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comprendre

Jacques Lacan

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Pensée/PRIVAT
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Pensée
Collection dirigée par
Dominique Autié et Michel Mirabail

Dans la même collection

Michel Barlow : Le socialisme d’Emmanuel Mounier.


Jean Golfin : La pensée de Mao Tsé-Toung.
Jean-Paul Resweber : La pensée de Martin Heidegger.
Franco Lombardi : La pédagogie marxiste d’ Antonio Gramsci
(traduit de l'italien).
Paul Rom : Qui était Sigmund Freud ? (traduit de l’allemand).
Ehrhard Bahr : La pensée de Georg Lukacs (traduit de l’alle-
mand).
Jean-Baptiste Fages : Comprendre Claude Lévi-Strauss.
Lewis Way : Comprendre Alfred Adler (traduit de l’anglais).
Daniel Laurent : La pensée de Nietzsche et l’homme actuel.
Jean-Marie Dolle : Pour comprendre Jean Piaget.
Denise Avenas : La pensée de Léon Trotski.
André Marissel : La pensée créatrice d'André Malraux.
Jean-Baptiste Fages : Comprendre Roland Barthes.
Jean-Baptiste Fages : Comprendre Edgard Morin.
Jean-baptiste Fages : Comprendre René Girard.
Jean Rilliet : Le vrai visage de Calvin.
Dominique Autié : Approches de Roger Caillois.

A paraître

Jean-Baptiste Fages : Teilhard de Chardin et le nouvel âge


scientifique.
comprendre
Jacques Lacan

15° mille
DU MÊME AUTEUR

Comprendre le structuralisme, collection Pensée, Privat, 1968.


Le structuralisme en procès, collection Pensée, Privat, 1968.
Comprendre Claude Lévi-Strauss, collection Pensée, Privat, 1972.
Introduction à la diversité des marxismes, collection Regard, Privat,
1974.
Histoire de la psychanalyse après Freud, collection Regard, Privat,
1976.
Comprendre Roland Barthes, collection Pensée, Privat, 1979.
Comprendre René Girard, collection Pensée, Privat, 1982.
Comprendre Edgard Morin, collection Pensée, Privat, 1980
Miroirs de la Société, collection Médium, Marne, 1972.
* t. I, Jeux sur les ondes
* t. II, Les petites annonces.
Dictionnaire des Médias, Marne, 1971, en collaboration avec
G. Pagano, P. Cornille, B. Fery.

Sociologue, docteur en histoire de la philosophie, l’auteur poursuit


ses recherches en anthropologie des communications de masse au sujet
notamment des mythes de la presse, des idéologies politiques et des
récits populaires. Il est devenu par ailleurs un médiateur de large réputa-
tion en regard des grands courants et auteurs présents dans le champ des
sciences humaines.
Jean-Baptiste Fages

comprendre
Jacques Lacan

Pensée/ PRIVAT
© 1971, Edouard Privat, éditeur.
14, rue des Arts - Toulouse
ISBN 2.7089.2150.9
AVANT-PROPOS

Lacan est mort et un certain « effet Lacan » des modes, chapelles,


litanies et facéties n’a pas manqué de se dissiper. Mais nous avons mieux
à faire qu’à nous divertir au spectacle de l’écume ou des épaves ; sou-
cieux d’information claire et sérieuse, nous nous intéressons aux lames
de fond d’une recherche et d’une théorie. Rarement chercheur se sera
lui-même mesuré avec la mort au degré analytique de Lacan, lui qui pré-
conisait l’ascèse la plus totale face au patient : « faire le mort » pour
faire enfin sortir des ombres la parole libératrice.
Il est bien là le paradoxe : d’un côté l’héritier de l’ascèse freudienne
qui pousse jusqu’à ses plus rigoureuses exigences la relation d’analyse ;
de l’autre le « phénomène Lacan » au double sens du terme : événement
et spectacle. Les dernières années de la vie de Jacques Lacan ont préci-
pité les effets de spectacle. Le grand public irrité ou fasciné, à coup sûr
médusé, aura vu en 1974 la série d’émissions Télévision... Plagiats,
pamphlets, pastiches mais aussi éditions pirates vont se mettre de la par-
tie. Pour couronner le tout, l’affaire tristement comique de l’Ecole freu-
dienne de Paris (février-mars 1980) vit Lacan lui-même présider à la dis-
solution de la société fondée par lui en 1964, tenter de lancer une
« Cause freudienne », assister à des scissions en chaîne... Mais tout cela
paraît bien dérisoire, en ces années où la mort de Jacques Lacan con-
traint à la décantation, à l’opération-vérité. Au premier chef, de l’œuvre
« scientifique », nous devons dégager ce qui a fait progresser la recher-
che analytique : les notions et orientations par quoi il faudra désormais
passer. Alors — mais alors seulement — nous pourrons traiter de
l’étrange écriture lacanienne.
8 COMPRENDRE LACAN

Diverses. questions s’entrecroisent. Au moment où Jacques Lacan


systématise ses expériences et recherches, la linguistique moderne et les
analyses structurales exercent leur influence sur l’ensemble des sciences
de l’homme : jusqu’à quel point la psychanalyse lacanienne est-elle tri-
butaire du courant dit « structuraliste » ? Depuis 1953, durant plus de
vingt ans par son séminaire, Lacan aura travaillé les milieux de l’intelli-
gentsia philosophique des universités. plutôt que ceux de la psycha-
nalyse ou de la psychothérapie. Une preuve parmi tant d’autres : les
écrivains les plus divers étiquetés « nouveaux philosophes » n’ont en
définitive qu’un seul point commun : la référence à Lacan. L’effet intel-
lectuel de Lacan serait-il alors de transmission scientifique ou d’emprise
idéologique ?
Dernière question et non la moindre : les deux projets lacaniens,
celui de recherche analytique et celui d’écriture littéraire, sont-ils juxta-
posés l’un à l’autre ou en état d’osmose réciproque ? Ces jeux littéraires
impliquent, nous le verrons, une bonne dose d’amusement rhétorique.
Les réponses à ces questions : science ou idéologie ? science du
trompe-l’œil ou préciosité fragile ? retour aux sources de la psycha-
nalyse ou proliférations byzantines ?.. nous allons les demander à Jac-
ques Lacan lui-même. Et ce sera la première partie de notre étude : le
discours de Lacan. Il s’agit du langage, du discours en acte, ici le propre
discours de Lacan. Nous tâcherons de le traduire sans trop le trahir.
Fidèle au projet de notre premières études sur le structuralisme!, nous
ferons de cette traduction une vulgarisation. Traduire, n’est-ce pas, en
effet, opérer une conversion d’un code à l’autre ? Vulgariser consiste
d’abord à décoder un langage instauré entre membres d’une institution
donnée — ici l’institution réunissant Lacan, ses auditeurs et ses lecteurs
familiers — pour le soumettre ensuite à un code différent, éventuelle-
ment plus large : ici le code du « grand public », celui des lecteurs non-
initiés qui veulent « comprendre quelque chose ».
Ce discours de Lacan — ce processus reconstitué de la recherche de
Lacan — ira de l'intuition première du psychanalyste aux nouvelles des-
criptions des formations de l’inconscient (selon la métaphore et la
métonymie) :
1. DU MIROIR A L’OEDIPE.
2. LE LANGAGE.

1. Comprendre le structuralisme, Privat, 1967.


e Le structuralisme en procès, Privat, 1968.
AVANT-PROPOS 9

3. LE BESOIN ET LA DEMANDE.
4. LA MÉTAPHÔRE ET LA MÉTONYMIE.
Elle ira du premier langage de Lacan — celui qui dit et décrit
l’inconscient — à son second langage — au métalangage? — celui par
lequel Lacan, surplombant sa propre recherche, lui assigne sa place dans
la culture de notre temps vis-à-vis :
5. DE LA PSYCHANALYSE.
6. DE LA LINGUISTIQUE.
A vrai dire, ces deux derniers chapitres seront à la fois discours de
Lacan et discours sur Lacan. Il sera difficile en effet de séparer ce que
dit Lacan et ce que nous pouvons en dire. Dans ces deux derniers chapi-
tres nous serons en position de surplomb : Lacan fera l’essentiel du tra-
vail en actionnant la corde de rappel, mais nous devons tenir la corde
qui l’assure.
La seconde partie de notre étude sera exclusivement, à nos risques
et périls, discours sur Lacan, à savoir une analyse de ses Ecrits selon
notre méthode, structurale et rhétorique. L’idée de procéder ainsi est
venue des nombreuses critiques concernant l’ésotérisme, les ambiguïtés,
les préciosités, etc., de l’écriture lacanienne. L’ésotérisme demande à
être levé, les ambiguïtés requièrent d’être dissipées, les préciosités,
réduites. Nous pouvons admettre que Lacan soit ésotérique, nous refu-
sons à priori de le croire inintelligible et de le dire incommunicable. Il a
parlé à des cercles restreints, il a écrit, sans doute pour un petit nombre
de lecteurs, mais il a choisi de rompre le silence et de communiquer.
Seule la folie est aphasique dans sa solitude et seule l’expérience mysti-
que est ineffable dans son intimité. Communiquer revient à se situer
quelque part entre ces deux silences. Quelque part aussi entre soi-même
et ses interlocuteurs. La communication n’abolit pas nécessairement la
distance entre celui qui parle et celui qui écoute, qui répond. La commu-
nication est un jeu sur les différences, un repérage des différences : celui
qui en prend l'initiative va au devant de ses interlocuteurs jusqu’à
l’endroit où ceux-ci peuvent le distinguer, l’entendre, percevoir son ori-
ginalité, c’est-à-dire ses différences ; et ceux qui regardent, écoutent,
doivent raccourcir la distance sans devoir la supprimer. Si l’interlocu-
teur veut à tout prix perdre sa propre différence, son originalité, il

2. Les lecteurs de nos deux précédents ouvrages sauront sans difficulté distinguer le
langage-objet, c’est-à-dire le langage pris comme objet d’études, d’avec le métalangage,
- c’est-à-dire l’outillage terminologique qui permet cette étude du langage-objet. Par exem-
ple la grammaire est un métalangage appliqué au langage parlé, objet d’études.
10 COMPRENDRE LACAN

« télescope ». Et le télescopage se nomme : répétition, snobisme ou


fanatisme. Accepter les différences est la condition sine qua non du dia-
logue.
Or donc Lacan communique. en se bardant ou se fardant d’ésoté-
risme, d’ambiguïtés, de préciosités ; c’est du moins ce qu’ajoutent ses
critiques et une certaine opinion courante. Regardons de plus près, en
cette seconde partie, la manière dont cette communication tout à la fois
s’instaure et.se barde. A cette fin notre analyse va repérer :

1. Les indices du Destinateur et du Destinataire : Comment Lacan


va-t-il s’y prendre pour parler de lui-même (destinateur) et pour mar-
quer la trace de ceux à qui:il s’adresse (destinataire) ?

2. Les surprises rhétoriques : hermétisme, ambiguïtés, pré-


ciosités.. autant de traits attribués à Lacan, s’analysant comme la
coquetterie. Il faut simplement y mettre le prix, y employer les instru-
ments. Peut-être saisirons-nous aussi quelque chose de la subtilité et de
l’humour lacaniens. Pour ce faire nous prendrons comme grille de lec-
ture les figures de style et de discours telles que les établit la rhétorique
moderne, toute figure étant une surprise par rapport au fonctionnement
courant ou dénoté du sens. Qui sait si par un redoublement subtil, par
une rhétorique au second degré, Lacan ne nous ménage pas des surprises
nouvelles là où nous attendions la surprise banale d’un jeu rhétorique au
premier degré ?

3. Les instances idéologiques : Les lecteurs savent que tout lan-


gage, sauf peut-être celui des mathématiques et de la logique, comporte
un surplus, un niveau second, le niveau des connotations ou résonances
idéologiques. Mais l’analyste, jusqu’à présent, se trouvait au rouet et ne
pouvait y échapper que par des aperçus intuitifs, car il était possible de
« flairer », au-delà de chaque énoncé, des relents mythiques. D’où des
inventaires au plus haut point impressionnistes. Par exemple dans cette
phrase extraite, au hasard, des Ecrits : « Les écrits emportent au vent les
traités en blanc d’une cavalerie folle »4, nous suggère : des connotations
de poésie métrique, voire rythmée (vent/blanc) ; d'humour sur soi-
même (écrits en général/Ecrits de Lacan) ; de cumul impétueux (traités

3. Jusqu’à plus ample analyse, on peut en effet se demander si les langages haute-
ment formalisés le sont totalement, s’il existe des langages purement opératoires, indem-
nes de toute rhétorique et de toute idéologie.
AMD 27:
AVANT-PROPOS 11

en blanc, cavalerie folle) ; d’arbitraire maximum du langage (traites en


blanc) ; d’esthétisme colmatant le scepticisme, etc.
Pour surmonter de telles difficultés, pour éviter des inventaires fan-
taisistes, nous essaierons de détecter les instances dans les « lieux » pri-
vilégiés où normalement elles s’inscrivent : les qualificatifs et superla-
tifs, les commencements et les conclusions.
Cette seconde partie, discours sur Lacan, sera-t-elle un procès de
l’auteur ? Nous succomberons peut-être à la tentation, mais nous ferons
tout le possible pour éviter la présomption. Notre étude aura pour seule
prétention reconnue d’essayer des procédures d’analyse sur le compte
du langage lacanien puisque ce langage s’est exposé à la communication
publique. Au terme de ces essais, de ces procédures, la part d’irréducti-
bilité du langage examiné demeurera combien plus grande que celle
réduite, ou plutôt traduite.
Au moment où nous reprenons la présente étude sur Jacques
Lacan, nous ne pouvons nous empêcher de faire référence à celle publiée
(en 1982) sur René Girard*. Voici que l’ouvrage de ce dernier, Mensonge
romantique et vérité romanesquef, permet de comprendre sous un jour
nouveau l’entreprise littéraire de Jacques Lacan analyste. Toutes les étu-
des de René Girard sur les moments de vérité dans l’œuvre de Stendhal,
Marcel Proust, Dostoïevski. détectent avec acuité comment les roman-
ciers peuvent devenir, par leur propre génie romanesque, de vrais
analystes des profondeurs de l’homme. Qui sait si en deça de ses précio-
sités, facéties, pitreries, Jacques Lacan n’aura pas mimé, tenté désespé-
rément, de parcourir aussi par des essais d’aventure littéraire, les laby-
rinthes de l’humain ? L’effet Lacan aura jusqu’au bout recouvert le
secret Lacan.

5. Comprendre René Girard, collection Pensée, Privat, 1982.


6. Grasset, 1961.
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PREMIERE PARTIE

Discours de Lacan

1. LE MIROIR

Marienbad ! Les cinéphiles seront tentés d’attribuer à Jacques


Lacan quelque don de prémonition ou à Resnais celui de divination.
Le fait est qu’à Marienbad, le 31 juillet 1936, lors du XIV° Congrès
international de Psychanalyse, le Docteur Lacan fait une surprenante
entrée dans le mouvement psychanalytique 1 en prononçant sa confé-
rence. : le Stade du Miroir ; et l’autre fait est qu’Alain Resnais joue
avec insistance sur le terme du miroir aux renvois infinis dans son
film énigmatique : l’Année dernière à Marienbad (1961).
« Le stade du miroir » : cette découverte primordiale fera l’ob-
jet d’une seconde communication de Lacan le 17 juillet 1949, au XVF
Congrès international de la psychanalyse, tenu à Zurich : « Le stade
du miroir comme formateur de la fonction du «je» >» 2. Soit un
enfant âgé de six mois placé en présence de son image. Il lui accorde
d'emblée une importance privilégiée, esquisse une série de gestes vers

1. Quant aux repères biographiques, signalons simplement que Jacques Lacan (1901-
1981) a fait des études médicales et psychiatriques. En 1932, il soutient sa thèse : La
psychose paranoïaque dans les rapports avec la personnalité. I] adhère à la Société psycha-
nalytique de Paris (SPP) mais en 1953 rompt avec cet organisme pour participer à la fon-
dation de la Société française de psychanalyse (SFP). Nouvelle scission en 1964 : Lacan
fonde sa propre « Ecole freudienne de Paris », qu’il dissout en 1980 pour une tentative de
« Cause freudienne ». L'enseignement de Jacques Lacan en Séminaire date de 1953, suc-
cessivement à l’hôpital Sainte-Anne, à l'Ecole normale supérieure et à la Faculté de droit
de Paris. Il meurt en 1980, alors qu’il venait de dissoudre l’« Ecole freudienne de Paris »
pour amorcer une nouvelle fondation.
2. « Revue Française de psychanalyse, » 4, oct. déc. 1949, pp. 449 et sui-
vantes. ;
14 COMPRENDRE LACAN

elle, s’adonne à une mimique « jubilatoire ». Une petite fille nue va


jusqu’à signaler, du geste, qu’elle est dépourvue de phallus. Toute
cette activité peut se poursuivre jusqu’à l’âge de dix-huit mois.
Trois étapes se dessinent :
1. Tout d’abord l'enfant réagit comme si l’image présentée par
un miroir, était une réalité ou du moins comme l’image d’un autre.
2. Par la suite, l’enfant cessera de traiter cette image comme un
objet réel, il ne cherchera pas à s'emparer de l’autre qui se cacherait
derrière le miroir. Jusqu’à présent, les réactions du petit enfant ne dif-
fèrent pas de celles du singe, sinon par plus de... lenteur.
3. Mais voici qu’en une troisième étape, l'enfant humain va
reconnaître cet autre comme étantsa propre image. C’est bien là un
processus d'identification, une conquête progressive de l'identité du
sujet.
Cette identification primaire de l’enfant à son image est comme
la souche de toutes les autres identifications. Elle est « duelle », c’est-
à-dire réduite à deux termes (le corps de l'enfant et son image), elle
est immédiate, « narcissique » disait Freud. Lacan la qualifie d’imagi-
naire en se tenant au plus près de l’étymologie du terme : imaginaire
car l’enfant s’identifie à un double de lui-même, à une image qui n’est
pas lui-même, mais lui permet de se reconnaître. Ce faisant, l’enfant
a comblé un vide, une « béance » entre les deux termes du rapport :
le corps et son image.
Simultanément l'enfant est mis en présence de ses pairs en âge.
Il les agresse ou les imite et par là tente de s'imposer à eux. Il joue
à les décapiter, les écarteler ou les éventrer, et à défaut de petits êtres
humains, s'exerce de la sorte sur des poupées. Il bat et dit avoir été
battu, il voit tomber et pleure. Or cette relation agréssive est homolo-
gue à celle du corps face à l’image du miroir. Elle est « duelle », se ca-
ractérise par l’indistinction, la confusion du soi et de l’autre. En défini-
tive, elle est aliénante, car le sujet-enfant n’a aucune distance vis-à-vis de
son double (image du miroir ou enfant autre), il télescope son corps et
celui de ses semblables ; ce dernier est traité comme un double.
Cette relation au miroir 3 et cette relation agressive vis-à-vis des
autres enfants ont des traits communs avec la relation première vis-
à-vis de la mère. L’enfant, à l’origine, ne désire pas seulement être

3. En termes lacaniens : relation spéculaire.


DISCOURS DE LACAN 15

touché, allaité, soigné par la mère. Il désire être son tout ou plus exac-
tement son complément; il désire tenir lieu de ce qui manque à sa
mère : le phallus. Ii se fait, pour ainsi dire, désir du désir de sa mère.
Ici encore relation duelle et immédiate, indistinction, identification
narcissique, aliénation. Autant de traits de l’ordre imaginaire.
Nous voici donc en présence d’un premier drame de l’existence —
de la constitution du « je ». D’une part le stade du miroir constitue
l’avènement d’une unité, d’une subjectivité coenesthésiques en permet-
tant une première expérience de localisation du corps. D’autre part il
détermine une aliénation, un assujettissement de l’enfant à son image,
à ses semblables, au désir de sa mère. L’imaginaire n’est pas encore
le symbolique. Nous ne tarderons pas à voir toute l’importance de cette
distinction dans le discours de Lacan.
Cette analyse du stade du miroir jette un nouveau jour sur le
difficile problème des psychoses infantiles. Lacan introduit ici le thème
du corps propre. L'enfant ne distingue pas réellement son corps du
monde ambiant. Mais, entre seize et dix-huit mois — la troisième
étape du stade du miroir — en s’identifiant à une image qui n’est pas
lui, il finit par se reconnaître, par saisir la forme globale (la gestalt)
de son corps propre, à l’état d’une image extérieure de son corps.
Ainsi le sujet anticipe sur sa propre maturation.
Mais une rupture peut se produire dans cette phase de la cons-
truction du sujet, dans cette reconnaissance imaginaire du corps pro-
pre. On voit des enfants psychotiques angoissés à la vue de leur image,
cherchant à fuir ou encore complètement figés, médusés. Ils ne peuvent
pas davantage supporter le regard des autres personnes dans le miroir.
Cette impuissance à reconnaître son corps propre, ce refus de l’image,
sont un fixation en l’état antérieur au stade du miroir, une régression
vers l’état de corps morcelé. « Ce corps morcelé (...) se montre régu-
lièrement dans les rêves, quand la notion de l'analyse touche à un
certain niveau de la désintégration agressive de l'individu. Il apparaît
alors sous la forme de membres disjoints et de ces organes fixés en
exoscopie qui s’ailent et s’arment pour les persécutions intestines qu’à
jamais a fixées par la peinture le visionnaire Jérôme Bosch dans la
montée au zénith imaginaire de l’homme moderne » 4.
Franchir victorieusement la troisième étape du stade du miroir,

4. J. Lacan, « Ecrits,» Seuil, 1966, p. 97.


16 COMPRENDRE LACAN

c’est-à-dire intégrer son image à son corps propre est donc décisif pour
la constitution du sujet. Mais tout semble alors évanescent, marginal ;
la chose n’est manifeste que dans un « échange de regards » : « l’enfant
se retourne vers celui qui de quelque façon l’assiste, fut-ce seulement
de ce qu’il l’assiste à son jeu » 5. Et surtout personne ne pourrait dire
quoi que ce soit sur l'imaginaire, si ce dernier n’était rapporté à la
chaîne symbolique. I] importe maintenant d’expliciter le sens de ce
second terme que Lacan distingue nettement du premier, l'imaginaire.
Pour comprendre l’accès à l’ordre symbolique, il faut reprendre
avec Lacan le thème freudien de l’Œdipe, c’est-à-dire du rapport avec
les différenciations sexuelles. Le stade du miroir avec la relation d’indis-
tinction de l’enfant à la mère était le premier temps du rapport œdi-
pien : l'enfant s’identifiait au désir de la mère, au phallus. Voici qu’en
un second temps, le père intervient, en trouble-fête pour priver l’enfant
de cette identification, et la mère, du phallus : l’enfant se voit interdire
la couche de la mère et la mère, la récupération de l’enfant. Ce second
temps de l’Œdipe est donc rencontre de la Loi du père.
Le troisième temps sera l'identification au père. C’est ici précisé-
ment que s’opère l’entrée dans l’ordre symbolique, dans l’ordre du lan-
gage. En effet, le rôle principal du Père n’est pas celui de la relation
vécue ni celui de procréation, mais celui de parole qui signifie la Loi.
« C’est dans le nom du père qu’il nous faut reconnaître le support de
la fonction symbolique qui, depuis l’orée des temps symboliques, iden-
tifie sa personne à la figure de la loi » 6. Il faut d’abord que la mère
reconnaisse le père comme auteur de la Loi, moyennant quoi l’enfant
pourra reconnaître le Nom-du-Père. Si la mère dénie la fonction pater-
nelle et si l’enfant refuse la Loi, l’imaginaire persiste, c’est-à-dire
l’assujettissement de l'enfant à la mère. Si la mère ét l’enfant accep-
tent la Loi paternelle, l'enfant s’identifie au père comme à celui qui
est détenteur du phallus. Le père, pourrait-on dire, remet en place
le phallus : comme objet désiré par la mère, comme objet distinct de
l'enfant. Cette remise en place est une castration symbolique : le père
castre l’enfant en le distinguant du phallus et en le séparant de la
mère. L’enfant doit accepter que cette castration lui soit signifiée.
Moyennant cette acceptation — cette identification à la Loi, au père
— l'enfant entre dans la constellation, dans la triade familiale,
et y
5. Ecrits, p. 70.
6. Ecrits, p. 278.
DISCOURS DE LACAN 17

trouve sa juste position. Il dépasse la relation « duelle » avec la mère,


il devient sujet distinct des deux autres, il est libéré, il acquiert la
subjectivité. Il entre dans le monde du langage, de la culture, de la
civilisation.
Le lecteur peut ici marquer sa surprise : sommes-nous renvoyés
du langage au phallus et du phallus au langage ? Nous touchons ici
précisément à l’un des points originaux et fondamentaux de l'analyse
lacanienne. Le <« phallus » ne se réduit pas au sexe biologique, pour
lequel Lacan réserve le terme de « pénis ». Le phallus est un signi-
fiant, un signifiant métaphorique ; il est métaphore paternelle.
Toute métaphore, selon Lacan, est une « substitution signifiante »,
une substitution de signifiants. Pour comprendre une telle défi-
nition prenons un exemple courant : le qualificatif de lion à propos
d’un homme courageux. Rétablissons le mécanisme de substitution :
si nous énonçons : homme courageux, nous avons le rapport :

S (Signifiant) Enoncé vocal : « homme courageux »

S (signifié) Signifié de homme courageux.

La métaphore : lion introduit un signifiant nouveau : S. Ce


deuxième signifiant fait passer le premier : S’, et son signifié s sous la
barre de la signification ; lion signifie l’ancien signifiant, l’énoncé vo-
cal : « homme courageux » et, en mêmre temps le signifié : homme
courageux. Plus exactement il signifie implicitement l’ancien signifiant
(l'énoncé vocal : « homme courageux ») tout en l’expulsant (nous som-
mes contraints à le rétablir mentalement) et fait, pour ainsi dire, des-
cendre plus profondément le signifié (il faut un deuxième exercice
mental pour redécouvrir ce dernier).
Revenons à la psychanalyse : l’enfant qui désire le contact per-
manent avec la mère, l'identification à la mère, va faire l'expérience
des absences de celle-ci. Elle est absente parce qu’elle est avec le
père, parce qu’intervient la Loi du père, parce que le père détient le
phallus. D'où crise de l'identification à la mère, crise de l’imaginaire.
Le dénouement de cette crise sera chez l’enfant l’aptitude à nommer
la cause des absences de la mère, à nommer le père, et le nommant à
intégrer sa Loi. Le Nom-du-père joue le rôle d’une métaphore. Il est
le nouveau signifiant qui a expulsé le précédent signifiant et causé
COMPRENDRE LACAN
18

Absence de la mère et qui, pour ainsi dire, fait descendre plus pro-
fondément (précisément dans l'inconscient) le signifié du phallus.
Nous pouvons maintenant prendre avec quelque liberté 7 le sché-
ma proposé par Lacan (däns une ré-interprétation d’un cas jadis
étudié par Freud : le cas du président Schreber).
S’ (signifiant métaphorique) S (signifiant premier)

S (signifiant premier) s (signifié)


Nous rayons $, le signifiant premier ; l'opération laisse subsister
S’, le signifiant métaphorique et le signifié : s, ce dernier confiné dans
l'inconscient (1).
Tout cela peut se transcrire dans la formule :
S’ $ I
— — +5 —
$ s s
Transposé en termes psychanalytiques cela donne :
Nom du père (S’) Désir de la Mère Inconscient
————————— + Nom du Père(————)
Désir de la mère (S) Signifié au sujet Phallus
Au stade du miroir et en la troisième étape de ce stade (identifi-
cation à l’image, à la mère) l'enfant, avons-nous dit, désire être le
Phallus, désire donc être l’objet du désir de la mère. Cette troisième
étape du stade du miroir est aussi le premier temps de l’Œdipe. Inter-
vient le père avec ses interdits (deuxième temps de l’Œdipe) : le père
empêche la fusion de l’enfant et de la mère ; il prive l’un et l’autre du
phallus, il castre l’enfant de son désir. Alors l’enfant entre normale-
ment dans le troisième temps de l’Œdipe : il renonce à être le tout du
désir de la mère, à être tout-puissant ; il accepte la Loi paternelle qui
le castre et le limite ; il finit par nommer le Père ; nommant le Père
il nomme l’objet de son désir, le phallus, mais nomme métaphorique-
ment cet objet confiné dans l'inconscient. Le Nom-du-Père est un subs-
titut métaphorique, un symbole. L'enfant, au terme de l’Œdipe, a
donc accès à l’ordre symbolique. En termes freudiens, l’identificatiun

7. Une liberté qu’autorise Lacan lui-même, si nous en jugeons par son


humour facétieux dans la « Préface » à Jacques Lacan d’A. Rifflet-Lemaire,
Bruxelles,
ÉEerlte, Dessart,
D. 697 1970, pp. p . 16-17.
1 La formule exacte de Lacan figure
i dans
DISCOURS DE LACAN 19

à la Loi du père peut être dite secondaire, tandis que celle à l’image,
à la mère pouvait être dite primaire.
Nous pouvons reconstituer et schématiser le parcours du Miroir
à l’'Œdipe :

1e étape : l’image réelle d’un autre ; la


Stade mère autre
du {2° étape : l'image n’est qu'image ; la
Miroir mère irréalisée
[1re temps : ke étape : identification à\ sa propre
image, identification à la
mère
(«identification primaire »)
: interdit du père, castration
: accès au Nom-du-Père et à l’ordre symbo-
lique («identification secondaire »).

*
LES

2. LE LANGAGE

Dans son recueil, Au-delà du principe du désir 1, Freud rap-


porte et interprète.le jeu d’un enfant qui consiste à faire disparaître un
objet en criant : « Fort», (ce qui veut dire : Loin!), puis à le faire
réapparaître en criant : « Da » (Voilà !). Selon Freud, ce jeu illustre
la compulsion à répétition, c’est-à-dire le besoin insistant, répétitif
coercitif, même s’il n’est pas voulu délibérément, d'accomplir une
action qui est souvent contraire aux désirs ou la ligne consciente du
sujet. Ici l’enfant qui désirerait la présence permanente de la mère, se
prémunit contre les absences périodiques de celle-ci, en mimant, sur
un objet quelconque, l’alternance des départs et des retours.
Reprenant le cas présenté par Freud, Lacan y voit « la détermi-
nation que l’animal humain reçoit de l’ordre symbolique » 2. Fort!

