Vous êtes sur la page 1sur 31

Titre : Psychose ordinaire : trois inventions, trois registres.

Title : Ordinary psychosis : three inventions, three registers.

1
Auteurs

Barbara Houbre (Maître de Conférences en Psychologie Clinique, Psychologue,

Psychanalyste) a

Lisa Henrion, (Psychologue) b

Pierre Savonitto, (étudiant en Master 1 de Psychologie Clinique) c

Lorine Malton, (étudiante en Master 2 de Psychologie Clinique) c

Renaud Evrard (Maître de Conférences HDR en Psychologie Clinique, Psychologue) a

a Université́ de Lorraine, INTERPSY (EA4432), F-54000 Nancy, France.

b activité libérale, 44 grand rue, 57 730 Valmont

c Master « Modèles psychodynamiques, démarches diagnostiques et thérapeutiques », Université́ de

Lorraine, INTERPSY (EA4432), F-54000 Nancy, France.

2
Résumé

Introduction. Dans le champ psychanalytique, la diversité et la fluctuation des observations

cliniques concernant la symptomatologie des patients psychotiques a conduit à un foisonnement

des descriptions et des théories : les positions schizo-paranoïde et dépressive [1], les patients

« comme si » [2], la prépsychose [3], la psychose blanche [4], la psychose froide [5],

l’organisation limite [6], ou encore la psychose ordinaire [7]. Les observations semblent

cependant se rejoindre pour décrire des cas qui, sans présenter les signes pathognomoniques de

la psychose, n’en sont pas moins des sujets présentant une structure psychotique. Une partie des

oppositions théoriques réside dans une conception structurale possiblement transitoire ou

stable.

Méthodologie. Trois vignettes cliniques de patients pour lesquels nous posons une hypothèse

diagnostique de schizophrénie sont explorées. Notre compréhension n’est pas neutre et s’oriente

à partir d’une approche structuraliste et topologique. Trois sujets, Rémus, Sabin et Iole,

proposent chacun une solution qui peut être saisie à partir des registres lacaniens (réel,

symbolique et imaginaire), les nouages leur apportant une stabilisation plus ou moins durable.

Discussion. Notons deux aspects cliniques. (a) L’intérêt du nouage borroméen réside dans le

fait que chaque rond de ficelle entre en résonnance avec les deux autres. Le travail à partir de

la parole a ainsi des effets sur les autres registres (pouvant se traduire cliniquement à travers

l’appréhension du corps ou les angoisses par exemple). (b) La seconde remarque concerne le

nombre de suppléance et/ou compensation. Ces dernières sont rarement isolées. Lacan usite

des termes tantôt de compensation pour évoquer notamment l’identification imaginaire des

personnalités « as if », tantôt de suppléance en référence à une clinique borroméenne. Maleval

propose d’attribuer la notion de compensation aux identifications imaginaires venant

contrebalancer l’Œdipe absent tandis que celle de suppléance renverrait au moyen de faire tenir

ensemble le nœud à trois et dépasserait donc la clinique de la psychose. Il s’agit donc, pour le

3
clinicien, de repérer les solutions inventées par les sujets. Ce constat ne doit toutefois pas le

conduire à restreindre sa capacité à engager de nouvelles trouvailles avec le patient. Nous

pouvons nous demander si le nouage non-borroméen est propre à la psychose. L’opposition

borroméen versus non-borroméen pourrait suggérer, avec une certaine psychologisation de la

conception des nœuds, une approche déficitaire de la psychose où la névrose ferait figure

d’idéal. La notion de forclusion généralisée de Miller pondère cet aspect et permet de repenser

la névrose où le nom-du-père vient alors suppléer au manque structural de la parole ; l’indicible.

Mots-clefs : psychose ordinaire, schizophrénie, compensation, suppléance, clinique

borroméenne

Abstract :

Introduction. Current data on the prevalence of psychotic experiences and symptoms in the

general population have led to a more dimensional view of psychosis. This may have been

reflected in several past attempts, in the clinical field, to recognize different profiles of patients

with discrete psychotic signs who don’t fully meet the diagnostic criteria of the time. In the

psychoanalytic field, the diversity and fluctuation of clinical observations concerning the

symptomatology of psychotic patients has led to a proliferation of descriptions and theories:

schizo-paranoid and depressive positions [1], "as if" patients [2], prepsychosis [3], white

psychosis [4], cold psychosis [5], borderline personality organization [6], or even ordinary

psychosis [7]. Observations however seem to converge toward the description of cases which,

without presenting the pathognomonic signs of psychosis, are none the less subjects with a

psychotic structure. Part of the theoretical opposition lies in a structural model that may be

transitory or stable. In the Lacanian conception of ordinary psychosis, neurosis and psychosis

are distinguished by their knotting: Borromean in the first-case, non-Borromean in the second.

4
Following Lacan’s three registers of real, symbolic, and imaginary, it becomes possible to

identify a typology in the solutions proposed by the subjects.

Methodology. We explored three clinical illustrations of patients for whom we make a

hypothetical diagnostic of schizophrenia. Our understanding is not neutral and is oriented from

a structuralist and topological approach. Our three subjects, Rémus, Sabin and Iole, propose a

solution that can be grasped from Lacanian registers (real, symbolic and imaginary), the

knotting bringing them more or less lasting stabilization.

Discussion. There are two clinical aspects. (a) The interest of the Borromean knotting lies in

the fact that each round of string resonates with the other two. Working from speech thus has

effects on other registers (which can translate clinically through the body or anxiety). (b) The

second aspect concerns the number of suppléances and / or compensations. The latter are

rarely isolated. Lacan used sometimes the terms compensation to refer in particular to the

imaginary identification of “as if” personalities, sometimes as a replacement in reference to a

Borromean clinic. Maleval proposed to attribute the term compensation to imaginary

identifications that counterbalance the absent Oedipus complex while the notion of supplying

would return by means of making the knot hold the three registers and would therefore go

beyond the clinic of psychosis. It is therefore a question for the clinician of identifying the

solutions invented by the subjects. However, this finding should not lead him to limit his ability

to initiate new discoveries with the patient. We wonder if the non-Borromean knotting is specific

to psychosis. The Borromean versus non-Borromean opposition could suggest, with a certain

psychologization of the conception of knots, a deficit approach to psychosis where neurosis

would be the ideal, yet such a conception looks unfortunate. Miller’s notion of generalized

foreclosure balances this aspect and makes it possible to rethink the neurosis where the name-

of-the-father then compensates for the structural lack of speech; the unspeakable.

