il n’a cessé de faire retour, de manière critique, durant
toute sa recherche. Pour s’en démarquer, certes. Mais aussi
pour l’illuminer à travers, notamment, la sorte de conversation
qu’il a toujours entretenue avec Lévi-Strauss. Ou mieux dit, en
mobilisant, pour Freud, l’apport de l’anthropologie structu-
rale, auquel il se rapporte depuis 1949.
Mais en 1960, tout se renverse. Car c’est, à ce moment, le
point de vue de Lévi-Strauss qu’il critique. Et qu’il enrichit, de
manière inédite, en s’appuyant cette fois sur la découverte freu-
dienne pour ce qui concerne l’analyse du monument central
130 Lacan presque queer

de l’anthropologie structurale. À savoir l’éminente question


de l’interdit de l’inceste. Mais aussi l’analyse de la délicate
question du dédoublement propre au système signifiant, qui
convoque maintenant, non plus seulement la paire signifiante
indispensable à la signification, mais le vide (et la Chose) creusé
par la fonction signifiante elle-même. Juste retour des choses
(c’est le cas de le dire) pourrait-on faire remarquer.
Mais, quoi qu’il en soit de la méthode, ce qu’il faut d’abord
retenir de son étude concernant l’évolution de l’éthique de
l’homme occidental, c’est la portée de l’analyse comparative faite
entre le héros antique et le héros moderne, puisque c’est elle
qui isole au mieux la manière dont l’homme de la modernité
est embastillé dans la prison de verre de son fantasme. Prison
que Lacan situe en premier lieu comme une défense contre la
menace de la jouissance de la mère (dans le séminaire Le désir et
son interprétation). Mais en poursuivant sa recherche, Lacan ne
s’en tient pas à cette version première de la cause du fantasme,
puisque l’année suivante et sous l’intitulé L’éthique de la psycha-
nalyse, nous avons vu que Lacan retourne une nouvelle fois à
Freud pour situer plus généralement cette cause. Autrement dit,
à partir de ce moment, l’érection mortifère du fantasme ne réside
plus seulement, du point de vue de Lacan, dans la défense contre
la violence incestueuse de la mère, mais plus généralement
dans la défense contre une Chose qui menace le sujet depuis
toujours. Chose que Freud a repérée comme le Nebenmensch.
Le Nebenmensch ou le réel d’un prochain. Le réel d’un Autre
absolu. Le réel d’une Chose qui peut prendre le visage de la
mère originaire certes, mais aussi bien d’autres visages. Dont
celui du géniteur diabolique désigné par Luther. Et beaucoup
d’autres encore (la femme, le cri, etc.). D’où ma proposition
d’envisager la pluralité des noms de la Chose, qu’il me paraît
plus juste de choisir pour caractériser l’évolution historique de
l’œuvre de Lacan plutôt que la pluralisation des Noms-du-père,
quelquefois présentée comme une sorte d’ajustement quasi divi-
natoire de son point de vue théorique lui permettant de mieux
analyser l’évolution historique des sociétés occidentales. Non.
Qu’il s’agisse du mana des Polynésiens, du hau des Maoris, ou
Conclusion 131

de l’orenda des Iroquois, toute cette pluralité lexicale du signi-


fiant flottant, où vient en 1953 se ranger le Nom-du-père baptisé
comme tel à Rome et par la grâce de Lacan, existe de manière
structurale, comme l’avait déjà relevé le Lévi-Strauss rédigeant
en 1950 son introduction à l’ouvrage de M. Mauss Sociologie et
anthropologie. Et ceci n’est pas très compliqué à apercevoir, sauf
à méconnaître tout ce que l’invention du Nom-du-père par Lacan
doit à cette théorie du signifiant flottant, dont il a découvert
l’éminente fonction en lisant ce texte-là par-dessus l’épaule de
l’anthropologue. Par contre, je crois avoir mis au jour, dans cet
ouvrage, que c’est bien le nom de la Chose que Lacan pluralise
de manière originale dans sa propre recherche. Et reste que dès
1960, dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse, il met l’ac-
cent sur cette Chose qui, quelle que soit son allure, menace d’un
trop de plaisir le sujet se précipitant vers l’abri de son fantasme,
et de la sublimation, dont Lacan soutient qu’elle porte au plan
du collectif la logique du fantasme. Et se trouve donc, tout
comme cette logique du fantasme, lourde d’effets d’aliénation,
d’enfermement et d’impuissance d’agir. Car ce qui polarise et
fixe l’enfermement du sujet dans sa cage n’est rien d’autre que
l’image idéale de lui-même, entravant radicalement son mouve-
ment, vers le corps de l’autre notamment. Et la sublimation,
dont un des champs d’attraction les plus efficaces se trouve être
en Occident celui du christianisme, a renforcé cette capture
narcissique de l’homme moderne. Puisqu’en idéalisant l’amour
du prochain – qui n’est autre que l’amour de soi-même ou de
son propre moi –, l’exigence religieuse capitonne dans le champ
du sacré la contrainte du fantasme, en redoublant l’enfermement
du sujet dans le labyrinthe de la sublimation.
Le sujet qui n’est donc pas seulement celui qui court vers
le ciel étoilé des idéaux, mais bien aussi celui qui fuit, par les
défilés du fantasme et de la sublimation, la volonté de jouissance
de la Chose, qui le menace d’un trop de plaisir. Mais disons-le
très simplement, il fuit la volonté de jouissance de la Chose qui
n’existe pas vraiment. L’ensemble faisant donc apparaître que le
fantasme et la sublimation motivent l’impuissance d’agir, et l’en-
fermement névrotique du sujet de la modernité occidentale…
132 Lacan presque queer

pour rien. On comprend alors pourquoi Lacan situe un des buts


éminents de l’expérience psychanalytique dans ce qu’il appelle la
traversée du fantasme, par laquelle le sujet, égrenant les impasses
de son existence, aperçoit notamment ce qu’elles doivent, moins
à l’Autre dont il se plaint, qu’à sa propre frayeur face à la Chose
qui n’existe pas. De manière complémentaire, et pour ce qui
concerne le défaut de jouissance dont se plaint volontiers encore
le sujet, on aperçoit aussi qu’il relève moins de l’efficacité des
interdits, qui limiteraient de manière injuste sa propre jouis-
sance, que du principe de plaisir découvert par Freud. Principe
de plaisir qui arrête toujours le sujet, plus ou moins précoce-
ment, dans sa marche vers la jouissance du corps de l’autre.
Il faut alors retenir que c’est bien le principe de plaisir
découvert par Freud qui est ici premier, et qui rend possible
l’embrayage des interdits (et des idéaux) dans le monde du
sujet. Et non pas l’interdit qui entraverait en premier lieu le
plaisir. C’est le principe de plaisir qui rend impossible la jouis-
sance, voulue et redoutée par le sujet. C’est lui qui permet
l’institutionnalisation du sujet dans la cité, son entrée dans le
processus sublimatoire de la culture. Mais aussi l’érection du
fantasme, par lequel le sujet de la névrose cherche à préserver
l’image idéale de lui-même, le conduisant à cette position de
spectateur à partir de laquelle il regarde, du dehors, le monde.
Tandis que sa propre vie s’écoule sans lui. Si Lacan assigne
donc à l’expérience de la cure psychanalytique menée jusqu’à
son terme l’impérieuse nécessité de venir à bout du dispositif
mental du fantasme, il faut également conduire la cure vers
l’élucidation de ce que l’on pourrait appeler les habitus sublima-
toires, qui enferment aussi bien le sujet, et que d’autres psycha-
nalystes croient pourtant pouvoir proposer comme idéal de fin
de cure. Idéal rabattant l’ambition du désir de l’analyste sur
la recherche du bien (et des biens). Idéal chargé d’assurer la
bonne adaptation sociale de l’analysant qui accéderait enfin à
une jouissance tellement bien régulée qu’elle culminerait en son
excellence dans celle de ce bon père de famille, accédant enfin à
une saine capacité à aimer et à travailler. Alors, endosser ce type
d’idéal ne conduit pas seulement à gravement endommager la
Conclusion 133

satisfaction pulsionnelle. Mais cela conduit aussi à mettre l’ex-


périence psychanalytique au service des biens et du bien de la
cité. Soit au service de la simple reproduction sociale, laissant
donc l’homme moderne très éloigné de la dignité du héros
antique. Et endosser cet idéal ne manquerait pas de dégrader le
mode de production des psychanalystes qui, à s’en tenir à cette
option, iraient tout droit constituer une sorte de groupe de bons
pères de famille parmi lesquels rien n’empêcherait d’accueillir,
non pas Antigone, ni Œdipe, mais la bonasse paradigmatique
et larmoyante de Créon1. Alors, je comprends bien tout ce que
cette option pour la sublimation doit à l’idéal du bien de la
cité. Ou encore à la volonté de rendre socialement acceptable
la psychanalyse. Et même à cette part de l’esprit de l’époque,
qui exige sans cesse de devoir traiter l’autre comme un autre
soi-même, ou encore comme un autre sujet. Et jamais donc
comme un objet. Très bien. Mais laisser dans la méconnaissance
la cause de l’empire de la sublimation et du fantasme, à la fin de
la cure, c’est le moyen le plus sûr de reconduire le spectre de ces
figures diaboliques de la jouissance, qui n’existent pas. Et devant
lesquelles pourtant le sujet fuit. Et c’est enfin le moyen le plus
sûr de reconduire la perspective illusoire d’une jouissance (celle
de la rencontre avec la Chose) qui ne serait pas entamée par le
principe de plaisir. Bref, si la fin de l’analyse par la sublimation
convient à Freud, elle ne convient pas à Lacan, puisqu’il en fait
un des ressorts les plus sûrs de la prégnance des illusions et des
leurres produits par les faiseurs de chapeaux, ou les gardiens de
la cage des bonnes manières, et de la reproduction sociale2.

Pour ce qu’il en est des buts de l’expérience psychanaly-


tique, il fallait donc d’abord rappeler, pour cette conclusion,
que l’option de Lacan est assez éloignée de celle de Freud. Freud
l’uxorieux comme dit Lacan. Freud qui a choisi selon lui une
sorte « d’idéal tempéré d’honnêteté que l’on peut appeler, en
donnant au mot son sens idyllique, l’honnêteté patriarcale. Le
père de famille y est une figure aussi larmoyante qu’il vous plaira
[…] Cette honnêteté patriarcale est censée nous donner la voie
d’accès la plus mesurée à des désirs tempérés, normaux3 ».
134 Lacan presque queer

L’événement Lacan, je l’ai dit, est tout autre.


Et c’est bien parce qu’il aura opté pour un désir cru et
averti que celui qui aura cheminé dans l’expérience psychana-
lytique jusqu’à son terme lacanien pourra, au moins pour une
part, se retrancher de la prise des impératifs du monde comme
se libérer de ses chaînes signifiantes. Et il pourra alors laisser là
les contraintes des signifiants maîtres qui ont surplombé sa vie
pour en fabriquer la funeste fatalité. Dès lors, et ayant affaibli
ces maîtres dont il est le sujet, l’analysant pourra se retrouver
plus ferme du côté de l’être. Car ce qu’il faut aussi comprendre,
c’est que pour Lacan le désespoir ontologique de l’homme est,
paradoxalement peut-être, de se chercher sans fin dans l’ordre
de la parole. Ordre de la parole qui l’éloigne toujours plus de ce
qu’il est comme être pur, à l’instar des héros antiques. Être que
l’homme moderne devrait rejoindre à l’issue de l’expérience
psychanalytique. Être vers lequel devrait le conduire la traversée
du fantasme, comme son arrachement à la viscosité sublima-
toire des illusions collectives, dont il aura fait sa cage. Pour le
dire donc d’abord grossièrement, je répète que si pour Freud la
fin de l’expérience psychanalytique conduit le sujet à endosser
les enjeux des réjouissances familiales, pour Lacan ce serait
plutôt la fin du sujet qui est visée (fin du sujet de la famille, de
la cité, de la parole). La fin du sujet, ou l’avènement de l’être
pur, enfin découvert par la levée des exigences sublimatoires et
la traversée du fantasme. Et c’est cette sorte de traversée que
Lacan a proposée à ceux qui le suivaient, et dont il cherchait à
vérifier l’effectuation de multiples manières. Notamment par
le biais du dispositif dit de la passe qu’il proposa à l’École freu-
dienne de Paris le 9 octobre 1967. L’enjeu de ce dispositif étant
de réunir un corpus de témoignages d’analysants supposés être
dans ce moment de passage, et faisant foi quant aux effets
subjectifs accompagnant cette passe. Passe d’où se déduirait in
fine la formation des psychanalystes.
Quelle belle idée ! Mais il se trouve que cette proposi-
tion fit tout de suite débat parmi les psychanalystes de l’école
dont Lacan était le fondateur. Certains jugeant notamment
par trop exorbitante la place que, par la voie de ce dispositif,
Conclusion 135

les analysants seraient amenés à occuper quant à l’élaboration


de la théorie des fins d’analyse. Et donc quant à la théorie de
la production des psychanalystes.
Dans sa réponse du 6 décembre 1967, Lacan insiste
pourtant, et confirme que sa proposition vise à « mettre des
non-analystes [c’est-à‑dire des analysants] au contrôle de ce
qui résulte de l’acte analytique, ceci pour détecter comment,
quel que soit leur talent, les “analystes” s’arrangent pour que
ne sorte de leur expérience qu’une production si stagnante,
incomestible au-dehors, une théorie toujours plus régressive,
voire involutive au sens où elle évoque la ménopause, de l’un
et l’autre sexe, la plus parfaite élision de tous les problèmes de
l’acte : pour autant qu’y réside la clé de sa terminaison et la fin
à donner à la psychanalyse didactique, et qu’hors de cet abord,
il est vain d’espérer qu’elle établisse son épistémologie4 ».
Bon, le coup est rude, et bien dans l’esprit de Lacan, mais
il visait à dissoudre cette sorte de concaténation imaginaire qui,
à l’occasion, entravait une part des échanges épistémologiques
réunissant son école autour de l’épistémologie des fins de
cure, mobilisant volontiers quelques formules échangées dans
une sorte de complicité débouchant plus fréquemment sur
la clôture du champ psychanalytique que sur l’ouverture des
problématiques et le développement de ce champ. Et pour se
déprendre de cela, Lacan a donc fait du non-analyste le garant
de la psychanalyse. Mais avait-il vraiment le choix, puisqu’après
tout c’est bien lui, le psychanalysant, qui finalement tranche
dans l’expérience et décide, pour une part au moins, de
son issue ? Le psychanalyste « n’est-il pas toujours en fin de
compte, écrit Lacan, à la merci du psychanalysant et d’autant
plus que le psychanalysant ne peut rien lui épargner » ? Et il
précise : « Ce qu’il ne peut lui épargner, c’est ce désêtre dont
il est affecté au terme de chaque analyse et dont je m’étonne
de le retrouver dans tant de bouches depuis ma proposition,
comme attribué à celui que j’ai connoté dans la passe du terme
de destitution subjective. » Et Lacan conclut enfin : « On est
bougrement plus dur dans l’être pourtant, personne ici ne le
sait donc, quand on abdique d’être sujet5. »
136 Lacan presque queer

J’insiste pour conclure cet ouvrage sur cette relation anta-


gonique qu’établit ici le psychanalyste entre l’être et le sujet.
Car elle fait apercevoir clairement que pour Lacan, l’issue de
l’expérience analytique (avec les névrosés) n’est pas à confondre
avec l’émergence du sujet, comme on le répète volontiers.
Puisqu’entre l’être et le sujet du signifiant, il y a pour Lacan
une sorte d’opposition radicale, ou de choix forcé, entraînant
le fait que pour être, il faut endosser une sorte d’abdication
subjective, très peu goûtée par la subjectivité de notre époque.
Subjectivité qui porte au zénith de ses idéaux l’idée forte de
rester en toutes circonstances un sujet. Pour ce qu’il en est de
la formation des psychanalystes, c’est plutôt le chemin de la
destitution subjective qui devrait prévaloir du point de vue de
Lacan. Et cette abdication subjective était selon lui largement
ignorée par les membres de son école, auxquels il s’adressait
alors en précisant : « On voit que vous n’avez jamais été à la
guerre, vous êtes tous à quelque degré enfants de Pétain, en 14
pas nés encore. Pour vous c’est immémorial. » Et il précisait :
« Il en reste pourtant un témoignage à la hauteur, pour être ni
d’un futuriste qui y a lu sa poésie, ni d’un salaud de publiciste
rameutant le gros tirage : c’est Le guerrier appliqué de Paulhan.
Lisez ça pour savoir l’accord de l’être avec la destitution
du sujet6. »
Ce qu’il faut simplement d’abord relever ici, c’est que pour
élaborer l’éminente question de l’issue de l’expérience psycha-
nalytique (ou encore celle des fins de cure), Lacan n’endosse
pas l’opinion de la doxa freudienne, mais il ne se tourne pas
non plus vers quelques témoignages issus de sa propre pratique
ou de la pratique d’autres cliniciens. Il appelle à déchiffrer dans
Le guerrier appliqué de Jean Paulhan ce qu’il peut en être d’un
enseignement fondamental sur la question de la passe. C’est-
à-dire que toute une part de la leçon sur ce thème réside selon
lui dans un texte littéraire qui doit donc être considéré comme
une des sources de sa recherche sur la passe. Alors, ce point de
vue d’analyse de texte est parfaitement conforme à l’épistémo-
logie générale mise en œuvre en cette époque de ses « mytho-
logiques ». Et il ne devrait pas trop surprendre, puisque c’est
Conclusion 137

bien dans les grands textes littéraires que Lacan a cherché ce


qui motive l’évolution de l’éthique de l’homme occidental. Ou
l’évolution de la structure inconsciente du sujet en Occident.
Ou encore l’évolution des embarras du névrosé embastillé,
à qui il offre pourtant une issue par la voie de l’expérience
psychanalytique reconsidérée par ses soins. Car enfin dotée
de ces buts moraux par lesquels l’homme moderne pourrait se
hisser à la hauteur éthique du héros tragique.
Pour conclure ce nouveau volume, il me faut donc logique-
ment présenter Le guerrier appliqué de Paulhan, que j’ajoute à
l’analyse de la série des textes littéraires soutenant mes Mytho-
logiques de Lacan et qui doit nous éclairer sur la question de
la passe.
Ce texte, qui est de 1914, est historiquement beaucoup
plus proche des œuvres de Claudel (que Lacan étudiera l’année
suivante dans le séminaire Le transfert) qu’il ne l’est des tragé-
dies antiques (Antigone ou Œdipe) ou même chrétiennes (dont
Hamlet). Mais comme il est convoqué par le Lacan de 1967,
soit sept années après le séminaire sur L’éthique de la psycha-
nalyse, je le considère comme parfaitement utile à la sorte
de coup de projecteur que je veux apporter avec cet ouvrage
sur l’élucidation par Lacan des buts de l’expérience psycha-
nalytique. Buts allant naturellement jusqu’à la formation des
psychanalystes. Soit jusqu’à la pointe ultime de l’expérience
psychanalytique : la passe.
Bien, je vais maintenant aller vite, et forcer le trait, pour
commenter Le guerrier appliqué en prenant mon départ du fait
que pour le Lacan de 1967, c’est-à‑dire celui qui réfléchit à la
question de la passe ou à la question de la production des psycha-
nalystes : plus il y a de sujet, moins il y a d’être (et inversement).
Autrement dit : « l’accord de l’être » va avec « l’abdication du
sujet ». Voilà l’axiome dont il s’agit dans la passe selon Lacan. Et
comme, selon lui, ses auditeurs auraient tous par quelque côté
été des enfants de Pétain, ils n’auraient pu avoir la mémoire de
l’abdication guerrière de leur subjectivité, car pas nés en 1914.
Là on reste perplexe, car Lacan enjambe ici la seconde guerre,
où les nés en 1914 auraient eu 26 ans en 1940 et 53 en 1967,
138 Lacan presque queer

au moment de son discours à l’École freudienne. Rien donc


ne semble s’opposer logiquement à ce qu’ils aient eux-mêmes
connu l’expérience de l’abdication du sujet dans l’expérience
de la Seconde Guerre mondiale. Expérience que quelques-uns
d’entre eux avaient bien dû avoir. Mais je passe (c’est le cas de
le dire) et retiens que ce qui, par Lacan, est assuré, c’est en tous
les cas qu’il faut lire Le guerrier appliqué pour avoir quelque idée
de la passe ou de l’accord entre l’être et l’abdication du sujet.
Dans une autre version de son discours à l’École freudienne,
Lacan est encore plus clair, car il qualifie cette destitution en
ces termes : « Le guerrier appliqué, c’est la destitution subjective
dans sa salubrité7. »
Quoi ? Il y aurait de la salubrité à la destitution subjective,
alors que les chantres de la subjectivité de notre époque consi-
dèrent comme tout à fait impardonnable de traiter qui que ce
soit, et à quelque moment que ce soit, comme un objet ? Et
qu’ils plaident donc, sans cesse, pour le respect sacré du sujet.
Pour comprendre ce point de vue de Lacan, il fallait bien en
venir à l’analyse du Guerrier appliqué dans lequel l’écrivain
raconte sa guerre. Ou, mieux dit, dans lequel il raconte, non
sans un certain lyrisme, ce qu’il éprouva comme conséquence
de l’abdication subjective qui avait accompagné son engage-
ment au tout début de ce que l’on appelle la Grande Guerre.
Engagement qui conduisit tout droit Paulhan à la place de
l’homme « commandé », évoquée dans son ouvrage. Homme
commandé qui recevra enfin le 25 décembre 1914, au lieu-dit
du Bois-Saint-Mard, une blessure accompagnant dans le
registre du corps toutes sortes de modifications de son être.
Mais qui est donc Jean Paulhan ? Un psychanalyste ? Un
psychanalysant ? Non pas, mais rien moins que celui qui fut
l’animateur de la Nouvelle Revue française à partir de 1925. Soit
encore ce personnage qui régna sur les lettres françaises durant
plus de quarante ans et qui fut élu à l’Académie française en
1945. Au total, je dirai que Paulhan fut une sorte de phare de
la littérature française. Et que de ce point de vue il est assez
remarquable que la courte note d’introduction, rédigée par
Conclusion 139

l’éditeur du Guerrier appliqué (Gallimard), indique qu’il s’agit


d’une « figure quelque peu mystérieuse ».
Comment ? Paulhan, ce phare de la littérature, ce prince
des lettres, devrait être présenté comme une sorte de mystère ?
Mystère, mais quel mystère ? Eh bien, disons-le rapide-
ment. La vie de Paulhan n’apparaît pas toujours comme des
plus transparentes puisque l’on sait, par exemple, qu’après
la Libération il accepta de participer à la revue de Sartre, Les
Temps modernes, à la condition toutefois d’user du pseudo-
nyme de Jacques Maast. Pseudonyme sur lequel beaucoup
se sont interrogés, faute peut-être d’avoir simplement lu les
premières lignes du Guerrier appliqué, où Paulhan écrit : « Je
parais plus grand que mon âge – je m’appelle Jacques Maast,
et j’ai 18 ans8. »
Si l’on en croit ce choix pour le nom propre du Guerrier
appliqué, Jean Paulhan le mystérieux, disait Gallimard, « Jean
Paulhan le souterrain », disait Jacques Bersani, fut effective-
ment, et de manière assez sensible, marqué, voire radicale-
ment modifié, par l’expérience de la guerre. Et lui, l’anarchiste
mondain, qui rêvait de revenir à la terre par le biais d’une
révolution violente, s’y retrouve enfin. Mais sous le coup de
l’hostilité guerrière, et sous le coup de son choix pour l’abdi-
cation subjective, qui l’aura conduit d’une main sûre « au rang
d’un homme que l’on a commandé […] surpris de le trouver
riche de pensée et de sentiment ».
« La dignité des animaux me frappait, des corbeaux
volaient avec cérémonie au-dessus de notre bois ou bien s’abat-
taient dans les sentiers […] j’éprouve pour la première fois,
dans ce péril, la plénitude et l’assurance de la vie » écrit le
guerrier sur le champ de bataille9.
La plénitude, et l’assurance de la vie se payent donc bien
ici de l’abdication subjective. Et de cette sorte de consentement
à être un homme commandé.
Et Paulhan remarque que son désarroi, antérieur à la guerre,
ne devait son explication qu’à cette sorte d’hostilité du monde,
« pas assez puissante pour m’obliger à vivre sous sa menace ».
140 Lacan presque queer

