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Collection « Psychanalyse et clinique »

fondée par Jean Bergès (†),


dirigée par Marika Bergès-Bounes et Jean Marie Forget
Que peut-il être transmis dans la clinique de la psychanalyse ?
Ce qui peut en être théorisé.
Cette collection se propose de mettre le désir de l’analyste
à l’épreuve de ce transfert.

PARMI LES TITRES DÉJÀ PARUS

Annick Beaulieu
Prévenir l’autisme du bébé à risque
Une approche corporelle et relationnelle

André Meynard
Rencontre avec l’étrangeté du langage
Psychanalyse, enfance Sourde et création artistique

Sous la direction de Christian Rey,


Dominique Janin Duc et Corinne Tyszler
Vocabulaire de psychanalyse avec les enfants et les adolescents

Sous la direction de Marika Bergès-Bounes et Jean Marie Forget


avec Sandrine Calmettes, Catherine Ferron et Christian Rey
Le bonheur des enfants sur ordonnance ?
Le recours aux médicaments du psychisme

Didier Mavinga Lake


L’enfant sorcier et la psychanalyse

Jean Marie Forget


La transmission maternelle, à quelles conditions ?

Voir la collection complète en fin d’ouvrage


La quête symbolique
chez l’enfant et l’adolescent
ONT COLLABORÉ À CET OUVRAGE

Françoise Bernard
Isabelle Debrus-Beaumont
Sophie Dencausse
Nathalie Enkelaar
Josiane Froissart
Hélène Genet
Joseph Giogà
Jean-Pierre Lebrun
Martine Lerude
Robert Lévy
Charles Melman
Martine Menès
Annick Petraud-Perin
Karine Poncet-Montange
Louis Sciara
Corinne Tyszler
Sous la direction de
Marika Bergès-Bounes
Jean Marie Forget
avec
Sandrine Calmettes,
Catherine Ferron et Christian Rey

La quête symbolique
chez l’enfant et l’adolescent

Psychanalyse et clinique
Conception de la couverture :
Anne Hébert

ISBN : 978-2-7492-7255-9
CF – 800
© Éditions érès 2022
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse
www.editions-eres.com

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Avant-propos

Les enjeux de la transmission symbolique ne cessent de


se poser, d’une génération à l’autre, d’une culture à l’autre,
aux quatre coins du monde. Quels appuis les enfants et les
adolescents peuvent-ils trouver dans un monde où l’impératif
de jouissance et d’immédiateté, l’urgence même, prennent le
pas sur l’acte d’une parole fiable et sur le symbolique ? Peut-on
se passer des repères symboliques qui nous sont familiers ? L’in-
terdit de l’inceste, la fonction paternelle, l’étayage du maternel,
les conditions d’une identité sexuée et les enjeux œdipiens qui
en découlent sont-ils toujours opérants pour les nouvelles
générations ?
Nous constatons la complexité croissante des situations
cliniques et des manifestations symptomatiques rencontrées,
l’impact des modifications sociales en cours, l’évolution juri-
dique des statuts des parents, la plus grande diversité des confi-
gurations familiales. Le rapport à l’altérité, à l’autorité, au savoir,
à la temporalité, en est modifié. Les perspectives des jeunes,
enfants et adolescents, pour se représenter leur vie à venir ont
changé ; la composante qu’y représente la sexualité désormais
plus accessible, voire exhibée, s’est modifiée. Toute cette phéno-
ménologique est significative de notre malaise contemporain à
l’égard des repères de notre culture. Elle justifie une relecture
incessante et rigoureuse de la possible influence des faits sociaux
sur les manifestations cliniques.

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La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

La clinique nous montre de jeunes patients désemparés,


désespérés, et des parents en désarroi. Le recours à une parole
fiable, à un discours structuré et structurant, est de plus en plus
rare. Les initiatives des jeunes se manifestent plutôt par des mises
en actes, des agitations, des « crises », alimentées par une quête
de jouissance impérative, en rapport avec un refus des règles,
comme de toute contrainte, perçues comme tyranniques ; ou
encore par des troubles du comportement stigmatisés ou des
conduites addictives (toxiques, écrans, etc.). Les phobies et les
décrochages scolaires se multiplient également. Les enseignants
et les éducateurs en font l’expérience au quotidien, et les clini-
ciens sont désormais très sollicités sur ces questions.
Pour les psychanalystes, ces symptomatologies floues, oscil-
lantes, flottantes, peu systématisées, sont plus difficiles à aborder
sur le plan du transfert : elles témoignent d’un malaise dans le
rapport des jeunes au symbolique, à la parole, à leur inscription
dans les lois du langage et à l’accès à une position sexuée.
Il s’agit donc de permettre à ces jeunes patients et à leurs
proches, de pouvoir compter sur un accueil anticipateur de
leur singularité, ce qui constitue un pari symbolique pour leur
subjectivité en construction. C’est à ce parcours de travail et
d’interrogations que nous initient les recherches des cliniciens
dans les lignes de cet ouvrage.

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LES ENJEUX
DE LA TRANSMISSION
SYMBOLIQUE
Robert Lévy 1

Le symbolique est-il transmissible ?

Nous sommes habitués à considérer le symbolique comme


le registre avec lequel une construction psychique qui « tient la
route » est nécessaire. Cet élément pèse énormément dans ce
qu’un enfant peut avoir à sa disposition pour « grandir » dans
de bonnes conditions et ce, surtout si ses apprentissages lui
assurent une bonne adaptation, non seulement à son environ-
nement mais, au-delà, à des processus de métaphorisation. Tout
cela peut amener un enfant, et d’autant plus un adolescent, à
être mieux outillé pour faire face à de « mauvaises rencontres »
avec le réel, ce qui d’ailleurs suppose qu’il y en ait de bonnes…
Pourtant, nous savons que le symbolique n’est jamais
construit définitivement et que toute notre vie nous continuons,
bon an mal an, à l’élaborer… Lacan nous a transmis l’idée qu’au
moins trois registres sont nécessaires, que ces trois registres sont
indissociables : le Réel le Symbolique l’Imaginaire, et que si l’un
de ces nœuds se défait, alors les trois ne tiennent plus.
À propos, croyez-vous au Père Noël ? Parce que cette
croyance dans le Père Noël est paradigmatique de toute
croyance chez l’enfant ; en effet, elle met en jeu la construction
de sa réalité et les sentiments d’omnipotence qui la contrarient
en permanence. L’enfant qui croit au père Noël est dans une

Robert Lévy, psychanalyste, Analyse freudienne, Paris.

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La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

passion de l’ignorance et dans un « ne rien vouloir savoir », à


l’image de ses théories sexuelles infantiles qui sont du même
registre. En effet, comme le fait très bien remarquer Domi-
nique Tourrès-Landman, « l’enfant carencé supplée par son
omnipotence au défaut fondamental d’une première relation
sécurisante, alors que l’enfant-roi a une omnipotence liée à
l’absence de manque dans la relation à sa mère 1 ».
Voici donc décrit le panorama au-delà et en deçà duquel
tout enfant devra se confronter, à la réalité bien sûr, mais surtout
bien plus au réel. Au réel dans la mesure où, si l’enfant reste
dans cette confrontation à l’omnipotence sans recours, il devra
se confronter à un impensable, à un réel donc, qui lui fera tout
de même borne, c’est-à-dire qu’il s’y cognera forcément. En
d’autres termes, là où l’expérience ne peut pas produire ses effets
de symbolisation, le réel dessine une frontière à laquelle tout
enfant se heurte, forcément à ses dépens mais peut-être égale-
ment pour son bénéfice. Ainsi, c’est bien l’omnipotence qui
supplée là où ni le symbolique ni le réel ne font encore nouage.
Alors pourquoi le Père Noël ? Parce que, dans ce rituel
ancien qui, selon Lévi-Strauss 2, fait office de mythe, ce qui nous
intéresse, c’est qu’il recoupe ce que toute croyance infantile
suppose, à savoir celle que propose Freud comme paradigma-
tique de la solution fétichiste, un « je sais bien mais quand
même ». Un « je sais bien que le Père Noël n’existe pas, mais
quand même tous les enfants doivent y croire 3 ». Ce que mon
petit-fils m’a dit textuellement, il n’y a pas si longtemps…
Nous savons bien que toutes les confrontations avec la
réalité jusqu’à un certain âge n’entament pas cette croyance qui
se situe entre dénégation et déni. Cette croyance a son efficacité
pour tout enfant jusqu’à un certain point, si et seulement si le
réel ne vient pas faire trauma dans ce bel édifice.

1. D. Tourrès-Landman, « Croyances parmi les enfants : l’exemple


du Père Noël », dans P. Bantman (sous la direction de), Croyances et
religions. Quels effets en psychiatrie, psychothérapie et psychanalyse ?, Paris,
In Press, 2017, p. 258.
2. C. Lévi-Straus, Le père Noël supplicié, Paris, Le Seuil, 2016.
3. D. Tourrès-Landman, op. cit., p. 65.

12
Le symbolique est-il transmissible ?

Il en est de même d’ailleurs pour la croyance dans les théo-


ries sexuelles infantiles que je mettrai dans le même sac du « je
sais bien mais quand même ».
Mais si le symbolique n’a pas encore fait son travail, et c’est
le cas pendant un certain temps, le réel en revanche vient borner
les choses de telle sorte que l’enfant, grâce à cet « impensable »,
va devoir rester en deçà ou encore au-delà de la réalité… Nous
pouvons mettre le symbolique du côté des limites et le réel du
côté du bornage, c’est-à-dire ce à quoi on se heurte si on dépasse
les limites, ou si plus prosaïquement il n’y a pas de limites.
D’ailleurs, avec cette croyance transitoire, les enfants « au
parfum » vont pouvoir intégrer plus tard le groupe des initiés,
c’est-à-dire ceux qui ont pu croire et qui n’y croient plus ; mais
cela peut prendre du temps, car cette nouvelle appartenance
au groupe des initiés est liée au renoncement à la croyance au
Père Noël bien sûr, mais surtout au-delà, au fait de renoncer au
statut d’enfant, c’est-à-dire au renoncement à l’absolue croyance
dans l’Autre…
Les enfants possèdent dès lors un savoir dont les adultes ne
seront plus seuls détenteurs, et ce savoir est du même registre
que celui qui va permettre également l’abandon des théories
sexuelles infantiles, et permettre à l’enfant d’entrer peu à peu
dans la dimension du sexuel génital.
En résumé, lorsqu’on peut dire que le Père Noël n’existe
pas, on peut dire également comment on fait les enfants. Une
barrière est donc levée dans le même temps où se produit un
refoulement qui assure l’enfant dans l’appartenance à une
nouvelle classe d’initiés… Ce qui ne résout pas évidemment
la question de l’impensable qui demeure, lui, heureusement,
puisqu’un certain nombre d’opérations et d’étapes restent à faire
pour qu’un petit parlêtre puisse continuer ce long chemin vers
la construction du symbolique.
Quoi qu’il en soit, ces étapes sont très fortement liées à
la perception de la réalité que chaque enfant peut construire,
laquelle est liée aux échanges précoces avec ses parents, puis
peu à peu à la construction de son fantasme, puis à un envi-
ronnement plus large.

13
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Autrement dit, la réalité se construit progressivement à


partir du constat pour un enfant qu’il n’est pas seulement le
centre des préoccupations maternelles, mais que sa mère simul-
tanément s’autorise à ne pas satisfaire toutes ses demandes.
C’est d’ailleurs ce qui aujourd’hui semble le point le plus diffi-
cile à obtenir, surtout depuis que l’éducation dite « positive »
sévit dans notre société postmoderne. Mais dire cela c’est aussi
souligner combien la construction du fantasme est compliquée
pour un enfant.
Ainsi nous avons vraiment franchi une étape dans la
modernité lorsque, comme moi, vous aurez pu entendre dans
la bouche d’un enfant qui croit encore au Père Noël que, au
lieu d’attendre sa venue toute la nuit, on pourrait peut-être le
voir, « grâce à un détecteur de mouvements »…
Dans un entretien 4, Serge Tisseron indiquait que les
Américains avaient constaté les ravages perpétrés par l’usage
de certains jeux électroniques, en faisant le lien avec le fait
que certains jeunes, qui s’étaient engagés ensuite dans l’armée,
n’étaient pas capables d’être autonomes dans un espace dange-
reux. En effet, selon Tisseron, « ils ne s’étaient confrontés qu’à
des épreuves numériques » ; ainsi, sur le terrain de combat,
l’idéologie des jeux vidéo – « on peut tout faire, on ne risque
rien » – avait eu pour conséquences qu’ils étaient tués aussitôt
insérés dans la réalité des combats militaires. C’est pourquoi,
pour pallier ces effets peut être, les Américains avaient créé des
« parcs à danger » avec quelques adultes prêts à intervenir en
cas de problème grave…
Est-ce à dire que là où les jeunes d’antan jouaient aux
cow-boys et aux indiens, ou encore aux gendarmes et aux
voleurs, ce qui n’avait pas grandes conséquences sur la réalité
de nos enfants une fois adultes, les jeux vidéo avec quasi les
mêmes thèmes, auraient aujourd’hui des effets mortels, pour
les mêmes classes d’âge de jeunes devenus adultes ?

4. M. Bergès-Bounes, C. Prieur, « Entretien avec Serge Tisseron », dans


M. Bergès-Bounes, J. M. Forget avec S. Calmettes, C. Ferron et C. Rey,
Les écrans de nos enfants, le meilleur ou le pire ?, Toulouse, érès, 2017,
p. 35-58.

14
Le symbolique est-il transmissible ?

Quel type de croyances est alors à l’œuvre dans les deux


jeux : un « faire comme si » différent, ou un « je sais bien mais
quand même » aux conséquences funestes ? En tout cas, dans
un premier abord, disons que le déni porte à conséquence de
façon durable sur la réalité du danger, contrairement au Père
Noël qui, une fois découvert, n’entraîne aucun effet néfaste
sur la dimension de la croyance ou des croyances ultérieures
des enfants.
Quelle est alors la particularité des conséquences induites
par ces jeux numériques ? Si certains jeux vidéo ne font que
prolonger les éléments qui étaient engagés dans les jeux
traditionnels, force est de constater qu’il y en a d’autres qui
produisent des effets « mortels » ; alors pourquoi ?
Par exemple, si nous nous intéressons de plus près à un
jeu électronique que tout petit garçon connaît aujourd’hui,
Fortnite, nous nous apercevons qu’il « dézingue à tout va », mais
sans qu’il y ait du sang, ni même que ceux qui disparaissent
aient souffert …
Nous sommes habitués, il est vrai, à penser depuis Freud
que le jeu, dont le fort da est le principe, est très productif
de symbolisation. Pourtant, déjà Winnicott y avait introduit
un petit bémol, en préconisant une différence entre ce qu’il
appelait le playing et le gaming ; le premier était sans grandes
conséquences sur le symbolique ; le second constitué de jeux
organisés avec des règles auxquelles l’enfant pouvait s’astreindre
était alors producteur de symbolisation.
Il est vrai que la langue française ne comporte pas cette
distinction du mot « jouer », et Winnicott précise qu’il faut
« tenir les jeux (games), avec ce qu’ils comportent d’organisé,
comme une manière de tenir à distance l’aspect effrayant du
jeu (playing) 5 ».
Or, la nouveauté, c’est que dans ces jeux électroniques, on
ne saigne plus et on ne souffre plus ; cette dimension d’effroi
est-elle encore d’actualité ? Quid alors de ces jeux électroniques

5. D.W. Winnicott, Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.

15
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

que l’on peut diviser également entre ceux qui se jouent hors
ligne et les jeux en ligne ?
En fait, tout dépend s’il y a ou pas des partenaires avec
qui les enfants jouent ; et grosso modo, les jeux électroniques
n’éloignent pas plus de la réalité, pour autant qu’ils permettent
d’élaborer des relations avec quelques autres dans le jeu. Évidem-
ment, le risque principal de ces jeux est la « désocialisation »
qu’ils peuvent entraîner, et toute « désocialisation » suppose une
« désymbolisation » avec par conséquent des effets délétères sur
l’appréhension de ce qu’on appelle la réalité.
Donc qu’est-ce qui fait la différence entre les anciens jeux
dans lesquels on disait : « T’es mort » et on revenait à la réalité
des vivants, et ceux qui aujourd’hui, sur le Net, se pratiquent
également sur le mode quelque peu plus violent, qui pourtant
se présentent apparemment dans un « faire comme si » quand
t’es mort, t’es pas mort ?
Seraient-ce ceux-là qui auraient des conséquences sur la
propre sécurité ultérieure de l’enfant devenu grand, confronté
à la réalité des dangers ?
En résumé, d’un côté les jeux productifs de symbolisation,
de l’autre les jeux non productifs de symbolisation ou productifs
de désymbolisation…
Ajoutons sur cette question du jeu chez les enfants, que si
certains sont pour beaucoup dans la construction de la symbo-
lisation, d’autres sont également producteurs d’un certain type
de rapport au réel. Et c’est cela qui cloche dans l’expérience
américaine ; en effet, ces ados qui jouent aux jeux électroniques,
devenus soldats, pèchent non par manque de symbolisation
ou par désymbolisation, mais par un rapport au réel qu’ils ne
rencontrent pas dans les jeux, ou encore par un rapport au réel
qui s’est modifié, dans cette pratique. Le « je sais bien mais
quand même » s’est transformé ici en déni de la mort et pas
seulement de l’existence du Père Noël. C’est un fait que la place
du réel s’est modifiée, et la science la repousse chaque jour un
peu plus loin.
Depuis quelques années, on peut voir à l’intérieur des
corps, sans devoir les ouvrir, visualiser le cerveau et ses zones

16
Le symbolique est-il transmissible ?

d’activation, et de la même façon, intervenir directement sur les


gènes et même les modifier ; mais le jeu électronique a repoussé
également les limites du réel dans la mesure où il a fait reculer
ou bouger un certain type de rapport à l’impensable.…
Je ferai donc ici l’hypothèse que ces jeunes gens ont modifié
non seulement leurs processus de symbolisation, mais surtout
leur type de confrontation au réel. La confrontation au réel est
une frontière assez utile, dernière limite pour un sujet, là où
le symbolique n’assure plus sa fonction … D’ailleurs, par ses
toutes nouvelles expériences, le bébé est très tôt confronté à un
bombardement du réel.
Par conséquent, ces tentatives de « re-confronter » les
enfants à des dangers réels dans des parcs à dangers est à prendre
littéralement : il faut les confronter aux dangers réels en effet,
c’est-à-dire au réel dans la réalité ; réintroduire les barrières de
l’impossible par de l’impensable. C’est probablement ce qui
leur a manqué, plus que la symbolisation qui, elle, se produit
ou non, selon les moments, avec ou sans certains types de relais.
En revanche, la confrontation au réel de la mort n’a pas
de relais possible : elle se produit ou pas. En d’autres termes,
nous nous évertuons, dans certaines cures d’enfants, à imaginer
comment ils pourraient trouver de nouveaux processus de
symbolisation, alors que peut-être est-il plus question de leur
rapport au réel et des avatars de sa modification, ou de ce
« repoussement » des frontières du réel auquel on est actuelle-
ment confronté de manière générale.
En d’autres termes, si souvent nous nous demandons
comment, dans les cures d’enfants, travailler la construction
du symbolique, j’insisterai plus sur l’idée de savoir comment
travailler le réel.
S’agirait-il alors d’une modification, peut-être, de la passion
de l’ignorance ?

17
Christian Rey

La cause des bébés

Peut-on se passer du symbolique, dimension langagière au


sens où nous en parle Lacan – à différencier de ce que par
ailleurs nous nommerons symbolisme ?
Qu’est-ce qui dans le contexte social actuel, peut bien justi-
fier un tel questionnement ? Pour ce qu’il en est des bébés, la
célèbre expérience de Frédéric II de Prusse apporte une réponse
dramatique à notre première interrogation : les bébés élevés dès
leur naissance par des nourrices muettes, sur ordre du roi, n’ont
pu survivre. Supposons, à propos de cette expérience, digne des
menées les plus sombres, que la mutité imposée à ces nurses a
eu pour effet de les désengager de toute forme de relation avec
leurs protégés. On rapporte d’autres expériences de la même
veine, dont celle d’un certain Akbar le Grand qui, lui aussi, fit
enfermer douze bébés « à la mamelle » (sic) et douze nourrices
également muettes, ainsi qu’un portier lui aussi muet. Les douze
enfants réussirent à survivre mais dans un état de sauvagerie et
de mutisme qui les retranchait de toute vie sociale 1.
Par ailleurs, toute notre activité clinique avec les bébés tend
à nous faire conclure, sauf dans les cas de devenir autistique, à

Christian Rey, pédopsychiatre, psychanalyste Association lacanienne inter-


nationale (ALI).
1. F. Catrou, Histoire générale de l’empire du Mogol depuis sa fondation
jsuqu’à présent, Site de pédopsychiatrie du CHU d’Angers.

19
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

l’attirance de nos petits d’homme pour le symbolique. Voire une


appétence… en choisissant ce dernier vocable nourri d’oralité.
Pourquoi un tel tropisme, une telle appétence ? Et, plus géné-
ralement, quel que soit l’âge, qu’est-ce qui semble nous attirer
tous du côté du langage ? Ce langage avec pourtant, sui generis,
ses lois, son fonctionnement en discontinu, la perte inhérente
et consécutive à la prise de parole, soit ce que la psychanalyse
nomme castration : castration justement dite symbolique.
Qu’est-ce qui nous pousse donc à habiter ce langage ? Ques-
tionnement qui, à l’inverse, peut aussi nous aider à entendre
ce qui fait parfois échouer une telle opération. Qu’est-ce qui
cause et fait causer les bébés ? En reprenant l’exemple freudien
canonique, on pourrait se demander ce qui amène Ernst, le
petit-fils de Freud, à proférer les signifiants fort et da et à se
lancer dans ce jeu symbolique dont Lacan, dans le séminaire La
relation d’objet, nous dit « le caractère fondamentalement déce-
vant ». Serait-ce un attrait pour le phallus ? Là aussi phallus au
sens de Lacan, soit ce signifiant qui vient circuler entre l’enfant
et sa mère, indiquant le désir autre de cette dernière. Phallus
encore comme « signifiant pivot du symbolique » n’ayant en
lui-même aucun sens mais donnant sens sexuel à tout ce qui
fait de nous des parlêtres ?
Ou bien serait-ce plutôt un attrait pour l’objet, l’objet
d’amour ? Le langage alors permettant l’appel à cet objet avec
survenue d’une demande : « Ah ! Que j’aime le soir regarder
les étoiles au firMAMAN ! »
Jeu de mots, illustré ici par cet appel à voix haute d’un
enfant le soir au fond de son lit, et qui consiste à faire un
découpage, une coupure… finalement créatrice de polysémie.
« Firmament » n’est pas ici un signal pour appeler la mère, ni
un code, ni un symbole au sens du symbolisme. Symbolisme
qui établit des liens figés, univoques, entre un vocable et un
sens (la balance symbole de la justice, etc.), soit ce dont Lacan
parlait en opposant « signe » (monosémique) à « signifiant »
(polysémique). Le goût bien habituel des enfants pour ces sortes
de jeux créatifs, avec dérives de sens, n’illustre-t-il pas leur appé-
tence pour, cette fois, le symbolique ? Là où le symbolisme fige

20
La cause des bébés

le sens, le symbolique, lui, à l’inverse, engendre de l’altérité,


instaure des tours et des détours, des écarts et, finalement, une
liberté de jeu permettant humour avec immixtion d’un sujet.
Mais si les enfants semblent avoir une appétence toujours
actuelle pour cette créativité langagière, qu’arrive-t-il alors, à
l’inverse et plus largement, à notre rapport d’aujourd’hui au
langage ? Quelle est donc cette évolution récente qui semble
tendre, au contraire, vers une réduction, une rigidification et
un appauvrissement de notre langage ? Et pour dire les choses
plus précisément, vers une monosémie. Un seul vocable pour
un seul sens. Nous pouvons illustrer cette évolution avec un
exemple récent : le devenir du signifiant « nègre ». Ce signifiant
n’est-il pas en train de devenir effectivement monosémique, ce
qui, simultanément, finit aussi par le transformer en un mot
interdit ? Interdit 2 sauf peut-être sous la plume de Léopold
Sédar Senghor ou d’Aimé Césaire. Tout cela malgré l’étymologie
« niger » qu’il partage avec « noir », ce dernier vocable n’étant
pas pour l’instant interdit, et aussi alors qu’une polysémie
perdure pour « nègre » qui continue par exemple à désigner
un « prête-plume »…
Lacan a très vite voulu mettre en exergue ce qu’il a appelé
« l’insensé ». Dès 1946, dans « Les propos sur la causalité
psychique », il veut définir concrètement la psychologie comme
« le domaine de l’insensé 3 […] autrement dit, poursuit-il, de
tout ce qui fait nœud dans un discours […] le mot n’est pas
signe [comme donc pour le symbolisme] mais nœud de signi-
fication ». « Insensé » mais que nous préférerions rebaptiser,
même si c’est un néologisme, par « a-sensé ». Dernière écriture
préférée en souvenir d’une anecdote survenue au cours d’une
consultation dirigée par Jean Bergès et à laquelle nous avions
eu la chance de participer. Dans le discours de l’enfant reçu
ce jour-là, nous avions repéré un fragment que nous avions
qualifié d’intemporel. Fragment comme issu d’un Autre en

2. Cf. l’interdiction du titre Les dix petits nègres du roman d’Agatha


Christie.
3. J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.