5
Key-words : ordinary psychosis, schizophrenia, compensation, substitute, borromean clinic

6
Introduction

Les données sur la prévalence des expériences et symptômes psychotiques dans la population

générale [8] ont conduit, depuis les années 1980, à une vision plus dimensionnelle de la psychose

[9-10]. Il s’agit dès lors de penser un continuum des signes de la psychose dont la

décompensation schizophrénique, marquée par une rupture avec la réalité commune

(hallucinations, délires, désorganisations du discours), ne serait qu’une forme extrême. Face à

ces données, les modèles classiques en psychiatrie ont implosé et des théorisations plus psycho-

sociales de la psychose ont émergé. Toutefois, en référence à des conceptions laissant peu de

place à l’intrapsychique, le diagnostic de la psychose est resté fixé sur ces manifestations plus

facilement « objectivables » de ruptures avec le réel, en l’absence d’une lecture plus complexe

de signes discrets et articulés à la trajectoire subjective des sujets, telle que permise par

l’approche structurale. Cette aporie a conduit par exemple à proposer, dans le DSM-5, une

nouvelle entité s’inscrivant dans le « spectre de la schizophrénie » et qui fut présentée d’abord

comme un « syndrome de risque de psychose » avant de devenir un « syndrome de psychose

atténuée », sans véritable consensus scientifique sur ce qui constitueraient des symptômes

« atténués » de la psychose [11-12].

Dans le champ psychanalytique, la diversité et la fluctuation des observations cliniques

concernant la symptomatologie des patients psychotiques a également conduit à un

foisonnement des descriptions et des théories. Certaines observations semblent cependant se

rejoindre pour décrire des cas qui, sans présenter les signes pathognomoniques de la psychose,

n’en sont pas moins des sujets présentant une structure psychotique. Une partie des oppositions

théoriques réside dans une conception structurale possiblement transitoire ou stable. Nous

présenterons certaines de ces conceptions théoriques, ainsi que leur reprise dans le cadre de la

théorie lacanienne de la « psychose ordinaire », en articulant l’ensemble autour de trois cas.

7
Appréhensions psychanalytiques de formes atypiques de psychose

Mélanie Klein explique la fluctuation des symptômes observables en suggérant la possibilité

d’un passage de la névrose à la psychose par la voie de la régression. La psychose est abordée

comme un retour à la position schizo-paranoïde ou au début de la position dépressive (en

référence à la mélancolie). Elle a alors recours au terme de position « […] pour désigner les phases

paranoïde et dépressive parce que ces groupements d’angoisses et de défenses, bien qu’ils commencent dans les tout

premiers stades, ne sont pas limités à eux, mais apparaissent et reparaissent dans les premières années de l’enfance,

et, en certaines circonstances, dans la vie ultérieure » ([1], p.222). Le dépassement de ces périodes

archaïques aboutit à l’émergence d’une structure névrotique. Cette approche développementale

n’est pas sans instaurer une hiérarchie entre les termes de névrose et de psychose où cette

dernière est conçue comme étant plutôt déficitaire.

Hélène Deutsch questionne également le diagnostic structurel face à plusieurs patients qu’elle

nomme « comme si » (« as if ») en justifiant l’emploi de ce terme par le fait que « […] leur relation

à la vie a quelque chose qui manque d’authenticité – encore que, de l’extérieur, tout se passe « comme si » il n’y

avait pas de manque » ([2], p. 154). Les particularités des « comme si » reposent, entre autres, sur

une apparente normalité et la présence d’une identification nécessaire au maintien de la stabilité

psychique même s’il s’agit d’un jeu d’acteur désincarné. Deutsch note « […] que toutes ces relations

sont dénuées de toute chaleur, que les manifestations d’émotion sont formelles, et que tout vécu intime est totalement

exclu » ([2], p. 156). La plasticité des identifications témoigne également d’une carence du

fantasme souligné par le vide intérieur observé chez ses patients. Pas de confusion avec la

personnalité narcissique possible, les patients ne souffrent pas de leur identification. Au

contraire celle-ci apparait comme une solution : « S’ils se joignent si facilement à des groupes sociaux,

éthiques et religieux, c’est qu’ils cherchent, en y adhérant, à donner un contenu et une réalité à leur vide intérieur,

et à consolider la validité de leur existence au moyen d’une identification » ([2], p. 156). Deutsch questionne

donc l’apparente normalité des patients, qui, pour les partisans de l’ego psychology, exclut toute

8
possibilité de diagnostic de psychose. Elle amène ainsi une distinction entre la structure et l’état :

si « on ne peut taxer leur état de psychotique », « […] la vie intérieure de nos patients, pauvre en objet, maintenue

à un stade narcissique, [est] structurellement proche de la psychose » ([13], p. 67). D’ailleurs, Deutsch

n’arrête pas là son diagnostic et questionne plus précisément la typologie (schizophrénie ou

mélancolie selon les cas). L’identification permet alors d’éviter la décompensation.

Moritz Katan [3, 14-16] élabore la notion de prépsychose en constatant chez l’adulte

schizophrène l’absence d’un état de psychose durant l’enfance. Les premiers symptômes

caractérisant cette phase s’écartent de la normalité et ont pour fonction de retarder la survenue

de la psychose. Cette période ne correspond ni à la névrose, ni à la psychose mais renvoie à une

« […] perte du complexe d’Œdipe, à la suite de quoi, le conflit - pour le patient masculin - tourne autour du

besoin de féminité » [3]. Cette formulation « perte du complexe d’Œdipe » reste énigmatique et

semble être justifiée par un lien, débutant mais non abouti. La tentative de guérison réside alors

dans une restauration de la réalité avec une visée normative. La prépsychose se distingue de la

psychose par le déplacement du conflit psychique, ce qui, selon un abord structural, n’est pas

sans interroger. L’un des points de discussion, porte sur l’aspect diachronique ou synchronique

de l’abord des symptômes. La notion de prépsychose peut porter en soi une valeur pronostique

en envisageant un développement ultérieur vers la psychose même si ce terme est également

utilisé comme référence à une structure fixe [17]. Une simplification serait d’appeler psychose

ce qui en présente la structure même si les manifestations phénoménologiques restent faibles.

En 1973, Jean-Luc Donnet et André Green proposent la notion de psychose blanche, à travers

l’étude du cas de Z pour évoquer une « […] psychose sans psychose où l’analyse nous fait accéder à

l’ombilic de la psychose : structure matricielle comme condition de la possibilité de l’élaboration psychotique, sans

que nécessairement une telle élaboration sans suive » ([4], p. 226). La symptomatologie, banale et

commune (le patient Z se sent déprimé et comme subissant une mauvaise influence) est alors

éloignée d’une expression spectaculaire. Les auteurs évoquent la décompensation psychotique

9
et les situations de « guérisons » qui adviennent suite à un événement ou une rencontre. Dans

certains cas les décompensations transitoires seraient suivies de « guérisons » donnant à la

psychose son profil périodique en ligne brisée [4]. En reprenant pour partie les thèses

kleiniennes les auteurs situent les conditions matricielles de la psychose blanche au niveau du

complexe d’Œdipe. Ils suggèrent la possibilité d’un continuum allant de la normalité aux

psychoses en tentant d’établir une relation entre l’organisation œdipienne névrotique et la

psychose blanche. Dans le cas des psychoses blanches, l’identification aux parents ne serait pas

sexuée, elle porterait plutôt sur leur qualité, bonne ou mauvaise. Cette identification particulière

apparaît alors comme une compensation consécutive à la perte de l’objet (manque du père). La

psychose délirante (où « la pensée s’emballe ») est alors opposée à la psychose banche qui

témoigne d’une sidération de la pensée dont la dépression (non névrotique et au sens littéral du

terme) est la conséquence. La position des auteurs est difficile à cerner puisqu’ils ne renoncent

pas au terme de psychose en tant que structure tout en tentant de fondre celle-ci dans un

continuum qui ne présenterait pas de caractère propre.