1. 1910-1922, traduction française par S. Jankélévitch, Essais de Psycha-


nalyse, Payot.
2. Ecrhs, p. 46.
20 COMPRENDRE LACAN

Da ! présentent tous les traits d’une alternance structurale : une oppo-


sition binaire articulée de termes ponctués signifie et même effectue
l'absence ou la présence de l’objet désiré. « Le moment où le désir
s’humanise est aussi celui où l’enfant naît au langage ». Le sujet fait
plus que maîtriser sa privation; il élève son désir à la .« puissance
seconde » du langage. « Son action détruit l’objet qu’elle fait appa-
raître et disparaître dans la provocation anticipante de son absence et
de sa présence ». L’enfant commence à « s’engager dans le système du
discours concret de l’ambiance, en reproduisant plus ou moins approxi-
mativement dans son Fort! et dans son Da! les vocables qu’il en
reçoit » 3. Cette accession au langage implique donc l'intégration d’une
matière signifiante (phonèmes : voyelles et consonnes) offerte par le
milieu social et culturel.
Lacan poursuit : « Le symbole se manifeste d’abord comme le
meurtre de la chose et cette mort constitue dans le sujet l’éternisa-
tion de son désir » 4. Qu'est-ce à dire ? Une double acquisition : —
d’une part le signe, le signifiant — ici, les deux interjections articu-
lées — n’est pas la chose : que le signe d’expulsion (Fort !) ne soit
pas la mère, entraîne que celui du retour (Da!) soit du même ordre
que le premier, et ne soit pas davantage la mère. D’autre part l'enfant
est renvoyé à sa « solitude », à la possibilité d’exercer par lui-même
des éléments langagiers qu’il a reçus de son milieu et par là-même de
repéter, de prolonger, d’ « éterniser » l'expression de sor désir.
Dans un autre commentaire de ce cas, Lacan énonce l’une des
données majeures de son analyse : « Notre doctrine (sic) se fonde sur
le fait (...) que l’inconscient ait la structure radicale du langage, qu’un
matériel y joue selon des lois qui sont celles que découvre l'étude des
langues positives, des langues qui sont ou furent effectivement par-
lées >» 5. Accédant au langage, le sujet va être tout entier dominé par
l’ordre symbolique. Non seulement dominé mais constitué par
cet
ordre. Le sujet est pour ainsi dire tissé 6 par la trame du langage.
Qui dit langage dit rapports de signifiant à signifié. Lacan se
réfère ici à l’œuvre de F. de Saussure : « Un psychanalyste doit aisé-
ment s’y introduire à la distinction fondamentale du signifiant
et du
3. Ecrits, p. 319.
4. Ecrits, p. 319.
5. Ecrits, p. 594.
Re 6.de Est-il
aipnesbesoin
7 de ra pp eler qu'un
qu’un et exte » est une «texture », un is-
tis
DISCOURS DE LACAN 21

signifié et commencer à s'exercer avec les deux réseaux qu'ils orga-


nisent de relations qui ne se recouvrent pas ». Traitant du réseau des
signifiants, Lacan a bien assimilé la leçon saussurienne : « Chaque
élément y prend son emploi exact d’être différent des autres » 7. La
langue est une répartition — un système — de signifiants à tous les
niveaux depuis les plus petites oppositions phonématiques jusqu’aux
« locutions composées > qu’analyse la linguistique moderne (phrase,
discours, rhétorique...). Quant au réseau du signifié, Lacan n’est guère
plus explicite que Saussure, mais il le met en position inférieure, alors
que Saussure le laissait hors du champ de ses analyses provisoires 8. Le
réseau du signifié est l’ensemble des « discours concrètement pronon-
cés » ?, Cette définition recoupe assez bien celle de la parole qui,
chez F. de Saussure, est une variation effective, personnelle de la
Langue (ou Code). Selon Lacan l’ensemble des signifiés « réagit histo-
riquement » sur le réseau des signifiants, de même que pour Saussure
la parole réagit sur le code de la langue. Mais le signifié n’a pas pour
autant la consistance qui serait celle d’une référence nette à la chose
représentée ou imaginée. Le signifié demeure flottant; l’ensemble, le
réseau auquel il se rattache n’a pas de cohérence. Finalement il ne
reçoit de cohérence qu’en se rattachant au réseau des signifiants. Ce
dernier commande l’ensemble des signifiés, la langue commande la
parole. L'analyse lacanienne aboutit à la suprématie des signifiants.
Qu'en est-il de l’inconscient dont nous venons d’apprendre —
Saussure à l’appui — qu'il est structuré comme un langage ? Avant
de proposer une de ses plus claires définitions, Lacan se réclame réso-
lument de la découverte freudienne : « C’est bien cette assomption
par le sujet de son histoire en tant qu’elle est constituée par la parole
adressée à l’autre qui fait le fond de la nouvelle méthode à quoi Freud
donne le nom de psychanalyse » 10, Le retour aux sources ainsi pro-
fessé, Lacan s'explique ; mieux vaut le citer in extenso : « L’incons-
cient est ce chapitrede mon histoire qui est marqué par un blanc ou
occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité
peut être retrouvée ; le plus souvent déjà elle est écrite ailleurs. A
savoir :

7. Ecrits, p. 414. .
8. Les quelques rares indications sémantiques figurent dans le Cours
de linguistique générale, Payot 1962, p. 109.
9. Ecrits, p. 414.
10. Ecrits, p. 257.
22 COMPRENDRE LACAN

— dans les monuments : et ceci est mon corps, c’est-à-dire le


noyau hystérique de la névrose où le symptôme hystérique montre la
structure d’un langage et se déchiffre comme une inscription qui, une
fois recueillie, peut sans perte grave, être détruite;
_—— dans les documents d’archive aussi : et ce sont les souvenirs
de mon enfance impénétrables aussi bien qu'eux quand je n’en con-
nais pas la provenance ;
— dans l’évolution sémantique : et ceci répond au stock et aux
acceptions du vocabulaire qui m'est particulier, comme au style de
ma vie et à mon caractère ;
— dans les traditions aussi, voire dans les légendes qui sous une
forme héroïsée véhiculent mon histoire ;
— dans les traces, enfin, qu’en conservent inévitablement les
distorsions, nécessitées par le raccord du chapitre adultéré qui l’enca-
drent et dont mon exégèse rétablira le sens » 11.
Pour avoir oublié la découverte freudienne à savoir que la parole
du patient adressée à l’analyste fondait la cure, la psychanalyse s’est
falsifiée, affirme Lacan, elle est devenue dangereuse en raison même
de la puissance de ses ressorts et de ses techniques. Il importe de reve-
nir à l’évidence première : « Qu'elle se veuille agent de guérison, de
formation ou de sondage, la psychanalyse n’a qu’un medium : la pa-
role du patient (..). Or, toute parole appelle réponse. Nous montre-
rons qu’il n’est pas de parole sans réponse même si elle ne rencontre
que le silence, pourvu qu’elle ait un auditeur et que c’est là le cœur
de sa fonction dans l’analyse » 12. La parole est la dimension essen-
tielle dans la rencontre du patient et de l’analyste, et pourtant l'analyse
se tait, n’émet qu’une parole vide, entre. Situation paradoxale.
Chacun de nous a fait l'expérience de cette sorte d’attirance
qu’exercent sur nous des êtres à la fois discrets et impénétrables,
pourvu qu’ils soient à l'écoute. Nous éprouvons l’envie de forcer leurs
retranchements, de les toucher, de les convaincre. Nous multiplions
les effets de parole, faisons même intervenir les confidences et si
nous n’y prenons garde, nous finirions par perdre le contrôle de notre
verbe. Cela nous permet de comprendre l'attitude de l'analyste telle
que la préconise Lacan.
L’analyste est avant tout celui qui écoute et traduit. Il joue un

11. Ecrits, p. 259.


12. Ecrits, p. 247.
DISCOURS DE LACAN 23

rôle de témoin qui garantit la parole que l’analysé adresse à autrui.


Il ne doit pas attirer sur lui le rapport d'identification, faire transférer
à son compte le complexe d'Œdipe. Il doit au contraire mettre en
rapport l’analysé avec le Langage, la Culture, la Société, ce qui le
met en position de médiateur. Témoin du rapport avec autrui, média-
teur du rapport avec la Société, l’analyste assume ce rôle dans la
mesure où il représente pour l’analysé tous les interlocuteurs du passé
de celui-ci.
Nous comprenons mieux alors le rôle de mort que Lacan assigne
à l’analyste. Mort pour toutes les fausses certitudes, pour tous les
mirages du sujet. Mort qui est un refus de tout transfert sur le compte
personnel de j’analyste. C’est dire en un terme radical le rôle frus-
trant de l’analyse. Le patient réclame des réponses à ses demandes
et l'analyste s’y refuse jusqu’à la résolution plénière du conflit. « Tout
le monde est d’accord pour dire que je frustre le parleur ; et lui tout
le premier, moi aussi. Pourquoi ? Parce qu’il me demande quelque
chose. De lui répondre justement. Mais il sait bien que ce ne serait
que paroles. Comme il en a de qui il veut» 13, Ces demandes, ces
paroles de demande, recouvrent une demande implicite : guérir, être
révélé à soi-même. « Mais cette demande peut attendre ». L’analyste
fait attendre, il frustre le patient de réponses à ses demandes, il
remet en cause toute une vie de demandes répétées : « Demander, le
sujet n’a jamais fait que çà, il n’a pu vivre que pour çà, et nous pre-
nons la suite » 14, Représenter la mort, provoquer la frustration, c’est
interrompre l’engrenage des demandes, pour que le patient régresse
vers la première et inconsciente demande de son désir. En termes de
langage, ces demandes consécutives sont autant de signifiants, consti-
tuent la chaîne des signifiagts ; en faisant pour ainsi dire le mort,
l’analyste fait régresser le patient jusqu’au signifiant premier (et
inconscient) de son désir. C’est là une dialectique de la parole vide :
vide ou neutralité de l’analyste, vidage des demandes du sujet, jus-
qu’à ce que ce dernier découvre son manque premier : n’avoir pas
été, n’être pas phallus.
Et la parole pleine ? Elle se situe au terme de la régression, au
moment de l'interprétation, ou pour employer un terme que Lacan
ne devrait pas désavouer — au moment de la nomination. L’analyste

13. Ecrits, p. 617.


14. Ecrits, p. 617.
24 COMPRENDRE LACAN

a laissé parler; il a, d’une oreille distraite, écouté le flot de paroles.


Au passage il a repéré les éléments capitaux : tel lapsus involontaire,
tel mot futile, telle difficulté d’expression. Au fur et à mesure, tous
ces menus indices vont former un réseau de signifiants inconscients,
tout une trame de pensées inconscientes du sujet. Le sujet n’a pas
à sa disposition cette trame secrète. L’analyste la reconstitue patiem-
ment. L'heure de la résolution — de la guérison — est celle où l’ana-
lyste peut nommer, révéler, au patient tout ce qu’il a tissé à partir de
son signifiant premier. « La psychanalyse peut accompagner le patient
jusqu’à la limite extatique du « tu es cela » où se révèle à lui le chif-
fre de sa destinée mortelle » 15. Cette nomination, cette parole pleine,
rend enfin le sujet à l’ordre symbolique, en lui conférant la possibilité
de dire, de verbaliser tout ce qu’il a inconsciemment tramé. Parvenu à
cette heure de révélation, de parole pleine, Lacan prononce même le
mot de vérité ; une vérité fondée par la parole révélatrice.

“x

Nous venons de voir comment une conception du langage inspi-


rée de F. de Saussure a permis une reformulation de l’analyse freu-
dienne de l’inconscient. Le langage, l’ordre symbolique, constitue le
sujet; il le transcrit par une trame de signifiants depuis la naissance.
Les signifiés ne sont que variations individuelles et ne prennent leur
cohérence que dans la cohérence du réseau signifiant. Cette supré-
matie du signifiant, Lacan va l’illustrer par un Conte d'Edgar Poe tra-
duit par Baudelaire sous le titre : La lettre volée. Mieux encore : « Le
séminaire sur la lettre volée >» — prononcé le 26 avril 1955, écrit en
mai-août 1956 — prend place en tête des Ecrits 16.
Première scène : la reine reçoit une lettre mais doit aussitôt la
dissimuler parmi d’autres papiers ; car le roi entre. Ce pourrait être
un document compromettant pour l’honneur et la sécurité de la reine.
Le ministre entré à la suite du roi voit l'embarras de la reine et en
devine la cause. Il sort de sa poche une lettre d'apparence identique,
feint de la lire, puis la substitue à la première. La reine a vu le ma-
nège, mais dissimule son désarroi pour ne pas éveiller les soupçons du
roi. La reine sait que le ministre détient le document et le ministre
sait que la reine a vu son geste.
15. Ecrits, p. 100.
16. Ecrits, pp. 11 à 61.
DISCOURS DE LACAN 25

Deuxième scène : « Dupin », envoyé par le préfet de police, s’est


fait annoncer au ministre. Depuis dix-huit mois, la police, profitant
des fréquentes escapades nocturnes du ministre, avait fouillé son hôtel
de fond en comble sans pouvoir retrouver la lettre. Le ministre reçoit
Dupin «avec une nonchalance affichée » tandis que le visiteur
de ses yeux protégés de vertes lunettes inspecte les lieux. Il finit par
apercevoir un billet froissé, abandonné comme par inadvertance aux
regards d’un chacun, ce qui est la plus efficace des dissimulations.
Dupin est aussitôt convaincu que c’est bien là le document cherché.
Il feint d'oublier sa tabatière, et se retire.
Suite de la seconde scène : Dupin revient le lendemain chez le
ministre, muni d’une « contre-façon qui simule le présent aspect de
la lettre. Un incident de la rue préparé pour le bon moment ayant
attiré le ministre à la fenêtre, Dupin en profite pour s'emparer
à son tour de la lettre en lui substituant son semblant et n’a plus qu’à
sauver auprès du ministre les apparences d’un congé normal » 17.
La seconde scène (et sa suite) est donc en symétrie inversée vis-
à-vis de la première : le ministre a substitué un faux-semblant à la let-
tre de la reine, Dupin a récupéré cette dernière en lui substituant
un faux-sembant. Mais la seconde issue est différente de la première :
le ministre ne sait pas qu’il s’est fait subtiliser la lettre, tandis que la
reine le sait.
Au long de tous ces déplacements, chacun à tour de rôle a été
joué : le roi n’a rien vu ; la reine a vu mais n’a pu intervenir ; la po-
lice, fouillant l'hôtel du ministre, n’a pu voir une lettre placée en
bonne évidence ; le ministre enfin n’a pas vu la manœuvre de Dupin.
Tous ces déplacements, tous ces jeux de dupes se sont effec-
tués autour d’un signifiant, la lettre, enveloppe dont chaque person-
nage connaît tour à tour les apparences mais ignore le contenu : voilà
qui illustre les pouvoirs, fa suprématie du signifiant 18. Qui plus est,
ce signifiant unique — premier et dernier — circule sous l’aveugle-
ment des uns et le mutisme des autres : le roi ne voit pas, la reine ne
peut rien dire, le ministre ne sait qu’en faire, la police ne voit d’abord
pas, etc. : voilà qui illustre le lieu de l’inconscient à la fois tout pro-
che et dérobé. Cet unique signifiant circule lui-même, il effectue un

17. Ecrits, p. 14.


18. On pourrait même ajouter : du langage rhétorique et idéologique,
iDustré par les substituts de la lettre.
26 COMPRENDRE LACAN

trajet et sur son parcours est relayé par des substituts : voilà qui illus-
tre la chaîne du langage jusque dans ses aspects (ses substituts) rhé-
toriques ou idéologiques. Et surtout chacun des personnages se déter-
mine par rapport à la lettre ; voilà qui illustre la loi, la domination du
signifiant, Nul ne peut échapper à cette loi ; s’il l’oublie quelquefois,
la loi du signifiant ne l’oublie jamais. Telle est la réponse du signi-
fiant au-delà de toutes les significations : « Tu crois agir alors que
je t’agite au gré des liens dont je noue tes désirs. Ainsi ceux-ci crois-
sent-ils en forces et se multiplient-ils en objets qui te ramènent au
morcellement de ton enfance déchirée » 19.
Dans une conférence prononcée à la Sorbonne le 9 mai 1957 :
L'instance de la lettre dans l'inconscient ou la Raison depuis Freud 20,
Lacan apporte un éclairage supplémentaire à cette théorie de la
loi du signifiant. La lettre est «le support matériel que le discours
concret emprunte au langage ». En effet le langage, au sens le plus cou-
rant du terme, la langue parlée « avec sa structure, préexiste à l’entrée
qu'y fait chaque sujet, à un mouvement de son développement men-
tal ». Le sujet s’inscrit dans le « mouvement universel >» du discours,
déjà « sous la forme de son nom propre ». Le langage est constitutif
de la culture; il distingue les sociétés humaines d’avec les sociétés
animales, si bien que la condition humaine se structure selon le ter-
naire : « nature, société et culture ».

A première vue, Lacan reprend la formule sausurienne où cha-


S
que signifiant découpe le signifié correspondant. —, et cela dans un
s
rapport arbitraire, conventionnel avec la réalité représentée. S'il y
avait rapport nécessaire, il n’y aurait pas diversité des langues humai-
nes. Lacan se réfère encore à Saussure pour établir « le glissement
incessant du signifié sous le signifiant ». « Dans la chaîne des signi-
fiants, le sens insiste (...), mais aucun des signifiants ne consiste dans
la signification dont il est capable au moment même » 21, Ces vues
amèneront les linguistes à diversifier l'étude des signifiants (semiolo-

19. Ecrits, p. 40.


20. Ecrits, pp. 493 à 598.
21. Ecrits, p. 502.
DISCOURS DE LACAN 21

gie) et celle des signifiés (sémantique). Pour sa part, Lacan en vient


| S
à épaissir la barre de séparation : —, là où F. de Saussure ne met-
s
tait que convention simili-mathématique. Un exemple à l'appui de
cet épaississement, la double inscription sur des urinoirs publics :
Hommes/Dames ; cette désignation impérative ne vise pas seulement
une distribution actuelle et disciplinaire des personnes, elle renvoie
à toute une culture — immémoriale — de ségrégation des sexes.
Cet épaississement de la barre n'implique pas que le signifié
devienne plus dense et mystérieux en s’enfonçant dans l'inconscient.
Cela veut dire que, pris à la lettre, le langage apparent, manifeste,
n'est qu’une chaîne de signifiants qui recouvre sous sa (ses) barre(s)
d’autres signifiants encore, et bientôt — et surtout — des signifiants
inconscients. Comme Lévi-Strauss 22, Lacan, se réfère aux multiples
portées de la partition d’une polyphonie ; autant de lignes de signi-
fiants musicaux sous celle de l’unique ligne d’audition. Il se réfère
enfin aux opérations poétiques, lesquelles à l’instar du rêve, dans la
lettre et sous la lettre apparente, agencent de façon nouvelle les signi-
fiants. Nous rencontrons ici la Métaphore et la Métonymie que nous
étudierons dans un chapitre spécial (en IV).

*
*k *k

De ligne en ligne, de barre en barre, nous régressons indéfini-


ment dans l’ordre des signifiants. Quel est donc le signifiant ultime ?
Nous le savons dès les premières analyses de Lacan sur le « stade du
miroir » : il s’agit du phallus comme signifiant fondamental de l’in-
conscient. Lacan s’en est expliqué dans une conférence prononcée le
9 mai 1958 à l’Institut de Max Planck de Munich 23. Il part de qua-
tre probèmes : — « Que la petite fille se considère elle-même, fût-ce
pour un moment considéré, comme castrée en tant qu’elle-même veut
dire : privée de phallus, et par l'opération de quelqu'un, lequel est
d’abord sa mère, point important, et ensuite son père ».. — que
« plus primordialement, dans les deux sexes, la mère est pourvue
de phallus comme mère phallique > ; — que la signification de la

22. « Ouverture» dans « Le Cru et le Cuit», Plon, 1964, pp. 9 et suiv.


23. Ecrits, pp. 685 à 695.
28 COMPRENDRE LACAN

castration ne prend de fait (cliniquement manifeste) sa portée efficien-


te (.….) qu’à partir de sa découverte comme castration de la mère » ;
— que « ces trois problèmes culminent dans la question de la raison,
dans le développement de la phase phallique » 25. Il rend compte ensuite
des difficultés et des obscurités des diverses théories psychanalytiques
dans l’élucidation de ces problèmes. Passons sur les discussions d’école;
l'argumentation de Lacan tend précisément à une réponse décisive
en établissant la fonction du phallus : « Le phallus est un signifiant
(...) destiné à désigner dans leur ensemble les effets du signifié en tant
que le signifiant les conditionne par sa présence de signifiant » 25.
Revenons au stade du miroir : tout se passe, à ce moment, dans
une relation d'identification (narcissique) de l’enfant à la mère, où le
père n’a pas encore un rôle distinct de la mère. Par la suite, lors du
deuxième temps de l’Œdipe, le rôle du père est celui d’une parole
négatrice qui, pour ainsi dire, « explique » les absences de la mère.
L'enfant expérimente qu’il n’est pas le phallus. Toutes ses demandes
varient, se multiplient et finalement butent sur ce manque à être. Cer-
tes lorsque se révèle le Nom-du-Père, la loi du père est ce qui signi-
fie à l’enfant son manque à être (que ce dernier n’est pas le phallus).
Mais il y a bien davantage à la clé de ce manque à être ; cela tient à la
fonction même du phallus. Celui-ci n’est pas de l’ordre des objets;
« il est encore bien moins l'organe, pénis ou clitoris, qu’il symbolise ».
Il est précisément d’ordre symbolique, signifiant et ne peut se réduire
à une nature, à une réalité futlle primitive. N’étant pas objet, n’étant
pas réalité, étant lui-même signe d’une absence, il désigne de façon
primordiale le manque à être. Il ouvre sur une multiplicité d'objets et
de demandes d'objets parce qu’il n’est pas lui-même objet. Aussi, à
partir de ce signifiant fondamental, commence la longue quête de
l’homme.
*
++

3. DU BESOIN A LA DEMANDE

Selon l’acception la plus courante, le besoin est de l’ordre


des
nécessités organiques : besoin d’eau, besoin d’air, etc. Freud ne
24. Ecrits, p. 686.
25. Ecrits, p. 690.
DISCOURS DE LACAN 29

paraît pas remettre en cause cette acception courante, préoccupé qu'il


est d’intercaler, entre le besoin et le désir, sa notion de pulsion. La
pulsion introduit dans le simple besoin organique un coefficient —
une qualification — érotique. La pulsion se situe dans la vie biologi-
que, organique et non dans la vie psychique. Elle est dans l'organisme
une force constante qui tend à supprimer tout état de tension. Elle
n'intervient dans le psychisme conscient ou inconscient que par le
relais d’une représentation.
Lacan désigne le besoin en corrélation avec ce qu’il analyse plus
explicitement : le manque. Le besoin organique est lié à ce manque
radical qui résulte de la sortie du sein maternel. L'enfant, dès la nais-
sance, n’a plus de complément anatomique ; son manque est un vide,
un creux, une « béance » ; il suscite, en-deçà de la pulsion, le besoin
organique. Qu’en est-il de la pulsion ? Dans une intervention à un
congrès réuni en l'hôpital de Bonneval 1, Lacan propose, non sans
humour, une image des débuts de la vie humaine et illustre les points
de départ de la « pulsion ». Il reprend le mythe de l’androgyne — cet
être humain primordial antérieur à la différenciation des sexes —
décrit par Aristophane dans le Banquet de Platon. De même que l’an-
drogyne se partage en deux êtres sexués, sur l’ordre de Zeus, de même
l'enfant nouveau-né, dès la section du cordon ombilical, est arraché
au placenta, aux membranes internes de la mère, il se trouve séparé
d’une partie de lui-même. Il a par la naissance perdu son complément
anatomique. Et Lacan de poursuivre avec amusement en comparant
l'enfant à un œuf cassé qui se répand en « hommelette ». La pulsion
est pour ainsi dire la poussée envahissante de l'enfant, une poussée qui
traduit le manque du complément maternel. Mais cette poussée ren-
contre les limites — la clôture — de son corps. La pulsion, pour pou-
voir s’épancher, est alors canalisée par les « zones érogènes » qui sont
autant de soupapes ouvertes vers l'extérieur et. (déjà) par l'extérieur.
Ainsi la pulsion est comme pour Freud une qualification érotique du
besoin, mais, pour Lacan, elle s'étale, se localise dans l’organisme de
façon plus précoce avant toute représentation dans le psychisme.
Le désir, selon Freud, met en mouvement l'appareil psychique,
il l’oriente selon la perception de l’agréable et du désagréable. Selon
les descriptions de Lacan, le désir fait suite au manque essentiel que

1. « Position de l’Inconscient », congrès du 30 octobre au 2 novembre


1360, publié dans l’Inconscient, Desclée de Brouwer, 1966.
30 COMPRENDRE LACAN

vit l'enfant séparé de sa mère. Il tend à colmater la faille — la cas-


tration — qu'est cette séparation d’avec la mère. L’enfant désire être
le phallus de la mère, le désir du désir de la mère, le complément de
son manque. Faute de pouvoir combler cette béance le désir va se
porter sur des substituts de la mère.
« Le désir se produit dans l’au-delà de la demande (.….) mais il
se creuse aussi en son en-decà... » 2, ne cesse de répéter Lacan. Il
se produit au delà de la demande, car il ne peut jamais la satisfaire ;
il est vis-à-vis de celle-ci comme un flot abondant vis-à-vis d’une cana-
lisation (le langage), ou, pour parler comme Lacan, vis-à-vis du « défi-
lé » de la parole. Il se produit en deça de la demande, car celle-ci, tout
en mimant sa frénésie, lui signifie son manque-à-être radical. Dès lors
une dialectique illimitée s’instaure : la demande envahit et dérobe le
désir, mais, incapable de le combler, le fait toujours renaître plus
frénétique. La demande « évoque le manque à être sous les trois figu-
res du rien qui fait le fond de la demande d’amour, de la haine qui
va à nier l’être de l’autre et de l’indicible de ce qui s’ignore dans la
requête » à.
« La demande, nous semble-t-il, désigne chez J. Lacan, sous un
terme générique, le lieu symbolique, signifiant, où s’aliène progressi-
vement le désir primordial >» 4. En d’autres termes, elle est de l’ordre
du langage et donc se substitue à la donnée psychique du plaisir et
bio-psychique de la pulsion. La pulsion primitive du sujet : être tout
pour sa mère, est, avons-nous dit, interdite par le père, auteur de la
Loi, par le père qui empêche l'identification du sujet à la mère. Refou-
lée, mise en position de méconnue, la pulsion est relayée par un sym-
bole, par du langage, précisément par la demande. Le sujet s’engage
alors dans le « défilé radical de la parole » : il demande à connaître,
à posséder. Les demandes, toujours insatisfaites, renvoient aux désirs
toujours refoulés, et ces désirs tissent entre eux un texte sans fin d’asso-
ciations. Un texte toujours plus indéchiffrable à mesure que d’autres
demandes et d’autres désirs viennent s’y nouer tout au long de la vie.
Ici s’accroche une des rares allusions que Lacan fait à l'instinct de
mort : « Quand nous voulons atteindre dans le sujet ce qui était avant

2. Ecrits, p. 629.
SrEcrits, D: 275.
ie 4. A. Rifflet-Lemaire, «Jacques Lacan», Bruxelles, Dessart, 1970, p.
DISCOURS DE LACAN S1

les jeux sériels de la parole et ce qui est primordial à la naissance des


symboles, nous le trouvons dans la mort » 5.
Un cas vient illustrer ces vues : celui d’anorexie mentale, ou refus
de nourriture, de la part d’un enfant. Celui-ci par exemple demande
un bonbon : cette demande traduit apparemment un besoin orga-
nique, mais plus profondément renvoie à une demande d’amour. L’en-
fant demande à la mère de manifester ou de confirmer son amour.
Une mère intuitive peut comprendre la vraie demande et embrasser
l'enfant tout en lui refusant le bonbon. Une mère moins attentive peut
croire simplement à un besoin et accorder le bonbon ou une poignée
de bonbons ; ce faisant elle a méconnu la vraie demande. Gaver l’en-
fant, satisfaire ses besoins et même les prévenir, au-delà ou en deçà
de ses demandes, aboutit à étouffer la demande d'amour. La seule
issue pour l’enfant est alors de refuser la nourriture quand la mère
le gave, pour faire surgir, par voie négative, sa demande d'amour.
« C’est l'enfant que l’on nourrit avec le plus d'amour qui refuse la
nourriture et joue de son refus comme d’un désir (anoxerie mentale).
Confins où l’on saisit comme nulle part que la haine rend la monnaie
de l'Amour, mais où c’est l’ignorance qui n’est pas pardonnée » 6.
Nous sommes maintenant en mesure de comprendre l’une des
affirmations répétées de Lacan : le désir de l’homme, c’est le désir de
l’Autre. Se référant à Hegel, la formule s’explicite : « Le désir même
de l’homme se constitue sous le signe de la médiation, il est désir de
faire reconnaître son désir. Il a pour objet un désir, celui d’autrui, en
ce sens que l’homme n’a pas d’objet qui se constitue pour son désir
sans quelque médiation, ce qui apparaît dans ses besoins les plus primi-
tifs, en ceci par exemple que sa nourriture même doit être prépa-
rée. » 7. Ce que désire l’homme, c’est que l’autre le désire : il veut
être ce qui manque à l’autre, être la cause du désir de l’autre. L’amant
éprouve un manque mais ne sait pas ce qui lui manque ; l’aimé ne
sait pas ce que lui-même a de caché et qui pourtant attire l’amant.
Entre l’amant et l’aimé il y a donc inadéquation, non-coïncidence : ce
qui manque à l’amant n’est pas nécessairement ce qu’il y a de caché
dans l’aimé. Le désir est ainsi marqué par une impossibilité essen-
tielle. L’adéquation, c’est-à-dire la parfaite coïncidence du désir et de

.5. Ecrits, p. 320.


6. Ecrits, p. 628.
7. Ecrits, p. 181.
COMPRENDRE LACAN
02
de l’être
l'objet, est un mythe, le mythe par exemple de l’androgyne,
cumulant les deux sexes. Lorsque Lacan parle d’autrui, de l’Autre.
le terme est à prendre dans son sens le plus radical ; nous rejoignons
le thème hégélien de l’altérité.
Parmi les nombreuses références à Hegel (sur lesquelles nous
reviendrons dans notre « disgression philosophique » terminale), la
plus centrale demeure celle à la dialectique du Maître et de l’Esclave
décrite par Hegel dans la Phénoménologie de l'Esprit.
Rappelons que pour Hegel cette dialectique représente le passage
de la conscience à la coriscience de soi. La Phénoménologie de
l'Esprit retrace l’aventure de la conscience malheureuse — séparée
de son enracinement naturel primitif — qui cherche à atteindre la
certitude d’elle-même. Elle cherche tout d’abord cette certitude dans
la jouissance des choses sensibles puis dans leur destruction. Elle
échoue dans cette entreprise et comprend qu’elle cherche en vain
sa vérité dans les choses. Elle découvre alors que seule une autre
conscience, pouvant l’aimer ou la haïr, peut lui donner cette certitude
d'elle-même, c’est-à-dire la conscience de soi. Seule une autre cons-
cience peut la reconnaître et fonder objectivement cette certitude
subjective.
Lors de la rencontre de ces deux consciences, un conflit, une
lutte de pur prestige, se fait jour : chaque conscience veut être re-
connue sans pou autant reconnaître l’autre. On peut même ajouter
avec Hegel que chacune veut la mort de l’autre. De cet affrontement,
où personne ne doit mourir, surgit la conscience de soi. Le Maître
est celui qui a couru le risque absolu, qui a joué sa vie pour gagner
cette vérité de la conscience de soi. L’Esclave est celui qui a reculé
devant la mort, devant le « Maître absolu ». Mais un renversement
dialectique s'opère : — D'une part le Maître est captif d’une fausse
reconnaissance puisqu'il n’a devant lui qu’un esclave incapable de le
reconnaître en toute liberté et vérité. D’autre part, l’Esclave qui vit
dans l’angoisse et la peur du Maître comprend qu’il ne pourra pas
être vraiment reconnu par ce dernier ; mais étant au contact des
choses par son travail, il découvre qu’il doit arracher la conscience
de soi aux choses ; il va transformer le monde de telle sorte qu’il
n’y aura plus place pour le Maître.
Cette dialectique de la conscience de soi, Lacan la transcrit dans
celle du désir; il s'exprime en termes hégéliens, alors même qu’il se
DISCOURS DE LACAN 33

réfère à Freud : « Le désir de l’homme trouve son sens dans le désir


de l’autre, non pas tant parce que l’autre détient les clefs de l’objet
désiré que parce que son premier objet est d’être reconnu par
l’autre » 8. Mais quel est donc cet autre, qui plus est cet « Autre »
avec un grand À » ? Lacan répond résolument : « Le lieu de dépla-
cement de la parole ». La dialectique sans fin du désir : le désir d’être
reconnu par autrui se voit imposer sa condition, c’est-à-dire l’ordre
du langage : il a devant lui une route contraignante : « le défilé radi-
cal de la parole». Les affirmations de Lacan se font tranchantes,
décisives : « Si le désir est en effet dans le sujet cette condition qui
lui est imposée par l’existence du discours de faire passer son besoin
par les défilés du signifiant ;
si d’autre part (..) il faut fonder la notion de l’Autre avec un
grand À comme étant le lieu du déploiement de la parole ;
il faut poser que, fait d’un animal en proie au Langage, le désir
de l’homme est le désir de l’Autre » 9.
A ce point du discours de Lacan, nous pouvons schématiser les
descriptions qui précédent :

_/AAUTRE (ordre symbolique)


Demande —- paroles
_æDésir + multiples objets, substituts
Pulsions —- expansion, zones érogènes
Manque à être. Besoin + complément maternel.

*+
**

Le désir, par la demande, se déploie dans la parole et le lieu


de ce déploiement se nomme l’Autre. Dans son acceptation globale,
l'Autre n’est pas la somme des personnes interlocutrices, mais l’ordre
même du langage. « Ça parle », dit-on pour simplifier et contester
la pensée de Lacan. Nous en prendrons une plus juste mesure en
nous souvenant de personnes de notre connaissance qui trouvent
simplement pour justifier certaines décisions, parfois héroïques, la
formule lapidaire : « je ne veux pas qu'ON dise que. » ou plus im-

8. Ecrits, p. 268.
9. Ecrits, p. 628.
34 COMPRENDRE LACAN

personnel encore : «Je ne veux pas qu’/L soit dit que... ». Ce IL


auquel elles se réfèrent est bien davantage que l'opinion des êtres
connus ou des héritiers. Ce IL prend toute l’ampleur d’une Humanité
impersonnelle, chose que Kant a tenté à la fois de personnaliser et
de formaliser (toute l'Humanité en moi dans un acte moral..). Ce
IL dont la mince couche de conscience recouvre des profondeurs
impénétrables fait aussi penser à l’Autre de Lacan, d’autant que les
personnes l’évoquent comme étant de l’ordre du langage.
En une acception plus restreinte — non contradictoire avec
celle qui précède — l’Autre de Lacan désigne l'inconscient freudien :
« Nous enseignons suivant Freud que l’Autre est le lien de cette
mémoire qu’il a découverte sous le nom. d’inconscient, mémoire qu’il
considère comme l’objet d’une question restée ouverte en tant qu’elle
conditionne l’indestructibilité de certains désirs » 10.
Deux notions vont étayer cette désignation de l'inconscient
celles de Fente et de Refente, par lesquelles Lacan recueille avec res-
pect la notion freudienne (unique) de Spaltung : « Ici s’inscrit cette
Spaltung dernière par où le sujet s'articule au Logos, et sur quoi
Freud commençant d’écrire nous donnait à la pointe ultime d’une
œuvre aux. dimensions de l’être la solution de l’analyse « infinie »
quand sa mort y mit le mot Rien » 11,
La Fente est la division du sujet entre son psychisme le plus
profond et son discours conscient, division révélée par la psychana-
lyse. L'ordre du langage où s’inscrit le discours conscient s'organise,
dans une dimension à part, en vertu de ses articulations internes. Il
ne se réfère pas directement à la réalité du- monde ou au psychisme
des sujets parlants ; du moins il n’est pas constitué par ces références.
Il se situe et s'organise entre le sujet et le monde réel. Le sujet est
représenté dans cet ordre par diverses désignations : pronom personnel
« je », prénom propre, indications familiales. I1 y est représenté mais
non présent. La fente consiste précisément en ceci que le sujet est
à la fois représenté dans l’ordre symbolique et exclu de lui. La fente
a pour conséquence une éclipse (fading) du sujet. Le jeune enfant
reçoit et subit cet ordre, il s’y insère par une sorte de mimétisme,
mais ne peut prétendre le dominer. « Le jeune enfant subit la société,
sa culture, son organisation et son langage et ne dispose que d’une

10. Ecrits, p. 524.


11. Ecrits, p. 642.
DISCOURS DE LACAN 35

alternative tragique : s’y contraindre ou sombrer dans la maladie » 12.