21
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

direct sans les détours du symbolique. Disons : comme un


segment de chaîne signifiante exempte de tout refoulement.
Jean Bergès avait repris notre mot, pour mieux traduire le fait
clinique, en préférant le terme « atemporel », soit le a privatif
dont l’utilisation nous est apparue comme donnant beaucoup
moins de prise à l’imaginaire : supériorité clinique donc du
préfixe « a » sur le préfixe « in ».
Alors, pour provoquer et alimenter la causette des bébés et
avec les bébés, que devons-nous offrir ? Des signes, des signi-
fiants ? Les deux, inévitablement bien sûr, mais que devons-
nous faire prévaloir ? Et d’ailleurs, s’agit-il de faire prévaloir
quelque chose ? Lacan, tardivement, a voulu mettre au même
rang « réel, symbolique et imaginaire », refusant de faire pré-
valoir le symbolique sur les deux autres « dit-mensions » en
privilégiant le nouage. Nouage d’une parole capable de faire
acte pour une mère s’adressant à son bébé. Aujourd’hui, tout
le monde, en principe, s’accorde pour souhaiter qu’une mère
parle à son bébé et pour s’inquiéter quand elle ne le fait pas..
Voici à ce propos et en exemple, une clinique banale et
quotidienne recueillie dans une institution accueillant des mères
et des bébés. La mère de Raphaël, un garçon de moins de
2 ans, est admise avec son enfant sur injonction judiciaire pour
cause de négligence et de carence de soins. On ne l’a donc pas
séparée de son enfant. Elle vient nous parler et, dans un premier
temps, cherche avant tout à nous rassurer quant à son « retour
dans le rang ». « Je ne suis plus consommatrice », nous dit-elle.
Elle a fait récemment une bouffée délirante potentialisée par
le cannabis. « Mon appartement est maintenant bien rangé,
les rapports avec mes parents sont bons, je ne suis plus isolée
socialement. » Seul subsiste un problème avec son enfant, selon
elle : « Il ne reste plus que la fusionnalité entre lui et moi. » Elle
nous offre ainsi un néologisme : « fusionnalité » plutôt que
fusion. Il faut préciser que l’institution qui accueille Raphaël et
sa mère est essentiellement à caractère éducatif. Alors, dans cette
affaire de « fusionnalité », le personnel va tenter une mise en
crèche progressive de l’enfant (crèche intégrée à l’établissement).
D’abord deux minutes, puis cinq minutes, puis dix minutes,

22
La cause des bébés

puis cinquante minutes. L’enfant hurle, la mère traverse une


angoisse terrible et elle vient nous demander : « Pourquoi
Raphaël ne peut-il pas découvrir le monde avec moi ? Pourquoi
faut-il qu’il soit ailleurs ? » Bonne question. Et, ultérieurement,
sur suggestion appuyée de notre part, les éducateurs ne vont
plus imposer cet arrachement mais travailleront avec mère et
bébé réunis. Avec des jeux de « coucou caché », des tunnels à
traverser pour se cacher et puis sortir… Tout cela en incitant
la mère à parler à son enfant. Alors que, dans le même temps,
lors des entretiens avec nous, elle quitte un discours édulcoré
pour commencer à parler de sa colère en direction de sa propre
mère. Très vite, l’enfant qui jusque-là n’avait guère bougé côté
langage, va dire ses premiers mots articulés. Clinique banale,
reproductible, vérifiable, et qui fait aujourd’hui l’objet d’un
certain consensus. Tout le monde s’accorde pour conseiller
aux mères de parler en s’adressant à leur bébé, y compris les
neuroscientifiques qui conseillent aussi aux mères de ne pas
restreindre leur vocabulaire, c’est-à-dire de ne pas chercher à se
faire comprendre ou à simplifier leur langage pour leur bébé.
Selon Ghislaine Dehaene Lambertz, « chez l’enfant comme
chez l’adulte les mêmes aires cérébrales s’activent pour écouter
la parole et lui donner un sens. Quand on parle à un jeune
enfant, il ne faut pas limiter son vocabulaire 4 ». Le projet n’est
donc pas prioritairement de donner du sens.
Mais est-ce que parler suffit ? On répondra que non, ne
serait-ce que parce qu’il y a parler et parler : une parole peut être
plate. Et comment expliciter, surtout à des mères en difficulté,
une telle injonction à caractère par ailleurs si consensuel ? On
dira sans doute, tout d’abord, qu’il s’agit de parler pour accuser
réception du cri initial, celui de la naissance, c’est-à-dire pour
recevoir ce cri en tant qu’appel et en tant que représentant d’un
sujet, pour en quelque sorte l’embrayer dans la parole. Parole
produisant d’ores et déjà une perte, mais aussi une asymétrie,

4. Ghislaine Dehaene Lambertz citée par Florence Rosier, « Au commen-


cement était le Verbe : retour sur l’épopée de la voix humaine », Le
Monde, Supplément science et médecine, 11 septembre 2019.

23
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

un trou, ce, s’il y a du phallus, comme nous le disions, en circu-


lation. Lacan dit également : « Il ne suffit pas que la mère parle.
La mère par laquelle la parole se transmet, la mère, il faut bien le
dire, en est réduite ce Nom [Nom du père] à le traduire par un
Non justement le non que dit le père. Ce qui nous introduit au
fondement de la négation 5. » Plus prosaïquement, mais cela va
ensemble, parler aussi pour conjurer la peur de ces mères devant
ce Réel qui, lors d’une naissance, vient percuter leur existence. La
psychiatrie utilise « le diagnostic de dépression ou de psychose du
post-partum » pour traiter ces mères bousculées par ce Réel de
leur produit ; mais c’est de leur terreur qu’elles font surtout état
lorsque l’on parle avec elles, terreur devant un nourrisson qu’elles
ne pourront, par exemple, même pas approcher. Aussi et encore
parler pour séduire, éveiller la pulsion sexuelle chez l’enfant : pour
« transformer le besoin en pulsion 6 » comme le dit Jean-Pierre
Lebrun. Enfin – et cela soulèvera peut-être quelques débats –
nous dirions : « Parler pour que la mère puisse, par moments,
s’autoriser à adresser à l’enfant un discours sans l’édulcoration
inhérente au mamanais. »
Une contribution de Charles Melman apporte quelques
éléments bien venus sur ce tout dernier point 7. Il pose la ques-
tion de savoir si la mère parle lorsqu’elle chantonne le mama-
nais, autrement dit si, avec le mamanais, il s’agit de langage ?
Ce langage que nous définissions à l’instant par du discontinu,
de la coupure, des lois, de la perte, bref par la mise en jeu du
signifiant. Charles Melman parle de ce mamanais, étonnant
phénomène universel, en termes de parole musiquante ; établis-
sant in fine une équation « mamanais = musique », musique
qui, de n’être pas plus une parole qu’un langage, nous soulage,
dit-il, du signifié du sexe, et qui se caractérise par la continuité,
la fluidité entre les éléments sonores. Catherine Ferron, dans

5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXI (1973-1974), Les non-dupes errent.


6. M. Crommelinck, J.-P. Lebrun, Un cerveau pensant : entre plasticité
et stabilité, Toulouse, érès, 2019.
7. C. Melman, « Le bébé, l’Autre et la pulsion invocante », dans
H. Bentata, C. Ferron, M.-C. Laznik, Écoute, ô bébé la voix de ta mère.
La pulsion invocante, Toulouse, érès, 2015.

24
La cause des bébés

le même ouvrage, cite Lacan : « Chanter, c’est faire taire la


voix comme objet a », et aussi un commentateur qui évoque la
chanteuse Kathleen Ferrier : « Kathleen Ferrier articule l’alle-
mand comme elle chante la langue anglaise, en effaçant l’accent
tonique, ne laissant entendre aucune aspérité, aucune rugosité,
aucun encombrement dont est coutumière la langue germa-
nique ; elle dénoue cette langue, c’est la musique vocalique de
l’anglais qui se substitue à l’allemand consonantique. »
Au cours d’évolutions pathologiques chez certains enfants,
peut se développer parfois un langage exclusivement composé
de voyelles, sans jamais de coupure consonantique. Comme si,
là aussi, il y avait une fluidité et une absence de discontinuité.
Cela rappelle d’autre part ces compositeurs, anciens et
modernes, qui se sont éloignés de l’euphonie et ont voulu
créer de la musique dissonante, comme pour tenter de dire
quelque chose du non-rapport dont nous parle Lacan. Musique
non fluide alors, non harmonique, pour rendre compte de nos
rapports humains habituellement dissonants.
À propos de ce vieux débat sur la question de savoir si
oui ou non la musique est un langage, Beethoven a tenu à
affirmer : « La musique descriptive est contraire au véritable
esprit de la musique […] la musique n’est ni une peinture, ni
une narration 8. » Et cela à propos d’une de ses œuvres dont,
justement, on pourrait avoir le sentiment qu’elle se rappro-
cherait le plus d’une expression langagière, qu’elle se voudrait
parlante, soit la symphonie dite « Pastorale ». Ce qui vient, à
notre sens, faire langage dans cette œuvre, ce sont plutôt les
indications de Beethoven donnant un cadre scénique, une sorte
de synopsis ajouté en marge, sous la plume même du compo-
siteur : [L’homme à son arrivée à la campagne. Scène au bord du
ruisseau. Réunion joyeuse de paysans. Tonnerre et tempête. Actions
de grâce après l’orage.]
En rapport avec ces dernières remarques, on pourrait
décrire le mamanais, l’entendre comme une tentative de rendre
le symbolique non décevant, comme, un aménagement plus

8. É. Brisson, Guide de la musique de Beethoven, Paris, Fayard, 2005.

25
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

acceptable et agréable du symbolique. Une sorte de geste


maternelle réalisant une communication aux fins d’atténuer,
voire d’abolir, la rigueur des lois langagières. Une parenthèse
enchantée au sein de ce devoir de parole.
Beaucoup sans doute, aujourd’hui, recherchent des moyens
pour se passer du symbolique et de son altérité en lien avec le
sens sexuel attenant dans les dessous. Et cela, sans doute, pour
un jour, à l’avenir, tenter d’établir une sorte de communica-
tion mère-bébé sans perte, sans effort et sans angoisse. Une
communication exclusivement centrée sur le besoin et sa pleine
satisfaction, par le truchement de signes dûment répertoriés.
Une mère australienne, Priscilla Dunstan, s’est attachée à
créer un codage strict des lallations du bébé, établi seulement
à partir des sonorités physiques de ces dernières et permet-
tant à la mère d’identifier exactement les besoins (nourriture,
sommeil, douleur) de son enfant et d’y répondre de manière
parfaitement adaptée. Évitant ainsi à cette mère la nécessité du
coup de force transitiviste qui consiste à supposer et à décréter
les signifiants, comme ceux que Freud nous rapporte avec
l’épisode du fort-da. Voici donc, avec cette chercheuse bien
intentionnée, une manière cette fois scientifique de « causer
les bébés » sans l’écart inhérent au symbolique. Sans cet écart,
de « l’a-sensé » et du signifiant qui autorise tout de même une
certaine liberté d’interprétation et de création.
En conclusion, justement à propos de liberté, nous pour-
rions prendre l’exemple de ce qui aura été, dans notre chemine-
ment d’adulte, un choix, une bifurcation. Exemple avec notre
cursus en psychanalyse de ce mouvement qui a été le nôtre et
nous a fait nous diriger vers les petites lettres « a-sensées », voire
les mathèmes ou la topologie de Lacan plutôt que, à l’inverse,
vers un symbolisme jungien saturé de sens ? On répondra :
le transfert sur Lacan qui nous aura fait bifurquer vers cette
abstraction. Sans doute… et sans doute aussi parlerons-nous,
toujours à propos de transfert, de l’amour du bébé pour sa
mère, amour avec attente. Mais peut-être aurons-nous aussi,
dès le départ, été sensibles au fait que le sens (la monosémie) a
très vite tendance à « confiner » le sujet, à le gélifier. Intuition

26
La cause des bébés

précoce et finalement salvatrice qui nous aura amené à consi-


dérer que nous n’avions certainement pas besoin d’un confi-
nement supplémentaire : en effet, nos névroses et symptômes
initiaux étaient sans doute vécus comme étant déjà bien assez
« confinants » à eux seuls ! Sans doute attendions-nous d’une
psychanalyse autre chose que des interprétations déjà fléchées,
autre chose que des significations en prêt-à-porter, autre chose
qu’un décodage univoque. En ce sens, nous pourrions dire que
nous n’avons pas voulu nous passer de l’altérité inhérente au
symbolique.
Charles Melman 1

Où est passé le symbolique ?

Nous pouvons partir du mamanais car la parole que nous


pratiquons est toujours doublée d’une cantillation. Nous ne
l’entendons pas forcément mais dans ce que nous appelons
prosaïquement « l’accent », c’est cette cantillation essentielle
puisque c’est l’identité foncière, intime, celle éventuellement
qu’il ne faudrait pas, qui se trouve attachée à cette musicalité :
musique ainsi présente dans la langue, nous sommes tous, en
partie sans le savoir, un peu musiciens, sans en mesurer toutes
les conséquences. On reconnaît tout de suite un autiste au fait
que sa parole est dénuée de toute cantillation.
Pour en venir à ce qui fait débat dans la question des repères
symboliques, nous savons ce qu’est un symbole, et son impor-
tance, par les exemples que nous a donnés Freud, qui sont le
drapeau et la croix : il en a souligné leur influence paradoxale,
puisque c’est pour ces purs symboles que l’on est prêt à vivre
et à mourir.
Voilà des éléments qui, au-delà de leur matérialité, ont un
intérêt particulier, essentiel, puisque c’est la possibilité même
de l’existence qui peut se trouver être reconnue, attachée à ces
éléments.

Charles Melman, ancien médecin des hôpitaux psychiatriques, psychana-


lyste, fondateur de l’Association lacanienne internationale (ALI), Paris.

29
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Nous serions moins embarrassés si Freud avait un peu


poussé cette question et fait remarquer que finalement la croix,
ou l’étoile de David, ou le croissant comme le drapeau sont les
métaphores, les métaphores d’un élément Un dont la posses-
sion, l’acquisition, vont faire l’existence, le droit à l’existence, le
droit à être reconnu dans sa sexuation. Autrement dit, ce sont les
métaphores de cet élément Un dont la possession nous confère
le droit à l’existence, à l’individuation. Ils sont donc symbo-
liques du réel dont la possession témoigne que nous sommes
face au réel, source de la force, de l’énergie, de la puissance, du
commandement, signe que vous êtes par lui adoubés.

CELA A LE MÉRITE DE SITUER CE QUE NOUS APPELONS


LE SYMBOLE

Le symbole peut ainsi être reconnu, identifié, avec ce para-


doxe auquel nous confronte l’actualité, il peut ainsi être reconnu
évidemment dans notre pratique : la dévolution aujourd’hui
de ce pouvoir que confère le symbole est liée, non pas au type
de sacrifice, de renoncement qu’il implique, mais est liée à la
possession, à la mise en mains des éléments que le commerce
nous fournit ; bien évidemment, il nous transforme en consom-
mateurs, ce qui détourne radicalement, essentiellement – c’est
ce que nous voyons chez les jeunes –, d’un accès à la valeur
symbolique devenue inaccessible. Les objets, il devient essentiel
de les posséder.
Remarquons cette pratique très curieuse qui aujourd’hui
prend une actualité nouvelle, celle du jeu, le ludisme, activité
tout à fait importante dans notre existence. Il y a évidemment
le jeu avec un partenaire, petit autre compétitif, afin de savoir
lequel, par son habileté, se montrera avoir gagné son instru-
ment, grâce à son savoir. Mais le véritable jeu est celui qui se
joue avec le grand Autre, c’est-à-dire au casino. Et ce n’est pas
pour rien qu’il existe des toxicos, des intoxiqués pour lesquels
la question est de savoir : serai-je enfin le maître de la formule ?
Ou, à la condition de me sacrifier, de me mettre en cause, faut-il

30
Où est passé le symbolique ?

aller jusqu’à mettre en jeu ma propre existence, mettre ma vie


en péril ? Tout cela pour me montrer en retour le maître de la
possession de cet instrument…
Les activités ludiques sont devenues difficiles à discerner
des activités réelles. Il y a une sorte de continuité qui semble
s’établir au point que l’on verra, comme on a eu la surprise de
le vérifier, que ce spécialiste des activités ludiques à la télé a pu
s’avérer être le meilleur candidat pour être élu à la présidence
et que sa modalité d’exercice de la présidence était celle d’un
agissement purement ludique.
Et donc ce qui se trouve aujourd’hui illustré, c’est la perte
de la dimension de ce qui est à proprement parler symbolique.
Ce qui se trouve le justifier, c’est le développement de la
théorie du genre, c’est-à-dire l’abolition, la négation, de la
reconnaissance du sens de ce qui jusque-là était le signe de
cette puissance ; c’est à cet égard la traduction la plus impres-
sionnante de la définition du symbole aujourd’hui : le symbole
est l’élément unique qui est le signe, le signe du réel et dont
la possession nous confère la possession justement de ce qui
caractérise le réel, c’est-à-dire le savoir, l’autorité et la puissance.

JE L’AI OU JE NE L’AI PAS


Il était traditionnel que le père avait lui-même valeur
symbolique, c’est-à-dire était le signe de cette autorité qu’il
s’agissait de transmettre à sa descendance en lui faisant partager
la privation qui était de tradition dans son compte familial
ou national. Voilà ce qu’était son héritage, l’héritage non pas
notarié, peut-être celui de la dette, celui de l’histoire, qu’elle
soit encore une fois familiale ou nationale.
Ce qui est surprenant, c’est de constater si l’adulte refuse de
s’intéresser à la faille paternelle – c’est-à-dire ce qui a fait ce dont
son père est lui-même le fils, le produit, ce à quoi en tant que
sujet il a eu à répondre –, la facilité avec laquelle il prendra son
père comme le tyran domestique, et sans justement prendre en
compte le fait qu’il s’agit là simplement d’un quelconque qui a

31
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

eu une fonction à assumer. S’il prend en compte la faille, c’est


le plus souvent sous la forme de son défaut, de son infirmité, de
son incapacité, c’est-à-dire non pas de ce qui serait caractéris-
tique de sa position paternelle mais de ce qui serait simplement
l’accident de sa faiblesse. C’est ou bien prendre papa pour un
tyran ou bien le prendre pour un handicapé. Mais on voit à ce
moment-là, dans la transmission elle-même, combien l’inter-
prétation symbolique de ce qui se transmet entre générations
n’est pas un héritage notarié mais est de l’ordre de la dette.
Comment dire autrement le plus essentiel, le plus précieux
de la transmission à la génération suivante, si elle l’estime légi-
time ? Elle peut reprendre les modalités de papa à sa manière,
pour agrandir cette dette ou pour l’annuler. Ce qui me frappe,
c’est cette méconnaissance si fréquente du fils ou de la fille à
l’égard de la précédente génération. On pourrait imputer le
brouillage des devoirs attendus de chacun à l’évolution sociale,
aux turbulences politico-sociales.
Aujourd’hui dans notre pays, y en a-t-il beaucoup qui ont le
sens des devoirs envers leurs parents ? Ils ont le sens du devoir
qu’on a à leur rendre. Cela fait partie, dans la clinique actuelle
des enfants, de la carence symbolique qu’on leur propose : par
leur histoire propre, des enfants de l’immigration voudront
corriger le déficit symbolique de la société dans laquelle ils sont
plongés, en ressuscitant les symboles qui leur sont familiers et
qui les fascinent. Certains jeunes de milieux supposés intellec-
tuels, niant ainsi leur propre appartenance symbolique, sont
fascinés eux aussi par ces symboles proposés par Internet et les
enfants de l’immigration.
À ce moment-là surgit tout de suite la question suivante :
est-ce qu’une mère peut être gardienne et transmettre ainsi la
dimension symbolique ? Question que les enfants ne manquent
jamais d’explorer, non plus que leur mère. Il ne semble pas
qu’on puisse attendre d’une mère qu’elle transmette cette
dimension symbolique pour la raison qu’une mère n’est pas la
représentante du réel, elle n’en est pas le signe, elle est ce réel
lui-même. Elle est la puissance vitale et de son bon vouloir
dépend l’existence de l’enfant ; la seule façon dont elle peut

32
Où est passé le symbolique ?

agir au niveau de l’enfant, c’est par la privation de la relation


sexuelle qui va régir leurs rapports et transmettre la vie, la vie
pure, c’est-à-dire désexualisée, rendue assez sublime pour être
abstraite et détachée de la sexualité ; le grand souci maternel,
c’est que de la part de ses enfants, cette reproduction se fasse,
l’essentiel étant la transmission de la vie.
Le désespoir d’une mère, c’est qu’elle ne peut pas trans-
mettre la féminité à sa fille et que sa fille sans cesse l’interroge,
lui demande. Il n’y a pas de génération de mère en fille, une
mère vis-à-vis de sa propre fille n’est pas en puissance, et quel
que soit son amour, elle n’a pas la faculté de transmettre à sa
fille l’identité dont celle-ci a tellement besoin, c’est-à-dire la
certitude, la garantie d’être une femme.
Est-ce qu’une mère peut transmettre la virilité à son garçon ?
C’est une opération qui n’a rien d’exceptionnel. La filiation par
Jacob sera liée à la volonté maternelle, à la tromperie du père et
à l’usurpation d’une place symboliquement reconnue. Toute la
filiation va s’organiser sur ce choix maternel.
Cela étant, dans le cas ordinaire, c’est-dire celui où la trans-
mission se fait par l’élection maternelle de tel de ses fils, cela
n’a rien d’exceptionnel ; cette transmission se fait sur un mode
imaginaire, de telle sorte que cette virilité ainsi déterminée ne
peut s’illustrer que dans le fait d’être totale, sans cesse vérifiée,
vérifiable, absolue, tyrannique, toujours plus forte que celle des
autres et toujours précaire et fragile. C’est donc un mode de
transmission toujours délicat pour celui qui en a le privilège,
mais qui renouvelle la question symbolique puisque dans ce
cas, cette transmission n’est pas le fait d’une donation mais
d’une privation.
Une très rapide remarque sur la question du psychana-
lyste dans son exercice. Existe-t-il chez lui un trait identifiable
comme porteur d’une transmission du symbolique ? La réponse
est négative, mais il me semble que, dans ce qui est la relation du
groupe des psychanalystes, cette difficulté propre à nos statuts,
va régulièrement se faire sentir : un psychanalyste, par l’évo-
lution du transfert, met radicalement en cause ce qui serait la
transmission d’un symbole, et à ce titre, la transmission de la

33
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

psychanalyse elle-même en pâtit. Freud, et peut-être même


Lacan, ont pu dire que la psychanalyse était intransmissible :
cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas ou qu’il n’y aura pas des
psychanalystes, mais ce n’est pas par le biais d’une transmission.
Une dernière remarque concerne bien évidemment ce que
nous pouvons faire pour les enfants qui sont, dans notre vie
sociale, en complète perdition de la dimension du symbo-
lique : le culte du drapeau comme le culte de la croix, voire
plus simplement et plus crûment encore le culte du phallus…
culte du phallus qui semble aujourd’hui persécuté. Il a mauvaise
réputation, « il est réac » ! Seuls les vieux « pépères » continuent
à vouloir jouer avec lui. Cette perdition nous soulage mais nous
soulage évidemment de la dimension proprement symbolique,
c’est-à-dire d’un accès possible à l’identification et à la jouis-
sance, ce qui n’est pas tout à fait rien.
Que pouvons-nous faire en tant que psychanalystes vis-à-vis
de nos enfants ? L’école est devenue défaillante. Elle jouait son
rôle, en particulier dans deux domaines : le premier est celui de
l’histoire toujours écrite dans le registre du symbolique – il y a
à la transmettre entre générations –, symbolique qui se trouve
régulièrement mis en péril dans l’histoire d’un peuple avec ses
oscillations, ses bascules, voire ses disparitions. Par exemple, les
Arméniens sont persécutés, on le voit encore aujourd’hui sous
nos yeux. Ils ont le malheur d’être dans une région pétrolifère
ainsi que celui de vouloir occuper une place, en même temps
que l’espoir de rendre leurs enfants sensibles à la dimension
symbolique à laquelle ils appartiennent.
L’autre domaine, c’est la poésie, dans la mesure où l’art
poétique a à faire entendre, bien au-delà de la chose, la cause
qui lui donne son prix, sa possibilité. Certains poètes vont jouer
pour faire connaître la chose même : Francis Ponge, merveilleu-
sement engagé lorsqu’il parle des choses, nous les rend beaucoup
plus sensibles dans leur réalité même et dans leur immédiateté,
comme si elles ne devaient rien qu’à elles-mêmes ; mais c’est un
jeu, un jeu poétique. Un bon traitement que je recommande
sur le plan thérapeutique est que régulièrement les enfants
apprennent une poésie par semaine.

34
Où est passé le symbolique ?

Pour ce qui est de notre exercice de psychanalyste, il est


surprenant de constater avec quelle efficacité et quelle immé-
diateté, le fait de se resituer dans la dimension symbolique,
dans l’établissement du transfert dans la relation aux jeunes, aux
enfants, surprenant donc de constater le rétablissement de la
dimension du transfert, avec le paradoxe suivant : nous savons
que la fin de la cure a toujours été la résolution du transfert ;
et voilà qu’on va trouver auprès de ces jeunes ce que c’est que
découvrir cette dimension, la découvrir parce que pour eux, il
n’y a plus de sujet supposé savoir : c’est devenu un phénomène
social. Si vous suivez les débats qui ont lieu en permanence à la
radio et à la télévision, vous vérifiez tout de suite que le grand
phénomène, c’est qu’il n’y a plus aucun sujet supposé savoir :
chacun arrive avec le sien et se présente avec la même autorité,
la même justification, la même légitimité, etc., et chacun repart
avec son savoir. Il n’y a plus un savoir commun partagé, c’est
bien ce qui fait l’embarras des politiques, il n’y a plus de sujet
supposé savoir.
À propos du transfert des jeunes, je conclurai sur la rencontre
avec un grand garçon de 20 ans. Il a tout pour lui : il est fort, il
est beau, il séduit tous les sexes. Qu’est-ce qu’il vient chercher
chez nous ?
Il me dit cela : « Ce qui m’embête, c’est que je suis dans
l’immédiat, j’ai pas de passé et j’ai pas d’avenir. » Mais la bles-
sure narcissique est la suivante : il n’a besoin de nous que pour
vérifier que du sujet supposé au savoir, il y en a ; il connaît
l’adresse, il connaît le numéro de téléphone, il sait où il peut le
rencontrer. Alors, le fait qu’il y ait un lieu où quelqu’un puisse
soutenir le transfert, le sujet supposé savoir, rend possible tout
ce que vous voudrez ; avec la valeur qu’il possède, il peut avoir
tous les objets qu’il veut et leur conférer un prix nouveau.
Tel est le paradoxe que nous rencontrons aujourd’hui dans
notre pratique.

35
CLINIQUE ACTUELLE
DES ENFANTS
ET DES ADOLESCENTS

À L’ÉCOLE
Sophie Dencausse

Des conditions actuelles de la parole


à l’école

Le 16 octobre 2020, un homme, Samuel Paty, professeur


d’histoire-géographie et d’éducation morale et civique a été
décapité par un jeune homme, un adolescent à vrai dire, se
réclamant d’un islamisme radical.
Le premier effet du terrorisme, lorsqu’il frappe, est la sidéra-
tion. La pensée se fige devant l’horreur, la parole est empêchée.
Nous avons affaire là, avec cet assassinat, à un Réel, c’est-à-dire
à de l’impensable, à de l’inimaginable, à de l’impossible, en
tout cas sur le sol français, parce que, ailleurs dans le monde,
nous savons qu’il n’en va pas ainsi et que, malheureusement,
l’horreur y frappe plus souvent qu’à son tour. Le projet islamiste
radical vise, en abolissant les frontières, à s’étendre sur toute
la terre, comme le rappelait Hélène L’Heuillet dans son livre
Aux sources du terrorisme 1. Que l’islamisme radical – comme
du reste d’autres formes d’extrémismes – exploite les moyens
technologiques de notre modernité pour diffuser sa propagande
mortifère sur les réseaux sociaux, cela n’est pas indifférent à
mon propos.

Sophie Dencausse, docteur en littérature et civilisation française, psycha-


nalyste Association lacanienne internationale (ALI), Lille.
1. H. L’Heuillet, Aux sources du terrorisme. De la petite guerre aux attentats-
suicides, Paris, Fayard, 2009, p. 12.

