Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Nostalgie de la matière
Au début du xxie siècle, les mélomanes et les collectionneurs ont été
fascinés par une invention qui a divisé l’histoire de la musique en deux :
le développement des formats audionumériques. Avant les années 1990,
le seul moyen de lire de la musique était le vinyle, la cassette ou le cd,
qui devaient être lus sur des appareils tels que des platines, des chaînes
stéréo ou des baladeurs. L’avènement du mp3 a suscité une grande nos-
talgie chez les mélomanes, qui ont affirmé que la qualité du son n’était
pas la même, que l’absence matérielle du disque signifiait que la musique
perdrait de sa valeur, que le secteur de la musique serait en déclin, qu’un
grand nombre d’interprétations ne seraient pas accessibles, etc.
La vérité est que les formats numériques et la prolifération des médias
en continu ont apporté avec eux une série d’avantages pour les auditeurs :
amélioration de la qualité audio, diminution du coût d’obtention des chan-
sons, accessibilité du contenu, variété des appareils de lecture, entre autres.
Cela correspond à la nostalgie ressentie par un grand nombre de
patients et de collègues qui ont eu la possibilité de psychanalyser au sein
de leur cabinet. Ils soutiennent que la dimension du corps est vitale pour
l’entrée dans le travail, le développement et le maintien de la psychana-
lyse et de tout ce que cela implique : phénomènes transférentiels, inter-
prétation, association libre, etc. Il est ici possible de se demander si cette
poussée vers le virtuel est un obstacle ou, plutôt, une opportunité nouvelle
pour la psychanalyse.
30 —— L’en-je lacanien n° 39
Corpus psychanalytique
Je commencerai cette section par une citation d’un article écrit par
une psychanalyste argentine qui défend l’idée que la pratique de la psy-
chanalyse dans une modalité en ligne n’est pas possible :
« L’incertitude se pose de savoir si le médium – gadget – par lequel elle
se réalise, ne nourrit pas dans une certaine mesure les symptômes, en privi
légiant le fantasme et la prolifération des imaginaires autour de l’autre,
puisque la présence tant de l’analyste que de l’analysant, leurs corps, leurs
regards, leurs gestes, leurs postures et leurs manifestations corporelles font
défaut. En l’absence de toutes ces présences, présences qui historiquement
faisaient partie de la pratique qui fonde la psychanalyse, nous nous deman-
dons si ces théorisations du dispositif analytique, pensées à partir de cette
rencontre entre analyste et analysant, peuvent être transférées à cette nou-
velle situation où les corps sont laissés à l’extérieur 3. »
Quel corps est laissé de côté ? À quel moment le corps physique (la
chair, le tangible) est-il devenu une condition sine qua non pour mener une
sujet. Dans une analyse, la seule chose qui doit prendre forme est l’impos-
sible de dire.
C’est peut-être dans cette absence de la subjectivité du psychanalyste
que réside l’essence de la psychanalyse. Cela correspond aux « conseils »
donnés dans « Conseils au médecin dans le traitement psychanalytique »
de Freud, où il est recommandé au psychanalyste de ne pas communiquer
plus d’explications qu’il n’est indispensable. Ce « dire au psychanalyste
de se taire » (venant du mythique « Docteur, taisez-vous, ne m’interrompez
pas, laissez-moi parler... » que Emmy von N. dit à Freud) montre que le
corps du psychanalyste est filtré (ou plutôt infiltré ?) par sa voix – une voix
que Lacan élève au niveau de l’objet pulsionnel.
Mais cette présence du psychanalyste, comme j’ai posé la question
non innocemment plus haut, est présentifiée non seulement au niveau de
la voix mais aussi au niveau du regard. Un regard qui, pour Freud, peut
dans certains cas s’avérer être un obstacle :
« Je garde le conseil de faire allonger le malade sur un divan tandis
qu’on s’assoit derrière lui, pour qu’il ne vous voie pas. [...] Je ne tolère
pas de rester sous le regard fixe d’un autre, huit heures (ou plus) par
jour. Et comme, en écoutant, je m’abandonne au cours de mes pensées
inconscientes, je ne veux pas que mes gestes offrent au patient de la matière
pour ses interprétations ou l’influencent dans ses communications. Il est
habituel que le patient prenne cette situation imposée comme une privation
et se retourne contre elle, surtout si la pulsion de voir (voyeurisme) joue un
rôle important dans sa névrose 11. »
Ces conseils ont quasi établi un usage totémique du divan, faisant
de celui-ci pour la psychanalyse ce que le confessionnal est au sacrement
catholique de la pénitence.
En corps, Encore ?
La deuxième citation de Lacan sur laquelle je me propose de travail-
ler est tirée du séminaire …Ou pire :
« [...] s’il existe un discours analytique, c’est parce que l’analyste en
corps, avec toute l’ambiguïté motivée par ce terme, installe l’objet a sur le
site du semblant 12. »
15. P. Muñoz, « Las voces del goce », dans Anuario de investigaciones, vol. XXVI, Facultad
de Psicología, Universidad de Buenos Aires, 2019, p. 287.
16. J. Lacan, « La dirección de la cura y los principios de su poder », art. cit., p. 561.
36 —— L’en-je lacanien n° 39
17. S. Freud, « Análisis de la fobia de un niño de cinco años (caso del pequeño Hans) »,
1909, dans Obras completas, trad. J. L. Etcheverry, vol. X, Amorrortu, 1991, p. 1-119.
18. J. Lacan, « Función y campo de la palabra y del lenguaje en psicoanálisis », 1953,
dans Escritos 1, Siglo XXI Editores, 2008, p. 308.
Corps présents ou absents ? —— 37
19. J. Lacan, Le séminaire, L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre, 1976-1977, leçon
du 11 janvier 1977, version établie par Patrick Valas, http://www.valas.fr/IMG/pdf/
S24_L_INSU---.pdf