La fente s’instaure et se situe entre le masque et le dessous du
masque. Le masque est du côté du langage, du comportement social :
le moi prolifère à travers des rôles qu’il subit ou s’octroie. Mais ces
rôles ne sont que fantômes, reflets du sujet véritable. Ce sujet véri-
table est à chercher au-dessous du masque, dans la part refoulée,
inconsciente : c’est là l’œuvre patiente de la psychanalyse.
Tandis que la fente désigne le moment où s’instaure la division,
la refente désigne la « pétrification » dans l’état ainsi créé, dans le
fait que le sujet n’est plus qu’un signifiant. Il s’est figé dans ses rôles,
peut même reconnaître intellectuellement sa part inconsciente mais
en même temps la dénie. Le sujet se construit, s’engendre (« partu-
rition ») lui-même à partir de sa division, de sa « partition »
première : « Ici c’est de sa partition que le sujet procède à sa partu-
riton (...). C’est pourquoi le sujet peut se procurer ce qui le concerne,
un état que nous qualifierons de civil. Rien dans la vie d’aucun ne
déchaîne plus d’acharnement à y arriver » 13.
Mais alors puisque le masque, le rôle d’un chacun sont avec sa
partie consciente du côté du langage, l'inconscient serait-il du coté vital
et mystérieux ? YŸ aurait-il une vérité de la vie inconsciente sous le
masque du langage ? Tout ce que nous avons rencontré dans les ré-
flexions de Lacan sur le langage, sur le signifiant premier et incons-
cient, est-il ici radicalement contredit ? Souvenons-nous : Lacan
présentait l’accès au symbolique, au langage comme un dépassement
— et une maturation — vis-à-vis de la relation imaginaire (indis-
tinction entre soi et son image, entre soi et la mère). C’est en croisant
ces deux analyses que nous pouvons comprendre la pensée subtile et
profonde de Lacan. Au sortir du stade du miroir — stade de la
relation imaginaire — le sujet entre dans l’ordre symbolique signifié
par le père. C’est là effectivement une progression. Elle serait par-
faite, normale, si le sujet se voyait révéler le signifiant premier de
son désir : le Phallus, et en avait toujours conscience (car il entrerait,
en connaissance de cause, dans l’ordre symbolique (situation, bien
entendu, tout à fait chimérique). Or, à des degrés divers 14, le sujet
perd de vue le signifiant premier, le Phallus, clef du langage.
Il entre dans l’ordre symbolique par une série de confusions,

12. A. Rifflet-Lemaire, op. cit. p. 129.


13. Ecrits, p. 843.
36 COMPRENDRE LACAN

d’aliénations, de type imaginaire faute d’une suffisante lucidité. II


ne s’aperçoit pas que les prénoms, titres, rôles ne font que le repré-
senter et il tend à s'identifier à tous ces masques. Bref il se déploie
dans le symbolique en une série d’identifications imaginaires. Et nous
avons appris avec Lacan que la guérison consistait à retrouver avec
le malade le signifiant premier : le Phallus, d’où part tout l’ordre
symbolique, à lui faire découvrir sa position personnelle dans cet
ordre.
La véritable ligne de partage passe en définitive entre un langage
faux, aliéné, parce que brodé à partir d’une aliénation primitive et
un langage vrai, libéré c’est-à-dire tissé à partir d’un signifiant
premier. Mais tous deux : langage aliéné et langage libéré, se situent
vis-à-vis de ce grand Autre qu’est l’ordre symbolique global, la Société,
la Culture : le langage aliéné a perdu ses distances le langage libéré
mesure la distance personnelle du sujet.
Pour conclure voici le schéma que nous propose Lacan 15
- Le sujet s’adresse aux objets (autre, petit a) dans une relation
imaginaire et construit un moi (aliéné). Ce faisant, il oublie (et doit
retrouver) que c’est l’Autre absolu de l’ordre symbolique qui le
commande et le constitue.

4. LA METAPHORE ET LA METONYMIE

Nous avons posé, à la suite de Lacan, l'inconscient « structuré


comme un langage ». Il est temps de voir fonctionner ce langage.
Sous le stimulant et avec l’apport des théories linguistiques, Lacan

pr Ja *°1titie manière dont les demandes de l’enfant ont été comprises


15. Ecrits, p. 53.
DISCOURS DE LACAN 27

prétend redécouvrir Freud en-deçà de plusieurs décennies de pratique


psychanalytique déviante. Nous allons voir plus clair en des innova-
tions qui se veulent retour aux sources puisque notre auteur aborde
un problème classique de la psychanayse, celui des formations de
l’inconscient. Rappelons que ces formations sont des phénomènes
psychiques où l’inconscient se manifeste de façon indirecte, voilée.
Selon Freud, le discours conscient est lacunaire. A savoir : sur
certains points particulièrement marqués : les lapsus, les mots d'esprit
par exemple, ce discours conscient semble se déchirer, perdre sa
logique linéaire et obéir à quelque folie. Cela est davantage percep-
tible dans le rêve lequel, apparemment, n’a aucun sens. Le discours,
l'activité de l'imagination, laissent pénétrer sous une forme voilée,
incompréhensible, la véritable parole : l'inconscient. « Le discours
conscient est un peu comme ces manuscrits sur lesquels un premier
texte a été effacé pour être recouvert par un autre. Dans ces manus-
crits, le premier texte se laisse toujours néanmoins apercevoir dans
les failles du second » 1,
Toutes ces manifestations traduisent et oblitèrent en même temps
tout une activité souterraine, celle des formations de l'inconscient.
Le Moi inconscient tend à régler, à mesurer, des pulsions instinc-
tuelles qui ne sont pas reconnues par la conscience. Il distribue dans
une mesure acceptable des énergies instinctuelles ressenties comme
périlleuses (l’angoisse) ou interdites (le sentiment de culpabilité). S'il
ne parvient pas à cette « normalisation », son échec est précisément
la formation du symptôme, ou signe énigmatique d’un conflit incons-
cient. À l’âge adulte, ces symptômes peuvent se traduire par des
peurs, des conduites, des rites incongrus, déviants, inadaptés, car ils
sont caractéristiques d’un blocage — à ce niveau — du développe-
ment infantile. Mais ces symptômes sont le plus souvent des formna-
tions de compromis en ce sens qu’une pulsion qui a forcé la barrière
de l'inconscient — dans une peur ou un rite par exemple — reçoit,
moyennant de multiples transformations, une certaine « gratification »
ou allègement de sa tension.
Autre formation de l'inconscient : les fantasmes. Ce sont des
amorces de sÿmbolisation des désirs inconscients ; ils se placent donc
entre le désir et la demande. Le fantasme a un caractère mixte : il

1. A. Rifflet-Lemaire, op. cit. p. 311.


38 COMPRENDRE LACAN

participe à la fois à l’inconscient et au système préconscient-conscient.


Par exemple dans le rêve ou dans la rêverie diurne peuvent parvenir
à la conscience, ou au préconscient, des fantasmes inconscients qui
sont eux-mêmes des remaniements des scènes infantiles. Le fantasme
est donc présent aux deux extrémités du psychisme. Si certains
fantasmes caractérisent le statut individuel de telle ou telle personne,
les fantasmes originaires se retrouvent en tout homme. Avant que
Jung n’ait lancé dans le débat sa notion des « archétypes » de toute
la psyché humaine, Freud avait émis l’hypothèse que les fantasmes
originaires étaient une sorte de patrimoine constitué par les expé-
riences de la famille humaine primitive. Ainsi des fantasmes de vie
intra-utérine, de scène primitive, de castration, de séduction. Quant
aux individus, il est difficile de faire la part entre les fantasmes
purement imaginaires et ceux liés à des événements vécus. S'il y a
eu des événements réels qui ont marqué le psychisme, ces événements
subissent un profond remaniement imaginaire.
La thèse de Lacan sur ce problème est que le mécanisme des
formations de l'inconscient s’assimilent à ceux du langage, selon deux
figures fondamentales : la métaphore ou condensation, et la méto-
nymie ou déplacement.
« I y a une structure homogène dans les symptômes, les rêves,
les actes manqués et les mots d'esprit. Il s’y joue les mêmes lois
structurales de condensation et de déplacement qui sont les lois de
l'inconscient. Ces lois sont les mêmes que celles qui créent le sens
dans le langage » 2.
._ II s’agit de retrouver dans les lois qui régissent cette autre
scène les effets qui se découvrent au niveau de la chaîne d'éléments
matériellement instables qui constitue le langage — effets déterminés
par le double jeu de la combinaison et de la substitution dans le
signifiant — selon les deux versants générateurs du signifié : la méta-
phore et la métonymie » 3,
Une telle systématisation était déjà l’œuvre d’un linguiste tel
que R. Jakobson4 partant d’études sur l’aphasie pour étendre ces
catégories à tout le langage poétique «Le développement d’un

2. «Les formations de
dans ‘«Bulletin de Psychologiel’inconsci
», HAE inai
Séminaires ; 6
de l’année 56-
1956-57,
3. Ecrits, p. 689.
4. À qui se réfère nommément Lacan, « Ecrits», p. 506.
DISCOURS DE LACAN 89

discours peut se faire le long de deux lignes sémantiques différentes :


un thème en amène un autre soit par similarité soit par contiguité.
Le mieux serait sans doute de parler de procès métaphorique dans le
premier cas et de procès métonymique dans le second, puisqu'ils
trouvent leur expression la plus condensée, l’un dans la métaphore,
l’autre dans la métonymie » 5.
Dans le Petit Larousse, la métaphore est ainsi définie : «nf.
(grec metaphora, transport). Procédé par lequel on transporte la
signification propre d’un mot à une autre signification qui ne lui
convient qu’en vertu d’une comparaison sous-entendue (ex. la lumière
de l’esprit, la fleur des ans, brûler de désir, etc.) ».
Les études les plus récentes de linguistique et de rhétorique
générale observent de plus près les mécanismes de la formation d’une
métaphore. Celle-ci n’est pas à proprement parler une substitution
de sens, mais la modification du contenu sémantique d’un terme » 6.
Par exemple dans le cas de « brûler de désir », tous les petits élé-
ments (sèmes) de signification que couvre brûler ne sont pas suppri-
més pour être remplacés par d’autres, mettons ceux couverts par
s’impatienter (de désir). Certains petits éléments sont supprimés,
d’autres demeurent auxquels s'ajoutent ceux venant du terme sous-
entendu (ici les éléments signifiés par s’impatienter). Si par ailleurs
la figure qui consiste à prendre la partie pour le tout se nomme
synecdoque, on peut dire que «la métaphore est le produit de deux
synecdoques (une partie des éléments signifiés par brûler + une
partie de ceux signifiés par s’impatienter). Selon ces analyses la méta-
phore serait plus une intersection qu’une substitution.
Quant à la métonymie, le Petit Larousse donne la définition sui-
vante : «n.f. (grec metonumia, changement de nom). Procédé par
lequel on exprime l'effet par la cause, le contenu par le contenant, le
tout par la partie (Ex. Il vit « de son travail » pour « les fruits de son
travail » ; « la ville >» pour « les habitants de la ville ») ». Ici la défi-
nition est plutôt une description. Nous venons de voir avec Jakobson
que la métonymie peut être définie comme une substitution de signi-
fiants qui ont entre eux des rapports de contiguité.
Mais les. recherches linguistiques et rhétoriques présentes remet-

5. « Essais de linguistique générale », Ed. de Minuit, 1963, p. 61.


6. « Rhétorique générale », Coll. « Langue et Langage », Larousse, 1970,
p. 106.
40 COMPRENDRE LACAN

tent partiellement en cause cette définition. D'une part, cette défini-


tion de Jakobson est appliquée plutôt à la figure dite synecdoque : une
voile pour dire un bateau est effectivement une substitution de deux
termes unis par des rapports de contiguité. On en peut dire autant
pour les rapports de cause à effet : dire il vit de son travail au lieu de
il vit du fruit de son travail ; pour les rapports de contenant à con-
tenu : boire un verre ; pour les rapports d’antécédent à conséquent,
d'usage pour la chose ; de partie du corps à sentiments dont elle est
le siège, etc. Si nous nous souvenons de ce que nous avons dit à
propos de la métaphore, on peut dire que synecdoque est une demi
métaphore, une métaphore à mi-chemin.
Et la métonymie ? « Dans la démarche métonymique, le passage
du terme de départ (D) au terme d’arrivée (A) s’effectue via un terme
intermédiaire (1) qui englobe A et D » 7. Par exemple dire Champagne
au lieu de vin de Champagne ; le nom de la province englobe à la fois
le lieu et l’une de ses activités (vinicole). Dans la métaphore le terme
intermédiaire (l'élément commun à bräler et s’impatienter) est englobé,
non englobant ; dans la métonymie, il est englobant.
Ce qui peut se figurer ainsi 8 :

Métaphore Métonymie

Qu'en est-il pour Lacan ? Serait-il tributaire d’une plus ancienne


distribution linguistique ou aurait-il à sa manière devancé les analyses
présentes ?

a) La métaphore

Me Il faut définir la métaphore par l'implantation dans une chaîne


signifiante d’un autre signifiant, par quoi celui qu’il supplante tombe
au rang de signifié et comme signifiant latent y perpétue l'intervalle
7. Ibid. p. 117.
8. Ibid. p. 118.
DISCOURS DE LACAN 41

où une autre chaîne signifiante pour y être entée » 9, Ce que nous


avions commenté à propos de la métaphore paternelle en disant —
schéma lacanien à l’appui — qu’il y avait substitution de signifiants
mais aussi maintien implicite du signifiant remplacé, celui-ci « s’enfon-
Çant» sous la surface signifiante. Par exemple dans la métaphore
lion pour dire homme courageux, cet ancien signifiant se maintient et
s'enfonce tandis que lion demeure en surface.
Lacan prend pour exemple le vers de Victor Hugo : Sa gerbe
n'était pas avare ni haineuse 10, Ici la métaphore réside dans gerbe ;
ce signifiant métaphorique remplace un autre signifiant, le nom du
personnage biblique : Booz. Ce nom est tombé au rang de signifié.
Mais il se maintient comme signifiant latent et par là maintient et
amorce une chaîne latente de signifiants : Booz peut être associé à
maître, à père, à phallus, à fécondité, etc. Voilà qui anticipe les analy-
ses actuelles de la métaphore : la substitution n’est pas totale, elle
s'effectue en surface, elle conserve quelque chose du signifiant rem-
placé. Mais là où les linguistes établissent le dosage entre éléments
substitués et éléments maintenus, Lacan instaure un étiage entre les
éléments en surface et ceux qui demeurent latents. Déjà nous pouvons
voir la différence entre la pertinence du linguiste et celle du psycha-
nalyste.
Mais la principale intervention de Lacan est ailleurs : « La méta-
phore se place au point précis où ce sens se produit dans le non-
sens » 11, Qu'est-ce à dire ? Dans le cas du vers de Victor Hugo, tout
ce qui se passe sous le mot gerbe, par exemple une association de
paternité et de fécondité, est disproportionné par rapport à la mani-
festation métaphorique. En apparence il y a non-sens vis-à-vis du
sens sous-jacent ou refoulé. La formule de Lacan est la suivante :
s’
f(—DS = S(+)s
S
Ce qui peut s'expliquer ainsi : dans la fonction (f) d’une méta-
phore le signifiant métaphorique S’ (la gerbe) maintient sous la barre
le signifiant ancien (Booz). La métaphore nous renvoie (=) à un
rapport entre signifiant et signifié inconscient ce qui pourrait être

9. Ecrits, p. 708.
10. Ecrits, p. 506.
11. Ecrits, p. 508.
42 COMPRENDRE LACAN

S
formulé par —. Maïs le signe (+) indique que la barre entre Setus
s
peut être franchie. « Le surgissement de la signification est immédiat
dans la métaphore, il s'effectue par une sorte d’étincelle dans l'esprit
qui établit d'emblée le rapport entre les signifiants substitués les uns
aux autres » 12. |
A. Vergote, 13 à la suite de Freud, illustre la métaphore ainsi
entendue par le cas suivant de symptôme : une malade souffre de dou-
leurs au bas du dos. Par un jeu de libres associations, elle prononce
le mot «Kreuz» (croix) et dit que la Croix signifie sa douleur. En effet,
en allemand le terme kreuz désigne également le sacrum. Freud fait
remarquer à la malade que Kreuz sert aussi à signifier la souffrance
morale. Cette interprétation fait disparaître le symptôme. Il est facile
de voir que ce symptôme se forme comme une métaphore : S” (souf-
france physique au sacrum) se substitue à S (la croix signifiant souf-
france morale), grâce au double sens du terme allemand kreuz.
« On peut imaginer qu’en un instant très éphémère notre patiente
s’est faite la réflexion suivante : une souffrance est une croix, je porte
ma croix, rejoignant par là un symbolisme traditionnel bien connu.
Mais aussitôt s'établit en elle la liaison entre la croix et le sacrum et
la souffrance morale qu’elle voulait oublier se transforme immédiate-
ment en douleur au bas du dos par l'intermédiaire de ce jeu de mots.
Demeure alors en elle, dans un demi-brouillard, quelque lien entre
le sacrum et la croix alors que se reflue définitivement dans l’incons-
cient la souffrance morale » 14.
A. Rüfflet-Lemaire 15 emprunte également à Freud ce second
exemple, celui d’une remémoration et donc d’un oubli, partiels : Freud
voyageait en train en compagnie d’un étranger dans la région Bosnie-
Herzégovine. La conversation se déroulait sur l’art italien : « Avez-
vous vu les fresques à Orvieto de... ? » Freud essaie vainement de se
rappeler le nom de. Signorelli. Seuls lui reviennent en mémoire les
noms de deux autres peintres : Botticelli et Boltraffio.
Freud et son compagnon avaient, juste auparavant, parlé des
12. A. Rifflet-Lemaire, op. cit. p. 326.
ET
13. Dans «La Psychanalys
y ye, science
1 de l’homme
ë > (en collaboratioi n),
14. A. Rifflet-Lemaire, op. cit. p. 327.
15. Ibid. pp 340 et suiv.
DISCOURS DE LACAN 43

mœurs des Turcs de Bosnie-Herzégovine : leur pleine confiance dans


le « Herr » (Monsieur. le Docteur ») ; l'importance qu’ils accordent
aux plaisirs sexuels au point qu’ils atteignent le fond du désespoir en
cas d’impuissance provisoire. Entre-temps Freud s’est souvenu d’une
nouvelle qui venait de lui parvenir de Trafoï : un de ses patients
atteint d’un trouble sexuel incurable, s'était suicidé.
Un nom oublié : Signorelli ; et deux éléments refoulés : le déses-
poir des Turcs et celui du malade de Trafoï devant les troubles sexuels.
Des liaisons associatives ont attiré le nom du peintre dans l’oubli de
l'inconscient et rendent sa remémoration impossible. Par ailleurs les
noms de substitution : Botticelli et Boltraffio, ont également des liens
associatifs avec le nom oublié et les éléments refoulés.

l traffio
Conscient
ttic - elli

Signor - elli
Bo (snie) — Her (zégovine) Trafoi

Se 0h
Inconscient Mort et sexualité

— Bo et elli, anodins, sont attirés dans le conscient.


— Trafoï de même, mais masqué par le redoublement du f et la
permutation de o et i.
Les deux anecdotes, concernant les Turcs et le malade suicidé
traversent donc partiellement le filtre de la mémoire.
_— Par contre Signor est attiré dans l'inconscient par le lien de
similarité qu’il a avec Herr (Monsieur, Signor) dans le Her de Herzé-
govine. Herr, c’est aussi le Maître absolu, la Mort.
La plupart de ces associations sont de nature métaphorique, par
exemple les liens qui unissent Traffio et Trafoï, entre la zone du cons-
cient à celle de l’oubli ; Signor et Herr dans la zone de l'oubli. Il y a
même une certaine similarité entre Bo de Botticelli et Bo de Bosnie.
Freud ajoute même qu’il y a un rapport de sens entre Botticelli et les
44 COMPRENDRE LACAN
thèmes de la sexualité et de la mort puisqu’à Orvieto le peintre a pré-
cisément, dans ses fresques, traité de ces deux thèmes.

b) La métonymie

Ici Lacan paraît s’en tenir à l’acception traditionnelle précisée


par Jakobson : une substitution de signifiants ayant entre eux des rap-
ports de contiguïté ; par exemple : boire un verre (contenant) pour
dire boire de l’eau (contenu). Il propose la formule symbolique sui-
vante 16 :
f (S..S) S = S (—) s.
Ce qui peut s'expliquer aussi : par fonction (f), la métonymie pose un
signifiant (S’), mettons verre, qui est en rapport de contiguité (les
pointillés : …) avec le signifiant antérieur (S) mettons eau, qu’il rem-
place. Cette opération renvoie à un rapport entre Signifiant métony-
S
mique et signifié qui serait —, mais où la barre entre S et s ne peut
s
pas être franchie (d’où le signe —).
En nous tenant à la conception traditionnelle de métonymie
(encore qu’il vaille mieux dire : synecdoque), « si la signification sur-
git de cette expression, c’est en raison de la connexion de pensée entre
les deux signifiants en jeu (..). La métonymie est toujours un non-
sens apparent (on ne boit pas un verre) de telle sorte qu’il faille effec-
tuer dans l’esprit les connexions indispensables à la compréhension de
l'expression métonymique » 17.
Qu'en est-il en psychanalyse ? A peu près ceci, selon une ver-
sion simplifiée du discours de Lacan : le besoin ou manque à être
dans son rapport avec l’objet (qui lui fait défaut) s’inscrit dans le
signifiant mais dans un signifiant partiel, donc métonymique (la partie
pour le tout). Il est investi par le désir qui s'efforce de colmater le
manque en renvoyant à un signifiant associé, complémentaire. Ainsi
Lacan rend compte de l’indestructibilité du désir qui procède frénéti-
quement par d’incessants renvois d’un objet à l’autre, d’un signifiant
à l’autre : « Les énigmes que propose le désir. à toute philosophie
naturelle, sa frénésie mimant le gouffre à l'infini, la collusion intime

16. Ecrits, p. 515.


17. A. Rifflet-Lemaire, op. cit. p. 320.
DISCOURS DE LACAN 45

où il enveloppe le plaisir de savoir et celui de dominer avec la jouis-


sance, ne tiennent à nul autre dérèglement de l’instinct qu’à sa prise
dans les rails — éternellement tendus vers le désir d’autre chose — de
la métonymie » 18, Dans ce texte, nous avons perçu la ligne métony-
mique : savoir + dominer — jouissance.
A Rüfflet-Lemaire 19 rapporte à cette analyse métonymique le
rêve de Freud désirant être un découvreur. La veille, un ami, Kônigs-
tein, lui avait reproché de trop s’abandonner à ses fantaisies. Le rêve
est une réponse à cet ami : — Etre découvreur se trouve déjà. en rela-
tion avec la passion de Freud pour les livres. — Cette passion serait
née d’une scène où il se voit âgé de cinq ans, déchirant avec un plaisir
intense, feuille à feuille, un livre d’images colorié. — Ce souvenir ren-
voie par association métonymique, par connexion d'idées, à un autre
souvenir plus tardif : le nettoyage d’un herbier truffé de petits vers
(Bücherwurm). — Ici se produit une bifurcation du sens : le mot alle-
mand de « Bücherwurm » désigne à la fois le ver du livre et le rat de
bibliothèque. Freud, dans sa passion des livres, se comporte donc à
leur endroit comme un ver qui les dévore.
Le souvenir de l’herbier renvoie à son tour, par liaison métony-
mique, à un rêve d’insecte (wwrm). — Seconde bifurcation : le mot
wurm est à double sens : il désigne l’insecte, et, dans les représenta-
tions de la psychanalyse, il symbolise l’enfant-phallus. Il nous mène
au désir profondément inconscient : dévorer sa mère comme on dévore
un livre. Du reste l’association de la mère au livre prend appui dans
un événement particulier chez Freud. Son père lui avait donné un
jour ce à quoi il tenait le plus : la Bible. Dans l’inconscient de Freud
ce geste a été interprété comme un legs de sa mère accompli par le
père au bénéfice de l'enfant. Ainsi, de signifiant en signifiant, par des
liens métonymiques, par une « concaténation » signifiante, nous en
arrivons au manque à être, au besoin premier : fusionner avec la mère.
L'objet (le complément maternel) étant perdu, le besoin relayé par le
désir tend à la satisfaction à travers une chaîne de substituts.

%
**

Dans l'exemple ci-dessus rapporté, comme dans celui concernant

18. Ecrits, p. 518.


19. Op. cit. p. 322.
46 COMPRENDRE LACAN

l'oubli du nom de Signorelli, nous avons pu percevoir des interféren-


ces entre métaphore et métonymie. Les liens associatifs peuvent par-
fois paraître aussi bien d’ordre métaphorique (similarité) que métony-
miques (contiguïté). Lacan donne par moments l’impression de passer
d’un type à l’autre.
Pour y voir clair, A. Riffet, partant d’une allusion de Lacan,
opère les équivalences qui suivent 20, Lacan assimilerait :
I. 1. Métaphore II. 1. Métonymie
2. Substitution 2. Combinaison
3. Synchronie 3. Diachronie
4. Condensation 4. Déplacement.
Elle illustre la condensation métaphorique par le mot d'esprit
d’un personnage de Heine, cité par Lacan, personnage qui se vante
de ses relations avec le richissime baron de Rotschild : « Docteur,
aussi vrai que Dieu m’accorde ses faveurs, j'étais assis à côté de Salo-
mon Rotschild et il me traitait d’égal à égal, de façon toute famillion-
naire ». Familionnaire — Famil (ière) + (mill)ionnaire 21.
Quant au déplacement métonymique, A. Rifflet-Lemaire apporte
entre plusieurs exemples celui d’un autre mot d'esprit : « Le poète
Heine (..) converse avec un certain Soulié, dans un salon parisien.
Survient encore un homme fort riche, autour duquel s’affairent les
personnes présentes.
« Voyez, dit Soulié, le XIX: siècle adore le veau d’or ».
« Oh, celui-là, répond Heine, doit en avoir passé l’âge! » 22.
Le déplacement du thème de la richesse sur celui de l’âge part
du double sens de veau : « veau d’or de» la richesse, mais aussi
« veau » impliquant jeunesse (à l'opposé de « bœuf »).
Ces ingénieux rapprochements étayés par divers exemples sugges-
tifs, puisés tour à tour chez Freud et Lacan, montrent d’une part que
Freud avait pressenti à propos de l'interprétation des rêves les deux
grands axes du langage : l’axe des condensations-substitutions (méta-
phore) et l’axe des déplacements-combinaisons (métonymie) ; et d’au-
tre part que Lacan entend donner réplique, en psychanalyse, ‘au grand
projet de Jakobson de décrire la poétique selon ces deux figures fon-

20. Op. cit. p. 333.


. 21. En rhétorique, on parlerait plutôt d’une figure au niveau phonolo-
gique (celui des sons) : le mot-valise.
22. On. cit. p. 336.
DISCOURS DE LACAN 47

damentales. Nous reviendrons en un chapitre ultérieur (VI : Lacan et


la linguistique) sur un problème resté partiellement en suspens : Lacan
semble être allé au devant des analyses actuelles de la métaphore mais
paraît se contenter d’une acception plus traditionnelle — et plus floue
— de la métonymie.
Au demeurant, l’analyste abordant le langage de l’inconscient se
garde bien d’y poursuivre une sorte de syntaxe grammaticale ou de
logique discursive. Fidèle à l'intuition de Freud pour qui les lois du
rêve sont équivalentes de celles de la poésie, Lacan à travers les figu-
res fondamentales de la métaphore et de la métonymie s’est efforcé
d'interpréter la rhétorique, ou mieux : la poétique de l'inconscient.

S. LACAN ET LA PSYCHANALYSE

Nous amorçons dans ce chapitre un virage : nous continuerons


bien à retracer ou plutôt à traduire le discours de Lacan, sur la psy-
chanalyse par exemple. Mais nous développerons sur quelques notions
typiques des confrontations plus systématiques entre Lacan et ses
devanciers en psychanalyse. Ce sera donc aussi un discours sur La-
can.
« Le sens d’un retour à Freud, c’est un retour au sens de Freud.
Et le sens de ce qu’a dit Freud peut être communiqué à quiconque
parce que même adressé à tous, chacun y sera intéressé : un mot suf-
fira pour le faire sentir, la découverte de Freud met en question la
vérité et il n’est personne qui ne soit personnellement concerné par la
vérité 1. « La découverte de Freud » consiste à bouleverser l’adage de
Descartes : je pense donc je suis. La révolution de Freud contraint à
dire : « Je pense où je ne suis pas, donc je suis où je ne pense pas » 2.
Le retour à Freud — dans le sens de « retour aux sources » —
est nettement proclamé, programmé. Celui qui parle de retour récuse
les voies habituellement pratiquées jusqu’à lui. Sur les déviations, sur
ce que nous pourrions appeler par un jeu étymologique à la manière
de notre auteur : les extra-vagances des écoles psychanalytiques depuis
Freud, Lacan se fait particulièrement cinglant : « Je crois donc qu'ici
Freud a obtenu ce qu’il a voulu : une conservation purement formelle
de son message, manifeste dans l'esprit d’autorité révérentielle où

1. Ecrits, p. 405.
2. Ecrits, p. 517.
48 COMPRENDRE LACAN

s’accomplissent ses altérations les plus manifestes. Il n’est pas en


effet une bourde proférée dans l’insipide fatras qu'est la littérature
analytique qui ne prenne soin de s'appuyer d’une référence au texte
de Freud, de sorte qu’en bien des cas, si l’auteur n’était, en outre, un
affilié de l'institution, on n’y trouverait pas d’autre marque de la qua-
lification analytique de son travail » 3. L’après-freudisme est donc,
aux dires de Lacan, un vaste no-man’s land.
Lacan connaît assez la Bible et plus encore l’œuvre de Hegel pour
savoir que l'esprit peut mourir sous une lettre qui se perpétue. Il n’a
que trop vu le jeu des ôrthodoxies, hérésies et excommunications dans
les chapelles psychanalytiques pour ne pas éprouver quelque conni-
vence avec l’idée de réformation. S’il qualifie de « copernicienne » la
révolution de Freud, il serait un Galilée, moins timoré, qui aurait pris
de court son église officielle en rompant délibérément avec l’Associa-
tion Internationale de Psychanalyse. Toute son œuvre est tendue par le
désir de nous ramener à Freud, de nous rappeler ses découvertes déci-
sives, de sous contraindre à le lire et relire par delà toutes les interpré-
tations accumulées et toutes les traditons d’orthodoxie. Il va préconi-
ser une orthodoxie plus stricte, plus fidèle à l’esprit freudien, là même
où il encourt des reproches d’hérésie de la part de ceux qui perpé-
tuent institutionnellement le message et l’enseignement freudiens.
Cette entreprise lui attire non seulement les adhésions ardentes
d’élèves et de disciples qui peuvent donner l'impression de former cha-
pelle, mais de tenaces inimitiés qui s’intensifient à la vue même du suc-
cès des cours et des écrits de Lacan. Parmi les critiques vient en tête
Didier Anzieu 4, professeur de psychologie à la faculté des Sciences
et Lettres de Nanterre. A ses yeux, l’orthodoxie de Lacan n’est qu’un
mythe : son discours s’écarte au maximum des analyses et de la pra-
tique freudiennes. Le stade du miroir tient.plus de l'illusion fantasma-
gorique que de l’observation scientifique. Les séminaires manquent
de sérieux, ne fut-ce que par leur promesse d’une vérité ultime ren-
voyée à toujours plus tard. Un chercheur qui aurait pu se situer parmi
les grands découvreurs fait naufrage et cette issue inspire une mélan-
colie muette. D’autres critiques, tels que F. Pasche 5 s’en prennent
plutôt aux idées de Lacan réfractées par les « disciples » : S. Leclaire
8. Ecrits, p. 458.
4. « Débat : contre Lacan », « La quinzaine littéraire », janvier 1967.
5. « Quelques
DR péripéties
périp d’ un retour
t à Freud», dans |”« « Inconscient
s »,
DISCOURS DE LACAN 49

et J. Laplanche. Symptomatique est enfin le fait que l’un des plus


récents traités de psychanalyse clinique 6 ne mentionne même pas le
nom de Lacan. Une sorte de vraisemblable finit par s'établir à un
niveau d'opinion professionnelle : Lacan serait un théoricien brillant
et paradoxal mais un analyste peu utilisable en clinique.
Que les « disciples » désignés comme tels par les critiques se don-
nent une marge de variations et que J. Lacan entame avec eux un
débat serré, on en aura pour preuves l’article de J. Laplanche et de
S. Leclaire : «L’Inconscient, une étude psychanalytique» ; et la réponse
de Lacan : « Discussion de l'article de S. Leclaire et J. Laplanche :
l'inconscient, une étude psychanalytique 1. »
Le débat entre Lacan et ses disciples peut être centré sur les
rapports entre inconscient et langage : selon J. Laplanche et S. Le-
claire l'inconscient est la conditon du langage, il en détient le secret,
tandis que pour Lacan le langage est condition de l'inconscient, un
inconscient qu’il crée et provoque. Car le langage conditionne et cons-
titue l'inconscient, en surimposant des lois et des règles qui main-
tiennent l’inconscient comme domaine séparé. Les barres séparatrices
se situent à plusieurs niveaux :
— au niveau du langage conscient, le signifiant est séparé du signi-
fié ;
— entre le conscient et l'inconscient : les qualificatifs que l’on se
donne consciemment (le je désignatif), sont séparés de ceux que l’on
a inconsciemment (le je désigné) ;
— à l’intérieur de l'inconscient : les signifiants élémentaires sont
séparés de l’imaginaire du sujet :
— À. Rifflet-Lemaire 8 ajoute même une quatrième barre sépara-
trice entre le sujet captif dans l’imaginaire et le sujet physiologique.
Toutes ces barres séparatrices forment la clôture de l'inconscient
et constituent à l’intérieur de celui-ci des enceintes toujours plus clô-
turantes.
Nous pouvons mesurer le chemin parcouru depuis Freud. Rap-
pelons, de façon très schématique, que Freud décrit la constitution de
l'appareil mental tour à tour en termes de répartition topographique

6. Ignazio Majore, « Principes de psychanalyse clinique» (traduit de


l'italien), Toulouse, Privat, 1970.
7. À la suite du Vie Colloque de Bonneval, textes nnbliés dans |’ « In-
conscient », Desclée de Brower, 1966.
8. Op. cit. p. 208.
50 COMPRENDRE LACAN

et en termes de configuration de fonctions (pour ces derniers, on peut


prendre — sans trop la forcer — l’analogie de la configuration des
« rôles », des personnages dans un récit).
Termes topographiques : l’inconscient (refoulé), le préconscient,
le conscient 9.
Configuration des fonctions : Ça (relations instinctuelles) ; moi
(image que le sujet se forme de lui-même) ;‘sur-moi (l’ordre de la loi,
de l’idéal en tant qu’il est implanté dans l’inconscient 10.)