39
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

En tuant Samuel Paty, cet acte terroriste visait l’école, atta-


quant l’institution scolaire dans ses fondements. Or, dire que
l’école est attaquée dans ses fondements, c’est rappeler que cet
acte est une attaque directe, une tentative de destruction de la
dimension symbolique elle-même : bien sûr en ce que l’école est
un symbole de la République, et cet attentat a été suivi de peu
par l’attentat de Nice. Mais au-delà de cet aspect, c’est le langage
lui-même qui est visé à travers ce qu’il offre d’ouverture et d’al-
térité dans les enseignements. Avec cet acte, c’est la possibilité
de tout discours qui est abolie. L’acte perpétré propulse le sujet
hors discours, hors langage – c’est ce que disent les qualificatifs
qui nous viennent dans l’après-coup : un acte barbare, un acte
inhumain. En tant que nous sommes des êtres de langage, des
parlêtres, là où frappe le terrorisme, c’est quelque chose de la
condition humaine qui se révèle dans toute sa brutalité, dans
toute son horreur : nous nous heurtons au Réel insupportable
de la pulsion de mort, de la pulsion de destruction. Pour en
arriver là le terroriste s’est soutenu d’un discours mais aussi de
pensées, de croyances, d’un Imaginaire reconnaissables, iden-
tifiables et dont il se réclame.
On a beaucoup dit que Samuel Paty était mort pour avoir
fait son métier, c’est-à-dire pour avoir enseigné ce qui est au
programme, pour avoir soutenu un discours que l’Éducation
nationale lui demandait de soutenir, et pour l’avoir fait en y
engageant quelque chose de sa subjectivité. Pourtant, il n’est
pas sûr que nous commencions à prendre la mesure des inci-
dences de cet acte sur l’institution scolaire, sur les enfants et
les adolescents, sur les enseignants, sur les enseignements et les
savoirs qui se dispensent à l’école. Un impossible est devenu
possible, ce n’est pas sans conséquences.
La mort de Samuel Paty s’inscrit dans un contexte aggravé
par la pandémie. Le remède, le pharmakon pour lequel nous
avons opté avec les confinements, bouleverse les modalités du
travail, y compris scolaire, mais aussi les liens sociaux et fami-
liaux. L’emprise du virtuel, du numérique, des réseaux sociaux
en est renforcée. Et l’école ne parvient pas toujours à échapper
aux conséquences de la dérégulation des discours liée à l’usage et

40
Des conditions actuelles de la parole à l’école

à la place qui est faite au numérique. Nous avons toujours plus


d’ordinateurs et de tablettes mais de moins en moins de livres
à l’école. Il y a eu de nombreux témoignages faisant état de la
recrudescence du harcèlement scolaire sur les réseaux sociaux
depuis le premier confinement, et il peut prendre la forme de
véritables lynchages virtuels qui ont des effets très réels sur les
enfants et les adolescents.
Ce n’est pas un hasard si l’assassinat de Samuel Paty est
aussi l’aboutissement logique, structurel, des appels à la haine
sur ces réseaux. C’est là aussi affaire de discours ou plutôt
de non-discours dans la mesure où, loin de fonder les liens
sociaux, l’usage qui en est fait s’attache à les défaire : les
réseaux sociaux, pour être du côté du virtuel, n’en sont pas
moins un espace public. Or, sans limitation de la jouissance,
sans instance qui vienne réguler les discours, cet espace dans
lequel la parole n’est pas castrée fait flamber la haine et la
violence. L’assassinat de Samuel Paty est une conséquence
directe de la déliquescence du langage dans notre société, et
il s’inscrit dans un contexte de mondialisation, des virus, des
marchandises, des discours.
Alors, c’est en interrogeant les conditions de la parole
aujourd’hui à l’école que je souhaiterais mettre au travail la
question des repères symboliques que les enfants et les adoles-
cents peuvent trouver dans le monde actuel.
J’ai été très surprise, comme tant d’autres, au retour des
vacances de la Toussaint de la manière dont la rentrée a été
orchestrée. Certes, le 2 novembre 2020, il y a eu l’hommage à
Samuel Paty avec la lecture d’un extrait de la lettre de Jean Jaurès
suivie d’une minute de silence. Mais je souhaiterais m’attarder
un peu sur le fait que le temps d’échange qui avait été initiale-
ment prévu pour les enseignants avant qu’ils n’accueillent leurs
élèves a été annulé. La décision d’organiser ou non un temps
d’échange incombait donc à chaque chef d’établissement, indi-
viduellement et sans l’aval de l’institution. Dans le collège où
j’exerce, il y a eu un temps insuffisant et morcelé : deux heures
en deux fois, mais dans une très large proportion, il n’a pas été
possible aux enseignants de prendre le temps de se parler et de

41
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

réfléchir ensemble avant de rencontrer leurs élèves. Alors que


penser, du côté institutionnel, des conditions de la parole des
enseignants ? Pourquoi la parole des enseignants a-t-elle, à ce
moment précis, été supprimée, annulée par notre propre insti-
tution ? L’ironie de la situation pouvait se lire dans la demande
qui nous était faite en tant qu’enseignants de travailler sur la
liberté d’expression avec les enfants et les adolescents, c’est-
à-dire de leur montrer à quel point elle était justifiée, utile,
nécessaire.
Ce qui nous a été vaguement dit sans que réellement
personne puisse assumer ces propos, c’est qu’il avait fallu privi-
légier la sécurité sanitaire. Cela s’est fait au détriment de la
prise en compte, au détriment de la considération accordée
aux incidences de cet acte terroriste sur l’école. Comme si l’une
s’opposait à l’autre, comme si, surtout, nous avions le choix.
La question à laquelle nous sommes confrontés est celle de l’ir-
ruption de la violence et du Réel de la mort dans l’institution,
dans les psychismes.
Ce sur quoi portait le déni, c’était la nécessité de dire. En
effet il y avait nécessité de dire pour se décaler de la para-
noïa dans laquelle la situation nous plongeait. Nous aurions
souhaité dire dans un premier temps quelque chose de la peur,
de l’angoisse, du désarroi dans lequel nous nous trouvions pour
que, dans un deuxième temps, le travail de la pensée puisse
reprendre, afin que soit à nouveau possible l’élaboration de ce
que nous souhaitions travailler avec les enfants et les adoles-
cents, pour qu’enfin la rencontre puisse avoir lieu, c’est-à-dire
trouver abri dans le symbolique. Je veux parler de la rencontre
entre les élèves et les enseignants bien sûr, mais aussi tout
simplement du retour à l’école pour tout le monde. C’était
une nécessité parce que, dans une telle situation, non seulement
la parole ne vient plus en tiers mais le grand Autre du langage
devient potentiellement persécuteur. Le malaise perceptible,
mais qu’il ne fallait pas nommer, indiquait la peur nouvelle que
les enseignants pouvaient avoir, que les enseignants ont encore
des effets de la parole. À vrai dire, cette peur n’est pas tout à
fait nouvelle, mais cette fois elle est venue sur le devant de la

42
Des conditions actuelles de la parole à l’école

scène. Dans D’un Autre à l’autre 2, Lacan dit qu’il y a toujours un


risque à parler, que ça comporte des conséquences, et il ajoute :
« L’ennui, c’est qu’on ne sait pas toujours lesquelles. » Dans
ce contexte, nous pouvions nous faire une idée extrêmement
angoissante des conséquences possibles. Comment écouter les
enfants et soutenir une parole en tant qu’enseignant dès lors
que le risque d’une interprétation versée du côté de l’imagi-
naire peut conduire au pire ? Il y a dans cette situation une
continuité de l’Imaginaire, du Symbolique et du Réel. Dans
Le Monde du 19 novembre, qui retranscrivait des échanges de
mails entre Samuel Paty et ses collègues ou sa hiérarchie, j’ai
pu lire qu’il disait ne plus vouloir, à l’avenir, aborder ce thème
et qu’il travaillerait sur d’autres libertés.
Dès lors, comment écouter les propos des enfants et des
adolescents ? Comment accueillir leurs questions ? Toute parole
inapropriée de la part des enfants doit être signalée parce qu’il
peut y avoir là un éventuel foyer de radicalisation ou un futur
terroriste. Dans l’état actuel du rapport au langage dans la
société et à l’école, certains signifiants sont reçus comme des
signes. Dans ce climat de psychose sociale, ça flambe de tous les
côtés. Quelle est la possibilité de parler pour les enfants dans un
contexte où leurs dires ne peuvent plus être considérés comme
s’inscrivant dans un temps nécessaire d’élaboration et de struc-
turation de leur pensée, mais où ils sont instrumentalisés pour
répondre dans l’immédiateté à une demande institutionnelle ?
Alors qu’en est-il pour les enfants et les adolescents qui
reviennent à l’école dans ces circonstances ? Qu’est-ce qui, pour
eux, se trouve désormais changé ? La question concernant les
repères symboliques qu’ils peuvent trouver se pose désormais
dans des termes nouveaux parce que l’assassinat de Samuel Paty
a déplacé les lignes, a déplacé le Réel. C’est de leurs questions
que me sont venues des indications sur les repères symboliques
qu’ils pouvaient trouver.

2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre,


texte établi par J.-A. Miller, Paris, Le Seuil, 2006, p. 33.

43
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Une jeune fille me demande : « Si tel professeur, par exemple


Madame X, se fait tuer, qu’est-ce qu’on va faire au collège ? »
S’il y a, dans la formulation de cette hypothèse, un vœu de mort
inconscient à l’encontre de tel professeur, cela est à prendre du
côté du fantasme. En posant tranquillement cette question,
elle indique quelque chose de ses difficultés avec Madame X,
professeur de mathématiques dont elle a déjà souvent parlé.
Elle met cependant l’accent sur les conséquences au niveau du
collège, c’est-à-dire sur la réponse, la prise en compte par l’ins-
titution d’un tel acte. Une autre jeune fille reprend la question
à son compte et demande : « Si un professeur d’ici se fait tuer,
est-ce que le collège va fermer ? » Si la question a la même
structure, la jeune fille fait très justement entendre que c’est la
fonction elle-même qui est visée à travers le lieu même de son
apprentissage. Samuel Paty travaillait dans un autre collège,
mais en faisant le lien avec le sien, elle montre que pour elle
un impossible est devenu possible. Alors quelles conséquences ?
Il y a bien sûr, dans ces paroles d’enfants, le désir d’être en
vacances, d’être momentanément soulagé des devoirs et des
contraintes de l’école. Il y a toujours une certaine jouissance à
échapper provisoirement à ses obligations. Cette énonciation
dit aussi quelque chose d’un Réel non pas en tant qu’impossible
mais en tant qu’il se répète. Les enfants savent qu’il y a déjà
eu des attaques terroristes en France. Une collègue rapportait
les paroles d’une adolescente en lycée qui disait : « Mais des
attentats, il y en a tout le temps. »
Lorsque cette jeune fille demande : « Est-ce que le collège
va fermer ? » elle évoque aussi une autre répétition. La ferme-
ture du collège, les enfants ont déjà connu cela lors du premier
confinement et depuis la réouverture des écoles, la menace de
la fermeture n’a pas cessé de planer. Si les enseignements se
sont tant bien que mal poursuivis à distance, au nom de la
« continuité pédagogique », les enfants ont été confrontés à la
signification de cette fermeture. Ils ont déjà été privés d’école.
Privation réelle d’un objet symbolique ? Pour certains, cette
privation a relancé le désir et rendu à l’école quelque chose
d’une brillance qu’elle n’avait pas, ou plus. Dans certains cas,

44
Des conditions actuelles de la parole à l’école

le retour s’est avéré plus difficile et c’est du côté de la phobie


que les choses étaient à craindre. En étant maintenus au sein
de leurs familles, beaucoup ont été empêchés dans leur élan de
venir vers un savoir Autre, distinct, différencié du savoir et de
la jouissance maternelle. Non seulement parce que le dépla-
cement physique n’était plus possible mais aussi parce que les
parents se sont retrouvés bien souvent contraints de jouer les
professeurs de leurs enfants. Ce dont ils ont pu faire l’épreuve,
c’est que l’enseignement ce n’est pas quelque chose qui peut se
faire « à distance ». L’école à la maison, ce n’est pas tout à fait
l’école. Le savoir à l’école est quelque chose qui se construit
et s’élabore habituellement dans la situation d’enseignement.
Sans la présence réelle des enseignants et des élèves, et des
élèves ensemble, ce savoir propre au discours de l’école risque
d’être réduit à un ensemble de connaissances objectivables, à
un savoir mort. Les cours désormais disponibles sur différentes
plateformes – parce qu’il continue à y avoir des confinements
partiels –, ne peuvent pas se substituer à une parole vive.
Mais la question posée par la jeune fille, sur la fermeture
de l’école, peut aussi s’entendre dans sa portée métaphorique :
en faisant porter la question sur la stabilité de l’école, elle fait
entendre dans le même temps qu’il s’agit bien là d’un appui,
d’un repère symbolique pour elle, et elle veut savoir s’il va tenir.
Est-ce que mon école va tenir le coup ? Et on peut, avec elle,
interroger : est-ce que l’école, ça tient encore ? La fermeture,
c’est une manière de clore le questionnement, de boucher le
trou creusé dans le Réel par le Symbolique. C’est aussi bien la
manière dont l’école ne parvient pas à prendre en compte les
conditions nécessaires aux apprentissages et à l’enseignement :
le temps long, la nécessité d’une subjectivation des savoirs,
l’articulation du singulier et du collectif.
Un jeune garçon disait : « Mais on est dans un monde fou
parce que ce professeur il a rien fait, il a juste fait son travail
quoi. » En opérant une distinction entre ce professeur et « le
monde fou », cet enfant fait entendre que l’école relève pour
lui d’une dimension structurée articulée à un monde qui, lui,
a perdu sa stabilité. Beaucoup d’enfants ont dit à quel point ils

45
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

avaient peur non seulement en venant à l’école mais aussi en


dehors de l’école. Un enfant a raconté un moment de panique
vécu avec sa mère en allant faire les courses. Ils se sont littéra-
lement enfuis d’un magasin.
Ces paroles ont fait réagir un autre enfant : « Il a pas rien
fait, il a dit quelque chose dans son cours. » Cette affirmation
renvoie à une remise en cause des enseignants qui n’est pas
nouvelle dans la société, elle est seulement beaucoup plus accen-
tuée dans ce contexte. C’est la difficulté dans laquelle se trouve
quiconque occupe une place d’autorité aujourd’hui. L’inquié-
tude, voire la suspicion, est portée sur l’enseignement, sur le
savoir transmis, mais aussi sur les dires de l’enseignant. Il y a eu
des précédents où des enfants ont refusé d’accepter des cours
parce que ce qui s’enseignait heurtait leurs croyances ou leurs
convictions. Je pense à un enfant en classe de quatrième, l’année
dernière, qui avait refusé d’écouter le cours d’un collègue de
sciences de la vie et de la Terre sur la reproduction. Entendre
parler de sexualité à l’école était pour lui absolument insuppor-
table. Les parents s’étaient montrés profondément étonnés de la
réaction de leur fils qui ne voulait pas en démordre. Il mettait
en avant une atteinte à la religion pour se défendre du « trou-
matisme » du sexuel dont il devait rendre compte devant ses
parents et ses enseignants. Mais c’est d’une manière beaucoup
plus générale que la parole des enseignants est contestée par
des enfants, des parents ou dans la société. Cette contestation
cherche parfois à prendre appui sur un extrémisme religieux.
La plupart du temps, là où j’exerce – parce que ce n’est pas
forcément le cas partout –, les enfants font bien la différence
entre « la folie du monde » et ce qui se dit à l’école, ce que
disent leurs professeurs, ce qu’on leur raconte. Je travaillais
avec des enfants de 11-12 ans, en classe de sixième, sur une
phrase de Jean Cocteau pour introduire un conte : « L’enfance
croit tout ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute »,
et je leur ai demandé ce qu’ils en pensaient. Une jeune fille
réfléchit et dit : « Par exemple Macron il nous ment, il nous
dit qu’il y a des vaccins contre la Covid, mais est-ce qu’on sait
s’ils n’ont pas mis du poison dedans ? Mais vous, si vous nous

46
Des conditions actuelles de la parole à l’école

dites quelque chose on vous croit. » Il y a dans les propos de


cette jeune fille une dimension proprement paranoïaque, mais
elle fait entendre quelque chose de ce qu’il en est de la parole
aujourd’hui. Entre fake news, théories du complot et ce que
Jean Marie Forget appelle discours inconséquent, elle pose la
question dans laquelle nous sommes empêtrés aujourd’hui, qui
est celle de la vérité et de la place de la vérité dans les discours
des adultes.
Elle fait aussi entendre qu’à la faveur du transfert, destituant
au passage le président de la République, pour le moment en
tout cas elle croit encore ses professeurs. Et c’est une chance
pour l’école de faire son travail et de ne pas rater le coche. C’est
sur le transfert que reposent la situation d’enseignement et la
possibilité pour les enfants d’entrer dans les apprentissages,
d’accepter les dires de leurs enseignants.
L’école a-t-elle encore les moyens aujourd’hui de soutenir
un discours qui tienne ? Les enfants ont été très touchés par les
multiples revirements et contradictions dans lesquels l’école a
dû se débattre concernant les conditions de leur retour à l’école.
Le jour de la rentrée, ils en ont parlé autant que de l’assassinat
de Samuel Paty. Ils ont parfaitement perçu le décalage entre
les protocoles sanitaires annoncés à grand bruit et la réalité
nécessairement autre. Est-il possible à l’école d’appliquer les
règles qu’elle se donne ? Les enfants se trouvent pris, au sein
de leur école, dans des discours inconséquents, discordants, et
ils se tournent vers leurs enseignants pour tenter de se repérer
dans tout cela.
J’évoquerai enfin la question d’une jeune fille : « Est-ce que
la minute de silence c’était que aujourd’hui ou est-ce que ça va
être tous les jours ? » Si elle évoque elle aussi la répétition, elle le
fait sur un autre bord. Comme les autres enfants, elle interroge
le sens et la portée de la réponse institutionnelle à l’assassinat
de Samuel Paty. Elle fait entendre ce qu’une ritualisation vien-
drait pour elle réintroduire de symbolique en venant scander
le temps scolaire dans la durée. Les enfants veulent savoir s’il y
aura des conséquences justement, ou si, au fond, les choses vont
reprendre, peuvent reprendre comme avant, c’est-à-dire comme

47
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

si de rien n’était. Vont-ils rencontrer dans l’école quelque chose


de l’ordre de la castration ? L’appui que les enfants peuvent
trouver à l’école, c’est ce que l’école peut offrir, à savoir des
enseignements et la préservation des conditions de l’appren-
tissage. C’est précisément en fonction de notre réponse, de
notre travail en tant qu’enseignants, au cas par cas, mais aussi
d’une réponse institutionnelle à cette question, que les enfants
et les adolescents pourront continuer à y croire, que les savoirs
enseignés à l’école pourront s’inscrire, c’est-à-dire se symboliser.
Hélène Genet

« Mais qu’est-ce qu’il a voulu dire ? »


Une enquête sur l’habitat linguistique
de nos enfants

Le petit exercice d’analyse auquel je me livre ici s’origine


d’une question formulée il y a quelques temps par Charles
Melman : « Nos enfants sont-ils devenus des SDF 1 ? » Cette
mise en cause de la domiciliation symbolique dans la langue
méritait d’être travaillée de ma place bigleuse d’enseignante et
de psychanalyste, professions qui relèvent d’un même impos-
sible et d’une même attention à la lettre. Je choisissais alors
de partir d’un matériel très discutable et pourtant parlant : les
copies de mes élèves, dont je postulais qu’elles pouvaient dire
quelque chose d’une psychopathologie collective au XXIe siècle.
Auparavant, quelques remarques sur la question de Charles
Melman « Nos enfants sont-ils devenus des SDF ? », sur ses
enjeux éminemment symboliques et sur le cadre théorique
qu’elle esquissait.
Dans le discours médiatique, le possessif « nos » enfants
est aujourd’hui désuet ; on emploie habituellement l’article

Hélène Genet, agrégée de lettres, psychanalyste, Rennes.


1. Journée Association lacanienne internationale-École pratique des
hautes études en psychopathologies, organisée à Reims le 18 novembre
2017, https ://www.ephep.com/fr/content/texte/journee-ali-ephep-
reims-le-18112017-nos-enfant-sont-ils-devenus-des-sdf

49
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

générique (« les enfants », « la jeunesse ») qui renvoie platement


à une catégorie de la sociologie ou du marché. Au contraire, le
possessif pluriel « nos » actualise le lien filial : il connote la fierté
ou la protection, et dit ainsi quelque chose de notre respon-
sabilité 2, à la fois parentale et politique. Ce petit déterminant
emporte donc discrètement tout un programme.
SDF : de quel statut parle-t-on ? Pour le psychanalyste, le
signifiant SDF est une métaphore qui interroge la référence
phallique : c’est la question de la stature, du fait de se tenir
debout, ou au contraire d’errer sans gravité 3. Certes ce sigle
« SDF » fait provocation : ce n’est pourtant que l’autre nom du
« nomadisme » partout promu.
Arrêtons-nous un instant sur ce sigle, « SDF », car justement
il est, à mon sens, tout à fait exemplaire de notre habitacle
linguistique. Le discours courant adore les sigles : c’est une sorte
de chiffrage qui fait sérieux, presque scientifique. En outre, le
sigle permet d’abréger (c’est-à-dire de voiler) des périphrases à
la fois nécessaires et fatigantes : « sans domicile fixe », c’est joli,
mais c’est long (son ancêtre le « clochard » était plus court, mais
laid). C’est joli pourquoi ? Parce que c’est un euphémisme :
cela veut dire qu’il y en a quand même un, de domicile, d’abri,
un lieu de rattachement ; « sans domicile fixe » ce n’est pas
trop grave (contrairement au « sans logis », qui a heureusement
disparu des radars), c’est transitoire : ça va se fixer un jour ou
l’autre, donc on peut dormir tranquille. Mais il y a plus : SDF,
c’est aussi un pléonasme, car y a-t-il un domicile qui ne soit
pas fixe ? Le domicile, n’est-ce pas précisément ce qui fait point
fixe, lieu de ralliement et d’ancrage, à partir de quoi on peut
explorer le monde, prendre des risques ? Le pléonasme a donc
pour effet d’entamer l’essence même du domicile.
Ce petit nettoyage sémantique balise notre réflexion, car
comme beaucoup d’expressions, de slogans, de néologismes à

2. Étymologie « répondre » : leur répondre, répondre à nos enfants bien


sûr, être engagé dans une parole ; mais aussi répondre d’eux, c’est-à-dire
à la fois les mettre à l’abri et se porter garant, garantir leur devenir adulte.
3. C. Melman, L’homme sans gravité, Paris, Denoël, 2002.

50
« Mais qu’est-ce qu’il a voulu dire ? »

la mode, le sigle « SDF » enseigne à nos enfants l’inconsistance


des discours ; il cultive un certain rapport à la langue qui fait
problème, par quoi on peut dire une chose et son contraire,
par quoi on recycle la substance signifiante, par quoi on liquide
certaines réalités. Si le sigle « SDF » confère une identité et un
statut, en même temps il voile soigneusement le danger de
déshumanisation pourtant bien visible sur les trottoirs de Paris.
De sorte que si cet acronyme peut, par métaphore, désigner
la condition symbolique de nos enfants, c’est le signe d’une
souffrance bien réelle dont il faut répondre.
Alors quel est le domicile de nos enfants ? À quoi ressemble-
t-il ? Comment les joyeux nomades numériques qu’on nous
présente habitent-ils la langue, notre seul gîte ?
De ma place d’enseignante, cette question du symbolique
est prégnante. Par-delà la disparité des conditions réelles de
logement de mes élèves, je me demande souvent ce qui peut
faire abri pour eux, car ils ne donnent pas vraiment l’impression
de savoir où ils habitent : sont-ils bien arrimés à une demeure ?
Puis-je m’adresser à eux dans une référence, une géographie
symbolique commune ?
Alors pour y voir un peu plus clair, j’ai choisi d’interroger
leurs copies 4. Évidemment, il faut d’emblée questionner ce
choix, ce support d’enquête qui paraît très contestable s’il s’agit
d’entendre quelque chose d’une parole et d’un ancrage subjectif.
Comme son nom l’indique, la « copie » est d’abord le
support d’une parole mimétique hautement contrainte : il
s’agit de traiter un sujet conformément aux méthodes ensei-
gnées (c’est-à-dire en suivant un modèle), tout en respectant les
codes linguistiques et stylistiques réputés acquis. De surcroît, la
copie, on le sait, est notée, c’est-à-dire qu’elle est l’enjeu d’une
performance et d’un jugement. Alors, comment pourrait-elle
laisser entendre quoi que ce soit d’une parole propre ? Pour
l’adolescent bien souvent enlisé dans d’indicibles questions,

4. Je parle d’élèves de fin de première et d’étudiants en BTS, donc des


jeunes en bout de parcours scolaire, réputés avoir une bonne maîtrise
de la langue comme de l’écrit.

51
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

quoi de plus dissolvant ? Quoi de plus étranger à la dimension


de la subjectivité ?
Fallait-il alors partir des productions orales, contraintes
ou spontanées ? Avec cette idée que l’oral – qui actualise la
dimension de l’adresse et met en jeu le regard de l’autre – serait
davantage l’occasion d’une véritable parole 5 ? Mais au-delà des
difficultés techniques d’enquête sur un matériel sonore, l’ex-
périence enseignante montre que l’oral et l’écrit présentent
les mêmes phénomènes signifiants que je veux ici analyser.
Car il s’agit d’examiner non pas le contenu des réponses (les
énoncés, des développements plus ou moins attendus), mais
le maniement même de la langue, et plus particulièrement la
maîtrise de la syntaxe, c’est-à-dire – puisqu’il est question ici de
maison – l’architecture même du discours : comment ça tient ?
Si telle est la question, on peut encore se dire que justement,
l’écrit semble bien mal choisi : à l’écrit je me relis, je me corrige,
je parle comme il faut, j’efface les ratés du discours. Bref, je
sais à peu près ce que je dois à la langue et j’en témoigne. Or,
c’est justement ce qui ne se passe pas dans nombre de copies :
bien souvent, elles s’alignent sur un oral erratique et donnent
à lire d’étonnantes vacillations linguistiques ; elles inscrivent
une bizarre et récurrente confusion signifiante.
Ainsi, malgré ce cadre très formaté, je postulais que les
copies pouvaient indiquer quelque chose du rapport que nos
jeunes entretiennent avec le langage, à savoir s’ils y ont, ou
non, élu domicile.
À partir d’un corpus aléatoire de copies, j’ai donc relevé,
groupé et analysé des écarts courants et récurrents. Ici, je vais

5. Sur la différence entre écrit et oral. Par rapport à la parole, l’écrit


accuse trois écarts majeurs : il se fonde d’une position énonciative fictive
qui est longue et difficile à conquérir – s’adresser à quelqu’un qui n’est
pas là, qui ne répond pas ; il fait trace, il fige et leste le dire d’une sorte
de poids institutionnel – cela impressionne ; c’est un dédoublement
de la parole (je vois ce que je dis), expérience longtemps douloureuse
de l’étranger dans la langue. Ces trois dimensions de l’écrit supposent
déjà une certaine assise psychopathologique.