Avec la contrainte hostile de la guerre, la bascule opère. La


nature passe au-dedans de lui, et il découvre la liberté : « La
liberté me vient de la contrainte qui pesait sur moi […] la terre
immense participait alors de ma vie intérieure […] prés, forêts,
terres utiles10. »
La nature passe au-dedans de lui, « prés, forêts, terres
utiles ». Nul doute que ce fut bien cette sorte de retrouvaille
avec l’être de la nature passé en lui, cette sorte de liberté décou-
verte dans la guerre, que Paulhan commémora en reconduisant
aux Temps modernes le mystère où il se fond dans l’ombre de
Jacques Maast. Pour lequel il abdique son nom propre.
Notons que cette abdication de son nom propre, et le choix
pour le commandement de l’autre, compensés par ce supplé-
ment d’être vers lequel il tâtonnait, trouva sa correspondance
pour ce qui le concerne dans l’expérience de l’amour. Ou d’une
sorte d’érotisme plutôt masochiste. Puisque Paulhan dirigea,
comme on le sait, la Revue française aux côtés de sa compagne,
qu’il tint secrète, et qui n’était autre que Dominique Aury. Ou
encore Anne Desclos, mieux connue peut-être (au moins tardi-
vement, depuis 1994, la dame avait alors 86 ans), sous le nom
de Pauline Réage, l’auteure d’Histoire d’O, « un chef d’œuvre
de la littérature érotique » indique son éditeur11. D’aucuns
affirment qu’Histoire d’O, publié en 1954 aux éditions Pauvert,
est l’ouvrage fondateur de la littérature libertine au féminin.
Peut-être. Mais Histoire d’O est plus précisément encore une
sorte de long récit masochiste probablement écrit par Pauline,
la maîtresse secrète de Paulhan. Pauline/Paulhan. Paulhan qui
se découvre donc comme l’amant de la contrainte suffisam-
ment forte. L’amant du commandement libérateur. L’amant de
l’abdication subjective. Et qui s’est découvert, dans la guerre,
comme un être pur, fêtant ses retrouvailles avec le réel de la
nature passé en lui-même (la terre, l’eau, etc.). Paulhan devenu
Jacques Maast12.
Après cette abdication subjective le faisant docile au
commandement, comment mieux dire la plénitude de l’être, ou
de l’être-là, qui éprouve ce style de liberté, qu’il qualifie comme :
une « liberté qui n’entre dans aucun devoir ». Dans aucun
Conclusion 141

devoir, ou dans aucun dialogue intérieur dirais-je, pour capi-


tonner notre rapide éclairage du Guerrier appliqué sur le dialogue
du fantasme mettant toujours le sujet à l’heure de l’Autre13. Cet
Autre, ou cette Chose, dont ordinairement celui qui est sujet à
la névrose se défend par l’érection de sa cage ou de sa prison de
verre motivant son impuissance. Et son retard à l’acte.
Ainsi en fut-il, comme on l’a vu, du jeune prince de Dane-
mark dont Lacan fait le paradigme de « l’homme moderne ».
Hamlet, le prince du fantasme, protégeant son propre corps
de toutes ces blessures qui menaceraient d’en finir avec ce qu’il
est comme moi idéal-typique. Hamlet protégé. Mais Hamlet
empêché d’agir. Hamlet impuissant. Hamlet spectateur, jusqu’à
ce qu’une blessure libère son bras, et qu’il frappe enfin l’amant
de sa mère et l’assassin d’Hamlet 1er. Son père.
En guerre, Paulhan reçoit sa blessure au jour de Noël
comme un étrange cadeau l’introduisant à l’écriture14. En
guerre, l’homme commandé, Paulhan devenu Maast, abdique.
Il abdique, et renonce à cette rançon moi idéale-typique
autour de quoi l’ordinaire névrotique de la modernité sécrète
et organise la défense de l’appareil du fantasme. Dispositif
psychique par lequel le fils, sans marque ni blessure (celles de
la castration), se fait l’éternel objet de la mère, au prix de sa
propre impuissance. En guerre, Maast est emporté par l’acte, il
retrouve alors la nature. Autrement dit, parce qu’il est « arraché
par quelque côté à la structure15 », comme le dit Lacan à
propos d ­ ’Antigone, et, répétons-le, arraché par quelque côté
à la structure… des signifiants, Maast vient s’installer au lieu
de cette pure synchronie qu’il ne peut mieux rapporter qu’à
« ce que peut être à l’eau son niveau » écrit le poète16. Avec
cette terre immense qu’il prend enfin en lui, ces prés, ces forêts
qui le conduisent à cette sorte de sentiment de ce que peut être
à l’eau son propre niveau, comment mieux dire le supplément
d’être, résultant de l’abdication subjective, qui fut le sien ?
Par une sorte de déboîtement historique rétroactif, on
retrouve avec ce guerrier appliqué de la Grande Guerre moderne
une sorte de héros antique qui pour Lacan incarne l’homme
d’avant le fantasme, et dont Œdipe comme Antigone sont les
142 Lacan presque queer

grands témoins. Antigone dont Lévi-Strauss assurait à Lacan,


qui n’a fait que le répéter, qu’elle incarnait – par son obéissance
absolue aux lois des dieux, son choix intraitable d’ensevelir
son frère et son entrée vivante au tombeau – la synchronie de
l’acte, contre la diachronie incarnée par Créon. Beaucoup de
traits opposent sans doute Maast et Antigone, mais je choisis
ici de les rapprocher au motif de ce qui les conduit à rejoindre
la nature par la voie de l’abdication de leurs subjectivités. L’une
offerte au commandement guerrier (Maast), l’autre offerte au
dieu Hadès (Antigone). Les deux rejoignant, aussi bien, l’être
rien d’Œdipe à Colone, qui s’arrache à la structure du signi-
fiant, du fait qu’il choisit d’être enseveli dans un lieu dont on
ne sait rien17. Tous ces héros exercent leur liberté tragique.
Leur liberté sacrificielle, sans barguigner. Et ils incarnent – de
manière différente – l’homme de la passe, l’homme dépris de
sa cage, l’homme dépris de la prison de verre du fantasme, qui
enserre le sujet dans les chaînes signifiantes de son axiomatique
fantasmatique. L’homme prisonnier de la modernité.
D’où l’idée développée si souvent dans Les mythologiques
de Lacan et que j’énonce comme suit : si Lacan suit les héros
antiques à la trace, ce n’est pas par goût de l’analyse des mythes,
c’est parce qu’ils incarnent l’homme d’avant le fantasme et
qu’il cherchait, via l’expérience psychanalytique, une solution
aux embarras de l’homme moderne enfermé dans sa prison
de verre. Et tous, Maast, Antigone, le vieil Œdipe, célèbrent
à l’occasion quelque bacchanale avec la nature retrouvée, les
prés, les forêts, l’eau du lac, le rocher froid. Ou enfin la simple
terre d’un tombeau anonyme.
D ’où l’idée que se défaire de la fatalité, se défaire de l’Até
de chacun, ou encore se défaire des chaînes signifiantes, et de
la cage du fantasme, c’est se défaire de ce nouage (S <> a), qui,
dans la modernité, poinçonne le sujet au joint de la nature
et de la culture. Raison pour laquelle j’ai enfin proposé l’idée
selon laquelle la dissolution du fantasme, ou encore cette sorte
de coupure qui s’opère avec l’abdication séparant le sujet de
l’objet (a), rend l’homme à sa liberté d’acte. Mais aussi à sa
Conclusion 143

plénitude d’être de nature, ici bien formulée par le guerrier


appliqué.
Le guerrier appliqué est donc, par la grâce de Jacques Lacan,
un guerrier appliqué à la passe. Ce qui nous oriente d’abord sur
ce qu’il en est, pour Lacan, de l’éminente théorie de l’issue de
l’analyse, et de la production des psychanalystes. Mais il y a bien
plus encore, puisqu’il faut replacer ce moment de recherche de
Lacan dans la longue conversation qu’il entretenait avec Lévi-
Strauss pour saisir les enjeux proprement anthropologiques de
ce moment. On sait en effet que depuis 1950, Lacan18 cherchait
la même chose que Lévi-Strauss. À savoir : comment rendre
compte de ce qui fait le joint entre la nature et la culture ? Il
y répondait en 1950 par la logique de la formation originaire
du surmoi (formation originaire d’avant l’Œdipe19). Je peux
maintenant poser l’hypothèse qu’il y répond en 1960 (dans
le séminaire Le désir et son interprétation) par la logique du
fantasme, qui capitonne la chaîne signifiante au réel de l’objet
(a). Objet (a) qui, par quelque côté, peut donc être considéré
comme un des noms de la nature chez Lacan. Ou, disons-le
autrement, un des noms du réel.
L’abdication subjective qui détermine l’entrée dans la passe
sépare bien l’objet du sujet en état d’abdication, comme on dit
d’un roi qu’il abdique. Comme il en fut du vieil Œdipe, refu-
sant de revenir à Thèbes et qui choisit de se fondre dans l’éter-
nelle nuit du tombeau anonyme offert par le roi de Colone.
Alors, se défaire du nouage fantasmatique, et de sa servi-
tude volontaire, se défaire par quelque côté de la chaîne signi-
fiante, et abdiquer quant à sa subjectivité pour obtenir un
supplément d’être réel – un supplément de splendeur de l’être
aurait peut-être dit Joyce –, je ne sais si cela atteint ces fers
de la lalangue, qu’évoque l’ainsi nommé dernier Lacan. Mais
pour conclure ce nouvel ouvrage, on comprendra au moins
pourquoi, à la série des caractères étudiés par Lacan – Œdipe
roi, le cavalier espagnol Alvare20, Antigone et Hamlet le prince
de Danemark –, j’ai voulu ajouter Jean Paulhan, ce prince
des lettres françaises du début du siècle dernier. Jean Paulhan
devenu Jacques Maast dans la passe.
144 Lacan presque queer

Enfin, et pour conclure plus généralement, je dirai que


si le fantasme (comme la sublimation) est ce que l’on trouve
comme opérateur au joint de la nature et de la culture, il est
assez logique d’admettre que sa traversée fasse (à rebours)
apparaître la passe comme une sorte de passage de la culture
occidentale vers cette nature où l’homme moderne rejoindrait
la crudité du héros antique. Aussi, et en suivant ce passage
inversé qui dénude alors le psychanalyste comme un être au
désir non cuit, un être au désir averti, un être propre à conduire
la cure vers cette sorte de rien ou d’objet (a) qu’il incarne,
on comprend à quel point la position (et la proposition) de
ce type de psychanalyste peut être inactuelle. Puisqu’elle est
située à l’envers exact de l’idéal de la subjectivité de l’époque,
endossé par ceux qui protestent de leur inaliénable droit à leur
inconditionnelle position de sujet, sans toujours bien aperce-
voir qu’elle s’accompagne, logiquement, d’un souverain mépris
pour la position de l’objet. Mépris perpétuellement relancé,
notamment, dans ce que l’on pourrait appeler la modernité
des embrouilles entre les genres, qui culmine dans l’idée d’in-
culper les relations hétérosexuelles comme l’expression la
plus achevée de la culture du viol et de son objet : la femme.
D’où la promotion corrélative de cette sorte de liberté d’in-
différence à l’autre, manifestée toujours plus nettement par
ceux qui trouvent volontiers l’abri des écrans pour renforcer
d’autant leur prison de verre fantasmatique. D’où également
une cascade de conséquences, dont notamment la dégradation
toujours plus aggravée de l’image du désir, voire des pratiques
hétérosexuelles fréquemment brocardées comme héritage
patriarcal en Occident. Mais d’où aussi, et en contrepartie, une
sorte d’idéalisation très naïve des choix homosexués. Comme
si les homosexualités laissaient de côté la question de l’objet et
protégeaient constitutionnellement de l’emprise. Ou comme
si Lacan n’avait pas su inclure le goût des lesbiennes pour les
femmes du côté de l’hétérosexualité. Et d’où enfin, l’augmen-
tation corrélative de la consommation de la pornographie,
l’utilisation des réseaux sociaux à des fins d’exhibitionnisme
Conclusion 145

et de voyeurisme. Ou encore, et plus marginal, le choix pour


le hors sexe.
Indifférence à l’autre, choix pour le même ou pour
soi-même. Cette sorte d’actualité de l’idéalisation ne va sûre-
ment pas mal avec les dispositifs renouvelés de la sublimation,
qui redoublent de leur technologie politique l’enfermement de
l’homme moderne, pétrifié face à ses écrans, derrière lesquels
il s’admire comme le religieux admire le visage du prochain
à aimer, proposé de longue date, et sous d’autres formes, par
l’illusion chrétienne. Mais tout ceci ne s’accorde, en tous les
cas, pas du tout avec le point de vue de Lacan quant à l’expé-
rience de la psychanalyse. Et ce qu’elle continue à promouvoir :
hommage, amour, et justice pour l’autre.
« Et cet autre dont vous vous êtes occupés si mal, est-ce
pour en avoir fait, comme on dit, seulement votre objet ?
Plût au ciel que, ces autres, vous les eussiez traités comme des
objets, dont on apprécie le poids, le goût et la substance. Vous
seriez aujourd’hui moins troublés par leur mémoire. Vous leur
auriez rendu justice, hommage, amour. Vous les auriez aimés
au moins comme vous-mêmes, à ceci près que vous vous aimez
mal. Mais ce n’est même pas le sort des mal aimés que nous
avons eu en partage. Vous en aurez fait sans doute, comme
on dit, des sujets – comme si c’était là la fin du respect qu’ils
méritaient, respect, comme on dit, de leur dignité, respect dû
à vos semblables.
Je crains que cet emploi neutralisé de ce terme, nos
semblables, soit bien autre chose que ce dont il s’agit dans la
question de l’amour. Ces semblables, je crains que le respect
que vous leur donnez aille trop vite au renvoi à leurs lubies de
résistance, à leurs idées butées, à leur bêtise de naissance – à
leurs oignons, quoi. Qu’ils se débrouillent. C’est bien là, je
crois, le fond de cet arrêt devant leur liberté, qui souvent dirige
votre conduite. Liberté d’indifférence, dit-on, mais non pas de
la leur, de la vôtre plutôt.
Et c’est bien en cela que la question se pose pour un
analyste21. »
146 Lacan presque queer

Comment mieux illustrer l’écart séparant l’éthique de


Lacan de celle de quelques larmoiements prenant fait et cause
pour une discipline psychanalytique dont l’horizon se rédui-
rait à la morale des nouilles ou à celle du bon père de famille ?
Voire à l’amour du prochain, qui semble se déchaîner dans un
univers où certains appellent de leurs vœux l’avènement d’un
monde où triompherait enfin l’illusion du même. Un univers
sans castration. Un univers rejetant, non pas la domination
des avoirs phalliques, mais la notion même de phallus, qui se
trouve arrimée de manière quasi universelle au corps masculin
dont la complaisance somatique (turgescence/détumescence)
fournit depuis l’orée des temps, et d’abord dans le registre
de l’image, le signe de la présence, ou de l’absence, du désir
comme tel. Battement du corps, qui motive très probable-
ment que ce soit cette partie de l’anatomie masculine qui
fut choisie pour indexer le désir. D’abord dans le registre de
l’image, mais également dans celui du symbolique, puisque
cette présence/absence convient structurellement aussi au
registre du symbolique, ou du langage. Ce choix n’est donc
pas totalement arbitraire, et semble difficilement substituable,
y compris par le phallus lesbien que propose J. Butler, suggé-
rant d’adosser cette notion à l’os pelvien ou à une cuisse, bref
à toutes sortes de fragments de corps dont notamment l’aspect
assez peu rétractile en fait des candidats médiocres22. D’autres
voudraient promouvoir une sorte de phallus apte à circuler
sans plus d’ancrage corporel. Plus de phallus, plus de différence
sexuelle. Plus d’objet et donc plus de domination, assurent
encore quelques innocents, dont certains ont d’ailleurs volon-
tiers laissé là leur identité féminine pour se classer résolument
côté homme23. Mais pourquoi donc ? Pourquoi ne pas choisir
le côté femme ? N’y aurait-il pas, au motif de ce choix, comme
une sorte de mépris de l’objet ? Une sorte de discret rejet de
la position féminine. Et, disons-le tout net, un rejet paradoxal
de la femme, motivant quelquefois, et de manière paradoxale,
l’activisme de celles qui s’en font les chevaliers selon la logique
d’un type d’homosexualité au féminin déjà bien analysé par
Freud.
Conclusion 147

Plus de phallus ?
Fi donc ! disait Lacan à ce propos. Ajoutant du même
mouvement que cela ne disposait pas vraiment bien toutes
celles (ou ceux) qui seraient sujets à ce choix à s’engager dans
la pratique de la psychanalyse (comme psychanalyste). Et il
se pourrait que la sorte d’engouement qui pousse volontiers
quelques psychanalystes à applaudir quelques ténors de cette
orientation, aux agapes de leurs sociétés, ne soit pas toujours
très heureuse pour la psychanalyse. Même si je comprends
parfaitement le bien-fondé de l’impératif visant à faire se
rejoindre la psychanalyse et la subjectivité contemporaine. Et
aussi l’exigence de faire droit à l’examen critique de la psycha-
nalyse par la subjectivité de l’époque24. Reste qu’à trop célébrer
dans le champ psychanalytique quelques pensées à la mode, on
risque bien d’exclure de ce champ le mode de pensée freudien.
À force de céder sur les mots, on finit par céder sur les choses.
Quant à l’idée d’écraser la critique de la domination masculine
sur le slogan faisant des relations hétérosexuelles une simple
culture du viol, je crains qu’elle n’engage dans quelques impasses
de plus. Même si le succès d’un texte intitulé Moi les hommes,
je les déteste25, semble auréoler l’auteure prônant une sorte de
misandrie bienfaisante, d’une valeur éditoriale qui pourrait
être surprenante si l’on ne savait le poids que prennent, dans les
réseaux sociaux, comme d’ailleurs dans le champ universitaire,
tous ceux qui, probablement de bonne foi, se croient autorisés
à diagnostiquer ou à prôner la fin du patriarcat hétéronormatif,
la fin de la pensée binaire et l’avènement de la fin du phallus.
Avènement dont l’expérience psychanalytique dément large-
ment l’effectivité. Y compris pour ce qu’il en est de la subjec-
tivité de quelques militants, dont il n’est pas très compliqué
d’apercevoir tout ce que ces naïvetés doivent non seulement
à leurs idéaux, mais aussi à leurs propres positions subjectives
projetées au plan des masses. Alors, je comprends bien qu’en
cherchant à faire partager ces illusions, ils cherchent peut-être,
au moins pour quelques-uns, à éviter sur cette délicate ques-
tion du phallus (ou de la castration) le dévoilement catastro-
phique qui les menacerait. Reste qu’à être pris au sérieux, ils
148 Lacan presque queer

risqueraient de désarmer, ou de rendre impossible, l’analyse


de tout ce que la reconduction de la domination sociale doit à
l’effectivité de la reconduction de la différence des sexes. Diffé-
rence anatomique et imaginaire, toujours retraduite, mais de
manière inacceptable, en hiérarchie. En domination sociale,
ou en toutes sortes d’autres inégalités, car là est bien la diffi-
culté. Puisque s’il apparaît comme assez ingénu de dénier la
puissance de la bipolarisation imaginaire entre les sexes (qui
saute aux yeux dès l’enfance), qui a toutes sortes de consé-
quences (à réduire par l’analyse), il est hautement justifié de
lutter politiquement contre les traductions de ces différences
en dominations sociales. De ce point de vue, je dirai donc
que si je comprends parfaitement combien la stratégie du déni
de la différence peut être précieuse pour conforter quelques
subjectivités, elle n’est pas toujours très bienvenue pour ce qu’il
en est des efforts de ceux qui tâtonnent pour sortir de la cage
narcissique où ils sont enfermés. Ni évidemment pour ce qu’il
en est plus généralement de l’analyse de la domination sociale.
Puisque, à relativiser la différence entre les sexes, le risque est
de s’interdire de pouvoir correctement analyser ce qui se déduit
socialement de cette différence. À savoir notamment la domi-
nation masculine.
En ces dernières lignes, nous voilà donc de retour à la
théorie du fantasme et de la sublimation. Puisqu’avec cette
stratégie du déni que l’on aperçoit dans le champ culturel,
c’est bien à une image moi idéale-typique promettant toutes
les satisfactions attendues que l’on a affaire. Soit à un recours
fantasmatique d’érection phallique contre les blessures de la
castration valant au plan du cas mais aussi au plan des masses.
Il en va ainsi des efforts faits pour promouvoir une pensée qui
tâtonnerait vers un affranchissement radical de l’épistémologie
des différences entre les sexes. Et de la promotion de techno-
logies fétichistes promettant la fin de la castration.
Un dernier mot encore, car si j’ai fait valoir que l’un des
buts de l’expérience psychanalytique semble bien conduire
à pouvoir se reconnaître comme un objet – contrairement à
l’idéal de l’actualité qui exige d’agir comme un sujet en toutes
Conclusion 149

circonstances –, je précise que cette option ne vaut évidem-


ment pas pour tous ceux qui s’engagent dans l’expérience, mais
pour ceux qui, ayant cheminé jusqu’au bout, se retrouvent en
place de ce que Lacan appelle le lieu de l’entre-deux-morts. Lieu
de l’entre-deux-morts d’où ils pourront le cas échéant s’autoriser
à exercer comme psychanalyste. Puisque, ayant enfin aperçu
les fonctions de l’objet, ils auront de ce point de vue (celui de
l’objet) à écouter tout ce qui structure la funeste fatalité dont
pâtissent les analysants. Comme ils auront à compléter (pour
les en défaire) les fantasmes de ces analysants, précisément
organisés contre la jouissance du Nebenmensch. Ou contre la
volonté de jouissance de la Chose, aux trente-six noms, qui
n’existe pas… mais quand même.
J’ajoute également sur ce point qu’il ne me paraît pas utile
de plaider beaucoup plus avant pour comprendre tout ce qu’il
y aurait d’inconvenant à ce qu’un psychanalyste s’acharne à
faire le sujet dans l’expérience, puisqu’avec ce choix il viendrait
entraver l’analyse de celui qui s’adresse à lui. D’où le fait que
le psychanalyste soit appelé à rester plutôt silencieux. Et d’où
aussi la formulation selon laquelle le psychanalyste est appelé
à faire semblant d’objet dans la cure. Ce qui est assez juste, et
sans nécessairement bien sûr que le même soit prédisposé, hors
cure, à venir grossir les rangs de ceux qui probablement comme
Paulhan se font volontiers sujets à ce masochisme, plutôt bien
décrit par la plume de Pauline Réage construisant une sorte de
panthéon de l’objet.
Et pour ce qu’il en est de la diversité pratique des fins de
cure, il me faut encore être un peu plus précis, car s’il revient
bien à l’analysant de mettre un terme à l’expérience, je constate
que nombre de cures psychanalytiques s’arrêtent volontiers,
dès son accès, à cette sorte de confort qui accompagne l’accès
aux biens (et au bien de la cité), conformément à ce que
Freud avait pu indiquer en évoquant notamment la possibilité
d’aimer et de travailler. L’événement Lacan, qui vise à ajuster
les buts de la psychanalyse à la production de psychanalystes
libres dans leur acte et hors de toutes complaisances avec l’or-
dinaire de la reproduction sociale, est tout autre Chose. Mais
150 Lacan presque queer

il n’emporte que quelques-uns. À savoir ceux dont on pourra


dire, en après-coup, que leur expérience psychanalytique fut
véritablement didactique. Le plus souvent, l’expérience cesse
avant ce moment de passe. Et alors l’analysant reste, au moins
pour une part, enfermé dans sa cage. Même s’il s’adonne à
son tour à une pratique de soin qui pourrait bien pâtir, et par
toutes sortes de côtés, de cet inachèvement relatif de sa propre
analyse, comme d’ailleurs le reste de sa propre vie.
C’est ce qu’illustre assez bien le portrait du psycho-
thérapeute diffusé par la série à grand succès En thérapie, déjà
évoquée dans l’introduction de cet ouvrage26. Ce portrait me
paraît en effet tout à fait juste. Et d’abord quant à l’impuis-
sance d’agir qui se déduit de la cage du fantasme. En effet,
l’ultime épisode de la saison 1 met en scène la manière dont
ce psychothérapeute, venu déclarer son amour à son ancienne
analysante, ne peut atteindre le corps de celle dont il est tombé
amoureux, au motif qu’il éprouve dans la chambre de la jeune
femme qui s’offre sans faiblesse, et juste avant l’acte, une
violente crise d’angoisse. Attestant non pas tant de sa culpa-
bilité du franchissement des règles professionnelles, que de
la perte de l’abri de sa prison de verre, dont il s’apprêtait à
briser les murs. Suite à ce fiasco, raconté à son superviseur,
voilà notre psychothérapeute laissant là la couche de la femme
aimée. Et qui vient quémander une nouvelle tranche d’analyse.
Ce qui annonçait bien une saison 2 de la série, mais a fort bien
clôturé, et de manière cliniquement parfaite, cette première
saison. Étant entendu que cette issue démontre assez bien que
le psychothérapeute dont il s’agit est assez loin de s’être débar-
rassé de sa cage, ou de l’amour de soi-même. Et que, même
s’il met beaucoup de lui-même dans ses thérapies, ce qui est
assez courageux, sa lâcheté est de rester à l’abri de sa prison de
verre. Impuissant. Nul doute que le superviseur, qui est une
veuve devenue une sorte de monstre de la sublimation, vivant
hors sexe et qui passe son temps à lui rappeler les règles de la
profession, ne le conduira pas vers le corps de l’autre hétéros. Et
qu’elle le laissera dans l’enfermement polymorphe de sa cage,
où non seulement il reste enfermé, mais dans laquelle il reçoit

