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Corps présents ou absents ?

Sur le statut du corps


dans la psychanalyse en ligne *

Fabián Yesid GARCÍA VALENZUELA


Préambule
Héraclite d’Éphèse, vers 540 avant J.-C., affirmait que rien n’est per-
manent, sauf le changement. Ceci est réaffirmé, aujourd’hui plus que
jamais, avec la pandémie produite par le virus covid-19, qui a mis en évi-
dence la précarité et l’impuissance de l’homme et, surtout, la fragilité des
constructions sociales ; mais qui, de la même manière, a mis en évidence
les progrès des moyens technologiques de communication.
Depuis les enfermements instaurés dans différentes villes du monde,
les rencontres virtuelles ont pris le dessus, rendant possible une des formes
les plus efficaces et les moins risquées (du moins au niveau infectieux) de
contact avec l’interlocuteur. La prolifération, la diffusion et ­l’amélioration
d’applications et de plateformes telles que Zoom, Google Meets, Microsoft
Teams, Skype, en sont un effet.

Fabián Yesid García Valenzuela est psychanalyste et psychologue (université nationale de


Colombie), spécialiste en psychologie clinique avec orientation psychanalytique et profes-
seur (université de Buenos Aires), membre du Forum analytique de Rio de la Plata de l’epfcl.
* Texte traduit par Isabelle Saint-Geours, psychanalyste, psychologue clinicienne, membre
du Pôle 6 (Toulouse) de l’epfcl.
28 —— L’en-je lacanien n° 39

C’est dans ce contexte que se pose la question du statut du corps


dans les rencontres virtuelles, plus précisément, la question de savoir si
le corps risque de disparaître du cadre analytique, autrefois caractérisé
– comme on le verra plus loin – par la rencontre des corps. Cette question
rejoint une autre série de syntagmes qui pourraient faire le titre de cet
article : « il n’y a pas de corps », jouant sur la phrase lacanienne « il n’y a
pas de rapport sexuel », ou encore « le sujet n’est pas la personne ». Ce
qui est certain, c’est qu’aujourd’hui le corps est mis en question, un corps
qui ne semble plus être requis pour faire du lien social, ou du moins pas
dans sa totalité, dans sa dimension matérielle, tangible ou incarnée. Les
corps ne semblent plus indispensables pour se lier à l’autre et, de plus
– comme j’ai pu le développer dans un autre espace 1 –, se caractérisent
par une forme singulière d’appropriation et d’appartenance, régie par le
discours dominant de l’époque.
La question cruciale est la suivante : cette image et ce son transportés
par le support électronique et perçus par le récepteur, est-ce un corps ?
Si tel est le cas, ces corps, que nous interrogeons, ont la particularité
d’être soumis à une distorsion des limites de la vie privée et de l’intimité.
Des corps qui, comme quantité de psychanalystes en Amérique du Sud
aujourd’hui, entrent dans la maison de chacun de leurs patients à travers
un écran d’ordinateur ou de téléphone portable. Qui entrent jusque dans
leur lit, comme me l’a dit une patiente : « Aujourd’hui je vous reçois dans
mon lit », commentant les difficultés qu’elle avait à se connecter de l’en-
droit où elle le faisait habituellement.
Tous ces paradoxes spatiaux ont conduit les patients à déplacer leur
salle de consultation dans le salon, la chambre à coucher, la cuisine, la
salle de bains, la voiture, le jardin, le parc, etc. Ces variations spatiales
n’affectent pas seulement les patients mais aussi les psychanalystes eux-
mêmes qui, soit pour des raisons infectiologiques, soit parce qu’ils ne
veulent pas être « seuls dans la salle de consultation », soit encore pour
éviter les déplacements ou pour toute autre raison, travaillent depuis un
lieu confortable de leur domicile.

1. F. García, « Intervenciones sobre el cuerpo: Una forma de apropiación en tiempos de


declive simbólico  », Revista Psicoanálisis de la Asociación Psicoanalítica Colombiana,
n° 32, 2020, p. 311-317.
Corps présents ou absents ? —— 29

La survie des disciplines qui traitent de l’humain dépend de la manière


dont elles pourront répondre à ces changements de paradigmes culturels
et, donc, de lien social. Bien entendu, la psychanalyse a elle aussi été mise
au défi par cette évolution : il y a quelques années, la psychanalyse à dis-
tance (ou « psychanalyse on line », ou téléanalyse) était une option, mais
lorsque nous étions au plus fort de la contagion du covid-19, c’était la seule
façon possible de mener une psychanalyse. Cependant, il existe toujours
des détracteurs qui illégitiment cette modalité. Passons en revue certains des
éléments présents dans le débat sur l’adéquation, la nécessité et l’efficacité
de ces nouveaux modes de traitement.