52
« Mais qu’est-ce qu’il a voulu dire ? »

présenter et commenter seulement deux de ces flottements


signifiants (et je ne citerai que quelques exemples) : les reprises
pronominales et le maniement des temps verbaux.
1. La reprise pronominale est très souvent fantaisiste, aléatoire.
– Les paysages sont différents, car au début il est riche tandis qu’à
la fin il est pauvre [« il » reprenant « les paysages »].
– Le héros de roman est fondé par l’histoire auquel il appartient
[« auquel » » renvoyant à « histoire »].
– Le personnage est plongé dans une histoire donc elle est entrée dans
un univers fictif [« elle » relayant le mot masculin « personnage »].
Ces phénomènes fréquents donnent l’impression que l’élève
écrit comme il parle, en tout cas avec les mêmes immédiateté
et insouciance : on n’est pas à quelques phonèmes près, il n’y
a aucun recul ni linguistique ni scriptural. Le problème, c’est
que le lecteur lui ne sait plus bien de quoi il est question : dans
cette approximation morpho-syntaxique, le référent est brouillé.
Que se passe-t-il ? On exclut ici la plainte selon laquelle
les élèves n’apprennent plus, ne retiennent rien, ne lisent pas
assez (et sa variante selon laquelle ce sont les profs qui ont
démissionné) : cela fait quinze ans que ceux-là sont à l’école
(et quant à ceux-ci, ils peinent évidemment à soutenir ce que
le discours capitaliste déconstruit méthodiquement). Au reste,
les phénomènes linguistiques que je dégage relèvent autant d’un
apprentissage spécifique (qui a été mené et même rabâché avec
toutes les variantes pédagogiques possibles) que d’une assimi-
lation par imprégnation. Il faut donc conclure au fait que ces
structures de langue sont pour certains, voire pour beaucoup,
inaccessibles. Ce sont des phénomènes qui laissent penser que
la langue est maniée comme étrangère, où la succession de
quelques signifiants pleins (substantifs et verbes) suffit à l’af-
faire. Alors, que peut-on y entendre ?
Trois hypothèses (qui ne s’excluent pas) :
– les déterminants et les pronoms (comme d’ailleurs la plupart des
prépositions telles que en / à / de) sont perçus comme de simples
outils, des charnières vides de sens, donc interchangeables. Or,
c’est une des lois fondamentales du langage que tout morphème
soit lesté d’un signifié (seul le nom propre y échappe) ;

53
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

– on peut aussi supposer que, par les temps qui courent, la


fixation en genre et en nombre soit indifférente : ça flotte, c’est
aléatoire ;
– le dernier exemple est particulièrement intéressant : il montre
nettement la confusion entre le référent linguistique (le mot
qu’on est censé relayer, ici « personnage ») et un référent imagi-
naire incertain (ici l’héroïne du récit, ou peut-être l’auteure du
texte, voire l’élève elle-même).
2. Dans le développement d’un récit, d’une fiction, le manie-
ment des temps verbaux paraît très souvent livré au plus grand
hasard :
– Maintenant ce fut l’heure de partir pour un autre continent
inconnu.
– Ce fut une étape difficile mais j’ai réussi à passer.
– L’écran devena 6 sombre et un bruit désagréable apparaît.
On retrouve cette confusion, quoique plus rarement, sur
le plan spatial (J’arriva à Mexico où là-bas la chaleur est bien
plus chaude qu’en France). Comme pour les pronoms, on peut
penser que le problème vient de ce que les morphèmes gram-
maticaux (ici les désinences temporelles) ne sont plus lestés de
valeur discriminante : j’ai / j’avais / j’ai eu, c’est du pareil au
même. Mais pour n’être pas perçus, les effets de sens sont néan-
moins bien réels : le lecteur se trouve complètement égaré. On
navigue entre l’ici-maintenant des personnages (l’espace-temps
de la fiction), et l’ici-maintenant du scripteur (l’espace-temps
de l’énonciation). Ces réalisations linguistiques télescopent les
époques (présent/passé), estompent la distinction aspectuelle
(accompli/inaccompli), confondent l’histoire et sa narration.
Pris dans ce qu’il raconte, le scripteur perd de vue ce qu’il fait,

6. Dans nombre de copies, les « il devena », « tu partas », « je marcha »…


sont ordinaires et se succèdent avec bonheur. La désinence « -a(s) » se
généralise comme indice du récit d’action. Faut-il en conclure que le
passé simple, temps de l’accompli dans le passé, temps de l’histoire
écrite par excellence, n’est pas acquis ? Cela dit : ce temps verbal a-t-il
jamais été maîtrisé par le plus grand nombre ? Le passé simple n’a-t-il
pas toujours été un marqueur socioculturel ?

54
« Mais qu’est-ce qu’il a voulu dire ? »

son ancrage énonciatif, et il se laisse happer par l’imaginaire


qu’il déploie. Mais à la fois auteur et personnage, il échoue à
soutenir une intention signifiante. Finalement, ces emboîte-
ments (encore une fois très ordinaires) réalisent ou exposent
une indifférenciation des places et des instances.
À partir de cette petite enquête, je dégagerais ainsi trois
traits psychopathologiques.
1. Les instances d’énonciation qui supportent le discours (l’élève
scripteur et le narrateur imaginaire) sont interchangeables,
comme en continuité. Il n’y a pas de coupure entre l’auteur
et son double fictionnel. C’est-à-dire que le dire relève non
pas d’une prise de parole, mais d’une sorte de mimétisme
discursif. Il me semble que cette confusion participe d’un défaut
d’adresse : dans la lecture, les élèves ne se sentent pas concernés,
visés ; dans l’écriture, ils n’adressent pas leur propre discours.
Ce repérage rejoint l’analyse de Jean Marie Forget qui dégage
une « difficulté des jeunes à trouver la place d’une énonciation,
à trouver une place ménagée pour cela 7 ».
2. Cette adresse erratique remet sans cesse en jeu la construction
de la référence : elle ne tient pas. Il faut bien ici insister sur le
fait que l’indistinction pronominale que nous avons repérée
ne vaut que pour la troisième personne, le IL, c’est-à-dire le
délocuté (qui s’oppose aux personnes de l’interlocution, JE et
TU). Ce qui vacille, c’est toujours la représentation de l’absent.
Cet embarras à s’abstraire de l’ici-maintenant de la situation
dialogique (et pas seulement dans l’écrit) relève, me semble-t-il,
d’une difficulté à élaborer l’absence. D’une part cela renvoie à
une désaffection de l’imaginaire 8 ; d’autre part ce phénomène

7. J. M. Forget, « Que je naisse ! », La revue lacanienne, n° 18, mai 2017,


p. 16-25. Voir aussi J. Giogà qui évoque une « perte de la fonction de la
parole, défaut d’adresse et perte de l’armature symbolique susceptible de
soutenir le sujet dans son énonciation », J. Giogà, « La norme comme
impasse ? », La revue lacanienne, op. cit., p. 99.
8. J.-J. Tyszler parle d’un « imaginaire exfolié », parce que virtualisé,
J.-J. Tyszler, « Quand l’imaginaire s’exfolie », La revue lacanienne,
op. cit., p. 46-50.

55
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

vient peut-être interroger la réussite du refoulement et l’intégra-


tion de la dimension de l’Autre. Je renvoie cette fois à l’article
de Marie-Alice Du Pasquier et Michèle Schnaidt, « Mal écrire,
une affaire d’apprentissage ? 9 ».
3. Enfin, quand l’élève s’égare dans les formes grammaticales,
quand elles sont si indifférenciées qu’on ne comprend plus rien,
cela signifie qu’il ne répond pas de ce qu’il énonce : implicite-
ment, il délègue cette opération à son lecteur, c’est-à-dire qu’au
fond il se donne un lecteur omniscient, capable de deviner
ses pensées – et en effet les professeurs s’épuisent à tenter de
reconstruire les intentions de l’élève : mais enfin qu’a-t-il voulu
dire ? Dès lors, il faut se poser la question de ce « vouloir » qu’on
présuppose au dire de la copie : et s’il n’y avait qu’un vouloir
faire ? Ou un vouloir dire qui ne doive rien au code ? Ou pas
de vouloir du tout ? Pour vouloir dire quelque chose, de même
que pour apprendre, il faut vouloir « savoir quelque chose de
ce qu’il convient de ne pas savoir », dit S. Calmettes-Jean 10 ;
il faut être castré. Ces flottements innombrables me semblent
indiquer que l’opération n’est pas assurée.
Finalement, ce dont témoignent ces phénomènes, c’est,
selon moi, d’une difficulté à intégrer l’altérité, que ce soit celle
de l’interlocuteur dont on n’est pas sûr et dont il est impossible
de se figurer le manque, ou bien l’altérité radicale du code, c’est-
à-dire de l’instance tierce, de la référence obligée qu’emporte
le langage 11.

9. J. Bergès, M. Bergès-Bounes, S. Calmettes (sous la direction de),


Que nous apprennent les enfants qui n’apprennent pas ?, Toulouse, érès,
2003, p. 224-228.
10. Ibid., p. 9-14.
11. Parlant des enfants non lecteurs qu’elle reçoit, G. Ginoux analyse
les choses ainsi : « Des mécanismes de transposition, d’altération de la
langue, jugée le plus souvent comme parfaitement étrange et étrangère
de par sa structure, son organisation, de par la violence qu’elle sous-
entend dans la demande qu’elle adresse à l’enfant de se plier à sa loi »,
ibid., p. 213-233.

56
« Mais qu’est-ce qu’il a voulu dire ? »

Alors qu’en conclure : ignorance, indifférence ou rejet ?


Errance passagère ou durable ? De quoi ces repérages sont-ils le
nom ? Égarés dans le discours capitaliste, nos enfants sont-ils
devenus des SDF ? Plutôt que de précipiter une réponse, trois
précautions.
– Ces phénomènes sont-ils pathologiques ? Cela dépend bien
sûr de la fréquence : quelques impropriétés dans une même
copie ne font pas sens, mais c’est parfois si insistant (et alors
corrélé à d’autres confusions lexicales et grammaticales) que
c’est vraisemblablement l’indice que quelque chose n’est pas
en place, que la domiciliation dans la langue n’est pas assurée.
Je me souviens ainsi d’une jeune fille dont les copies étaient
littéralement incompréhensibles ; un jour et en tête-à-tête, je
lui ai demandé de m’en lire un extrait : c’était une musique de
mots, une berceuse, un enchantement.
– Deuxièmement, ces errements sont toujours rattachables à
un vagabondage adolescent ordinaire, et ce d’autant mieux que
« nos enfants » sont appelés de plus en plus tard à se positionner,
à répondre en leur nom. L’enfance et l’adolescence sont les noms
de l’inachèvement et du devenir. La clinique contemporaine
suggère même à N. Hamad l’hypothèse d’adolescents « clivés
sans être psychotiques », clivage qui retarde l’organisation de
la structure psychique 12. Ce qui m’ennuie tout de même, c’est
la fréquence de ces ratages dans les sections de BTS dont j’ai la
charge, soit des jeunes hommes entre 18 et 24 ans.
– Enfin, faut-il y voir un symptôme individuel ou collectif ?
Évidemment, ces errements syntaxiques sont à interroger
dans l’histoire de chaque élève, ils ne font pas sens de la même
manière pour chacun, mais la diversité des problématiques
individuelles n’enlève rien, me semble-t-il, à l’hypothèse d’un
dérèglement linguistique à plus grande échelle, ce qui n’a rien
d’étonnant compte tenu du discours ambiant et du formatage
médiatique. Discours « capitaliste » triomphant et puissamment
destructeur qui, comme l’analyse J. M. Forget, se marque de

12. N. Hamad, « Les adolescents cherchent-ils le nord ? », La revue


lacanienne, op. cit., p. 118-127.

57
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

l’inconséquence, d’une absence de contradiction, et promeut


une parole vide.
Si nos enfants se chargent de faire symptôme des dérè-
glements à l’œuvre dans le social, il n’y a rien d’étonnant à ce
que cela soit linguistiquement marqué, notamment dans cette
difficulté à soutenir une position énonciative, conséquence
directe de l’absence d’adresse dont ils souffrent, et dans l’échec
à assurer la stabilité du référent. Ces flottements témoignent
à mon sens d’une difficulté à habiter le langage, subi comme
étranger. Et si cette hypothèse d’une tendance massive à une
forme de désarrimage linguistique est vérifiable, alors oui, cela
fait de nos enfants des SDF, et de cette souffrance aiguë nous
devons répondre.
Françoise Bernard

« Le flou de mon avenir »

C’est à partir de ce titre « Le flou de mon avenir », donné


par un élève de quatrième au dessin de son labyrinthe, que je
livre cette réflexion sur mon travail : l’expérience de séminaires
Autographie-Projets de vie® 1 dans un collège de banlieue.
Cette aventure a débuté il y a quinze ans lorsqu’un ensei-
gnant d’un collège m’a proposé d’intervenir dans sa classe de
quatrième afin de permettre à ses élèves d’anticiper et ainsi de
se préparer aux choix d’orientation auxquels ils seront soumis
en troisième.
Pendant quatre journées déployées sur une année (en
quatrième) suivie d’une journée (en troisième), les élèves réflé-
chissent tous ensemble sur leur orientation, leur mise en pers-
pective de projets, sur les doutes et les espoirs qui les animent.
Cette réflexion se déploie, entre autres, à partir du mythe du
labyrinthe dans lequel Thésée doit affronter et vaincre le Mino-
taure afin de sortir du labyrinthe avec l’aide du fil d’Ariane.
Ce mythe est conté aux élèves qui l’interpréteront de diverses
façons.

Françoise Bernard, psychanalyste.


1. F. Bernard, R. Simonet, Le parcours et le projet. Quel fil d’Ariane ? La
méthode Autographie-Projets de vie ®, Paris, Éditions d’Organisation,
1998.

59
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Des questions vont orienter notre clinique. Quels sont les


effets de ces journées d’interrogations et d’inventions pour ces
adolescents ? En quoi le mythe peut-il permettre, par les détours
qu’il propose, une mise en lumière de ce qui reste parfois
« muet », à savoir leur avenir ? Que provoque la présence d’un
analyste ? Quels effets induit-elle ?

JIMMY
Nous sommes donc en classe de quatrième au collège, au
quatrième jour du séminaire Autographie-Projets de vie, celui
de l’ouverture aux enseignants, au Principal mais aussi aux
parents d’élèves et au personnel de la ville. Les élèves, par petits
groupes, présentent leur expérience du séminaire aux invités,
sous forme d’affiches collées sur les murs, de vidéos, d’une
chanson composée pour l’occasion.
Jimmy est arrivé en retard, il ne s’intègre dans aucun des
groupes qui sont dans l’effervescence de la création collec-
tive ; le brouhaha règne, joyeux. Il s’assied un peu à l’écart.
Son professeur vient le soutenir par sa présence et il commence
à dessiner un labyrinthe, y passe un temps certain : apparaît un
carré bien fermé sur ses quatre côtés ; il réfléchit au titre qu’il
pourrait donner à son labyrinthe et se hasarde à écrire : « Le
flou de mon avenir », interrogeant du regard son professeur
sur la pertinence de sa phrase ; dans cette adresse, il sait que sa
parole est accueillie.
Je me trouve à ce moment-là, debout, par hasard, derrière
Jimmy ; l’enseignant me regarde, je hoche la tête en signe d’as-
sentiment et Jimmy confirme son titre : « LE FLOU DE MON
AVENIR », en lettres capitales, en s’appliquant.
Et c’est seulement dans un second temps, après avoir
inscrit son titre, qu’il nomme son Minotaure qu’il appelle
« Orientation ».

60
« Le flou de mon avenir »

VOICI SON LABYRINTHE

Entre-temps, le public est arrivé et le tour des tables, ou


plutôt de la salle commence, toute l’assemblée se déplace
de tableau en tableau, d’affiche en affiche, présentés par les
élèves-auteurs.
Le tour du dessin de Jimmy arrive : la nomination du laby-
rinthe suscite l’enthousiasme, « Le flou de mon avenir » est
littéralement plébiscité. Chacun souligne la justesse de cette
nomination, et les élèves dans leur ensemble considèrent que
ce mot reflète leur problématique. Le dessin est affiché à la
porte de la classe. Jimmy, élève aux résultats scolaires en panne
de succès, devient ce héros qui, par la grâce d’un signifiant,
trouve une place légitime dans le groupe, donnant ainsi à ses
camarades le sentiment d’avoir une prise sur leurs vies. Il est
reconnu par ses pairs et par les adultes, les parents, les officiels.
Son professeur lui dit : « Je suis fier de toi. »
Jimmy dira : « Je suis content », et plus tard : « Je ressens
de la joie. »

61
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

LE LABYRINTHE DE JIMMY

Ce dessin est l’occasion de pouvoir nommer ce qui le


préoccupe, ce qui l’angoisse. Le labyrinthe est dessiné avec
une certaine circulation, mais Thésée, lui, est bloqué : tours et
détours ne peuvent lui faire trouver l’issue ou même accéder
au Minotaure.
Ce Minotaure, ne ressemble-t-il pas à l’un de ces emoji dont
sont friands ados… et adultes ? Celui de Jimmy est effrayant
avec ses yeux surmontés de gros sourcils, en même temps que
pleins de tristesse. Il est enchâssé dans un carré fermé, sans accès
d’aucune sorte. Quelle brèche, quelle parole pourrait créer une
ouverture ? Ce mot « orientation » ne peut s’inscrire dans une
chaîne signifiante, il ne glisse pas, il ne passe pas.
Thésée, dans son couloir, tout petit par rapport au Mino-
taure, est seul, les pieds lourds, comme des semelles de plomb,
son corps est une croix, ses mains inexistantes, inertes, sans
mouvement. Pas d’Ariane, pas de fil, pas d’issue dans ce dessin.
L’opposition, la séparation est manifeste entre l’avenir – flou –
et l’orientation.
Ce signifiant « orientation » est perçu par Jimmy de façon
péjorative, négative, voire effrayante, en opposition radicale à sa
question à lui, posée à lui, qui est celle de l’avenir, de son avenir.
L’orientation, pour lui, c’est la réponse de l’Académie et de
l’Éducation nationale, un/son Minotaure, alors que l’avenir,
pour lui, pourrait peut-être présenter une ouverture ? Ses résul-
tats scolaires ne sont pas bons ; il pense, il sait qu’il va être
orienté vers une voie de garage.
Sans doute sa question, non formulée mais induite par son
dessin, est-elle : « Aller vers mon Minotaure, est-ce une réponse
à mon avenir ? » Il évite donc la rencontre, il fait en sorte qu’elle
ne soit pas possible, et, jusque-là, c’est sa manière de répondre.
En effet, il n’y a pas d’ambiguïté avec ce Minotaure-orientation :
ce n’est pas la sphinge et son sourire énigmatique ! Pas d’énigme,
mais seulement la sensation d’un enfermement, la certitude que
le parcours d’échec est déjà enclenché et joué. L’orientation qui
devrait être une ouverture est vécue comme une fermeture.

62
« Le flou de mon avenir »

Mais sa trouvaille, « Le flou de mon avenir », fait acte. Cette


nomination articule le symbolique et l’imaginaire en créant
une brèche dans l’opacité du réel. Cet effet de nomination est
une opération analytique, non une opération scolaire. Avec
ce signifiant, Jimmy répond à la sale gueule de l’orientation.
C’est sa façon à lui de dire : rien n’est joué, ma destinée n’est
pas bouclée, n’est pas en impasse.
Il est le frère d’une sœur brillante, aux résultats scolaires
excellents, et le fils d’une mère qui ne vient jamais aux conseils
de classe – à l’inverse de ce qu’elle faisait pour sa fille. La seule
façon pour lui de s’exprimer, c’est d’être apathique… et il vient
de sortir de sa léthargie. Jimmy, enfermé jusque-là dans son
image de mauvais élève, quitte son assignation identitaire, se
voit mis à l’honneur, car cette nomination permet aux autres
élèves de mettre un signifiant sur l’Effrayant pour eux, adoles-
cents, à savoir l’Avenir.
Il y a rencontre, ouverture pour les copains et les adultes
présents. Les parents apprécient cette nomination qui pointe
le peu de prise des jeunes sur leur vie. Les élèves prennent
conscience qu’ils sont dans l’inconnu.
De pouvoir le dire, leur permet de le vivre. Au « quand
dire, c’est faire » de J. L. Austin 2, ajoutons « quand dire, c’est
vivre ». L’inconnu n’est plus un trou noir : il a un nom et « ça »
leur parle.
Le flou apparaît comme un signifiant qui vient dire quelque
chose du désir de Jimmy, en contrepoint de la menace d’être
orienté. On pense ici à la divinité égyptienne qui pèse le poids
du cœur pour orienter vers l’enfer ou le paradis. Lui se pensait
en enfer.
Ce signifiant est un surgissement du sujet, auquel chacun
est sensible et, de ce fait, le/se reconnaît comme tel.

2. J. L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970.

63
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

REPRENONS NOS QUESTIONS

– Quels sont les effets de ces journées de réflexion lors du


séminaire Autographie-Projets de vie pour une classe d’élèves
de quatrième ? Comment aborder la question de l’impératif
de l’orientation ?
Les vingt-cinq élèves de cette classe de quatrième vont vivre
une expérience unique : ces quatre journées espacées sur une
année, prises sur les heures habituelles de cours, leur permettent
de s’exercer à des questions nouvelles, à réfléchir ensemble à
leurs rêves d’avenir, à découvrir des pistes possibles d’orienta-
tion. Ils vont accéder à des éléments de pensée qui les intéressent
directement, en articulant ce qui surgit à leur insu, décalant
ainsi leurs angoisses et interrogeant autrement leurs rêves.
En classe de troisième, la journée articulée à ce même dispo-
sitif vise à faire surgir dans l’après-coup une réflexion inédite
ou bien affirmée.
Le séminaire introduit donc une temporalité différente.
Ainsi, nombre d’élèves trouvent la sortie du labyrinthe dans
lequel ils sont pris, non seulement en explorant cette tempora-
lité inédite, mais aussi en expérimentant le détour par le mythe
de Thésée et du Minotaure, détour qui autorise des courts-
circuits, des avancées, des mises en lumière, ce qu’une démarche
rationnelle ne permet pas toujours.
Penser sa vie peut permettre de panser des blessures parfois
invisibles, inconnues, et de les mettre au jour, de se projeter,
d’être en perspective de penser son avenir. Les adolescents
accèdent à des éléments de pensée qui les intéressent, et ils
peuvent en articuler quelque chose.
Nous savons qu’il n’y a pas que dans l’analyse que peut
surgir le sujet de l’inconscient. Jimmy a pu dire quelque chose
de son désir et être reconnu par le groupe : il y a un avant et
un après. Quoi qu’il en soit, « ça a eu lieu » et « ça » maintient
la dimension du désir.
– En quoi le mythe peut-il permettre, par les détours qu’il
propose, une mise en lumière de ce qui reste parfois « muet »,
à avoir leur avenir ?

64
« Le flou de mon avenir »

Le mythe offre un « pré-texte », des mots venus d’ailleurs


afin d’écrire son propre texte, sa propre histoire. Lacan définit
le mythe comme « un récit avec un caractère de fiction qui
présente une stabilité suggérant la notion de structure 3 ». Le
mythe de Thésée et du Minotaure est conté dès la première
matinée aux élèves qui vont le traduire sous forme de dessins
personnels, de pièces de théâtre collectives. Le récit de ce mythe
permet de visualiser, de réfléchir, de nommer une inquiétude,
une problématique qui, autrement, resterait dans les limbes.
Chacun s’approprie la représentation du labyrinthe, le
dessine à sa façon, donne différents traits au Minotaure, et
visualise ainsi une certaine image de son présent. Les différents
dessins d’un labyrinthe dans une classe de vingt-cinq élèves
montrent à l’évidence combien chacun d’eux entend l’histoire
de façon singulière. Une démarche initiatique s’enclenche sur les
choix d’orientation, des propositions d’orientation faites à partir
du labyrinthe. Le Minotaure, quant à lui, prend, selon les élèves,
différentes figures, différentes formes, différentes nominations.
Dans le séminaire L’angoisse 4, Lacan met l’accent sur une
note de Freud dans L’inquiétante étrangeté 5 : « Freud laisse
entendre que […] s’y perdre fait partie de la fonction du laby-
rinthe qu’il s’agit d’animer. Mais il est clair que, pour prendre
chacun ses détours, le sujet n’arrive, n’accède à son désir, qu’à
se substituer toujours à un de ses propres doubles. »
– Quels effets la présence d’un analyste provoque-t-elle ?
Comment éviter d’être ce Lebensführer évoqué par Freud dans
Inhibition, symptôme, angoisse 6, ce guide de vie qui sait, qui est
surplombant ? Être analyste, c’est ne pas se laisser enfermer
dans la position du sujet supposé savoir ! Comment main-
tenir une ouverture sur l’inédit, la surprise, saisir le Kaïros,

3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet,


Paris, Le Seuil, 2021.
4. J. Lacan, Le Séminaire, Livre X (1962-1963), L’angoisse, séance du
5 décembre, Paris, Le Seuil, 2004.
5. S. Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, 1988.
6. S. Freud, Inhibition, symptôme, angoisse, Paris, Puf, 2016.

65
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

les manifestations de l’inconscient, ce qui vient surgir dans le


champ de la parole ?
C’est là que la logique prend son temps, logique dont Lacan
nous donne les trois temps 7.
Jimmy écrivant sa formule, cherche l’acquiescement de
son professeur qui m’interroge du regard et à qui j’adresse un
hochement de tête. Ce flou est acté : c’est le temps du regard,
« l’instant de voir ».
« Le temps de comprendre » s’instaure lorsque le dessin et sa
nomination circulent dans le groupe des adultes et des adoles-
cents et lorsque chacun, dans ce signifiant, peut reconnaître une
interrogation qui lui est familière. Il se poursuit jusqu’en classe
de troisième où certains s’en saisiront lors des décisions et du
choix des filières, dans « le moment de conclure ».
J’ai inventé cette méthode – inventé au sens archéologique
du terme – avec mon désir d’analyste, le soutien d’un mythe,
de ses énigmes structurantes et de ses espaces de poésie. C’était
hier, en 1987, à l’université Paris 8-Vincennes, afin de répondre
à l’angoisse d’étudiants en panne de projets, et ainsi susciter des
surprises jaillissantes, des pépites inédites.
Si Freud a posé un cadre pour l’analysant, à savoir l’asso-
ciation libre, et pour l’analyste l’écoute flottante, la méthode
Autographie-Projets de vie pose un cadre strict avec des règles
énoncées permettant une parole singulière. Dans sa durée et ses
temps particuliers, le séminaire a l’ambition de faire surgir, au
sein d’une classe, de façon protégée, ce qui encombre l’esprit et
qu’une certaine écoute permet d’entendre : quelque manifesta-
tion du sujet de l’inconscient, la mise en acte du désir dans le
maintien d’une nécessaire altérité. Le « dur désir de désirer » !
Alors, qu’est-ce qu’être analyste dans un séminaire ? Mon
désir d’analyste et mes actes manqués !
Car le titre donné plusieurs mois avant ma participation est
un acte manqué de ma part. J’avais proposé « Le flou de l’orien-
tation », titre resté en mémoire et contaminé sans doute par les
annonces ministérielles dans les journaux. Mais en regardant

7. J. Lacan, « Le temps logique », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.

66
« Le flou de mon avenir »

à nouveau le labyrinthe de Jimmy, je découvre SON titre : « Le


flou de mon avenir », avec l’orientation en place de Minotaure !
En tant qu’analysante j’ai produit un acte manqué offrant
à l’analyse une manifestation de l’inconscient, en direct ! Mon
rapport à l’enseignement, à l’Éducation nationale, pourrait
être considéré en lien avec cet acte manqué – j’ai repris à mon
compte la production de cet élève avec mes préoccupations –, je
m’en suis emparée !
Ce terme « orientation » n’est évidemment pas connoté de
la même façon, mon souci étant de faire vivre l’orientation dans
des fluctuations qui permettent au désir de surgir, de réfléchir
à ses projets, aux détours qu’un chemin peut prendre.
Pour nous repérer dans nos labyrinthes, tel un fil d’Ariane,
je reprendrai pour conclure la phrase de Lacan : « Ce que vous
faites, sait (s-a-i-t) ce que vous êtes. » Le flou n’est-il pas là,
dans le « sait » ?
CHEZ LE PSYCHANALYSTE
Marika Bergès-Bounes 1

« La crise » : un signifiant nouveau ?

« Crise : crisin, phase décisive d’une maladie » (latin impé-


rial) emprunté au grec krisis, décision, jugement. Donc à
l’origine un terme médical qui va signifier « accès avec mani-
festations violentes », moment critique individuel ou collectif.
Après la vague des enfants « hyperactifs », maintenant TDAH
(« trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité »),
celle des enfants « surdoués », celle des enfants « dyspraxiques »,
voilà le tsunami du signifiant « crise » : un signifiant nouveau
ou le même baptisé autrement ? Les enfants hurlent, trépignent,
ne supportent aucune frustration, aucun ordre, aucune règle,
et les parents débordés et le plus souvent divisés sur la conduite
à tenir, viennent consulter, étonnés par la violence générée par
ces « crises », violence des deux côtés. Étonnement des parents
devant leur propre violence (certaines consultations émanent
des Urgences où les parents, prenant peur devant leurs propres
réactions de violence, sont allés demander de l’aide). La crise
met en acte la motricité de l’enfant, sa voix, réclame le regard de
l’autre, mais aussi la motricité, la voix de l’autre, d’où escalade
pulsionnelle à partir d’un fait, anodin le plus souvent (demande
que l’enfant se brosse les dents, par exemple), ou d’une frus-
tration (il faut arrêter un jeu vidéo) ; escalade que personne

Marika Bergès-Bounes, psychanalyste, Association lacanienne internationale


(ALI), Paris.