CONSCIENT

PRE-CONSCIENT

ù nn = —

INCONSCIENT

<<
C3:
Cette répartition et cette configuration peuvent être dites structu-
relles ; c’est-à-dire déterminées par la position réciproque de ces lieux
et de ces fonctions. Tout s’est passé, semble-t-il, chez bon nombre de
psychanalistes comme si ces structures — supposées acquises et
for-
9. Leçons universitaires de 1915-1917, tradui
AE «Introduction à la psychhnalyses ESSER i
0. «Le ue RD
moi et le Ça» (1923). Dans la traducti f
kelevich, le titre i -
est devenu : «Esais de paychanalyses. "Eau ji ide
DISCOURS DE LACAN 51

mellement respectées, sinon chosifiées — n’avaient plus guère prêté


à investigation, tandis que les recherches s’exerçaient davantage du
côté du dynamisme et des distributions d'énergies, en tout cet appa-
reil psychique. Lacan et ses disciples, jusque dans leurs affrontements,
donnent l'impression de revenir par priorité aux descriptions structu-
relles de l’appareil et d’y tracer des cartes, ou d’y repérer des coupes,
plus précises que celles de Freud, tout en respectant, bien entendu, les
grands tracés de ce dernier. Ils l’ont fait en les considérant comme
des relations analogues à celles des niveaux du langage et non des
choses stratifiées dans le psychisme.

*
ke X

Les critiques formulées par Lacan à l’endroit de la plupart de


ceux qui se réclament de Freud et prétendent transmettre son ensei-
gnement pourraient se ramener à celle-ci : l'oubli de la dimension du
langage soit dans les analyses, soit dans la conduite de la cure. Ces
critiques partent en trois directions :
— le culturalisme et le néo-freudisme américains (Erich Fromm,
Karen Horney, Sullivan) qui font de la psychanalyse une simple tech-
nique d’adaptation au statu quo, sinon la recherche d’un modèle (pat-
tern) de comportement social ;
— la psychologie expérimentale qui incluerait la psychanalyse
comme une de ses branches (J. Masserman) aux côtés du behaviou-
risme américain ou des expériences de Pavolov. Voici, au sujet de ce
dernier, un bon specimen d'’ironie lacanienne : « Pensez donc, un
homme qui a reproduit la névrose ex-pé-ri-men-ta-le-ment chez un
chien ficelé sur une table et par quels moyens ingénieux : une sonne-
rie, le plat de viande qu’elle annonce et le plat de pommes qui arrive
à contre-temps, je vous en passe. Ce n’est pas lui, du moins lui-même
nous en assure, qui se laissera prendre aux « amples ruminations »,
car c’est ainsi qu’il s'exprime, que les philosophes ont consacrées au
problème du langage. Lui va vous le prendre à la gorge » 11;
— les analystes freudiens innovateurs : S. Ferenczi, trop tenté
par le biologisme ; E. Jones s’aventurant du côté de la phénoménologie
et du symbolisme, sinon du « mysticisme » ; Mélanie Klein dont l’œu-
vre est à la fois « systématique » et « trébuchante » ; K. Abraham dont

11. Ecrits, p. 273.


52 COMPRENDRE LACAN

la « relation d’objet » est trop marquée par la « dichotomie grossière »


du « génital » et du « prégénital », etc. Mais vis-à-vis de ces trois
derniers, Lacan dose ses réserves et ses références approbatrices.
Ces critiques du passé se doublent de souhaits quant à l’avenir :
— l'établissement et la publication de traductions plus sérieuses
et critiques des écrits de Freud, et cela pour son œuvre intégrale ;
— une nouvelle lecture des Cinq Psychanalyses et une étude plus
approfondie de la clinique freudienne ;
— l'introduction de concepts qui viennent préciser la théorie
de Freud. Nous avons vu par exemple celui de demande et nous ver-
rons bientôt celui de forclusion ;
— l'ouverture des recherches psychanalytiques vers les domai-
nes scientifiques les plus variés : mathématiques, algèbre, géométrie
dans l’espace, optique, et surtout rhétorique et linguistique. L’impor-
tance prise par cette dernière science, dans l’œuvre et la prospective
de Lacan, n’est plus à démontrer. Citons simplement cet amusant
hommage au linguiste Ferdinand de Saussure au moment où Lacan
se souvient qu'il existe également un dénrnmé Saussure en Psychana-
lyse : « Si vous voulez en savoir plus, lisez Saussure, et comme un clo-
cher peut cacher même le soleil, je précise qu’il ne s’agit pas de la
signature qu’on rencontre en psychanalyse, mais de Ferdinand qu’on
peut dire le fondateur de la linguistique moderne » 12.

*
**

Pour cerner de plus près la contribution spécifique de Lacan à


la pratique psychanalytique, nous allons prendre deux notions clini-
ques traditionnelles, celles de névrose et de psychose, et corrélative-
ment celles de refoulement et de forclusion.

a) La névrose et le refoulement :

Nous pouvons résumer les précédents chapitres en disant que


l'existence humaine implique une économie, un dosage de trois regis-
tres : le réel (ensemble des choses, des objets) ; — l’imaginaire ; — le
symbolique. La relation imaginaire, avons-nous vu, est une relation

12. Ecrits, p. 414.


DISCOURS DE LACAN S3

duelle d’identification (avec l’image, la mère, les choses). Par son


entrée dans l’ordre symbolique, le sujet acquiert un troisième registre
— registre de médiation — ; il peut nommer les choses, prendre de la
distance à leur endroit.
Le névrosé est bien passé à l’ordre symbolique, mais il a perdu
le sens des articulations entre signifiants ; il ne sait pas dissocier par
exemple les idées et les constructions imaginaires. Bref, il vit au niveau
imaginaire le registre symbolique. C’est le cas de l’hystérique qui souf-
fre de ne pas avoir eu assez d'amour et s’efforce à devenir un être idéal
pour se conformer à ce qu’il pressent du désir de sa mère. Il est par là
voué à une insatisfaction continuelle. C’est, en sens contraire, l’obses-
sionnel qui s’est senti trop aimé par la mère et se sent irrémédiable-
ment coupable quant à toutes tentatives pour échapper à la domination
maternelle. Constructions idéales de l’hystérique et ruminations cou-
pables de l’obsessionnel se déroulent bien dans l’ordre symbolique
mais en vertu des lois de l’imaginaire. Dans l’un et l’autre cas, comme
dans tous les cas de névrose, le sens de l’universel — qui est une des
formes les plus élaborées du symbolisme — fait plus ou moins dé-
faut : les patients ont des codes personnels fort différents.
Ici prend place la notion de refoulement. Le refoulement est
« l’interdiction faite à un certain contenu de paraître à la conscience.
Cette interdiction ne le détruit pas, de sorte que si son investissement
est trop fort ou les forces instinctives trop faibles, il se manifestera
sous un camouflage qui constitue le symptôme » 13. Le névrosé fait
entrer dans le circuit du discours des expériences réelles, il les a donc
structurées. Puis il les a rejetées, refoulées dans l'inconscient où elles
gardent leur structuration. « La guérison s'opère par la restitution des
chaînes associatives qui soutiennent les symboles jusqu’à l’accès à la
vérité de l'inconscient >» 14° Il s’agit de révéler au névrosé toutes les
associations (métaphores et métonymies) et toutes les transformations
— ou plutôt déformations — qui se sont produites dans son incons-
cient depuis le signifiant premier.

b) La psychose et la forclusion :

« Si nous imaginons l’expérience comme un tissu, c’est-à-dire au

13. Cité par A. Rifflet-Lemaire, op. cit. p. 370.


14. Ibid. p. 365.
54 COMPRENDRE LACAN

pied de la lettre commune une pièce d’étoffe constituée de fils entre-


croisés, nous pourrions dire que le refoulement y serait figuré par
quelque accroc ou déchirure, même important, toujours passible
d’être reprisé ou stoppé, alors que la forclusion y serait figurée par
quelque béance due au tissage lui-même, bref un frou originel qui ne
serait susceptible de retrouver sa propre substance puisqu'elle n'aurait
jamais été autre chose que substance de trou et qu’il ne pourrait être
comblé toujours imparfaitement que par une « pièce » pour repréndre
le terme freudien » 15.
Chez Lacan et ses disciples ce terme de « forclusion » est pro-
posé pour traduire celui freudien de Vewerfung, habituellement tra-
duit par « rejet ». Le souci proclamé d’une lecture exacte de Freud se
joint ici à celui d’éclairer l’un des problèmes les plus difficiles de la
clinique psychanalytique, celui des psychoses.
Tandis que le refoulé-névrosé a acquis l’usage du symbolisme et
a occulté, repoussé dans l'inconscient des expériences — déjà —
structurées, le psychotique-forclos rejette purement et simplement, il
raye ce qu’il a vécu. Un élément vécu mais forclos ne pourra jamais
réapparaître. Cela tient à ce que le psychotique n’a jamais eu réelle-
ment accès à la distinction du signifiant et du signifié. « La forclusion
est antérieure à toute possibilité de refoulement car le refoulement,
pour avoir lieu, exige une reconnaissance quelconque préalable de
l'élément à refouler » 16.
S. Leclaire 17 imagine le savoureux exemple qui suit : — Deux
compagnons ivres-morts ont été molestés et ramenés à domicile par
des agents de ville que l’argot populaire surnomme « hirondelles ».
Le lendemain aucun d’eux ne se souvient de cet évènement et tous deux
s’étonnent des contusions subies. L'événement est donc radicalement
exclu de leur mémoire. Mais, quelques mois plus tard, l’un des deux
est en proie à un délire où il se sent assailli par de nombreux oiseaux,
surtout des hirondelles, et cela dès qu’il sort dans la rue. Un événe-
ment forclus, rayé de la mémoire, qui va néanmoins réapparaître sous
forme de délire : voilà qui illustre l'implication de la psychose et de la
forclusion.

15. S. Leclaire « A propos de l’épisode psychotique que présenta « l’hom-


me aux loups», dans « La Psychanalyse », P.U.F., 1959, t. IV. p:-97.
16. A. Rifflet-Lemaire, op. cit. p. 372.
17. Op. cit. pp. 97 et suiv.
DISCOURS DE LACAN 55

Le psychotique est incapable d’user correctement du langage.


S
L’usage du signe linguistique : — a subi une altération radicale.
s
Dans le cas du schizophrène, tout signifiant, tout symbole, peut
de mille manières ramener au même signifié, ce qui peut être schéma-
tisé ainsi :
S

STATS
D
Dans le cas du délirant, au contraire, un seul signifiant peut dési-
gner n'importe quel signifié. Le malade peut voir par exemple le
« persécuteur » partout. Cela peut être schématisé ainsi :

S
TL S S

Dans la formation des psychoses, le rôle de la mère est décisif.


Si celle-ci traite son enfant comme le complément de son manque,
comme le phallus, elle correspond trop bien au désir de l’enfant d’être
son tout, elle le maintient en état de fusion indistincte avec elle et
l'empêche de disposer de son individualité. La première grande étape
de la croissance sera donc la découverte du père. Cette révélation
(qui devrait être l’œuvre de la mère).va placer l’enfant dans une con-
figuration familiale ternaire et donc lui permettre de disposer de son
individualité. « C’est dans un accident du registre symbolique et de ce
qui s’y accomplit, à savoir la forclusion du Nom du père à la place
de l’Autre et dans l’échec de la métaphore paternelle que nous dési-
gnons le défaut qui donne sa condition essentielle » 18. Et Lacan de
citer quelques pages. plus loin de possibles exemples : « Que cette
situation se présente pour la femme qui vient d’enfanter en la personne
de son époux, pour la pénitente, en la personne de son confesseur,
pour la jeune fille amoureuse en la rencontre du pèredu jeune homme,
on la trouvera toujours à l’orée de la psychose » 19.
Freud avait abordé le problème des psychoses avec appréhension

18. J. Lacan, Ecrits, p. 575.


19. Ecrits, p. 571.
56 COMPRENDRE LACAN

et un certain scepticisme mais il avait entrevu les notions qui permet-


taient de l’éclairer. Lacan et ses disciples, relisant attentivement les
textes de Freud, ont réussi une remarquable théorisation dans l’ana-
lyse des psychoses. L’avenir nous dira ce qu’il en adviendra en clini-
que de ce retour à l’esprit — mais aussi à la lettre — de Freud.

6. LACAN ET LA £INGUISTIQUE

Le précédent chapitre sur les conceptions lacaniennes de la psy-


chanalyse nous a constamment renvoyé à des notions de linguistique.
Et nous avons vu en cours de route Lacan professer ouvertement sa
dette à l’égard de F. de Saussure et de R. Jakobson qui lui ont permis
de relire Freud. Il importe donc d'examiner l’usage qu’a fait notre
auteur des catégories issues de la linguistique moderne, structurale.

a) Le signifiant et le signifié :

Selon F. de Saussure, dont l’enseignement est devenu classique,


tout signe linguistique se décompose en une face perceptible, audi-
ble. : le signifiant ; et une face invisible, « conceptuelle » : le signi-
fié. Signifiant et signifié découpent simultanément le sens (comme une
feuille de papier peut être découpée en morceaux, le signifiant étant
le recto et le signifié le verso). Un point d'incertitude demeurait sur
la notion d’arbitraire du langage, c’est-à-dire de son caractère conven-
tionnel, contractuel. E. Benveniste 1 a fourni là-dessus les précisions,
sinon les rectifications nécessaires : l’arbitraire n’est pas entre le
signifiant et le signifié, mais entre tous deux nécessairement liés et la
réalité du monde.
Or, tout au long des Ecrits de Lacan, le signifiant semble évoluer
séparément du signifié et cela à l’insu du sujet. « Par exemple, si un
évènement copulatoire s'effectue en présence d’un enfant sans que ce
dernier ait la maturité biologique suffisante pour le pourvoir de sa
signification exacte, il va s’inscrire dans l’inconscient mais dépourvu de
signification; il va s’inscrire en lettres, en signifiant purs» 2. Les
signifiants sont pris dans un réseau de relations — d’écarts ou de dif-
férences — qui forme une chaîne articulée, tandis que les signifiés,

1. « Problèmes de linguistique générale», Gallimard, 1966, p. 53.


2. À. Rifflet-Lemaire, op. cit. p. 90.
DISCOURS DE LACAN 57

relevant de l’histoire personnelle du sujet, ne prennent leur cohérence


— leur structuration — que sous la détermination des signifiants.
Certes l’analyse linguistique a évolué depuis F. de Saussure grâce
à la description séparée de l’ordre des signifiants (sémiologie) et de
Vordre des singifiés (sémantique) et cette évolution paraît confirmer
les vues lacaniennes. Mais les semanticiens parviennent à décrire des
relations — des écarts ou différences, des combinaisons — au niveau
même du signifié et donc découvrir la structuration en partie auto-
nome de ce dernier. Ce faisant ils s’éloignent de Lacan, lequel n’envi-
sage de structuration véritable qu’au niveau des signifiants.
En réalité Lacan ne confère pas exactement à signifiant et signi-
fié le sens que leur attribuait F. de Saussure. Selon le pionnier de la
linguistique, il y avait plusieurs découpages, distincts entre eux, du
fait linguistique : Signifiant / et signifié, avons-nous vu. Langue / et
Parole, la première étant de l’ordre du Code, la seconde de l’ordre des
variations individuelles du sujet parlant, — Synchronie | et Diachronie,
la première étant une coupe a-temporelle dans le langage, la seconde
(entrevue) étant la série réglée des transformations dans le temps. —
Enfin Système des oppositions (ultérieurement appelées « paradig-
mes >) / et Syntaxe des combinaisons (ultérieurement les « syntag-
mes >»).
Pour comprendre le découpage lacanien, il faut imaginer une
double condensation faite d’équivalences : D’un côté signifiant équi-
vaudrait à langue et synchronie ; de l’autre signifié équivaudrait à
parole et diachronie. A la limite, le signifiant incluerait aussi le para-
digme, et le signifié, le syntagme 3. Nous pouvons schématiser en deux
colonnes les condensations opérées par Lacan :
Signifiant Signifié
Langue Parole
Synchronie Diachronie
Paradigme Syntagme
Ce cumul de catégories atteste pour le moins que la préoccupa-
tion de Lacan n’est pas de développer la science linguistique, mais
d'examiner le rendement dans l’analyse du sujet, des catégories élé-
mentaires de la linguistique. En surchargeant le signifiant des caté-

3. C’est ce qu’avance A. Rifflet-Lemaire, op. cit., p. 91. Mais ici mieux


vaut parler d’une limite plutôt que d’une assimilation courante de la part
de Lacan. ;
58 COMPRENDRE LACAN

gories présupposées fortes et stables de la linguistique (code ou chaîne


de la langue, synchronie, etc.) et en laissant au signifié les catégories
présupposées sinon plus faibles, du moins fluentes 4 (parole, synchro-
nie), il instaure la suprématie du signifiant et accentue la barre de
séparation entre signifiant et signifié. Du strict point de vue linguis-
tique, parler d’une suprématie du signifiant n’a pas grand sens ou plus
exactement n’a pas de valeur opératoire.
Il en va autrement du point de vue psychanalytique. A supposer
qu’au niveau du discours conscient les interlocuteurs puissent saisir
un certain signifié manifeste — le sens d’un mot par exemple — les
choses se passent différemment dès que l’on pénètre dans l'inconscient.
L’analyste saisit, reconstitue des chaînes de signifiants, par exemple —
le texte d’un rêve — mais il ne peut saisir le signifié, toujours glis-
sant, débordant. De régression en régression, il parvient au signifiant
premier (le phallus) mais non ou point d’ancrage de ce signifiant dans
l’imaginaire et moins encore le point d’ancrage dans le biologique.
S'il fallait employer un terme que Lacan ne ratifierait pas, ce serait
celui de l’insondable « mystère » du signifié. Le signifié demeure en-
deçà du texte. Il est « pré-texte >. Dans le flot du « pré-texte » (du
signifié), l’analyste, tel un pêcheur à la ligne, peut saisir un poisson
qui croche, mais sa ligne ne peut recueillir la nage du poisson et moins
encore l’eau de la rivière. Lacan trace le glissement du signifié en une
sorte d’ellipse qu’il nomme À — $ (il préfère barrer $ plutôt que
d'indiquer directement s). Il trace ensuite le parcours du signifiant
venant traverser, crocher l’ellipse du signifié ; parcours qu’il appelle
S —- S’ (de signifiant en signifiant) 5. Il nomme points de capiton les
points de rencontre de l’ellipse du signifié et du parcours du signifiant,
à l’image sans doute du fil qui croche le tissu et sa garniture dans le
capitonnage d’un fauteuil.
La « réalité » (point d’ancrage du signifié dans l'imaginaire ou
dans le besoin organique) est donc toujours renvoyée plus loin. Est-ce
à dire qu’à la limite le signifié s’identifie purement et simplement à
l’insaisissable réalité ? S’il en était ainsi, Lacan tournerait le dos à la
linguistique après avoir fait un bout de chemin avec elle, car la lin-
guistique pose par méthode un écart entre le signe (non seulement le
signifiant, mais aussi le signifié) d’un côté, et la réalité du monde —

4. En l’état de la linguistique de Saussure, s’entend.


5. Ecrits, p. 805
DISCOURS DE LACAN 59

S’

£ A
ou référend — de l’autre. A bien examiner la démarche de Lacan,
psychanalyste, le signifié fuit toujours parce qu’il se répand, qu’il nage
dans une réalité organique ou imaginaire insaisissable, mais il ne
s’'identifie pas avec elle. La différence entre Lacan et le linguiste ne
tient donc pas à une confusion que le premier établirait entre signifié.
et réalité. Elle provient de ce que l’un et l’autre travaillent sur un
donné différent : le linguiste opère sur des signifiés culturels, sociale-
ment institutionnalisés, structurés; l’idée d’une fuite, d’un glissement
du signifié n’est pas pertinente à son propos. Il en va autrement du
psychanalyste qui poursuit dans les profondeurs de l'inconscient un
signifié livré à d’incessantes variations individuelles.
E. Benveniste parlant de Freud et accessoirement de Lacan a
mis en relief la différence entre les deux pertinences : celle de la lin-
guistique et celle de la psychanalyse : « Infra-linguistique elle » (à
savoir la symbolique de Freud) « a sa source dans une région plus
profonde que celle où l’éducation installe le mécanisme linguistique.
‘Elle utilise des signes qui ne se décomposent pas et qui comportent
de nombreuses variantes individuelles (...). Elle est supra-linguistique
du fait qu’elle utilise des signes extrêmement condensés, qui dans le
langage organisé correspondraient plutôt à de grandes unités du dis-
cours qu’à des unités minimales » 6. Et Paul Ricœur de renchérir :
« On dirait que le rêve procède d’un court-circuit du supra et de l’infra-

6. Op. cit. p. 86.


60 COMPRENDRE LACAN

linguistique. Ce brouillage du supra et de l’infra-linguistique est peut-


être le fait le plus saisissant de l’inconscient freudien » 7.
Aussi Benveniste propose à la psychanalyse de chercher plutôt
ses modèles du côté de la poétique : « Ce que Freud a demandé en
vain au langage (..) il aurait pu en quelque mesure le demander au
mythe ou à la poésie. Certaines formes de poésie peuvent s’apparen-
ter au rêve et suggérer le même mode de structuration, introduire dans
les formes normales du langage ce suspens de sens que le rêve projette
dans nos activités. Mais alors c’est paradoxalement dans le surréa-
lisme poétique que Freud, au dire de Breton, ne comprenait pas
qu'il aurait pu trouver quelque chose de ce qu’il cherchait à tort dans
le langage organisé » 8.
Voilà qui nous éclaire. Une linguistique stricto sensu, travaillant
sur de petites unités de langage (phonèmes ou monèmes, lettres ou
mots) et trouvant là les structures d’un langage organisé, passe la
main à d’autres disciplines de recherche dès que la segmentation
porte sur de plus grandes unités : déjà pour un E. Benveniste la
phrase est un fait de parole plus que de langue. Mais alors les métho-
des et techniques de certaines analyses structurales sont dans une
situation comparable à celle de la psychanalyse de Lacan, vis-à-vis
du modèle linguistique strict. C’est le cas de l’anthropologie structu-
rale de C. Lévi-Strauss qui travaille sur de grosses unités mythiques
(les mythèmes), d’une analyse des récits ou du cinéma qui travaille
sur des séquences dont la « taille » dépasse la phrase. Nous sommes
si lon veut dans un domaine trans-linguistique. C’est surtout le cas
de la rhétorique % qui travaille sur les figures de style et de discours.
L'entreprise lacanienne s’avère plus proche d’une linguistique au sens
large et plus spécialement de la rhétorique, d’autant que, nous l’avons
vu, métaphore et métonymie tiennent une place centrale dans les
descriptions de Lacan. Ce n’est pas tout : la rhétorique opère tantôt
sur des grosses unités d’argumentations (par exemple une allégorie),
tantôt sur de petites unités phonologiques et même plus petites que
les phonèmes (par exemple rouler le r dans une rhétorique théâtrale).
On pourrait ici également parler de « supra » et d’ «infra » linguis-

7. « De l'interprétation, essai sur Freud » ; Seuil, 1965, pp. 393-394.


8. Op. cit. p. 88.
9. Dont la poétique, qui travaille sur les signes culturels de la « poé-
sie », est une branche.
DISCOURS DE LACAN 61

tique. Pour clore cette discussion, constatons que Lacan, à l'instar


d’autres chercheurs dans les sciences de la signification, s’est libre-
ment inspiré du modèle linguistique pour l’étirer dans le domaine de
l'inconscient.

b) Métaphore et Métonymie :

Le problème rebondit du côté rhétorique, avec l'emploi chez


Lacan, à la suite de R. Jakobson, des catégories de métaphore et de
métonymie. Nous avons déjà vu Lacan proposer une conception de
la métaphore proche de celles en cours dans les travaux actuels de
rhétorique. Et surtout nous l’avons vu faire passer l’ancien signifié,
sous la barre du signifiant métaphorique présent. Ce faisant, il reste
bien dans sa ligne d’analyste qui poursuit dans l'inconscient les agen-
cements superposés de signifiants, mais il pourrait bien ouvrir des
perspectives pour la rhétorique elle-même.
Par contre nous avons laissé en suspens un problème : nommant
métonymie ce que les chercheurs nomment présentement synecdoque,
il paraît avoir repris à son compte une conception traditionnelle et
trop extensive de la métonymie. Passons sur les questions, somme
toute secondaires, de dénomination. Selon les chercheurs actuels en
rhétorique, la différence entre métaphore et métonymie tient à la
‘position du terme intermédiaire : « Dans la métaphore le terme inter-
médiaire est englobé alors que dans la métonymie il est englo-
bant » 10. Par exemple dans la métaphore pascalienne : homme =
« roseau pensant », le terme intermédiaire serait celui de fragilité,
valable pour l’homme comme pour le roseau :
Pour comprendre cette position différente du terme intermédiaire
il faut faire intervenir-deux catégories d’analyse structurale que nous
n'avons pas encore utilisées : la dénotation ou langage pratique
courant ; la connotation ou langage second, « mythique » 11. Par
exemple l'énoncé : « Poste Marconi» renvoie par dénotation aux
caractéristiques techniques de tel poste de radio, et par connotation,
à des signifiés idéologiques, tels que : italianité, musicalité. La méta-
phore fait intervenir de petites unités de signification qui sont déno-
tées c'est-à-dire :inclues dans la significaton du terme de départ
10, « Rkhétorique générale », p. 118.
11. On se reportera à notre précédent ouvrage : « Comprendre le struc-
turalisme », pp. 29 à 32. é
62 COMPRENDRE LACAN

Et pour la métonymie :

champagne

province

et du terme d’arrivée (fragilité dans homme et dans roseau).


La métonymie fait intervenir des unités — le plus souvent conven-
tionnelles — de connotation idéologique. Il y a métonymie dans la
mesure où l'idéologie courante a suffisamment élargi la portée d’un
terme pour conférer à celui-ci des capacités englobantes : la
couronne, la robe, l’épée, la Citroën, l'Elysée, Matignon, le quai
d'Orsay, etc. Gardons si l’on veut l’idée de contiguité entre les
termes de départ et ceux d’arrivée mais constatons que la connotation
idéologique vient « gonfler » le rôle du terme intermédiaire.
Pour en revenir à Lacan on oserait émettre une hypothèse.
Puisque, du côté de la métaphore, le psychanalyste ouvre d’intéres-
santes perspectives à la linguistique-rhétorique, peut-être en retour,
du côté de la métonymie, cette dernière science pourrait offrir
quelques suggestions à la psychanalyse lacanienne. Qu'il y ait fran-
chissement de la barre entre signifiant et signifié dans le cas de la
métaphore prouve que de ce côté le signifié perce moyennant la simi-
larité entre le terme métaphorique et le terme substitué. Lacan par
contre parle d’impossibilité de franchir la barre du côté de la méto-
nymie et cela se comprend dans son système puisque la métonymie
est combinatoire, qu’elle opère par engrenage de signes contigüs :
la chaîne casserait si entre deux maillons le signifié venait à s’inter-
caler. A la limite cette affirmation est redondante, elle ne fait que
prolonger la ligne de démarcation entre signifiant et signifié. Suppo-
sons que nous adoptions le terme métonymie selon son actuelle
DISCOURS DE LACAN 63

acception : par exemple Citroën pour désigner un type d’automobile,


« Citroën » englobant à la fois le producteur et le produit, et cela à
la faveur de connotations idéologiques, d’usages sociaux, consacrant
un nom. Que donnerait cette acception moderne de la métonymie
pour décrire certaines formations de l'inconscient. Il n’y a plus tout
à fait superposition comme dans la métaphore et il y a davantage
que la contiguité (selon l’ancienne acception de la métonymie). En
d’autres termes, cette nouvelle acception dit plus que chaîne de signi-
fiants, elle suggère débordement et position englobante, du fait des
connotations idéologiques. Elle suggère des franchissements apparents
de la barre, des pseudo-franchissements du signifié inconscient. Cela
n’est pas incompatible avec l'emploi que Lacan faisait de l’ancienne
acception pour parler de non-franchissement de la barre. Mais cela
offre sans doute matière à un redoublement d’analyse : le pseudo-
franchissement... On voudrait seulement suggérer ici que les caté-
gories lacaniennes pourraient être revues et explicitées à la faveur
des études rhétoriques présentes. Parlant des analyses freudiennes des
résistances du sujet au discours, Lacan énumère quelques figures de
rhétorique pour conclure : « Peut-on n’y voir qu’une simple manière
de dire quand ce sont ces figures qui sont en acte dans la rhétorique
du discours effectivement prononcé par l’analysé ? » 12.

c) L'énonciation et l'énoncé :

Nous avons évoqué (en chapitre HI : Du désir à la demande),


les notions de Feñte et de Refente du sujet. La Fente est la division
entre le sujet individuel et l’ordre du langage, un ordre qui la domine.
La Refente est la pétrification du sujet qui s’octroie ou accepte un rôle,
un personnage second, au sein de la société, du langage social. La
Fente est au point de départ, la Refente prolonge et systématise la
coupure initiale. Pour l’une et l’autre (que Freud dit en un seul
terme : Spaltung), Lacan emploie les catégories linguistiques d’énon-
ciation et d’énoncé : « Elle s’opère de toute intervention du signifiant
entre le sujet de l’énonciation et le sujet de l'énoncé » 13. L’énoncé
apparaît au niveau du discours ; l’énonciation demeure cachée ou se
porte.ailleurs que dans le : «je», pronom personnel. « La voie se

12: Ecrits, p. 521.