Nostalgie de la matière
Au début du xxie siècle, les mélomanes et les collectionneurs ont été
fascinés par une invention qui a divisé l’histoire de la musique en deux :
le développement des formats audionumériques. Avant les années 1990,
le seul moyen de lire de la musique était le vinyle, la cassette ou le cd,
qui devaient être lus sur des appareils tels que des platines, des chaînes
stéréo ou des baladeurs. L’avènement du mp3 a suscité une grande nos-
talgie chez les mélomanes, qui ont affirmé que la qualité du son n’était
pas la même, que l’absence matérielle du disque signifiait que la musique
perdrait de sa valeur, que le secteur de la musique serait en déclin, qu’un
grand nombre d’interprétations ne seraient pas accessibles, etc.
La vérité est que les formats numériques et la prolifération des médias
en continu ont apporté avec eux une série d’avantages pour les auditeurs :
amélioration de la qualité audio, diminution du coût d’obtention des chan-
sons, accessibilité du contenu, variété des appareils de lecture, entre autres.
Cela correspond à la nostalgie ressentie par un grand nombre de
patients et de collègues qui ont eu la possibilité de psychanalyser au sein
de leur cabinet. Ils soutiennent que la dimension du corps est vitale pour
l’entrée dans le travail, le développement et le maintien de la psychana-
lyse et de tout ce que cela implique  : phénomènes transférentiels, inter-
prétation, association libre, etc. Il est ici possible de se demander si cette
poussée vers le virtuel est un obstacle ou, plutôt, une opportunité nouvelle
pour la psychanalyse.
30 —— L’en-je lacanien n° 39

Je vais énumérer quelques-unes des plaintes les plus fréquentes des


collègues concernant la psychanalyse à distance : obstacles transférentiels,
résistance accrue, disparition de l’effet du divan, complications dans la
communication, retards, appels interrompus, bruits étranges, ­interférences,
mauvaise réception, insécurité (hackers), mise en œuvre du paiement élec-
tronique, obstacles au moment de la coupure, effraction possible dans
l’intimité, moindre pudeur, exacerbation érotique transférentielle, manque
de signes non verbaux, promotion de l’imaginaire 2.
Pour tenter de répondre à la plupart de ces arguments, je présenterai
deux conceptions de l’utilisation du corps du psychanalyste, provenant
de deux positions psychanalytiques différentes, tout en maintenant que la
question sous-jacente est : quel est le corps présentifié dans la rencontre
virtuelle ?

Corpus psychanalytique
Je commencerai cette section par une citation d’un article écrit par
une psychanalyste argentine qui défend l’idée que la pratique de la psy-
chanalyse dans une modalité en ligne n’est pas possible :
« L’incertitude se pose de savoir si le médium – gadget – par lequel elle
se réalise, ne nourrit pas dans une certaine mesure les symptômes, en privi­
légiant le fantasme et la prolifération des imaginaires autour de l’autre,
puisque la présence tant de l’analyste que de l’analysant, leurs corps, leurs
regards, leurs gestes, leurs postures et leurs manifestations corporelles font
défaut. En l’absence de toutes ces présences, présences qui historiquement
faisaient partie de la pratique qui fonde la psychanalyse, nous nous deman-
dons si ces théorisations du dispositif analytique, pensées à partir de cette
rencontre entre analyste et analysant, peuvent être transférées à cette nou-
velle situation où les corps sont laissés à l’extérieur 3. »
Quel corps est laissé de côté ? À quel moment le corps physique (la
chair, le tangible) est-il devenu une condition sine qua non pour mener une