71
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

ne peut stopper parce que tout le monde y est pris, dans une
boucle qui va crescendo : les parents, la plupart du temps, ne
peuvent se mettre d’accord sur un front d’autorité commun.
Discours d’un père : « Il nous tape, il nous insulte, il fait le
petit chef ! Il a un frère de 6 mois qu’il voulait “rendre” à sa nais-
sance et dont il reste très jaloux. Ma femme est plus exigeante
que moi, elle a eu une éducation très stricte qu’elle veut repro-
duire. Moi, je suis plutôt “open space”, tout est permis, je suis
un père-mère qui veut tout donner à son fils car mon père a
été très absent avec moi. Impossible de nous entendre tous les
deux sur une marche à suivre, elle ne veut rien lâcher, impossible
de se rapprocher et de renoncer, ça ne peut être que la mise à
mort » : discours étonnant, laissant entendre que les parents ne
peuvent que s’entretuer… et que leur position face à la crise,
renvoie, comme toujours, aux enjeux de leur propre enfance.
De la mort, des vœux de mort, il y en a entre ces trois prota-
gonistes ! Le petit Noa, 3 ans et demi, ne veut rien entendre
de la consultation, se met les mains sur les oreilles, se roule
par terre, empêche sa mère de parler en lui mettant la main
sur la bouche, refuse de parler, de répondre : spirale dans la
monstration hurlante, chez cet enfant qui, en fin de consulta-
tion – consultation à laquelle il n’a cessé de s’opposer – donne
des ordres à sa mère : « Donne-moi mes chaussures ! et tout
de suite ! sinon je te tape ! » « Quel modèle reprend-il ? », se
demande alors la mère, perplexe…
Je propose aux parents de les revoir, eux, tous les deux,
sans leur enfant, et plusieurs rencontres vont suivre, allégeant
les « caprices » de Noa et les conflits père-mère, initialement
au bord de la rupture… Une troisième grossesse est engagée.
Ce signifiant « crise » amène donc de plus en plus de
familles en consultation actuellement, avec la médication par
Ritaline en fond de tableau, « pour les calmer ». Reprend-il ceux
de « colères » ou de « caprices » que l’on pouvait rencontrer il
y a quelques années ? Recouvre-t-il en partie celui « d’hyper-
kinésie » (TDAH actuellement), où le profil du « petit chef »,
du «petit tyran», est fréquent, débordant la mère essentielle-
ment ? Est-ce le TOP du DSM 5, « trouble oppositionnel avec

72
« La crise » : un signifiant nouveau ?

provocation » ? Ou bien s’agit-il d’un signifiant nouveau, issu


de la clinique contemporaine, où les positions parentales et la
question de l’autorité auraient changé ? Sommes-nous toujours
dans un dispositif œdipien avec les enfants ou dans une nouvelle
configuration familiale avec l’amortissement actuel du symbo-
lique et de la fonction paternelle ?
Mais ne retrouve-t-on pas, dans cette clinique actuelle, ce
que Lacan, déjà dans la lettre à J. Aubry, épingle : « Le symp-
tôme de l’enfant se trouve en place de répondre à ce qu’il y a
de symptomatique dans la structure familiale. Le symptôme,
c’est là le fait fondamental de l’expérience analytique, se définit
dans ce contexte comme représentant de la vérité. Le symptôme
peut représenter la vérité du couple familial. C’est là le cas le
plus complexe mais aussi le plus ouvert à nos interventions » :
en effet, toute la famille participe au symptôme « crise » et l’en-
fant s’autorise le « Je », un « Je » bruyant, revendiquant, mais
indiquant une place de vérité. Place de vérité qui va faire tache
d’huile sur les parents, exaspérés, qui se retrouvent eux-mêmes
en « crise » et en interrogations comme on peut le voir dans
les « crises d’adolescence » où les adolescents remettent leurs
parents en question, les autorisant à retrouver les interrogations
de leur propre adolescence et des comportements moins rigides
et moins défensifs face à cette explosion comportementale et
sexuelle de leur adolescent qui les « tourneboule » ?

LA « CRISE » DE L’ENFANT ÉCLABOUSSERAIT-ELLE


LE SEXUEL CHEZ LES PARENTS ?

En tout cas, la question, à l’issue de la « consultation crise »,


est toujours la même pour le psychanalyste : qui suivre, des
parents, du père, de la mère ? Ou de cet enfant en crise qui ne
veut surtout pas parler ni être délogé de sa place « œdipienne »,
objet séparateur des parents ? « Il crise sans cesse, il ne supporte
pas qu’on se parle, qu’on veuille s’embrasser, qu’on dîne
ensemble le soir, et vient chaque nuit dans notre lit » (Côme,
5 ans).

73
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Clinique œdipienne rencontrée fréquemment dans les


consultations de l’enfant – garçon la plupart du temps – qui
voue son énergie à rester l’objet de passion de sa mère consen-
tante, réclamant d’elle qu’elle reste sa propriété absolue, ce qui
suppose de laisser le père à la périphérie : « Je vous présente mon
petit préservatif », m’avait dit, il y a longtemps, en entrant dans
mon bureau, la mère d’un garçon de 10 ans qui dormait avec
ses parents depuis sa naissance. Je n’ai jamais oublié la crudité
et le bon sens de cette phrase « à la Dolto ». Donc, qui « privi-
légier » entre les protagonistes dans ces consultations de « crise »
où l’enfant ne demande surtout rien, mais où les parents sont
déboussolés ? Qui demande ? Et quoi ?
Julien, 8 ans, finira par dire, au bout de six mois de thérapie :
« J’ai l’impression que papa et maman font des efforts pour
arrêter leurs crises, et d’ailleurs on en fait moins. Eux, ils font
des efforts pour se calmer et moi pour ne pas m’introduire dans
les conversations sans arrêt. »
Cette thérapie – difficile et longue, commencée dans l’ur-
gence – a été toute en hauts et bas pendant dix-huit mois,
avec des parents très inquiets – la mère surtout, exigeante et
angoissée, s’accrochant à des règles de vie (rangement de la
chambre, brossage des dents…), qui mettra beaucoup de temps
à aller consulter pour elle-même. En larmes à chaque séance, se
vivant comme une « mauvaise mère », à la recherche de l’enfant
imaginaire idéal perdu.
À l’école, rien à signaler. En revanche, les crises sont impres-
sionnantes à la maison pour des exigences journalières, crises
qui affectent particulièrement la mère ; un jour, elle fait un
malaise très impressionnant, une crise d’angoisse à la limite de
l’évanouissement ; une autre fois elle « pète un plomb » : elle
mord son fils à la fesse après l’avoir poursuivi et frappé dans
sa chambre. Jouissance des deux côtés, où est le maître ? Le
maître de la jouissance ? L’esclave qui se plie au désir de l’autre
dans un montage sadomasochique ? Domination, excitation
sexuelle, douleur, comment faire cesser ce jeu pervers auquel ils
se livrent en l’absence du père – qui finira pas dire un jour qu’il
est « trop effacé » ? Jeu érotisé auquel ils parviennent peu à peu

74
« La crise » : un signifiant nouveau ?

à renoncer. Mais Julien connaît son pouvoir sur sa mère. « Ma


mère, je la rends hystérique, complètement folle ! Elle crise, elle
tremble, elle pleure, elle m’attaque, elle me fait peur, voir ma
mère comme ça… moi je dis : on se calme ! Mais quand elle
me regarde avec son regard noir, je vois sa peur, elle me supplie
d’arrêter. » Jouissance en miroir et en boucle, à deux… Pouvoir
érotisé, sexuel, d’où le père est absent.
Un jour, Julien donne sa définition de la crise : « Elle voulait
que je range ma chambre, on a commencé la crise, on a crié
tous les deux, maman a fini par terre en larmes et moi je me
suis caché dans un placard. Qu’est-ce que vous appelez une
crise, vous ? C’est quand quelqu’un veut pas faire une chose,
et qu’il ne veut pas obéir, et qu’il commence à crier, et qu’il
reçoit des coups ou des fessées. J’ai pas envie d’obéir, j’ai envie
qu’on m’entende, qu’on écoute pourquoi je me suis fait punir.
Y’a personne qui veut m’écouter sauf vous, je peux pas donner
mes arguments. Avec la crise, j’ai le pouvoir de faire pleurer et
de faire tomber ma mère, d’écouter aucun ordre ou d’attraper
une claque. Je veux qu’on m’entende et je suis si énervé que j’ai
envie de mettre une grosse patate à ma mère ! Et puis elle dit
qu’elle est folle à la fin des crises, et moi je suis quoi ? C’est moi
qui crée tout ça et c’est elle qui dit qu’elle est folle… Ma crise,
c’est un moment contre nature. » L’aliénation est mutuelle, rien
ni personne ne peut faire tiers, coupure ; aucune perte n’est
possible, il n’y a pas de limite à leur jouissance.
Et le discours des parents de ces enfants en crise tourne
toujours autour d’une demande de conseils : comment avoir de
l’autorité ? Les parents sont dans une quête symbolique pour
leur enfant alors qu’ils n’y sont pas prêts pour eux-mêmes : pas
de représentation de la différence entre père et mère, discours
inconséquent, passages à l’acte. En même temps, quand cette
mère mord son fils, que dit-elle d’elle-même ? De son propre
cannibalisme ? Elle quitte alors les chemins du contrôle qu’elle
ne cesse de réclamer à son fils, et expérimente sur elle-même et
sur les autres la violence qu’elle voudrait absolument taire. En
somme, par leurs agirs, ces enfants sollicitent la question de la
place de chacun des parents, ce sont eux qui les questionnent par

75
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

ce « symptôme-crise » sur « qu’est-ce qu’un père ? », « qu’est-ce


qu’une mère ? », et les somment de répondre. Ils réclament
ainsi des repères, un ordre symbolique, à partir desquels ils
trouveront leur place dans la logique générationnelle et le tissu
de la société.
Ces cures d’enfants « en crise » sont éprouvantes pour le
psychanalyste sur tous les fronts, dans des risques de passage à
l’acte permanents, des enfants et des parents poussés à bout et
toujours divisés sur la marche à suivre pour surmonter la crise,
et sur l’éducation en général : « Elle a toujours été si proche de
lui – Dimitri 5 ans ; elle l’a tenu contre elle jusqu’à l’entrée à
l’école, jamais de poussette, jamais de contrariété. Je n’ai pas
le droit de m’opposer à lui, elle le câline quand je le punis, dit
le père ; en même temps, elle est toujours dans l’excès, elle ne
permet pas que je mette des limites, mais quand elle est énervée,
elle lui dit qu’elle va le priver de glaces pendant deux ans…
c’est une punition qu’elle ne peut pas tenir ! » Discours contra-
dictoires et inconséquents des parents générant, alimentant
la crise de l’enfant devant une situation des plus simples et
des plus quotidiennes. Cette crainte des parents à prendre
une position d’autorité, relayée par le social (interdiction de la
fessée), fait-elle partie de la clinique contemporaine qui abolit
les générations et met parents et enfants dans une horizonta-
lité trompeuse, escamotant le sexuel des parents ? C’est ce que
l’enfant « œdipien », freudien, le « petit dictateur » empêchant
ses parents de parler ensemble, de dormir ensemble, réclame
à grands cris depuis toujours ! Rien de nouveau sous le soleil
dans ce refus de la perte (maternelle et du sexuel des parents),
à part la modalité de la demande, « la crise ».
On peut, en effet, considérer que ces enfants, dans leurs
sollicitations pulsionnelles tapageuses et adressées à l’autre,
recherchent des repères rigoureux permettant de servir d’appui
à leur affirmation subjective dans un entourage ou un social
qui pratique le discours inconséquent ou le slogan : peut-
être faudrait-il, comme le faisaient les grand-mères autrefois,
s’adresser aux enfants en utilisant l’indicatif futur – et pas systé-
matiquement l’impératif ? « Tu iras prendre ta douche, tu iras

76
« La crise » : un signifiant nouveau ?

te brosser les dents » est, certes, un ordre, mais mettre cet ordre
au futur, au lieu d’un bombardement par l’impératif, laisse
une marge de manœuvre temporelle au « sujet-enfant » et ne
le réduit pas à un esclave qui n’a qu’à obéir « immédiatement
et sans délai ». (Cette immédiateté du désir est précisément
reprochée aux enfants « insoumis » et rebelles par leurs parents.)
Julien, enfant de 8 ans, pointe donc la question de l’autorité
et des places de la famille, une autorité reconnue, une parole qui
ferait autorité. Selon H. Arendt, « puisque l’autorité requiert
toujours l’obéissance, on la prend souvent pour une forme de
pouvoir ou de violence. Pourtant l’autorité exclut l’usage de
moyens extérieurs de cœrcition : là où la force est employée,
l’autorité proprement dite a échoué. L’autorité, d’autre part,
est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et
opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours
à des arguments, l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre
égalitaire de la persuasion, se tient l’ordre autoritaire qui est
toujours hiérarchique […] la relation autoritaire entre celui
qui commande et celui qui obéit ne repose ni sur une raison
commune, ni sur le pouvoir de celui qui commande ; ce qu’ils
ont en commun, c’est la hiérarchie elle-même dont chacun
connaît la justesse et la légitimité, et où tous deux ont d’avance
leur place fixée 1 ». D’où, dans l’autorité, pas de contrainte,
pas de persuasion, mais une reconnaissance de la hiérarchie,
de la disparité des places, de l’altérité, et une garantie, de ce
fait. L’autorité est symbolique, elle introduit une dissymétrie
acceptée, une hiérarchie qui suppose une perte consentie : il y
a un impossible, un réel, dont on ne peut que tenir compte, et
c’est le réel qui ordonne. Le pouvoir, lui, est du côté de l’ima-
ginaire, synonyme de puissance sur l’autre, par n’importe quel
moyen, donc de rivalité, colère, violence, insoumission.
Dans notre société actuelle de consommation, où les solli-
citations sont multiples et multipliées pour les enfants, on
entend parler de « crise de l’autorité et de déclin du père », de

1. H. Arendt, « Qu’est-ce que l’autorité », dans La crise de la culture,


Paris, Gallimard, 1989.

77
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

parentalité (et pas de parenté), ce qui suppose une désexuali-


sation des places ; le pouvoir y prendrait-il le pas sur l’auto-
rité ? L’imaginaire sur le symbolique ? Comme L. Sciara l’écrit 2,
« l’autorité s’inscrit dans la pérennité des lois du langage, dans
le symbolique, dans la question du manque qu’imposent les
lois de la parole et du langage : l’enfant doit consentir à ce que
sa langue soit celle qui a été parlée avant lui, non seulement
accepter de lâcher lalangue (espace privé avec sa mère et sa
communauté), mais se soumettre, s’identifier aux signifiants de
ses parents, la mère, surtout, s’identifier à la structure langagière
de l’autre, de la mère, marquée par des non-dits, des silences,
des exclusions ; et c’est cette perte qui se transmet, s’inscrit pour
l’enfant, cicatrice de cette chaîne langagière qui lui préexiste et à
laquelle il doit consentir pour s’humaniser, devenir “parlêtre” ».
Perte, condition de notre humanité. Pour J.M. Forget, « l’en-
fant fait l’expérience que l’autre ne répond pas à ses attentes
immédiates, ce défaut est rapporté à une perte inhérente à la
structure langagière de l’autre, il en a l’intuition, il s’identifie
lui-même in fine à une structure langagière marquée d’une
perte, dans chaque champ pulsionnel 3 ».
Cette question de la perte, pour tout être parlant – symbo-
lique donc –, de ce consentement à la perte ou de l’acceptation
de la « restriction de jouissance 4 », se retrouve dans ces situa-
tions de « crise », sous la forme d’une opposition à la perte,
précisément, une négation du manque, un refus du réel : pas
de limite, pas de loi (dont l’usage est précisément de paci-
fier, de protéger), pas d’interdit acceptable, pas d’impossible.
Dans l’idéal de non-violence et de non-maltraitance actuel,
exposé sur les réseaux sociaux, dans notre démocratie – qui,
comme le dit M. Gauchet 5, porte en elle les fondements de sa

2. L. Sciara, Retour sur la fonction paternelle dans la clinique contempo-


raine, Toulouse, érès, 2016.
3.J.M. Forget, La transmission maternelle, à quelle condition ?, Toulouse,
érès, 2018.
4. Ibid.
5. M. Gauchet, « Crise dans la démocratie », La revue lacanienne, n° 2,
2008, p. 59-72.

78
« La crise » : un signifiant nouveau ?

propre disparition –, dans la recherche actuelle d’horizontalité


des places dans la famille et la société, toute idée de perte est
insupportable. Et c’est ce que nous disent ces petits « insoumis »,
haut et fort, tentant de contourner la loi commune à la maison
surtout, à l’école aussi, et bien sûr dans les consultations ou
les cures – quand elles arrivent à se mettre en place, car le
transfert est franchement malmené, quand il n’est pas négatif,
refusé –, l’analyste représentant encore par sa seule présence
une limite intolérable à la jouissance.
« Crises » parfois transitoires, nécessaires et « normales »,
comme chez les « petites princesses de 4 ans », qui posent à l’en-
tourage et à elles-mêmes la question de l’impossible, exigeant
le tout possible, tout de suite, alors qu’elles savent que le « tout
possible tout de suite » est une illusion, d’où les effondrements
subjectifs et constitutifs de l’identité qui se substituent peu à
peu aux crises ; les parents disent : « Elle est devenue triste,
qu’est-ce qui se passe ? » Elles ont rencontré la limite, le réel…
Crise plus identitaire pour Julien qui organise sa vie
psychique et celle de la famille autour de cette question vitale
pour lui et pour sa mère, en miroir, mettant en péril l’équilibre
familial ; les discours et les positions contradictoires du père et
de la mère – les discours « inconséquents » – sont toujours mis
en avant comme une cause possible de séparation.
Menaces de séparation dans des familles où personne n’est à
sa place et où toute revendication est prétexte aux crises : Max,
8 ans : « On monte tous les trois dans les tours, on devient
violent en paroles, on se frappe, c’est un cercle vicieux », dit le
père. « Oui, dit Max, tu es violent, je suis obligé de te taper. Et
puis, tu dis des gros mots forts et violents. – Oui, dit le père,
des mots qui dépassent ma pensée et que je regrette… Je te
demande toujours de m’excuser le lendemain. L’autre jour, je
t’ai dit que si ça continuait je divorcerai et je n’en ai pas dormi
de la nuit. » À quelle place met-il son fils, dans ce dialogue de
deux compères qu’aucune différence de génération ne semble
séparer, le père ne pouvant imposer quoi que ce soit d’une place
de père à son fils, qui vient les retrouver chaque nuit dans leur
lit… ?

79
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Dans notre société de consommation gouvernée par la


jouissance à tout prix et le refus de la perte, au détriment du
langage, les enfants questionnent, par leur « symptôme-crise »,
les fondamentaux symboliques, auxquels ils tiennent pour
« s’humaniser », comme le disait Lacan : hériter et trans-
mettre ; ils sont à la recherche d’une parole fiable, une parole
qui ferait autorité : « Mon père, il tient pas ses promesses, dit
un adolescent de 13 ans déçu et en colère. Il m’avait promis
qu’il serait plus hospitalisé et il l’a été de nouveau [le père est
déprimé]… C’est pas un père, je serai jamais comme lui ! » La
transmission symbolique et la légitimité sont ici questionnées.
Positions « œdipiennes classiques » des enfants, dans ces
« crises » articulées à des situations particulières des parents,
dans une alchimie « contemporaine » qui dérape ? Difficile pour
l’analyste de trouver sa place dans ces commerces familiaux où
la jouissance prévaut des deux côtés, dans la « crise » qui devient
contagieuse dans la famille, et dont le risque de dérapage dans
le social, comme pour le TDAH, est la médicalisation.
Donc, du côté de l’enfant, le réel, l’organique du corps,
qui tape, crie, pulse, refusant la contrainte, la loi, le symbo-
lique, la hiérarchie des générations, exhibant par le « non »
une position de toute-puissance illusoire, illusion qui masque
et tente d’esquiver la dépression nécessaire à toute entrée ou
acceptation du symbolique, c’est-à-dire à une position subjec-
tive où la perte est non pas niée, mais finalement consentie.
Et, d’autre part, des parents ébranlés dans leur statut parental
qui leur apparaît comme une énigme à décrypter, faisant écho
à la transmission toujours ratée avec leurs propres parents ;
sensibles par ailleurs au politico-social qui manipule habile-
ment la contagion en imposant le carcan des diagnostics et
des protocoles de programmation comportementale, ou des
médicaments, auxquels chacun a du mal à s’opposer pour
penser.
La « crise » serait-elle le symptôme actuel du malaise dans
la civilisation ? Tentative maladroite mais actée, mise en scène
entre parents et enfant, de se rencontrer dans une transmis-
sion, impossible de structure ? Une structure qui, comme le

80
« La crise » : un signifiant nouveau ?

dit C. Soler 6, « n’est pas celle des relations élémentaires de la


parenté mais celle, bien plus basique, des effets de langage ».
Pour Lacan, « toute formation humaine a pour essence, et non
par accident, de réfréner la jouissance […] le principe du plaisir,
c’est le frein de la jouissance 7 ». Colette Soler poursuit : « Ce
qui freine la jouissance, ce ne sont pas les valeurs, ce ne sont pas
les signifiants-maîtres que sont les idéaux de l’Autre. Le frein
est beaucoup plus structural, il tient au langage lui-même : le
frein que ce principe de plaisir met à la jouissance ne vient pas
d’une volonté de répression d’aucun Autre social ou familial,
il est destin du parlant 8. »

6. C. Soler, Humanisation ?, Paris, Éditions du Champ lacanien, 2014.


7. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psycha-
nalyse, Paris, Le Seuil, 2019.
8. C. Soler, op. cit.

81
Josiane Froissart

« Cause toujours… »

QU’EST-CE-QU’UN PÈRE AUJOURD’HUI ?


Vaste question à laquelle la psychanalyse a tenté de
répondre. Tout d’abord, Freud, en créant son mythe de
Totem et tabou, distinguera le père symbolique du père réel
de l’œdipe, puis Lacan, s’appuyant sur les trois registres Réel,
Symbolique, Imaginaire, élaborera la notion de Nom du
Père qui désigne le père comme une fonction au-delà de la
personne qu’il incarne.
Il faut constater que depuis que l’on parle d’autorité paren-
tale (1970), voire de parentalité, père et mère sont au même
niveau, et cette égalité va aboutir au discrédit de l’autorité
comme prévalence du Père. Le père, comme la mère, refuse
la différence de position et mise sur une équivalence, sur une
mêmeté. « Le père serait une mère comme les autres 1 » : deux
parents au même lieu, nous assistons à un déni d’altérité.
La clinique reflète ce qui, dans la culture, tend à exclure
la référence à l’instance paternelle, c’est-à-dire à l’instance
phallique.

Josiane Froissart, psychanalyste, Association lacanienne internationale (ALI).


1. D. Lorton, Le père est une mère comme les autres, Paris, Les empêcheurs
de penser en rond, 2010.

83
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Nous sommes aujourd’hui dans un contexte où les moda-


lités contemporaines du lien social disqualifient le père comme
agent de la castration symbolique, où le discours du père est
dévalorisé, où le père ne peut plus prendre appui sur le discours
social pour légitimer le bien-fondé de ses interventions, en tant
que père réel dans la relation mère-enfant.
Père démissionnaire, père humilié, père bafoué, père
déchu, père non reconnu, père déphallicisé, etc. Telles sont les
images actuelles du père réel engendrées par cette mutation du
discours social dans laquelle nous sommes embarqués et qui ne
permet plus au père de faire reconnaître de sa place, une parole
d’autorité.

L’ENFANT D’AUJOURD’HUI : LIBERTÉ DE CHOIX,


ABSENCE DE CONTRAINTES

Arthur a 12 ans et sa mère est débordée par les symptômes


de son fils très angoissé, qui ne veut plus ou ne peut plus sortir
de chez lui : il reste des journées entières enfermé à la maison, il
ne peut plus aller au collège, paniqué, la boule au ventre, allant
jusqu’à vomir, et reste affalé sur le canapé à regarder la télévision,
dans une addiction aux jeux vidéo, aux réseaux sociaux, au point
d’oublier de manger, voire de dormir.
J’avais reçu une première fois cet enfant lorsqu’il avait 2 ans
et demi, au moment du divorce de ses parents, plus de façon
préventive, comme la mère le disait, car elle craignait que son
enfant n’ait été traumatisé par des scènes de violence entre elle
et le père.
Ce qui était surtout frappant à cette époque, c’était ce corps
à corps mère-enfant qu’elle donnait à voir. Alors qu’elle se laisse
caresser les seins par son fils, j’apprends qu’il est encore au sein,
et face à mon étonnement, elle me répond que c’est son choix
parce que « c’est sain ». Elle entretient une relation incestueuse
avec son fils qui hurle quand son père veut le prendre dans
ses bras : la mère le veut pour elle toute seule, elle ne veut pas
renoncer à ce phallus-objet que son enfant représente pour elle !

84
« Cause toujours… »

Pas de place laissée au père pour intervenir par un double


interdit, l’un porté sur l’enfant et l’autre sur la mère. Le manque
n’a pas sa place : pas de signifiant phallique, pas de signifiant
de la castration symbolique.
Dix ans plus tard, la mère consulte à nouveau pour son fils
toujours très angoissé ; il menace de se suicider, de se jeter par
la fenêtre ; « les profs me mettent la pression quand j’oublie de
faire un devoir », dira-t-il. La mère, qui soutient son fils et met
en accusation les professeurs, l’inscrit dans un nouveau collège
privé où il n’ira que deux fois malgré tout un système d’aide
et d’accompagnement de la conseillère principale d’éducation.
Arthur ne quitte plus la maison depuis deux mois.
« J’ai épuisé toutes mes ressources, dit la mère, je ne sais plus
comment l’aider. » Pourrait-on dire que la mère vient formuler
une demande ? En est-ce vraiment une ?
J’apprends que cette fréquentation scolaire très irrégulière
a débuté au cours préparatoire sans qu’elle s’en inquiète.
Après le divorce de ses parents – Arthur a alors 2 ans et
demi –, son père part en Afrique du Nord d’où il est originaire,
et il ne le reverra plus pendant trois ans. Quand je reçois le père,
il « tombe des nues » ; il ne savait pas que son fils était désco-
larisé : la mère ne lui avait rien dit, mais lui n’avait pas cherché
à savoir. Le père rappelle fermement à son fils qu’il doit aller
à l’école, qu’il ne doit pas arrêter ses études comme lui-même
l’a fait, « pour ne pas se retrouver à vendre du hasch ». À ce
moment, Arthur a un rire méprisant en regardant son père et
« lâche » à qui veut l’entendre : « Cause toujours ! »
« Ma mère a trouvé la solution : c’est cogito’z », dit Arthur.
Serait-il surdoué ? son QI de 119 n’explique pas pour autant
son angoisse de sortir de chez lui. C’est aussi une façon pour
la mère de cautionner le symptôme. Pour Arthur, la solution
est toute trouvée : c’est le Centre national d’enseignement à
distance.
Nous sommes étonnée par le langage châtié de ce pré-
adolescent, il parle très bien, trop bien même ; mais derrière
ses mots, c’est la mère que l’on entend.