Licence eden-1639-152237-48722 accordée le 15 novembre 2023 à


wedencleyalvessantana
Conclusion 151

ses patients. Et qui s’appelle son cabinet. Raison pour laquelle


les ultimes images de la première saison de notre « Hamlet
psychothérapeute » témoignent de son soulagement notable
à l’idée que la veuve, redevenue son psychanalyste, garantit
qu’elle le laissera sans aucun doute loin de ses angoisses, mais
aussi loin de son objet, qu’il désire comme n’importe quel
névrosé : de manière courtoise. Ouf ! L’objet reste loin. La cage
névrotique de ce psychothérapeute se referme. Démontrant au
passage que venir s’allonger de manière régulière sur un divan
ne suffit pas toujours pour atteindre l’issue didactique, vers
laquelle tâtonne peut-être notre psychothérapeute. Reste qu’il
persiste courageusement dans sa propre odyssée freudienne,
puisque, à l’issue de la saison 1, le voilà qui s’engage dans ce que
l’on appelle volontiers une nouvelle tranche27. Au motif d’avoir
éprouvé les affres du fiasco et de l’impuissance. Et donc la
prégnance de cette cage du fantasme, dont chaque spectateur a
probablement reconnu la place comme il s’est reconnu dans les
malheurs du docteur Dayan. Ce qui a sans doute, également,
décidé de la sympathie du personnage, du succès de la série,
et aussi de son côté comique. Pour lui, la cage du fantasme
est redoublée au plan du collectif par celle de la sublimation,
elle-même régulée par les idéaux de son association psycha-
nalytique. Et la vigilance active de son superviseur. Idéaux de
psychothérapeute, venus dans notre modernité tardive prendre
rang de manière toujours plus consistante, dans le champ de
l’illusio, où ils rejoignent les mirages plus classiques du reli-
gieux ou du politique, où s’affairent de longue date les créateurs
de formes imaginaires. Les moralistes, artistes, artisans, faiseurs de
robes ou de chapeaux28. Producteurs de fétiches.
À la fin de cet ouvrage, j’espère que le lecteur discernera
mieux l’ampleur de la recherche de Lacan sur l’évolution
historique de l’éthique de l’homme occidental, et surtout celle
de son ambition émancipatrice. De même qu’il comprendra
mieux en quoi l’éthique de Lacan n’est pas celle de Freud.
Et en quoi les remarques politiquement tournées contre son
enseignement sont le plus souvent injustifiées. Comme il
en est notamment de quelques énoncés paradigmatiques de
152 Lacan presque queer

la professeure de Berkeley, la reine de cette théorie du genre


vers laquelle se tournent ceux qui tâtonnent en faveur d’une
psychanalyse véritablement subversive. Sans toujours bien aper-
cevoir qu’elle fut, au moins en partie, déjà proposée par notre
Lacan presque queer. Et sans apercevoir non plus toujours vers
quelle sorte d’impasse pourrait à l’occasion conduire la reine,
comme on le vérifiera maintenant dans notre postlude.
Postlude
Répondre aux queers : Judith Butler

Pour ouvrir ce postlude à partir de la figure du singe savant,


reprise dans la leçon de Preciado, mais que l’on doit à Kafka,
je dirai d’abord que cet apologue illustre au mieux ce qu’il
en est de l’accès à la culture, se refermant sur l’être de nature
comme une nouvelle cage. À savoir celle de la sublimation,
dont j’ai montré qu’elle apparaît clairement, chez le Lacan
de L’éthique, comme un redoublement (au plan des masses)
des affres appendues à la prison de verre du fantasme. Cage
du savoir et des bonnes manières, à partir de laquelle le singe
enfermé raconte son odyssée à tous les autres singes savants
qui constituent la foule des académiciens et applaudissent à sa
leçon. L’impasse est totale. Mais qui aurait donc l’idée de lui
proposer de s’extraire de cet enfermement, si ce n’est le Lacan
de L’éthique de la psychanalyse qui, parce qu’il a si bien décrit
les ressorts et l’architecture de cette cage, ou de cette bastille à
double enceinte (celle du fantasme et celle de la sublimation),
fournit du même coup les clés de son émancipation à l’homme
de la modernité. L’homme de la modernité ou l’homme de
la névrose, qui apparaît, selon la définition peut-être la plus
aboutie de ma lecture, comme à la fois un fugitif et un prison-
nier. Celui-là c’est Hamlet. Hamlet condamné à l’impuissance
d’agir, et qui tâtonne pourtant vers cette sorte de lieu où le
héros de l’Antiquité se tient. Libre dans son acte, comme il
en fut d’Œdipe. Mais également – et par-delà les différences
entre les sexes ou les genres –, comme il en fut ­d’Antigone
à la fois sa fille et sa sœur. Car c’est bien aussi en suivant les
154 Lacan presque queer

traces ­d’Antigone que Lacan a découvert les chemins de la


passe. Éminente raison pour laquelle il me fallait maintenant
en venir, pour ce postlude, à une lecture du texte que Judith
Butler a consacré il y a plus de vingt ans à l’héroïne antique.
Et dans lequel elle ne propose rien de moins que d’inventer
une théorie psychanalytique prenant son départ du lieu où
réside précisément Antigone. J’en viendrai ensuite à l’examen
d’une des dernières publications en français de la philosophe
de Berkeley, Ces corps qui comptent : de la matérialité et des
limites discursives du « sexe », dans laquelle elle propose une
lecture croisée de deux textes de Lacan, à partir de laquelle
elle promeut une critique radicale du maniement lacanien
de concepts fondamentaux comme l’œdipe, la castration, le
phallus, le Nom-du-père, etc. Et où la reine des études de genre
propose enfin une sorte de solution au malaise dans la culture
ou au trouble dans le genre qu’il ne fallait pas laisser de côté.

Dans l’année 2000, Judith Butler publie en effet sa propre


analyse ­d’Antigone1 en relevant que l’issue de la tragédie n’est
pas hétérosexuelle, et elle en appelle alors, de manière assez
surprenante, à un nouveau développement d’une théorie
psychanalytique qui partirait de là2. J. Butler confirme donc
elle aussi que la psychanalyse lui tient à cœur puisqu’elle
imagine un remaniement théorique fondamental du champ
freudien, même si on se demande bien encore lequel, étant
entendu qu’elle nous laisse en plan dans son ouvrage et n’en
dit pas plus. Par contre, elle centre sa recherche sur les relations
entre l’État et la parenté dans cette tragédie. Comme pour
indiquer qu’en l’occasion c’est moins le développement de la
psychanalyse qui oriente son travail que cette question plus
directement politique, voire militante. Question qui la conduit
à développer prestement, lors de son analyse ­d’Antigone, une
sorte de critique du structuralisme (incarné sous sa plume
par Lacan et Lévi-Strauss). Structuralisme auquel elle semble
préférer ce qu’elle appelle une théorie critique. Très attentif
au transfert de Lacan à Lévi-Strauss3, et aux enjeux politiques
que propose l’éthique de la psychanalyse, je relève d’abord que
Postlude 155

Butler semble ici mettre l’accent sur une relative dépolitisa-


tion inhérente à l’option structuraliste. La philosophe indique
en effet que la question de l’État n’apparaît ni dans l’analyse
­d’Antigone de Lacan, ni dans celle de Lévi-Strauss4. Et que la
théorie de la structure de parenté, comme celle du symbolique,
chez les deux auteurs, n’ouvre ni à l’invention ni à l’élucida-
tion des parentés non hétérosexuelles qu’elle semble appeler de
ses vœux. Comme si au total la structure du symbolique (ou
même la théorie structuraliste) avait vocation à non seulement
geler l’interprétation, mais aussi à geler l’invention de nouvelles
pratiques sociales ou l’histoire. Comme s’il n’y avait pas chez
Lévi-Strauss une théorie, non pas de la structure de parenté mais
des structures de parenté au pluriel, englobant des formes très
variables de parenté. Et, insistons, comme si au total le registre
du symbolique rendait fort difficile de penser de nouveaux
types de parenté. Alors même que l’organisation signifiante
des structures, pour Lévi-Strauss, est précisément l’opérateur
capable d’offrir, sans cesse, des rations supplémentaires de signi-
fication5. On ne voit pas très bien en réalité ce que J. Butler
reproche de ce point de vue à Lacan et à Lévi-Strauss, sauf à
imaginer que les structures symboliques seraient, par essence,
inaptes à l’évolution historique, et la théorie des structures un
frein aux inventions sociales6. Pas du tout ! Mais il faut bien
dire que ce point de vue est fréquemment partagé, pour toutes
sortes de raisons que je ne vais pas ici développer, puisque
pour les exposer convenablement il faudrait longuement déve-
lopper l’analyse des relations existantes entre l’histoire et les
structures. Ou encore donc l’histoire des échanges entre les
structuralistes et les historiens.
Mais pour en rester à l’invention d’un nouveau déve-
loppement de la théorie psychanalytique prenant son départ
­d’Antigone, il faut bien constater que la tâche, pour Butler, reste
en souffrance. Ce qui n’est pas surprenant car elle était pour
elle largement hors d’atteinte, étant entendu que son poste
d’observation des pratiques sociales, à la fois philosophique
et sociologique, reste très loin de la clinique psychanalytique,
comme des paradigmes du champ freudien. Alors même que,
156 Lacan presque queer

outre sa référence aux travaux de Hegel, elle affirme pour


son analyse d ­ ’Antigone être guidée par la lecture de Lacan et
de Lévi-Strauss. Pourtant elle s’en tient manifestement assez
éloignée, et semble se référer à des commentaires rédigés par
quelques auteurs lacaniens anglo-saxons plutôt que directe-
ment au texte de Lacan.
J. Butler propose, par exemple, une interprétation
­d’Antigone qui met l’accent sur la virilité de l’héroïne, et en
fait, in fine, une sorte de double de Créon, conformément
d’ailleurs à ce que le tyran énonce lui-même dans le texte de
la pièce. Et du coup, la philosophe rejoint l’avis de Créon,
le patriarche qu’Antigone combat au prix de sa propre exis-
tence. Comme si Antigone avait affaire avec les affres d’une
identification en miroir avec le tyran, au motif du chiasme
qui les unit7. Ce qui est tout à fait contraire à l’interprétation
que propose Lacan de l’héroïne. Car, remarque Lacan, lorsque
Créon plaide pour la famille et l’ordre de la cité, Antigone se
lève pour garantir la particularité de l’être de son frère. Ou
encore la particularité de l’être pris dans le langage. Si Créon
parle au nom des avoirs, ce qui est fort masculin, Antigone
parle au nom de l’être. Ce qui la porte, selon la dialectique
que Lacan développe entre l’être et l’avoir, à l’autre pôle des
genres, à savoir celui du féminin. Très loin donc d’incarner un
quelconque registre des avoirs, ou de la virilité, comme il en
est pour le patriarche (Créon), Antigone se lève comme une
vierge, qui est selon Lacan l’idéal du moi de la femme peut-être
le plus parfait8. Elle se lève comme une vierge qui incarne le
rien. Ce qui la constitue ipso facto comme la cause même du
désir. Puisque, pour Lacan, le rien est la cause du désir. Pour
Lacan, si les avoirs, les biens ou le bien de la cité sont du côté
de la jouissance de la figure larmoyante du père (qu’incarne
parfaitement Créon), le rien est à situer comme la cause même
du désir. Et c’est bien ce qu’incarne Antigone, dont le choix
illustre au mieux le paradigme de ce que Lacan propose comme
but éthique pour la psychanalyse.
D’où le fait que l’appel de Butler à la production d’une
nouvelle théorie psychanalytique, qui prendrait son départ de
Postlude 157

l’issue non hétérosexuelle ­d’Antigone, tourne court. Même s’il y


a bien une issue renouvelée pour l’expérience psychanalytique
après l’entrée en scène d ­ ’Antigone. Car, comme le confirme
le présent ouvrage, cette issue n’est autre que ce que Lacan
appelle la passe. Issue que Lacan retient, non pas parce qu’elle
n’est pas hétérosexuelle, mais parce qu’elle consiste, beaucoup
plus fondamentalement, dans l’émancipation de la cage du
fantasme (et de la sublimation) où se trouvent enfermés les
singes savants de la modernité. Quels que soient leur genre et
leur sexualité.
Aussi, et de la même manière que le docteur de Princeton
appelait les psychanalystes à une révolution, que j’ai dite
comme presque déjà réalisée par Lacan, je confirme que l’in-
vention d’une nouvelle théorie psychanalytique appelée de ses
vœux par Butler, à partir de la lecture d
­ ’Antigone, est bel et bien
déjà elle aussi réalisée par Lacan, même si elle n’en aperçoit pas
la portée.
Venons-en maintenant à Butler comme lectrice de Lacan.

Dans l’ouvrage Ces corps qui comptent9, Judith Butler fait


une lecture croisée de deux textes de Lacan dont les rédactions
sont séparées par une dizaine d’années : « Le stade du miroir10 »
de 1949 et « La signification du phallus11 » de 1958. Par cette
lecture en chiasme, elle veut notamment faire apercevoir, de
manière critique, la prégnance des racines androcentriques de
la théorie du phallus chez Lacan. Racines qu’elle désigne dans
l’émergence chez le sujet de la bonne forme, au moment du
stade du miroir. Puis elle en vient à la question de l’œdipe, et
de la castration qu’elle dit crainte par le garçon, tandis que la
fille redoute, écrit-elle, de ne l’être pas (castrée). Dans la suite
de son développement, Butler entend dévoiler le nom lacanien
de l’opérateur de cette menace, et propose une sortie politique
de cet impérialisme phallique, masculin et patriarcal qu’elle
dénonce, en tentant notamment d’ouvrir la voie à un autre
phallus (le phallus lesbien). Pour elle, la menace de castration,
qui du point de vue de la psychanalyse contraindrait les sujets
à l’hétérosexualité, trouverait son homologie au plan de la
158 Lacan presque queer

culture dans une sorte de dissuasion, menaçant le sujet d’une


chute dans ce style d’abjection que représenterait le devenir
« pédé ou gouine ». Et nous voici donc projetés au plan du
langage, puisque Butler aperçoit, au moins, que Lacan s’oppose
à réduire toute théorie de la position sexuelle sur le registre
de l’anatomie. Car elle relève à juste titre que : « Contre ceux
qui affirment que le sexe n’est qu’une question d’anatomie,
Lacan soutient que le sexe est une position symbolique que
l’on assume sous la menace, une position que l’on est contraint
d’assumer, sous l’effet de contraintes opérant dans la struc-
ture même du langage et, par conséquent, dans les relations
constitutives de la vie culturelle12. » Par contre, elle innove en
indiquant que cette contrainte se trouve retraduite dans la vie
culturelle. Étant entendu que dans ce registre le sujet serait,
selon elle, fermement appelé à se ranger dans le cadre de la
binarité hétérosexuelle, faute de quoi il serait menacé, côté
garçon, d’une chute terrorisante dans l’abjection de la fémi-
nité, incarnée par le « pédé », ou côté fille, dans celle de la
masculinité phallicisée de la « gouine13 ».
Que dire de cette lecture de Butler ?
Tout d’abord, que le projet de lire ensemble deux textes
pour en faire apercevoir les relations est intéressant. Mais il
faut remarquer, tout de suite, que dans le premier texte (« Le
stade du miroir » de 1949), Lacan n’évoque jamais ni la théorie
ni le simple terme de phallus, tandis que dans le second (« La
signification du phallus » de 1958), il ne se réfère ni au stade
du miroir ni à la théorie de la bonne forme (ou de l’image de la
bonne forme que Butler appelle schème morphologique), jamais
mentionnée par Lacan. Ce qui fait du rapprochement entre
ces deux textes une opération très délicate à fonder. Spéciale-
ment pour démontrer de manière inédite que l’androcentrisme
du signifiant phallus se déduirait chez Lacan (au moins pour
une part) de la théorie de l’émergence de l’image souche, au
moment du stade du miroir, théorie que Lacan doit d’ailleurs
à H. Wallon14.
Pourtant, le projet de Butler et de sa lecture critique est
ici très limpide, puisqu’elle écrit : « Le schème morphologique
Postlude 159

établi lors du stade du miroir constitue précisément la réserve


de morphé à partir de laquelle les contours des objets sont
produits […] On montrera en quoi cette trajectoire laca-
nienne s’avère problématique à deux titres (au moins) : 1) le
schème épistémique de l’apparition du monde des objets et des
autres est marqué comme masculin, et fonde ainsi un impéria-
lisme épistémologique, anthropocentrique et androcentrique ;
2) l’idéalisation du corps comme centre de contrôle esquissée
dans le stade du miroir est réarticulée dans la conception
lacanienne du phallus comme ce qui contrôle la signification
dans le discours, dans “la signification du phallus”15. » D’où
l’idée de Butler d’une sorte de migration de l’imaginaire
androcentrique du schème épistémique, qui émergerait au
moment du stade du miroir, vers le registre symbolique du
signifiant phallique, se trouvant du même coup imprégné par
ce trait d’androcentrisme.
Alors, la Gestalt inaugurale du stade du miroir est-elle vrai-
ment lourde d’un impérialisme androcentrique ?
Pas du tout, puisque Lacan la situe très clairement dans le
premier texte lu par Butler (« Le stade du miroir ») : « Cette
Gestalt dont la prégnance doit être considérée comme liée à
l’espèce16. » Si cette Gestalt est liée à l’espèce, c’est parce qu’elle
vaut pour toute l’espèce, tous sexes confondus. C’est aussi
parce qu’à ce moment du développement qu’est le stade du
miroir, l’enfant ne connaît pas vraiment la différence sexuelle.
Et qu’au total donc, cette Gestalt n’est évidemment pas genrée.
Si cette forme peut prédisposer aux méconnaissances constitu-
tives du moi et à l’illusion d’autonomie, indique Lacan, elle n’est
ni masculine ni féminine. N’étant pas genrée, elle ne peut donc
pas non plus contaminer d’androcentrisme le statut symbolique
du phallus qui émerge après l’œdipe. Et ceci d’autant plus que,
dans « La signification du phallus », Lacan scande très claire-
ment la nette disjonction à faire valoir entre le signifiant qui
relève du symbolique, et le registre de l’imaginaire. Disjonc-
tion qu’aperçoit d’ailleurs très bien Butler, reprenant justement
cette scansion de Lacan en indiquant que : « Le phallus est
un signifiant (Lacan, Écrits II, p. 108) », mais avant d’ajouter
160 Lacan presque queer

fort malheureusement : « Par cette dernière déclaration, Lacan


entend […] rétablir le phallus comme site de contrôle (comme
ce qui doit “désigner dans leur ensemble les effets de signifié”),
et se placer lui-même dans la position de celui qui est le seul
à même de contrôler la signification du phallus17. » Faisant
du signifiant phallus le signifiant de tous les signifiés et un
signifiant contaminé par l’androcentrisme de la bonne forme
du stade du miroir, J. Lacan, selon Butler, en établirait non
seulement l’impérialisme genré (ce qui est faux), mais de plus
il s’instituerait lui-même, Lacan, comme l’unique à contrôler
la signification du phallus. Soit comme un maître, engagé dans
une sorte d’impérialisme patriarcal, toujours à affermir. D’où
l’idée souvent retrouvée dans les études de genre (comme par
exemple dans la leçon de Preciado), d’une éthique lacanienne
orientée dans ses options théoriques et cliniques par le renfort
de la puissance du père de famille, et le pouvoir politique du
patriarcat18. Ce qui, chez Lacan au moins, est également parfai-
tement faux, et contradictoire avec sa théorie du père comme
je l’ai déjà montré.

Après cette rapide tentative de lecture du texte de Lacan,


lecture qu’elle veut symptomale, et qui cherche d’abord à
mettre au jour le détestable impérialisme masculin aux origines
mêmes de la théorie du phallus produite par un maître, il faut
se demander : mais de qui est donc d’abord le phallus chez
Lacan ? Ou, quelle est donc son origine ?
Et Lacan répond là encore clairement (toujours dans un
des deux textes élus par Butler) : « Si le désir de la mère est
le phallus, l’enfant veut être le phallus pour le satisfaire19. »
D’où l’on peut très simplement constater que pour Lacan, le
phallus en question n’est ni du garçon ni de la fille ou plus
généralement de l’enfant. Il est d’abord de la mère. Ce qui
dément encore un peu plus l’idée selon laquelle le phallus,
chez Lacan, serait d’abord d’origine masculine. Sauf à classer
la mère du côté du masculin, ce que ne fait pas Butler. Mais
pour comprendre cette attribution originaire du phallus à la
mère chez Lacan, il faut se référer à l’expérience clinique, ce
Postlude 161

que ne peut vraiment faire J. Butler, qui entend pourtant pour-


suivre sur la délicate question de la castration, pour rappeler
en ces termes la sorte de dysharmonie liant les deux sexes à
la menace qui dans l’œdipe pèserait de manière genrée sur les
sujets. Butler affirme : « Dans le scénario œdipien, l’exigence
symbolique qui institue le “sexe” est accompagnée de la menace
d’un châtiment. La castration en est la figure, et tandis que la
peur de la castration motive l’assomption du sexe masculin, la
peur de ne pas être castrée motive l’assomption du sexe féminin20. »
Mais quelle drôle d’idée se forme donc là chez Butler ? Idée
qu’elle n’a pas non plus trouvée chez Lacan, puisque le second
texte qu’elle lit (« La signification du phallus ») énonce clai-
rement aussi : « C’est seulement sur la base des faits cliniques
que la discussion peut être féconde. Ceux-ci démontrent une
relation du sujet au phallus qui s’établit sans égard à la diffé-
rence anatomique des sexes et qui est de ce fait d’une interpréta-
tion spécialement épineuse chez la femme et par rapport à la
femme, nommément sur les quatre chapitres suivants :
1) de ce pourquoi la petite fille se considère elle-même,
fût-ce pour un moment, comme castrée, en tant que ce terme
veut dire : privée de phallus, et par l’opération de quelqu’un,
lequel est d’abord sa mère, point important, et ensuite son
père […]21. »
D’où l’on vérifie : 1) que pour Lacan, la fille n’a pas peur
de ne pas être castrée, comme l’affirme Butler, mais qu’elle
considère qu’elle l’est déjà et, 2) que la fille est castrée, non pas
du fait d’un mauvais traitement du père, mais de la mère. Ce
qui est contradictoire avec la lecture de Butler qui retient, pour
sa propre démonstration, que la menace de castration chez
Lacan serait soutenue par le père. Et que de plus cette menace
aurait un nom lacanien : le Nom-du-père.