2. J. S. Scharff, « Psicoanálisis asistido con tecnología », Revista de la Sociedad ­Argen­tina


de Psicoanálisis, n° 18, 2014, p. 151-172.
http://www.bivipsi.org/wp-content/uploads/09.-Scharff.pdf
3. E. Jaime-Bacile et V. L. Cura, « El cuerpo del analista. Presencia en-cuerpo », dans VII Con­
greso Internacional de Investigación y Práctica Profesional en Psicología, XXII Jornadas de
Investigación, XI Encuentro de Investigadores en Psicología del Mercosur, Facultad de
Psicología, Universidad de Buenos Aires, 2015, p. 343.
Corps présents ou absents ? —— 31

analyse ? La voix et le regard sont-ils d’autres formes de corps, différentes


de la chair ?
Dans mon examen de la question, j’ai trouvé deux éléments prove-
nant de positions théoriques différentes qui peuvent renforcer ces dogmes
corporels : le cadre (setting) et ce que j’appellerai la « lecture matérialiste
de Lacan ».
(Dé)cadrage
Bien que Freud ne mentionne jamais explicitement le terme de ­setting
dans son texte « Conseils au médecin dans le traitement ­psychanaly­tique 4 »,
nous pouvons retracer les antécédents de cette pratique, établis­sant une
série de règles et d’indications qui jetteront les bases de l’introduction du
terme par le psychanalyste Donald Winnicott 5. Pour ce dernier, le cadre
correspond au support thérapeutique qui, outre le dispositif matériel, est
formé par la psyché et le corps du psychanalyste :
« Si nous partons du principe que le corps du cadre est une extension du
corps de l’analyste, en plus de tous les fantasmes inconscients projetés dans
cet espace, tant du côté de l’analyste que de l’analysant, nous savons que
lorsqu’un patient entre dans la pièce, nous ne sommes plus seuls, et nous ne
savons pas non plus en quoi nous allons être transformés 6. »
Cette utilisation du corps est vitale dans la pratique de Winnicott,
nous le voyons dans beaucoup de ses formulations, par exemple :
« Pour le névrosé, le divan, la pièce chauffée, le confort peuvent symbo­
liser l’amour maternel ; pour le psychotique, il vaudrait mieux dire que ces
choses constituent l’expression physique de l’amour de l’analyste. Le divan
est le giron ou le ventre de l’analyste, la température de la pièce est la cha-
leur vivante du corps de l’analyste, et ainsi de suite 7. »

4. S. Freud, « Consejos al médico en el tratamiento psicoanalítico », 1912, dans Obras


com­pletas, trad. J. L. Etcheverry, vol. XII, Amorrortu, 1991.
5. Le terme « cadrage » (setting) est largement exploré dans les textes de Winnicott tels que
« Importancia del encuadre en el modo de tratar la regresión en psicoanálisis » (1964).
6. E. Pryzant, «  El cuerpo del setting  », Federación Psicoanalítica de América Latina,
Cartagena, Colombia, 13-17 septembre 2016, p. 3.
7. D. Winnicott, « El odio en la contratransferencia », dans Obras completas, Biblioteca
D. Winnicott, Psikolibro, 1947, p. 1296.
32 —— L’en-je lacanien n° 39

Un autre exemple encore :


« Le divan et les coussins sont là pour que le patient puisse les utiliser. Ils
apparaîtront dans les idées et les rêves et représenteront le corps de l’analyste,
sa poitrine, ses bras, ses mains, etc. dans une variété infinie de formes 8. »
Cette utilisation imaginaire du corps du psychanalyste est transver-
sale dans l’œuvre de Winnicott. Sans vouloir critiquer ou invalider ces
formes d’analyse, je considère qu’il y a là un des précédents banals qui
entravent la conception de la psychanalyse à distance, renforçant la place
primordiale de la présence du corps dans l’analyse.
La personne du psychanalyste n’est pas son corps
En revanche, certaines citations de Lacan ont donné lieu, selon les
orientations lacaniennes, à diverses interprétations et ont remis en question
la « pensée unique ». À cette occasion, je vous parlerai de deux citations
assez connues et répandues dans le milieu psychanalytique. La première
est tirée du texte « La direction de la cure » :
« [L’analyste doit] payer de sa personne, en tant que, quoi qu’il en ait, il
la prête comme support aux phénomènes singuliers que l’analyse a décou-
verts dans le transfert 9. »
Dans un sens phénoménologique, on pourrait comprendre le corps
du psychanalyste comme le support du transfert, et penser logiquement
que, au moment où ce corps n’est pas là, le transfert tombe.
Cependant, une autre lecture possible, qui ne vise pas du tout à deve-
nir l’exégèse du texte, peut être construite en lisant le Lacan de l’année
1958 avec le Lacan des années 1971-1972. Ainsi, dans le Séminaire XIX,
il affirme : « L’analyste occupe légitimement la position du semblant  10. »
C’est la clé du problème  : le psychanalyste incarne une fonction plutôt
qu’une place, il est un catalyseur au sein d’une formule subjective. Le psy-
chanalyste, plus qu’une présence, est un vide, un lieu vacant ; un objet a,
qui, au lieu de bloquer, met en mouvement le désir, par le blablabla du