La « psychose froide » est une notion forgée par Evelyne Kestemberg [5,18] à partir de sa

pratique d’adolescents anorexiques. Elle envisage un clivage du moi avec deux fonctionnements

distincts : un situé en surface présentant l’évolution générale et un à la base comprenant le non-

investissement des imagos différenciées. Kestemberg constate l’impossibilité, dans les cas de

psychose froide, de reconnaître la différence des sexes et la castration qui en découle. Face à la

menace d’anéantissement du moi, seules une image « asexuée » ou une image « toute sexuée »

peut garantir le maintien narcissique : une imago archaïque ambisexuée. Dans ces conditions,

une relation fétichique à l’objet se constitue. Cette dernière va colorer la relation

transférentielle : la continuité narcissique du sujet sera assurée par la projection d’un objet

interne immuable et mégalomaniaque inclus lui-même dans le narcissisme. Cette projection se

fera dès lors non pas dans l’analyste mais sur l’analyste, personne désanimée. Il s’agit d’une

10
« imago archaïque, indistincte, ambisexuée, en quelque sorte incluse dans les investissements narcissiques du

patient, mal séparée de lui, mal organisée en tant qu’objet » ([19], p.198). Il s’agirait même plus d’une

image que d’une imago. Plusieurs modes de contre-transfert sont alors possibles, soit l’analyste

prend la position d’objet fétiche qui garantit au patient son maintien narcissique, soit l’analyste

vient en position d’objet non hostile qui ne cherche pas à forcer l’inhibition ou encore, en tant

que réceptacle qui ne barre pas les mouvements pulsionnels. Kestemberg met donc en avant les

investissements narcissiques et la relation d’objet. A cet égard, elle caractérise la psychose par

un déséquilibre entre auto-érotisme et relation d’objet. Au fur et à mesure de ses

développements, elle s’éloignera d’une référence structurale pour évoquer des « organisations

psychotiques » puis des « modes d’être psychotiques » [19].

En 1884, Hugues crée la notion de « borderline » pour évoquer quatre patients qui oscillent

entre la normalité et un état à la limite de la démence [20]. La notion d’organisation limite est

reprise par Otto Kernberg [6] en tant que système stable et cohérent. La référence à la psychose

est explicite et l’auteur englobe dans cette terminologie les diverses appellations susceptibles de

s’y rapporter : « caractère psychotique », structure « pré-schizophrénique », « schizophrénie

ambulatoire », « schizophrénie pseudo-névrotique ». Les personnalités « comme si » sont

d’ailleurs mentionnées ([6], p.1) pour la compréhension de l’organisation limite. Kernberg fait

de cette personnalité une troisième organisation stable au côté de la névrose et de la psychose,

susceptible toutefois de présenter des épisodes psychotiques transitoires caractérisés par une

perte de l’épreuve de réalité. L’approche, référée à la fois à l’ego psychologie et à Mélanie Klein,

renvoie à une réalité objectivable. Ainsi, citant Hurvich [21], l’épreuve de réalité sert

d’indicateur au diagnostic différentiel rendant plus difficile la tâche de distinguer une

organisation limite d’une névrose que d’une psychose. La personnalité limite est caractérisée

par un ensemble de manifestations cliniques telles que des difficultés graves dans la relation à

l’autre, une altération de la manière de vivre la réalité mais une préservation fondamentale de

11
l’épreuve de réalité, des défenses « primitives » (essentiellement clivage et absence de

refoulement), et un manque d’intégration du moi (avec tout de même une différenciation entre

image de soi et image d’objet). En France, Jean Bergeret [22, 23] convoque la notion d’état-

limite avec deux caractéristiques : (a) l’absence de structure chez ces patients (mais alors

qu’advient-il de la fonction structurelle du symptôme ?), (b) l’état n’est pas fixe et peut se figer

dans une lignée psychotique ou névrotique. L’appréhension du moi est plus ou moins unitaire

mais ni fragmenté (psychose), ni unifié (névrose). La détermination organisationnelle repose sur

la relation aux parents selon que ceux-ci soient parvenus à établir avec l’enfant une relation

triangulaire (névrose), duelle (psychose) ou anaclitique (état-limite). Dans une perspective

génétique l’état-limite est placé « entre » la névrose et la psychose du point de vue de

l’organisation du moi, en présentant spécifiquement une immaturité structurelle. Les défenses

de l’état-limite renvoient à un abord de la réalité plus ou moins bien conservée. Le type de

relation d’objet (anaclitique) n’est pas sans évoquer les observations d’Hélène Deustch et le

phénomène d’identification spéculaire dans les personnalités « as if » d’ailleurs citées et

critiquées par Bergeret ([23], p. 26) relativement à l’ambiguïté structurale que la notion instille.

Bergeret sollicite la notion de narcissisme pour comprendre ces manifestations cliniques comme

des déformations du moi face à la menace d’éclatement, la « normalité » étant alors abordée en

termes d’adaptation à la réalité.

La psychose ordinaire

Jacques-Alain Miller introduit en 1999 la notion de psychose ordinaire à l’occasion de la

convention d’Antibes [7]. Il ne s’agit pas d’une psychose de plus ; son diagnostic reste d’ailleurs

insuffisant à la compréhension du cas et le clinicien doit en passer par une précision de sa

typologie conformément à la nosographie psychiatrique classique. Le délire ou l’hallucination

peuvent être présents mais discrets. La notion renvoie à une perspective à la fois structurale et

12
continuiste car tout en convoquant la théorie des nœuds, Miller situe la psychose ordinaire du

côté d’une structure psychotique. Dans ses premiers développements, Lacan propose une bi-

partition entre névrose et psychose reposant sur la présence ou l’absence d’un signifiant

(métaphore paternelle versus forclusion du nom-du-père). Il cite d’ailleurs Katan et Deutsch en

qualifiant l’identification observée chez un patient de « compensation1 imaginaire de l’Œdipe

absent, qui lui aurait donné la virilité sous la forme […] du signifiant, du nom-du-père » ([24], p. 218). A la

fin de son enseignement Lacan va généraliser la forclusion. La distinction névrose/psychose va

alors reposer sur la façon dont le sujet répond à ce rejet. En tant que psychose « compensée »,

la compréhension de la stabilisation du sujet nécessite une approche borroméenne des

manifestations cliniques. L’une des plus belles inventions réside certainement dans le triptyque :

réel, symbolique, imaginaire. Ce découpage permet la distinction des registres imaginaire et

symbolique habituellement assimilés dans les approches post-freudiennes, l’image et la parole

étant subsumées dans la notion de symbolisation. La saisie de la clinique à partir de ce ternaire

permet de penser la psychose au-delà de la décompensation psychotique et d’appréhender la

résolution sinthomale inventée par le sujet [25]. Névrose et psychose se distinguent alors par

leur nouage : borroméen dans le premier cas, non borroméen dans le second [26]. Sans omettre

que la structure borroméenne, par définition, implique les trois registres, il devient toutefois

possible de dégager une typologie dans les solutions proposées par les sujets [26-28].