13. Ecrits, p. 770.
64 COMPRENDRE LACAN

trouve ouverte aux leurres et tromperies du discours. Ainsi l'énoncé


ne sera-t-il jamais à prendre comme tel, mais comme énigme, rébus
où le sujet s’occulte » 14, Et Lacan, comme exemple de « je » trom-
peur de l’énoncé prend pour cible favorite le «je pense» de Des-
cartes 15 ; ici notre auteur côtoie — sans le chercher, loin de là ! —
les critiques de Jaspers 16 pour qui le «je» cartésien manquait de
poids et de sérieux existentiels.
Ces deux catégories : énonciation/énoncé, proviennent des étu-
des linguistiques de R. Jakobson. Ce dernier les emploie notamment
dans l’étude des pronoms et celle des verbes. Les pronoms appar-
tiennentà la classe de ces unités grammaticales qui ont des fonctions
d’embrayeurs — ou shifters — du message. Leur fonction est double:
à la fois conventionnelle et « existentielle ». Ils appartiennent au code
de la langue et ont, de ce fait, une signification générale : je = desti-
nateur ; tu — destinataire. Mais ils renvoient obligatoirement à un
message particulier (sauf exception, mettons dramaturgique, il est
difficilement acceptable de suspendre en l’air je. ou tu). A cause
de leur dualité de fonctions, les embrayeurs et en particulier les
pronoms personnels «comptent parmi les acquisitions les plus
tardives du langage enfantin et parmi les premières pertes de
l’aphasie » 17, Les pronoms personnels du fait de leur statut complexe
(à la fois conventionnel et « existentiel ») sont à la charnière entre le
message communiqué et l’acte de la communication.
Appelons : Enoncé : le message désigné par la communication ;
Enonciation : l’acte même de celui qui communique.
Dans le langage manifesté, communiqué, tout est énoncé, mais
tout n’est pas indice d’énonciation. L'étude des verbes dans la phrase
permet de mieux cerner ce qui : soit se réfère simplement à l’énoncé,
soit met en rapport l'énoncé et l’énonciation. Ainsi la voix (active
ou passive), le nombre (singulier, duel, pluriel) se réfèrent simplement
à l'énoncé. Par contre la personne met en rapport l'énoncé et l’énon-
ciation :- nous retrouvons ici les embrayeurs. Le temps de même : le
passé : « Robert est venu », nous informe que l'énoncé est antérieur

14. A. Riffet-Lemaire, op. cit, p. 132.


15. Ecrits, pp. 163, 516-517, 809, 831, 865, etc.
15. Ecrits, pp. 1 : D
16. « Descartes et la philosophie >» (traduit de l’Allemand), Alean, 1938
17. R. Jakobson, op. cit. p. 180.
DISCOURS DE LACAN 65

à l’énonciation, et par là renvoie à l’énonciation 18. Retenons plus spé-


cialement pour notre étude que les pronoms de première et seconde
personne sont des embrayeurs (shifters) qui mettent en rapport l'énoncé
et l’'énonciation et par là se situent à deux niveaux.
Position double qui, bien entendu, retient l'attention ou fait les
délices du psychanalyste. Lacan reprend tout d’abord les catégories
d’énonciation et d’énoncé : « La chaîne de l’énonciation (.…) marque
la place où le sujet est implicite au pur discours (...) ; « la chaîne de
l'énoncé » est celle où le sujet est désigné par les shifters » 19. (Je,
temps du verbe). Tout d’abord, Lacan, du seul point de vue linguis-
tique, précise heureusement les descriptions de Jakobson. Il est vrai
que dans l’énonciation — ou acte de communication — le sujet qui
‘énonce n’est pas présent en tant que tel dans le langage, dans l’énoncé ;
sa place est tracée par les embrayeurs (shifters). Mais Lacan ajoute :
«le shifter (..) désigne le sujet de l’énonciation mais ne le signifie
pas 20. Ici notre auteur amincit la fonction de l’embrayeur quant à
l’énonciation, il n’en retient que celle d’index et en néglige celle de
symbolisation de l’acte du discours. Et cela par une acception plus
restreinte que celle des linguistes du terme shifter.
En vérité, il ne s’agit pas’ d’une méprise mais d’une transforma-
tion délibérée. De la linguistique nous passons à la psychanalyse. Nous
retrouvons tout d’abord une distinction fondamentale entre le Moi et
le sujet : le Moi demeure en l’homme l'instance de l’imaginaire, le
lieu des identifications et aliénations ; le Sujet est ce qui émerge comme
individualité, grâce à l'accès au langage, grâce notamment à la
configuration familiale des trois personnes : le père, la mère, l'enfant.
Le sujet en accédant au langage, peut s’y comporter selon le régime
symbolique, ce qui serait la maîtrise, la normalité, la vérité. Il peut
aussi s’y comporter selon le régime de l’imaginaire, c'est-à-dire de la
confusion entre Moi et Sujet. La ligne de partage passe donc entre le
Sujet véritable et le Moi mensonger parce que déguisé en Sujet. C’est
précisément ce qui fait toute l’ambiguité du « Je > pronom personnel
qui a pour fonction de représenter le sujet mais souvent le masque. Et le
langage parlé, en conférant au «je» pronom personnel un statut
objectif, renforce culturellement son ambiguïté : « Qui, sinon nous,
18. Pour une information plus précise sur les problèmes de l’énoncia-
tion ou se reportera à Langages, 17, mars 1970.
19. Ecrits, p. 664.
20. Ecrits, p. 800.
66 COMPRENDRE LACAN

remettra en question le statut objectif de ce « je » qu’une évolution


propre à notre culture tend à confondre avec le sujet ? » 21. Dès lors
une sorte de soupçon pèse sur l’énoncé et sur le « je » énoncé : ce
pourrait être le langage au régime de l'imaginaire, du Moi. Par contre
l’énonciation qui demeure implicite est le point de départ d’une chaîne
symbolique qui de signifiant inconscient en signifiant inconscient nous
ramènerait au véritable Sujet. Là où Jakobson et les linguistes opé-
raient une rencontre de deux fonctions, conventionnelles et « existen-
tielle >» de l’embrayeur, Lacan introduit une nouvelle (?) barre de
séparation.
Si Lacan modifie de la sorte les notions linguistiques d’énoncia-
tion et d’énoncé, et surtout celle d’embrayeur (le pronom personnel),
c’est en vertu de sa pertinence psychanalytique, de son attention aux
aspects mensongers du langage, par exemple. Ici encore une discipline
de recherche a pris son essor, son autonomie, à partir de la matrice
linguistique : nous voulons dire la Rhétorique générale. Cette science
fait précisément figurer à son programme l'étude des jeux ou artifices
du langage vis-à-vis des pronoms indicateurs des personnes : le « Je »
à prétention universelle, le « nous >» de majesté, le « nous » désignant
subrepticement les auditeurs, etc. Ce sera précisément notre premier
angle d’analyse vis-à-vis du discours même de Lacan.

21. Ecrits, p. 118.


DEUXIEME PARTIE

Discours sur Lacan

1. LES INDICES DU DESTINATEUR ET DU DESTINATAIRE

Nous savons le rôle constituant de l’ordre symbolique dans les


théories de Lacan : constituant de l’inconscient et constituant du sujet.
Nous venons de voir l’emploi de la notion Jakobsonienne des shifters,
ou embrayeurs, notamment des pronoms personnels : à la fois signes
conventionnels jouant dans l’énoncé et indices de l’acte d’énoncia-
tion, à ceci près que Lacan épaissit la barre entre énoncé et énoncia-
tion, c’est-à-dire entre les représentations langagières de la personne
et les actes expressifs du sujet qui se fait représenter. Il est temps
d'examiner comment tout cela va fonctionner dans les rapports de
communication entre Lacan auteur et ses interlocuteurs, auditeurs ou
lecteurs.
Pour ce faire, partons du schéma structural des pronoms tels que
les établit aujourd’hui une « Rhétorique générale » 1. Tout part d’une
sorte de chaos initial — le bruit du monde si l’on veut — que nous
pouvons appeler l’A-personne. Le langage conquiert progressivement
l’ordre des personnes à partir du magma primordial.
L'utilisation courante, dénotée, de tous ces indices, est celle où
le je désigne — et ne désigne que — le destinateur singulier, le tu
le destinataire singulier, etc. L’utilisation rhétorique et connotée est
celle où des permutations s’instaurent selon des écarts plus ou moins
grands. Le plus petit écart est le nous littéraire, ou encore le nous
de majesté, c’est-à-dire le pluriel apparent à la place du je singulier.

1. Op. cit. p. 166.


68 COMPRENDRE LACAN

À personne

Ortho personne Pseudo-personne


(sujet réel) €————> (sujet apparent)
ex : «il pleut »

Personne Non personne


(animée) : ? (inanimée)
ex. « Il (le soleil) brille »

Terminale > Non terminale


(spécifiée) (non spécifiée)

re ae
Destinateur æ-> Destinataire Définie > Non définie

Sing JE TU IL
Plur NOUS VOUS ILS

L'écart maximum se produirait si la personne du destinateur (Lacan)


était désignée par la pseudo-personne dans une locution semblable à
celle du « il pleut », ou inversement si le je se diluait dans la pseudo-
personne.
a) Le Destinateur

1. Il arrive à Jacques Lacan — pourquoi pas ? — de se désigner


à la première personne : « J’ai souligné dans mes travaux... » (Ecrits,
p. 110 2.) « Je reprends donc mon explication à votre ouvrage après
2. Les italiques sont de nous (J.-B. Fages) dans la suite des citations. Les références,
sauf mention contraire, seront faites aux Ecrits.
DISCOURS SUR LACAN 69

quatorze ans et vous voyez qu’à ce train-là — si vous ne me prenez


pas le flambeau des mains, mais prenez-le donc !— la définition de
l'objet de la psychologie n'ira pas loin d’ici que je fausse compagnie
aux lumières qui éclairent ce monde. Du moins espéré-je » (p. 162).
Ou encore : « Je me suis éloigné pendant plusieurs années de tous
propos de m’exprimer. L’humiliation de notre temps, sous les ennemis
du genre humain — (l'occupation de 1940-44) — m'en détournait
et je me suis abandonné après Fontenelle à ce fantasme d’avoir la
main pleine de vérités pour mieux la refermer sur elles. J’en confesse
le ridicule parce qu’il marque les limites d’un être au moment où il
va porter témoignage » (p. 191).

À première vue, dans ce mélange caractéristique de coquetterie


et de sincérité, d'humour et de modestie oratoire, la barre est la plus
mince possible entre lé Je énoncé ou représenté et le Je d’énonciation.
Mais voici un passage étonnant où le Je est distancié au point de
rejoindre le régime de la non-épersonne (terme des grammairiens ara-
bes, repris par les linguistes modernes, pour dire ce que la grammaire
dite traditionnelle nomme « troisième personne »).
« DE CE QUE SIGNE LACAN. Le nom d’équipe est en impasse de ce que
nous poserons de fait avant d’en montrer l’économie : c’est pour le dire
bille en tête, celui de Lacan est, lui, inescamotable au programme (...).
Ce qui a fait ce nom devenir trace ineffaçable n’est pas mon fait. Jen’en
dirai, sans plus d’accent, que ceci : un déplacement des forces s’est fait
autour, où je ne suis pour rien qu’à les avoir laissées passer. Sans doute
tout tient-il dans ce rien où je me suis tenu à l’endroit de ces forces, pour
ce que les miennes à ce moment me paraissent juste suf fire à me mainte-
nir dans le rang (...) Si je n’ai rien distrait, fût-ce pour ma protection,
d’une place que d’autre part personne ne songeait à tenir c’est à m'effa-
cer devant elle pour ne m'y voir qu’en délégué » (Scilicet, p. 7).
Cet étonnant passage est tout entier sous le titre — sous le signe
de la non-personne. Lacan fait de son nom propre l'énoncé d’un
« déplacement de forces » à l’intérieur de la recherche et des institu-
tions psychanalytiques. Le je tend à devenir un embrayeur de pur
énoncé, à se délester vis-à-vis de l’acte personnel d’énonciation. 1l est
le titre représentatif de ce déplacement de forces qui a nom Lacan.
Il a un statut conventionnel pour ainsi dire de signature notariale, il
paraphe un « certificat de notoriété ». La classique figure de précau-
70 COMPRENDRE LACAN

tion oratoire («sans plus d’accent que ceci ») souligne ce caractère


conventionnel de la première personne. Le rien renvoie aux théories
lacaniennes.de la neutralité de l’analyste. Et malgré tout, s’il y a pre-
mière personne singulière c’est en vertu d’un endossement avéré, pro-
fessé, séparant la signature de l’incognito. Une subtile rhétorique de
la première personne s’instaure et s’affiche à la fois. Elle est avancée
comme telle dans son arbitraire. Lacan joue sans tricher le jeu du Je.
2. Un second écart, plus traditionnel dans l'écriture littéraire, est
celui où le destinateur singulier se dit au nous : « Nos écrits prennent
place à l’intérieur d’une aventure qui est celle du psychanalyste aussi
loin que la psychanalyse est mise en question (p. 41). « Nous vou-
lons du parcours dont ces écrits sont les jalons et du style que leur
adresse commande amener le lecteur à une conséquence où il lui
faille mettre du sien » (p. 10). Cet écart entre le singulier et le pluriel
est codé depuis fort longtemps. Lacan respecte ce code d’écriture et
normalement emploie le nous littéraire chaque fois qu’il s’agit d’actes
d'écriture ou de communication. Il y est d’autant plus à l’aise que tou-
tes les traîtrises du « Je » sont réduites et que la barre entre l’énoncé
et l’'énonciation reste tracée par les usages codifiés de la langue litté-
raire française.
Mais lorsque la barre s’amincit, lorsque le pronom désigne l’énon-
ciateur (Lacan) proche et que l'écriture se réfère à une « émotion »
personnelle, l'emploi de nous — plutôt que du je — relève du code
de la pudeur. Le respect de ce code abrite la sincérité : « Nous le
vimes (Ernest Jones) frémissant de nous faire partager les séductions
de son labeur » (p. 697). Ce nous personnel pudique est tout prêt à
passer la main à un nous commun au destinateur et aux destinataires :
« Loin de la pompe funéraire où notre collègue disparu a été honoré
selon son rang, nous lui vouerons ici le mémorial de notre solidarité
dans le travail analytique >» (p. 697).
3. Un troisième écart, lui aussi codé, est celui où le destinateur
se désigne à la troisième personne (d’après notre schéma : à la per-
sonne non spécifiée) : « Pour l’auteur de ce discours, il paraissait être
secouru, quelque inégal qu’il dût se montrer à la tâche de parler de la
parole, de quelque connivence inscrite dans ce lieu même » (p. 238).
« L'enseignement de ce séminaire est fait pour soutenir que...» (p.
11).
4. L'écart s’élargit encore si la première personne se dit au neu-
DISCOURS SUR LACAN 74

tre : « Aussi n'est-ce pas céder à un effet perspectif que de voir ici
cette première déliénation de l’imaginaire » (p. 68). Mais lorsque le
nous et le on sont mis en présence, la distinction devient significative :
« Le style, c’est l’homme, en rallierons-nous la formule, à seulement
la rallonger : l’homme à qui l’on s’adresse ? » (p. 9). Nous passons de
Lacan destinateur littéraire (nous) à une sorte de destinateur anonyme
et généralisable, le destinateur neutre du langage.
Concernant le destinateur, ce jeu des écarts est plutôt réduit,
surtout si nous pensons à toutes les subtilités rhétoriques dont est capa-
ble l’auteur. Nous n’avons pas rencontré un écart maximum à celui
de la première personne dite à la pseudo-personne. Le çà parle —
qui est le type même de la pseudo-personne — ne s’applique pas au
discours de Lacan, du côté du destinateur.

b) Les Destinataires

1. Notons tout d’abord que le tu ne désigne pas un interlocuteur


individualisé mais prend la généralité d’un type : « À qui ce tu s’adres-
se-t-il pourtant ? N’es-tu rien que l’enjeu à situer dans un temps qui
ne se dessine qu’à être l’origine d’une partie à quoi il n’aura manqué
que d’être jouée ? Le temps n’est rien mais il te fait doublement per-
due, Eurydice, toi qui subsistes comme enjeu » (Scilicet, p. 3).
2. Le vous d’adresse directe — celui de la fonction de contact —
joue normalement : « Peut-être y en a-t-il parmi vous qui se souvien-
nent... » (p. 93). « Nous avons pensé à illustrer pour vous aujour-
d’hui. » (p. 12).
3. Le destinataire à la troisième personne (personne non spéci-
fiée) est aussi bien l’auditeur proche, ou le lecteur présumé, que le
contradicteur lointain. Auditeur proche : « Ceux qui sont ici connais-
sent nos remarques là-dessus » (p. 19). Lecteur présumé : « Nous vou-
lons amener le lecteur à une conséquence où il lui faille mettre du
sien» (p. 10). Contradicteur lointain : « Un rappel de principe à
l'adresse lointaine de ceux qui nous imputent d’ignorer la communica-
tion non verbale » (p. 19). Les mêmes embrayeurs pour désigner les
auditeurs directs et les interlocuteurs indirects : voilà qui atteste la
neutralité du discours lacanien vis-à-vis de ses destinataires.
4. Eette neutralité s’accuse avec l'emploi du on. L’auditeur ou
le lecteur : « Qu’on entende bien ici notre pensée » (p. 93). Contra-
72 COMPRENDRE LACAN

dicteur possible : « On use donc mal sur l'introduction qui va suivre


à la prendre pour difficile » (p. 42). Jusqu’à présent, l'emploi de on
ne diffère guère de celui de la troisième personne. Mais voici que le on
désigne le langage impersonnel de l'opinion, le dicton, tour à tour
favorable ou défavorable. Favorable : « La question que nous pose
ce lecteur nouveau dont on nous fait argument pour rassembler nos
écrits » (p. 9). Défavorable : « Soit qu’à rendre le terme à son emploi
commun on envoie conjurée l’ombre du maître à penser » (p. 10).
5. (?) Trouverons-nous le destinataire à la pseudo-personne (le
« il pleut», selon l’exemple de la Rhétorique). La chose s’esquisse
dans l’énoncé qui suit : « 11 vous attend chez le vaguemestre une let-
tre » (p. 24). Mais la pseudo-personne est aussitôt canalisée par le
vous, à l’instar de l’énoncé courant : « il vous arrive que. ».
Quoiqu'il en soit la neutralité du destinataire est davantage mar-
quée que celle de Lacan destinateur. Cette neutralité — dans la com-
munication, dans l’interlocution — s’arrête au on parle et ne va pas
expressément jusqu’à çà parle (qui serait au régime de la pseudo-per-
sonne). Si les indices sont davantage personnalisés, spécifiés du côté
de l’auteur, ils le sont à la faveur — à l’abri — d’une couverture rhé-
torique, ou à l’extrême limite d’une pudeur perceptible. Traitant de
lui-même ou désignant ses interlocuteurs, Lacan respecte la fonction
des embrayeurs telle qu’il l’a tracée. Le système ne présente pas de
failles.
c) L’inclusion du destinateur et du destinataire

Pour désigner la communauté de langage entre lui-même et ses


destinataires, Lacan se contente du nous et du on.
- Le nous et le on assurent tour à tour cette fonction, lorsqu'ils
sont isolément pris. Ce tour à tour les fait apparaître interchangeables :
« Nous savons tous selon le récit. » (p. 13) « Voltaire on s’en sou-
vient... » (p. 9). Le nous marque davantage la proximité du contact :
« Nous avons tous en commun dans cette assemblée une expérience
fondée sur une technique » (p. 61).
- Lorsqu'il s’agit de délimiter des ondes concentriques, le nous
s'oppose au on comme le direct à l’indirect, le favorable au défavora-
ble, selon, du reste, un code traditionnel : « A l’opposé du dogma-
tique qu’on /nous impute » (p. 101). Il est vrai que dans ce partage
le on expulse hors de la communauté interlocutrice les contradicteurs.
DISCOURS SUR LACAN 73

d) Les autres, l'Autre

Et voici que les embrayeurs, les indices de la personne se met-


tent à fonctionner en désignant l’ordre symbolique lui-même, le lan-
gage du çà parle.
- C'est le cas de Je lorsqu'il se fait impersonnel, typique d’une
humanité parlante : « L’adversaire ayant reconnu que je suis assez
intelligent (..) manifestera sa propre intelligence à s’apercevoir qu’il
a sa chance de me tromper » (p. 58). « C’est par interjection, à l’entr’
acte du drame le cri de mon impatience ou le mot de ma lassitude »
(p. 167).
- Le nous, le il et le on, à ce niveau, s'avèrent interchangea.
bles : « Rationalisation, selon notre rude langage » (p. 16). « Nos
machines-à-penser-comme-les-hommes » (p. 29). « Si l’homme se ré-
duisait à n’être que le lieu de retour de notre discours » (p. 9). «Si
tout le monde admet en effet même assez sot pour ne pas le reconnaf-
tre. » (p. 68). « L'homme à qui l’on s’adresse » (p. 9).
- La pseudo-personne fait, si l’on peut dire, son apparition :
« Et d’enchaîner sur Chamfort…. » (p. 21). Mais surtout nous pou-
vons nous poser la question à propos du terme dont nous avons vu
l'importance décisive dans l’œuvre de Lacan, celui d’Autre : « Dans
le langage notre message nous vient de l’Autre (..) sous une forme
inversée » (p. 9). Et cet Autre (avec grand A) est en implication réci-
proque avec çà de çà parle — traduction de l’Es ou du Id de Freud,
sans article (p. 417).
*
**X

Reprenons notre schéma structural de l’interlocution. Tant que


Lacan joue l’interlocution, tant qu’il se désigne comme destinateur et
qu’il désigne les destinataires, les écarts — l'éventail des écarts —
du bas de schéma, lui suffisent : nous, vous, il, on. La rhétorique
peut jouer entre le spécifié et le non-spécifié. Il en va de même pour la
communauté d’interlocution où le nous et le on sont interchangeables
et où en cas de difficulté le on suffit à expulser l’adversaire. Mais
lorsque Lacan est amené à dire l’interlocution, ce respect des codes
traditionnels — fussent-ils rhétoriques comme le nous littéraire — ne
suffit plus. Le dire est suspendu à une articulation primordiale. Ce
n’est pas seulement celle entre la personne animée et la non-personne,
74 COMPRENDRE LACAN

c’est surtout celle entre l’ortho-personne (le sujet réel) et la pseudo-


personne. L'Autre, le Cà, c’est-à-dire tout l’ordre du langage et l’in-
conscient constitué par cet ordre, auraient-ils donc toute l’imperson-
nalité d’un « il pleut », « il arrive que » ? Grave question philosophi-
que par où passent toutes les contestations de Lacan. Mais à nous en
tenir au schéma structural, nous pouvons remarquer que la pseudo-
personne (disons, l’Autre, le Cà) est un des deux termes de l’articu-
lation qui s'opère à partir de l’A-personne (ou qui est prélevée sur
elle). L’A-personne est le bruit chaotique du monde, la pseudo-per-
sonne (l’Autre, le Cà) se détache de ce chaos initial comme la voix.
humaine, ou plutôt l’ordre symbolique, et ce détachement n’est possi-
ble que par le vis-à-vis, c’est-à-dire l’ortho-personne (le sujet réel
encore enfoui). En d’autres termes s’il y a détachement du bruit du
monde, c’est par articulation, et pour qu’il y ait articulation il faut deux
termes. L’un est ordonné : c’est l’ordre symbolique de l’Autre consti-
tuant le Cà. L'autre, l’ortho-personne, le sujet réel est encore enfoui,
confus. Il va progressivement se déployer (jusqu’au bas du schéma).
En somme Lacan analyste demande au sujet réel de remonter ce
déploiement pour lui rappeler son articulation primordiale qui l’a fait
émerger du bruit du monde en même temps que la pseudo-personne
et par elle, c’est-à-dire par l’ordre symbolique.

2. LES SURPRISES RHÉTORIQUES

« Nous y ajouterons volontiers » (à l’enseignement de la linguis-


tique) « quant à nous la rhétorique, la dialectique au sens technique
que prend ce terme dans les Topiques d’Aristote, la grammaire, et
pointe suprême de l'esthétique, du langage : la poétique qui incluerait
la technique laissée dans l’ombre du mot d'esprit. Et si ces rubriques
évoquaient pour certains des résonnances un peu désuêtes, nous ne
répugnerions pas à les endosser comme d’un retour aux sources » 1.
Il était bon, en tête de ce chapitre consacré aux jeux rhétoriques
de l’écriture lacanienne, de montrer que notre auteur lui-même avait
parfaitement conscience de la portée d’une science traditionnelle codi-
fiant les connotations du langage. Il revient à plusieurs reprises dans
ses Ecrits sur une pareille assertion 2. Pour sa part, il mentionne ici
1. Ecrits, p. 288.
2. Ecrits, p. 163 sur les « jeux glossolaliques », pp. 105, 426, 466, 467
660, etc. sur les figures et tropes de la rhétorique.
DISCOURS SUR LACAN 75

où là les figures suivantes : accisme, allégorie, antiphrase, antomase,


opposition, catachrèse, chiasme, digression, ellipse, forgerie (à la Coc-
teau), hypallage, hyperbate, hypotypose, ironie, litote, périphrase,
pléonasme, prosopopée, prothase et apodose, régression, répétition,
rétractation, suspension, syllepse, synecdoque, etc. et bien entendu la
métaphore et la métonymie dont nous avons vu l’emploi capital.
La rhétorique peut être définie comme une science et un art de
la surprise : une figure vient déjouer l’attente normale du langage cou-
rant, dénoté. Mais lorsque les figures sont entrées à leur tour dans les
usages de la langue, peut-on parler encore de surprise ? Ici l'écriture
littéraire se divise selon trois courants principaux : soit la réduction
des jeux rhétoriques, l'élimination de surprises qui n’en sont plus pour
un retour au « degré zéro » du langage 3, à « l'écriture blanche » ;
soit la subversion du système, non seulement rhétorique mais litté-
raire ; soit enfin le redoublement raffiné opérant des surpises au second
degré : c’est la voie de Cocteau. Faut-il lire Lacan comme du Coc-
teau ?
Pour en décider nous avons appliqué sur les Ecrits lacaniens une
grille de lecture selon le classement proposé par la Rhétorique géné-
rale 4 laquelle distribue les figures traditionnelles de rhétorique (dites
métaboles) selon quatre grandes classes :
- les figures qui agissent sur la matière phonique : les métaplasmes;
- les figures qui agissent sur la syntaxe : les métataxes ;
- les figures qui agissent sur le signifié : les métasémèmes ;
- les figures qui agissent sur la logique du discours : les métalogismes.
A l’intérieur de chacune de ces grandes classes, quatre subdivi-
sions dues à diverses opérations : la suppression, l’adjonction, la sup-
pression-adjonction, la permutation.
“*

a) Jeux phoniques (métaplasmes)


Suppressions :
- En voici une à l’avant du mot (aphérèse) : « Noscit porte-t-il
la figure d’une élision d’ignoscit ? » (p. 684). Cette suppression est
mentionnée expressément comme figure.
- À l’arrière du mot (apocope), la suppression donne un singu-

3, R. Barthes, Le degré zéro de l’Ecriture, Seuil, 1952.


4. Voir en particulier le tableau, p. 49.
76 COMPRENDRE LACAN

lier précieux, archaïsant : us, plutôt qu’ « usage » ; ou une locution


familière : « bac de philo ».
- Au milieu du mot (syncope) la suppression aboutit au co-naître
claudelien ; au coassement (plutôt que « croassement ») et à la censure
feinte : « v...ée et cousue la mère interdite » (p. 790).
- La suppression complète du mot (déléation) est perceptible
dans une phrase qui a trait à la forclusion : « Les considérations qui
précèdent ne nous laissent ici sans vert» (p. 581). L’élimination de
feu (« vert ») mime en quelque sorte la forclusion.

Adjonctions
- L’adjonction à l’avant du mot (prosthèse) se fait selon un mé-
canisme de préfixation : transaudition, orthodramatisation de la sub-
jectivité » (p. 226).
- L’adjonction à l’arrière du mot (paragogue) peut être une sim-
ple suffixation : chamanisant ; ou une invention raffinée : moiique
(p. 669).
- L’adjonction au milieu du mot (epenthèse) donne lieu à des
fantaisies du genre : stochastique (p. 287) ; ou à des agencements tech-
niques comme ex-sistence (p. 554).
- Le mot-valise apparaît avec autruiche : « La politique de l’au-
truiche » (p. 15, le terme jouant sur autruche et Autriche) ; autruiche-
r8.3
- Les paronomases, ou continutés phoniques sous une distribution
différente des phonèmes ne se comptent pas : une équipe d’egos moins
égaux (p. 590) ; « un méconnaître essentiel ou me connaître » p. 808 ;
« l’on ne songe pas à chosifier, fi! à qui se fier ? » (p. 867).
- Nous aboutissons aux allitérations : « torpille socratique »
(p. 31); «la coupure qui fait briller l’objet partiel de son indi--
cible vacillation >» (p. 656).
- Aux assonances : « Déménageurs ménagers de la pudeur »
(p. 715) ; « écriture féminine très fine » (p. 35).

3. Suppressions-adjonctions :
- Voici une substitution d’affixes : inharmonique (au lieu d’ « har-
monieux >»).
- Le langage enfançon : « yon yon yon de la Metro Goldwyn »
(p. 705).
- Les emprunts aux langues étrangères sont légion. Ceux écrits
DISCOURS SUR LACAN 77

en caractères ordinaires sont supposés appartenir aux usages : « Sup-


porter », «flash » ; ceux en italique gardent leur caractère d’em-
prunt : meaning of meaning (anglais : sens du sens) ; aufhebung (alle-
mand : dialectique) ; goy (hébreu : le non-juif) etc.
- Les argotismes prennent tout leur pittoresque dans un environ-
nement précieux ou techniquement sérieux : « Le personnalisme à la
manque » (p. 687) ; « un noumène qui la ferme » (p. 869).
- Les archaïsmes moirent : nescience, sapience, ressources ce-
lées, aîtres….
- Les néologismes pointent ; propos bacchants, Kominternisme.
- Les forgeries fourmillent : « Il n’est de mort que pour rire »
(p. 811) ; « pense sans rire » (p. 547).
- La synonymie joue : L'industrie lourde et les appareils pesants »
(p. 706).

Permutations :
Lacan sait à l’occasion tirer un effet supplémentaire d’ironie en
jouant sur les phonèmes et leur permutation : « Il ne se forme dans
la bouche » (des illustres pontifes de la Société internationale de Psy-
chanalyse) « que cette forme qui bouche : l'O d’un Oracle que seul
l’appétit des Bien nécessaires » (les cadres moyens de ladite société)
« peut entamer jusqu’à en faire l’U d’un Verdict » 5.
- Voici une subtile métathèse : « Trop souvent la psychanalyse
prend cette remorque » (p. 852) ; là où le lecteur pouvait attendre
remarque.
- Le présent anagramme suit une epenthèse reprise à Jarry :
merdre. Lacan propose meirdre, puis « mairdre, anagramme du verbe
où se fonde l’admirable » (p. 661). Ici admirer est suggéré au lieu
d’être nommé.
Par contre l’auteur ne peut manquer de faire jouer l’arbre (exem-
ple de linguistique) et barre lacanienne (p. 503).
- Les contrepets sont innombrables comme il se doit en la psy-
chanalyse où le mot d’esprit est lieu privilégié d'investigation : nature/
naturel/naturisme/naturalisation (p. 581) ; git et gîte (p. 36) ; jacu-
lation/joculatoire ; statique/statue/statut (p. 251). Et celui-ci joué
avant d’être interprété : « À sa femme ou à son maître c’est d'un tu
es. (l’une ou bien l’autre) qu’il les invoque sans déclarer ce qu’il est
5. Ecrits, p. 481.
78 COMPRENDRE LACAN

lui, autrement qu’à murmurer contre lui-même un ordre de meurtre


que l’équivoque du français porte à l’oreille » (p. 634 : les italiques
sont de notre fait).
- Voici qui approche du palindrome (locution pouvant être lue
dans les deux sens) : l’œuf à l’œil » (p. 669).
*
+*

Lacan s’amuse certes et émoustille le lecteur. Point n’est besoin


d’invoquer le style oral de la plupart de ces jeux phoniques. Jeux gra-
tuits ? Certes oui si la gratuité implique facétie verbale. Le plus sou-
vent non, si gratuité voulait dire inutilité de luxe. Il n’est aucune de
ces figures phoniques qui ne soit exercée ostensiblement, interprétée
expressément ou allusivement. Le langage courant est déjoué par la
rhétorique et la rhétorique à son tour est déjouée par sa monstration.
Si humour il y a, ce n’est pas celui que Kierkegaard caractérisait par
l’incognito. Cet humour est la distance que l’auteur introduit vis-à-vis
de son verbe par un exercice à la fois facétieux et technique. Lacan
illustre en acte l’élasticité indéfinie de la chaîne signifiante et par là
toutes les broderies dont peut être capable l'inconscient. La monstra-
tion se veut d’autant plus probante qu’elle porte sur la matière phoni-
que elle-même, c’est-à-dire sur ce qui, dans le langage, est plus proche
de la nature, de la nécessité. Dans la bouche et sous la plume de La-
can, les métaplasmes nous éloignent de la nature et rendent compte par
leur prolifération de l’arbitraire du signifiant.
Cette prolifération déborde l’acoustique ou l'orthographe, elle
débouche sur le graphisme des images. Elle n’est pas seulement hori-
zontale mais verticale. Elle se fait polyphonique. Qu’on en juge plu-
tôt : « C’est ainsi que pour reprendre notre mot : arbre, non plus dans
son isolation nominale mais au terme d’une de ces ponctuations, nous
verrons que ce n’est pas seulement à la faveur du fait que le mot barre
est son anagramme qu’il franchit celle de l’algorythme saussurien 6.
Car décomposé dans le double spectre de ses voyelles et de ses con-
sonnes, il appelle avec le robre et le platane les significations dont il
se charge sous notre flore, de force et de majesté. Drainant tous les
contextes symboliques où il est pris dans l’hébreu de la Bible, il dresse
6. L’algorythme de Saussure est le rapport : Signifiant ou S.
signifié s
Lacan entend montrer les débordements, si l’on peut dire, du signifiant
en divers domaines parlés ou non parlés, poétiques, etc.
DISCOURS SUR LACAN 79

sur une butte sans frondaison l’ombre de la croix. Puis se réduit à l’Y
majuscule du signe de la dichotomie qui, sans l’image historiant l’ar-
morial, ne devrait rien à l’arbre tout généalogique qu’il se dise » 7.

b) jeux syntaxiques

La double rhétorique lacanienne a travaillé en connaissance —


en affectation — de cause sur les petites unités phoniques du langage.
Que nous réserve-t-elle au plan des formes syntaxiques ?
Suppressions :
- Voici quelques exemples de crase ou contraction de deux ter-
mes : phallocentrisme, fauphilosophe, flousophie. Les uns s'amusent
du pédantisme, les autres de l’argotisme.
- L'emploi d’un seul terme pour deux fonctions différentes
(Zeugma) : « Il faudra lâcher la vie après la bourse » (p. 841). —
« L'or de ses paroles ne coule que pour Duplin et ne s’arrête de cou-
ler qu’à concurrence des cinquante mille francs » (p. 34).
- L’ellipse : cette figure est ici à la fois exercée et analysée par
Lacan : « Le signifiant de sa nature anticipe toujours sur le sens en se
déployant en quelque sorte au devant de lui sa dimension. Comme il
se voit au niveau de la phrase quand elle s’interrompt avant le terme
significatif : « Jamais je ne. Toujours est-il. Peut-être encore... elle
n’en fait pas moins sens, et d’autant plus oppressant qu’il suffit à se
faire attendre (p. 502). »
- La suppression des signes de coordination (parataxe) : « C’est
parce qu’elle pare à ce moment de manque qu'une image rend à la
position de supporter tout le prix du désir : projection, fonction de
l'imaginaire » (p. 655).
- La suppression des mots de liaison (asyndète) : « Ce n’est pas
pour notre plaisir que nous étalons ces déviations mais plutôt pour
de leurs écueils faire des balises à notre route » (p. 588).