8. D. Winnicott, « Aspectos metapsicológicos y clínicos de la regresión dentro del marco


psicoanalítico », dans Obras completas, Biblioteca D. Winnicott. Psikolibro, 1954, p. 1174.
9. J. Lacan, « La dirección de la cura y los principios de su poder », 1958, dans Escritos 2,
Siglo XXI Editores, 2008, p. 561.
10. J. Lacan, El seminario de Jacques Lacan, Libro 19, ... O peor, 1971-1972, Paidós,
2012, p. 170.
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sujet. Dans une analyse, la seule chose qui doit prendre forme est l’impos-
sible de dire.
C’est peut-être dans cette absence de la subjectivité du ­psychanalyste
que réside l’essence de la psychanalyse. Cela correspond aux « conseils »
donnés dans « Conseils au médecin dans le traitement ­psychanaly­tique »
de Freud, où il est recommandé au psychanalyste de ne pas communiquer
plus d’explications qu’il n’est indispensable. Ce « dire au psychanalyste
de se taire » (venant du mythique « Docteur, taisez-vous, ne m’interrompez
pas, laissez-moi parler... » que Emmy von N. dit à Freud) montre que le
corps du psychanalyste est filtré (ou plutôt infiltré ?) par sa voix – une voix
que Lacan élève au niveau de l’objet pulsionnel.
Mais cette présence du psychanalyste, comme j’ai posé la question
non innocemment plus haut, est présentifiée non seulement au niveau de
la voix mais aussi au niveau du regard. Un regard qui, pour Freud, peut
dans certains cas s’avérer être un obstacle :
« Je garde le conseil de faire allonger le malade sur un divan tandis
qu’on s’assoit derrière lui, pour qu’il ne vous voie pas. [...] Je ne tolère
pas de rester sous le regard fixe d’un autre, huit heures (ou plus) par
jour. Et comme, en écoutant, je m’abandonne au cours de mes pensées
inconscientes, je ne veux pas que mes gestes offrent au patient de la matière
pour ses interprétations ou l’influencent dans ses communications. Il est
habituel que le patient prenne cette situation imposée comme une privation
et se retourne contre elle, surtout si la pulsion de voir (voyeurisme) joue un
rôle important dans sa névrose 11. »
Ces conseils ont quasi établi un usage totémique du divan, faisant
de celui-ci pour la psychanalyse ce que le confessionnal est au sacrement
catholique de la pénitence.
En corps, Encore ?
La deuxième citation de Lacan sur laquelle je me propose de travail-
ler est tirée du séminaire …Ou pire :
«  [...] s’il existe un discours analytique, c’est parce que l’analyste en
corps, avec toute l’ambiguïté motivée par ce terme, installe l’objet a sur le
site du semblant 12. »