Si les argumentations théoriques divergent d’un auteur à un autre, les éléments cliniques

observés aboutissent aux mêmes conclusions : poser un diagnostic précoce afin d’apporter une

certaine stabilité au patient. Nous proposons d’explorer dans cet article, trois vignettes cliniques

de patients pour lesquels nous posons une hypothèse diagnostique de schizophrénie. Notre

compréhension clinique n’est pas neutre et s’oriente à partir d’une approche structuraliste et

topologique. Trois sujets, Rémus, Sabin et Iole, proposent chacun une solution qui peut être

1 surligné par les auteurs

13
saisie à partir des registres lacaniens (réel, symbolique et imaginaire), les nouages leur apportant

une stabilisation transitoire ou durable.

Rémus ou quand la douleur fait corps

Le diagnostic de fibromyalgie a été établi il y a une dizaine d’années. La survenue de la douleur

est contiguë à un épisode d’asthénie majeur que rien ne semble justifier : Rémus garde le lit

toute la journée n’ayant plus la force de se lever, y compris à des fins d’hygiène. S’en suit une

période de sthénie : « Je dormais mais maximum trois heures par nuit, je pétais le feu. Il n’y avait pas de

travaux assez durs. Je rangeais de la cave au grenier au milieu de la nuit. ». Ces fluctuations témoignent

d’une jouissance qui semble sans limite (en dehors de celles imposées par sa maison) et qui

emporte le corps sur son passage. Les douleurs vont alors limiter son agir. Lors de cet épisode,

Rémus ne se sent pas déprimé, « C’était surtout le corps ! ». L’absence de douleur morale

caractérise cette phase pourtant qualifiée de « non-vie ». Jeune adulte, il consulte une

psychiatre, l’occasion pour lui de travailler sur des attouchements subis durant son enfance : « Il

fallait verbaliser ça. Mais je crois que j’ai mis des années jusqu’à ce que le mot sorte de ma bouche. Le mot était

là [montre le bout de sa langue] et je le disais pas pourtant je savais exactement ce que c’était, c’était…

[silence] le mot était là [pointe de nouveau le bout de sa langue] et il ne sortait pas. ». L’expression

« avoir le mot sur le bout de la langue » semble être prise au pied de la lettre. Rémus associe

spontanément ces attouchements à un souvenir : à 17 ans, il portait des bandages autour du

poignet, de la jambe, etc., parce qu’il avait mal et parce qu’il fallait qu’il « tienne » son corps,

au sens littéral du terme. La douleur disparaîtra 15 années durant. L’occasion d’une opération

chirurgicale révèle l’importance de la myalgie : « Je me disais « Mais c’est pas normal, t’as pas mal,

tout va bien… pourquoi dans ta tête t’es pas bien ? ». Je me sentais insécure et j’arrivais pas à trouver pourquoi.

Et quand on a baissé la morphine, ah d’un coup j’ai à nouveau mal ! Ben c’était bon, j’étais à nouveau

moi ! J’étais presque content ». La douleur lui permet de faire un corps : « [si je n’ai pas mal…] J’ai

14
l’impression de ne pas être. Je sais pas comment dire, j’ai l’impression qu’y a pas. Mais quand j’ai mal, c’est là

que je sens qu’y a, que je suis pas qu’une tête, que j’ai un corps, que j’ai des parties de corps en tous cas. Autrement

j’ai pas l’impression d’avoir. Je peux pas me décrire, j’ai pas d’image. Même quand je me regarde dans le miroir,

je vois quelqu’un… mais… voilà. Alors que mes douleurs, ça m’appartient vraiment. C’est là où y a la douleur

que la partie du corps existe. Le reste n’existe pas. Des fois je me dis que la fibro, je me la suis peut-être fabriquée.

[…] la douleur c’est une partie de moi ». Rémus énonce la façon dont la douleur vient compenser le

reflet dans lequelle il ne se reconnait pas. L’annonce du diagnostic de fibromyalgie aura un effet

de soulagement pour le patient : « C’était la délivrance totale, t’es pas fou. Ça existe, y a un mot ». La

participation à un groupe sur un réseau social permet également de faire tenir le nouage dans

un registre imaginaire. Rémus adresse régulièrement des messages au groupe pour faire part de

ses douleurs : « On a très souvent mal aux mêmes endroits aux mêmes moments ».

Rémus présente plusieurs particularités. Dans son discours, la métaphore semble lui échapper.

Les mots sont pris au sens littéral. L’ordre imaginaire (au sens de l’image) est également affecté.

Le sujet voit quelqu’un, un autre, dans le miroir. Il ne reconnait pas son reflet comme étant le

sien. En outre, les épisodes d’asthénie/sthénie témoignent d’une jouissance illimitée (jouissance

Autre) qui se déchaine dans le corps du fait de l’absence de l’extraction de l’objet a (absence de

perte). L’expression de non-vie semble alors qualifier le vide des affects. La douleur de Rémus

relève de la jouissance et du réel. Ainsi, la fibromyalgie offre une solution qui se déploie dans

les trois registres. Sur le versant du réel, elle permet de localiser la jouissance dans une partie du

corps en la nommant. Les douleurs la circonscrivent dans un lieu qui rejoint les nominations et

découpages « populaires » de l’organisme par le signifiant : l’épaule, la jambe, le bras, etc. et

permet de faire exister ce corps morcelé. Sur les versants symbolique et imaginaire, la

nomination du réel, grâce au diagnostic de fibromyalgie, a un effet de soulagement face à

l’angoisse. La jouissance s’ancre dans un nom (registre symbolique) donnant un sens à la douleur

(dimension imaginaire) [29]. Par ailleurs, la fibromyalgie permet de donner une consistance au

15
moi du sujet : « La fibro, c’est ma maladie, c’est une partie de moi ». Rémus peut alors s’identifier à une

communauté et y trouver des points de transitivisme soutenant son image et procurant une

assise au moi, tant sur le plan identitaire qu’au niveau spéculaire [30]. D’un point de vue

diachronique, survient d’abord la jouissance localisée dans le corps, puis la nomination

diagnostic dont découle ensuite le transitivisme. Les brins se sont noués progressivement pour

ainsi dire. La solution des douleurs localisées auraient-elles tenue autrement ? Nous ne pouvons

l’affirmer mais en tant que clinicien il est central de ne pas modifier le rapport au symptôme du

patient. Les médecins du centre antidouleur ont d’ailleurs toujours pris la précaution de ne pas

prescrire d’analgésique à Rémus.

Sabin, travailleur sur la lettre

Sabin présente une psychose ordinaire parfois extraordinaire. L’alternance des états est un trait

caractéristique de ce patient dont certains collègues ont pu déclarer « Quand il n’est pas fou, il est

parfaitement névrosé ». Sabin arrive lors de la première consultation en arborant un t-shirt sur

lequel est inscrit « Jésus, la vraie vie 24h/24 ». Depuis tout petit ça ne va pas. À l’école, il est

« dans la lune ». À l’âge de 20 ans surgit un premier « déséquilibre ». Sabin n’en saisit pas la

raison mais c’est également à cette période qu’il est épris de sa voisine. Ils sont amoureux l’un

de l’autre et doivent se marier, mais ça ne se fait pas. La raison de cet amour déçu reste confuse.