85
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Ce qui est marquant dans cette famille, c’est ce partenariat


égalitaire entre Arthur et sa mère, Arthur et son père. Tout le
monde est à la même place, il n’y a pas de hiérarchie. Nous
assistons à une égalitarisation et à une horizontalisation qui
aboutissent à la récusation de la différence générationnelle.
La parole du père n’a pas de poids et Arthur la conteste
sans cesse : « Cause toujours ! » est ce leitmotiv qu’on entend
quand il est en présence de son père. Il ne reconnaît qu’un
seul interlocuteur, son alter ego : sa mère. Elle a fait accoler
son patronyme à celui de son fils : il porte donc les deux noms
depuis peu : « C’est ce qui se fait maintenant », dit la mère.

L’ENFANT DÉCROCHEUR
LE SYMBOLIQUE MIS À MAL
Arthur est déscolarisé depuis que le professeur a donné une
punition collective. Il ne l’accepte pas, pense que c’est injuste
et qu’il ne mérite pas cette sanction. Il demande à sa mère de
faire une lettre pour le dispenser de la punition ; elle ira même
jusqu’à rencontrer le professeur pour justifier sa position, et
Arthur ne fera pas la punition.
Il est face à sa mère toute-puissante, qui peut tout et qui
légitime la toute-puissance de son fils. Arthur ne peut se consi-
dérer comme un être social assujetti à la loi du groupe.
Quand je fais part à la mère de mon étonnement, elle
répond : « Évidemment, je fais tout mal et c’est encore de
ma faute, si je n’avais pas fait cela, j’aurais eu l’impression
d’envoyer mon fils à l’échafaud » (cela la renvoie à sa propre
histoire, quand elle ne pouvait pas aller à l’école et que sa
mère la forçait). Elle dénigre et dévalorise l’école ; elle y fait
sa loi, ce qui n’est pas sans conséquence : Arthur ne pourra
plus y retourner.
D’ailleurs, il s’y sent mal, il se plaint que les autres élèves
se considèrent supérieurs à lui, le regardent de haut, qu’ils se
moquent de lui quand il fait un lapsus et appelle le professeur
« maman ». Sa petite taille et son obésité sont vécues par lui

86
« Cause toujours… »

comme un handicap qui le dessert. Le regard de l’autre dépré-


ciateur provoque l’angoisse et la dissolution de son fantasme.
Le dispositif fantasmatique ne tenant plus, il s’écroule.
« Le conflit n’est pas intérieur, il s’exprime dans le social »,
dit J.-P. Lebrun.
L’école, le dehors, est devenu un enfer. Il est alors question
qu’Arthur aille en internat, internat qui pourrait être en place de
tiers symbolique, qui pourrait tenir lieu de fonction paternelle
entre la mère et son fils. La mère rétorquera : « Je n’imposerai
jamais rien à mon fils. Je ne veux pas me séparer de lui. »
Qu’y-a-t-il derrière cette impossibilité d’obliger l’enfant,
de le contraindre, de lui donner des limites, mais surtout de le
laisser faire comme il veut, quand il veut : c’est sûrement le refus
d’une séparation d’avec son fils, mais aussi une non-accepta-
tion de socialisation de son enfant ; la capacité d’appropriation
symbolique est mise à mal.
Les limites énoncées, telles que « tu dois aller à l’école, tu
dois faire ta punition », ne s’inscrivent plus comme limites : la
frontière entre ce qui est permis et ce qui est interdit reste vague,
et l’interdit doit être sans cesse réitéré parce qu’il ne constitue
plus de ligne de démarcation.
De nos jours, l’autorité a mauvaise presse.

INDIFFÉRENCE SEXUELLE,
INDIFFÉRENCE DES GÉNÉRATIONS

J’ai proposé des entretiens à la mère, mais elle s’est présentée


comme sachant tout sur tout ; elle a beaucoup lu et ne cesse
de faire des interprétations à son fils, comme à son conjoint
d’ailleurs. À la moindre remarque ou interrogation de ma part,
elle se sent culpabilisée, et ne veut pas renoncer à ce sentiment
de toute-puissance qui l’amènerait à accepter l’impossible du
réel. À ne pas vouloir que son fils intègre la loi de l’école, elle
refuse de se défaire du pouvoir réel qu’elle exerce sur son enfant,
au profit d’une autorité symbolique qui dépendrait d’un tiers.
C’est dorénavant la mère qui possède l’insigne phallique en

87
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

désexualisant le phallus. Elle est « cette instance UNE » unique-


ment donatrice, aucunement privatrice 1. Elle sait tout, elle peut
tout, elle ne manque de rien.
Alors que vient-elle chercher ici ? Le travail est difficile avec
elle, elle ne peut supporter d’aborder la question de la respon-
sabilité d’une mère dans cette situation, certes très douloureuse
pour elle ; elle ne peut se détacher de son enfant en place d’objet
de jouissance partagée. Il lui est difficile de faire le deuil de son
enfant.
Mettre en place l’élément structurant de l’interdit, au centre
des règles qui régissent l’économie psychique de la famille et de
la socialisation ultérieure de l’enfant, revient pour cette mère
à priver son enfant de son affection, voire de son amour. Les
symptômes de son fils réactivent chez elle la question de la perte
dont elle ne veut rien savoir.
Comment amener cette mère à faire confiance à l’analyste
afin qu’elle puisse être associée au travail que pourra faire son
fils, qu’elle puisse supporter d’entendre parfois quelque chose
de douloureux ?
Arthur est confronté à un seul parent : sa mère qui ne cesse
de faire de l’ombre à son père. Elle est le seul lieu d’adresse
de cet enfant. Il a un beau-père, que j’ai reçu et qui dira qu’à
son arrivée dans la famille, Arthur lui a demandé s’il pouvait
l’appeler « papa » ; le beau-père n’avait rien dit. Il ne peut, à
aucun moment, intervenir dans le réel concret de la relation
mère-enfant. Il est jaloux de cet enfant intelligent et n’intervient
que comme un père fouettard, un père imaginaire. Arthur dira :
« Il n’a rien à me dire et j’ai rien à lui dire. »
Qu’est-ce qui permet à la mère d’occuper cette place de
toute-puissance ? Le père laisse faire, démissionne, sa parole
ne fait plus autorité. Arthur ne cesse de contester la parole de
son père, et celle de son beau-père, de les mépriser. S’il peut
le faire, c’est que la mère l’autorise et que le discours social le
permet. La « mère » fait du trop et « le père » du rien. Le père

1. C. Melman, « Quels sont mes parents ? », La revue lacanienne, n° 8,


La famille, fin d’un drame psychique ?, 2010, p. 125.

88
« Cause toujours… »

pensait que tout allait bien : « Arthur va à l’école, sort, a des


copains », lui disait la mère.
Ce père est cependant reconnu – cet enfant n’est pas psycho-
tique –, mais il n’occupe pas une place d’exception. Il n’y a pas
de hiérarchisation des places. Mais il y a « une forclusion de fait
du père réel », comme Lacan l’écrit à propos du père de Joyce.
La parole du père n’a aucun poids pour Arthur : « Cause
toujours c’est du vent, tu parles pour ne rien dire, tu ne tiens
jamais ta parole, tu n’es pas fiable », lui dit-il, insolent et mépri-
sant. C’est à peu près le discours que tient la mère sur le père
d’Arthur. Son père vient lui rendre visite chez sa mère : « Ma
mère lui offre un café et ils vont sur le balcon fumer une ciga-
rette. À chaque fois qu’il me croise, il me dit : “Comment tu
vas ?” mais il n’attend même pas la réponse. » La mère d’Arthur
a choisi des maris auxquels elle peut faire la loi.
Cette absence de castration maternelle laisse l’enfant dans une
dépendance à la mère, dans une indifférence des sexes, dans une
indifférence des générations.
Les modalités contemporaines actuelles du lien social
disqualifient le père, agent de la castration qui ne vient plus
barrer le sujet dans son accès à la jouissance. S’il n’y a plus d’in-
terdit pour faire limite à la jouissance, le désir disparaît et c’est
l’angoisse qui en tient lieu. Ce qui manque aujourd’hui, c’est le
manque, le moins que nous ne sommes plus en mesure d’offrir.
L’instance paternelle introduit à la vie sexuelle. Le déclin du
Nom du père a entraîné dans sa chute le déclin de la génitalité,
de la jouissance sexuelle au profit des jouissances partielles,
celles qui passent par les orifices du corps et qui prennent alors
le devant de la scène dans l’organisation des liens sociaux et du
rapport du sujet au monde.

RECOURS À DES JOUISSANCES PARTIELLES :


ANOREXIE-BOULIMIE

C’est principalement l’objet oral, la nourriture, qu’Arthur va


mettre au premier rang : après avoir été anorexique, il va devenir

89
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

boulimique. Les difficultés alimentaires ont été précoces ;


Arthur n’a jamais mangé à la cantine : il ne pouvait manger
que la nourriture de sa mère.
Il passe beaucoup de temps devant la télévision, il vit dans
un monde imaginaire. C’est sa façon d’éviter sa relation à
l’Autre. Et quand il ne dort pas, il mange, beaucoup trop, et
ne cesse de grossir. Cette demande orale est tout entière adressée
à l’Autre maternel dans une relation duelle où le phallus n’a
pas sa place.
Arthur fait un rêve sans fin ; il est présent avec un gros et
un petit garçon : ils sont trois. Il y a un bâton et quand on le
secoue, un monstre, un serpent sort de l’eau de la piscine pour
manger l’un d’entre eux. Évidemment son tour arrive, il se
sauve, réussit à plusieurs reprises à échapper au monstre-serpent
à la grande gueule dévorante, pour finalement être « bouffé ».
C’est la gueule du grand Autre maternel qui risque de l’aspirer
dans la mesure où le Signifiant paternel n’est pas venu en tiers
faire barre dans ce premier lien d’oralité.
Comment sortir de cette peur de dévoration maternelle ?
Il dit manger de façon compulsive gâteaux, bonbons,
chocolat, et boire du coca, à longueur de journée, ne pas pouvoir
se contrôler ; je remarque alors que « ce sont des douceurs ». Il
est très étonné, il ne comprend pas. Il n’entend pas la métaphore.
La récusation de l’ordre phallique ne permet pas au discours
d’être orienté dans le sens de l’équivocité, ne permet pas le jeu des
signifiants.
Dans la boulimie, l’objet n’est pas celui de la demande ou du
désir, mais l’objet du besoin, objet qui vient combler, remplir un
corps qui n’est pas dénaturé par le signifiant, un corps réel. Il se
produit alors une déconnexion, un désarrimage, une autonomie
du champ pulsionnel et du champ symbolique, du champ du
grand Autre : dé-nouage du Réel et du Symbolique, du corps et
du langage. La boulimie, comme l’anorexie, est un symptôme
qui s’inscrit dans le corps. Symptôme congruent avec le discours
social et avec notre culture qui appellent à la jouissance de l’objet
dans notre société de libre consommation, dans notre société néo-
libérale où l’on troque le désir pour la jouissance de l’objet.

90
« Cause toujours… »

Arthur est dans une jouissance sans limite. Qu’est-ce qui


peut faire limite ? Sinon les résistances du corps réel quand
la référence à l’instance phallique est exclue, ce qui annule la
limite symbolique et institue le manque comme fondateur du
désir, en place et lieu d’un imaginaire où la satisfaction orale,
totale, serait possible.
Le père d’Arthur n’est pas à la hauteur. Il est vrai que le
père œdipien, le père interdicteur, n’est plus d’actualité, l’œdipe
classique est démodé, périmé, il ne vient plus interdire la jouis-
sance qui serait désirée, il n’y a plus prévalence du désir sur la
jouissance.
Arthur a honte de son corps qui lui renvoie une mauvaise
image de lui ; il est angoissé par son corps, trop petit, trop rond.
Lié à l’oralité, l’objet regard prend trop de place : le regard des
autres élèves est devenu insupportable, dépréciateur, insoute-
nable, il lui faut à tout prix l’éviter. Ce sera une des raisons de
son refus scolaire.

PLACE DE L’ANALYSTE : UNE PLACE À INVENTER


QUI NE SOIT PLUS UNE PLACE
DE SUJET SUPPOSÉ SAVOIR

La thérapie d’Arthur est complexe. Au départ, il refuse de


me parler, il n’a rien à dire ; « c’est ma mère qui veut que je
vienne », dit-il. Son discours est entrecoupé de moments de
silence, de mutisme. Il ne peut venir qu’accompagné par sa
mère, c’est la seule sortie qu’il consent. Un jour, même soutenu
par la béquille maternelle, il refuse de venir à sa séance et sa
mère lui demande alors de m’appeler pour me le dire : il le fait,
et finalement sa parole est plus aisée, plus libre par téléphone
que dans le face-à-face réel de la séance, celle-ci se poursuivra
au téléphone.
Il est alors dans un temps où l’Autre, l’analyste, est vécu
comme un persécuteur, pris dans un dispositif imaginaire où
le signifiant est réduit au signe.

91
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Le risque était, pour l’analyste, qu’il soit inclus dans le


dispositif phobique, qu’Arthur ne veuille plus de séances que
par téléphone, ce qui ne fut absolument pas le cas, puisque, à
partir de ce moment il viendra seul à ses séances. Très souvent
absent, cependant il prévient par SMS, indiquant « qu’il ne
viendra pas parce qu’il n’a pas envie de se forcer à dire des
choses qui n’ont aucun intérêt ». Lors d’une de ses absences,
j’appelle la mère sur son portable et c’est lui qui répond : « Eh
bien oui, me dit-il, elle m’a prêté son portable ! Ce qui est à
toi est à moi ! »
Jusqu’au jour où il va avoir recours au mensonge : « Alors
j’ai une mauvaise nouvelle, mes clefs ont été cachées par mon
frère ou ma sœur et je suis tout seul enfermé chez moi, je précise
que j’étais entièrement d’accord pour faire la séance mais là je
suis désolé, je ne peux pas venir. »
Il invente cette fiction, dans quel but ? Il n’est pour rien dans
son absence, il a dû faire face à un réel. Mais pour inventer son
mensonge, il a fait appel à l’imaginaire plutôt stérile jusqu’alors.
C’est un enfant intelligent et le désir de savoir est là. Il a du
goût pour le savoir. Toutes les tentatives d’aide et d’accompa-
gnement par la conseillère principale d’éducation ayant échoué,
Arthur se connecte au site de son collège et il a donc accès aux
enseignements. Il fait ses devoirs comme les autres élèves mais
à la maison. En revanche, c’est sa mère qui corrige ses devoirs,
et non les professeurs, à mon grand étonnement. Pour lui, il
n’y a pas de contradiction : sa mère est aussi son professeur,
comme l’indiquait son lapsus professeur/maman.
C’est à partir d’une pure différence qu’introduit le symbo-
lique dans la langue, que la parole sépare, et qu’une dissymétrie
des places peut être inscrite – ce qu’Arthur ne peut pas faire.
Dans son refus de sortir, d’aller en cours, il met en actes les
signifiants maternels en leur donnant une consistance réelle, du
fait de l’inefficacité de l’opération de la métaphore paternelle :
ces signifiants se trouvent « gélifiés », dira Lacan. Arthur est-il
le symptôme de la mère ?
Le transfert n’a pas été facile à mettre en place, car il implique
dans un premier temps de décompléter le savoir de la mère.

92
« Cause toujours… »

Au départ, cet enfant est dans une position de défiance


face à l’autre, de dénigrement : l’analyste n’est absolument pas
en place de Sujet Supposé au Savoir. Jusqu’au jour où, venant
le chercher dans la salle d’attente, je m’aperçois qu’il est sur sa
tablette et je lui propose de poursuivre avec lui ce qu’il est en
train de regarder, et donc de parler du film qu’il visionnait. Il
est ravi que je puisse être dans une position de demande et que
je fasse l’hypothèse d’un savoir chez lui, que je lui fasse crédit.
Il y alors une véritable rencontre : le transfert se met en place.
La psychanalyse avec les enfants nous amène à inventer.
Le travail sur le film, les attraits et les rejets d’identification
par rapport aux héros qui servent de support narcissique lui
permettent de construire un récit dans la dialectisation des liens
à l’autre, car le lien à un autre moins présent, mais représenté,
est plus supportable. Il a pu construire un récit de sa propre
histoire et donner corps à ce qui aurait pu rester sans expression,
sans traduction possible pour articuler sa propre subjectivité en
s’engageant dans le récit.
Arthur est de plus en plus à l’aise avec le réel qui s’offre à lui.
Cependant, la pensée magique persiste chez lui. Il dit préférer
ne pas penser car sa pensée risquerait de se réaliser. Il sort, va
à la médiathèque, lit beaucoup : « Lire, c’est bien, ça me fait
rêver », dit-il. Tous ces déplacements, se rendre à l’école seule-
ment le soir quand les élèves sont sortis, se font sans penser. Il
ne peut aller à l’école que s’il n’a rien dans la tête, sans pensées
surmoïques telles que : « Il faut que tu ailles », ou : « Vas-y, ce
n’est que l’école. »
Arthur n’a pas de copains mais une copine qui occupe une
position rassurante de double narcissique. La première fois qu’il
est allé dormir chez elle, c’est sans réfléchir, sans se poser de
questions : il a dit oui : « Quand je ne pense à rien, j’oublie
tout et je peux faire un pas, avancer. »
Est-ce-un vrai acte ? Non. Serait-ce un passage à l’acte sans
appel à l’Autre ?

93
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

POUR CONCLURE
Quand le réel ne peut être imaginarisé, il fait intrusion dans
la réalité, il nous submerge d’angoisse et met en échec notre
capacité à penser. Le symbolique peut venir border le réel, tenter
de le traduire et limiter son intrusion dans la vie du sujet. C’est
ce qui se produit dans la thérapie d’Arthur : nous avons proposé
de refaire avec lui le chemin de la rencontre avec le réel.
L’imaginaire fait référence au corps et à l’image, il prend
son origine dans la reconnaissance de l’image du corps dans le
miroir. Chez Arthur, l’imaginaire et le symbolique sont défi-
cients. Quand il se met à dévorer les livres, à manger le livre, il
déclare : « J’aime lire parce que ça me fait rêver. » Il lui est alors
possible d’inventer, de créer.
Pouvoir inventer une histoire, la suite d’un récit, ou créer
un nouveau récit, cela suppose que le sujet puisse articuler le
fonctionnement symbolique et le fonctionnement imaginaire,
c’est-à-dire qu’il puisse interpréter de manière subjective le
monde dans lequel il vit, en construisant une représentation
de lui-même dans ce monde. Une inventivité qui ne se régle-
rait pas sur un champ symbolique est vouée aux impasses de
l’imaginaire et ne permet pas au fantasme d’être la fenêtre qui
cadre la réalité extérieure.
Pour Arthur, un ordre symbolique s’est mis en place, sans
être rattaché au Nom du Père. Sa thérapie lui a permis l’intro-
duction au registre symbolique tout en se dispensant de la réfé-
rence au Nom du Père, dans un travail commun, à partir d’un
matériel qu’il a apporté et sur lequel il a eu envie de travailler.

94
Catherine Ferron

Le symbolique prend son temps


Phobie et mythe côté fille

RADICALEMENT FÉMININ
À la lecture de nombreux textes abordant l’œdipe, la
question se pose : « Et les filles ? » Car ce qui se passe pour
le garçon n’a rien à voir avec ce qui se passe pour la fille ;
Freud lui-même le reconnaît 1 : « Tout ce que nous avons dit
du complexe d’Œdipe se rapporte strictement à l’enfant de
sexe masculin. » Commençons donc par prendre nos distances
avec ce complexe dit d’Œdipe : un garçon abandonné par ses
parents tue son père qui lui barrait la route et qu’il ne connaît
pas pour ensuite épouser sa mère (inconnue elle aussi) dont il
a trois enfants… Imaginons l’oracle inverse annonçant qu’une
femme qui va régner sur Thèbes tuerait accidentellement son
père pour épouser sa mère et lui faire des enfants ? Le réel nous
arrête : l’impossible est de taille… Alors, qui tuerait sa mère
pour épouser son père et porterait ses enfants ? C’est déjà plus

Catherine Ferron, psychanalyste, Association lacanienne internationale


(ALI).
1. S. Freud, « La sexualité féminine », dans La vie sexuelle, Paris, Puf,
1969, p. 142.

95
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

connu dans les histoires, quoique le matricide féminin soit plus


rare. Premier constat donc : l’histoire, les histoires ont toujours
été racontées par des hommes et forcément ils ont leur point
de vue, et cela fait longtemps que ça dure ; et du côté féminin
c’est plus complexe.
À notre époque d’émergence de la prise en compte de la
parole des femmes, via la parité, #metoo et quelques scandales
retentissants, rappelons Pierre Bourdieu qui a travaillé de la
manière la plus sérieuse, il y a vingt ans déjà, la question de « la
domination masculine 2 tellement ancrée dans nos inconscients
que nous ne l’apercevons plus, tellement accordée à nos attentes
que nous avons du mal à la mettre en question ». Toujours
d’actualité. Il fait un détour par la tradition kabyle en ethno-
logue, détour indispensable pour briser la relation de fami-
liarité trompeuse qui nous unit à notre propre tradition ; il
s’agit de « démonter les processus qui sont responsables de la
transformation de l’histoire en nature, de l’arbitraire culturel
en naturel… Nous avons à dissoudre les évidences et explorer
les structures symboliques de cet inconscient androcentrique
qui survit chez les hommes et les femmes d’aujourd’hui ». Son
livre n’a pas pris une ride.
Donc Freud a émis quelques doutes : dès le début de
son texte foisonnant sur la sexualité féminine 3, il remarque :
« Quand on entre dans la période pré-œdipienne chez la petite
fille nous sommes surpris, comme dans un autre domaine par
la découverte de la civilisation minoé-mycénienne derrière celle
des Grecs » ; donc derrière la Grèce il y a eu Mycène, et donc
bien avant que tu sois né, Œdipe, il y a eu Minos… et toutes
les folles histoires autour du Minotaure. Le journal Le Monde 4

2. P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998.


3. S. Freud, op. cit., p. 140.
4. Le Monde, supplément Science et médecine, mercredi 10 avril 2019 :
Jan Friessen émet l’hypothèse d’une société matrilinéaire et matri-
locale – le fiancé ou l’époux va habiter dans la famille de sa femme – au
sein d’habitations où vivaient en général plusieurs foyers. Il « espère
davantage d’analyses isotopes et d’ADN des restes trouvés pour y voir
plus clair ».

96
Le symbolique prend son temps

a proposé son supplément sur cette civilisation disparue des


Minœns : « Les femmes semblent avoir joué un rôle de premier
plan, pas seulement au niveau religieux. Dans l’iconographie
minœnne, elles apparaissent parées des plus beaux atours, tandis
que les hommes sont tout simplement vêtus du même type de
pagne. Aucune représentation ne montre de femme en position
de soumission à un homme. » Et si la langue reste une énigme
(trois langues incomplètement déchiffrées), peut-on ici faire
un premier rapport de la parole (moins rare) des femmes à la
question du pouvoir et de la jouissance ?
Toute l’Europe néolithique, par les mythes et les légendes
qui ont survécu, possédait des conceptions religieuses remar-
quablement cohérentes, fondées sur le culte de la déesse Mère 5.
Dans le remarquable travail de Heide Gœttner-Abendroth
sur les sociétés matriarcales, ce terme amplement discuté dès
l’introduction pourrait se traduire par « mère depuis le début » ;
« du seul fait de donner naissance à la prochaine génération,
et par conséquent à la société, les femmes sont à l’évidence le
commencement et n’ont nullement besoin d’imposer cela par
la domination 6 ».
Lacan « expédie » le cas de phobie d’une petite fille en trois
demi-chapitres, Hans occupant le reste de son séminaire 7 La
relation d’objet. Le continent noir reste noir. J’ai pensé « réparer »
cette position patriarcale en me concentrant sur Sandy, autour
de la question du féminin et de la phobie, de la construction
du langage et donc du symbolique, en prenant appui sur la
manière dont Lacan propose d’utiliser le mythe, élargissant
peut-être ainsi le périmètre des théories sexuelles infantiles (TSI),
ainsi que celui de notre espace mental. Notons qu’à plusieurs

5. R. Graves, Les mythes grecs, Paris, Le livre de poche, 2002.


6. H. Gœttner-Abendroth, Les sociétés matriarcales, Paris, Éditions des
femmes, 2019.
7. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet,
Paris, Le Seuil, 2021 ; et La relation d’objet et les structures freudiennes,
version (remarquable) établie et commentée par E. de Franceschi, docu-
ment interne à l’Association lacanienne internationale et réservé à ses
membres.

97
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

reprises, il nous met en garde contre nos automatismes de


pensée, et surtout contre la mise en avant de nos préjugés et
de nos connaissances théoriques.

LE CAS CLINIQUE
Lacan fait référence au cas d’Annelise Schnurmann (AS) qui
est une élève d’Anna Freud « dont la théorie est fausse », dit-il
(lui réglant ainsi son compte), « mais, poursuit-il, comme Anne-
lise Schnurmann est une bonne élève, elle sera une bonne obser-
vatrice, parce qu’elle ne comprend rien [elle ne comprend pas
comme lui] et son étonnement devant les faits fera la fécondité
de l’observation ». Annelise Schnurmann lira son article 8 au
séminaire d’Anna Freud destiné aux travailleurs de l’enfance
et de l’éducation, en décembre 1946 ; il est publié en 1949.
Elle est peut-être en analyse avec A. Freud mais en position
d’éducatrice auprès de cette petite fille de 2 ans que le langage
évidemment n’habite pas encore totalement, n’est pas encore
totalement intégré. Nous allons nous y intéresser. Précisons
que la traduction anglaise de l’article de Freud sur Hans date
de 1909, et il est donc probable que Annelise Schnurmann
en ait eu connaissance pour la rédaction de son propre article
qu’elle organise de la même manière, en relevant les paroles de
Sandy chaque jour.

SITUATION DE L’ENFANT ET DE SA FAMILLE


Cette petite fille naît pendant le Blitz à Londres ; son père
militaire est mort d’un accident de la route avant sa naissance :
nous ne savons pas depuis combien de temps cette mère est
veuve, ni ne connaissons la qualité du chagrin qu’elle a pu
éprouver. Les parents avaient déjà deux enfants : une fille de

8. A. Schnurmann, « A phobia », The Psychoanalytic Study of the Child,


vol. 3-4, 1949, trad. fr. sur Internet de Liliane Fainsilber.

98
Le symbolique prend son temps

7 ans plus âgée que Sandy (qui mourra d’une méningite aux
environs des 2 ans de sa petite sœur) et un garçon de 2 ans plus
âgé que Sandy. Ils ont déjà été évacués à la campagne. D’entrée
de jeu, on a donc affaire à un climat où la mort tient une place
majeure (la guerre, le père, la sœur).
Sandy arrive à l’abri-nursery (créé par Anna Freud) à
7 semaines, déjà sevrée : quelques difficultés alimentaires ; elle
suce son poing à 2 mois et à partir de 3 mois ses couches, ses
habits, un coin du drap le soir ; propre à 2 ans 2 mois. Annelise
Schnurmann observe que depuis qu’elle n’a plus ses couches elle
se masturbe parfois. Très attachée à sa mère, elle n’a aucune diffi-
culté relationnelle avec les adultes, mais à la fin de la première
année, elle est la plus agressive du groupe d’enfants. La mère
travaille pour l’armée 9 : après avoir conduit une ambulance,
elle est estafette à moto, ce qui lui plaît beaucoup (elle est
donc en pantalons/trousers). Manifestement donc, elle désire
ailleurs mais vient voir sa fille tous les soirs, dans une alternance
régulière de présence/absence. Elle donne le bain parfois, met
sa fille au lit, apporte une friandise ; elle a mis en place un jeu
d’approche un peu particulier laissant Sandy dans le doute sur
son intention d’entrer vraiment dans la pièce ; de même avec
les friandises qu’elle tend, retient puis donne. Lacan dit : « Elle
distille son arrivée… on voit sa fonction de mère symbolique. »
Nous dirons que c’est une manière un peu particulière de faire
l’apprentissage du don de son amour. Sandy taquine les autres
enfants de la même façon, déprime quand elle est réprimandée
et retourne cette agressivité contre elle. Elle s’adapte bien au
jardin d’enfants, s’intéresse aux livres d’images et au matériel
Montessori.