11. S. Freud, « Consejos al médico en el tratamiento psicoanalítico », art. cit., p. 135.


12. J. Lacan, El seminario de Jacques Lacan, Libro 19, ... O peor, op. cit., p. 226.
34 —— L’en-je lacanien n° 39

Cet « en corps » de la citation, il faut l’entendre entre l’homophonie


française d’« en corps » et « encore », homophonie qui correspond préci-
sément au nom du séminaire de l’année suivante (Encore).
Aujourd’hui, il se peut que nous, psychanalystes sud-américains,
soyons sourds à ces polyphonies que Lacan introduit avec tant de créati-
vité. Un exemple de cette surdité est la prolifération de ce que j’appellerai
« la lecture matérialiste de Lacan », où les concepts prennent forme et sont
réduits à ceci : le sujet comme synonyme du patient, comme personne ;
l’Autre comme partenaire ; la jouissance comme incarnée et typée, une
taxonomie de la jouissance.
a) L’enseignement de Lacan a un fil directeur : la ­non-ontologisation
des concepts. Il s’agit d’un point de séparation épistémologique avec
Freud, qui s’illustre le plus clairement dans le concept d’inconscient : pour
ce dernier, l’inconscient est topique, dynamique et économique, alors que
pour Lacan c’est un inconscient en acte, en acte parlé, ça parle, parlêtre.
Et ces conceptions sont transférées au champ du sujet : pour Lacan, le sujet
existe comme effet signifiant, donc il est fondé dans le champ de l’Autre.
« Le sujet n’est personne  13 », dit Lacan, jouant entre une personne et il
n’y a personne. Le sujet n’est pas défini comme la substance corporelle
ou « res extensa », sa matérialité est entre les signifiants. Le sujet n’est pas
le corps, mais il n’est pas sans le corps. Le sujet n’est pas l’individu, il est
le contraire, divisible, manquant, troué par le discours  ; c’est donc une
condition sine qua non pour être structuré en immixtion de l’Autre, dans
l’immixtion de l’altérité.
b) Bien que résonne dans notre milieu que l’Autre n’existe pas, il
faut l’entendre au sens où « il n’y a pas d’Autre de l’Autre 14 », comme l’a
formulé Lacan dans « Subversion du sujet ». Il n’existe pas comme garantie
universelle, comme garant tangible, comme incarnation  ; il n’existe pas
dans la mesure où il ne jouit pas.
c) Cela nous amène aussi à penser le champ de la jouissance, non
pas comme quelque chose de localisé («  jouissance de...  »), non pas

13. J. Lacan, El seminario de Jacques Lacan, Libro 2, El yo en la teoría de Freud, 1954-


1955, Paidós, 2001, p. 88.
14. J. Lacan, « Subversión del sujeto y dialéctica del deseo en el inconsciente freudiano »,
1960, dans Escritos 2, op. cit., p. 773-807.
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comme un synonyme d’activité déplaisante (« jouissance mortifère »), non


pas comme une taxinomie («  jouissance autiste  », «  jouissance mascu-
line », « jouissance sadique »), mais comme un lieu, dans son essence inter-
dit, inter-dit, dit entre les lettres, mal dit, finalement constitué de la matière
même du langage. La jouissance « n’est pas substance, force ou énergie,
mais signifiant 15 ».
Revenons à la question : quel est le corps présentifié dans la ­rencontre
en ligne ? La voix et le regard ne sont-ils pas les deux formes dans les-
quelles le corps du psychanalyste est généralement présenté en séance,
et ces deux éléments ne sont-ils pas présents dans nos séances par Skype
ou Zoom ? De ce point de vue, il est possible de penser que les conditions
d’une écoute analytique sont réunies : une voix qui se fait entendre, une
voix qui peut être interrompue, une voix qui peut laisser place au silence ;
un regard qui observe, un regard qui apparaît, un regard qui peut dispa-
raître, un non-regard.
La thèse que j’essaie de défendre est que ces aphorismes lacaniens
dans lesquels on soutient que le psychanalyste occupe la position du sem-
blant préviennent que le corps du psychanalyste a toujours représenté un
lieu irréel, un lieu tacite, apparent, implicite : un acte de foi. De plus, le
corps qui entre en analyse n’est pas le corps présent, c’est l’Autre-corps
(avec toute l’ambiguïté de l’expression).
En ce sens, le corps du psychanalyste n’est rien d’autre qu’une cons­
truction virtuelle du patient. Un corps qui exerce une fonction spéculaire,
une image qui intervient à partir de la parole ; une parole qui, comme
l’indique Lacan, est cet autre avec lequel le psychanalyste paie aussi « si
la transmutation que [ses mots, de l’analyste] subissent par l’opération
analytique les élève à leur effet interprétatif 16 ».

Quelques considérations finales


Le débat sur la psychanalyse à distance n’est pas clos aujourd’hui ;
un débat qui, si l’on y réfléchit, remonte à l’analyse épistolaire quasi