« J’avais le soupçon que les relations entre homme et femme jouaient un rôle déterminant dans la formation des

symptômes des êtres humains. » nous dit Lacan « Cela m’a poussé vers ceux qui n’y ont pas réussi, puisqu’on

peut certainement dire que la psychose est une sorte de faillite en ce qui concerne l’accomplissement de ce qui est

appelé "amour" » [31]. Cette faillite a t-elle laissée le patient dans une certaine perplexité ? Trois

années plus tard, surgit ce qui semble être un phénomène élémentaire : il ressent un appel de

Dieu. « Dieu-Jésus-Christ » s’adresse à lui et lui demande s’il croit en sa mort et sa résurrection.

Le patient répond « oui ». C’est alors qu’il se convertit. Depuis la Bible est devenue son « livre

16
de chevet » et le patient fréquente assidûment différents groupes religieux chrétiens

d’obédiences parfois distinctes. Au fil des consultations, l’importance de la Bible dans la vie de

ce patient se révèle. Il l’emporte systématiquement avec lui et, dès la troisième rencontre, en lit

divers passages. Le choix des lectures n’obéit à aucune visée particulière. Elles sont parfois

ponctuées d’anecdotes de son histoire personnelle qui arrivent toujours dans l’après-coup. « J’ai

un besoin très personnel de savoir s’il y a un dieu en ce monde. La recherche de Dieu c’est un peu la recherche de

ma vérité ». Puis l’attitude du patient évolue. Il peut alors présenter deux états distincts, un peu à

la façon des descriptions psychiatriques d’une schizophrénie catatonique. Soit le patient est très

angoissé, soit très excité. Dans les deux cas, la lecture de la Bible est exclue. Dans ces périodes,

Sabin ne sort plus de chez lui sauf pour se rendre à ses consultations. Il ne fréquente plus les

différents groupes religieux auxquels il se rend habituellement. Il se sent angoissé. Il ne mange

plus ou très peu. Dans les moments les plus difficiles, le langage est particulièrement affecté. Il

peut devenir laconique. Il profère alors des signifiants qui ne sont pris dans aucun phrasé. Il n’y

a plus d’articulation : « Droit-hommé ! » « Progrès ! » « Veiller ! » « Réveiller ! ». Leurs choix semblent

être orientés par leur assonance. Même s’il ne s’agit pas à proprement parler de néologismes,

ces mots sont martelés comme s’ils portaient en eux une signification pleine et entière. Les

patronymes se dérobent : « Houbre, je ne crois pas que ce soit votre vrai nom. Je crois que c’est un surnom

pour le système ». Le délire paranoïde surgit et calme un peu l’angoisse. Il présente alors une

dimension interprétative où chaque indice fait signe sur fond de syndrome de Fregoli [32]. Ainsi,

l’imaginaire comme le symbolique sont affectés. L’image est trompeuse et la lalangue se

désarticule : « Il y a des choses qui se passent derrière, en douce. Comme dans psychanalyse, il y a le mot

"anal", ça se passe derrière. ». Puis c’est l’apaisement. Le délire semble s’interrompre soudainement.

Les lectures de la Bible reprennent. Le patient s’interroge sur pourquoi il « déraille dans sa tête »,

pourquoi est-ce qu’il s’imagine qu’on le persécute ? Il ne comprend pas mais élabore tout de

même un bout de savoir avec ses « histoires de père » à partir du réel qui se présente pour lui.

17
« Mon problème, c’est mon histoire de père ». Au décès de son père, le patient apprend par sa mère

qu’il a un autre père : son père biologique. Son « géniteur » ne le reconnaît pas et il est en partie

élevé par son père « adoptif », le couple parental vivant séparé. Il conclut : « J’ai eu deux pères,

mais en fait je n’ai même pas eu un père. Il me manque un père dans la tête. ». N’est-ce pas là une façon de

dire combien le père fait énigme pour lui ? Dans quelques rares situations, les modifications de

son environnement semblent expliquer la décompensation : une diminution des plages horaires

d’un point accueil, un pasteur qui déménage, une modification de l’agencement du mobilier au

sein du cabinet, etc. Le patient a beaucoup de difficulté avec le changement. C’est ainsi que la

durée de la première consultation fixera celle toutes les autres. Le temps, figé dans une certaine

éternité, n’est pas sans faire écho au phénomène élémentaire (vie éternelle). Le changement est

alors interprété sur le mode de la persécution, c’est le fait du grand méchant Autre. Le patient

en perd la foi. Il mentionne la nécessité de « Dieu-son-père » dans sa vie et l’importance de sa

parole transcrite dans la bible. La Bible vient fixer l’ordre du monde : si le monde évolue, « la

Bible, elle, est immuable » précise-t-il. La Bible occupe également une autre fonction puisqu’elle lui

permet de savoir « comment faire dans la vie ». Un peu à la façon d’un mode d’emploi. La

parole de Dieu est alors ce qui vient faire nouage ce qui vient fixer le symbolique et rendre

moins mouvant le monde qui l’entoure. Lorsque le patient lit la Bible, il est apaisé. Il n’y a plus

trace d’angoisse, la métaphore délirante devient discrète. Ce travail de lecture est parfois aussi

un travail de ré-écriture. Il en modifie certains mots : : « Je n’aime pas le mot chose, dit-il, alors je le

remplace par d’autres mots comme "éléments" ou "caractéristiques" ». Fréquemment, je lui pose des

questions sur la Bible afin de témoigner de mon intérêt et de me laisser enseigner. Cette position

favorise le transfert en le plaçant comme étant le détenteur du savoir. En l’invitant à me parler

de la Bible c’est également une façon de border ce qui fait trou pour lui, de broder autour, de

tisser.

L’une difficultés qui surgit lors du suivi est le fait que je sois une femme. Plusieurs fois, le patient

m’explique que je suis son grand modèle. Ainsi il me dit : « Je dois être droit, comme vous. ». Il remet

18
alors en place son fauteuil pour que celui-ci soit à angle droit avec le bureau. Le transitivisme

dans le transfert est explicite et ce n’est pas sans poser problème : « Le travail consiste de faire de moi

un homme. Hors vous êtes une femme. C’est peut-être mieux que je fasse une psychanalyse avec un homme. C’est

certain, un homme il a des couilles biologiquement que vous n’avez pas. ». Une intervention sur le fait

que, le plus important c’est d’être en premier lieu psychologue et psychanalyste avant d’être une

femme est sans effet. En interpellant le patient sur la présence des femmes dans la bible, il se

met à lire plusieurs passages concernant la création de la femme et la présence des femmes lors

de la résurrection du Christ. En faisant intervenir l’Autre de la bible et en introduisant du tiers,

la capture imaginaire et le « pousse-à-la-femme » s’apaisent un peu. La trouvaille du patient est

donc la parole de Dieu à travers la lecture de la Bible, c’est un peu son nom-du-père, le

quatrième rond qui permet le nouage de l’ensemble et qui est partagé-partageable avec d’autres.