Que dit en effet Butler à propos de la théorie du Nom-du-


père chez Lacan ?
« La sexualité est motivée tout autant par le fantasme de
retrouver des objets interdits que par le désir de se protéger
de la punition qu’un tel recouvrement pourrait provoquer »
162 Lacan presque queer

écrit-elle, avant d’asséner : « Dans l’œuvre de Lacan, cette


menace est habituellement appelée le Nom-du-père22. »
Alors, cette lecture du texte de Lacan est-elle judicieuse
ou exacte ?
Absolument pas, puisque le Nom-du-père chez Lacan n’est
en aucun cas le nom d’une menace comme l’affirme Butler,
mais (redisons-le) c’est le nom de baptême que Lacan donne
à Rome, en 1953, au signifiant à valeur sémantique zéro qui
permet à la pensée symbolique de s’exercer. Signifiant qu’il
découvre chez le Lévi-Strauss de l’introduction à Sociologie
et anthropologie de M. Mauss. Le Nom-du-père est le nom de
baptême que donne Lacan au signifiant à valeur sémantique
zéro pour le névrosé apostolique et romain. Nom de baptême,
qui rejoint le hau ou l’orenda dans la pluralité culturelle du
lexique de ce signifiant zéro. C’est un signifiant insignifiant qui
conduit très loin de la figure du potentat menaçant évoqué par
Butler. J’ai déjà dit plus haut, pour répondre sur ce point à la
question queer, que la castration ne relève pas chez Lacan de la
menace du père (comme chez Freud). Elle relève bien plutôt,
comme chez Sophocle, d’une automutilation par laquelle le
sujet désinvestit une bonne part de son corps propre. Auto-
mutilation réalisée par amour pour le père mort, les ancêtres,
le désir, la loi des dieux.
Pour Lacan, et dans l’œdipe, ce n’est donc pas du tout
du fantoche paternel terrorisant l’enfant par une quelconque
menace d’éviration qu’il s’agit, mais, comme je l’ai expliqué
tout au long de cet ouvrage, c’est plutôt et de son point de vue
la mère (puis, plus généralement, la Chose) qui menace l’enfant
de sa jouissance morbide. Chez Lacan, le père devient donc
une solution œdipienne, ou mieux dit, l’amour pour le père, au
nom de quoi advient l’automutilation de l’enfant, s’extirpant
de l’emprise de son moi idéal et trouvant dès lors sa puissance
d’agir. Automutilation qui aurait été réalisée d’un trait et sans
reste par le héros antique (Œdipe ou Antigone), c’est-à‑dire
par le héros d’avant la mort des dieux et l’avènement du chris-
tianisme. Moment où l’éthique moderne du héros (dont le
modèle est Hamlet) se prit à exiger une sorte de rançon qui,
Postlude 163

pour son malheur, lui ouvrit les portes de son enfermement


dans sa cage. Cage fantasmatique construite autour de ce brio
du reste phallique, qui devient l’image de lui-même, et pour
laquelle il s’embastille dans la prison de verre de son fantasme
le privant de sa liberté d’agir. Dans son fantasme le héros
moderne s’identifie donc au phallus. On dit volontiers qu’il
est phallicisé. Ce qui ne veut pas dire que le héros a le phallus
mais qu’il est le phallus. Ce qui est très différent, et décide de
son enfermement dans la cage narcissique. Et il faut bien aper-
cevoir les assises de cet enfermement de l’homme moderne, ou
encore la genèse clinique et historique de ce dispositif mental
du fantasme (ou plus généralement de la névrose), puisque
c’est, précisément, pour extraire l’homme moderne de cette
cage que la révolution de Lacan propose une direction de cure
en rupture radicale avec le corpus de Freud. Car si pour Freud
les fins d’analyse sont orientées par l’instauration des condi-
tions psychologiques les plus favorables aux fonctions du moi23, la
capacité de sublimer, et l’accès à une jouissance qui complait
au bon père de famille (dont Créon figure dans l’Antiquité le
paradigme), chez Lacan, ce qui est visé, c’est l’accès au lieu de
la liberté d’acte, et de l’entre-deux-morts, où se tient Antigone.
Et pourtant on constate que Butler, lectrice de Lacan, continue
à imputer à la théorie de Lacan une sorte d’œdipe freudien. Ce
qui démontre qu’elle n’a donc aperçu ni les enjeux de la révo-
lution de l’œdipe chez Lacan, ni sa révolution du phallus, ni sa
théorie du fantasme. Pas plus que sa théorie de la cure, qui vise
non pas à rejoindre la jouissance du bon père de famille, mais
la liberté d’être d
­ ’Antigone. Liberté d’être que n’a pas vue non
plus Butler, qui pourtant se réfère à la lecture de Lacan quant
à son analyse de la tragédie.
J’ajoute qu’en faisant de Lacan un suppôt du patriarcat,
la philosophe de Berkeley n’a pas du tout compris la théorie
du Nom-du-père chez Lacan. Théorie qu’il doit à Lévi-Strauss
et qui se trouve refoulée chez elle. Ce qui n’est pas très éton-
nant puisque c’est, comme déjà dit, un destin très ordinaire
pour cette théorie d’être méconnue. Mais le refoulement de
cette théorie est probablement redoublé chez Butler, comme
164 Lacan presque queer

il l’est dans tout le monde anglo-saxon. Parce que c’est préci-


sément sur l’introduction au recueil de textes de M. Mauss24,
soit sur le texte fondateur de Lévi-Strauss dans lequel Lacan
a puisé la théorie du signifiant zéro, que Derrida a fait porter
une large part de sa conférence critique de Baltimore25. Confé-
rence critique du structuralisme, et fondatrice dans le monde
anglo-saxon du poststructuralisme. Poststructuralisme qui a donc
émergé au prix de l’effacement de ce qui le précédait certes (le
structuralisme), mais plus particulièrement aussi au prix de
l’effacement du texte (l’introduction à Sociologie et anthropo-
logie de M. Mauss) dans lequel Lévi-Strauss expose sa théorie
du signifiant zéro, qui s’est donc trouvée refoulée larga manu
outre-Atlantique par le succès même de la critique de Derrida.
Refoulement théorique qui s’est disséminé chez les Anglo-
Saxons, puis au plan international avec l’expansion de la French
Theory. Alors que, tout au contraire, c’est bien cette théorie
du signifiant zéro qui a frappé en France les trois coups de la
conversion au structuralisme de J. Lacan sur la question du
père. Lacan qui revisita, à partir de cette théorie du signifiant
zéro, l’éminente question du père inconscient, et qui a forgé le
signifiant du Nom-du-père. De même que c’est avec ce nouvel
outil conceptuel qu’il a relu toute la clinique du cas, dont
celle de la phobie et de la psychose qui, selon le psychanalyste,
émerge précisément lorsque ce signifiant (du Nom-du-père) est
forclos dans l’univers symbolique du sujet26.
On voit donc l’importance de la bévue de Butler, quant à
son maniement de la théorie du père (et du Nom-du-père) chez
Lacan. Et on aperçoit enfin tout ce qui fait que sa lecture croisée
entre « Le stade du miroir » et « La signification du phallus »
apparaît comme très erronée. De même donc qu’assez généra-
lement son ambition critique, qui porte très à côté des textes
mêmes de Lacan. Et au total très à côté de l’éthique ou de la
politique du psychanalyste. Cette mauvaise lecture de Lacan
expliquant peut-être d’ailleurs sa capacité d’innovation dans
le domaine, comme il en est par exemple de sa proposition
couronnant son ouvrage Ces corps qui comptent et qui n’est rien
d’autre qu’une nouvelle théorie du phallus : un phallus lesbien.
Postlude 165

Après avoir montré ce qui gauchit de manière assez éton-


nante sa lecture de Lacan, j’ajoute que Butler propose en effet
de compléter sa critique de la théorie du phallus en cherchant
à ouvrir la voie à une conception d’un phallus dont la fonc-
tion pourrait opérer à travers une symbolisation libérée de
l’impérialisme androcentrique. Impérialisme qu’elle considère
notamment comme l’héritier de la prévalence arbitraire des
organes génitaux masculins. D’où son idée de faire prévaloir
d’autres parties du corps, et par là de s’engager vers la produc-
tion d’une théorie d’un autre phallus, un phallus lesbien. Un
phallus héritier d’autres fragments de corps (un bras, un os
pelvien, une cuisse, un genou…). Pourquoi pas en effet ? Mais
je dirai tout de suite que la partie s’annonce délicate, puisque
ces fragments de corps énumérés par Butler ouvriraient à une
sorte de phallus sans éclipse. Un phallus qui ne débande pas.
Un phallus sans cette présence/absence qui s’impose dans
l’imaginaire et convient aussi au symbolique. Bref, il s’agirait
alors d’un fétiche.
Partie à la recherche d’un phallus qui resignifierait, tout en
étant libéré de son cortège de « privilèges masculinistes et hétéro­­-
sexistes27 », J. Butler tombe enfin sur ce qu’elle présente litté-
ralement comme : « un fétiche alternatif28 ». Fétiche dit-elle,
comme pour confirmer le style d’objet qui motiverait en l’occa-
sion sa recherche. Et permet, peut-être, de mieux comprendre
pourquoi ce fut bien à partir d’une issue non hétérosexuelle
­d’Antigone qu’elle proposait en l’année 2000 de donner un
nouveau développement à la psychanalyse, ignorant, comme
je l’ai souligné, le prodigieux développement que Lacan avait
réalisé quarante ans plus tôt. Et alors même qu’elle affirme se
référer pour son étude ­d’Antigone à l’analyse qu’en propose
Lacan éclairé par Lévi-Strauss.
Mais diantre ! J. Butler, que n’avez-vous pas mieux lu
Lacan ? Car même si le psychanalyste ne prend pas son départ
d’une issue d ­ ’Antigone que vous caractérisez comme non hétéro-
sexuelle, comment imaginer que l’héroïne en vienne à singer une
sorte de double de Créon ? Et comment lire l’analyse que fait
Lacan ­d’Antigone, c’est-à‑dire comment lire le texte même du
166 Lacan presque queer

séminaire L’éthique de la psychanalyse, en recouvrant d’un silence


assourdissant la profonde subversion qu’apporte ici l’événement
Lacan à la psychanalyse ? Subversion dont une des sources
littéraires est précisément sa lecture ­d’Antigone, qui bouleverse
profondément les buts de la psychanalyse. Car si les directions
de cures gardent quelquefois, comme point d’aboutissement,
l’idéal paradigmatique de la jouissance du père de famille bien
incarné par Créon, chez Lacan c’est tout au contraire le lieu
­d’Antigone qui est visé, comme lieu à rejoindre en fin de cure.
Et le fossé qui sépare l’éthique de ces deux caractères ne peut être
méconnu par qui que ce soit et spécialement pas par J. Butler
qui, à étudier de près la tragédie, en est venue, fort justement,
à en appeler au développement d’une psychanalyse renouvelée
à partir d­ ’Antigone. Sans voir pourtant qu’un certain Jacques
Lacan avait déjà fait le travail de longue date ! Quelle rencontre
manquée ! Car comment ne pas voir tout ce qu’emporte avec
lui le choix de Lacan pour la liberté d’acte d ­ ’Antigone quant à
l’éthique de la psychanalyse. Et notamment pour ce qui concerne
l’orientation de la traversée du fantasme, qui précisément libère
le sujet de toutes sortes de contraintes. Dont celles qui pèsent,
éventuellement, sur le choix d’objet et l’identification sexuée.
Comment ne pas voir ce qu’emporte avec elle cette issue des
cures, dont il faut prendre d’autant plus la mesure qu’elle doit
être replacée, plus généralement, dans l’ensemble de la subver-
sion déjà apportée par Lacan dans le champ freudien sur tous ces
thèmes fondamentaux que sont les conditions de production de
la psychanalyse, la question féminine, le soutien au patriarcat,
l’analyse des homosexualités ou des transidentités, bref tous ces
thèmes enfourchés par le réquisitoire prononcé très souvent à
tort par la leçon de Preciado du 17 novembre 2019. Ce pourquoi
j’ai répondu d’emblée et dans mon introduction à cette leçon. Et
pourquoi j’ai aussi conclu sur ce fait que, s’agissant de la muta-
tion à laquelle aspirent volontiers ceux qui voudraient s’engager
pour faire valoir dans le champ freudien les exigences queer, dont
le philosophe de la révolution sexuelle s’est fait le porte-parole, il
convient d’abord qu’ils aperçoivent que ces exigences sont le plus
souvent sans objet, puisque cette subversion a déjà été largement

Licence eden-1639-152237-48722 accordée le 15 novembre 2023 à


wedencleyalvessantana
Postlude 167

réalisée par la recherche de Lacan sur les buts éthiques de la psycha-


nalyse. Un Lacan que j’ai donc caractérisé comme presque queer
et qui offre en particulier à la subjectivité de l’époque rien moins
que la sortie de la cage du fantasme et de la sublimation, comme
la proposition de la passe.
Pour conclure sur la très délicate, mais fort éminente ques-
tion du phallus, j’ajoute enfin, et notamment pour ceux qui
voudraient s’engager dans la fabrique d’une queer psychanalyse,
que je ne les encourage pas vraiment à suivre les indications de
la célèbre philosophe de Berkeley sur ce point. Puisqu’à s’en-
gager dans la production du phallus lesbien qu’elle propose et
qu’elle nomme, de manière cliniquement juste, un fétiche, ils
viendraient s’inscrire ipso facto dans cette longue liste des faiseurs
de chapeaux ou de mirages supplémentaires que promeuvent
les autres producteurs de fétiches, qui tous à leur manière
promettent forcément un triomphe contre la castration29.
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Notes de l’ouvrage

Introduction
1. Voir par exemple Fabrice Bourlez, Queer psychanalyse. Clinique mineure et
déconstructions du genre, Paris, éditions Hermann, octobre 2018. Dans cet ouvrage
l’auteur, qui se présente volontiers comme psychanalyste et homosexuel, se réfère
aux études féministes et aux travaux des théoriciens du queer (Bourcier, Bersani,
Delphy, Halperin, Haraway, Katz, Preciado, Wittig, etc.) mais tout d’abord à ceux
de J. Butler. À la clinique majeure qui serait celle des obédiences et des dogmes
psychanalytiques (Freud et Lacan), Bourlez oppose la clinique mineure qualifiée de
révolutionnaire et qu’il veut déchiffrer dans les ouvrages de Guattari, Deleuze,
Foucault, comme dans l’expérience des activistes queer. Quant à lui, l’alliage qu’il
réalise entre son point de vue de psychanalyste et d’homosexuel lui permettrait,
écrit-il, d’occuper d’une autre manière la place et la fonction du psychanalyste
comme de contribuer à cette clinique mineure apte à remettre en cause les dogmes
de l’œdipe, du phallus, de la castration et de faire apercevoir les conséquences
politiques du dispositif psychanalytique le plus classique.
Le séminaire du Cercle international d’anthropologie psychanalytique intitulé La
psychanalyse et le sujet de la modernité travaille depuis longtemps sur la question des
formes actuelles du malaise dans la culture. Il se situe donc au rendez-vous de la
psychanalyse avec la subjectivité de notre époque, comme le demandait le Lacan de
1953. De nombreux auteurs d’ouvrages traitant de l’esprit du temps y sont invités.
Et c’est dans ce cadre, qui est aussi celui d’Espace analytique, que nous avons
longuement échangé le 12 mai 2016 avec Fabrice Bourlez sous l’intitulé « Clinique
queer. L’épistémologie du placard d’E.K. Sedgwick et la psychanalyse ». Le lecteur
peut se reporter à l’enregistrement vidéo de cette séance sur le site du Cercle inter-
national d’anthropologie psychanalytique (Ciap-groupe) ou directement sur
YouTube (www.youtube.com/watch?v=u2DZP0D3arg).
2. Docteur de l’université de Princeton, Paul B. Preciado indique avoir acquis de
multiples savoirs dont ceux de la philosophie, de la psychanalyse et de la médecine.
Il affirme aussi avoir une longue expérience de la cure analytique. Paul B. Preciado
a réalisé une transition du genre féminin vers le genre masculin. De son genre
féminin reste dans son nom une lettre : le B de Beatriz. Preciado soutient l’idéal
de la fluidité du genre qui lui a permis de passer du genre féminin au masculin
grâce à l’usage de la testostérone, mais il précise qu’il n’est pas un homme blanc
comme un autre car il met en scène sa transition et qu’il peut à tout moment
retourner au féminin puisque, pour cela, il lui suffit d’arrêter la prise d’hormones
176 Lacan presque queer

mâles. Depuis 2013 le philosophe tient à travers le journal Libération une chro-
nique publique de sa transition sexuelle et de genre. Un acte présenté par
ce journal comme « un acte politique contre les normes identitaires, la puissance
du pouvoir, la puissance du pouvoir patriarcal et du capitalisme » (Libération,
16 mars 2019).
3. L’École de la Cause freudienne (ecf) fut édifiée par Jacques-Alain Miller en
1981 à la suite de la dissolution de École freudienne de Paris dont Jacques Lacan
avait été le fondateur en 1964. En janvier 1992 Miller a fondé l’Association
mondiale de psychanalyse (amp) à laquelle étaient rattachées en 2021 huit écoles,
mais aussi des groupes, des bibliothèques et autres institutions diffusant l’enseigne-
ment de Lacan. Cinq écoles sont en Europe, trois en Amérique latine. Le succès
du projet mondialiste de Jacques-Alain Miller confirme ses qualités d’enseignant
et d’organisateur. Son influence en fait le leader de cet immense appareil culturel
réunissant au plan international une des foules de psychanalystes les plus
nombreuses et dont il oriente le style, les points de vue cliniques, éthiques et
politiques.
4. Enveloppé dans le manteau de Franz Kafka, Paul B. Preciado adapte le titre
d’une nouvelle de l’écrivain austro-hongrois intitulée Rapport pour une académie,
dans laquelle un singe jadis capturé a appris les manières de faire des hommes et
prononce une conférence pour une assemblée de savants à qui il raconte l’histoire
de sa transition le conduisant de sa première cage au nouvel enfermement que sont
pour lui ces nouvelles manières de faire. Texte d’abord publié par Martin Buber
dans sa revue Der Jude en 1917.
5. « Nous sommes en phase de sortie de l’âge du Père », affirme J.-A. Miller dans
la quatrième de couverture qu’il a rédigée pour la publication du Livre VI du
Séminaire de Lacan Le désir et son interprétation (Paris, Éditions de La Martinière,
2013). Cette affirmation est une interprétation du séminaire que Lacan a
prononcé dans l’année 1958-1959. « Lacan parle de nous », conclut Miller en
2013, imputant une sorte de vertu prophétique à ce séminaire séparé de sa publi-
cation par plus de cinquante ans. Observons que l’idéal promu par Miller pour
construire l’amp dont il est le leader, à savoir celui de l’École Une, pourrait paraître
contradictoire avec son diagnostic concernant l’idéal du multiple qui pour
l’époque accompagnerait la sortie de l’âge du père.
6. Virginie Despentes est une écrivaine française dont la notoriété est très impor-
tante. Elle a publié de nombreux ouvrages dont certains ont trouvé leur adaptation
cinématographique ou télévisuelle, dont les trois volumes de la série Vernon
Subutex (2015-2017). Elle écrit dans plusieurs magazines, multiplie les prix litté-
raires dont le prix Renaudot, a participé au jury du prix Femina et fut élue à
l’académie Goncourt dont elle a ensuite démissionné. En soutenant le courant
MeToo elle a notamment participé au boycott de la cérémonie des Césars de 2020
marquée par le départ très remarqué de l’actrice Adèle Haenel au motif de la
nomination du réalisateur Roman Polanski, accusé de viol. Par ailleurs, Virginie
Despentes indique être devenue lesbienne à l’âge de 35 ans et fut la compagne de
Paul B. Preciado. Ses romans (dont le dernier intitulé Cher connard, en cette
rentrée 2022) sont publiés chez Grasset. De même donc que le Rapport pour une
académie de psychanalystes de Paul B. Preciado.
7. Judith Butler est une philosophe américaine (professeure de rhétorique et de
littérature comparée à l’université de Californie à Berkeley). Une des reines de la
théorie du genre. Elle a publié de nombreux ouvrages sur la philosophie, la psycha-
nalyse, le féminisme et la théorie queer, dont en 1990 Gender Trouble Feminism
Notes de l’ouvrage 177

and the Subversion of Identity. Ouvrage jugé comme fondamental pour le champ
des études féministes, gay et lesbiennes. Son succès international est affirmé dans
le champ universitaire et au-delà. La version française de ce titre, Trouble dans le
genre, est publiée aux éditions La Découverte (Paris, 2006) avec une préface d’Éric
Fassin (professeur de sociologie à l’université de Paris VIII Vincennes-Saint-
Denis). Lesbienne, Judith Butler se définit aussi comme non binaire. Dans sa
conférence de 2019 que Preciado lui dédie, il confie que son amie J. Butler est
inscrite au registre de l’état civil de Californie comme personne de genre non
binaire.
8. P.B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de
psychanalystes, Paris, Grasset, 2020.
9. Ibid., p. 12.
10. Éric Marty est écrivain et professeur de littérature française contemporaine à
l’université de Paris ; il est notamment l’éditeur des œuvres complètes de Roland
Barthes.
11. Bernard-Henri Lévy, ancien élève de l’ens, écrivain, philosophe, chroniqueur,
cinéaste. Il a fondé en 1990 la revue La règle du jeu ; son influence sur la scène des
lettres, des médias et même de la politique étrangère française est très
importante.
12. Lacan Quotidien, n° 927, 29 mars 2021. Cette revue en ligne indique qu’elle
est visitée plus de deux mille cinq cents fois par jour. Elle est dirigée par Eve Miller
Rose, présidente de Navarin éditeur, fille de Judith et de J.-A. Miller.
13. Une lecture attentive de Trouble dans le genre emporte en effet la perplexité du
lecteur de Lacan, comme il en est, par exemple, face à cette affirmation de Butler
concernant la généalogie de la différence des sexes selon un Lacan que je dirais
introuvable : « [Lacan] pose le rapport entre les sexes en des termes qui révèlent
que le “je” qui parle est un effet masculinisé du refoulement ; ce “je” se présente
sous les traits d’un sujet autonome et qui se fonde lui-même, mais dont la cohé-
rence même est mise en question par les positions sexuelles que le sujet exclut au
cours du processus de formation de l’identité […] Le sujet masculin a seulement
l’air d’être à l’origine des significations et, partant, de signifier. Son autonomie,
dont il serait lui-même le principe fondateur, cherche à camoufler le refoulement
qui est à son fondement et qui, en même temps, rend toujours possible sa remise
en cause. Mais la production de sens est un processus qui requiert que les femmes
reflètent le pouvoir masculin et qu’elles rassurent constamment ce pouvoir sur la
réalité de son autonomie illusoire » (J. Butler, Trouble dans le genre, op. cit.,
p. 128). Cette position assurant qu’il reviendrait à la femme de rassurer le
masculin sur son identité, son pouvoir, son autonomie me paraît imputée bien à
tort à Lacan et semble plus sûrement être un point de vue de J. Butler elle-même
comme il en est d’une théorie de la mélancolie du genre qui se déduirait, selon la
philosophe, d’un douloureux abandon d’une homosexualité originaire par ceux
qui sont sujets à l’hétérosexualité. Théorie qui fait dire à Bourlez que, plus que
ceux de l’œdipe et de l’inceste, le tabou le plus important est pour Butler celui de
l’homosexualité. Rien de tel chez Lacan. Je reviendrai plus longuement dans mon
postlude sur cette idée, et plus généralement sur le lien que peut entretenir
J. Butler avec la psychanalyse. Mais aussi sur sa lecture de Lacan et in fine sur la
solution qu’elle propose pour sortir de l’impérialisme androcentrique du phallus.
14. Sur ce point on pourra se rapporter à l’ouvrage de François Cusset, French
Theory (Paris, La Découverte, 2003). L’historien des idées y raconte tout ce que la
notion de French Theory doit à la réception des conférences prononcées aux