Adjonctions :
- Parmi les multiples incidentes, en voici une fort amusante :
« Ce qu’on y trouve c’est le paradis des amours enfantines, où baude-
laire de Dieu! il s’en passe de vertes » (p. 548).
- Voici une parenthèse d’une ironie papelarde : « Mais nos psy-
° 7. Ecrits, pp. 503-504.
80 COMPRENDRE LACAN

chanalystes insistent : cet objet indifférent, c’est la substance de l’ob-


jet : mangez mon corps, buvez mon sang (l’évocation profanante est
de leur plume) » (p. 639).
- Le développement de la phrase par concaténation est une figure
courante sous la plume de Lacan : « Je conseillerais à mes élèves
d’aller s’exposer à la rencontre d’une tapisserie du XVI° siècle qu’ils
verront s'imposer à leur regard dans l’entrée du Mobilier National où
elle les attend, déployée pour un ou deux mois encore » (p. 873).
- Le faire-valoir (explétion) d’un terme est aussi monnaie cou-
rante. Ici c’est à la fois le terme métaphorique (saumon) et le terme
visé par la métaphore (désir) qui bénéficient de la figure : « Mais il
arrive que le désir ne s’escamote pas si facilement, planté au beau
milieu de la scène sur la table des agapes comme ici, sous l’aspect
d’un saumon, joli poisson par fortune, et qu’il suffit de présenter,
comme il se fait au restaurant sur une toile fine... » (pp. 626-627).
- L'énumération : «Le dit premier décrète, légifère, aphorise,
est oracle, il confère à l’autre réel son obscure autorité » (p. 808).
- L’accumulation qui suit se révèle elle-même en tant que pro-
cédé : « Rien ne fut épargné des métaphores du compact : l’affect,
le vécu, l'attitude, la décharge et le verrou de la défense, laissons
le gobelet et passons la muscade... » (p. 463).
- La répétition des marques de coordination (polysyndète) a,
semble-t-il, davantage les faveurs de Lacan que la figure contraire :
« Elles n’ont entre elles de rapports que d'homonymie » (p. 830).
- La reprise : Celle qui suit s’enrichit au passage d’un calem-
bour : «Il est assez frappant qu’une dimension qui se fait sentir
comme celle d’Autre-chose dans tant d’expériences que les hommes
vivent non point du tout sans y penser, mais bien plutôt en y pensant,
mais sans penser qu'ils pensent, et comme Télémaque pensant à la
dépense, n’ait jamais été pensée jusqu’à être congrûment dite par
ceux que l’idée de pensée assure de penser » (p. 547).
- Les symétries abondent : « Enonciation qui se dénonce, énoncé
qui se renonce» (p. 801) : «Il vaut souvent mieux de ne pas
comprendre pour penser et l’on peut galoper à comprendre sur des
lieues sans que la moindre pensée en résulte » (p. 615). — Il en va
de même pour les symétries inversées : « Le fil ténu de sa vérité ne
peut faire qu’il ne couse déjà un tissu de mensonge » (p. 633.)
- Voici cette forme de redoublement qu'est la polyptote : « Le
DISCOURS SUR LACAN 81

vrai sur le vrai» (p. 867) — « Suffire à la suffisance » (p. 476) :


« le pense à penser le plus pensable » (p. 548).

Suppressions-adjonctions :
- Voici la rupture de règles d’accord, ou syllepse : « Là seul
peut apparaître sans ambiguité leur fonction » (p. 550).
- La rupture des règles de construction ou anacoluthe : « Mais
l'être qui, à nous opérant du champ de la parole et du langage, de
l'en deçà de l’entrée de la caverne répond, quel est-il ?» (p. 844).
- L’enallage du temps : « Il ne savait pas. Un peu plus il savait,
ah! que jamais ceci n’arrive. Plutôt qu’il sache que je meure. Oui,
c'est ainsi que je viens là, là où c'était : qui donc savait que j'étais
mort » (p. 802). Notons à ce propos que cet enallage entre l’impar-
fait et le présent optatif est exercé après avoir été commenté dans
la page précédente.
- L’enallage des genres : « Aux boys le phalle» féminisation
de « phallus ») (p. 555).
- L’enallage des personnes : « Je m'engage aussi à ne pas inter-
venir sur le texte de ce qui y sera admis pour s’articuler du propos
de Lacan » (Scilicet, p. 8). Ici la première personne joue avec la
troisième.
- L’enallage des fonctions, par exemple la transformation d’ad-
jectifs en substantifs : « La rétroaction du signifiant en son efficace »
(p. 839) — « Dans son abrupt toujours accru» (p. 30) : — ou
l'inverse : Le couple vétéran du yin et du yang (p. 39).
- Les chiasmes ou symétries en croix bénéficient d’une prédi-
lection de gourmet : « Le dirons-nous pour motiver la difficulté du
désir ? Plutôt, que le désir soit de difficulté » (p. 633) — « Son âme
lourde (..) et son corps subtil» (p. 629). — « Le sens d’un retour
à Freud, c’est un retour au sens de Freud » (p. 405).

Permutations :
- Voici quelles bonnes interruptions (tmèses) : « Elle est inimi-
table en ce désir insatisfait pour ce saumon, que Dieu damne si
ce n’est pas Lui qui le fume » (p. 626) — « On entend du même crû
une adresse à la bonté, bonté divine ! » (p. 455). — Des phrases
entières peuvent avoir cette fonction : …e Les vrais besoins. Les-
quels ? Mais les besoins de tout le monde, mon ami. Si c’est cela
82 COMPRENDRE LACAN

qui vous fait peur, fiez-vous en à votre psychanalyste et montez à


la tour Eiffel pour voir comme Paris est beau » (p. 624).
- La projection d’un constituant fixe hors du cadre normal de
la phrase (hyperbate) : « Ces connaissances dont il apprécie si humo-
ristiquement la portée, il ne se figure pas les tenir de la nature des
choses. » (p. 539).
- Les inversions sont innombrables : « Par cette voie seulement.
à plus loin décrire» (p. 871). — « Vous-mêmes reculés d’être en
ce manque, comme psychanalystes, suscités » (p. 877).

#
**

Qu'on ne se fasse pas d’illusion. Nous avons prélevé quelques


échantillons savoureux, pittoresques ou simplement plus en relief (à
moins que relief et pittoresque ne s’équivalent comme dans le Guide
bleu). Mais à bien regarder, tout le paysage lacanien est façonné
par des figures syntaxiques, toute l'écriture est, pourrait-on dire,
métataxique. Ce qui est une manière de performance dont seul
Cocteau était, de nos jours, capable vis-à-vis de l’écriture classique.
Prenons par exemple deux des premiers paragraphes de l”’ « Ouver-
ture des Ecrits » : « Le style c’est l’homme même, répète-t-on sans
y voir de malice ni s'inquiéter que l’homme ne soit plus référence si
certaine. Au reste l’image parant Bouffon en train d’écrire est là
pour soutenir l’inattention (.…) Car l’homme agité en l’adage déjà
classique à cette date d’être extrait d’un discours de l’Académie,
s'avère en ce crayon être un fantasme de grand homme, qui l’ordonne
en scénario pour y prendre sa maison entière. Voltaire là-dessus, on
s'en souvient, généralise méchamment. Le style c’est l’homme ; en
rallierons-nous la formule à seulement la rallonger : l’homme à qui
l'on s’adresse ? » 8.
Une performance aussi soutenue n’est pas le fait ou le seul fait
d’une nature seconde, comme qui dirait : Lacan est ainsi fabriqué.
Car l’auteur, loin de se prendre à ses propres pièges rhétoriques,
montre à tout instant que son écriture est piégée ou, si l’on préfère
une métaphore moins militaire : il exhibe les «ficelles» qu’il
actionne, tel un prestidigitateur qui donne des cours de prestidigi-
tation. Lacan est à lire d’abord — et peut-être surtout — par ses
8. Ecrits, p. 9.
DISCOURS SUR LACAN 83

formes signifiantes plutôt que par ses contenus signifiés. Avec les
métaplasmes ou jeux phoniques, il nous avait éloigné de l'illusion
naturelle du langage. Avec les métataxes ou jeux syntaxiques, il
déploie la suprématie du signifiant jusqu’à couvrir toute son œuvre.

c) Jeux sémantiques (métasémèmes)

La suprématie du signifiant ? Lacan, on s’en souvient, l'avait


analysée dans les profondeurs de l'inconscient au moyen de deux
figures centrales : la métaphore et la métonymie. Le paragraphe qui
suit n’en devient que plus intéressant puisque nous allons recueillir,
dans l'écriture lacanienne, des figures qui, par fonction rhétorique,
jouent des rapports entre signifiant et signifié.

Suppressions :
- L'asémie, c’est-à-dire la quasi-insignifiance du signe à cause
de son vague, de sa généralité, n'intervient guère qu’à titre d'emprunt :
« Son fruc d'identification à l’adversaire » (p. 20).
- L'emploi de l’abstrait pour le concret, du général pour: le
particulier (synecdoque généralisante) est une diminution recherchée
du signifié des termes : « Le couple, jalousie fraternelle ou acrimonie
matrimoniale » (p. 479). Notons ici que — mine de rien — Lacan
fait glisser le signifié habituel de couple, puisqu'il pose aussi bien
le fraternel-sororal que le conjugal. La synecdoque est donc partielle-
ment déjouée. — « Mais les deux superfluités qui ici se conjuguent »
(p. 481). Ici la synecdoque est poussée au point de côtoyer l’asémie,
et cela pour un effet d’ironie.
- L'emploi d’un titre, d’un nom, abstraits généralisants (anto-
nomase généralisante) vise une diminution du signifié. Ce peut être
un instrument polémique destiné à souligner l’inconsistance de ces
Messieurs de lA.IP. : « Suffisance, Béatitudes (pp. 475 et sv.).
— Ce vidage du signifié entraîne celui, par exemple, de « Parole »
devenant ici antonomase : « Voilà donc l’organisation qui contraint
la Parole à cheminer entre deux murs de silence, pour y conclure les
noces de la confusion avec l’arbitraire » (p. 481).
- Un premier type de métaphore diminue le signifié que celle-ci
couvre, dans la mesure où est co-présent le terme signifiant relayé
par le terme métaphorique ; bref dans la mesure où la métaphore
confine à la comparaison. Il y a diminution parce que partage du
84 COMPRENDRE LACAN

signifié entre deux termes signifiants : « La fidélité du témoin est


le capuchon dont on endort en l’aveuglant la critique du témoignage »
(p. 20). — « Le géant du langage reprend sa stature d’être soudain
délivré des liens gulliveriens de la signification » (p. 470). Ce dernier
exemple est, disons-le, prodigieux car il pratique et illustre et démonte
en même temps le mécanisme et les effets diminutifs de ce type de
métaphore. C’est là, manifestement, un procédé typiquement lacanien.

Adjonctions :
- L’antonomase particularisante a pour effet d'accroître le signi-
fié qu’elle couvre : C’est Dupin le détective (pp. 13 et sv.) ; c’est le
Meuble Tronchin (p. 481).
- La synecdoque particularisante (le moins pour le plus, la partie
pour le tout) a évidemment ce même effet d’accroissement du signifié
qu’elle couvre. Voici les « voiles » classiques de la navigation (dans
un emploi également métaphorique) : « S’engager à pleines voiles
dans le malentendu fondamental de la relation de compréhension »
(p. 471.) — « Qu’une de vos oreilles s’assourdisse autant que l’autre
doit être aiguë » (p. 471).
- La catachrèse est une sorte de métaphore affaiblie par l’usage,
incorporée au lexique courant, immédiatement lisible ; d’où l’accrois-
sement de l’effet de sens : « L'écran à l'avènement de la parole »
(p. 461). — «Les assises de la recherche » (p. 462). — «Le
\
blanc-seing que Freud accorde à ce projet » (p. 473).
- L’antimétabole règle la pluralité des signifiés (la polytémie)
en jouant sur compatibilité : « Il y a plus d’une religion et ce n’est
pas pour demain que les liens sacrés cesseront de nous tirer à hue et
à dia» (p. 28).
- L’antanaclase règle la pluralité des signifiés en jouant sur
les incompatibilités. C’est par exemple le cas de tous les ter-
mes que Lacan emploie pour définir l'inconscient et dont il faut
faire effort pour entendre qu’ils couvrent des signifiés psychiques,
effort du lecteur qui. appellent commentaire du côté de Lacan :
monuments. documents d'archives. traditions. traces (p. 259).
- L’attelage joue sur l'association, la congruence de plusieurs
signifiés sous le même terme : l'or des paroles et l’or monétaire
(p. 34). — La lettre de l'écriture et celle du... facteur : « C’est ainsi
DISCOURS SUR LACAN 85

que ce que veut dire la « lettre volée », voire « en souffrance » c’est


qu’une lettre arrive toujours à destination » (p. 41).
- Les calembours sont innombrables, souvent liés aux contre-
pets et aux paronomases des jeux phoniques. lis nous intéressent ici
dans la mesure où ils agissent sur la pluralité des signifiés par un
rapprochement paradoxal : partition et parturition (p. 142), Esprit
et pneumatique : « Notre propos n’est pas de confondre la lettre
»
avec l'esprit même quand nous la recevons par pneumatique
(p. 24).
Suppressions-adjonctions :
ou
- La métaphore joue pleinement son rôle de substitution,
le terme
plutôt d’intersection des signifiés, lorsque seul demeure
: — Celui-ci pour. l'œuvre de Platon! «Prise de
métaphorique
« Cette richesse même des
judo avec la vérité» (p. 837). —
de connaissance, les menèrent vite à un nœud dont
données, source
la simule
ils surent faire une impasse » (p. 462). — « L’échelon, qui
n’est là que trompe- l’œil» (p. 476). Autant
dans la hiérarchie,
pontifes de l’A.I.P. À noter que dans ces deux
d’amabilités pour les
les métapho res se redoubl ent, qu’un signifia nt
derniers exemples,
ce qui à
métaphorique renvoie à un autre également métaphorique,
pour effet d’allonger la chaîne signifiante.
nous avons
- La métonymie proprement dite — au sens que
par sa fonctio n englob ante — s’atta-
précisé en chapitres IV et VI
notions-clés de Lacan : Autre, Lettre, Mort,
che à la plupart des
importance. Elle figure également dans les
etc. C'est dire son
intermédiaires : lieu, médium, milieu, etc. Elle joue sur les
notions
qu’il s'agisse de Des-
reprises : il suffit de mentionner Cogito pour
809, 831, 865). Elle
cartes et de ses théories tpp. 163, 516-517,
: le sésame qui ouvre
intervient pour des emplois plus particuliers
l'erreu r (p. 442).
l'entretien (p. 477) ; les sûretés que trouve
(anim ation de l’inan imé) et la personnification
- La prosopopée
science nous accorde»
sont au rendez-vous : « Le. crédit que la
» (p. 477) — <«Que le
(p.. 460). — « Deux colonnes taciturnes
(P. 479). « Que celui-ci
numéro deux se réjouisse d’être impair. »
deux » (p. 480).
puisse exercer ses séductions sur le numéro
de deux termes contraires ne man-
- L'oxymore, contraction
Le silenc e peupl é » (p. 468). —
que pas de faire jouer ses effets : «
86 COMPRENDRE LACAN

Ce qu’a d’aveuglant l'éclat de la lumière » (p. 31). — «Les miroi-


tements de lombre » (p. 31).

Permutations :
- Voici l’hypallage ou renversement des rapports entre termes:
« À tomber en possession de la lettre — admirable ambiguïté
du langage — c’est son sens qui les possède. » A noter qu'ici, une
fois de plus, la formule est soulignée, commentée — déjouée — en
même temps qu’exercée. — « C’est au devant des perles qu’on jette
les pourceaux » (p. 464).

*
**

A la différence des jeux syntaxiques, les jeux sémantiques ne


couvrent pas tout le texte lacanien. Ils sont prélevés, choisis en
des points stratégiques — ou névralgiques — du discours. On
pourrait se livrer à une enquête de référence, de contexte, paur
apprendre dans quel domaine du monde ou de l’homme, Lacan
choisit de préférence ses figures. Cette laborieuse enquête ne pour-
rait avoir d’autres résultats que de nous donner des renseignements
sur l’environnement culturel et le contexte historique de la personne
et de l’œuvre de Lacan. Ce serait une manière de retrouver le bio-
graphique sinon l’anecdotique.
Nous intéressent davantage la forme et la fonction ue ces
figures sémantiques. Nous y voyons pour notre part la fuite inces-
sante du signifié que Lacan a décrite comme absence d’articulation,
de concaténation. Une fuite qui appelle une poursuite et se conclut
en impossible capture. Le papillon ne laisse que poussière multi-
colore dans les mains et Lacan nous montre les mains ainsi brillam-
ment coloriées.
Le présent paragraphe confirme également ce que nous avons
décrit en fait de métaphore et de « métonymie », ou plutôt de synec-
doque. La métaphore qui de soi est intersection de petites unités
de signifiés sous un seul signifiant métaphorique tend à faire chaîne
avec d’autres métaphores et donc à briser toujours davantage les
signifiés pour mieux les ensevelir. Les synecdoques généralisantes
qui amoindrissent le signifié et les synecdoques particularisantes qui
l’amplifient le maintiennent surtout à l’état d’élasticité ou le font
DISCOURS SUR LACAN 87

constamment glisser. En d’autres termes, métaphores et synecdo-


ques parachèvent le travail de concaténation — on pourrait dire
le travail à la chaîne — des jeux syntaxiques. Mais elles attestent,
en intervenant sur le signifié, que celui-ci, fluide, est difficilement
structurable et par-là même elles accentuent l'écart entre signifiants
élaborés et signifiés glissants.
La métonymie proprement dite illustre la conception lacanienne
du langage analytique — pour ne pas dire scientifique. Puisque
les notions-clés et même les notions instrumentales, auxiliaires, de ce
langage s’avèrent avant tout métonymique. Lacan semble prouver en
acte qu'aucun langage fut-il analytique ne peut prétendre à être
exhaustif, à découper exactement — terme à terme — et donc à
structurer le signifié. La métonymie est à la fois l'approche la plus
poussée et la limite la plus infranchissable vis-à-vis des signifiés de
Pinconscient.

d) Jeux logique.

Nous avons effleuré le problème du langage scientifique. Une


présomption idéoiogique moderne s'exerce sur ce langage, à savoir
qu’il serait de par sa formalisation maximale le plus éloigné des
jeux rhétoriques d’argumentation. Il y aurait beaucoup à dire sur
une présomption qui, après avoir pesé sur les sciences physico-
mathématiques, sur la biologie, atteint de nos jours les sciences
humaines. Lacan va-t-il partager ce très grand sérieux formel auquel
prétend le discours scientifique moderne ? Va-t-il faire au moins
l'économie des métalogismes, c’est-à-dire des figures s’écartant de
la logique ? Il ne le semble pas à ce que nous allons voir.

Suppressions :
- Voici déjà une litote simple, liée à une précaution oratoire
(celle-ci annoncée par la suite comme telle : « Un rien d’enthou-
siasme est dans un écrit la trace à laisser la plus sûre pour qu'il
au sens regrettable (..). Le publiant, nous supposons un
date;
intérêt à sa lecture, malentendu compris. Même à vouloir la pré-
caution... » (p. 229).
- La réticence exerce une fonction analogue (et du reste s’agré-s
mente d’une litote : «un peu d'ordre ») : .« Pour y ramener déjà
88 COMPRENDRE LACAN

un peu d'ordre, nous réduirions à trois ces particularités de la


théorie, duSsions-nous par là sacrifier nous-même à quelque parti
pris, moins grave pour être seulement d’exposé » (p. 603).
- La suspension prépare une précipitation du discours
« Quelqu'un qui ait l’air d’en savoir autant qu'eux sur ce qu’i
faut en penser, …accourez à notre aide, catégories de la pensée
primitive, prélogique, archaïque » (p. 521).
- L’allusion est un appel à la culture du lecteur : « Ce rapport
du Maître et de l’Esclave gros de toutes les ruses par où la raison
va y faire cheminer son règne impersonnel » (p.810).
- Les deux silences qui suivent sont remarquables. Le premier
en tant qu’il s'oppose au bavardage : « La question est de savoir
comment la vie de bavardage de l’expérience analytique y conduit.
Nous nous taisons ici sur sa direction pratique » (p. 684).
Le second, aux résonnances tragiques contenues, achève une
conclusion de chapitre sur Freud : « Nous donnant, à la pointe
ultime d’une œuvre aux dimensions de l'être, la solution de l’ana-
lyse « infinie », quand sa mort y mit le mot Rien» (p. 642).

Adjonctions :
- L’hyperbole à l’état pur (non liée par exemple aux méta-
phores extrêmes) frappe par sa concision : «Le superflu de son
excès » (p. 478). — « Elle (la vérité) s'offre à eux le plus vraiment »
(p. 21).
- La répétition joue délibérément avec la redondance : « Car
si peu qu’on y songe, on verra qu'il n’y a pas de suffisance moindre
ou plus grande. On suffit ou on ne suffit pas ; c’est déjà vrai quand
il s’agit de suffire à ceci ou à cela, mais combien plus quand il faut
suffire à la suffisance » (p. 476). — Elle peut aller jusqu’à une
inflation calculée : «Plein de signification (..), de l'intention dans
un acte (.…) plus d'amour (..) de la haine (..) du dévouement (...)
tant d’infatuation (..) de la cuisse à revendre (..) du rififi chez les
hommes » (p. 24).
- Le pléonasme ne paraît guère avoir les faveurs de Lacan.
Peut-être ces énoncés en sont-ils : « C’est Abraham qui a ouvert
le registre et la notion d’objet partiel est sa contribution originelle »
(p. 604). — «Si le sujet ne s’y montre pas pour autant oblatif,
c’est-à-dire désintéressé » (p. 605).
DISCOURS SUR LACAN 89

- Îl en va de même pour la synonymie prolongée (expolition) :


« Ceci veut dire qu’objet partiel il n’est pas seulement partie ou
pièce détachée du dispositif » (p. 682).
- Le sorite (rayonnement en chaîne) est d’autant plus précieux
que rare : « Pour savoir ce qu’est le transfert, il faut savoir ce qui
se passe dans l’analyse. Pour savoir ce qui se passe dans l'analyse
il faut savoir d’où nous vient la parole. Pour savoir ce qu'est la
résistance, il faut savoir ce qui fait écran à l’avènement de la
parole » (p. 461). A noter comment ici l’élan du sorite est « stoppé »
dès la troisième proposition.

Supressions-adjonctions :
- L’euphémisme dit à la fois le plus et le moins : « Non pas
par inattention » (p. 12) — « Les Bien-nécessaires » (p. 477).
- La correction apporte normalement des effets de nuance
Ceci n’implique de notre fait aucune valorisation de la divergence »
(p. 239). — Par sa fente, elle peut devenir en polémique une arme
redoutable : « Malgré la débilité de la théorie dont un auteur systé-
matise sa technique, il n’en reste pas moins qu’il analyse vraiment
et que la cohérence révélée dans l'erreur est ici le garant de la
fausse route effectivement pratiquée » (p. 608).
- La gradation pourrait être un révélateur de l'idéologie de
l’auteur de par la valorisation du premier ou du dernier terme.
Aussi Lacan en use-t-il avec précaution et sobriété quand ïl ne
la brise pas par le simple cumul (non progressif.) Voici la gradation
cumul : « Peintures sincères (..) rectifications (.….) étals et défen-
ses (.….) étreintes narcissiques >» (p. 249). — Voici un maniement
ironique et négatif : « Opinion vraie n’est pas science, et conscience
dans science n’est que complicité d’ignorance » (p. 632). — Voici
une progression corrigée par le voire : « Entendez magie, religion,
voire science » (p. 876). Par contre la gradation qui suit paraît
pleinement délibérée dans la mesure où elle révèle les théories de
l’auteur : «.L’agressivité intentionnelle ronge, mine, désagrège;
elle châtre ; elle conduit à la mort » (p. 104).
- Les allégories” prolongeant, structurant et interprétant les
métaphores sont légion : « Visage clos et bouche cousue n’ont point
ici le même but qu’au bridge. Plutôt par là l’analyste s’adjoint-il
l’aide de ce qu’on appelle à ce jeu le mort, mais c’est pour faire
90 COMPRENDRE LACAN

surgir le quatrième qui de l'analyse va être ici le partenaire et dont


l'analyste va par ses coups s’efforcer de lui faire deviner la main >
(allégorie illustrant la neutralité de l’analyste) — «Le désir se
supporte d’un fantasme dont un pied au moins est dans l’Autre
et justement celui qui compte même et surtout s’il vient à boîter »
(p. 780).
- La fable comporte une structuration narrative tout en gardant
son aspect de fiction manifeste. Lacan manie ce genre menacé
d’idéologie — en remployant ou retournant des matériaux venus
des traditions culturelles : « La mouche du coche » de La Fontaine
(p. 664), Ulysse et Polyphème : « Un Ulysse plus malin que celui
de la fable : celui divin qui bouffone un autre Polyphème, beau
nom pour l'inconscient, d’une dérision supérieure, en lui faisant
réciamer de n'être rien dans le temps qu’il clame être une personne,
avant de l’aveugier en lui donnant un œil» (p. 667).
- La parabole, sans perdre son aspect de fiction, s’adosse à
une sorte de vraisembiable de la réalité. En un sens, on peut dire
que les «cas» de l'expérience psychanalytique peuvent prendre
l’arrangement du texte, un statut parabolique (p. ex. p. 534). Par
ailleurs le récit repris à Edgar Poe sur la « Lettre volée » (pp. 12
à 14) joue un rôle de parabole; ou encore l’histoire des trois disques
que le directeur de prison remetà trois détenus (pp. 534-545). Voici
une petite histoire pour laquelle il faut oublier les résonnances
évangéliques que le terme parabole reçoit communément. « Un
train arrive en gare. Un petit garçon et une petite fille, le frère et
la sœur, dans un compartiment sont assis l’un en face de l’autre
du côté où la vitre donnant sur l’extérieur laisse se dérouler la vue
des bâtiments du quai le long duquel le train stoppe : « Tiens, dit
le frère, on est à Dames ! — Imbécile ! répond la sœur, tu ne vois
pas qu’on est à Hommes » (p. 500).
- Lacan sait au besoin recourir au dicton : « Un rêve après
tout n’est qu’un rêve » (p. 624).
- L'évocation d’une autre œuvre par imitation (mimèse), admi-
rative et surtout parodique, ne pouvait que tenter notre lettré :
« L'envoi dans le Moi » (à propos de Daniel Lagache, p. 661). « Le
réel est rationnel... Le rationnel est réel >» (Hegel).
- L'ironie fuse de tous côtés : « L'erreur de Mme Macalpine
se juge d’ailleurs, et en ceci qu’elle arrive au résultat le plus opposé
DISCOURS SUR LACAN 91

à ce qu’elle cherche » (p. 545). — « Sa réussite à articuler sous le


chef de la lettre même de Freud une position qui lui est strictement
opposée : vrai modèle en un genre difficile» (p. 688). — «On
s’étonne que la chasse au Dasein n’en ait pas plus fait son profit »
(p. 801).
- L'exemple précédent débouche sur l’antiphrase, dont voici
un bon spécimen : « Pensez de quelle hauteur d'âme nous témoi-
gnons à nous montrer dans notre argile être faits de la même que
celle que pétrissons » (p. 585).
- La dénégation serait d’autant plus intéressante à surveiller
que c’est une des données explorées par l’analyse. En vérité, elle
nous révèle la surveillance de Lacan : « Ce n’est pas non plus que
je tienne l’homme aux rats pour un cas que Freud ait guéri, car
si j'ajoutais que je ne crois pas que l’analyse soit pour rien dans
la conclusion tragique de son histoire par sa mort sur le champ
de bataille, que n’offrirai-je à honnir à ceux qui mal y pensent? »
(p. 598). Que voilà une figure à la fois avancée et déjouée.
- La concession garde délibérément son aspect rituel : « Sans
nous faire illusion sur la portée d’un exercice qui ne prend poids
que d’une analogie grossière... » (p. 679).
- Le paradoxe couvre les affirmations qui sans cela paraîtraient
simplistes. Il est ton habituel chez Lacan autant que figure parti-
culière. Voici entre autres exemples : «Il suffit d'y penser pour
qu'aussitôt prennent leur champ ces réflexions qu’on s’interdit
comme trop évidentes » (p. 857). Le mécanisme du paradoxe est
discrètement démonté dans ce donnant droit à l’évidence. Voici un
paradoxe annoncé comme tel : « Paradoxalement, la psychanalyse
se retrouve en tête de l’humanisme de toujours » (p. 690).
- La litote en formé négative paraît être davantage favorisée
que la litote simple : « Bien loin d’être insignifiant » (p. 14). —
«Le chapitre où Daniel Lagache interroge la structure du Çà ne
nous laisse pas déçus » (p. 657). — « Il ne me semble pas du tout
inaccessible à un traitement scientifique » (p. 873).

Permutations :
- La régression logique se double ici d’une ironie par déné-
gation feinte et aniiphrasée : « Nous ne prétendons pas apprendre
aux psychanalystes ce que c’est que penser. Ils le savent. Mais ce
92 COMPRENDRE LACAN

n’est pas qu’ils l’aient compris d’eux-mêmes. Ils en ont pris la leçon
chez les psychologues » (p. 616).
- Voici la régression chronologique : « La décadence qui mar-
que la spéculation analytique, spécialement dans cet ordre, ne peut
manquer de frapper, à seulement être sensible à la résonnance des
travaux anciens » (p. 615). — Ou encore celle-ci paradoxale : « De
celle-ci, née depuis Freud, Freud ne pouvait faire état» (p. 688).
- Et nous aboutissons à la pétition de principe feinte :
« C.C.Q.N.R.P.D. peut-on conclure, ce qui nous ramène au point
de départ, soit à réinventer la psychanalyse » (p. 591).
- La rétorsion logique est ici doublée d’une inversion syntaxi-
que de termes : « Dépistons donc la foulée, là où elle nous dépiste »
(p. 22). — « Tous ces propos ne font encore que voiler le fait qu’
ne peut pas jouer son rôle que voilà » (p. 699).
*#
*+k*

Après avoir, par les jeux phoniques, accru la distance entre


le langage et la nature, après avoir, par ses jeux syntaxiques, consa-
cré la suprématie du signifiant et, par ses jeux sémantiques, illustré
la séparation entre l’ordre élaboré des signifiants et le magma gJlis-
sant des signifiés, Lacan devait faire un sort à la logique des
propositions.
Selon une idée communément reçue, selon le vraisemblable cul-
turel de notre temps, les langages de la logique ou des sciences
(les humaines comprises devraient être univoques, c’est-à-dire dé-
couper strictement signifiants et signifiés. On aurait pu imaginer
un Lacan dissociant une écriture littéraire en ses jeux phoniques,
syntaxiques, voire sémantiques, d’avec une logique rigoureuse du
discours scientifique, analytique. C’est précisément cette ultime
tentation qu’il évite et dénonce en multipliant les métalogismes.
Comment maintenir jusqu’au bout la barre de séparation entre
l’ordre des signifiants et le magma des signifiés? Le chercheur
scientifique pouvait être pris en défaut, c’est-à-dire supprimer la
barre à la faveur d’une impeccable logique des propositions. Pris
en défaut, Lacan ? Pas encore ici. Les métalogismes veillent sur le
langage analytique et sur la communication du savoir.
*
++
DISCOURS SUR LACAN 93

Faut-il lire Lacan comme du Cocteau ? C’est une question que


nous glissons comme propédeutique à l'oreille de ceux qui désirent
aborder le texte de Lacan et se rebutent à le trouver inabordable. Com-
mencez donc par la rhétorique, le reste viendra par surcroît. Lacan,
du reste, ne dédaigne pas d’être appelé — de s'appeler — : «le Gon-
gora de la psychanalyse » (p. 467).
Mais ni cette question ni ce conseil-au-futur-lecteur ne doivent
provoquer une erreur d'adresse. Nous laissons aux critiques littéraires
le soin de décider si l’écriture lacanienne s'inscrit validement aux côtés
de celles du nouveau théâtre, du nouveau roman ou du nouvel art
oratoire. Pour notre part nous y avons vu un permanent exercice rhé-
torique à la fois pratiqué et démontré, démonté, jamais — presque
jamais — gratuit.
Si l'inconscient est structuré comme un langage, si les figures-
clés de ce langage : la métaphore et la « métonymie » sont des jeux
sémantiques, c’est-à-dire médiateurs entre ceux sur les formes (pho-
niques, syntaxiques) et ceux sur les propositions (métalogismes) il
importait que le discours sur l'inconscient fut un vaste tissu rhétori-
que. Les « précieux » au XVII: siècle avaient dressé la carte du Ten-
dre. Lacan vient sans doute de payer de son écriture pour dresser
celle de l’Inconscient.