Mais le nouage est fragile, tout comme la foi en Dieu. C’est une croyance, non une certitude.

Elle a par ailleurs un prix. La lecture de la Bible s’accompagne d’énurésie diurne. Sabin ne

comprend pas d’où ça vient et les examens médicaux n’ont apporté aucune réponse. Mais à

travers le travail sur la lettre il concède, à son corps défendant, à une perte.

Iole et le chien-miroir

Iole parle beaucoup de son chien. Elle est très attachée à cet animal : « J’aime tellement mon chien

que je pourrais sacrifier un être humain pour lui. C’est ma force. Je ne m’imagine pas vivre sans lui ». Deux

tatouages viendront fixer sur la peau le nom de l’animal et sa date de naissance. Le portrait est

en projet. Cette relation particulière n’est pas nouvelle : dès l’âge de trois ans elle développe un

attachement peu commun avec l’animal de compagnie de sa nounou, qui lui léchait le visage

précise-t-elle.

Son chien a déclaré une maladie grave il y a plusieurs années. Suite à l’annonce du diagnostic,

Iole interrompt momentanément ses études pour rester auprès de lui. Elle doit lui administrer

un traitement. Elle ressent à cette occasion la douleur de son animal. Réciproquement : « Si je

19
ne vais pas bien, il ne va pas bien ». Prise dans une relation spéculaire à celui-ci, son chien est un

petit autre dont elle peut prendre la place et inversement. Iole évoque également « ses maladies

de peau ». Suite à l’angoisse suscitée à l’idée de perdre son animal, une rosacée et une dermite

séborrhéique sont apparues. Mais ses « défauts de peau » sont plus anciens. Ils débutent lors de

sa seizième année. Suite à l’apparition récente de points noirs sur son visage, elle consulte

internet à la recherche d’information pour les retirer. Là, elle lit le témoignage d’une jeune fille

dont le petit ami lui dit qu’elle a des trous dans la peau. Elle se regarde alors dans le miroir et

réalise que c’est également son cas : sa peau est trouée. Ce constat fait suite à une déception

amoureuse : le garçon qu’elle convoitait lui avait indiqué que physiquement, elle ne lui plaisait

pas. L’identification d’Iole vient préciser le défaut physique : les trous dans la peau. Son corps

est transfiguré par la parole d’un Autre par le biais d’une identification imaginaire qui relève du

même [27]. Le symbolique est réel : le « Tu ne me plais pas », vient trouer son corps. « Disgracieuse

et inesthétique sont des mots qui me caractérisent ». La patiente ne se demande pas ce que les autres

pensent d’elle, elle le sait. Ils perçoivent les défauts que rien ne semble pouvoir venir voiler. Les

maladies qu’elle développe suite à l’atteinte de la dimension imaginaire (risque de perdre son

animal) témoignent de l’effondrement du lien à l’Autre. Le rejet du garçon semble à présent

s’éterniser, le visage constituant le réceptacle de l’affection (de l’animal en l’occurrence) ou du

dédain de l’autre.

Plus jeune, elle pratiquait la danse. Mais elle n’a pas continué car les gens pourraient voir « ça »

dit-elle en montrant son visage. Au début du suivi, la patiente m’indique à plusieurs reprises

qu’en consultation c’est très dur. Elle se demande ce que je pense d’elle, de son image. Je lui

indique que son visage me plait. Iole m’a choisi sur internet parce que mon visage « est doux ».

Depuis l’apparition de la dermite, chaque matin elle s’arrête devant son miroir pour retirer les

morceaux de peau de son visage et de son cuir chevelu. Dans l’école qu’elle fréquente, à chaque

interclasse, elle file aux toilettes pour regarder son reflet. Quand je lui demande pourquoi, elle

20
ne sait pas très bien quoi répondre : « Pour voir… ». Le signe du miroir renvoie au fait que le sujet

s’avère si préoccupé par son image qu’il s’y examine longuement et fréquemment. Ce

phénomène, décrit par Abely, consiste « en un besoin qu’ont certains sujets de s’examiner dans une surface

réfléchissante. Ils utilisent le plus souvent des glaces, des miroirs. Leur examen porte sur le visage mais aussi sur

l’ensemble du corps » [33]. La réponse qu’apporte la patiente rejoint le constat fait par Cordié :

« Dans la psychose, le regard ne vient pas faire trou et soutenir la vision. Quelque chose de la perte n’a pu advenir,

qui aurait permis la constitution de l’objet a regard dans l’érogénisation de la relation à l’Autre. La perception

reste alors une vision sans regard. » [34]. L’intervention « Votre visage me plaît » indique le regard que

je porte sur elle, au-delà de la vision, cherchant par là à atténuer le trou. Plutôt que d’avoir ses

maladies de peau, Iole préfèrerait une pelade ou une endométriose (pour se faire retirer l’utérus).

Elle n’exclut pas le réel [35]. Ce qui pourrait épouvanter un névrosé lui semble à elle, une

solution préférable là où justement la castration n’est pas intervenue. Retirer les morceaux de

peau, n’est-ce pas une tentative, quotidienne et répétée, de se dépouiller ce qui n’a pas été

perdu ? L’alopécie ou le retrait de l’utérus seraient alors les bienvenus. Ce cas n’est pas sans

évoquer un patient schizophrène dont Freud fait la description dans son texte « L’inconscient »

([36], p. 180) : « Un patient que j’observe actuellement se laisse distraire de tous les intérêts de l’existence par le

mauvais état de la peau de son visage. Il prétend avoir dans son visage des points noirs et des trous profonds que

tout un chacun remarque. L’analyse révèle qu’il joue son complexe de castration au niveau de sa peau. ». Dans

le cas d’Iole, la maladie de peau peut venir s’entendre comme un phénomène psychosomatique,

du fait de la présence des lésions. Ce dernier fait fonction de suppléance à ce qui a été forclos

[37]. Cette solution comporte un versant imaginaire (la peau qui couvre le corps), un versant

réel (tentative d’extraction d’une livre de chair avec le retrait des morceaux de peau) et

symbolique qui lui permet de décompléter le discours de l’Autre : la patiente fréquente

assidûment les médecins et met systématiquement en échec leur discours puisqu’aucun remède

n’existe.

21
Ne pouvant s’appuyer sur l’Autre du symbolique, Iole prend également consistance à partir de

l’image de son chien. Il y a un mois, il a été très malade. Pour la première fois, elle a dû se

séparer de lui, devant le laisser en observation chez son vétérinaire : « Ça a été terrible quand je suis

rentrée chez moi, je grelottais de froid. J’ai eu des douleurs terribles dans le dos et la nuque ». C’est en premier

lieu l’éprouvé du corps qui est affecté. Le chien d’Iole est âgé de plus de 15 ans. Sa mort

prochaine est à redouter. Peut-être qu’à son décès l’identification se déplacera sur un autre

animal. Le transfert effectué sur le psychanalyste (doux visage) pourra également offrir un appui

à cette occasion. Comment faire avec le corps, quand il y a une connexion directe entre le mot

et l’organe [36] ? Quelle possibilité existe-t-il de se fabriquer un corps pris dans un discours ? Il

y a quelques mois, Iole rencontre le yoga, émerveillée. Elle en laisse une marque sur sa peau

parmi les multiples autres qu’elle a déjà, dans une métonymie incessante. Elle souhaite pratiquer

un type de yoga particulier : souple, libre et créatif. Je l’invite à m’en parler, je la questionne.