Licence eden-1639-152237-48722 accordée le 15 novembre 2023 à


wedencleyalvessantana
178 Lacan presque queer

États-Unis à la fin des années 1960 par des philosophes français dont Derrida,
Foucault, Deleuze, Guattari mais aussi Lacan. Tous invités outre-Atlantique, par
des départements de littérature qui cherchaient à revaloriser leur discipline, dans
le cadre privé d’universités soumises à des règles de concurrence leur imposant de
produire ou d’importer sans cesse du nouveau. D’où l’idée de poststructuralisme
promue aux États-Unis, à la suite des quelques événements culturels supposés
réunir la pointe la plus avancée de l’intelligentsia française. Parmi ces manifesta-
tions, on distingue le symposium de l’université Johns Hopkins de Baltimore
(d’octobre 1966) pour son rôle fondateur de la notion de poststructuralisme, et en
particulier l’intervention de J. Derrida, n’ayant à ce moment encore que peu
publié en France, mais prêt à se distinguer aux États-Unis par sa critique du struc-
turalisme alors dominant à Paris. Et notamment par sa critique des travaux de
Claude Lévi-Strauss, dont plus précisément la très belle introduction à l’ouvrage
de M. Mauss (Sociologie et anthropologie, Paris, Puf, 1950) rédigée par l’anthropo-
logue. Introduction très souvent commentée par mes soins, et où j’ai cru décou-
vrir, pour notre communauté, la source même de la théorie du Nom-du-père chez
Lacan dont je vois mal comment une relecture queer de la psychanalyse pourrait
bien se passer, pour ne pas risquer cette sorte de méconnaissance théorique qui
gauchit volontiers la critique queer de la théorie lacanienne du père, et qui gauchi-
rait donc toute clinique psychanalytique conduite à s’en passer. Bref, si le moment
structuraliste fut et reste assez mal connu par ces départements américains
emportés par leur idéal du post, l’ouvrage de Cusset raconte aussi la multiplicité
des usages politiques et hors universitaires de cette série de conférences françaises
qui ont circulé dans les milieux de l’avant-garde américaine parmi les peintres, les
poètes, les musiciens ou les cinéastes. Avant-garde assez peu compétente du point
de vue de la lecture des textes post en question, mais dont elle a pourtant popularisé
l’existence, au prix de quelques incompréhensions majeures. Incompréhensions
d’ailleurs assez peu critiquées aux États-Unis, où domine la notion de récit, négli-
geant volontiers la lecture canonique du texte au profit de la valorisation de la
pluralité des lectures. Pluralité supposée propice à l’invention, et à la production
d’une sorte de multiplicité de troubles dans le texte, politiquement appréciée car
se motivant des différents traits caractérisant non pas le texte lui-même, mais
l’identité du lecteur (sa position sociale, son genre, ses pratiques sexuelles, son
origine, sa couleur de peau, etc.). En l’espèce, le choix serait donc pour les avant-
gardes américaines de préférer la multiplicité des lectures à l’ordre du texte
lui-même, ou au respect de sa rigueur originaire. De ce point de vue, on prend
facilement la mesure de la sorte de distance séparant l’ethos idéal des intellectuels
français de celui des Américains, même si les premiers ont quelquefois entretenu
une sorte de complaisance avec leurs relectures américaines qui leur ouvraient
notamment un marché très intéressant. Plus particulièrement, on comprend aussi
que le maniement quelquefois surprenant des textes de Lacan par Butler, souligné
par Marty et vérifié (supra et en postlude), n’est donc pas quelque chose de spéci-
fique à l’auteur du Trouble dans le genre, mais qu’il gauchit pourtant son travail.
15. Je reviendrai en effet dans mon postlude sur la malheureuse lecture critique
que fait Judith Butler de deux textes de Lacan, et de quelques concepts fondamen-
taux comme ceux du Nom-du-père ou du phallus. On y verra aussi ce qui sépare
son interprétation d­ ’Antigone de celle de Lacan, et tout ce qui s’en déduit.
16. Voir mon travail sur l’histoire de la pensée de Lacan et notamment mes
ouvrages disponibles en plusieurs langues : M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences
sociales. Le déclin du père, Paris, Puf, 2001 ; Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à
Notes de l’ouvrage 179

Freud, Paris, Puf, coll. « Philosophie d’aujourd’hui », 2003 ; La question féminine,


de Freud à Lacan. La femme contre la mère, Paris, Puf, coll. « Philosophie d’au-
jourd’hui », 2010 ; Les mythologiques de Lacan, vol. 1, La prison de verre du
fantasme : Œdipe roi, Le diable amoureux, Hamlet, Toulouse, érès, 2017 ; Les
mythologiques de Lacan, vol. 2, Œdipe assassiné ? Œdipe roi, Œdipe à Colone, Anti-
gone ou l’inconscient des modernes, Toulouse, érès, 2019.
17. Évoquant l’invitation faite à Preciado, Miller indique : « Il faut croire que les
dirigeants actuels de l’École de la Cause freudienne, qui fut jadis portée par moi et
par les miens sur les fonts baptismaux avant d’être adoptée par Lacan, avaient le
nez fin, puisqu’ils invitèrent à prendre la parole aux journées annuelles 2019 de
l’école, dans le grand amphithéâtre du palais des Congrès à Paris, le fameux trans
Paul B. Preciado, coqueluche des médias woke, qui accepta de bonne grâce »
(Lacan Quotidien, n° 928, 2021). Les médias woke évoquent les médias les plus
éveillés quant à la domination des minorités de toutes sortes.
18. Le titre « docile au trans » (avril 2021) de Miller, qui visait à expliciter la posi-
tion à occuper pour les psychanalystes d’aujourd’hui au regard des personnes trans,
s’inspire de celle de Freud qui fut au moins pour une part docile à l’hystérie fémi-
nine. Et du coup, le titre semble suggérer d’emblée quelque rapprochement
possible entre la transidentité et l’hystérie. Deux catégories qui ne sont d’ailleurs
cliniquement peut-être pas sans rapport, même si je crois que la transidentité ne
participe pas d’une seule structure freudienne puisque, si l’on y rencontre des
personnes plutôt sujettes à la psychose, d’autres le sont à la névrose. Mais actuel-
lement, il est souvent de bon ton de rejeter la pertinence épistémologique des
structures freudiennes. Je n’entre pas plus avant dans le débat clinique et signale
juste que le texte de Miller a déclenché une cascade d’articles de son école, notam-
ment réunis pour publication dans un très épais numéro de Lacan Quotidien, et
plusieurs interventions de psychanalystes de l’ecf sur la chaîne TV Lacan. Le
thème est donc lancé en France et à l’international, comme le confirme par
exemple le tweet de Miller du 17 mai 2021 annonçant qu’il a communiqué par
Zoom avec les amis russes du Champ freudien sur les fondements de la psycha-
nalyse au temps des trans.
19. Film français de Sébastien Lifshitz réalisé en 2020.
20. Faut-il accéder à la demande manifeste des enfants trans par quelques inter-
ventions médicales, pas toujours vraiment réversibles, et stopper leur puberté en
attendant le moment légal de leur transition (16 ou 18 ans selon les pays), ou ne
pas accéder à cette demande en tablant sur le fait que le sujet pourrait bien varier
en quelques années quant à son choix pour la transition ? Voilà grossièrement
indiquée la question qui divise aujourd’hui les spécialistes, dont des psychanalystes
prompts à rappeler qu’élever un enfant avec amour, c’est lui apprendre que tout
n’est pas possible, et que, pour l’enfant, la prégnance du désir de la mère est telle
que la demande de l’enfant n’est le plus souvent rien d’autre que le symptôme du
désir de la mère. D’autres considèrent que la certitude de l’enfant doit primer, et
qu’il ne sert à rien de reconduire sa douleur en attendant qu’il veuille bien se
conformer à la norme biologique de son corps, ou encore en attendant qu’il
atteigne une sorte de majorité, mal définie, lui permettant d’engager lui-même sa
transition.
21. John William Money, d’origine néo-zélandaise, formé à l’université de Harvard,
fut professeur à la Johns Hopkins University School of Medicine jusqu’en 2006.
22. P.B. Preciado, Je suis un monstre qui vous parle, op. cit., p. 93.
180 Lacan presque queer

23. Ibid., p. 42.


24. Ibid., p. 102.
25. L. Le Corre, L’homosexualité de Freud, Paris, Puf, 2017. La lecture de ce bel
ouvrage fera découvrir une cartographie véritablement très bien faite, du point de
vue de Freud, sur ce que j’appellerai la question homosexuelle. Point de vue
surplombé par ce que le découvreur appelait son « androphilie » et démentant
l’idée fort commune, mais scientifiquement sans fondements, selon laquelle le
champ psychanalytique serait entièrement tourné contre le choix homosexuel. Le
texte de Le Corre démontre qu’au moins pour Freud, il n’en fut rien. Et que,
même si l’on peut rester réservé sur quelques aspects de la pertinence scientifique
du corpus freudien sur ce thème, ce qui frappe, c’est plutôt la sorte de préjugé
favorable dont témoigne Freud, au moins pour l’homosexualité au masculin, et
plus généralement pour le masculin tout court. Quoi qu’il en soit des recherches
qui restent à développer sur cette question, il faut donc bien apercevoir que la
publication de l’ouvrage de Lionel Le Corre livre des résultats scientifiques qui
devraient être maintenant incontournables pour tous ceux qui s’interrogent sur la
situation de la question homosexuelle au regard de la découverte de Freud, qu’il
s’agisse de philosophes ou de psychanalystes, gay ou pas.
26. J. Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre du désir » (1958), dans Écrits, Paris,
Le Seuil, 1966, p. 754.
27. S. Freud, « Charcot » (1893), dans Résultats, idées, problèmes I, Paris, Puf,
1984, p. 63.
28. P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998.
29. M. Zafiropoulos, La question féminine, de Freud à Lacan…, op. cit.
30. C’est pourquoi ce sont elles qui demandent le plus souvent le divorce, alors
même que leur situation économique est le plus souvent beaucoup plus précaire
que celle des hommes.
31. Voir notamment sur ce point le « postlude » de mon ouvrage La question
féminine (op. cit.).
32. « La femme […] se trouve prise dans un dilemme insoluble, autour de quoi il
faut placer toutes les manifestations-types de sa féminité, névrotiques ou pas. Pour
ce qui est de trouver sa satisfaction, il y a d’abord le pénis de l’homme, ensuite par
substitution, le désir de l’enfant. Je ne fais ici qu’indiquer ce qui est courant et
classique dans la théorie analytique. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’en fin
de compte, elle n’obtient une satisfaction aussi foncière, aussi fondamentale, aussi
instinctuelle, que celle de la maternité, aussi exigeante d’ailleurs, que par les voies
de la ligne substitutive. C’est pour autant que le pénis est d’abord un subs-
titut – j’irai jusqu’à dire un fétiche – que l’enfant lui aussi par un certain côté est
ensuite un fétiche. Voilà les lois par lesquelles la femme rejoint ce qui est, disons,
son instinct et sa satisfaction naturelle.
Inversement, pour tout ce qui est dans la ligne de son désir elle se trouve liée à la
nécessité impliquée par la fonction du phallus, d’être, jusqu’à un certain degré qui
varie, ce phallus, en tant qu’il est le signe même de ce qui est désiré… Le fait
qu’elle s’exhibe et se propose comme objet du désir, l’identifie de façon latente et
secrète au phallus, et situe son être de sujet, comme phallus désiré, signifiant du
désir de l’Autre. Cet être la situe au-delà de ce que l’on peut appeler la mascarade
féminine, puisqu’en fin de compte, tout ce qu’elle montre de sa féminité est préci-
sément lié à cette identification profonde au signifiant phallique, qui est le plus lié
à sa féminité » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre V [1957-1958], Les formations de
l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 350, souligné par moi).
Notes de l’ouvrage 181

33. « Seul le rapport au fils apporte à la mère une satisfaction sans restriction ; c’est
en fin de compte, de toutes les relations humaines, la plus parfaite, celle qui est la
plus exempte d’ambivalence. Sur le fils, la mère peut transférer l’ambition qu’elle
a dû réprimer chez elle, attendre de lui la satisfaction de tout ce qui lui reste de son
complexe de masculinité. Le mariage lui-même n’est pas assuré tant que la femme
n’a pas réussi à faire de son mari aussi son enfant, et à agir à son égard le rôle de la
mère » (S. Freud, « La féminité » [1932], dans Œuvres complètes, vol. XIX, Paris,
Puf, 1995, p. 217).
34. J’aborderai dans cet ouvrage cette question de la sublimation, notamment
pour ce qu’il en est de l’amour courtois, mais on verra aussi tout ce qui sépare
Freud de Lacan sur la place à donner à la sublimation, dans les fins d’analyse ou,
mieux dit, dans les buts de la psychanalyse.
35. C’est ainsi le cas d’une publication récente indiquant : « S’il fallait en prendre
un seul exemple, la réinvention de l’autorité passe certainement par la remise à sa
juste place de la police » (J.-P. Lebrun, A. Eraly, Réinventer l’autorité, Toulouse,
érès, 2021). Bien obligé d’ajouter, à cette idée de restaurer l’autorité de la police,
celle de réinventer la justice, comme en témoignait un éditorial du fondateur de
l’Association lacanienne internationale intitulé « La soif des altérés du discerne-
ment », publié le 4 mai 2021, et commenté sur le réseau social Facebook par
l’avocat à la cour Nathanaël Majster sous le titre « Lacan avec Sarah Halimi ».
L’éditorial critiquait vertement le jugement de la cour d’appel de Paris tranchant
en faveur de l’irresponsabilité de l’auteur d’un atroce homicide, perpétré en 2017
contre une femme retraitée d’origine juive et défenestrée par un homme de culture
musulmane. Examiné par un collège d’experts psychiatres concluant à un acte
réalisé sous l’empire d’une bouffée délirante, la Cour de cassation avait rejeté le
pourvoi des parties civiles. En rédigeant son éditorial dans un moment d’émotion
particulièrement forte de l’opinion, le fondateur de l’ali rompait donc avec ses
collègues psychiatres, dont le docteur Paul Bensussan qui avait examiné l’assassin
et qui défendait selon l’éthique médicale la conclusion du collège. Le crime était
odieux, et le criminel restera pour de longues années dans l’enfermement psychia-
trique de manière beaucoup plus certaine que dans l’enfermement des prisons,
confirmait le docteur Bensussan, car, là, pas de remise de peine plus ou moins
automatique. Enrôlant Lacan dans sa critique, l’avocat Nathanaël Majster, repre-
nant le fondateur de l’ali qu’il qualifiait comme « un des meilleurs cliniciens
français, qui a formé des générations de psys, bras droit du psychanalyste Jacques
Lacan », ajoutait donc à l’idée de réinventer l’autorité de la police avec la psycha-
nalyse, celle de réinventer la justice dans une perspective qui laisse perplexe. Et il
est permis d’insister, car le psychanalyste qui fut effectivement très proche de
Jacques Lacan était médecin psychiatre, mais également le fondateur de l’Associa-
tion lacanienne internationale. Il a aussi mis en place l’École pratique des hautes
études en psychopathologie (ephep) dont il était le doyen. Il avait donc d’amples
responsabilités d’enseignant, et ses textes font non seulement autorité pour une
part importante des membres de l’association qu’il présidait, mais ils sont aussi
susceptibles d’être enseignés aux élèves qui suivent les cursus de l’école qu’il a créée.
L’influence de l’ali se développe au plan international dans une vingtaine de pays.
Compte tenu de cette influence, j’ai cru déjà devoir critiquer de manière assez
détaillée l’orientation de ces cliniciens que je dirais déclinomanes, dans mon
ouvrage Du Père mort au déclin du père de famille. Où va la psychanalyse ? (Paris,
Puf, 2014) et notamment dans les chapitres III et VII intitulés : « De quoi la
théorie du déclin du père est-elle le nom ? » Cette présente note est donc une
182 Lacan presque queer

espèce de mise à jour de ma critique de 2014, d’autant plus nécessaire que l’enrô-
lement de la psychanalyse à des visées réactionnaires est venu se confirmer dans
l’organisation d’une journée d’étude de l’ali du 15 octobre 2016 dont l’intitulé
bienveillant était « Quelle est la nature de la souffrance avec et pour les enfants de
l’immigration ? » Cette journée de l’École pratique des hautes études en psycho-
pathologie s’est tenue à la faculté de médecine de Clermont-Ferrand en présence
du recteur de l’académie, du doyen de l’ufr de médecine, du directeur conseil de
l’ephep, du Doyen fondateur de l’école et de nombre de psychanalystes à la fois
psychiatres, pédopsychiatres, psychologues, etc. À ne pas simplement s’en tenir à
lire le titre curieusement rédigé de cette journée, on découvre son argument scien-
tifique dont l’envoi, prélevé sous la plume du doyen souvent, est ainsi formulé :
« La question est de savoir si nous avons une langue commune avec l’enfant d’im-
migré. » Et dans son intervention, le psychanalyste vient apprendre à l’assistance
qu’en réalité ces enfants n’ont « pas de langue ».
Mais de quelle catégorie d’enfants d’immigrés s’agissait-il ? Eh bien, de ceux qui
vivent dans des foyers où « on parle un langage qui, dans le meilleur des cas, est
l’arabe dialectal ». L’intervention se déroule, et l’on apprend que les enfants de
cette immigration-là se constitueraient subjectivement dans un système sémiolo-
gique qui ne relèverait pas du signifiant « mais de celui du signe ». « C’est-à-dire
qu’il n’y a pas de métaphore ni de métonymie », affirmait le doyen, à propos de
l’arabe dialectal, devenu sous sa plume un système inapte à « distinguer, par
exemple, homme et femme », mais bien propre à engendrer une sorte de groupe
social qui serait formé de semblables « homosexués » organisés dans une relation
« persécutive et paranoïaque ». Alors, j’ai déjà eu l’occasion de critiquer non pas les
personnes (qui, quelles que soient leurs positions, ne se confondent pas avec elles
et ont donc toujours droit au respect), mais cet effroyable glissement théorique
allant du père inconscient (qui est celui de la psychanalyse) au père immigré,
inculpé pour développer ici une clinique des violences sociales qui caractériseraient
notre actualité. J’espérais ne pas avoir à y revenir. Malheureusement, ces formula-
tions concernant notamment le déficit symbolique des enfants de musulmans
forcent à reprendre cette critique, pour faire apercevoir jusqu’à quelle sorte de
discrimination peut conduire la théorie du déclin du père, alors clairement loca-
lisée en sa morbidité foncière, chez le fils de l’immigré musulman. Plus générale-
ment, j’ai déjà dit aussi que cette théorie du déclin du père est volontiers soutenue
par des psychanalystes des beaux quartiers. Et qu’elle visait spécialement les enfants
de l’au-delà du périphérique. Cette fois nous y étions clairement. Et l’on peut alors
se demander dans quelle mesure l’intervention du 15 octobre 2016 du doyen était
annonciatrice de son éditorial du 4 mai 2021, comme de sa reprise par notre
avocat à la cour, concluant très crûment qu’à lire le bras droit de Lacan, on
comprend que c’est en effet le texte coranique qui a servi au criminel de guide dans
l’action. Nous sommes au cœur des questions d’éthique de la psychanalyse, et nous
apercevons que les débats internes au champ psychanalytique ont pour des tas de
raisons, et quoi qu’on veuille, une influence sur ce que l’on appellera ici l’opinion,
cherchant à trouver quelques rallonges cliniques ou savantes à quelques prises de
position politiques.
36. M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales…, op. cit. et Du Père mort au
déclin du père de famille…, op. cit.
37. J. Lacan, « Les complexes familiaux » (1938), dans Autres écrits, Paris, Le Seuil,
2001.
Notes de l’ouvrage 183

38. Je rappellerai donc que la théorie du déclin du père est une théorie sociologiste
du Lacan d’avant Freud ou du Lacan d’avant sa rencontre avec Lévi-Strauss. Un
Lacan d’avant sa conversion au structuralisme ou d’avant son retour à Freud. Un
Lacan qui expliquait ce déclin de la valeur sociale de l’imago paternelle par la théorie
de Durkheim, qui avait formulé, dans son cours de Bordeaux, ce qu’il appelait la
loi de la contraction familiale. Loi qui aurait fait passer la famille occidentale de
ses formes larges et harmonieuses au résidu de famille que Durkheim croyait (mais
à tort) avoir sous les yeux, non pas dans notre monde hypermoderne évidemment,
mais dans la société conjugale du xixe siècle, qu’il considérait – parce que conju-
gale et non plus domestique – comme une société grosse d’anomie et de patho-
logies morbides, au premier rang desquelles le suicide. Parti à la recherche d’une
suppléance scientifique à la théorie du Père mort et inconscient de Freud qu’il
jugeait par trop mythologique, le Lacan de 1938 lui a donc substitué cette figure
sociologique du père de famille, participant plus largement aux « conditions
sociales de l’œdipisme », dont il affirmait encore la portée clinique en 1950. Et
l’enjeu de ce geste fut décisif, puisqu’il ouvre à l’évolution sociohistorique des
névroses. Mais cette théorie lacano-durkheimienne du déclin de l’imago paternelle
a perdu toute crédibilité anthropologique puisque l’on sait depuis les années 1975
(compte tenu des recherches de terrain historiques et démographiques, menées
d’abord par l’École de Cambridge puis par les chercheurs de l’Europe du Sud),
qu’en Europe la forme dominante de la famille fut de tout temps et en tous lieux
la forme conjugale. Ainsi, on sait, ou on devrait savoir, qu’il n’y eut jamais de
contraction historique de la famille en Occident. Autant dire que la théorie lacano-­
durkheimienne du déclin social de l’imago du père, comme donc ses incidences
cliniques, a perdu ses assises anthropologiques depuis près de cinquante ans.
Et c’est pour une grande part à l’ignorance de l’avancée du savoir en sciences
sociales sur ce point que cette thèse du déclin du père doit aujourd’hui encore sa
reconduction dans le champ freudien.
Alors je m’attarde sur cette question du déclin des sociétés occidentales et plus
particulièrement sur celle du déclin du père car, énoncée par le jeune Lacan, elle
émergea dans l’ambiance des années 1930 où les jeunes intellectuels de droite,
dont ceux de l’Action française, étaient prompts à promouvoir l’amour du roi et
de l’autorité, contre les méfaits de la République ou de la démocratie, et plus
généralement contre ce qu’ils appelaient le déclin de l’Occident selon le titre de
l’ouvrage d’Oswald Spengler (Paris, Gallimard, 1931 et 1933). Spengler qui reste
comme l’un des inspirateurs de l’idéal de la révolution conservatrice, anticapitaliste
et nationaliste préparant ces formes autoritaires de l’État qui allaient prendre en
Europe le visage totalitaire du nazisme et du stalinisme.
Côté stalinien, on peut remarquer qu’un des chantres de l’hypermodernité, le
célèbre sociologue Zygmunt Bauman (1925-2017, professeur à l’université de
Leeds) qui voyait de la liquidité morbide partout, affirmait en contrepartie aper-
cevoir le moment « dur » des structures sociales dans le rétroviseur de sa longue vie
– où nous l’apercevons effectivement comme un redoutable commissaire politique
au sein des services de renseignement militaire staliniens dont nous n’avons aucun
doute sur la solidité. Solidité aujourd’hui bien actualisée par la version de l’autorité
guerrière de son collègue du kgb, incarnant le maître de la Russie moderne, et
parti pour le malheur de l’Europe dans une sanglante guerre de conquête mobili-
sant au passage les idéaux de l’orthodoxie. Russie, à propos de laquelle il faut donc
admettre qu’après plus de quatre-vingts ans de communisme visant en particulier
à faire advenir un homme nouveau, c’est-à‑dire un homme sans Dieu, elle est, sous
184 Lacan presque queer