15. P. Muñoz, « Las voces del goce », dans Anuario de investigaciones, vol. XXVI, Facultad
de Psicología, Universidad de Buenos Aires, 2019, p. 287.
16. J. Lacan, « La dirección de la cura y los principios de su poder », art. cit., p. 561.
36 —— L’en-je lacanien n° 39

mythique que Freud  17 a eue avec Fliess, ou encore à l’analyse du petit


Hans que Freud lui-même a effectuée à travers une autre instance, c’est-­
à-dire sous la supervision de son père.
Avec les approches présentées, nous cherchons à ouvrir un dialogue
sur le travail du psychanalyste dans le siècle que nous vivons, un siècle
caractérisé par des liens virtuels et à distance. La doxa lacanienne affirme
que « ceux qui ne peuvent unir la subjectivité de leur temps à leur horizon
feraient mieux de renoncer  18 », invitant de manière éthique les psycha-
nalystes à être à la hauteur de leur temps. Pour cela, le psychanalyste
d’aujourd’hui devra sûrement être formé à l’informatique et à l’utilisation
des médias virtuels : combien d’entre vous étaient experts dans l’utilisation
des plateformes de vidéoconférence avant les confinements de 2020 et
2021 ? Le défi consiste à apprendre à utiliser les médias numériques, à
faire exister l’inconscient en ligne, à manœuvrer avec ces variantes du lien
social et à opérer avec ces nouvelles formes de consistance de l’Autre.
Bien qu’il y ait des « bruits », des « retards » et des « interférences »
dans ces formes de communication – dont on pourrait penser que ce ne
sera qu’une question de temps avant que les progrès de la technologie
ne parviennent à les minimiser au point de les rendre imperceptibles à
l’oreille humaine  –, ce sera la tâche des psychanalystes d’utiliser ces
échecs ou ces erreurs, au niveau où l’échec linguistique (ou l’acte man-
qué) est utilisé dans les séances en face-à-face, bien sûr avec certaines
variations et nuances.
On ne peut pas non plus nier que, sous cette nouvelle modalité, il y
a des dizaines d’interventions de corps à corps qui sont limitées ou ren-
dues impossibles, mais qui restent des interventions au niveau signifiant.
Par exemple, l’intervention anecdotique auprès de Susanne Hommel de
Lacan qui, après avoir écouté son récit d’un rêve angoissant dans lequel
la Gestapo venait chez elle à cinq heures du matin pour rafler les Juifs, se
lève de son fauteuil et, s’approchant d’elle, lui fait une caresse extrême-
ment tendre sur la joue. Par cet acte, il parvient à transformer le signifiant

17. S. Freud, « Análisis de la fobia de un niño de cinco años (caso del pequeño Hans) »,
1909, dans Obras completas, trad. J. L. Etcheverry, vol. X, Amorrortu, 1991, p. 1-119.
18. J. Lacan, « Función y campo de la palabra y del lenguaje en psicoanálisis », 1953,
dans Escritos 1, Siglo XXI Editores, 2008, p. 308.
Corps présents ou absents ? —— 37

Gestapo en geste à peau. Une caresse, un geste qui permet d’introduire


le malentendu ou, plutôt, un autre sens dans l’homophonie.
L’unbewusste (inconscient) est par essence une erreur (une-­bévue 19) ;
si le langage ne communique pas, la présentialité n’est pas non plus une
garantie de communication. Ce n’est pas à cause de la distance ­physique
que l’inconscient cesse d’exister. Il y aura toujours des moyens méta­
phoriques de substituer ou de reconstruire les interventions de corps à
corps, par le biais du corps virtuel (la voix et le regard).
La rencontre virtuelle est devenue un outil qui permettra l’analyse
avec des patients se trouvant à une grande distance physique. Même
ainsi, les séances à distance devront être évaluées au cas par cas, car il
y aura des patients qui, par leur structure ou leur phénoménologie symp-
tomatique, ne pourront pas supporter l’absence du corps de l’autre ou
se supporter dans la présence non physique de l’autre ; certains même
concevront que le non-tangible n’a aucune valeur. Pour d’autres, cette
variante d’analyse sera facilitée par des préférences subjectives ou par
le confort spatio-temporel. Ici, le psychanalyste devra définir, en fonction
des conditions et des besoins de chaque patient, ce qui convient le mieux
à la particularité de chaque sujet, et pourra même alterner entre ces deux
espaces, le virtuel et le face-à-face. Il sera à la discrétion de chaque psy-
chanalyste de manœuvrer cette modalité, avec la formule singulière qui a
toujours caractérisé l’éthique psychanalytique.

19. J. Lacan, Le séminaire, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, 1976-1977, leçon
du 11 janvier 1977, version établie par Patrick Valas, http://www.valas.fr/IMG/pdf/
S24_L_INSU---.pdf

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