« Le geste est très beau » précise Iole. Ce qu’elle y recherche ? « La grâce ».

Discussion

Selon une approche structuraliste lacanienne, c’est l’articulation entre les différents registres qui

permet de poser une hypothèse diagnostic, selon la fonction qu’occupe le symptôme. La

schizophrénie, est caractérisée par un délitement de l’imaginaire, engendrant un collage du réel

et du symbolique (le mot est la chose). Cet évanouissement amène un éclatement du corps et

une difficulté à être, susceptible d’être accompagnée de questionnements identitaires. Dans

certains cas la paranoïsation du délire apporte un soulagement ponctuel par la construction

d’un sinthome imaginaire (le « système » qui attaque Sabin, syndrome de Fregoli, etc.) et peut

conduire à un transfert sur la même fréquence. Dans la paranoïa, à la différence de la

schizophrénie, le délire qui se construit relève du registre réel avec une argumentation précise

22
et la présence d’une certitude inamovible (comme c’est le cas pour le président Schreber). Le

paranoïaque ne doute jamais d’être dans la réalité.

Comment qualifier les solutions trouvées par les sujets ? Lacan usite des termes tantôt de

compensation [24] pour évoquer notamment l’identification imaginaire des personnalités « as

if », tantôt de suppléance en référence à une clinique borroméenne (même si des occurrences

apparaissent dès 1956, en évoquant le cas du président Schreber, [38]). Galiana-Mingot

souhaite réserver la notion de suppléance « aux cas où la structure psychotique du sujet ne se déclencherait,

pour ainsi dire, jamais » ([39], p.142). Mais nous pourrions objecter qu’une telle prévision reste

difficile à formuler. Maleval propose d’attribuer le terme de compensation aux identifications

imaginaires venant contrebalancer l’Œdipe absent tandis que la notion de suppléance renverrait

au moyen de faire tenir ensemble le nœud à trois et dépasserait donc la clinique de la psychose.

Il distingue également les modalités de nouages « soit original et non borroméen (produit par un un

sinthome ou une suridentification), soit précaire et mouvant (alternance de compensations et de décompensations,

fonctionnement "comme si", etc.), qui tend souvent à se défaire (errance, clochardisation, etc.) » ([26], p. 213).

À cet égard, nous pouvons nous demander si le nouage non-borroméen est propre à la psychose.

L’opposition borroméen versus non-borroméen pourrait suggérer, avec une certaine

psychologisation de la conception des nœuds, une approche déficitaire de la psychose où la

névrose ferait figure d’idéal. Chaperot [40] met en garde contre une telle conception où la

notion de forclusion pourrait renvoyer inexorablement à un défaut de constitution. Nous

appelons donc à être attentif à la logique phallique qui nous incite à penser la différence selon

les coordonnées « d’un plus » ou « d’un moins », même si espérer en sortir serait illusoire.

Toutefois, la notion de forclusion généralisée [41] pondère cet aspect et permet de repenser la

névrose où le nom-du-père vient alors suppléer au manque structural de la parole (l’indicible).

N’oublions toutefois pas que la suppléance dans la psychose, même si elle permet de limiter la

jouissance, n’est pas équivalente à la castration observée dans la névrose. L’élément symbolique

23
reste absent. Les douleurs de Rémus limitent son agir. Sabin fait l’expérience de l’énurésie à

chaque lecture. Enfin, Iole, devant son miroir, retire les morceaux de peau qui se présentent en

trop. C’est dans la chair que s’inscrit la perte.

Notons deux aspects cliniques. Le premier concerne les registres. L’intérêt du nouage

borroméen réside dans le fait que chaque rond de ficelle entre en résonnance avec les deux

autres. Le travail à partir de la parole a ainsi des effets sur l’appréhension du corps, ou les

angoisses par exemple. Inversement, un travail à partir du corps peut avoir des effets dans les

registres symbolique ou réel (comme nous pouvons le constater dans certaines psychothérapies).

Ainsi, il est vrai que cerner le registre à partir duquel la solution advient peut sembler stérile à

certains égards mais il permet de repérer d’où s’origine le ratage. Ainsi, pour Rémus et Iole le

point d’achoppement concerne le nouage du réel et de l’imaginaire. Pour Sabin, du réel et du

symbolique. Les solutions s’inscrivent dans chacun des registres mais s’appréhendent dans les

deux autres pouvant d’ailleurs parfois la mettre en échec. Ainsi, Sabin présente des difficultés à

s’identifier aux membres de sa communauté, lui qui n’a pas étudié, pas travaillé. Il s’agit alors

d’orienter le transitivisme sur le semblable, le même, ce qui réunit. La seconde remarque

concerne le nombre de suppléance et/ou compensation. Elles sont rarement isolées. Dans le cas

d’Iole, les solutions sont au moins de deux : le transitivisme à l’animal ainsi que le phénomène

psychosomatique. Pour suivre la distinction opérée par Maleval, la suppléance apparaît à

l’ébranlement de la compensation. Ainsi, le quart élément fragilisé s’adjoint d’un cinquième.

Lors des congés, Sabin, s’adonne systématiquement à son activité sportive préférée pour

l’interrompre inéluctablement à la reprise des consultations. Comme le chantonnait Lacan :

« Un, deux, trois, nous irons aux bois. Quatre, cinq, six, cueillir des cerises. […] Eh bien je

m’arrêterai à "4,5,6" » [42].

Conclusion

24
Le diagnostic structurel reste toutefois délicat. En effet, « Rien ne ressemble autant à une

symptomatologie névrotique qu’une symptomatologie prépsychotique » [43,24]. La simple perte de contact

avec la réalité peut difficilement constituer un indicateur. Le danger pouvant résider dans un

glissement d’un repérage structurel des indices à une approche purement phénoménologique.

Lorsque l’intensité et la fréquence des manifestations constituent des éléments sémiologiques,

ces derniers peuvent ajouter au flou nosographique actuel, tel le syndrome de psychose atténuée

avancé dans la dernière version du DSM [11,12]. Mais l’importance de l’hypothèse

diagnostique s’impose du fait de l’orientation du travail. Chez le patient névrosé, le symptôme

énonce une vérité dont le sujet ne veut rien savoir. Le travail vise donc à le tempérer, le déplacer,

à partir de la reconnaissance, par le sujet, de cette vérité en interprétant sa jouissance. « Wo es

war, soll ich werden » [44]. Dans le cadre de la psychose, l’objet n’est pas de réduire le sinthome

mais plutôt de le respecter puisqu’il permet au patient de réguler la jouissance, stabiliser le

monde mouvant dans lequel il évolue, et/ou de se faire une image. Comme l’explique Maleval

([26], p. 209), « Il ne s’agit donc pas de s’orienter sur le déchiffrement du symptôme, ni sur une élucidation du

passé, ni sur le dégagement d’un objet de jouissance, mais de favoriser l’émergence d’une solution qui permet de

restaurer un nouage des dimensions de la structure subjective, symbolique, imaginaire et réel. Il convient ainsi de

se prêter à la recherche d’inventions inédites ou à la restauration d’un branchement. ». Ce constat ne doit pas

inhiber le clinicien ou limiter sa capacité à engager, avec le patient, de nouveaux nouages. La

créativité du clinicien peut être un écho favorable à la liberté de la psychose.