nos yeux et avec une vitesse foudroyante, redevenue très orthodoxe et très impé-
rialiste. Ce qui oblige au passage et une fois de plus à conclure à l’idée simple selon
laquelle l’homme sans Dieu n’a jamais existé, ni en urss ni dans les sociétés hyper-
modernes, et que nous sommes donc fondés à demander à nos collègues évolution-
nistes si, là aussi, dans cette Russie moderne menant aujourd’hui une impitoyable
guerre de conquête au cœur même de l’Europe, ils aperçoivent encore une sorte de
société liquide avec son déclin du père, selon la logique quelquefois compulsive de
ce diagnostic. Diagnostic dont l’ambition universelle suffirait d’ailleurs à le disqua-
lifier, au moins du point de vue des sciences sociales, dont la psychanalyse. Si de
ce point de vue historique on sait que le jeune Lacan du déclin du père avait bien
fréquenté quelque cercle de l’Action française, et si j’ai déjà fait remarquer que son
beau diagnostic du père humilié de 1938 est moins le résultat d’une rigoureuse
observation clinique que de sa passionnante lecture de Claudel – pour qui la
République fut une injure à l’amour du père, du pape et de l’aristocratie –, j’ai
souvent dit aussi que ce fut une des grandeurs de Lacan de se déprendre de ce
tropisme réactionnaire superbement incarné par le poète, pour laisser là sa théorie
évolutionniste de la valeur du père et épouser à partir de 1953 la théorie de la
fonction symbolique de Lévi-Strauss, d’où Lacan déduit que le père inconscient est
un pur signifiant. Un signifiant à valeur zéro, le Nom-du-père, un signifiant d’ex-
ception qui selon Lévi-Strauss « permet à la pensée symbolique de s’exercer »
(« Introduction » dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. XLIV). Ma
thèse sur ce point est que l’invention de la notion de Nom-du-père par Lacan est
un effet de l’importation, dans le champ freudien, de cette notion de signifiant à
valeur zéro, aperçue par le psychanalyste dans ce texte de Lévi-Strauss de 1950.
Mais si l’invention théorique du signifiant à valeur zéro revient donc à l’anthropo-
logue, c’est bien le psychanalyste qui, par le biais de sa clinique des psychoses, a
apporté la preuve du bien-fondé de la fonction imputée, par Lévi-Strauss, à ce
signifiant d’exception, à savoir « permettre à la pensée symbolique de s’exercer ».
Puisque, lorsque ce signifiant (baptisé Nom-du-père chez Lacan) existe dans l’uni-
vers symbolique du sujet, la pensée s’exerce selon la logique des névroses. Et lors-
qu’il en est absent, la pensée s’exerce selon la logique des psychoses. Au passage, je
rappelle d’ailleurs que l’absence, ou la forclusion, du signifiant du Nom-du-père
pour un sujet est évidemment compatible avec la présence de la personne du père
dans la famille. Inversement, l’absence du père dans la famille peut être compatible
avec la présence de ce signifiant dans l’inconscient du sujet. Il ne faut donc pas
confondre le Nom-du-père (comme signifiant) avec le père de famille, au risque de
confondre la psychanalyse avec une psychologie environementaliste, et le fils de
famille avec ce qu’il incarne à l’occasion, à savoir le sujet de l’inconscient, qui se
déduit des lois de la parole et du langage.
C’est dans ce que j’appelle son transfert à Lévi-Strauss que Lacan devint structu-
raliste et freudien sur la question du père. Car quoi de plus symbolique en effet
que le père mort ? D’où le fait que selon moi le Lacan du séminaire intitulé Le désir
et son interprétation (1958-1959) est assez peu compatible avec l’idée devenue très
actuelle selon laquelle nous serions en phase de sortie de l’âge du père, comme il est
indiqué par Miller au dos de la publication dudit séminaire, prononcé par Lacan
il y a plus d’un demi-siècle. Car, pour ce qu’il en fut de situer l’évolution de la
figure inconsciente du père à la période de ce séminaire, Lacan ne cherchait plus à
évaluer la valeur sociale du chef de famille, mais plutôt sa valeur signifiante dont
il tentait de situer la place, tout au long des déboîtements mythiques (ou religieux)
qu’a connus l’histoire mythologique des sociétés occidentales. En ce sens, je serai
Notes de l’ouvrage 185

beaucoup plus proche de l’autre idée de Miller, affirmant dans le même texte que
Lacan comprend enfin le Père comme un symptôme. Et par là, Lacan rejoignait
d’ailleurs, et de manière saisissante, le Freud de Moïse et le monothéisme. Dans cette
logique s’explique aussi assez bien que Lacan ait revisité en 1961 la question du
père humilié en retournant à la tragédie de Claudel qu’il traite comme un mythe.
39. Depuis sa conversion au structuralisme, Lacan redevenu freudien en ce point
brocarde ceux qui dans « leur quête d’“environnement” […] errent comme âmes
en peine de la mère frustrante à la mère gavante… [ou encore errent] dans cette
recherche sur une carence paternelle dont la répartition ne laisse d’inquiéter entre
le père tonnant, le père débonnaire, le père tout-puissant, le père humilié […] »
(J. Lacan, « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la
psychose » (1957-1958), dans Écrits, op. cit., p. 578). Mais il serait faux de croire
pour cela que l’idée de la carence paternelle ne réapparaît plus du tout chez Lacan
puisqu’en 1972 il la reprend en ces termes-là : « É-pater. On s’est beaucoup inter-
rogés sur la fonction du pater familias. Il faudrait centrer mieux ce que nous
pouvons exiger de la fonction du père. Cette histoire de carence paternelle,
qu’est-ce qu’on s’en gargarise ! Il y a une crise, c’est un fait, ce n’est pas tout à fait
faux. Bref, l’é-pater ne nous épate plus. C’est la seule fonction véritablement déci-
sive du père » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIX (1971-1972), …ou pire, Paris,
Le Seuil, 2011, p. 208). Mais est-ce si grave ? Il poursuit avec un tranchant humo-
ristique qui indexe l’homme d’expérience : « J’ai déjà marqué […] que si le père
était un législateur, ça donnait comme enfant le président Schreber, rien de plus.
Sur n’importe quel plan, le père c’est celui qui doit épater la famille. Si le père
n’épate plus la famille, naturellement on trouvera mieux. Il n’est pas forcé que ce
soit le père charnel, il y en a toujours un qui épatera la famille dont chacun sait
que c’est un troupeau d’esclaves. Il y en aura d’autres qui l’épateront. »
40. Voir M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, op. cit.
41. Voir M. Zafiropoulos, Du Père mort au déclin du père de famille…, op. cit.
42. J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences
humaines », conférence prononcée au colloque international de l’université Johns
Hopkins (Baltimore) sur Les langages critiques et les sciences de l’homme, le
21 octobre 1966. Paru dans L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.
43. Mais si l’on veut bien retenir que le Père chez Lacan est ce signifiant à valeur
sémantique zéro qu’il baptise Nom-du-père à Rome en 1953, on comprendra que
ce signifiant est de statut multiple puisqu’il trouve d’autres Noms dans d’autres
cultures (le hau chez les Maoris, le mana en Polynésie, etc.) et que cette multipli-
cité ne caractérise donc en rien notre actualité comme on le dit souvent. La notion
de mana, au fondement de la magie et de la religion, est l’émanation de la puis-
sance spirituelle du groupe et contribue à le rassembler. Le mana est, selon Mauss,
créateur de lien social.
44. Pour ce qu’il en est du patriarcat dont on croit toujours apercevoir le para-
digme de carton-pâte dans l’Antiquité romaine et ses grandes familles, il faut
revenir à la leçon des historiens car qu’est-ce donc au juste que la famille romaine ?
« Ce n’est pas, en dépit d’une légende que Yan Thomas a entrepris de ruiner, un
clan, une grande famille patriarcale, la gens, ou un affaiblissement et un émiette-
ment de cette vaste unité archaïque. Le père de famille n’a pas cessé peu à peu d’en
être le monarque, car il ne l’avait jamais été […] Tout fils de famille, une fois
orphelin et émancipé, devient chef d’une nouvelle famille, et rien, sauf sentiments
ou stratégie familiale, ne le rattache à ses frères ou oncles : la famille est conju-
gale […]. Une fille noble hérite de l’orgueil de son père, qui l’a comme prêtée au
186 Lacan presque queer

mari […]. À l’orgueil aristocratique s’ajoute celui de la fortune ; elle possède


souvent des richesses à elle, qui ne passent point au mari. Elle est l’égale des
hommes devant le droit successoral et la capacité de tester ; elle a sa dot. Certaines,
plus nobles et plus riches que leurs époux, refusaient son autorité ; certaines ont
même joué un grand rôle politique car, à titre d’héritage, elles avaient recueilli avec
le patrimoine toute la clientèle de leur lignée » (P. Veyne, « L’Empire romain »,
dans P. Ariès, G. Duby [sous la direction de], Histoire de la vie privée, vol. 1, De
l’Empire romain à l’an mil, Paris, Le Seuil, 1999, souligné par moi).
L’épouse elle-même pouvait donc se dresser contre l’autorité du père de la famille
romaine, et certaines femmes devenaient même à Rome d’impériales « mères de
famille », alors que vierges encore et non mariées, elles héritaient de la fortune d’un
père mort.
On voit donc que le « carton-pâte » de la famille romaine doit être convenable-
ment éventré pour laisser place à la description de ces multiples cas de figure où
l’autorité du pater familias peut être :
– soumise à celle d’une épouse plus riche et plus puissante,
– ou enfin incarnée par une « mère de famille » encore vierge.
Dans ce dernier cas, le pater familias est une pucelle. N’est-ce pas déjà très queer ?
Quant à l’idée du matriarcat, je renvoie au chapitre VIII de mon livre Du Père mort
au déclin du père de famille…, op. cit., chapitre intitulé « Qu’est-ce que le
matriarcat ? »
45. Voilà aussi pourquoi j’ai voulu dans le second volume de mes Essais d’anthropo-
logie psychanalytique. Le symptôme et l’esprit du temps, Sophie la menteuse, la mélan-
colie de Pascal et autres contes freudiens (Paris, Puf, 2015), démontrer, par la clinique
du cas, combien les catégories freudiennes (névrose, psychose, perversion) restent
parfaitement éclairantes pour rendre intelligible notre actualité de la clinique dont
l’enveloppe formelle évolue, mais pas les structures. De même en est-il pour le
complexe d’Œdipe relu par Lacan, dont j’ai montré qu’il était strictement en
accord avec le texte de Sophocle et pas avec celui de Freud, notamment dans mon
ouvrage Œdipe assassiné ? (op. cit.).
46. J’ai rendu compte de cette lecture dans mes deux derniers ouvrages. M. Zafi-
ropoulos, Les mythologiques de Lacan, volumes 1 et 2, op. cit.
47. « Je soutiens et je soutiendrai sans ambiguïté – et, ce faisant, je pense être dans
la ligne de Freud – que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les
reflètent, les créations psychologiques » (J. Lacan, 4 mars 1959, dans Le Sémi-
naire, Livre VI [1958-1959], Le désir et son interprétation, Paris, La Martinière,
2013 p. 295-296).
48. C’est avec ce signifiant insignifiant, comme je l’ai montré dans Lacan et Lévi-
Strauss (op. cit.), que Lacan revisite la phobie du petit Hans : « La fonction du
cheval, quand il est introduit comme point central de la phobie, c’est d’être un
terme nouveau qui a précisément d’abord pour propriété d’être un signifiant
obscur. Le jeu de mots que je viens de faire, vous pouvez presque le prendre de
façon complète, il est par certains côtés insignifiant. C’est ici qu’il a sa fonction la
plus profonde – il joue un rôle de soc, dont la fonction est de refondre de façon
nouvelle le réel » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV [1956-1957], La relation
d’objet, Paris, Le Seuil, 1994, p. 307).
49. Et il le fait, comme on le verra, en accord avec les travaux du grand historien
Lucien Febvre.
50. L’interdit de l’inceste est très discuté aujourd’hui à la suite de la publication du
livre de Camille Kouchner La familia grande (Paris, Le Seuil, 2021) dénonçant les
Notes de l’ouvrage 187

pratiques incestueuses dont est accusé un professeur de droit constitutionnel,


depuis destitué de toutes ses fonctions. Quelques psychanalystes, croyant s’aviser
du fait d’un défaut d’inscription de l’interdit de l’inceste dans la loi, n’ont pas
hésité à entamer une campagne pour exiger des parlementaires et sénateurs qu’ils
pallient ce manque, mais tout le monde sait que cet interdit est juridiquement
formulé dans le droit français et que toutes les sociétés l’ont formulé, étant
entendu, depuis Lévi-Strauss, qu’il est la condition même de l’exogamie et donc
de la formation des sociétés. Ce qu’on connaît moins est ce qui rend possible du
point de vue de la psychanalyse cet interdit-là, et c’est ce que tente de faire
entendre le Lacan de L’éthique.
51. En thérapie est une adaptation française (2021) d’Éric Toledano et Olivier
Nakache de la série israélienne BeTipul, diffusée par la chaîne Arte et qui dans sa
première saison met en scène les séances de cinq patients du docteur Dayan, un
psychanalyste du centre de Paris, aux lendemains des attentats du 13 novembre
2015. Le portrait du psychanalyste, ses manières de faire mais aussi ses propres
embarras professionnels, familiaux et amoureux focalisant une bonne part du
scénario.

Chapitre 1
Des anciens aux Modernes.
L’évolution de l’éthique en Occident
et l’invention du fantasme

1. M. Zafiropoulos, Les mythologiques de Lacan, vol. 1, La prison de verre du


fantasme : Œdipe Roi, Le diable amoureux, Hamlet, Toulouse, érès, 2017 (La carcel
de cristal del fantasma, Buenos Aires, Logos Kalos, 2018).
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VI (1958-1959), Le désir et son interprétation,
Paris, La Martinière, 2013.
3. M. Zafiropoulos, Les mythologiques de Lacan, vol 2, Œdipe assassiné ? Œdipe roi,
Œdipe à Colone, Antigone, Toulouse, érès, 2019.
4. « Qu’est-ce que c’est que ces grands thèmes mythiques sur lesquels s’essayent au
cours des âges les créations des poètes ? Cette longue suite de variations s’étendant
sur des siècles et des siècles n’est pas autre chose qu’une espèce de longue approxi-
mation qui fait que le mythe, à être serré au plus près de ses possibilités, finit par
entrer à proprement parler dans la subjectivité et dans la psychologie. Je soutiens,
et je soutiendrai sans ambiguïté – et, ce faisant, je pense être dans la ligne de
Freud – que les créations poétiques engendrent, plus qu’elles ne les reflètent, les
créations psychologiques » indique Lacan, dans Le désir et son interprétation,
op. cit., p. 295-296. J’ajoute de ce point de vue que si le sujet de l’inconscient en
Occident se déduit de la mythologie occidentale, rien n’empêche d’apercevoir que
dans d’autres cultures il se manifeste sous d’autres enveloppes formelles.
5. S. Freud, « Un enfant est battu » (1919), dans Œuvres complètes, vol. XV, Paris,
Puf, 1996.
6. L’historien américain Christopher Lasch fut notamment un des premiers à
populariser de manière critique l’idée d’une société occidentale dominée par les
affres du narcissisme. Ses travaux furent diffusés au plan international et importés
en France par de nombreux auteurs, dont Baudrillard et plus généralement les
tenants du postmodernisme.
188 Lacan presque queer

7. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse,


Paris, Le Seuil, 1986.
8. À ce propos, voir Marc Monnier, La réforme, de Luther à Shakespeare, Paris,
Librairie Firmin Didot et Compagnie, 1885. Marc Monnier fut professeur de
littérature comparée à Genève au milieu du xixe siècle.
9. Ibid., p. 488.
10. Pour ce qu’il en est de la position fétichiste de la mère, le lecteur pourra se
rapporter à la note 32 de mon introduction à cet ouvrage et à mon livre La question
féminine, de Freud à Lacan. La femme contre la mère (Paris, Puf, 2010) où j’expose
longuement tout l’intérêt clinique et politique qu’il y a à reprendre la disjonction
que fait Lacan entre la position de la mère et celle de la femme.
11. Colone est le lieu de naissance de Sophocle.
12. Je rappelle que de la manière dont le sujet se range dans la dialectique de l’être
et l’avoir dépend – pour le Lacan de cette période – sa place dans le continuum de
la sexuation. L’être est pour le féminin, l’avoir pour le masculin. Et de là aussi
l’exercice de la puissance d’agir. « Si le sujet est le phallus […] comme objet du
désir de sa mère – eh bien, il ne l’a pas, c’est-à‑dire il n’a pas le droit de s’en servir,
ce qui est la valeur fondamentale de la loi dite de prohibition de l’inceste. D’autre
part, s’il l’a, c’est-à‑dire s’il a réalisé l’identification paternelle, eh bien, une chose
est certaine, c’est que, ce phallus, il ne l’est pas » (J. Lacan, Le désir et son interpré-
tation, op. cit., p. 532). Alors il faut d’abord remarquer que cette affirmation
clinique ne conduit pas à promouvoir au cœur même du champ psychanalytique
le pur et simple abandon de la binarité sexuelle (féminin/masculin) puisqu’elle
fonctionne pour tous les sujets (hétérosexuels ou pas) et pour toutes sortes de
raisons comme pôle de fixation ou d’attraction, mais de manière générale j’ajoute
que l’idée de la fluidité sexuelle n’est pas totalement incompatible avec l’option de
Freud qui évoque fréquemment la notion de bisexualité empruntée à W. Fliess.
Lacan, lui, n’utilise quasiment jamais le terme de bisexualité. Nous sommes donc,
avec la délicate question du phallus et de la castration, au rendez-vous d’un débat
majeur entre la psychanalyse et les idéaux de la fluidité des genres, étant entendu
tout de même que pour la psychanalyse la binarité entre être et avoir ne recouvre
pas le classement anatomique des corps. J’ajoute enfin que pour l’analyse des
identifications et du choix d’objet sexuel, encore faut-il précisément tenir compte
de la prégnance des idéaux qui marque l’univers culturel du sujet mais aussi et au
premier chef de l’efficacité des ressorts du fantasme (voire du délire) produit par
ledit sujet dans sa défense contre la Chose (notion que je développerai plus loin),
fantasme où il se représente comme autre lui-même sous les allures du masculin
ou du féminin mais toujours sous l’enveloppe de la bonne forme de l’être complet.
D’où l’intérêt (pour les psychanalystes mais également pour les tenants des théo-
ries du genre) de bien comprendre ce qu’il en est de la théorie du fantasme chez
Lacan et le cas échéant de ce que j’ai évoqué comme son moment homosexuel en
étudiant le Diable amoureux de Cazotte – paradigme du fantasme chez Lacan –,
où le très serviable Biondetto se transforme en la jolie Biondetta pour le cavalier
Alvare. Les deux genres protégeant tour à tour le cavalier de la voracité du chameau
à la langue pendante incarnant la diabolique volonté de jouissance de la mère
(voir M. Zafiropoulos, Les mythologiques de Lacan vol. I, op. cit.). Pour le séminaire
L’éthique de la psychanalyse, l’opposition principale n’étant plus masculin/féminin
mais Chose/phallus ou moi idéal comme je le développe dans cet ouvrage. Et ceci
vaut pour tous les sujets (hétérosexuels ou lgbtqia+oc). La cage peut-être la plus
prégnante n’est donc pas tant celle de l’épistémologie binaire de la différence des
Notes de l’ouvrage 189

sexes inscrite dans la culture que celle du fantasme, refermée par le sujet sur
lui-même. Sur mon analyse de la lecture par J. Butler de la théorie du phallus chez
Lacan, on peut se reporter au postlude de cet ouvrage.
13. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
14. Voir par exemple S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi »
(1921), dans Œuvres complètes, vol. XVI, Paris, Puf, 1991.
15. Pour le dire rapidement, la sublimation est selon Freud une faculté d’échanger
le but sexuel de la libido contre un autre socialement valorisé tout en gardant
l’intensité de la pulsion. Il s’agit donc d’une « aptitude » véritablement cruciale
pour ce qu’il en est de l’institutionnalisation du sujet, son adaptation sociale et
pour la production de la culture et des sociétés. J’ajoute que Freud a soutenu
durant toute son œuvre que le don de la sublimation était inégalement distribué
entre les hommes et les femmes et que les premiers avaient de ce point de vue un
avantage tel qu’il pouvait rendre compte de l’inégale distribution des genres dans
les organisations sociales (et donc motiver la domination masculine). J’ai large-
ment étudié ce point de vue plutôt misogyne de Freud dans La question féminine…
(op. cit.) et j’ai signalé clairement pourquoi il est de plusieurs points de vue
(clinique, sociohistorique et politique) scientifiquement inacceptable. Pour Lacan
la femme est au contraire la reine de la sublimation, ce qui pose très différemment
le délicat problème de son inégale distribution.
16. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 21-22.
17. S. Freud, « Le malaise dans la culture » (1929), dans Œuvres complètes,
vol. XVIII, Paris, Puf, 1994.
18. S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1950), dans La naissance
de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956.
19. Avec mon « Lacan mythologue », j’ai montré comment Lacan passe d’un point
de vue sociologiste sur la constitution du sujet de l’inconscient à un point de vue
mythologique, ce qui est tout autre chose.
20. M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, Puf, 2003.
21. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 82.
22. « […] c’est l’échange, toujours l’échange, qui ressort comme base fondamen-
tale et commune de toutes les modalités de l’institution matrimoniale. Si ces
modalités peuvent être subsumées sous le terme général d’exogamie, […] c’est à la
condition d’apercevoir, derrière l’expression superficiellement négative de la règle
d’exogamie, la finalité qui tend à assurer, par l’interdiction du mariage dans les
degrés prohibés, la circulation, totale et continue, de ces biens du groupe par
excellence que sont ses femmes et ses filles […].
Il en est donc des femmes comme de la monnaie d’échange dont elles portent
souvent le nom, et qui, selon l’admirable mot indigène, figure le jeu d’une aiguille
à coudre les toitures, et qui, tantôt dehors, tantôt dedans, mène et ramène toujours
la liane qui fixe la paille […] l’échange ne vaut pas seulement ce que valent les
choses échangées : l’échange – et par conséquent la règle de l’exogamie qui l’ex-
prime – a, par lui-même, une valeur sociale : il fournit le moyen de lier les
hommes entre eux, et de superposer, aux liens naturels de la parenté, les liens
désormais artificiels, puisque soustraits au hasard des rencontres ou à la promis-
cuité de l’existence familiale, de l’alliance régie par la règle » (C. Lévi-Strauss, Les
structures élémentaires de la parenté [1947], La Haye, Mouton, 1967, p. 549-550).
23. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
190 Lacan presque queer