3. LES INSTANCES IDÉOLOGIQUES

Le précédent chapitre sur les figures et surprises rhétoriques


nous a fait savoir l’exceptionnelle maîtrise des effets de langage chez
Lacan. Celui qui voudrait surprendre l’auteur — sans doute étais-je
animé de quelque obscure intention en ce sens — surprendre une
idéologie à la fois lacanienne et jouant à l'insu de Lacan, rentrerait
bredouille de cette chasse rhétorique. L'auteur a trop bien déjoué les
supports habituels d’idéologie que sont les jeux rhétoriques. Cela est
bien apparu à propos de la figure de gradation. Faut-il renoncer?
Lacan va-t-il défier indéfiniment quiconque s’efforcerait de déceler en
lui des indices de soumission à des instances idéologiques ?
A vrai dire, il ne s’agit pas d’un jeu de cache-cache, si excitante
soit cette enquête vis-à-vis d’un auteur à ce point subtil, sinon retors.
Il s’agit d’un problème fondamental de langage. Est-il possible de
parler dans une exemption totale d’idéologie ? C'est ce à quoi préten-
94 COMPRENDRE LACAN

dent les langages rigoureusement logiques du scientifiques. Mais à la


limite la suprême formalisation n'est-elle pas indice par cela même
d’une idéologie de la rationalité formelle ? Là où les choses se compli-
quent avec Lacan — pour en revenir à lui — c’est que, par sa maf-
trise des effets rhétoriques, par tout son génie ludique, Lacan a dé-
joué les signifiants habituels, normaux, d’idéologie, à savoir les signi-
fiants rhétoriques. Restent les lieux d'où parlent normalement les
idéologies. Les uns tiennent à des usages rhétoriques dans nos dis-
cours occidentaux : les commencements et conclusions ; mais si l’on
regarde les récits, on y découvre l’importance mythique de ces deux
moments. Les autres sont par fonction, par structure, réceptacles
d’idéologie : ce sont les qualificatifs surtout quand ils culminent en
superlatifs.

a) Commencements et conclusions

Un discours donné est une segmentation dans la chaîne illimitée


du langage. Les deux points de segmentation : le commencement et la
conclusion sont plus que tous les autres exposés aux instances idéolo-
giques, pour des raisons symétriquement inverses. Commencer c’est
signifier — et justifier — que l’on décide d’un prélèvement dans la
masse des discours possibles. Cela comporte — avec toutes les
précautions oratoires et professions de modestie que l’on voudra —
de se donner l’autorité d’avoir à parler 1. Cette opération paradig-
matique par excellence — puisque faisant un choix parmi les
discours possibles — donne normalement lieu à des investissements
idéologiques. Finir, conclure, serait à l’inverse une opération syntag-
matique : il s’agit de reverser le discours tenu dans l’ensemble
des discours humains, de le reverser au langage. Mais en même temps
il faut suspendre, interrompre le discours présentement tenu. Elargir
tout en clôturant : cette tension appelle normalement pour la conclu-
sion, de nouveaux investissements idéologiques.
Lacan surmonte assez bien l'épreuve des commencements. Il
prend habituellement le parti le plus simple pour déjouer l'idéologie :
celui de la dénotation fonctionnelle, c’est-à-dire celui du recours pur
et simple aux circonstances, aux situations du discours. D’où un com-

1. Acte performatif, dirait E. Benveniste, op. cit., à la suite du philoso-


phe anglais Austin.
DISCOURS SUR LACAN 95
mencement dépouillé, ex abrupto. Citons au hasard : « Le précédent
rapport vous a présenté l'emploi que nous faisons de la notion d’agres-
sivité. » (p. 101). — « Si le thème de ce volume 3 de La Psychana-
lyse me commandait cette contribution. » (p. 493). Aïlleurs c’est
une sorte de dicton : « Le centenaire de la naissance est rare à célé-
brer » (p. 459). Ce peut-être enfin l’assertion à contre-courant, à l’en-
contre des opinions reçues : « Un demi-siècle de freudisme appliqué
à la psychose laisse son problème encore à repenser, autrement dit au
statu quo ante» (p. 531). En tout cela d’aucuns pourront parler de
désinvolture, mais à supposer même que la critique ait quelque fonde-
ment, il n’y a pas là matière à parler d’idéologie caractérisée.
De fil en aiguille, nous aboutissonsau début du rapport au Con-
grès de Rome (26-27 septembre 1953) : « Tel est l’effroi qui s’est
emparé de l’homme à découvrir la figure de son pouvoir qu'il s’en
détourne dans l’action même qui est la sienne quand cette action la
montre nue. C’est le cas de la psychanalyse ». La découverte — promé-
théenne — de Freud a été une telle action ; son œuvre nous l’atteste à
mais elle n’en est pas moins présente dans chaque expérience
humblement conduite par l’un des ouvriers formés à son école » (p.
242). Le lyrisme ici nous étonne, il détonne quelque peu dans le dis-
cours de Lacan. Mais l’idéologie prométhéenne des pouvoirs de la
psychanalyse est aussitôt confisquée par un hommage à Freud, réduite
par l’appel à l’humilité, pour les autres. Et si perdure quelque relent
idéologique, Lacan se chargera de le dissiper, en publiant les Ecrits :
« Un rien d’enthousiasme est dans un écrit la trace à laisser la plus
sûre pour qu’il date, au sens regrettable. Regrettons-le pour le dis-
cours de Rome » (p. 229).
Ainsi donc, pour les commencements de discours, Lacan se charge
de nous ré-expédier bredouilles. |
Voyons alors les conclusions. Ici Lacan s’expose davantage :
— La vérité et la mort. « J'ai nommé Max Jacob, poète saint et
romancier, oui, comme il l’a écrit (...) : le vrai est toujours neuf » (p.
193). Max Jacob illustre ici la passion de « dévoiler la vérité », pas-
sion qui caractérisait l’œuvre de Socrate, Descartes, Marx et Freud.
Cette vérité sur le sujet est l’œuvre conjointe du praticien et du pa-
tient : « La psychanalyse peut accompagner le patient jusqu’à la limite
extatique où se révèle à lui le chiffre de sa destinée mortelle mais il
96 COMPRENDRE LACAN

n’est pas en notre seul pouvoir de praticien de l’amener à ce moment


où commence le véritable voyage » (p. 100, souligné par nous).
Il s’agit, rappelons-le, de la vérité libératrice, celle où le patient
parvient à défaire son texte inconscient et imaginaire brodé en l’oubli
du signifiant premier, et à redécouvrir le vrai point de départ de l’ordre
symbolique ; cette vérité n’a guère de rapports avec une vérité ontolo-
gique ou religieuse. « Car la vérité s’y avère complexe par essence,
humble en ses offices et étrangère à la réalité, insoumise au choix du
sexe, parente de la mort et à tout prendre, plutôt inhumaine » (p. 456,
souligné par nous). Voici donc que la mort nommée une seconde fois,
et l’inhumanité. Lacan ne s'était guère attardé sur le prométhéen car
il avait flairé le danger d’un lyrisme antithéiste. Ici, par contre, en dé-
nonçant toute tentation ontologique, il lie avec gravité les thèmes de
mort et d’inhumanité à celui de vérité, car l’ordre du langage s’édifie
sur la mort des choses, et la vérité du sujet se conquiert sur les rôles,
sur les masques, sur les personnages prétenduement humains. S'il y a
marque idéologique de ces thèmes associés de vérité, de mort et d’hu-
manité, c’est avant tout — dans le lieu privilégié d’une conclusion —
par un effet de négation, par un effet anti, (anti-opinion reçue, anti-
idéologie courante…..).
— L'ignorance et le Rien. Mais cette vérité mortelle, la psycha-
nalyse ne l’atteint qu’en renonçant aux prétentions dogmatiques, au
dogme du savoir. Lacan recourt au vocabulaire de la théologie néga-
tive : « L’analyse ne peut trouver sa mesure que dans les voies d’une
docte ignorance » (p. 362).
Le langage mystique est à son tour récupéré, retourné, au béné-
fice de Freud dans une conclusion grave : « Ici s’inscrit cette Spaltung
dernière par où le sujet s’articule au Logos et sur quoi Freud com-
mençait d'écrire nous donnant à la pointe ultime d’une œuvre aux
dimensions de l’être la solution de l’analyse infinie, quand sa mort y
mit le mot Rien » (p. 642). Cet étonnant renversement tarpéien : le
Rien au moment où le chercheur atteint le Logos, prend une intona-
tion à la fois hautaine et pathétique.
— Le style. Puisque le sujet humain découvre sa vérité dans cette
mort des prétendues réalités qu’opère le Langage, puisque le plus
grand de tous les psychanalystes a donné l’exemple de la soumission
au Rien, que reste-t-il pour l’œuvre originale d’un chacun, pour l’œu-
vre du psychanalyste ? « La seule formation que nous puissions pré-
DISCOURS SUR LACAN 97

tendre transmettre à ceux qui nous suivent : un style (p. 458, souligné
par nous). Cette mise en valeur du style en conclusion ne peut man-
quer de nous frapper. Une certaine parenté se fait peut-être jour entre
Lacan et Claude Lévi-Strauss, lequel instaure la musique des mythes
sur les ruines du sens.
— La fraternité humaine. Une fois levés tous les masques —
individuels ou collectifs — qui dissimulent l’homme, la fraternité peut
discrètement commencer : « C’est cet être de néant que notre tâche
quotidienne est d'ouvrir à nouveau à la voie de son sens dans une fra-
ternité discrète à la mesure de laquelle nous sommes toujours trop iné-
gaux » (p. 124). Note discrète, soit, mais dont la place en conclusion
demeure révélatrice.
Ces fins de discours sont-elles des lieux où l’idéologie lacanienne
échappe à l’auteur, se libère à son insu ? Ce serait bien naïf de croire
qu’un Lacan ignore les pièges des conclusions de discours. Tout ce que
nous pouvons dire c’est qu’un tel lieu lui permet de marquer; de souli-
gner, parmi ses thèmes habituels ceux qui bénéficient d’une préférence.
Par ailleurs nous avons vu la marque négative, la marque anti. Certai-
nes connotations idéologiques pourraient donc se glisser dans ces
jeux de différences : différence’ avec. les autres (anti), différence de
soi à soi (thèmes préférentiels).
b) Les sphères de la qualification
Comme tout le monde, Lacan, du fait qu’il parle, écrit, est con-
traint de qualifier : qualifier les autres auteurs, les œuvres, les situa-
tions, les idées reçues, etc. Opération normale, réglée, du langage,
mais opération particulièrement exposée aux idéologies, car les quali-
ficatifs et les superlatifs, il va falloir les chercher dans une sorte de
sphère normative et les disposer selon un différentiel appréciatif. Qua-
lifier, c’est soumettre l’objet à sa propre qualification mais en même
temps se soumettre par quelque côté au système qualifiant. Rude
contrainte du langage à laquelle chacun peut échapper partiéllement
grâce à l’humour ou à l'arbitraire affiché, mais non indéfiniment. A
moins d’être une sorte de Méphistophélès dominant et déjouant toutes
les contraintes du langage, Lacan pourrait bien ici subir la loi com-
mune.
- Le lumineux / et l’obscur
Cueillons ici ou là quelques formules : « Un aperçu illuminant » ;
98 COMPRENDRE LACAN

« de façon” éblouissante >» ; « formules limpides » ; « lumineux expo-


sé» ; « lumineux article »… Mieux encore ce lumineux accède au
superlatif : e Description très brillante » ; « un des traits les plus ful-
gurants de l'intuition de Freud » ; « Freud les a aperçus dans une ful-
gurance qui leur donne une portée dépassant toute critique tradition-
nelle >» (p. 879). Que Freud soit le principal bénéficiaire du lumineux
est un argument d’autorité qui vient renforcer la marque superlative.
Cette valorisation du lumineux se confirme — paradigmatique-
ment — par la dépréciation de l’obscur : « obsénités des frères obscu-
rantins » (p. 464). Nietzsche fait figure d’une « nova ‘aussi fulgurante
que vite rentrée dans les ténèbres » (p. 407). Ainsi donc Lacan paraît
sacrifier aux vieilles divinités idéologiques de la ténèbre et de la lumiè-
re... des lumières.

- Le subtil / et le trivial
Nouvelle valorisation qui nuance la précédente : celle du langage
subtil : «spéculation ingénieuse » ; «la rhétorique raffinée dont
l'inconscient nous offre la prise » (p. 439). Nous atteignons rapide-
ment au superlatif : « le très subtil et délicieux Trenel >» (p. 168). —
« sa lettre d’une très attachante finesse >» (p.671). — « écriture fémi-
nine très fine » (p. 35).
Le trivial est multiple : « choquante prise à partie » ; « dicho-
tomie grossière » ; « incidences scabreuses » ; « diafoiresque » ; oppo-
sition triviale » ; « vers atroces » ; ici l’intonation confine au super-
latif. Il faut y adjoindre sans doute le « pédant » et la « cuistrerie ».

- Le charmant / et le bouffonnant
Cette opposition est homologue à la précédente. La face négative
est davantage marquée ; pour quelque « boucle charmante » ou quel-
que « délicieux Trénel », nous trouvons un éventail plus large de :
reportages bouffonnants » ; «exploits dérisoires » ; « dilatante syn-
thèse », sans compter l’utilisation ironique et populaire de meilleur et
de bon (+ la meilleure de l’année... »).

- Le perspicace / et le naïf
Nous repartons sur une opposition différente. Le perspicace est
d’autant plus valorisé que rare. : « Exceptionnelle par sa perspica-
cité ». Par contre l'éventail de la naïveté ou de l’imbécilité s’élargit
DISCOURS SUR LACAN 99

et inclut le superlatif : il est « stupide » (d’utiliser la technique freu-


dienne sans son expérience) : «la plus énorme imbécilité > ; « ce
monument de naïveté >».

- L’humble / et le suffisant
Nous passons à des oppositions où interviennent des connota-
tions éthiques : «la vérité, humble en ses offices » ; «la fraternité
discrète ». A l'encontre de cela, nous trouvons « l’idéalisme exorbi-
tant, la suffisance clinicienne » ; « l’insolent prestige » ; « l’esbrouffe
philosophique... ».

- L'humour / et l’honorabilité
Cette opposition est homologue de la précédente : « L'humour
n’y est de mise jamais (..). Leurs auteurs sont désormais trop
soucieux d’une position d’honorables » (p. 811).

- Le salubre / et l’insensé
Ici les termes négatifs sont davantage marqués : pour une « recti-
fication salubre », nous trouvons : la «catégorie nauséeuse de
« Jaspers et consorts » ; «l’ordre insensé du fascisme » (p. 135);
< l'extrême de l’absurdité ».… (p. 455).

- Lé franc / et l’hypocrite
« Peut-on espérer que la religion prenne dans la science un
Statut un peu plus franc?» (p. 872). Ici l’on peut hésiter sur un
terme ambigü comportant des signifiés de loyauté maïs aussi de liberté.
Mais les termes opposés lèvent l’ambiguïté : « Tant de siècles l’hypo-
crisie religieuse » (p. 528) ; les rartufferies moralisantes ; ou encore
le « captieux », « l’insidieux >».

- Le puissant / et le faible
Cette opposition est d’autant plus marquée que simplifiée : « La
fiction de Poe si puissante au sens mathématique du terme » (p. 10).
« Une position de faiblesse absolue » (p. 33) ; une définition molle ».
Jusqu'à présent, nous pouvions mettre deux sphères de quali-
ficatifs en opposition, le premier terme l’emportant sur le second.
Une structure idéologique de valorisation/dépréciation sous-tend
toutes ces oppositions. Voici par contre un double inventaire où
100 COMPRENDRE LACAN

nous trouvons des termes valorisés et d’autres dépréciés, sans que


le paradigme apparaisse expressément pour chacun d’eux.
Valorisation : altier, minutieux, rigoureux, précis, digne d’antho-
logie, prestigieux, illustre, fascinant, éminent, pathétique... L’admirable
se place dans cette catégorie, encore qu’il soit parfois connoté
d'humour.
Dépréciation : Caduc, rétrograde, dégradé, étrange, idôlatrique,
mythique, exécrable, intolérable, catastrophique...
Il est enfin des qualificatifs neutres dont l’emploi consiste à
marquer un terme — à le sortir de l'ordinaire plutôt qu’à le
valoriser : paradoxal, extraordinaire, étonnant, médusant…

+
LE]

Nous venons de voir par couples d'opposition les diverses sphères


du système qualificatif de Lacan. Les termes qualifiants peuvent être
maintenant disposés selon plusieurs batteries idéologiques.

- La batterie intellectuelle
Le mot est banal, — et l’apparaît plus encore en regard des
textes de Lacan — mais les instances idéologiques ont précisément
pour caractéristique de toucher aux lieux communs. Le recours au
lumineux, à la fulgurance et le rejet de l’obscurantisme ; — l’appel
à la subtilité, à la finesse et le mépris de la grossièreté ; — la valori-
sation du perspicace, du minutieux, du rigoureux, du précis et la
dépréciation du stupide, de l’idolâtrique, du mythique, relèvent d’une
culture, d’une tradition d’intellectualité à la française qui ne paraît
pas devoir rompre avec le siècle des lumières ; et cette culture s’en-
richit des valeurs présentement valorisées dans le siècle des sciences
humaines.

- La batterie esthético-littéraire
La faveur pour le brillant, le subtil, le charmant et le rejet du
choquant, du scabreux, du trivial, du pédant, du cuistre ; la critique
des « vers atroces » et l’admiration pour les morceaux dignes d’antho-
logie; l'ironie pour le bouffonnant et le dérisoire, relèvent d’un goût
affiné, raffiné, qui, sous les aspects les plus divers, s'apparente à
celui d’une culture aristocratique et allusive. Et cette culture peut
DISCOURS SUR LACAN 101

fort bien comporter sa part de critique interne et de non-conformisme.


Les signes de reconnaissance et ceux d’exclusion peuvent varier à
linfini, mais le système s’avère en définitive assez simple. Lacan tenu
de qualifier, d'apprécier ou de déprécier, n’a pu — ou n’a pas cru
devoir — perturber le code du bon goût. Les familiarités, les argo-
tismes parsemés dans le texte y exercent une fonction rhétorique, et
confirment la règle générale.

- La batterie de l’humour
L'humour exercé en permanence — et professé — par Lacan
se rattache partiellement au code du bon goût dont nous venons de
parler. Il se relie également au code de la salubrité mentale et au
code éthique dont nous parlerons. Autant dire que l’humour lacanien
traverse tous les codes et toute l’œuvre. Ii est et se veut inimitable
et par là tient de la performance personnelle de l’auteur. Mais il
s'inscrit et se fait reconnaître dans une communication et par là tient
aussi d’une compétence codifiée. L'humour lève tous les masques du
sérieux, de l’honorabilité, de la scientificité. Il se présente comme
une distance de soi à son œuvre. Mais il ne peut s'empêcher d’être
lui-même un indicateur, sinon un rôle. La fonction de l’humour
s'apparente à celles des embrayeurs (shifters) selon Jakobson: il
s’énonce allusivement et renvoie à l’acte d’énonciation.

- La batterie éthique-sanitaire
Préconiser l’humble et rejeter le suffisant, valoriser le salubre
et déprécier l’absurde ou l’insensé, apprécier le franc (loyal et libre)
et mépriser l’insidieux ou l’hypocrite, cela relève de l’hybridation d’un
système éthique et d’un système sanitaire qui, de nos jours, marque
aussi bien les moralistes que les psychologues, les uns et les autres
échangeant leurs attributs.

- La batterie de la puissance
À supposer que «la puissance » valorisée le soit «au sens
mathématique du terme » (p. 10), les termes opposés au sens commu-
nément reçu : la faiblesse et la mollesse sont vouées aux gémonies.
Ajoutons à cela l’emploi favorable de « prestigieux », de « fascinant »,
d’ «illustre », d’ « éminent >» — fût-ce avec humour et respect atiché
des conventions sociales — et les connotations admiratives de l’ « ad
102 COMPRENDRE LACAN

mirable ». A partir de là émerge un code de la grandeur et de


l'exception — de la grandeur exceptionnelle — qui fait contrepoint
à celui de la modestie et de l'humilité et qui commande tous les rejets
de l'ordinaire, du banal et du débile.

*
x+

D’autres batteries figurent à l’état d’esquisse : la dépréciation


du « rétrograde » comporte une idéologie du progrès ;,la peur de
l « intolérable >» et du « catastrophique » renvoie au lieu commun de
l’humainement supportable. Mais ni ces nouvelles batteries ni les
précédentes, davantage manifestées, n’ont pas créé la surprise que
la subtile rhétorique de Lacan pouvait faire escompter. Les instances
idéologiques ne sont pas tellement différentes de celles que l’on peut
rencontrer dans l’intelligentsia moderne des chercheurs en sciences
humaines. Lacan leur a payé sa part de tribut. C’est là une exigence
de la communication. On pourra parler de la subtilité et de la précio-
sité lacaniennes, non d’un ésotérisme, quoique d’aucuns aient pu
prétendre. On pourra parler d'humour et d’esprit critique, non de
subversion des codes. Exigence de la communication, avons-nous dit,
avec tous les signes de reconnaissance que cela implique. A ce niveau,
Lacan a joué le jeu. Reste à savoir si un tel jeu idéologique est subi
ou assumé, si Lacan s’est pleinement soumis aux instances idéolo-
giques, ou s’il les a mises en jeu, compte tenu de < l’homme à qui
l’on s’adresse » (p. 9), compte tenu de la destination de ses paroles
et de ses Ecrits. Dans l’un et l’autre cas, Lacan avoue son allégeance
vis-à-vis de l’ordre symbolique. Après avoir pleinement maîtrisé les
signifiants rhétoriques, il a en quelque sorte consenti aux signifiés
idéologiques. La théorie lacanienne de la suprématie.du signifiant s’est
transmutée en suprématie de Lacan, sur le signifiant. Mais l’ordre
des signifiés idéologiques a glissé sur le terrain de la communication.
D a
Digréssion philosophique

Autant, sinon plus, que Lévi-Strauss, Lacan intéresse les philo-


Sophes. Plus que l’ethnologue, lequel écarte par boutades les pro-
blèmes philosophiques, Lacan provoque les philosophes en affrontant
le Cogito cartésien et ses filiations, en s’adossant à Hegel. Quand
bien même cet auteur, dont la culture est particulièrement déliée,
s’abstiendrait de toute allusion philosophique, il ne pourrait s’'épargner
l'inspection des philosophes contemporains ; car il s’attaque aux
propriétés du sujet, du sens, de la vérité. Nous parlerons tout d’abord
du progrès philosophique de Lacan, après quoi nous irons aux textes
lacaniens concernant plus particulièrement Descartes, Kant et Hegei.

+
* x

Voici pour commencer un témoin favorable : Anika Riffiet-


Lemaire, laquelle bénéficia du reste, en guise de préface, d’un bien-
veillant et humoristique imprimatur de Lacan : « Unique en cette
place, même s’il y en a plusieurs. Un sourire se multiplie quand c’est
celui d’une jeune personne » 1. Pour mieux faire comprendre et
admettre une « philosophie du langage chez Lacan »., A. Rifflet-
Lemaire se réfère à des réflexions d’A. de Waelhens sur les rapports
entre langage et réel, et dE. Ortigues sur les rapports entre symbo-
lisme linguistique et symbolisme social.
Qu'en est-il pour Lacan lui-même ? « La naissance du langage,

1. « Préface» dans A. Rifflet-Lemaire, op. cit. p. 9.


104 COMPRENDRE LACAN

l'utilisation “du symbole, opèrent une disjonction entre le vécu et le


signe qui vient le remplacer ». Cette disjonction va s’accroître avec
les années, car le langage s'inscrit au plan de la conscience, de la
réflexion, des rationalisations, tandis que le vécu inconscient est
multiple et « indépassable ». Le développement du langage conscient
est corrélatif d’un refoulement accru de l’inconscient vécu.
Dans l’accès au langage conscient, le point crucial est celui où
l'individualité est désignée. L’acquisition du Je et du Tu est tardive :
auparavant le sujet s'entend désigner et se désigne par son nom, ou
son prénom, personnel, suivi de la troisième personne ou plutôt de
la non-personne (le sl). Accéder pleinement au langage permet de
prendre « conscience de soi comme entité distincte » faire jouer le
je, le tu et le il distinctement. Pour se distinguer du monde, des choses,
pour se libérer de la relation imaginaire d’indistinction, il faut un
ordre tiers, l’ordre du langage. Le langage procure l’autonomie indi-
viduelle. « Mais la présence de l’intermédiaire, rappelons-le, est aussi
ce qui engendre le conditionnement humain. Le langage véhicule un
donné social, une culture, des interdits et des lois. L’enfant qui fait
son entrée dans cet ordre symbolique à dimensions multiples va être
façonné par cet ordre, en recevoir la marque indélébile ».
Le problème du sujet rebondit : grâce à l’ordre intermédiaire
du langage, la désignation, la manifestation linguistique du je est
possible, effective, sauf dans le cas des psychoses. Mais cette dési-
gnation est-elle émergence de la subjectivité ? Pas nécessairement et
le plus souvent même, pas réellement. Car la « référence à soi » n’est
jamais « immédiate, directe ». Elle s’effectue par les codes du langage,
par exemple, à l’aide de pronoms, d’embrayeurs codifiés. Entre la
subjectivité réelle et la désignation langagière de celle-ci, s’introduisent
les masques, les mensonges de l’imaginaire. Avec les névroses (où
le je est néanmoins manifeste), la coupure est d’autant plus profonde
que les illusions se fixent, se pétrifient. La solution, la guérison, ne
consiste pas à surmonter la division entre le je désigné et le je sub-
jectif, mais à éliminer les masques et mensonges de l’imaginaire qui
donnent l'illusion que la coupure est abolie, la béance colmatée. Il
s’agit pour le sujet de prendre conscience de l’ordre symbolique et
de ses contraintes tel qu’il s’est mis en place — dans son inconscient
DIGRESSION PHILOSOPHIQUE 105

et son conscient à partir du Nom-du-Père. « Un accès plénier à l’ordre


symbolique est donc la condition de la normalité » 2.

*
+ *

Et voici les témoins à charge. Dans son intense plaidoyer « pour


l’homme » 3, M. Dufrenne intervient rapidement sur le cas de Lacan,
l'englobant dans une cohorte de structuralistes, aux côtés de M. Fou-
cault, d’Althusser, de Lévi-Strauss et des tenants d’une « philoso-
phie » (implicite) « du langage ». Critique résolument personnaliste.
Lacan va-t-il revaloriser la parole grâce à la responsabilité du
psychanalyste ? On pourrait le croire à lire ses textes sur la fonction
de la parole en psychanalyse et sur le moment libérateur de la
« parole pleine » ; sur la subjectivité créatrice » et sur l’appel à militer
pour la culture. D’autant que Lacan « refuse — loué soit-il! — que
la fin de la cure soit comme pour la psychanalyse américaine, de
remettre l'individu en communication avec la collectivité où il s’aliène
et de le rallier au conformisme régnant ».
Mais il faut se détromper car la « philosophie qui sous-tend
cette psychanalyse » dévitalise le réel et donc la praxis par quoi
l’homme est en « relation polémique avec le monde ». La stratégie
de la cure n’a pas pour but de « remettre le sujet au contact du réel »
mais plutôt en relation avec l’ordre du langage et du concept. Par
là Lacan renoue avec les philosophies idéalistes du concept.
Ce report sur le langage entraîne la dépersonnalisation de l’in-
conscient. « On passe délibérément de l’idée que les lois du langage
sont inconscientes (...) à l’idée que ces lois constituent l’inconscient ».
Qui plus est, tandis que la linguistique formule « innocemment » ces
lois du langage, Lacan va faire du langage la Loi par excellence,
l'Ordre, l'impératif catégorique, absolu dans son abstraction, l’investir
donc d’une « dignité extraordinaire ».
A supposer que Lacan dévoile avec validité scientifique les
formes par lesquelles passe inévitablement le discours concret de
l'inconscient, va-t-il sauver l’individualité au niveau du contenu
concret qui remplit ces formes? Lacan paraît répondre à cette

2. Citations explicites ou implicites d’A. Rifflet-Lemaire, op. cit. pp.


109 à 124.
3. Seuil, 1968.
106 COMPRENDRE LACAN

question en confiant au Désir le «sens singulier » du discours. Mais


à bien regarder, ce Désir est lui aussi d’ordre formel, formaliste, il
«a les mains pures ». Ce Désir nettement distinct du besoin orga-
nique est mu, actionné par le langage, et d’objet en objet, se tourné
en définitive vers l’Autre, vers le Signifiant qui désigne une absence,
vers le signifiant premier, le Phallus qu’il ne lui importe pas d’avoir,
mais d’être.
« Le sujet le sera-t-il jamais ? » C’est la visée que Lacan parais-
sait assigner à la « parole pleine », libératrice. Mais cette visée est
contredite par le décentrement du sujet dont la conscience de soi
est « ailleurs, dans le discours ». Le sujet se trouve voué à rester
manque-à-être, ou encore « être-pour-la-Mort » ; le sujet est « aliéné
dans le langage ». Du reste, si Lacan clinicien garde encore la préoc-
cupation de faire progresser le sujet qui se confie à lui, des « épi-
gones » plus intransigeants vont jusqu’à dire leur indifférence vis-à-vis
de cette progression et parachever la « liquidation du sujet » 4.

*
*k*

Tout en rejoignant cette critique phénoménologique et person-


naliste, Jeanne Parain Vial se place davantage sur le terrain épistemo-
logique, celui du rapport entre validité scientifique et vérité visée
par l'esprit. Pour Lacan, dit-elle « la structure trouvée au terme de
l’analyse psychanalytique n’est autre que la vérité. Elle est le discours
vrai sur lequel l’analyste et le patient s'accordent ». C’est là une
position hégélienne pour laquelle la « vérité n’est autre que le discours
rationnel », un discours qui n’a pas à se soumettre à l’expérience.
Plus encore, cette rationalité s'établit au-delà du concept dans l’ordre
des structures signifiantes : « La vérité s’identifie à la structure for-
melle du signifiant ». Cette vérité est une « vérité sans contenu ».
Qu'il y ait un contenu à la vérité est une ultime illusion, une ultime
résistance — l'illusion, la résistance du savoir — en définitive un
masque qu’il importe d’arracher. Y aurait-il alors un vrai visage au-
delà de la pseudo-vérité qu'est le savoir ? « Il semble bien que, pour
Lacan, lorsque tous les masques ont été arrachés, il ne reste que la
connaissance de la syntaxe mathématisable de leur succession ».

5 4. Citations explicites et implicites de M. Dufrenne, op. cit. pp. 91 à


110.
DIGRESSION PHILOSOPHIQUE 107

Mais « Lacan a dû sentir le danger » — d’une telle formalisation


de la vérité — «et c’est peut-être pourquoi les mots de fraternité
et d'amour reviennent si souvent sous sa plume». Est-ce là une
attitude comparable à celle de Brunschvicg qui « pensait, lui aussi,
que l’accord sur les vérités logiques en mathématiques pouvait sus-
citer la fraternité » ? Est-ce «un discours vide qui joue sur les
profondeurs que remue en nous un vocabulaire emprunté à la tradi-
tion religieuse > ? Et en toute hypothèse «comment cet amour se
distingue-t-il de la volonté de puissance qui a la même source que
lui? > Autant de questions auxquelles l’énigmatique Lacan ne répond
pas. Auxquelles il ne pourrait répondre pleinement car « pour
l’homme la vérité et l'amour passent par la médiation de Dieu » 5.