9. J. Lacan, La psychiatrie anglaise et la guerre, Bulletin n° 22, éd. ALI


(pour comprendre l’engagement des Anglais et l’atmosphère à cette
période).

99
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

DÉCOUVERTE DE L’AUTRE SEXE


C’est en décembre 1944 – elle a 2 ans 1 mois –, qu’elle
prend conscience de la différence garçon-fille en voyant un
petit garçon de 2 ans 6 mois uriner debout devant elle (il était
jusque-là dans le groupe des enfants ayant des couches) : elle
le regarde « intensément » (l’instant de voir) et aussitôt après
veut en faire autant en tenant le pot devant elle ; devant l’im-
possible, elle baisse sa culotte et désigne son sexe en disant
« quelque chose comme bicki 10 », mot utilisé habituellement
par elle pour demander les choses qu’elle souhaite ; elle le répète
et se met à pleurer. Elle recommence les jours suivants et se
met en colère contre son éducatrice qu’elle bat « parce que ça
ne marche pas » et qui indique quand même une loi : seuls les
garçons peuvent uriner debout. Les semaines suivantes, Sandy
est moins concernée mais n’abandonne ses tentatives qu’à
mi-janvier. Dorénavant, dans les livres d’images, elle désigne
soigneusement garçon et fille.
Ce sont donc les paroles de Sandy que nous allons essayer
de déployer comme un mythe en développement. Comment
construit-elle un discours mythique ?
Selon Lévi-Strauss, le mythe 11 est « un ensemble fortement
structuré autour d’unités élémentaires et de relations internes,
et régi par des lois cohérentes capables de transformation, c’est-
à-dire d’adaptation au contexte géographique et historique.
La fonction du mythe est symbolique : c’est une production
collective immémoriale, à partir des éléments immédiatement
accessibles du quotidien (animaux, plantes, fonctions sociales),
d’une explication globale cohérente aux contradictions majeures
de l’existence encore non expliquées dans la société considérée ».
Lacan fait le lien entre mythe et langage 12 : « Les théories
sexuelles infantiles (TSI) sont une activité de recherche de

10. A. Schnurmann, op. cit.


11. C. Lévi-Strauss, Mythologiques. L’homme nu, Paris, Plon, 2009.
12. L. Scubla, « Le symbolique chez Lévi-Strauss et chez Lacan », Revue
du MAUSS, n° 37, 2011 [en ligne].

100
Le symbolique prend son temps

l’enfant concernant la réalité sexuelle […] qui concerne l’en-


semble du corps […] un ensemble d’actions ou d’activités clas-
sées sous le terme d’activités cérémoniales […] qui font pour
cette raison que nous devons nous référer à la notion de mythe
qui se présente comme un récit avec un caractère de fiction qui
présente une stabilité suggérant la notion de structure ; cette
fiction implique le message de la vérité : il s’agit des thèmes de
la vie et de la mort, c’est-à-dire l’apparition de ce qui n’existe pas
encore. Il y a un rapport de contiguïté des mythes avec la créa-
tion mythique infantile : nous y trouvons constamment mis en
question le rapport de l’homme avec une force secrète maléfique
ou bénéfique mais essentiellement caractérisée par ce qu’elle a
de sacré. Cette puissance sacrée fait l’homme capable d’intro-
duire dans l’ordre naturel non seulement ses propres besoins et
les facteurs de transformation qui leur sont soumis mais aussi
la notion d’une identité profonde entre le pouvoir qu’il a de
manier le signifiant ou d’être manié par lui, de s’inclure dans
un signifiant et d’autre part le pouvoir d’incarner l’instance de
ce signifiant dans une série d’interventions comme d’accomplir
la pure et simple introduction de l’instrument signifiant dans
la chaîne des choses naturelles 13. » Nous allons voir que Sandy
suit exactement ce programme, côté fille.

ALORS ELLE DIT « QUELQUE CHOSE COMME BICKI »


Le langage de Sandy émerge de sa lalangue avec ce premier
signifiant (« quelque chose comme », dit Annelise Schnurmann)
« bicki », signifiant habituel de ses demandes, que l’on pour-
rait traduire par « (je) veux ! » comme dans « Mummy bicky ! »
lorsqu’elle réclame sa mère hospitalisée et donc absente, mais
aussi signifiant par lequel elle a désigné l’emplacement de son
sexe considéré comme manquant, donc à la fois constat d’un

13. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet,


op. cit.

101
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

espace vide et réclamation de l’objet qu’elle n’a pas et donnant


à l’autre une posture enviée.
C’est la première surprise de Sandy au sens objectif aussi
bien que subjectif de ce génitif : surprise par ce qu’elle a vu et
en même temps parce qu’elle est prise dans une demande qui
la rend interdite : la découverte inattendue la surprend d’une
manière éprouvante ; toutes ses tentatives vont être à l’origine
d’une construction dévorante – rappelons ici Actéon dévoré
par ses chiens après la surprise de Diane.

Bicky : SIGNIFIANT DE LA DEMANDE ET DU DÉSIR


La consultation du Harrap’s donne quelques pistes : le terme
le plus proche, bicker, avec prononciation du /i/ signifie se
quereller ; l’écriture (par Annelise Schnurmann) du C avant le
K pose question : il est probable que ce C, par sa présence dans
l’écriture, lui rappelle quelque chose. Quelque chose qu’elle
n’entend pas et dont la clé m’est donnée par une collègue anglo-
phone 14 consultée ; cela a provoqué une belle surprise chez
moi mais plutôt dans le sens de la sidération et de la lumière.
En effet, si bicky peut valoir pour toute demande chez Sandy,
on a dicky (que le Harrp’s traduit par le « petit oiseau ») pour
le sexe du petit garçon, le faire-pipi si l’on veut, et qui signifie
aussi défectueux. On passe de la consonne B à la consonne
D, du labial au dental : Sandy dira Doggie le jour suivant pour
nommer le chien ; le signifiant annonce une opposition arti-
culatoire, la querelle entre deux espaces de la phonologie, de la
morphologie, mais surtout entre deux systèmes : émergence du
symbolique à partir d’un réel. Qu’est-ce que le langage avant
d’être articulé ? Et comment passe-t-on de l’un à l’autre ? Petit
à petit, ainsi que l’écrit Jakobson 15, « on peut supposer que des
critères non seulement perceptuels mais aussi articulatoires et
physiologiques guident l’enfant dans sa recherche des premiers

14. A.-M. Hamad, communication personnelle


15. R. Jakobson, L Vaugh, La charpente phonique du langage, Paris, Les
Éditions de Minuit, 1980.

102
Le symbolique prend son temps

signaux contrastifs […] l’attention portée par les enfants aux


traits distinctifs est tout à fait remarquable et ils en jouent […]
un ensemble de réseaux de lois implicationnelles sous-tendent
et déterminent la structure phonétique et règlent l’ordre des
acquisitions linguistiques ».
Ce signifiant de désir primitif est à double face :
– d’un côté une image acoustique (approximative entre b et d)
associée à un espace ciblé considéré comme vide, manquant,
et qui va lui faire commencer sa recherche consciente/
inconsciente ;
– sur l’autre face un objet réel associé à un signifiant muet, car
comment l’appeler ? (Petit oiseau, faire pipi ?) Lacan ajoute que
« nous ne devons pas négliger l’introduction du signifiant pour
comprendre le surgissement dont il s’agit devant l’apparence
de la réalité, celle du conflit humain ». Signifiant qu’elle va
remplacer par Doggie, « cristal signifiant », dit Lacan, qui est
le diminutif de dog mais dont la traduction par « toutou » ne
traduit justement pas la dangerosité de la consonne G dur en
anglais et les mâchoires pleines de dents qui vont avec.
Ce véritable marquage de la pulsion scopique dans ce
dévoilement inattendu plonge Sandy dans la colère, la rage
lui fait battre Annelise Schnurmann en place de mère : que ne
me donne-t-elle pas ? Notons que battre est une réaction assez
habituelle chez cette petite fille : elle battra l’infirmière qui lui
rappellera sa phobie et plus tard sa mère de temps à autre ; son
agressivité avait déjà été notée par son éducatrice dès la première
année. Signalons la proximité des signifiants battre (to beat/i/ :
I beat, beaten) et mordre (to bait/aï/, I/aï/ bit, bitten) en anglais
et la confusion possible par les assonances dans les déclinaisons.
Son désespoir et son entêtement posent la question « d’un
sujet au niveau de son existence même par rapport à des repères
de vérité au regard desquels il y a à prendre place 16 » : Que
veut dire avoir un sexe ? Qu’est-ce que c’est que d’avoir le

16. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet,


dernière éd. ALI, p. 335.

103
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

sexe que j’ai ? Pourquoi je n’ai pas cet instrument qui paraît si
enviable dans son fonctionnement même ?
Trois mois après sa découverte de la différence des sexes,
débute le temps pour comprendre : entre le mois de mars et
la mi-mai, sa mère est hospitalisée pour une opération ; elle
fait une visite intermédiaire de deux jours à sa fille et repart en
convalescence. C’est à la suite de ces deux jours où elle apparaît
affaiblie que se déclenche la phobie proprement dite, c’est-a-dire
le premier cauchemar à partir duquel Sandy va développer son
récit mythique sur environ trois semaines, jusqu’au retour de sa
mère, pour tenter de trouver une position subjective tenable qui
l’amènera à une sorte de résolution. Il serait bien entendu trop
long d’exposer tous les détails journaliers des temps d’engage-
ment de son parcours. Mais puisque nous tentons d’articuler du
langage à du corps et à une certaine réalité, nous pouvons penser
les trois brins d’une tresse qui, de croisement en croisement,
vont dévider ainsi bravement les moments de la construction du
mythe. Prenons pour guide les trois registres qui balisent notre
monde et posons le langage dans le registre du symbolique, le
corps dans celui de l’imaginaire et le réel comme réel du symbo-
lique, comme ce contre quoi elle se cogne, c’est-à-dire les fourches
caudines d’une langue en gestation associée à ses terreurs.

ORGANISATION DE NOTRE TABLEAU


En abscisse nos trois brins Symbolique, Réel et Imaginaire, et
en ordonnée la ligne du temps : sur cinq semaines, chaque jour
apportant une petite différence dans la langue de Sandy et une
résonance dans son corps bien sûr. La construction d’un récit
lui fait parcourir les espaces mentaux de sa réalité au moyen
d’un signifiant de départ bicky/Doggie, « signifiant de désir » en
quelque sorte, héros maléfique de son histoire. Ce tissage entre
le manque et le chien est articulé à l’environnement qu’il va
parcourir, des objets usuels aux parties de son corps et du corps
de celle qui l’accompagne tous les jours, Annelise Schnurmann,

104
Le symbolique prend son temps

sans oublier le corps de cette mère absente, aperçue comme


blessée, et qui occupe sa pensée.
Nous avons donc choisi seize jours sur ce mois avec ce qui
nous a paru décisif dans sa langue et dans son langage pour
organiser les croisements des trois brins aboutissant à la réso-
lution du problème. Nous avons traduit le texte anglais quand
c’était nécessaire à la compréhension du temps d’énonciation.
La première entrée (case) est prononcée dans les premiers jours
d’absence de sa mère. La seconde entrée (le premier cauchemar)
se produit après sa visite intermédiaire où elle apparaît affaiblie
et marche avec une canne. Les phrases sont prononcées dans
un même moment.

Langue/Symbolique Réel du symbolique Imaginaire du corps


1. « my mummy Ambiguïté Pourquoi je n’ai pas
chocki, my mummy de bicky : cela ?
bicki » //ma interrogation
maman chocolat, sur le manque : Pourquoi maman
ma maman bicky elle veut voir/avoir n’est pas là ?

2. Après la visite Apparition Horreur d’une


intermédiaire du signifiant proximité corporelle
1er cauchemar : à tout faire chien, monstrueuse
« chien dans le lit » (traduction dans un endroit
(propos rapportés « toutou » faible) investi (comme
par l’infirmière mais doggie est une partie du
de nuit à AS) un diminutif corps ?) : le lit
3. « Doggie sleeping/ Doggie (de labiale Début d’un récit
out out ! Doggie à dentale) mythique avec
coming »// un animal maléfique
Apprivoisement
Toutou dort…/ difficile
dehors !
Où sont les limites :
dehors ! Toutou intérieur/extérieur
vient ! (terreur)

105
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

4. Réclamations : Amorces Essai de repérage


des prépositions du corps dans
« Big one bed ! » spatiales les changements
Le lit, + grand, en d’espaces
bas
5. Questionnements AS énonce une loi : Refuse tout,
et angoisse les filles sont bat l’éducatrice
quotidiens comme ça
Alterne agressivité/
affection
5. « No Doggie Privation/ Cohabitation
shelter, Sandy water, frustration impossible
no Doggie water »// de l’autre ;
Chien privé d’eau attribution, début Ou lui ou moi
et d’abri/ eau pour de négation
Sandy
6. « Doggie, La logique Dans l’excitation
bite, boy, Bobby, syntaxique et l’angoisse
mummy, ballie » s’impose : à
devient : « Doggie la suite d’une Une phrase
bite naughty boy énumération où fantasmatique
leg » //Toutou dentale et plosives car personne
mord la jambe se succèdent, n’est mordu
du méchant garçon une vraie phrase Repérage
s’organise corporel déplacé
sur la jambe et
1re référence au doigt
7. Marmonne Les paradoxes sont Retour des doigts ;
une histoire d’où partout ; les techniques
émergent « doggie manuelles :
… knickers »// « le petit outil » utilisation des outils
culottes… se fabrique-t-il ? Montessori avec
Se répare-t-il ? grand bruit et grand
Regarde ses doigts plaisir (elle tape/bat)
« all better »/tout en compagnie de
va bien deux petits garçons

106
Le symbolique prend son temps

8. Inventaire Encore une loi : à la recherche


comparatif : les filles ont de parties du corps
lunettes, oreilles, les mêmes choses (détachables ?
cheveux de Annelise dit son éducatrice Amovibles ?)
Schnurmann…
9. « Les filles sont Deux petites filles Qu’est-ce qui
malades ?Annelise à l’infirmerie pourrait priver
malade ? Maman de l’abri : les filles de cet
malade ? Sandy élaboration objet ? Qu’est-ce
malade ? du manque, qu’elles pourraient
le raisonnement attraper ?…
ma maman s’oriente vers Puisque ma
revient… le principe de réalité maman « marche
ma maman marche et la causalité encore »…
encore…»
10. 2e cauchemar Doute sur De nouveau
d’une voix l’opération monstration du lieu
larmoyante de castration : du manque dans
au réveil : à l’hôpital ? Dents sa culotte
« bite Annie de chien ? La lutte
bite… » Annelise contre l’envahisseur Demande un plus
Schnurmann : n’est pas close grand ruban dans
où ? – « there bite » les cheveux
là morsure…
11. Supplique : Les paradoxes Vêtements :
Doggie not bite my perdent de leur sont-ils des objets
coat ! Chien mords substance ; transitionnels
pas mon manteau, les enveloppes pour une femme ?
not bite my hat ! protectrices Objets contenants ?
(mords pas feraient-elles parties Un rappel
mon chapeau) du corps ? placentaire dont il
faut s’extraire en
vérité ?
12. Nombril, doigt, Récapitulatif Tombe dans
jambe, pied, lit … de l’ensemble la baignoire toute
des éléments habillée (dans
(du corps ?) le bain du langage
à exclure ou dans son miroir ?
de la castration Elle en rit)

107
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

13. Deuxième Dans le bain : Troublée et


surprise savon dans le effrayée : prise
vagin : découverte de conscience
d’un espace
inattendu,
existence d’un vide
de structure
14. « savon dans Mise en scène : Expériences
la bouche ! » un deuxième espace des espaces vides
vide mieux connu
Les doigts sont-ils
jeux de leurre ?
15. No ! Pussy Cat ! Jeu avec le langage La décision est prise
16. Mummy knikers Le leurre et Mère signalée
got ?/ maman à des le symptôme en jupe pour la
culottes ? phobique tombent, 1ère fois : knickers/
résolution trousers

Quelques remarques sur certains croisements des brins de la


tresse dont l’articulation paraît décisive, provoquant un nouage
des trois brins et donc une avancée dans le récit.
La mise en place syntaxique est celle d’une grammaire généra-
tive des lois du langage, d’une création dans la langue anglaise.
La logique de la syntaxe surgit à la suite d’une sorte de
bredouillis de mots divers dans un moment d’excitation quand
les enfants croisent un chien inconnu : des consonnes comme
entraînées les unes par les autres : D/G(dur)/B/B/B(labiales-
plosives)/M/M//B avec une voyelle prépondérante i et I/aï/(=je)
devient tout à trac une phrase bien formée à cinq éléments ; en
même temps elle regarde son doigt intact : « Tout va bien tout
va bien » (all better). Comme en chimie, la précipitation fait
révélation. Comme dans une chaîne signifiante élémentaire 17,
une suite aléatoire va donner la première phrase bien formée

17. M. Darmon, Essais sur la topologie lacanienne. Une chaîne signifiante


élémentaire, Paris, Éd. de l’ALI, 2004, p. 121.

108
Le symbolique prend son temps

« qui l’asservit désormais aux conditions du symbole 18» ;


remarquons au passage l’exclusion de Mummy qui tombe dans
les dessous (Bobby et ballie sont redistribués). Elle tente une
attaque violente en passant par la langue. Mais que vient faire
là ce constat digital ? La construction d’un schéma corporel est
encore en attente…

LES SURPRISES
Elles sont en résonance : après la vision du petit garçon (au
petit doigt supplémentaire…) un espace inconnu de son corps
est révélé dans son bain par la disparition du morceau de savon ;
elle va tester – nous voyons venir le leurre – l’importance de
sa découverte le lendemain par une mise en scène adressée à
son environnement : si le vagin peut avaler du savon, que peut
faire la bouche, dans laquelle elle n’a rien mis mais qui se charge
de faire parler les bijoux indiscrets 19… À la double face de la
première surprise se greffe le vide intérieur imaginaire aussi
bien que réel. Ce qui n’existait pas encore devient un message
de vérité. Le moment de conclure est proche.
Car comment se fait un corps de fille : maladie ou opéra-
tion ? Greffe ou amputation ? Le corps « usine à fabriquer du
signifiant 20 » obéit au symbolique. Quel rôle jouent les vête-
ments ? Jusqu’à cette découverte visuelle, l’enfant ne manquait
de rien et le voilà tout à coup amputé, désirant. Comment
articuler ce que je n’ai pas et que je n’imaginais pas avoir puisque
jusque-là la question ne se posait pas : maman portait des panta-
lons et faisait de la moto pour son travail. Puisque Annelise

18. J. Lacan, « Le séminaire sur “La lettre volée” », dans Écrits, Paris,
Le Seuil, 1966, p. 46.
19. D. Diderot, Les bijoux indiscrets, Paris, Gallimard, 1982. Il peut
être intéressant de se rappeler que la musculature striée commune à
l’appareil uro-génital et au complexe buco-phonatoire apparaît au même
moment, à la sixième semaine de gestation.
20. J. Bergès, Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse, Toulouse,
érès, 2016.

109
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Schnurmann dit que les filles ont « les mêmes choses », cet état
de chose est-il défectueux ? Est-ce que les knickers (culotte) font
partie des choses ? « Nul élément signifiant (objet, relation, acte)
n’est univoque mais marqué de quelque chose de dialectique 21. »
Les (trousers) sont en filigrane.
Le mythe en construction est éprouvé corporellement dans
la joyeuse utilisation des outils : jouissance d’être prise dans ce
mouvement, et peut-être qu’en compagnie des garçons porteurs
de ce qu’elle n’a pas on peut fabriquer cette chose manquante
et tellement active.
Ce petit doigt qui résiste à tout est un leurre nécessaire :
fait-elle la naïve avec ses doigts ? Est-ce un mot d’esprit ? Feint-
elle de feindre ? Elle change sa prosodie dans les moments de
câlinerie (après ceux d’agressivité) avec son éducatrice, témoin
privilégié d’un leurre qui commence à se défaire. Avec le mouve-
ment s’amorce une possibilité de substitution, d’évolution : en
poursuivant le rapport avec le mythe, on entend ici le pouvoir
de l’homme de fabriquer des outils, la découverte de leur usage,
substitution des doigts, prolongement des outils.
Deux signifiants se superposent depuis le début, l’un dans
la langue, l’autre dans le corps :
– mordre : to bite /baït/ bit /i/ bitten : /i/
– battre/taper : to beat beat beaten /i/
Ils sont donc dans une grande proximité pas seulement
consonantique : elle bat (activité), elle peut être mordue (passi-
vité). On peut supposer que l’activité (la masturbation) entraîne
peut-être une remarque, une punition (la castration).
On pourrait penser ces deux verbes comme encore pris dans
sa lalangue, ambocepteurs d’un même signifiant appartenant
à deux systèmes différents : l’un est un fantasme appartenant à
l’imaginaire, mordre avec son corollaire de dévoration ; l’autre,
battre, appartenant à la réalité, au corps, avec l’intersection
sonore qui sonne et mesure un temps qui ne passe pas tant que
le mythe est incomplet, que la phobie est active.

21. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet,


op. cit.

110
Le symbolique prend son temps

Alors les vêtements sont-ils des objets transitionnels ? On se


rappelle que cette petite fille suce beaucoup ses ourlets de
robe, le bord du drap. Cette transition d’objet s’étend à son
lit contenant de son corps sur lequel elle pleure désespéré-
ment pendant quelques jours, suçant vigoureusement son
drap et tenant la main de Annelise Schnurmann. L’article 22
de notre dictionnaire nous éclaire : « Le nouveau-né utilise sa
bouche en y mettant les doigts, puis il y a attachement à un
objet : quelle est la nature de cette possession ? Sa capacité à le
reconnaître comme non moi, à le placer dehors, dedans, à la
limite du dehors et du dedans. Winnicott met en rapport objet
transitionnel et symbolique justement dans l’utilisation de cet
objet, utilisation de l’illusion, du leurre : manque de l’objet
au sens du ressort même de la relation du sujet au monde,
sujet mythique primitif que nous ne saisissons jamais mais
qui nous marque à jamais ; transition de l’objet qui supplée
le sujet dans sa confrontation signifiante, qui représente la
transition. » D’où ma question : peut-on dire qu’une femme
considère ses vêtements comme des objets pas tout à fait en
dehors d’elle ? Objet transitionnel ou contenant ? La phobie
est une plaque tournante.
Le jeu du signifiant dans un jeu du soir avec Annelise Schnur-
mann : elle fait ce que décrit le linguiste Jakobson. Elle s’autorise
une inversion signifiante du chien en chat, elle prend sa liberté
de parole, plus n’est besoin de se leurrer, mais on peut s’amuser
à leurrer l’autre. En jouant avec des poupées, elle présente un
chien à Annelise Schnurmann qui dit « un toutou » et Sandy
répond : « No pussy cat ! »
La résolution est proche. Le jour du retour de sa mère libre
de ses mouvements, Sandy, en s’habillant, s’attribue ses knickers
(terme toujours au pluriel), elle dit : « My knickers »/ma culotte
et va ensuite vérifier chez sa mère (signalée en jupe pour une
fois) et sous cette jupe interroger la présence des knickers de

22. A. Petraud-Perin, « Objet transitionnel » dans R. Chemama,


B. Vandermersch (sous la direction de), Dictionnaire de la psychanalyse,
Paris, Larousse, 2018.

111
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

maman en demandant « Mummy knickers got ? » (culotte de


maman ? Ou maman a une culotte ?). Celle-ci fait la bonne
réponse sans tergiverser : « Bien sûr maman a (une) culotte. »
De pantalons à culotte 23 (de trousers à knickers), cette pièce de
vêtement de petite fille se retrouve sur la maman qui a quitté
les trousers. Le mystère est éclairci. Mère et fille sont de la même
catégorie. À aucun moment le sexe féminin ne porte un nom,
et le monde maternel était organisé sur une certaine dialectique
du leurre qu’il fallait éclaircir à tout prix. « La question de ce qui
fait emblème, laissée en suspens, fait coupure, et la simplicité
de la réponse fait point de rencontre : une métonymie dont
l’excès anaphorique se vide dans une expression figée méta-
phorique met le point final à la confusion des systèmes 24. »

CONCLUSION
Celle qui portait la culotte (trousers) mais en même temps
en manquait (knickers) en quelque sorte, c’était la donneuse
d’amour, et peut-être d’un amour qui laissait à désirer dans sa
manière de jouer avec la présence/absence, trousers/knickers.
Cette petite fille a forgé de toutes pièces son entrée dans
le sexe qu’elle ne savait pas qu’elle avait, en construisant/
créant une/son histoire avec les moyens du bord. En effet,
pour une fille, qu’y aurait-il à montrer qui donnerait un air
de puissance ? Et ce qu’elle montre, c’est sa puissante intel-
ligence qu’elle interroge à partir d’une mère habillée comme
un homme et qui réapparaît blessée. Au fait de sa propre

23. Traduction pour knickers et trousers (dictionnaire Harrap’s) ; knickers :


courts vêtements de dessous non ajusté, pour femmes, en opposition
à des caleçons d’homme avec une boucle ou des boutons à la taille et
aux genoux ; trousers : vêtement d’homme couvrant le bas du corps et
les deux jambes.
24. C. Ferron (journée de l’Association freudienne sur La phobie, 1989),
« “Dernière démarque”. Étude clinique sur la phobie », dans La phobie.
Le discours psychanalytique, Paris, Association lacanienne internationale,
2014.

112
Le symbolique prend son temps

anatomie et de la différence fille/garçon de ses yeux vue, il


s’ensuit un récit de fiction dans lequel la castration est centrale
dans le contexte précédemment cité où le thème de la mort
est prévalent. Unités, relations, lois, transformations, nous
retrouvons les termes de C. Lévi-Strauss. Que cherchait-elle ?
À faire exister ce qui n’était pas encore, une identification,
puisque « les filles ont les mêmes choses », le moyen de sauver
sa mère et par corollaire son amour pour sa mère 25. (Comment
l’aimer puisqu’elle ne m’a pas donné ce faire-pipi ?) Comment
montrer/penser l’absence, le vide, le manque, et enfin donner
une explication cohérente à l’existence d’un vide de structure
de l’état d’être ? Avec la sortie du leurre par la permutation
signifiante, ce trajet n’est-il pas celui d’une femme à l’aube
de son savoir sur le pouvoir qu’elle détient, celui de la perpé-
tuation de l’espèce, et qu’aussi bien la science que les lois
– éminemment masculines encore aujourd’hui – tentent de
contrôler ?

25. M.-C. Hamon, Pourquoi les femmes aiment-elles les hommes ? Et non
pas plutôt leur mère ?, Paris, Le Seuil, 2007, p. 347 ; et Féminité masca-
rade, Paris, Le Seuil, 1989.