24. J. Lacan, « Propos directifs pour un Congrès sur la sexualité féminine », dans
Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 736 ; texte commenté dans mon ouvrage La ques-
tion féminine, de Freud à Lacan, op. cit.
25. Le lien social qui se tisse entre les hommes se fonde de mille manières sur
l’accumulation des biens, qu’il s’agisse des femmes échangées entre les hommes,
des enfants ou de tous les autres biens, comme par exemple le gibier que les
Arapesh vont chasser en groupe et qui, fort perplexes face à l’un des leurs qui
voulait épouser sa sœur, expliquaient à Margaret Mead qu’on se marie pour avoir
des beaux-frères, ou encore « pour ne pas aller seul à la chasse ». Ce qui est
rapporté par Lévi-Strauss, concluant alors magistralement : « L’inceste est sociale-
ment absurde avant d’être moralement coupable. L’exclamation incrédule arrachée
à l’informateur : Tu ne veux donc pas avoir de beaux-frères ? fournit sa règle d’or
à l’état de société » (C. Lévi-Strauss, Les structures élémentaires de la parenté, op. cit.,
p. 556).
26. Ce point de vue qui remet les clés de la possibilité des échanges sociaux et donc
des organisations sociales à l’interdit fondamental de l’inceste avec la mère permet
de comprendre l’existence même de la logique des échanges et des structures de
parenté qui lui sont postérieures. Qu’on les observe au plan ethnologique ou
encore, faut-il le préciser, pour ce que l’on appelle, avec plus ou moins de bonheur,
les nouvelles formes de famille ou d’alliance qui apparaissent sans cesse, comme
celles du mariage unissant des personnes de même sexe, et qui elles aussi sont
soumises à la loi sociologique des échanges. Quel que soit ce qui s’échange dans
l’échange (qu’il s’agisse d’objets, de paroles, de corps sexués de mille manières). On
comprend alors que l’anthropologie structurale n’est pas sans ressources pour
rendre compte de l’émergence des nouvelles structures de parenté, contrairement
à ce qu’imaginent volontiers les poststructuralistes dont d’ailleurs, et comme j’y
reviendrai plus loin, J. Butler allant jusqu’à poser la théorie des structures comme
un obstacle à l’invention même des nouvelles formes de l’échange familial ou
matrimonial. D’où un nouveau ressort, et notamment chez les Anglo-Saxons, pour
enjamber le structuralisme, alors même que l’on constate combien les effets du
mariage pour tous furent somme toute assez facilement absorbés par les structures
de régulation juridiques du mariage en Occident. De même que les innovations
touchant à l’adoption, la pma, etc. Et quoi qu’il en soit des réticences de l’opinion
publique, qui en définitive s’effacent assez rapidement ; même si les associations
queer ont dû pour cela développer de nombreuses luttes et mouvements sociaux.
27. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 83.
28. « À ce point de jonction de la nature à la culture que l’anthropologie de
nos jours scrute obstinément, la psychanalyse seule reconnaît ce nœud de servitude
imaginaire que l’amour doit toujours redéfaire ou trancher » (J. Lacan, « Le stade
du miroir comme formateur de la fonction du Je telle qu’elle nous est révélée dans
l’expérience psychanalytique » [1949], dans Écrits, op. cit., p. 100. Texte que j’ai
commenté dans le chapitre III de Lacan et les sciences sociales, Paris, Puf, 2001).
29. Sur ce double transfert, voir M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss (op. cit.) et
Du Père mort au déclin du père de famille. Où va la psychanalyse ?, Paris, Puf, 2014.
30. J. Lacan, « L’agressivité en psychanalyse », dans Écrits, op. cit. Voir sur ce point
M. ­Zafiropoulos « Ce que Lacan disait de Totem et tabou », Research in Psychoana-
lysis, n° 21, 2016, p. 117-125.
31. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
32. Ibid., p. 84.
33. Ibid., p. 85.
Notes de l’ouvrage 191

34. J. Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2006, p.145. Ce point
est commenté mais autrement par Éric Marty, Le sexe des Modernes, Paris, Le Seuil,
2021, p. 31.
35. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 92 (je souligne).
36. Ibid.
37. Voir sur ce point M. Zafiropoulos, Les mythologiques de Lacan, vol.1, op. cit.
38. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
39. S. Freud, « Le malaise dans la culture », op. cit.
40. Ibid., p. 295.
41. Ibid., p. 331.
42. Ibid.
43. Ibid., p. 298.
44. Pour plus d’informations sur ce que désigne la notion de phallus chez Lacan,
on peut se reporter au premier chapitre de mon ouvrage Les mythologiques de
Lacan, vol. 1, op. cit., p. 33 et suivantes, intitulé « La visite du mythe d’Œdipe et
la révolution du phallus ».
45. Très schématiquement et comme déjà dit, j’insiste sur le fait que l’opposition
entre être et avoir recouvre largement chez le Lacan de l’époque l’opposition
féminin/masculin quel que soit le classement anatomique du sujet.
46. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 101. Sur ce point j’ajoute que
mon analyse du héros masochiste qui refuse le meurtre du frère et se fige dans
l’impuissance ne dément pas cette analyse de Lacan. Voir M. Zafiropoulos, L’œil
désespéré par le regard. Sur le fantasme, Paris, Arkhê, 2009.
47. Ou de (a) vers j pour l’écrire en algèbre lacanien.
48. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 11.
49. Ibid., p. 31.
50. Ibid., p. 32
51. Ibid., p. 64.
52. S. Freud, « Lettres à Wilhelm Fliess, lettre n° 52 du 6 décembre 1896 », dans
La naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1973.
53. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 65.
54. Ibid.
55. Voir mon commentaire des « Complexes familiaux » et spécialement du
complexe d’intrusion dans M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales, op. cit.
56. Sur ce point voir aussi Lacan et les sciences sociales, op. cit.
57. Cf. M. Zafiropoulos, « Psychanalyse et création artistique : la nocivité de
l’œuvre d’art », dans P.-L. Assoun et M. Zafiropoulos (sous la direction de), La
règle sociale et son au-delà inconscient, Paris, Anthropos, 1994. Pour illustrer ce que
j’appelle en forçant le trait les goulags de la sublimation, j’ai quelquefois évoqué à
des fins propédeutiques le paradigme des musées où se précipitent volontiers les
foules contemporaines, ou encore les salles de concert, de cinéma ou, plus
modernes, la pluralité des écrans Internet où semble proliférer de manière inédite
un nuage d’images que l’on dira indénombrable.
58. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre, Paris,
Le Seuil, 2006, p. 226.
59. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXV (1977-1978), Le moment de conclure, leçon
du 11 avril 1978 (non publié).
60. M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, op. cit.
61. C. Lévi-Strauss, « Introduction », dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie,
Paris, Puf, 1950, p. XLIX-L.
192 Lacan presque queer

Chapitre 2
Freud et Lacan lecteur de Luther
1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre, Paris,
Le Seuil, 2006, p. 225.
2. Ibid., p. 224.
3. Ibid.
4. Ibid., p. 225.
5. Ibid.
6. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse,
Paris, Le Seuil, 1986, p. 225.
7. M. Zafiropoulos, La question féminine, de Freud à Lacan. La femme contre la
mère, Paris, Puf, 2010.
8. S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), dans Œuvres
complètes, vol. XVI, Paris, Puf, 1973.
9. J. Lacan, D’un Autre à l’autre, op. cit., p. 225.
10. Lacan évoque une note de Freud indiquant que dans la vie amoureuse les
Anciens mettaient l’accent sur la tendance elle-même, alors que nous, nous le
mettons sur son objet. Et à nous reporter à la note ajoutée en 1910 par Freud aux
Trois essais (1905), nous lisons bien en effet que « La différence la plus marquante
entre la vie amoureuse du monde antique et la nôtre réside sans doute dans le fait
que les anciens mettaient l’accent sur la pulsion elle-même, alors que nous le
plaçons sur l’objet. Les anciens célébraient la pulsion et étaient prêts à vénérer en
son nom un objet de valeur inférieure, alors que nous méprisons l’activité pulsion-
nelle en elle-même et ne l’excusons qu’en vertu des qualités que nous reconnais-
sons à l’objet » (S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, coll.
« Folio », 2000, p. 56).
11. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit.
12. Ibid., p. 117.
13. J. Lacan, « Les complexes familiaux » (1938), dans Autres écrits, Paris, Le Seuil,
2001, p. 61.
14. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 111.
15. Ibid.
16. Ibid.
17. Le jeune Lacan qui reprenait volontiers alors la théorie de la néoténie humaine
de Bolk (1926) et mettait l’accent sur l’incomplétude du nourrisson et plus géné-
ralement sur la déhiscence de l’homme.
18. Les citations rapportées ici sont extraites de la biographie rédigée par Ivan
Gobry et intitulée Luther (Paris, La Table ronde, 1991), très riche en ce domaine.
L’auteur fut professeur de philosophie à l’université de Reims et à l’université
catholique de Paris. Naturellement, beaucoup d’autres ouvrages dédiés à Luther
doivent être consultés pour ceux qui veulent prendre la mesure de l’immense rôle
historique qui revint au prêtre et professeur de Wittenberg. Je n’ai pas ici déve-
loppé ce rôle car je l’imagine au moins pour une part bien connu, et j’ajoute que
mon propos est ici limité à donner un peu de corps (c’est le cas de le dire) au point
de capiton réalisé par Lacan entre Luther et la psychanalyse. D’où le choix de
l’ouvrage de Gobry, dont les citations reprenant le plus souvent des paroles de
Luther sont indexées ici par « G. » suivi du numéro de page.
19. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 111-112.
Notes de l’ouvrage 193

20. S. Freud : « Une névrose diabolique au xviie siècle » (1922), dans Œuvres
complètes, vol. XVI, Paris, Puf, 1991.
21. Pour d’autres lectures de Luther, on pourra notamment se reporter à Martin
Luther, un destin (Paris, Puf, 1928), ouvrage de Lucien Febvre, l’un des pères de
l’École des Annales. L’ouvrage fut sans cesse réédité, et signale clairement les
ressorts les plus sûrs du destin de l’Augustin de Wittenberg, cherchant les moyens
d’échapper aux terreurs, aux tourments, aux crises d’anxiété qui le consumaient.
Lui qui « a été l’artisan, solitaire et secret, non pas de sa doctrine, mais de sa tran-
quillité intérieure ». Revenant lui aussi sur la révélation illuminant Luther dans les
latrines de la tour de Wittenberg, Febvre tranche sur les particularités des condi-
tions de la découverte, et sur sa valeur thérapeutique, très éloignée de l’efficacité
de quelques argumentations de plus : « Comment donc sortir du doute, du déses-
poir, et de l’effroi […] Une anxiété comme celle qu’éprouvait Luther, quelle argu-
mentation l’aurait apaisée ? C’était un remède qu’il fallait au moine. C’est un
remède qu’il trouva ou, plus exactement, une thérapeutique » (L. Febvre, Martin
Luther, un destin, op. cit., p. 31-32).
Fort de cette perspective de l’historien, j’ai moins de réticences à présenter ma
rapide analyse du cas Luther comme une tentative de guérison, même si je sais
bien qu’il serait parfaitement injuste de réduire son œuvre à cet aspect des choses,
peut-être trop souvent pourtant passé sous silence dans d’autres travaux le concer-
nant. Car si l’histoire ne se résume pas à la subjectivité de qui que ce soit, elle en
est tout de même quelquefois bien affectée.
Cela dit, j’ajoute que l’on doit se garder d’embarquer l’autorité de Lucien Febvre
dans notre point de vue sans plus de précautions, puisque l’historien rejetait volon-
tiers l’abord freudien du prêtre en ces termes : « Un Luther freudien par avance,
on en devine si bien l’aspect qu’on ne se sent, lorsqu’un chercheur impavide en
place l’image devant nos yeux, aucune curiosité d’en prendre connaissance. Et
d’ailleurs, avec la même aisance, ne saurait-on faire un Freud luthérien, je veux
dire, noter combien le père, devenu célèbre, de la psychanalyse traduit un des
aspects permanents de cet esprit allemand qui s’incarne en Luther, avec tant de
puissance ? Laissons cela » (ibid., p. 22). Les points de vue sur Luther sont multi-
ples, et celui de Lucien Febvre reçut force critiques, au motif notamment d’avoir
trop mis l’accent sur l’incarnation par Luther de l’esprit allemand. L’époque était
celle de l’entre-deux-guerres, l’esprit du temps aurait par trop marqué le texte de
l’historien. Mais laissons cela, et n’allons pas de critiques en critiques, car ce que
l’on peut au moins retenir, c’est cette phrase conclusive de l’historien : « Puisque
Luther, dès le début, a entrelacé l’histoire de ses crises à celle de sa pensée, cher-
chons à comprendre ce qu’un tel amalgame représentait pour lui. » C’est bien ce
que nous esquissons ici. Mais retenons aussi qu’en n’y étant pas vraiment favo-
rable, Lucien Febvre témoigne du fait que l’idée d’un Luther freudien ou d’un
Freud luthérien vient d’assez loin, même si elle peut apparaître aujourd’hui comme
surprenante car peu courante.
22. Sur la clinique de la mélancolie, voir notamment M. Zafiropoulos, Le symp-
tôme et l’esprit du temps, Sophie la menteuse, la mélancolie de Pascal… et autres contes
freudiens, Paris, Puf, 2015, chapitre II : « Le cauchemar mélancolique, les troubles
du sommeil, le suicide et le triomphe de l’objet a ».
23. M. de Certeau, « Ce que Freud fait de l’histoire. À propos de “Une névrose
démoniaque au xviie siècle” », Annales, Économies, Sociétés, Civilisations, 25e année,
n° 3, 1970, p. 654-667.

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194 Lacan presque queer

24. S. Freud : « Totem et tabou » (1912-1913), dans Œuvres complètes vol. XI,
Paris, Puf, 1998.
25. Voir M. Zafiropoulos, « Ce que Lacan disait de Totem et tabou », Research in
Psychoanalysis, n° 21, 2016.
26. « Il est bien connu que l’or dont le diable fait cadeau à ses amants se change
en excréments après son départ, et il est certain que le diable n’est rien d’autre que
la personnification de la vie pulsionnelle inconsciente refoulée » (S. Freud,
« Caractère et érotisme anal » [1908], dans Névrose, psychose et perversion, Paris,
Puf, 1973, p. 147).
27. M. Zafiropoulos, Les mythologiques de Lacan, vol. 2, Œdipe assassiné ? Œdipe
roi, Œdipe à Colone, Antigone, Toulouse, érès, 2019, p. 152-154.
28. M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1904), Paris, Pocket,
1991.
29. J. Lacan, « Conférence donnée au Musée de la science et de la technique de
Milan, le 3 février 1973 », parue dans Lacan in Italia, 1953-1978, Milan, La Sala-
mandra, 1978, p. 58-77.

Chapitre 3
Fantasme et sublimation :
une même structure

1. Ce n’est évidemment pas Luther qui a inventé le Diable mais il lui a donné une
place jusque-là inédite en Occident ; voir R. Muchembled, Une histoire du diable,
Paris, Le Seuil, 2000.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse,
Paris, Le Seuil, 1986, p. 112.
3. S. Freud, « Caractère et érotisme anal » (1908), dans Névrose, psychose et perver-
sion (1908), Paris, Puf, 1973, p. 147.
4. Lettre de S. Freud à J.J. Putnam du 14 mai 1911, dans N.G. Hale (éd.), L’in-
troduction de la psychanalyse aux États-Unis : Correspondance de James Jackson
Putnam avec Freud, Jones, Ferenczi, William James et Morton Prince, Paris, Galli-
mard, 1978, p. 148.
5. S. Freud, « Quelques conséquences psychologiques de la différence anatomique
entre les sexes » (1925), dans La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969.
6. Pour ce qui concerne ce que Lacan appelait la « misogynie de Freud », voir
M. Zafiropoulos, La question féminine, de Freud à Lacan, Paris, Puf, 2010.
7. S. Freud, Le malaise dans la culture, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1995, p. 46.
8. Lettre de S. Freud à J.J. Putnam, dans N. G. Hale (éd.), L’introduction de la
psychanalyse, op. cit., p. 149.
9. Lettre de S. Freud à J.J. Putnam du 30 mars 1914, ibid., p. 200. Les deux
dernières références à la correspondance avec Putnam sont tirées de la très systé-
matique lecture de l’œuvre freudienne réalisée par Alain Delrieu (Sigmund Freud.
Index thématique, Paris, Economica-Anthropos, 2008, p. 1582-1587, 3e édition).
10. Ibid.
11. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 118.
12. Ibid., p. 118-119.
Notes de l’ouvrage 195

13. Voir sur ce point mon article : « Psychanalyse et création artistique : la nocivité
de l’œuvre d’art », dans P.-L. Assoun et M. Zafiropoulos (sous la direction de), La
règle sociale et son au-delà inconscient, Paris, Anthropos, 1994.
14. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 119.
15. Ibid. Minnesang veut dire en allemand « chant d’amour » et désigne la poésie
courtoise allemande née dans la société aristocratique de la Vienne des xiie et
xiiie siècles. Dans ce corpus l’aimée n’est jamais l’épouse mais la suzeraine et
l’amant le vassal qui est à son service. La récompense, quasiment jamais atteinte,
est de jouir du corps de l’aimée, mais dans cette logique l’amour vrai, étant une
source de perfection, conduit à Dieu.
16. Pour bien comprendre ce point et approfondir, on pourra se reporter au
chapitre V de mon précédent ouvrage (Les mythologiques de Lacan, vol. 2, Œdipe
assassiné ?, Toulouse, érès, 2019), chapitre intitulé « Le deuil du phallus » (p.135-
167) où je mets au jour la manière dont Lacan rend compte de la mécanique
aboutissant à la production des images du fantasme. Pour Lacan, reprenant la
logique de Sophocle qu’il oppose à celle de Freud, la castration ne relève pas d’une
volonté menaçante du père, c’est bien plus justement, et comme l’illustre Œdipe
se crevant les yeux, une automutilation. Dans ce deuil d’une part de lui-même, le
sujet réalise le sacrifice de son être comme entier (phallique). Et de là procède
l’érection du signifiant-carrefour dans son monde (le phallus symbolique). Mais
aussi, et parce que ce sacrifice est incomplet, prolifèrent les images incluses dans le
fantasme (les ghosts, l’ombre de l’or de l’avare, les figures égrenées dans le fantasme
d’Alvare, le protagoniste du Diable amoureux de Cazotte, Biondetto le page deve-
nant la belle Biondetta, etc.). Toutes ces figures, explique Lacan, sont autant de
fantômes de cette part de l’être phallique du sujet (être entier, moi idéal-typique)
auquel celui-ci serait resté attaché, et qui forment, dans le fantasme, autant
d’écrans le séparant de sa propre jouissance. Étant entendu que, par le chemin du
fantasme, l’homme moderne, en ce sens forcément célibataire, ne fait rien d’autre
qu’étreindre quelques images de lui-même. Mais pour que cette théorie de la stra-
tégie de récupération via ces images soit admissible, encore fallait-il établir une
stricte équivalence entre la valeur imaginaire du moi perdue dans le deuil du
phallus, et les objets du fantasme.
17. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 124.
18. Ibid., p. 134.
19. « Mais la faiblesse [de la sublimation] réside en ceci qu’elle n’est pas d’une
utilisation générale, qu’elle n’est accessible qu’à peu d’hommes » et « elle ne peut
pas accorder une parfaite protection contre la souffrance » (S. Freud, Le malaise
dans la culture, op. cit., p. 22-23).
20. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 92.
21. Ibid., p. 176.
22. Ibid., p. 178.
23. Ibid.
24. Ibid., p. 181. Voir également H. Rey-Flaud, La névrose courtoise, Paris, Navarin,
1983.
25. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 181.
26. Ibid.
27. Ibid.
28. Ibid, p. 144.
29. Ibid., p. 155.
30. Ibid., p. 150.
196 Lacan presque queer

31. Ibid., p. 155.


32. Raison pour laquelle, pour Lacan, la femme est la championne de la sublima-
tion puisqu’elle se produit comme un objet de désir avec du rien, tandis que pour
Freud, et à l’inverse, la femme ne reçoit pas en partage le même don de la subli-
mation que l’homme, pour diverses raisons, tenant aux surplus d’interdits de
penser qui pèsent sur son éducation, certes, mais aussi à quelques conséquences
psychologiques de la différence anatomique entre les sexes, décidant de son style de
sortie de l’œdipe, jamais vraiment accompli. Et donc aux caractéristiques de son
surmoi, qui serait moins contraignant que celui du mâle, et donc moins apte à
enclencher la mécanique de la sublimation dont dépendent l’insertion dans les
institutions et la production des biens culturels. Sur l’axiome freudien de l’inégalité
des dons de sublimation entre les sexes, voir M. Zafiropoulos, La question féminine
(op. cit.) et l’affirmation de Freud (rapportée par Otto Rank) ne démentant pas
vraiment ce qu’il peut en être de ce que Lacan appelait sa misogynie : « Il est vrai
que la femme ne gagne rien à étudier et que cela n’améliore pas, dans l’ensemble,
la condition des femmes. En outre, la femme ne peut égaler l’homme dans la
sublimation de la sexualité » (H. Nunberg et coll., Les premiers psychanalystes.
Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, 1906-1908, vol. 1, Paris, Galli-
mard, 1976, p. 220).
33. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 155.
34. Ibid., p. 157 : « Quant à l’incroyance, il y a là, dans notre perspective, une
position du discours qui se conçoit très précisément en rapport avec la Chose – la
Chose y est rejetée au sens propre de la Verwerfung […] Le discours de la science
rejette la présence de la Chose, pour autant que, dans sa perspective, se profile
l’idéal du savoir absolu, c’est-à‑dire de quelque chose qui pose tout de même la
Chose tout en n’en faisant pas état […] Le discours de la science est déterminé par
cette Verwerfung, et c’est probablement pourquoi – ce qui est rejeté du symbolique
reparaissant, selon ma formule, dans le réel – il se trouve déboucher sur une
perspective où c’est bien quelque chose d’aussi énigmatique que la Chose qui se
profile, au terme de la physique. » On retrouve là la place de l’incroyance au prin-
cipe du discours paranoïaque.
35. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 182.
36. Cette bonne forme ou ce moi idéal auquel le sujet prête autant de valeur est
l’héritier de la bonne forme (moi idéal-typique) qui fait son apparition inaugurale
au moment de ce que l’on appelle le stade du miroir, dans lequel le sujet aperçoit,
dans la jubilation, la forme totale de son corps propre, l’extrayant de la perception
morcelée de son corps qui prévalait jusque-là et le laissait dans l’angoisse. Cette
bonne forme, poinçonnée à la reconnaissance symbolique de l’autre, assure le sujet
d’avoir un corps, et l’engage à entrer dans la cage du fantasme. Et donc, dans
l’ordinaire d’une vie névrotique, tandis que, lorsque ce poinçonnage ne fonctionne
pas, c’est plutôt le destin de la psychose qui s’ouvre. Étant entendu tout de même
que la stabilisation effectuée par ce poinçon n’est pas toujours stable dans le destin
du sujet névrotique, quelquefois soumis à quelques moments de dépersonnalisa-
tion très angoissants. S’il s’agit d’un sujet à la névrose, le moment de dépersonna-
lisation se referme. S’il s’agit d’un sujet à la psychose, la déstabilisation peut
conduire vers les affres d’un destin sans image du corps qui peut le cas échéant être
stabilisé par la voie du délire ou de manière plus ou moins ferme, et l’on ne sait
pas vraiment pourquoi, par celle des psychotropes. On voit en tous les cas l’impor-
tance de cette bonne forme, trônant au cœur du fantasme, et qui reconduit l’illu-
sion inaugurale bienfaisante de l’être, ou de sa forme imaginaire, qui est celle du

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Notes de l’ouvrage 197

corps propre. Sur l’analyse du stade du miroir, voir M. Zafiropoulos, Lacan et les
sciences sociales. Le déclin du père, Paris, Puf, 2001. Cette théorie du stade du miroir
qui revient à Wallon fut importée par le jeune Lacan dans le champ psychanaly-
tique avec toutes sortes d’immenses conséquences cliniques.
37. Voir M. Zafiropoulos, « Le deuil du phallus » (chapitre V), dans Les mytho­
logiques de Lacan, vol. 2, op. cit., p. 135 et suivantes.
38. Ovide, L’art d’aimer, Paris, Classiques Garnier, 1927.
39. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet, Paris,
Le Seuil, 1994. L’analyse de Lacan du cas de la jeune homosexuelle est commentée
dans le huitième chapitre de mon ouvrage La question féminine, op. cit., p. 117 et
suivantes.
40. S. Freud, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » (1920),
dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973.
41. La subjectivité de notre époque met particulièrement bien en scène cette situa-
tion, sous les traits du thérapeute de la très célèbre série En thérapie (2021), qui ne
peut atteindre l’analysante dont il est tombé amoureux.
42. La naissance de la psychanalyse (Paris, Puf, 1956) est la traduction française
d’un ouvrage pour lequel Anna Freud et Ernst Kris (et Marie Bonaparte) ont réuni
un ensemble (expurgé) de lettres écrites par Freud à W. Fliess. L’ouvrage est depuis
quelques années au cœur d’un débat, portant notamment sur des regrets, qui
auraient été exprimés par Freud, sur son abandon de la théorie de la séduction de
l’enfant (par l’adulte) au profit de la théorie du fantasme de l’enfant. Théorie de la
séduction rejetée par sa fille et donc censurée dans l’ouvrage.