Les auteurs déclarent ne pas avoir de liens d’intérêt.

25
Références

1 Klein M. Quelques conclusions théoriques au sujet de la vie émotionnelle des bébés. In : M.

Klein M., Heimann P., Isaacs P., Rivière J., editors. Développements de la psychanalyse. Paris:

Presses universitaires de France ; 1966. p. 187-222.

2 Deutsch H. Quelques formes de troubles affectifs et leur relation à la schizophrénie (1942).

In : Deutsch H, editors. Les « comme si » et autres textes (1933/1970). Paris : Seuil ; 2007.

3 Katan M. Aspects structuraux d’un cas de schizophrénie. Psychanalyse : Revue de la société

française de la psychanalyse, 1958 ; 4 : 179-225.

4 Donnet JL, Green A. L’enfant de ça. Psychanalyse d’un entretien : la psychose blanche. Paris :

Les éditions de minuit ; 1973.

5 Kestermberg E, Kestemberg J, Decobert S. La faim et le corps. Paris : Presses Universitaires

de France ; 1972.

6 Kernberg O. Les troubles limites de la personnalité. Paris : Dunod ; 1979.

7 Miller JA. La psychose ordinaire : la convention d’Antibes. Paris : Navarin Editeur; 1999.

8 Van Os J, Linscott R, Myin-Germeys I, Delespaul P, Krabbendam L. A Systematic Review

and Meta-Analysis of the Psychosis Continuum: Evidence for a Psychosis Pronenes – persistence

– impairment Model of Psychotic Disorder. Psychol Med 2009 ; 39 :179-195.

26
9 Evrard R. Les expériences réputées psychotiques dans la population générale : essai de

problématisation. Ann Med Psychol 2011 ; 169 : 282-287.

10 Prudent C, Evrard R, Claude N, Laurent M, de Tychey C. DSM-5, Trouble de

personnalité schizotypique et nosographie psychanalytique structurale française. Evol Psy

2016 ; 81 : 176-190.

11 Evrard R, Rabeyron T. Risquer la psychose – objections faites au syndrome de psychose

attenuée. PSN 2012, 10 : 45-67.

12 Evrard R, Rabeyron T. Psychose pour tous : la jeunesse au risque du « syndrome de

psychose atténuée ». Psy Enfant 2014 ; 54 : 331-348.

13 Deutsch H. Un type de pseudo-affectivité (1934). In Deutsch H, editors. Les « comme si » et

autres textes (1933/1970). Paris : Seuil ; 2007.

14 Katan M. The importance of the non-psychotic part of the personality in schizophrenia. IJP

1954 ; 35: 119-128.

15 Katan M. Contribution to the panel on ego-distorsion (“as if” and “pseudo as if”). IJP 1958 ;

39 : 265-270.

27
16 Katan M. La phase pré-psychotique de Schreber. In Baumeyer F, Carr AC, Fairbairn

WRD, Hunter RA, Katan M, Kitay M, et al, editors. Le cas Schreber : contributions

psychanalytiques de langue anglaise. Paris : PUF ; 1979.

17 Misès R. La place des dysharmonies évolutives de l’enfant. Info Psy 1977 ; 53 : 1007-1017.

18 Kestemberg E. La psychose froide. Paris : Presses Universitaires de France ; 2001.

19 Abensour L. Evelyne Kestemberg. Paris : Presses Universitaires de France ; 1999.

20 Hugues CH. Borderland psychiatric records, prodromal symptoms of psychical

impartment. University of Rockville, Maryland, United-State ; 1884.

21 Hurvich M. On the concept of reality testing. IJP 1970 ; 51 : 299-312.

22 Bergeret J. Psychologie pathologique. Paris : Masson ; 1972.

23 Bergeret J. La dépression et les états-limites. Paris : Payot ; 1975.

24 Lacan J. Le séminaire, Livre III « Les psychoses » [1955-1956]. Paris : Editions du seuil ;

1981.

28
25 Lacan J. Le séminaire, Livre XXIII « Le sinthome » [1975-1976]. Paris : Editions du seuil ;

2005.

26 Maleval JC. Repères pour la psychose ordinaire. Paris : Navarin Editeur ; 2019.

27 Stevens A, Briole G, Holvoet D. Agrafes et inventions dans la psychose ordinaire.

Montréal : Le pont freudien ; 2018.

28 Hoffmann C. Le paradigme des suppléances psychotiques. Recherches en psychanalyse

2009 ; 1 : 87-91.

29 Stevens A. Mono-symptômes et traits de psychose ordinaire. Quarto 2009 ; 94-95 : 61-71.

30 Maleval JC. La déstructuration de l’image du corps dans les névroses et les psychoses. Evol

Psy 1980 ; 45 : 493-515.

31 Lacan J. Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines. Scilicet 1976 ; 6-

7 : 32-37.

32 Courbon P, Fail G. Syndrome d'illusion de Frégoli et schizophrénie. Bulletin de la Société

Clinique de Médecine Mentale 1927 ; 20 : 121–125.

29
33 Abely P. Le signe du miroir dans les psychoses et plus spécialement dans la démence précoce.

Ann Med Psychol 1930 ; 1 : 28-36.

34 Cordié A. Un enfant devient psychotique. Paris : Navarin ; 1987.

35 Miller JA. Clinique Ironique. La cause freudienne 1993 ; 23 : 7-13.

36 Freud S. L’inconscient. In Freud S, editor. Métapsychologie. Paris : Flammarion ; 2012. p.

129-187.

37 Liart M. Psychanalyse et psychosomatique : le corps et l’écrit. Paris : L’Harmattan ; 2012.

38 Lacan J. D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose. In Lacan J,

editor. Les écrits. Paris : Editions du seuil ; 1999. p. 9-61.

39 Galiana-Mingot E. Quelques préalables théorico-cliniques à la conceptualisation des

suppléances. Journal of psychoanalytic studies 2010 ; 9 : 132-156.

40 Chaperot C. Formes de transfert et schizophrénie. Toulouse : Eres ; 2014.

41 Miller JA. Forclusion généralisée. La cause du désir 2018 ; 99 : 131-35.

42 Lacan J. Le séminaire, Livre XXII « R, S, I. » [1974-1975]. Ornicar ? 1975 ; 5 : 57-66.

30
43 Lacan (1994). Le séminaire, Livre IV « La relation d’objet » [1956-1957]. Paris : Editions

du seuil.

44 Freud, S. (1933). Die Zerlegung der psychischen Persönlichkeit (XXXI). In Freud, S. (Ed.)

Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse. Vienne: Internationaler

Psychoanalytischer Verlag.

31

Vous aimerez peut-être aussi