*
**

Lacan, homme de culture raffinée, ne manque pas d’aller puiser


des citations ou émettre des allusions, dans le monde des attitrés de
la « philosophie », comme du reste dans celui des écrivains, des
scientifiques, des peintres, voire des cinéastes. Socrate qui demeure
pour lui la figure par excellence de la recherche de la vérité et de
l’investigation sur l’homme, se prête à une nouvelle version, laca-
nienne. « La maïeutique de l’Interlocuteur » fait avouer « l’absolu de
la Justice », « par la seule vertu du langage » 6. Platon inaugure de
« fascinants » procédés d’analyse avec le thème de la réminiscence
et la « dialectique commune aux passions de l’âme et de la cité» 7;
il offre à Lacan sa réserve de mythes symboliques : l’homme sphéri-
que, primordial, le dyade, l’Eros. Aristote nous l’avons vu, a systéma-
tisé la rhétorique. Saint Augustin a devancé, « de façon fulgurante »
certaines psychanalyses de l’agressivité de l’enfant, et certaines thèses
lacaniennes en refusant au sujet personnel — ce sujet fût-il Dieu —
l’attribut de cause-de-soi.
Ces incursions dans l’antiquité révèlent un double intérêt : celui
des anticipations analytiques, celui des illustrations mythiques. S'y
ajouterait-il un troisième, celui des théorisations métaphysiques ? Si

5. Citations explicites et implicites de J. Parain-Vidal, « Analyses


structurales et idéologies structuralistes », Privat, 1969, pp. 139 à 153.
6. « Ecrits», p. 128.
7. Ibid. p. 121.
108 COMPRENDRE LACAN

nous suivons les incursions dans le champ des philosophes modernes,


nous voyons Lacan se référer aux auteurs attitrés avant tout sous
leur aspect de « moralistes », d’analystes de l’homme. Sous ce jour,
il témoigne quelque faveur à Nietzsche, Kierkegaard et Pascal, voire
à Newmann. Il s'oppose courtoisement aux existentiels Merleau-Ponty
et Sartre, mais réserve ses dents les plus dures pour Bergson et
Jaspers, ce dernier ayant eu le malheur de juger de haut la psychana-
lyse. Karl Marx, un des grands chercheurs de vérité, fait autorité
du côté socio-économique. A. Koyré, M. Foucault viennent allusive-
ment en renfort. Avec Spinoza, nous passons des recherches sur
l’homme (devancières des psychanalyses) à la définition « célèbre »
du vrai : « une idée vraie doit (l’accent est sur ce mot qui a le sens
de : nécessité propre), doit être en accord avec ce qui est idée par
elle » 8. Heidegger, par contre, analyse « l’ambiguité radicale » de la
notion de vérité 9%. Ainsi nous retrouvons, par voie de citation, des
problèmes considérés comme spécifiques de la philosophie.
Sommes-nous ramenés à l’idéalisme, et cet idéalisme est-il celui
du Cogito ? Il est temps d’examiner le sort fait à Descartes, l’un des
trois philosophes dont Lacan s’occupe longuement. Descartes est
honoré, aux côtés de Socrate, Marx, et. Freud, comme un des grands
chercheurs de vérité : « Le mot d’ordre d’un retour à Descartes ne
serait pas superflu » 10, C’est avec lui que s’affronte — dans un
combat de grands — Freud. Le premier a posé le Cogito ergo sum :
je pense donc je suis, avec pour implication : Cogito ibi sum : je
pense là où je suis. L’affirmation existentielle du sujet se lie à la
« transparence du sujet transcendental ». C’est précisément là qu’in-
tervient Freud pour réintroduire l’opacité de l'inconscient, pour
débloquer la liaison de transparence entre le je sujet et le je trans-
cendental de la pensée. La conversion freudienne consiste dans un
déboîtement : « Je pense là où je ne suis pas, donc je suis là où je
ne pense pas (...). Je ne suis pas là où je suis le jouet de ma pensée ;
je pense à ce que je suis là où je ne peux pas penser ». Et ce déboi-
tement freudien, Lacan le reformule à sa manière en dissociant le
je énoncé du je énonciateur : « Il ne s’agit pas de savoir si quand

8. Ibid. p. 154.
9. Ibid. pp. 21 et 166.
10. Ecrits, p. 163.
DIGRESSION PHILOSOPHIQUE 109

je parle de moi de façon conforme à ce que je suis, maïs si quand


je parle je suis le même que celui dont je parle ».
Descartes a donc porté au point culminant le « mirage qui rend
l'homme moderne si sûr d’être soi» jusque « dans ses incertitudes
sur lui-même » 11, il a accentué de façon trompeuse « la transparence
du je en acte aux dépens de l’opacité du signifiant qui le déter-
mine » 12, La seule façon correcte d'écrire le cogito serait de mettre
entre guillemets la seconde partie de la formule « donc je suis », de
rapporter au langage l’assertion d’existence 13. Pourtant Descartes
dans ses Méditations, a frôlé, touchant la folie, le problème des illu-
sions du sujet. Mais il a passé trop vite et pour assurer les certitudes
du sujet est allé jusqu’à contraindre Dieu à se faire créateur « pour
garantir les vérités éternelles » 14.
Une telle échappatoire s'explique du moins par le risque que
Descartes a couru de mettre en doute ses certitudes. Il n’en va pas
de même pour Kant, hautement sérieux et assuré, surtout le Kant
de l'impératif moral. Cet impératif se pose de lui-même universel
«en droit de logique ». 11 « met en balance, non seulement le plaisir,
mais douleur, bonheur ou aussi bien pression de la misère, voire
amour de la vie ». Pour une telle suspension, l'impératif moral révèle
à l’homme sa liberté. Impératif et liberté s’impliquent étroitement.
Kant illustre son propos par deux cas hypothetiques : celui d’un
homme qui. prétend ne pouvoir résister à la passion, mais qui, sans
doute, reconsidèrerait cete assertion s’il devait être pendu après avoir
assouvi sa passion ; celui d’un homme menacé de mort par le tyran
à moins de poser un faux témoignage et qui éprouverait en lui la
possibilité de résister à l’injonction tyrannique, donc d’être libre.
Ces exemples excitent la verve de Lacan. A propos du premier :
« Le gibet n’est pas Ja Loi ni ne peut être par elle voituré. Il n’y a
de fourgon que de la police (...) Mais la Loi est autre chose comme
on le sait depuis Antigone ». C’est déjà renvoyer Kant à lui-même,
lui qui a distingué légalité et moralité, et donc le mettre en contra-
diction. Mais le premier homme pourrait fort bien encourir le risque
du gibet, si le point d’honneur et la passion conjugaient leurs pous-
sées; en ce cas, le désir serait plus fort que la légalité. Mais si la
11. Cette citation et les précédentes dans les Ecrits, pp. 516-517.
12. Ibid. p. 809.
13. Ibid. p. 865.
14. Ecrits, p. 865.
110 COMPRENDRE LACAN

légalité l'emporte, «le désir ne tient pas (.…) pour la raison que la
loi et le désir refoulé sont une seule et même chose, c’est même ce
que Kant a découvert ». Ainsi le désir — conscient dans l’hypothèse
du risque couru, inconscient dans l’hypothèse du respect de la léga-
lité — suffit à rendre compte de ce que Kant disait en termes de
loi, non sans se contredire.
Le second exemple n’est pas davantage concluant. Ce qui compte
ce n’est pas la vérité ou la fausseté du témoignage : il est des vrais
témoignages qui condamnent des innocents à mort (par exemple décla-
rer sous l'occupation nazie qu’un Juif est bel et bien juif...) ; et du
reste y a-t-il vérité — ou fausseté — pleine et pure ? Ce qui compte,
c'est le rapport du désir de l’homme sollicité avec le désir du tyran.
Son refus, au péril de la vie, peut être sous-tendu par le désir d’em-
pêcher que le tyran ne « s’arroge le pouvoir de s’arroger le désir de
l'Autre ». Ainsi donc dans l’un et l’autre cas, rapportés par Kant, le
« véritable levier >» n’est pas un impératif moral universel, mais le
désir : « Il s’avère que le désir peut n’avoir pas seulement le même
succès, mais l'obtenir à meilleur droit » 15. La critique de la Loi kan-
tienne ne diffère pas notablement de celle du Cogito cartésien : Lacan
introduit l’opacité du désir là où Kant instaurait la transparence —
« les mains pures » — d’une Loi formelle.
Tournons-nous alors vers Hegel. Nous avons déjà fait état (en
première partie, chapitre III) des nombreuses références de Lacan à
l’œuvre hégelienne, notamment à la dialectique du Maître et de l’Es-
clave. Pourquoi cette connivence ? Tout d’abord l’analyste approuve
Hegel — et s’approuve en Hegel — de lever les pièges et de déjouer
les illusions du Cogito — du sujet transcendental — et de l’implica-
tion kantienne Loi-morale-Liberté. La critique hégelienne de la « Belle
âme », c’est-à-dire du je en proie au mirage, du je infatué de ses bons
sentiments ou « loi du cœur » anticipe les analyses, du délire de pré-
somption par exemple 16. Les théories et l'humour lacaniens se retrou-
vent dans le thème de la « ruse de la raison » 17, ruse d’un ordre signi-
fiant qui prend en défaut la conscience subjective. La dissociation, que
Lacan révèle et analyse, entre le je énoncé et le sujet de l’énonciation
a son répondant dans celle que Hegel établit entre l’essence de l’hu-

15. Citations des Ecrits, pp. 766 à 784.


16. Ecrits, pp. 425 et 832.
17. Ibid. pp. 234, 409, 810.
DIGRESSION PHILOSOPHIQUE LE

main et l’existence individuelle 18. Et toutes les illusions du moi qui


s'efforce de colmater cette béance se nomment « aliénations », ce qui
renvoie constamment, explicitement, aux analyses hégéliennes de
Ÿ « aliénation » et de la « faute » 19.
Jusqu’à présent, tout ce que nous pouvons dire est que Lacan
analyste trouve des analogies et des répondants dans les descriptions
philosophiques de Hegel. Il en va de même pour la dialectique du
Maître et de l’Esclave (que nous avons présentée en première partie,
chapitre III). C’est l'endroit, l'aspect positif, d’une attitude dont nous
avions vu l'envers, l’aspect négatif vis-à-vis de Descartes et de Kant.
Ce serait une interprétation excessive — sinon une manière d’extra-
polation — que de tabler sur ces textes pour décider d’une philoso-
phie hégélianisante chez Lacan, d’un idéalisme qui s’opposerait à celui
transcendental de Descartes et de Kant. En outre, Lacan structuraliste,
lorsqu'il entrevoit des modèles structuraux chez Hegel : — « La loi
génératrice du progrès : thèse antithèse, synthèse » 20, la négati-
vité > 21 —— ne traite pas autrement ce philosophe qu’il ne le fait
pour F. de Saussure ou Baudouin de Courtenay.
Le seul recours à la pensée — à l’autorité de Hegel — qui fasse
vraiment problème est d’ordre épistémologique, ou plus exactement à
la fois analytique et épistémologique : il s’agit du rapport entre Vérité
et Savoir: 22. Que se passe-t-il lorsque le sujet et le psychanalyste sont
parvenus au moment de vérité, moment de la parole pleine, libéra-
trice ? Ils s’accordent sur la primauté de l’ordre signifiant et y décou-
vrent la Loi constitutive du sujet. C’est cela l’ordre de la Vérité, celui
d’une « contrainte logique, mais d’une contrainte plus fondamentale
que celle de la logique logicienne » 23 ; c’est un ordre effectif, indé-
pendant du sujet, générateur du sujet. Or de cet ordre de la vérité, le
sujet ne veut rien savoir. Il résiste et ses résistances imaginaires s’ac-
crochent, par un effet de mirage, au savoir. Le savoir est donc un
substitut fallacieux, un tenant lieu de la vérité, un avoir qui se donne
pour l'être.
Dans une ultime précaution, Lacan nous avertit que la référence
18. Ecrits, pp. 280, 345.
19. Ibid, pp. 345 et 374.
20. Ibid, p. 140.
21. Ibid, p. 881.
22. Ibid. pp. 793 et suiv.
23. Y. Bertherat, Freud avec Lacan,:ou la science avec la psychanalyse,
dans « Esprit », décembre 1967, p. 1002.
112. COMPRENDRE LACAN

à Hegel est «toute didactique (.…) pour faire entendre aux fins de
formation qui sont les nôtres ce qu’il en est de la question du sujet
telle que la psychanalyse la subvertit proprement » 24, Echappatoire ?
Il semble que ce soit plutôt un refus s’extrapolation philosophique, une
manière de rappeler que le chercheur analyste rejoint le philosophe
— de préférence Hegel — sur le terrain épistémologique. Et là l’ana-
lyste s’efforce de reprendre le dessus en montrant les mirages de l’ima-
ginaire jusque dans le problème de la Vérité : A-t-il voulu essayer jus-
qu’où il pouvait aller trop loin? A ce point d'interrogation — et de
franchisement possible — deux itinéraires s’amorcent en même temps,
en attendant la bifurcation décisive : celui d’une sagesse de l’absence
du sens ; celui d’une théologie négative vers l’au-delà des illusions du
sens.

24. Ecrits, p. 794.


PETIT LEXIQUE (lacanien, structural) 1

AGENCEMENT : Terme servant à désigner globalement tout ce qui se


relie dans le langage.
AGRESSIVITÉ : Dans la petite enfance, attitude du sujet visant à mor-
celer le corps de ses semblables, identifié au sien propre.
ALIÉNATION : Relation de confusion entre soi et les objets, faute d’indi-
vidualité propre et de langage différencié.
ANDROGYNE : Etre mythique antérieur à la différenciation des sexes.
AUTRE : Tout l’ordre du langage en tant qu’il constitue à la fois la
culture trans-individuelle et l’inconscient du sujet.
BARRE : Ligne indiquant un rapport (entre signifiant et signifié) et
devenant ligne de séparation.
BÉANCE : Faille entre le manque-à-être et le complément maternel.
BESOIN : Transcription dans l’organisme du manque-à-être (v. ce ter-
me).
CAPITON : Point de croisement entre le parcours du signifiant et l’ellipse
glissante du signifié.
CASTRATION : Intervention du père signifiant à l’enfant qu'il n’est pas
le phallus et à la mère qu’elle ne l’a pas.
CHAINE : Le langage en tant qu’il est formé d’une suite articulée de
signes.

1. Pour le lexique de l’analyse structurale, on se reportera à notre pré-


cédent ouvrage : «Comprendre le structuralisme», Privat, 1967. Nous ne
reprenons ici que les termes pouvant éclairer le discours de Lacan.
114 COMPRENDRE LACAN

CLÔTURE : Economie par laquelle une langue repose sur un nombre


limité de règles et d’unités distinctives.
CopE : Ensemble des règles de la langue.
CompRoMis (formation de) : Equilibre relatif par quoi une. pulsion qui
a forcé la barrière de l’inconscient se trouve néanmoins allégée dans
sa tension.
CONNOTATION : Langage second (et parasite) supporté par le langage
premier (courant et « objectif ») lequel est dit langage de « dénota-
tion ».
CoRPS MORCELÉ : Etat premier du corps du sujet, antérieurement à
toute identification.
Corps PROPRE : Découverte, grâce au miroir, de l’image globale de
son Corps.
DÉFILÉ : La chaîne du langage en tant qu’elle est contraignante.
DEMANDE : Transcription du désir au plan du langage.
DÉNOTATION : Langage premier, courant et objectif.
DÉSIR : Selon Freud : mouvement de l’appareiïl psychique pour la per-
ception de l’agréable et du désagréable.
: Selon Lacan : poussée visant à colmater la faille ouverte par le
manque-à-être (v. ce terme).
DIACHRONIE : Changement du système de la langue par le passage à
autre état.
DÉPLACEMENT : Dérivation d’un signifiant sur un autre à la faveur
d’une association de sens.
Discours : Sens étendu : La chaîne parlée, tout l'au-delà de la phra-
se ;
: Sens restreint : Niveau de l’œuvre qui échappe aux règles
narratives et relève davantage de règles d’argumentation, de rhétori-
que.
DuEL (relation duelle) : Relation du petit enfant à l’image de la mère
dans laquelle le sujet n’a pas fait l'expérience de sa propre individualité
EFFET DE SENS : Emploi particulier d’un lexème (mot).
EMBRAYEUR (Schifter) : Unité grammaticale dont la fonction est dou-
ble ; à la fois conventionnelle et « existentielle >. De ce fait elle met
en relation le message communiqué et l’acte de communication.
PETIT LEXIQUE 115
ENONCÉ : Le message manifesté, communiqué.
ENONCIATION : L’acte de communiquer un message.
EROGÈNE (zone) : Zone du corps où se concentrent les pulsions (les
A
poussées à se reprendre).
FADING : Eclipse du sujet, produite par la Fente (v. ce terme).
FANTASME : Amorce de symbolisation d’un désir inconscient.
FENTE : Division entre discours conscient et inconscient.
FORMATION : (de l'inconscient) : Activité « souterraine » du psychis-
me.
FORCLUSION : Rature définitive d’un événement, de telle sorte qu’il
ne pourra jamais être remémoré.
GRAMMAIRE GÉNÉRATIVE : Grammaire qui étudie les règles de trans-
formation des phrases.
IDÉOLOGIE : Ensemble des signifiés de connotation.
IMAGINAIRE : Caractérise la relation dépourvue d’individualité distincte
faute d’un accès véritable au langage.
INDISTINCTION : Relation (à l’image, à la mère) dans laquelle l’enfant
« colle » à ses vis-à-vis.
INSISTANCE : Poussée de l'inconscient dans le langage.
JE : Pronom personnel représentant le Sujet dans l'énoncé, mais pou-
vant devenir mensonger dans la mesure où il se pose sous le régime de
l’imaginaire plutôt que du symbolique (v. ces termes).
LANGAGE : Terme global qui recouvre à la fois la langue et la parole.
LANGUE : Institution sociale de signes codifiables.
LETTRE : Le langage dans ses transcriptions culturelles et déjà dans
l'écriture.
Lor Du PÈRE : Manifestations par quoi le père, détenteur du phallus,
représente le langage, la culture et instaure la configuration familiale
des trois individualités.
MANQUE-A-ÊTRE : Condition d’existence du sujet séparé du complé-
ment maternel.
MASQUE : Le rôle que s’attribue ou se laisse attribuer le sujet au plan
du langage et de la vie sociale.
116 COMPRENDRE LACAN

MÉTALANGAGE : Langage ayant pour objet à décrire un autre langage.


MÉTAPHORE : Selon Jokobson et Lacan : Substitution de signifiants à
la faveur d’une similarité de signification.
MÉTONYMIE : Selon Jakobson et Lacan : Substitution de signifiants à
la faveur d’une contiguité de signification.
MIROIR (stade du) : Stade de la petite enfance où le sujet est en rap-
port avec son image et finit par s'identifier à elle.
Moi : Instance de l’individu.tant qu’il est au niveau de l’imaginaire.
S’oppose à Sujet (v. ce terme).
NARCISSISME : Caractéristique de la relation d'identification entre le
Moi et : la mère, l’image, l’autre.
NÉVROSE : Manière (déficiente) de parcourir l’ordre du langage selon
des relations demeurées imaginaires (refoulées).
ŒprPE : Selon Freud : Rencontre première de la différenciation sexuel-
le.
: Selon Lacan : Cette même rencontre liée à l’accès dans l’ordre
du langage.
PARADIGME : Opposition signifiante entre deux ou plusieurs termes.
PAROLE : Le langage en tant qu’il est parlé concrètement selon des
variations individuelles.
PÉNIS : L’organe sexuel au sens anatomique.
PHALLUS : L’attribut paternel, signifiant premier de toute la chaîne
des signifiants inconscients et conscients.
PLEINE (parole) : La parole d'interprétation et de guérison, émise par
le psychanalyste.
PHONOLOGIE : Science qui étudie les rapports entre les sons recueillis
par le langage.
PsyCHOSE : Déficience radicale —— effet de la forclusion (v. ce terme)
— qui'se traduit par une inaptitude à rapporter correctement le signi-
fiant au signifié ou le signifié au signifiant.
PULSION : Poussée envahissante du petit enfant du fait de son manque-
à-être (v. ce terme).
REFENTE : Tout ce que le sujet a construit dans l’ignorance de sa divi-
sion, de la fente (v. ce terme) première.
PETIT LEXIQUE 117

RÉFÉRENCE - RÉFEREND : Fonction du langage pour laquelle les inter-


locuteurs se réfèrent à la réalité laquelle prend le nom de Référend.
REFOULEMENT : Occultation d’un événement, d’une scène... dans la
zone inconsciente du psychisme.
RHÉTORIQUE : Classement des figures de style et d’argumentation.
: Ensemble des signifiants de connotation. Renvoie à
Idéologie (v. ce terme).
SAVOIR : Résistance du sujet à la vérité du langage, par les illusions
imaginaires de connaissance objective qu’il se procure.
SPÉCULAIRE (relation) : Caractérise la relation imaginaire au stade du
miroir (v. ces termes).
STRUCTURAL : Désigne tout arrangement soumis à des règles linguis-
tiques.
STRUCTURE : Un tout formé de phénomènes solidaires tel que chacun
dépend des autres et ne peut être ce qu’il est qu’en relation avec eux.
STRUCTUREL : Désigne toute forme d'organisation en référence à la
réalité.
SÉMANTIQUE : Science des signes du point de vue des signifiés.
SÉMIOLOGIE : Science des signes du point de vue des signifiants.
SIGNE : Le tout formé par un signifiant et un signifié.
SIGNIFIANT : Au sens sémiologique : partie du signe qui est percepti-
ble (visible, audible).
: Au sens lacanien : la définition ci-dessus est acceptée en
ce qui concerne le conscient. Dans l'inconscient, le signifiant est ce
qui peut s’articulier dans un système, une chaîne (à partir du signi-
fiant premier le phallus).
SIGNIFIÉ : Au sens sémologique : partie du signe qui est « cachée »,
immatérielle.
: Au sens lacanien : ce à quoi renvoie le signifiant, mais qui,
dans l'inconscient, est inarticulable.
SUBSTITUT : Signifiant en position de relais par rapport à un ou plu-
sieurs autres.
SUJET : L’être humain accédant à son individualité propre dans une
configuration familiale à trois : le père, la mère, l'enfant
118 COMPRENDRE LACAN

SYMBOLE : Au sens sémiologique : signe dans lequel les rapports entre


signifiants et signifiés comportent une certaine analogie.
SYMBOLIQUE : Au sens lacanien : symbolique est coextensif à tout
l’ordre du langage.
SYNCHRONIE : Abstration selon laquelle un système est étudié indé-
pendamment du temps.
SYNECDOQUE : Figure de rhétorique qui nomme avec plus d’exactitude
le mode de substitution de sens désigné sous le nom de « métonymie ».
SYNTAGME : Rapport de combinaison entre deux ou plusieurs signes
co-présents.
SYMPTÔME : Signe énigmatique d’un conflit inconscient.
SYSTÈME : Au sens étendu : Synonyme de code.
Au sens restreint : Ensemble des oppositions paradigmatiques (v. pa-
radigme).
TRIADIQUE (relation) : Relation où les trois « rôles » (le père, la mère,
l'enfant) se sont explicités.
VÉRITÉ : Moment de la parole pleine, de l'interprétation, de la guéri-
son, le sujet et le psychanalyste s’accordant sur l’ordre symbolique.
VIDE (parole) : Parole apparemment insignifiante, « neutre », du psy-
chanalyste pour que le patient « vide » tout ce qu’il a construit.
REPERES BIBLIOGRAPHIQUES

1. LES ÉCRITS DE LACAN

a) Les « Ecrits », Seuil, 1966, par ordre chronologique.


Le stade du miroir comme formateur de la fonction de Je, 1937.
L’agressivité en psychanalyse, 1938.
Intervention sur le transfert, 1952.
Variantes de la cure-type, 1955.
Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse, 1956.
Introduction au commentaire de J. Hyppolite sur la Verneinung de
Freud, 1956.
Réponse au commentaire de J. Hyppolite sur la Verneinung de Freud,
1956.
Situation de la psychanalyse et formation du psychanalyste en 1956,
1956.
La psychanalyse et son enseignement, 1956.
Instance de la lettre dans* l'inconscient ou la raison depuis Freud,
1957.
D'une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose,
1957.
La signification du Phallus, 1958.
Jeunesse de Gide ou là lettre et le désir, 1958.
A la mémoire d’'Ernest Jones : sur la théorie du symbolisme, 1960.
Subversion du sujet et dialectique du désir dans l'inconscient freudien,
1960.
120 COMPRENDRE LACAN

La direction de la cure et les principes de son pouvoir, 1961.


Remarque sur le rapport de D. Lagache : psychanalyse et structure
de la personnalité, 1961.
Kant avec Sade, 1963.
Du « Trieb » de Freud et du désir du psychanalyste, 1964.
Position de l'inconscient, 1966.
La science et la vérité, 1966.

b) Autres Ecrits

« Les formations de l’inconscient », Séminaires de l’année 1956-57,


dans Bulletin de Psychologie 1956-1957.
« Discussion de l’article de S. Leclaire et J. Laplanche : l'inconscient,
une étude psychanalytique », VI® Colloque de Bonneval, dans l’In-
conscient, Desclée de Brower, 1966.
Scülicet, n° 1, « Le champ freudien », Seuil, 1966.
« Préface » et « Teneur de l’entretien avec J. Lacan » dans A. Rüfflet-
Lemaire, Jacques Lacan, Dessart, Bruxelles, 1970.
Télévision, Le Seuil, 1974.
Séminaire (texte établi par Jean-Alain Miller) : 21 tomes parus depuis
1973, 4 à paraître, Le Seuil, 1973-1986.

2. ÉTUDES SUR LACAN

D. ANZIEU « Débat : Contre Lacan », dans La Quin-


zaine littéraire, 10 janvier 1967.
Y. BERTHERAT « Freud avec Lacan », dans Esprit, 12
décembre 1967.
J. Dor Bibliographie des travaux de Jacques Lacan,
Interéditions, 1983.
M. DUFRENNE Plaidoyer pour l’homme, Le Seuil, 1968.
P. FOUGEYROLLAS L'obscurantisme contemporain, Sprag-
Papyrus, 1982.
REPERES BIBLIOGRAPHIQUES 121

G. HUBER Conclure, dit-il : sur Lacan, Galilée, 1981.


A. JURANVILLE Lacan et la philosophie, Coll. Philosophie
d’aujourd’hui, P.U.F., 1984.
J.-L. NARCY ET
P. LACOUE-LABARTHE Le Titre et la lettre, Galilée, 1973.
J.-M. PALMIER Lacan, Editions Universitaires, 1969.
J. PARAIN-VIAL Analyses structurales et idéologies structura-
listes, Coll. « Nouvelle Recherche », Privat,
1969.
A. RIFFLET-LEMAIRE Jacques Lacan, Dessart, Bruxelles, 1970.
M. SAFOUAN Jacques Lacan et la question de la formation
des analystes, Le Seuil, 1983.
J. SEDAT (sous la direc-
tion de) Retour à Lacan ?, Fayard, 1981.
B. SICHÈRE Le Mouvement lacanien, Coll. « Figurer »,
Grasset, 1983.
L’Arc : « Lacan », n° 58, 1974.
Qu'est-ce que le structuralisme ? (ouvrage collectif), Le Seuil, 1979.

3. PSYCHANALYSE ET ANALYSE STRUCTURALE

(Ouvrages permettant un rappel des notions de psychanalyse ou permet-


tant de saisir les rapports entre J. Lacan et l’analyse structurale).

a) S. Freud

La science des rêves, 1899, trad. J. Meyerson, P.U.F., 1956.


Les mots d'esprit et ses rapports avec l’inconscient, 1905, trad. M.
Bonaparte et M. Nathan, Gallimard.
Cinq psychanalyses, 1905-1915, trad. M. Bonaparte et KR. Loewenstein,
P.U.F.
Introduction à la psychanalyse, 1916-1917, trad. S. Jankelevitch, Payot.
Métapsychologie, 1915, trad. Laplanche et J.B. Pontalis, Gallimard.
122 COMPRENDRE LACAN

b) Divers

R. BARTHES Le degré zéro de l'écriture, suivi de : Elé-


ments de sémiologie, ed. Gonthier. Coll.
« Médiations ».
E. BENVENISTE Problèmes de linguistique générale, Galli-
mard, 1966.
N. CHOMSKY La linguistique cartésienne (1966) suivi de La
Nature formelle du langage, trad. E. Delan-
noe et D. Specher, Seuil, 1969.
R. JAKOBSON La linguistique générale, trad. N. Ruinet, éd.
de Minuit, 1963.
J. LAPLANCHE ET
J.B. PONTALIS Vocabulaire de psychanalyse, P.u.r., 1967.
C. LEVI-STRAUSS Anthropologie structurale, Plon, 1958.
P. RICŒUR De l'interprétation, essai sur Freud, Seuil
1965.
M. ROBERT La révolution psychanalytique, 2 vol. Payot.
F. de SAUSSURE Cours de linguistique générale, Payot, 1962.
A. VERGOTE, H. PIRON,
W. HUBER La psychanalyse, science de l’homme, Des-
sart, Coll. « Psychologie et Sciences humai-
nes », Bruxelles, 1964.
Rhétorique générale (ouvrage collectif), Larousse, 1970.
Table des Matières

PANANTEPROPOS SFR CPL ONE CROIS ORANSRE, 7

PREMIÈRE PARTIE : Discours de Lacan .................. 13

LNÉCARÉOR TURIN PL ROSES PR COTON


TRE Se 13

211Eeslangasel ssegeoeet
gheesen sectes 19

SD. Deo0in 2: demande, er ee te. 28

4. La métaphore eL Id MétOnyINe .......,..,:.:...,: 36

DIPLaACAN” CE IP DSVCHANAIYSE OM SUR DES, PRIT 47

Glacan etalatlinonistiquemerersst
MR NÉ Te 56

DEUXIÈME PARTIE : Discours sur Lacan .................. 67

1. Les indices du destinateur et du destinataire .......... 67

2. Les surprises rhétoriques ........... ............, 74

3. Les instances idéologiques ........................ 93

Digression philosophique .............................. 103

POL EXIQUE sue: rar bre dar pa rs 2 AE 113

Repères Bibliographiques ............................


A. FALSE

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. Dernier paru
APPROCHES DE ROGER CAILLOIS
Dominique Autié Couronné par l’Académie Française
Certaines œuvres, encore mal connues du grand public, détermi-
nent pourtant l'évolution de la recherche, dans l'acception la plus large
de ce mot. Esprit curieux s’il en fut, alliant le classicisme de l'écriture
et l'audace de la pensée, Roger Caillois s’est trouvé au carrefour des
réflexions contemporaines, des recherches et des idées en quête
d’éclatement. Militante des sciences diagonales, son œuvre est à la
fois une question lancinante posée aux scientifiques et aux intellectuels
de tous horizons, ainsi qu'un héritage exemplaire pour tout écrivain.
Ce livre prétend simplement propager une certaine curiosité à l’en-
droit de Roger Caillois. Sa méthode s'inspire de l’échiquier des inter-
rogations et des hypothèses posées par un homme qu'aucune école
ou chapelle ne sut ni ne saura récupérer.
Dominique Autié est l’auteur de nouvelles et de poèmes publiés en
revues, dans des journaux ainsi que dans plusieurs petits livres. Après
avoir été journaliste, ilest maintenant éditeur. Ilrencontra Roger Cail-
lois trois ans avant sa mort. Son projet n'était pas d'écrire une thèse,
mais d'offrir une introduction courte et gourmande, incluant ici et là
des souvenirs personnels. On peut considérer qu'il s'agit du premier
essai réellement consacré à l’ensemble de l’œuvre de Roger Caillois.
1 vol. 13,5 x 21, 160 pages

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IOIGNER . Ginette RAIMBAULT

(ENFANT L'ENFANT
SYCHOTIQUE ET LA
tait une fois un enfant psychotique, ses parents et MORT
2 petite équipe de psychiatrie infantile dans un dis- «Ces enfants-là» se savent condamnés. Comme
nsaire de secteur. l'adulte, leur souci va à ceux qui resteront. Leur
ist à partir de cette histoire simple qu’une recher- demande estquel'onreste auprès d'euxafin de ne pas
>s'est organisée et qu'a vu le jour un centre de trai- vivre un temps de séparation.
lents ambulatoires intensifs articulés avec les Ce livre ne contient ni recette ni conseil. Mais sa lec-
res instances de la communauté, tout particulière- ture nous apprend que le plus grand dommage pour
ntavec l'école. l'avenir de l'enfant n'est pas la perte d’un parent, mais
inze ans après, l’auteur apporte un premier bilan le fait qu'aucune parole del’ entourage ne soit venue
siqu'une réflexion sur la place respective des acti- lui permettre de nommer l'événement, de le métabo-
is dites de «Maternage» et de la parole interprétante liser et de le faire entrer dans son histoire.
1s un soin à temps partiel. 1 vol. 13,5 x 21, 224 pages. 7
o1. 16 x 24, 326 pages.

lnDOWNING Jean-Claude
lacques FIJALKOW ARFOUILLOUX

ÎRE ET ENFANTS
AISONNER TRISTES
phénomène de la lecture est aujourd'hui mieux Longtemps méconnue, la dépression de l'enfant
|hnu: ses mécanismes d'acquisition, son fonctionne- retient maintenant l'attention de tous ceux qui s'inté-
‘nt mais aussi les raisons de son éventuel disfonc- ressent aux problèmes de l'enfance. «Maladie»
hnement. On peut -etilfaut- doncallerplusloin, d'actualité chez l'adulte, la dépression a plutôt ten-
demander notamment comment l'enfant perçoitles dance àse cacher chez l'enfant, quand ce ne sont pas
ations entre l'oral et l'écrit, s'interroger sur l'effet les adultes eux-mêmes qui la cachent, car sa recon-
8 l'enfant exerce sur son propre apprentissage de naissance peut conduire à des mises en question dou-
acture. Cecientenant compte des facteurs sociaux loureuses pour tous.
sociolinguistiques. Une place importante est faite dans cet ouvrage au
ol. 16 x 24, 222 pages. deuil et à la séparation, avec les problèmes spécifi-
ques qu'ils posent.
1 vol. 16 x 24, 176 pages.

Ivrages en vente en librairie


Librairie Privat, 14, rue des Arts, 31000 Toulouse
Cet ouvrage a été achevé d’imprimer
le 31 octobre 1984,
sur les presses de l’imprimerie Chastrusse à Brive,
pour le compte des Editions Privat,
14, rue des Arts, 31000 Toulouse.
Dépôt légal : novembre 1984, n° 4631.
Le nom de Jacques Lacan, du vivant de l’auteur comme après sa mort,
paraît entraîner simultanément une double suite d’effets : le psycha-
nalyste pionnier d’un rigoureux retour à Freud va de pair avec un écrivain
qui multiplie les facéties littéraires. En recherche scientifique, il passe de
« l'esprit de géométrie » — de systématisation théorique — à celui de
« finesse », épris d'invention inédite ; du côté littérairé, les jeux réthoriques
se doublent de trouvailles d’écriture : clarté cartésienne des notions fonda-
mentales, obscurité d’un langage initiatique ; ascèse de l’analyse poussée
jusqu’aux plus astreignantes limites, et prestations spectaculaires. Tout
porte à croire que les années consécutives à la mort d’un si déroutant cher-
cheur connaîtront la décantation, « l’opération vérité ». L’écume entrete-
nue autour du nom de Lacan fera place à l’action des courants de fond.
L'ouvrage de Jean-Baptiste Fages a pour but d’amorcer pareille décanta-
tion. Il s’efforce, en un premier temps, de dégager les notions de base, de
retrouver les lignes de fond de la théorie et de la pratique lacaniennes. II
s’agit là d’une contribution par quoi désormais toute recherche devra pas-
ser et l’auteur s’efforce de l’établir avec sa clarté informatrice habituelle.
En un second temps, l’ouvrage tente de pénétrer dans l’étrange langage
lacanien fardé de préciosités, bardé d’hermétismes. Il fait découvrir un rhé-
teur virtuose en toutes sortes de figures. Les deux projets (scientifique et
littéraire) étaient-il compatibles ? On peut en douter. Du moins l’analyse
lacanienne s’avère-t-elle particulièrement équipée pour sonder la dualité
en l’homme.

CAN - MAO TSE TOUNSG -HEIDEGGER FRE

LUKACS - LEVI-STRALSS _ BARTHES _NIE

AGET = TAOUFSKY = MALRAUX - ACLEMR *60

VB ENES NN NN ONE ORNE 1

I.S.B.N. 2-7089-2150-9 PRIVA!

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