Chapitre 4
Le christocentrisme de Freud,
l’amour du prochain et la question
de la jouissance

1. S. Freud, L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939), Paris, Gallimard,


1986 ; « Totem et tabou » (1912-1913), dans Œuvres complètes, vol. XI, Paris, Puf,
1998 ; « Le malaise dans la culture » (1929), dans Œuvres complètes, vol. XVIII,
Paris, Puf, 1994.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII (1960-1961), Le transfert, Paris, Le Seuil,
1991.
3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse,
Paris, Le Seuil, 1986, p. 201.
4. Ibid., p. 202.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 205.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Ibid., p. 207.
10. Ibid., p. 205.
11. S. Freud, L’homme Moïse…, op. cit., p. 181.
12. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 208.
13. Ibid., p. 207.
198 Lacan presque queer

14. Ibid., p. 208.


15. Ibid.
16. « Le malheureux peuple juif qui continua à nier avec sa ténacité habituelle le
meurtre du père a payé cher pour cela dans le cours des temps. On ne cesse de lui
jeter ce reproche : “Vous avez tué notre dieu.” Et ce reproche est exact, si on le
traduit correctement. Alors il veut dire, rapporté à l’histoire des religions : “Vous
ne voulez pas avouer que vous avez assassiné Dieu (l’image primitive de Dieu, le
dieu primitif et ses réincarnations postérieures).” Il conviendrait d’ajouter : “À vrai
dire, nous avons fait de même, mais nous l’avons avoué et depuis lors nous
sommes absous.” » Mais Freud prévient : « Les griefs au nom desquels l’antisémi-
tisme persécute les descendants du peuple juif ne peuvent pas tous se réclamer
d’une justification analogue. » (S. Freud, L’homme Moïse…, op. cit., p. 183).
17. Saint Paul, « Épître aux Romains », dans Nouveau Testament, traduction
œcuménique, Paris, lgf, 1979, p. 245.
18. Ibid., p. 250.
19. M. Zafiropoulos, « La loi chez Lacan », dans P.-L. Assoun et M. Zafiropoulos
(sous la direction de), La haine, la jouissance et la loi, Paris, Anthropos-Economica,
1995, p. 178.
20. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 208-209.
21. Ibid., p. 209.
22. Ibid.
23. Ibid., p. 227.
24. Ibid., p. 218.
25. S. Freud, « Esquisse d’une psychologie scientifique » (1950), dans La naissance
de la psychanalyse, Paris, Puf, 1973.
26. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 218.
27. Pour l’analyse du mythe d’Abel et Caïn, voir mon ouvrage L’œil désespéré par
le regard. Sur le fantasme, Paris, Arkhê, 2009.
28. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 219.
29. Ibid., p. 220.
30. Ibid., p. 221.
31. Ibid., p. 230.
32. Mystique italienne du xiiie siècle, Angèle de Foligno est une jeune femme de
bonne famille vouée à la pauvreté et au rien, qui a rejoint l’ordre de saint François
d’Assise et dont on a rapporté notamment la sorte de passion pour l’incorporation
de l’hostie ou de ses équivalents. « Inspirée sans doute par le baiser au lépreux de
saint François, un jour qu’elle soigne un lépreux, elle boit l’eau qui a servi à le laver
et avale alors un lambeau de chair malade : “Une petite croûte des plaies du
lépreux était restée coincée dans ma gorge, et je m’efforçais de l’avaler. Ma
conscience m’interdisait de la recracher, comme si j’avais communié, encore que je
ne voulais pas la cracher pour la rejeter mais pour la détacher de ma gorge.” »
(D. Boquet, « Incorporation mystique et subjectivité féminine d’après le Livre
d’Angèle de Foligno († 1309) », Clio. Femmes, Genre, Histoire, n° 26, 2007.
Depuis mon ouvrage La question féminine j’ai mis l’accent sur le rien au moteur
des foules de femmes et je peux donc embarquer Angèle de Foligno sur ce que
Lacan appelle le radeau des vierges maigres.
33. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 219.
34. Ibid., p. 234.
35. Ibid., p. 237.
36. Ibid., p. 238.

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Notes de l’ouvrage 199

37. Ibid.
38. Ibid., p. 235.
39. Ibid., p. 256.
40. Ibid., p. 262.
41. Ibid., p. 263.
42. Ibid.
43. Ibid.
44. Ibid., p. 264.
45. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IX (1961-1962), L’identification, inédit.
46. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 264.
47. Ibid., p. 269.
48. Voir sur ce point M. Zafiropoulos, La question féminine, de Freud à Lacan. La
femme contre la mère, Paris, Puf, 2010.
49. Sur l’analyse de La Vénus à la fourrure, voir mon ouvrage L’œil désespéré par le
regard, op. cit.
50. Voir M. Zafiropoulos (chapitre V), « Gaël : le goût du rhum et le fétiche de
cuir », dans Le symptôme et l’esprit du temps, Paris, Puf, 2015, p.131-147.
51. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 269.
52. Ibid., p. 270.
53. Ibid., p. 279.
54. Ibid., p. 232.

Chapitre 5
Le choix d’Antigone ou l’au-delà des biens
et du bien

1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse,


Paris, Le Seuil, 1986, p. 286.
2. Ibid., p. 293-294.
3. M. Zafiropoulos, Les mythologiques de Lacan, vol. 2, Œdipe assassiné ? Œdipe
roi, Œdipe à Colone, Antigone, Toulouse, érès, 2019.
4. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 305.
5. Ibid., p. 328.
6. Ibid., p. 329.
7. Ibid., p. 316.
8. On retrouvera dans ce chapitre quelques fragments de textes ou formules déjà
présentés dans le premier volume de mes Mythologiques de Lacan (La prison
devenue du fantasme, Toulouse, érès, 2017) qui ouvrait la problématique dont je
prolonge ici l’analyse, mais aussi dans le second, qui présente les textes des tragé-
dies elles-mêmes, textes relus par mes soins avec les points de vue de Lacan et de
Lévi-Strauss. Je les reprends en partie ici pour que le lecteur retrouve le fil de
l’enseignement de Lacan et que cet ouvrage, qui vaut comme troisième volume des
Mythologiques, puisse aussi valoir comme les deux autres en tant qu’unité.
9. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 18 et 19.
10. Ibid., p. 351-352. De ce point de vue Lacan est en accord avec le grand hellé-
niste J.-P. Vernant.
11. Ibid., p. 353. Phrase que l’on retrouve d’ailleurs dans la bouche d’un Luther
désespéré.
200 Lacan presque queer

12. Ibid.
13. Ibid., p. 353.
14. Ibid., p. 346.
15. Ibid., p. 347.
16. Ibid., p. 351.
17. J. Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, Paris, epel Éditions, 2003. Ce
livre fut d’abord publié dans l’année 2000 par Columbia University Press, New
York, sous l’intitulé Antigone’s Claim, Kinship between Life and Death.
18. Voir sur ce point mon analyse ­d’Antigone au chapitre 3 d’Œdipe assassiné ?
(op. cit., p. 85-113) et dans le postlude de cet ouvrage, qui notamment commente
le texte de J. Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, op. cit.

Conclusion
1. Sur ce point, on peut se reporter à mon analyse d ­ ’Antigone, la tragédie où Créon
devenu roi donne des ordres au nom de son pouvoir de tyran, contre l’anarchie et
pour la discipline. Discipline qu’il veut voir régner dans la cité comme dans sa
maison puisque pour lui ces deux ordres marchent à l’amble, comme il l’énonce à
son fils transi d’amour pour Antigone : « Oui, voilà bien, mon fils, la règle à garder
au fond de ton cœur : te tenir là, toujours derrière la volonté paternelle. C’est pour
cela justement que les hommes souhaitent d’avoir à leurs foyers des fils dociles
sortis d’eux […] L’homme qui se comporte comme il le doit avec les siens se
montrera également l’homme qu’il faut dans sa cité […] Il n’est pas, en revanche,
fléau pire que l’anarchie. C’est elle qui perd les États, qui détruit les maisons, qui,
au jour du combat, rompt le front des alliés et provoque les déroutes ; tandis que,
chez les vainqueurs, qui donc sauve la vie en masse ? La discipline » (Sophocle,
Antigone, édition bilingue, Paris, Les Belles Lettres, 2006, p. 107).
Comme on le vérifie, Créon parle du point de vue du père de famille (qui voudrait
avoir des fils dociles en son foyer) et du maître de la cité, ce qui ne va pas très bien
avec l’idée souvent exprimée de faire de la tragédie une scène où s’opposent le
devoir pour la cité et le devoir pour la famille. « La tragédie exprime cette tension
entre l’oikos et la cité », indique par exemple Pierre Vidal-Naquet dans la préface à
l’édition citée, et il affirme de plus que cette pièce « est l’exemple le plus célèbre de
cette tension ». Eh bien, ce que l’on aperçoit ici c’est que Créon plaide au nom des
deux, car il plaide plus généralement du point de vue du service des biens.
2. J’ajoute naturellement et comme on va encore le préciser que cette position de
gardien de la cage ou de la reproduction sociale ne doit prévaloir du point de vue
de Lacan pour aucun psychanalyste, et ceci quel que soit le choix sexuel de celui
qui s’adonne à la psychanalyse, puisque ce registre du choix sexuel ne présume en
rien des choix concernant les autres registres de l’éthique comme il est facile de le
constater pour ce qui concerne l’ambition sociale, l’exercice du pouvoir dans le
champ intellectuel ou pas, et plus généralement dans le champ de la reproduction
sociale ou enfin des choix politiques.
3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psychanalyse,
Paris, Le Seuil, 1986, p. 208-209.
4. J. Lacan, « Réponse aux avis manifestés par les membres de l’École sur sa propo-
sition du 9 octobre ». Réponse orale, 6 décembre 1967, transcrite par le docteur
Solange Faladé, p. 5. Texte repris et modifié sous le titre « Discours à l’École freu-
dienne de Paris », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 272-273.
Notes de l’ouvrage 201

5. J. Lacan, « Réponse aux avis… », op. cit., p. 6.


6. Ibid., p. 6.
7. J. Lacan, « Discours à l’École freudienne de Paris », op. cit., p. 273.
8. Jean Paulhan, Le guerrier appliqué (1914), Paris, Gallimard, coll. « L’imagi-
naire », 1982, p. 11.
9. Ibid., p. 25.
10. Ibid.
11. P. Réage, Histoire d’O (1954), Paris, Le Livre de poche, 1977.
12. Il y a donc une sorte d’affinité élective entre, se reconnaître comme être et la
posture masochiste, dont le psychanalyste se fait le semblant dans l’expérience de
la cure où il occupe la place de l’objet (a) version déchet. Déchet qu’il incarnera en
fin de cure puisque, abandonné par l’analysant, c’est bien lui qui restera, in fine, le
déchet de l’expérience.
13. Voir Les Mythologiques de Lacan, vol. 1, La prison de verre du fantasme : Œdipe
roi, Le diable amoureux, Hamlet, Toulouse, érès, 2017.
14. Je note que c’est bien aussi une blessure, sorte d’automutilation résolutive, qui
ouvrit pour Norman la sortie du fantasme et des inhibitions qui entravaient ses
capacités d’écriture, comme je l’indique dans Le symptôme et l’esprit du temps (Paris,
Puf, 2015) au chapitre III : « Idéal d’indépendance, névrose obsessionnelle et
jouissance toxicomaniaque : Hamlet au crépuscule narcotique (Norman et Guil-
laume) ». Il se pourrait d’ailleurs, et pour beaucoup de raisons, que cette relation
entre les blessures du corps et les capacités à écrire soit cliniquement fondée,
comme cela se démontre, par exemple, dans cette sorte de moment clinique où le
passage à l’écriture succède aux pratiques morbides de ceux qui sont sujets aux
scarifications.
15. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 316.
16. J. Paulhan, Le guerrier appliqué, op. cit., p. 34.
17. Voir le second volume de mes Mythologiques intitulé Œdipe assassiné ?
(Toulouse, érès, 2019) et qui répond notamment à l’idée folle de la disparition de
l’œdipe dans la culture occidentale. J’y développe au contraire avec ma lecture
d’Œdipe roi, Œdipe à Colone et Antigone une étude propre à, pour une part, renou-
veler l’intelligibilité de ces textes, mais aussi à restituer avec notre troisième Lacan
quelques lumières sur l’inconscient des Modernes ; et encore sur ce que j’ai appelé
« la question féminine » depuis 2010 (La question féminine, de Freud à Lacan,
Paris, Puf, 2010).
18. J. Lacan, « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en crimi-
nologie », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 127, 137, 144.
19. Voir M. Zafiropoulos, « Le surmoi comme joint de la nature à la culture »,
dans Lacan et les sciences sociales, Paris, Puf, 2001, p. 118-120.
20. J. Cazotte, Le diable amoureux (1772), Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1981.
21. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII (1960-1961), Le transfert, Paris, Le Seuil,
1991, p. 50.
22. On trouvera dans la dernière page du postlude de cet ouvrage une critique de
la lecture très peu convaincante que fait J. Butler de la théorie du phallus chez
Lacan. Lecture qu’elle veut pourtant documentée à partir des deux textes de
Lacan : « Le stade du miroir » et « La signification du phallus ».
23. Il semble d’ailleurs que de ce point de vue il soit utile de différencier le destin
transgenre qui voyage volontiers vers le côté homme du voyage transsexuel qui
conduirait plutôt et pour toutes sortes de raisons vers le côté femme.
24. Une autre manifestation de la subjectivité de l’époque paraît actuellement s’ac-
tualiser dans la fondation d’associations de thérapeutes adressant volontiers les
202 Lacan presque queer

personnes qui font appel à elles vers des psychologues, voire des psychanalystes
friendly, supposés garantir une sorte de safe psychanalyse, écartant le risque de l’em-
prise de la normalisation hétérosexuée, mais risquant du même coup d’entraîner
l’analysant vers une sorte de complicité intra-communautaire reconduisant les symp-
tômes du sujet ou encore sa cage fantasmatique, d’où il tient son choix sexuel. Le
risque est en effet qu’à force de privilégier le safe, il ne se passe pas grand-chose dans
ces analyses. Mais il se pourrait aussi que ces nouveaux dispositifs fournissent
quelques trouvailles aux fondements de la queer psychanalyse que quelques-uns
cherchent à édifier, comme je l’ai rappelé en introduction. Tout devra tourner autour
des écrits à paraître, comme l’écrivait Lacan en 1973 dans sa « Note italienne » (dans
Autres écrits, op. cit., p. 311). Ceci vaut évidemment pour toutes les sortes de compli-
cités, y compris hétérosexuelles, conduisant des associations de psychanalystes à
sélectionner leurs propres membres en fonction de quelques traits jugés dignes ou
pas de la fonction. Longtemps, ceux qui étaient sujets à l’homosexualité ne furent
pas admis au rang de psychanalystes par les associations, et il se peut que cette
pratique demeure au moins pour une part. Ce qui de mon point de vue n’est aucu-
nement justifiable, et pour toutes les raisons évoquées dans cet ouvrage, qui porte
aussi sur la fin des analyses, autant dire sur la formation des psychanalystes, ou ce
que l’on appelle encore la psychanalyse didactique.
25. P. Harmange, Moi les hommes, je les déteste, Nantes, Monstrograph, avril 2020.
Moi les hommes, je les déteste est un texte de Pauline Harmange argumentant, de
manière consternante de vacuité, sur les bienfaits de la misandrie et dont le succès
obtenu sur les réseaux sociaux lui a, semble-t-il, valu d’être réédité par les éditions
Le Seuil en octobre 2020.
26. É. Toledano, O. Nakache, En thérapie, Arte, 2021.
27. Certaines associations de psychanalystes prônent volontiers qu’après installa-
tion et au bout de quelques années de pratique, le professionnel s’engage dans une
série de tranches organisées sous la forme de retour périodique à l’expérience pour
lui-même. Le psychothérapeute de la série En thérapie et son contrôleur endossent
ce type de formule du retour périodique, ici précipité par le fiasco du thérapeute,
dont la cage du fantasme est homogène à celle de son cabinet, où il a vu sa percep-
tion du monde se restreindre au cours de ses années d’exercice. L’éloignant notam-
ment du lien avec ses collègues et avec ceux-là mêmes qui vivaient dans le reste de
l’appartement familial : sa femme, ses enfants, etc. Ce point de vue paraît très sage
mais aboutit en fait à une analyse sans fin, et se retrouve sous la plume de Freud
énonçant : « Il n’y aurait pas lieu de s’étonner si, chez l’analyste lui-même, du fait
du commerce incessant avec tout le refoulé qui, dans l’âme humaine, lutte pour sa
libération, se voient arrachées à leur sommeil toutes ces revendications pulsion-
nelles qu’il peut habituellement maintenir dans l’état de répression. Ce sont là
aussi des “dangers de l’analyse” […] et l’on ne devrait pas omettre de les affronter.
De quelle manière, cela ne fait aucun doute. Chaque analyste devrait périodique-
ment, par exemple tous les cinq ans, se constituer à nouveau objet de l’analyse,
sans avoir honte de cette démarche. Cela signifierait donc que l’analyse personnelle
elle aussi, et pas seulement l’analyse thérapeutique pratiquée sur le malade, cesse-
rait d’être une tâche ayant une fin pour devenir une tâche sans fin » (« L’analyse
avec fin et l’analyse sans fin » (1937), dans S. Freud, Résultats, idées, problèmes II,
Paris, Puf, 1985, p. 265). Ce point de vue est évidemment très éloigné de ce qu’ar-
ticule Lacan sur l’éthique de la psychanalyse, les buts moraux de l’expérience, la fin
de l’analyse et donc sur l’analyse didactique, comme je l’ai longuement montré ici,
car l’événement de la passe, qui marque dans sa perspective l’issue de la cure et la
Notes de l’ouvrage 203

sortie du fantasme comme de la sublimation, n’appelle pas vraiment à une sorte de


toilette régulière du psychanalyste. Ni à quelque plan quinquennal à élever contre
la sorte de contamination des revendications pulsionnelles, s’abattant de manière
nocive sur le psychanalyste pour troubler le sommeil de ses propres pulsions. Pour
illustrer ceci, on comprend facilement que la notoriété de la pratique du sympa-
thique thérapeute de la série En thérapie nous vienne comme bague au doigt
puisque, sa propre analyse n’étant pas orientée par l’éthique de la révolution laca-
nienne, le docteur Dayan n’aura aucune chance de s’extraire de la cage où il s’est
enfermé avec ses propres patients. Ce qui est véritablement le bouquet, pour-
rions-nous dire, puisque c’est le nom de l’actrice qui tient le rôle de contrôleur,
disons hors sexe. Bouquet redevenue psychanalyste pour notre Dayan en crise, qui
en fin de scénario (saison 1) se trouve très soulagé d’en reprendre une tranche,
pour enfin regagner sa cage. Car il fut bien menacé d’en sortir, au motif de sa
déstabilisation consécutive à la rencontre avec le désir et son affect qui ne trompe
pas : l’angoisse. Ce dispositif, et qu’il y revienne ou pas tous les cinq ans, ne chan-
gera pas grand-chose à la cage de Dayan. Ses pulsions peuvent dormir en paix. Et
on peut conclure sur le fait que cette série doit aussi probablement son succès au
fait que les embrouilles qui accablent notre psychothérapeute ressemblent à celles
des spectateurs, qui s’en réjouissent d’autant.
28. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 119.

Postlude
1. J. Butler, Antigone : la parenté entre vie et mort, Paris, epel éditions, 2003,
édition Kindle.
2. « Sous cet éclairage, il devient intéressant de remarquer qu’Antigone, qui clôt le
drame œdipien, échoue à en produire une clôture hétérosexuelle, et cela pourrait
indiquer la direction pour une théorie analytique qui prendrait Antigone comme
point de départ » (ibid., édition Kindle, emplacement 1547).
3. M. Zafiropoulos, Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, Puf, 2003.
4. « L’État n’apparaît pas dans la lecture que Lacan fait d ­ ’Antigone, ni même dans
celle de Lévi-Strauss avant » (ibid., emplacement 242).
5. C. Lévi-Strauss, « Introduction », dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie,
Paris, Puf, 1950, p. XLIX.
6. « Un certain ordre social est basé, plutôt, sur une structure de communicabilité
et d’intelligibilité comprises sur un plan symbolique. Et bien que pour ces deux
théoriciens [Lacan et Lévi-Strauss] le symbolique ne soit pas la nature, il institue
néanmoins la structure de la parenté selon des voies qui ne sont pas précisément
malléables » (J. Butler, Antigone…, op. cit., emplacement 243).
7. « Bien que Hegel prétende que son acte est opposé à celui de Créon, les deux
actes sont plus en miroir qu’ils ne s’opposent l’un à l’autre, suggérant que si l’un
représente la parenté et l’autre l’État, ils ne peuvent effectuer cette représentation
qu’en devenant chacun impliqué dans l’expression de l’autre. En parlant à Créon,
elle devient virile » (ibid., emplacement 212).
8. J. Lacan, Les complexes familiaux (1938), Paris, Navarin éditeur, 1984, p. 65.
9. J. Butler, Ces corps qui comptent. De la matérialité et des limites discursives du
« sexe », Paris, Éditions Amsterdam, 2018.
204 Lacan presque queer

10. J. Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je telle


qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », dans Écrits, Paris,
Le Seuil, 1966.
11. J. Lacan, « La signification du phallus », dans Écrits, op. cit.
12. J. Butler, Ces corps qui comptent…, op. cit., p. 148.
13. Ibid.
14. Voir sur ce point M. Zafiropoulos, Lacan et les sciences sociales, Paris, Puf,
2001.
15. J. Butler, Ces corps qui comptent…, op. cit., p. 117 (je souligne).
16. J. Lacan, « Le stade du miroir », op. cit., p. 93 (je souligne).
17. J. Butler, Ces corps qui comptent…, op. cit., p. 130.
18. En réalité l’androcentrisme qui marque bel et bien le phallus comme signifiant
dans la culture n’est donc pas du fait de Lacan, malgré ce qu’en dit Butler, mais il
tient probablement au fait que le pénis est la partie du corps, tous genres
confondus, qui signifie le désir depuis la nuit des temps parce que sa présence
érectile se voit comme le nez au milieu de la figure, de même qu’il est doué d’une
capacité de détumescence signalant la disparition du désir. Ce qui fait d’ailleurs du
masculin le sexe faible pour Lacan, mais dote l’organe d’une sorte de complaisance
somatique de présence/absence immédiatement perceptible dans le registre de
l’image et qui le prédispose aussi à l’inscription symbolique. Étant entendu que le
symbole s’institue précisément d’être le temps de la chose, ou dit plus simplement,
de représenter la chose dans son absence même. D’où vraisemblablement le fait
que, comme déjà dit, le pénis fut depuis toujours un bon candidat pour symboliser
le désir. Et que pour ce qui concerne le choix culturel il jouit d’une prévalence
quant à la symbolisation du désir sur tous les autres organes dont le battement
quant au désir est moins patent.
19. J. Lacan, « La signification du phallus », op. cit., p. 693.
20. J. Butler, Ces corps qui comptent…, op. cit., p. 149 (je souligne).
21. J. Lacan, « La signification du phallus », op, cit., p. 686 (je souligne).
22. J. Butler, Ces corps qui comptent…, op. cit., p. 154 (je souligne).
23. S. Freud, « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin » (1937), dans Résultats, idées,
problèmes II, Paris, Puf, 1995, p. 265.
24. C. Lévi-Strauss, « Introduction », dans M. Mauss, Sociologie et anthropologie,
op. cit.
25. J. Derrida, « La structure, le signe et le jeu dans le discours des sciences
humaines », conférence prononcée au colloque international de l’université Johns
Hopkins (Baltimore), Les langages critiques et les sciences de l’homme, le 21 octobre
1966. Parue dans L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967.
26. Voir sur ce point M. Zafiropoulos, « Effet du transfert de Lacan à Lévi-Strauss
sur la clinique psychanalytique : visite des grands cas de Freud », chapitre V de
mon ouvrage Du Père mort au déclin du père de famille. Où va la psychanalyse, Paris,
Puf, 2014.
27. J. Butler, Ces corps qui comptent…, op. cit., p. 142.
28. Ibid., p. 140.
29. « Le fétiche est le substitut du phallus de la femme (de la mère) […] il reste le
signe du triomphe sur la menace de castration » affirme Freud dans « Le féti-
chisme » (1927), dans Œuvres complètes, vol. XVIII, Paris, Puf, 1994, p. 126-127.

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