113
Corinne Tyszler 1

Quand les adolescents


inventent des appuis symboligènes

Comment l’enfant et l’adolescent peuvent-ils aujourd’hui


trouver appui dans le pacte de parole, lorsqu’ils font l’expérience
très tôt que, dans le langage des adultes, les questions cruciales
les concernant sont sans cesse remises à demain ? Que ce soit
l’urgence climatique qu’ils découvrent ou la tonalité ségréga-
tive systématique et sans pudeur de l’autre qui envahissent le
social, ils font face à un discours inconséquent mais pas sans
conséquence.
Quelle position, en tant qu’analystes, adopter face au
malaise, face aux symptômes des jeunes ? Avant de tenter d’y
répondre, sachons reconnaître que nous peinons nous-mêmes
à discerner ce Réel, et que faute d’outils renouvelés, nous
ne savons pas ou plus repérer que les adolescents inventent
parfois d’autres appuis symboligènes que nous devons pouvoir
accueillir.

Corinne Tyszler, psychiatre, psychanalyste, École de psychanalyse de l’enfant


et de l’adolescent (EPEP), Association lacanienne internationale (ALI).

115
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

D’UNE CERTAINE PERTE DE VISION MENTALE

Séglas a pu parler de perte de vision mentale dans le fameux


syndrome de Cotard ; mais savons-nous nous-mêmes encore
regarder ? Savons-nous lire, et comment ?
Un petit détour par Le bouclier d’Achille d’Homère peut
nous être utile. C’est dans le chant XVIII, que Thétis demande
à Héphaïstos de fabriquer un bouclier pour son fils accablé
par la mort de son ami Patrocle. Les quelque cent trente vers
décrivent l’artisan qu’est le dieu forgeron en train de façonner,
d’assembler, de fabriquer. À travers le bouclier, il fabrique la
terre, le soleil, la mer, la lune et les astres ; il y ajoute deux cités.
Héphaïstos organise également ce qu’il forge. Les différents
commentateurs de ce célèbre épisode insistent sur l’objet d’arti-
sanat en train de se créer, qu’il ne s’agit en aucun cas de rabattre
sur l’image représentée. Puis s’y adjoint la poésie d’Homère qui
permet au lecteur de sentir les couleurs, les textures, donnant à
voir et à entendre la mise en scène que fait vivre l’artisan. Voici
un des passages de ce très beau texte : « Héphaïstos trace sur
ce bouclier une plaine vaste et fertile travaillée trois fois. On
aperçoit de nombreux laboureurs qui vont et viennent sans
cesse en retournant l’attelage de leurs bœufs ; lorsqu’ils sont
arrivés à l’extrémité du champ, un homme leur remet une coupe
pleine d’un vin aussi doux que le miel : puis ils retournent à
leurs sillons, et ils sont impatients d’arriver au bout de la vaste
plaine. Quoique la matière soit en or, on voit la terre se noircir
derrière les laboureurs, comme un champ nouvellement cultivé,
tant ce travail est admirablement fait. »
Lorsque nous parlons de la clinique avec les adolescents, ou
bien même lorsque nous affirmons que les repères symboliques
sont défaillants, comment décrivons-nous, avec quels mots ?
Prenons-nous la peine, tel Héphaïstos, de forger nos descrip-
tions dans l’airain de la poésie ? Très souvent la clinique se
décline en termes de « défaut », de « défaillance » ; les adolescents
eux-mêmes sont représentés à l’aune de leurs comportements
dérangeants… Essayons de les regarder comme des artisans qui
« vont et viennent sans cesse » sur le métier de leurs questions et

116
Quand les adolescents inventent des appuis symboligènes

de leurs impasses. C’est vrai, ils peinent à creuser le sillon de leur


désir, et la « vaste plaine » de l’âge adulte, promesse de fertilités
à venir, leur paraît inaccessible tant elle est déclarée comme telle
par leurs aînés.
Mais y a-t-il quelqu’un pour leur remettre une « coupe pleine
d’un vin aussi doux que le miel » ? Autrement dit, trouvent-ils
encore un lieu d’adresse ? Les adultes, permettent-ils une « mise
en mouvement du corps et de l’âme, ajoute Homère, pour
cheminer ? »
Rappelons que le chant liminaire de l’Odyssée s’appelle
le proème : pro-oimê : il signifie avant le chant ; oimê signifie
également le chemin, et encore l’élan. C’est une belle façon de
parler du transfert : pour que les adolescents puissent traverser
cette odyssée qui est la leur, il y a l’élan donné par une adresse
possible, à condition que nous, adultes, quel que soit notre
champ, puissions incarner cette présence nécessaire.

QU’APPELONS-NOUS SYMBOLIGÈNE ?
ET COMMENT CELA SE TRADUIT-IL AUJOURD’HUI ?
Est symboligène ce qui amène l’enfant sur la voie de l’huma-
nisation, disait Dolto, et elle mettait la castration symbolique
comme opérateur au premier plan. Avec Lacan, nous le savons,
c’est ce qu’il a déplié du côté de la fonction paternelle en même
temps que l’introduction au langage, le don du nom, le nouage
de la jouissance archaïque et de la Loi. Attardons-nous à ce qui
apparaît aujourd’hui non pas tant du côté du déclin du Nom
du Père, que du côté d’une mutation de la fonction associée à
ce que Lacan avait appelé lui-même, dans les complexes fami-
liaux, le déclin de l’imago paternelle. Comme toute mutation,
elle charrie avec elle de nouvelles modalités symboligènes, que
nous peinons peut-être à reconnaître et dont on ne connaît pas
toujours, pas encore l’aboutissement.
Il est vrai qu’aujourd’hui se sont multipliés les agents de la
fonction dite paternelle, qui participent à leur manière à mener
un enfant sur la voie de cette humanisation, à faire advenir le
symbolique. Évoquons par exemple les familles recomposées ;

117
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

les figures paternelles étant plus nombreuses, elles permettent


dans le meilleur des cas des trouvailles identificatoires pour l’en-
fant. Patrick de Neuter proposait de les désigner par le concept
de « tiers symboligènes », puisque ces derniers amènent tout
aussi bien l’infans à « l’univers de la parole et du langage, à celui
des lois fondamentales et du désir, et à ceux de la culture et de
la civilisation 1 ».

DU NOM DU PÈRE AUX NOMS DU PÈRE


Lacan nous a donné une possibilité de nous confronter à
d’autres écritures que celles parfois univoques de l’œdipe : c’est
le passage du Nom du Père aux Noms du Père dans la toute
fin de son enseignement. Comme toujours, avant de proposer
cette formule, Lacan a cheminé longuement : du côté de la
Bible et des différents noms de Dieu, mais aussi chez Joyce avec
la question du synthome, et enfin il a été hautement intéressé
par l’écriture poétique de Dante. De ces nombreux détours, il
écrira que le nouage de ces trois petites lettres R, S et I 2 sont
les Noms du Père.
Chez les adolescents, nous devons les « créditer », comme
Bergès le disait souvent, d’une capacité d’inventivité qui, dans
le meilleur des cas, fabrique des tenant-lieu des Noms du Père.
Essayons d’en extraire quelques exemples issus de la clinique
avec eux.

Les récits

Avant cela, rappelons comment les premiers contacts avec


les adolescents se font plutôt sur le mode de l’interpellation.
Il est intéressant, à cet égard, de rappeler l’étymologie de ce
mot interpellation : « sommation de se ranger, de répondre aux
contraintes par l’ordre qui nomme, classe les sujets » ; mais

1. P. de Neuter, « Les fonctions paternelles aujourd’hui », Cliniques


méditerranéennes, n° 83, 2011.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII (1974-1975), RSI [en ligne].

118
Quand les adolescents inventent des appuis symboligènes

aussi, toujours du côté de l’étymologie latine du verbe inter-


pellare, en tant que « interruption, coupure de la parole ». Ce
détour est intéressant, puisque, au-delà du sens imaginaire qui
est tout de suite suscité, nous pouvons entendre que cette inter-
pellation contraint l’analyste à partager nécessairement avec
l’adolescent un « nous » qui n’est pas celui de la complicité,
mais celui de l’humanité. Enfin, dans le deuxième versant du
côté de la « coupure de la parole », nous pourrions discerner que
cette modalité de transfert entraîne un déplacement subjectif
considérable chez l’analyste qui doit sinon répondre du moins
en répondre. Face à ce qui surgit là d’un versant symbolique
de cette apostrophe, nous avons à l’entendre du côté d’un « au
nom de quoi » nous nous intéressons à lui ? Au nom de quoi
nous ne serions pas comme les autres adultes à faire comme
si ? Ce « au nom de quoi » rappelle la technique de Lacan lors
des présentations de malades ; avec cette même formule, il a
pu faire résonner la corde symbolique chez des patients dont
les propos étaient englués dans l’imaginaire… Mais ici, c’est le
patient qui soumet l’analyste à cette exhortation.
Comment alors, dans notre discipline, écrire un « nous »
où s’élabore une narrativité ? Force est de constater qu’il n’y a
pas beaucoup de grands textes en partage avec les adolescents :
la Bible, la mythologie sont boudées par grand nombre d’entre
eux. Pourtant, le mythe touche à l’universel, et comme l’écrit
si bien Barbara Cassin 3, il fait hospitalité. Pouvons-nous faire
hospitalité, au sens « d’accueillir l’hôte en tant qu’il nous est
étranger », lorsque les adolescents s’accoudent sur des récits
que nous ne connaissons pas, voire que nous méconnaissons ?
Ainsi, cet imaginaire narratif en partage peut être le lieu
des récits qui autorisent l’utopie, ou qui sont en eux-mêmes
une promesse d’utopie. Cela suppose d’accepter de se déplacer
dans un univers littéraire qui, assurément, n’est pas celui dans
lequel nous avons été baignés. De même, les romans dits dys-
topiques, au sens de la mise en scène et de la dénonciation d’un

3. B. Cassin, La nostalgie. Quand donc est-on chez soi ?, Paris, Autre-


ment, 2018.

119
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

univers contre-utopique, trouvent beaucoup de succès chez nos


jeunes. Une chose est sûre : ces romans qui brossent un futur
sombre rencontrent un grand engouement auprès des adoles-
cents. « Plutôt que de s’en effrayer, mieux vaut se demander
pourquoi », avance Laurent Bazin, spécialiste des fictions de
l’imaginaire pour adolescents. « La dystopie est le moment
où les choses commencent à dysfonctionner, où un person-
nage change de regard sur le monde qui lui a été transmis. La
dystopie répond ainsi à cette remise en question des certitudes
qu’il a portées jusque-là 4. » D’aucuns y voient le passage d’une
« culture des pères à une culture des pairs », ou autrement dit
le passage d’une transmission culturelle verticale à une autre
plus horizontale. Sachons encore une fois accueillir « l’hôte
étranger », et ne nous posons pas en garants ou en gardiens
d’un patrimoine littéraire qui doit rester vivant.
Récemment, un adolescent faisant partie de cette catégorie
trop souvent dénommée « phobie scolaire », et qui malheu-
reusement reste toujours depuis deux ans sur le seuil de l’école
certes, mais aussi sur celui de sa vie, de son désir et de sa sexua-
lité, a convoqué de façon inattendue le personnage d’Hannibal
avec en particulier sa fameuse traversée des Alpes.
Ce n’est pas tant l’identification au héros sanguinaire que
le signifiant « traversée » qui venait ici faire appui. Ce dernier
était décliné du côté de l’effort et de la détermination qui
étaient le propre d’Hannibal et qui, singulièrement, sont en
panne sèche pour cet adolescent. Ce qui a été symboligène
pour lui, c’est peut-être une filiation, plus qu’une identifica-
tion, permettant une inscription dans un temps, celui de l’His-
toire comme l’écrit Laurent Gaudé 5. À la suite je rajouterai
que l’appui symboligène est pétri justement par les défaites
que nous ne cesserons pas de rencontrer les uns et les autres,
les patients comme les praticiens.

4. L. Bazin, La dystopie, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-


Pascal, 2019.
5. L. Gaudé, Écoutez nos défaites, Arles, Actes Sud, 2016.

120
Quand les adolescents inventent des appuis symboligènes

Les signifiants nouveaux

Abordons à présent un chapitre difficile, controversé. Le


signifiant représente un sujet auprès d’un autre signifiant. Et
si ce dernier était le genre ?
Il semblerait, comme à l’époque des « états limites », que
nous avons à accepter ce signifiant nouveau qui ouvre effective-
ment un champ vaste de questions, et voir comment l’articuler à
d’autres signifiants. Les adolescents comme les adolescentes ont
emprunté ce signifiant pour poser la question de leur devenir
d’adultes sur le terrain de la sexualité. Si Freud a insisté sur ce
qu’il avait appelé le « devenir femme », Lacan a pour sa part
souligné que le rapport de chacun à son être sexué était skew,
c’est-à-dire de travers… C’est ce que les jeunes remettent sur
le métier à tisser, avec beaucoup d’acuité, en inventant même
des néosignifiants tels que pansexuel, bi, ou ceux plus étranges
comme : lithromantique, gray sexuel, etc., déroutant le monde
des adultes aussi bien que celui des psychanalystes. La question
qui se pose est de savoir si ces nominations sont purement imagi-
naires, car disjointes des signifiants Homme, Femme. Notons
au passage que les adeptes des études de genre ne remettent pas
en question la différence homme-femme. Rappelons aussi que
Lacan fonde la question de la différence des sexes au niveau
de la symbolisation, soit du langage. Accueillir ces nouvelles
appellations, c’est les faire advenir dans le langage, et pas seule-
ment celui des jeunes. Nous pourrions les considérer comme un
pont vers le symbolique, à condition que notre écoute puisse
faire arc-boutant. Ce qui est symboligène, c’est d’accompagner
ces sujets, qui restent pour la plupart divisés, à articuler désir
et amour, acceptant alors à notre tour de déconstruire notre
logique de l’affaire et de faire le deuil de son universalité. Ce qui
serait symboligène, c’est de s’interroger avec eux sur la différence
du côté de l’expérience de désir et de jouissance. Que l’on soit
hétérosexuel ou homosexuel.
Enfin, ce qui pourrait être symboligène c’est, comme l’écrit
Clothilde Leguil, de « penser le monde à partir des rencontres
contingentes, qui parfois viennent dessiner les contours d’un

121
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

nouveau monde pour un sujet, sans pour autant faire disparaître


ce qui sépare inéluctablement un sexe de l’autre 6 ». Pour cela,
si chaque analysant a à déconstruire par ses mots certains signi-
fiants qui l’ont constitué, nous-mêmes avons, en tant qu’adultes,
en tant qu’analystes, à faire le même travail concernant les outils
qui ont été les nôtres.
Dans la pratique avec les adolescentes et les adolescents,
nous sommes souvent surpris lorsqu’ils ou elles amènent ces
questions. Pour certains, il s’agit d’une affirmation qui, il est
vrai, peut se pétrifier un temps. Pour d’autres, c’est une vacil-
lation subjective qu’ils acceptent de mettre au travail. En effet,
le fait que les références changent n’implique pas que le symbo-
lique n’est pas là. Ces nouvelles nominations vont, nous semble-
t-il, réordonner la chaîne signifiante autrement, à condition
toujours qu’elle puisse être dépliée.

Les réécritures par la danse ou la musique :


un nouveau nouage ?

– Le rap. Il y a déjà quelques années, lors de journées sur les


banlieues, nous avions fait l’hypothèse que le souffle prosodique
du rap proposait un nouvel opérateur porteur de nouveaux
mouvements de pensée et de création. L’accent avait été aussi
porté sur une façon nouvelle qu’avaient ces jeunes rappeurs
de forger un abri symbolique, là où la langue du pays d’ac-
cueil, bien souvent, ne donne pas asile aux jeunes issus de
l’émigration. Puis, lors d’une journée de l’École pratique des
hautes études en psychopathologies, sur « Lacan rappeur »,
nous avions souligné une façon nouvelle de lire le Réel, afin,
comme a pu l’écrire Ariane Mouchkine, de « s’efforcer à borner
le chaos, d’en tracer les contours ou les ressorts complexes et
multiples ». Le rap comme écriture, pas tant par les mots que
par une qualité prosodique, et une corporalité des scansions.
Cela peut – pas toujours bien sûr et il faut se garder de toute

6. C. Leguil, L’être et le genre. Homme/femme après Lacan, Paris, Puf,


2015.

122
Quand les adolescents inventent des appuis symboligènes

angélisation – devenir écriture collective, devenir tout aussi


bien discours. Une écriture qui donnera la force de sortir
de l’isolement, car cernant le gouffre, chacun pourra alors y
apporter sa propre pierre.
Meschonnic écrivait : « Je définis le rythme dans le langage
comme l’organisation des marques par lesquelles les signifiants
linguistiques et extralinguistiques produisent une sémantique
spécifique, distincte du sens lexical, et que j’appelle signifiance :
c’est-à-dire les valeurs, propres à un discours à un seul 7. »
Nous pourrions ainsi dire, avec Meschonnic, que le flow du
rappeur donne au grain de la voix et à ses silences heurtés une
dimension signifiante, et fait en ce sens discours.
– La danse. L’idée nous en est venue après avoir assisté à la
représentation des Indes Galantes, opéra de Rameau mis en
scène par un jeune plasticien et vidéaste, Clément Cogitore. En
convoquant sur la scène classique et parfois puritaine de l’opéra
parisien, la danse, celle du hip-hop et celle aussi du Krump, cet
étonnant metteur en scène a réussi une réécriture totalement
renouvelée d’une atmosphère qui était restée résolument dans
une tonalité colonialiste.
Ce sont les mouvements saccadés des danseurs qui réécrivent
l’opéra dans la réorganisation d’un espace métissé, réinventant
une société qui ne rimerait plus avec racisme et ségrégation.
Ce nouage entre musique, chant et mouvement, entre
œuvre d’Ancien Régime et révolte issue des marges urbaines,
ethniques et sociales de la Californie d’aujourd’hui, ouvre une
temporalité inédite où cohabitent des mondes prétendus incon-
ciliables. Le fameux chœur des Sauvages en est la réalisation la
plus éclatante.

7. H. Meschonnic, Critique du rythme. Anthropologie historique du


langage, Paris, Verdier, 2009.

123
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

EN CONCLUSION
On entend souvent çà et là que les adolescentes et les adoles-
cents sont alarmants. C’est vrai, mais cela ne doit nous faire
oublier qu’ils ont aussi la fonction de nous alarmer au sens de
nous alerter. Olivier Douville écrivait que les jeunes « donnent
un tremblement plastique à la culture 8 », jolie formule pour
indiquer que l’adolescence est aussi ce moment de résistance aux
contraintes d’un monde où règnent les impératifs de jouissance
et d’économie marchande.
L’adolescence est un temps de relance subjective qui pousse
les jeunes à renouveler les rapports au discours social comme
au semblant. Nous proposons alors de dire que cela fait égale-
ment « adolescence » pour nous, analystes, ou pour les adultes,
quel que soit le champ auquel ils appartiennent. Adolescence
au sens de relancer la métaphore paternelle, de renouer Réel,
Symbolique et Imaginaire, à condition d’en déterminer, d’en
repérer les nouvelles modalités.
Le travail psychanalytique sera lui-même nouage des deux
logiques sociales et individuelles, dans le même temps que la
distinction de la première et du rapport inconscient de chaque
sujet à l’Autre sera mise en tension.
C’est peut-être à ce prix que le pacte de parole sera lui
aussi renouvelé, et les appuis inventés par les adolescents feront
tenant-lieu de Nom du Père.

8. O. Douville, « La modernité adolescente », Figures de la psychanalyse,


n° 25, 2013, p. 45-61.

124
Joseph Giogà

D’un régime absolu

Dans son séminaire La relation d’objet, c’est avec deux ques-


tions que Lacan détermine « ce qui fait l’introduction de la
dimension du symbolique : qu’est-ce que veut dire avoir un
sexe ? Qu’est-ce que veut dire même me poser la question ?
« À savoir que l’homme n’est pas simplement mâle ou
femelle mais qu’il faut qu’il se situe par rapport à quelque chose
de symbolisé qui s’appelle mâle et femelle 1. »
Or, nous savons que notre modernité n’apporte plus de
réponse collective normativante à ces questions. Elle privilégie
une approche qui se voudrait ouverte au choix et aux inventions
singulières, à des choix qui ne doivent pas nécessairement être
définitifs.
Cette nouvelle approche s’appuie sur les progrès de la science
qui se sont substitués à la structure de fiction du symbolique,
dont les rites de passages des sociétés traditionnelles sont une
illustration et qui permettaient à chacun de s’inscrire dans une
tradition et de tenter de nouer son existence à ces signifiants :
homme et femme.
La clinique avec les adolescents nous montre de façon
évidente que ces questions sont les plus brûlantes et qu’elles sont

Joseph Giogà, psychanalyste.


1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet,
Paris, Le Seuil, 1994, leçon du 26 juin 1957.

125
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

à la fois une impasse et une possibilité d’accès à la dimension


du symbolique. Elles sont brulantes parce qu’elles se présentent
désormais sous la forme d’un réel cruel qui leur ordonne de se
saisir eux-mêmes dans une vérité objectivée. De se saisir d’une
identité déliée de la dimension symbolique, c’est-à-dire d’une
identité qui se doit d’être objective, complète et positive.
C’est pourquoi, au début des années 1980, nous commen-
cions à entendre parler de syndrome de Peter Pan, mettant
en avant une impossibilité ou un refus de s’inscrire dans le
monde des adultes. Puis un certain nombre de nouvelles iden-
tités sexuelles sont apparues, faisant entendre cette difficulté à
faire avec ces questions relatives à la sexuation : non binaire,
omnisexuel, pansexuel, ou encore asexuel, et plus récemment,
c’est le terme de fluide qui est sur le devant de la scène.
Mais c’est aussi en évitant totalement la référence au sexuel,
en s’appuyant sur le vocabulaire psychiatrique, que certains
ados vont faire valoir une identité psychopathologique : dys
ou schizophrénique, bipolaire, HPI (haut potentiel intellectuel),
TDAH (trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperacti-
vité), Asperger et j’en passe…
Ces nouvelles identités imaginaires sont largement partagées
et validées par le monde de la santé et celui de l’Éducation natio-
nale. Il est d’ailleurs tout à fait fréquent qu’un adolescent ne
rencontre aucune objection lorsqu’il revendique une nouvelle
identité sexuelle, ou encore que, face à ses symptômes, il lui
soit proposé une identité censée répondre objectivement à sa
souffrance. Une identité qui va fonctionner comme un droit,
livré avec un mode d’emploi que les professeurs et les soignants
doivent impérativement lire et appliquer, au risque de soulever
la colère des usagers : une identité bouchon.
Dernièrement, à l’hôpital de jour où je travaille, une jeune
femme qui s’appuie sur une identité imaginaire de schizophrène
s’est plainte auprès de l’équipe parce qu’on l’avait frustrée, alors
que son manuel de psychiatrie stipule que sa maladie ne tolère
pas la frustration. Ainsi, tenter de les soigner devient difficile
puisque toute intervention est susceptible de porter atteinte à
leur intégrité imaginaire.

126
D’un régime absolu

Pourtant, il ne s’agit pas de s’arrêter à ces tentatives d’être


au monde, mais il me semble qu’il faut les entendre d’abord
comme des inventions face à cette déliaison du symbolique,
et puis comme une demande de différer, de tamponner mais
surtout de dialectiser avec un adulte fiable, avec un passeur dans
le transfert, ces questions auxquelles ils ne trouvent plus de
réponse dans une normativation collective, mais qu’ils doivent
trouver en eux dans une liberté qui, bien plus qu’une liberté,
est d’abord une solitude.
Nous recevons des jeunes qui se trouvent empêchés de
participer à la vie sociale, retranchés, dépressifs ; ils souffrent
de ce que je nommerais un régime absolu, formule qui m’est
apparue très juste, d’autant plus parce qu’elle m’a été donnée
par une jeune femme anorexique. Elle me parlait de son goût
pour l’histoire, et dans ce contexte, de son appétence pour les
régimes absolus.
Elle me dit : « Mon corps parle presque plus que moi. »
C’est parce que son apparence la représentait comme une fille
superficielle et pas très intelligente, parce que l’image de son
corps mis au premier plan vient obstruer la vérité sur elle, qu’elle
va tenter, me dit-elle, de ne pas donner matière à déduire quoi
que ce soit à partir de l’image de ce corps.
Ce régime absolu concerne donc le rapport que ces jeunes
entretiennent avec l’image de leur corps qui ne les représente
pas comme il faudrait. Marqués justement par la perte réelle de
l’image infantile, ils sont aussi envahis par des bouts de corps
et par des objets pulsionnels susceptibles de sortir de tous les
orifices sous le regard des autres. Ces jeunes font état de la
crainte de vomir ou de celle de la gastro-entérite, ils souffrent
souvent d’hypocondrie. Ils nous disent que toute leur énergie
est centrée sur le contrôle de leur corps, les contraignant à une
hypersensibilité aux signaux les plus anodins de leurs organes,
avec évidemment la honte qui accompagnerait ce surgissement
s’il avait lieu sous le regard des autres.
Cela n’est pas sans évoquer les objets primordiaux, les objets
primitifs que Lacan, dans son séminaire Les concepts fonda-
mentaux de la psychanalyse, définissait comme ceux « à partir

127
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

desquels se refait toute la déduction analytique et qui consti-


tuent une sorte de batterie dans laquelle se dessinent plusieurs
séries de substitutifs d’emblée promis à l’équivalence. Le lait, le
sein deviennent ultérieurement qui le sperme, qui le pénis ». Il
ajoute que ces objets sont d’ores et déjà « signifiantisés ».
On pourrait alors dire que ces jeunes luttent pour ne pas
donner matière à signifiantiser. Ou plutôt que l’accès à la signi-
fiantisation de ces objets leurs est rendu problématique.
Pour illustrer les tableaux cliniques que nous sommes
amenés à rencontrer, je prendrai le cas d’un jeune homme de
16 ans que j’ai appelé Pierre.
Il souffre parce qu’il se trouve laid dans le miroir, cela
provoque chez lui une très grande détresse qu’il ne parvient
pas à cacher à ses parents. Il s’agit de bien plus que d’une ques-
tion esthétique.
C’est le père qui appelle le centre médico-psychologique.
Lui et la mère sont très inquiets. Mais celui-ci me prie d’épar-
gner sa femme de nos entretiens car cela la ferait trop souf-
frir. Je reçois toutefois cette mère qui va très vite évoquer son
propre père qu’elle a perdu il y a quelques années et qui était
un brillant universitaire. Il ne fait pas de doute, même si cela
n’est jamais parlé, que pour elle, Pierre se doit d’incarner ce
grand-père puisque ce premier entretien fera aussi entendre
une baisse de ses résultats scolaires un peu moins excellents
que d’ordinaire. Cette toute relative chute de ses performances
scolaires crée dans la famille un fort climat de tension, au point
que je ne sais plus si les parents consultent le centre médico-
psychologique pour soigner l’état dépressif de leur fils ou pour
l’aider à améliorer ses résultats scolaires dont dépend la santé
mentale de sa mère.
Il me semble donc que nous avons à entendre la difficulté
devant le miroir de ce jeune à partir de la souffrance de sa mère,
qui est en lien avec la perte de ce père brillant. Et on peut aisé-
ment faire l’hypothèse que cette laideur perçue dans le miroir
représente l’écart entre l’image idéalisée de ce grand-père et la
façon dont il s’éprouve comme manquant par rapport à ce deuil
impossible de sa mère.

128
D’un régime absolu

C’est une expérience mortifère à laquelle il est confronté,


qui le rejette lui-même sur le plan d’une profonde insuffisance
contre laquelle il reste sans recours. Sans recours parce que je
suis confronté à un refus de poursuivre les entretiens familiaux ;
je suis convoqué à n’agir que dans le présent et le futur.
Pierre est conscient de cela car lui-même veut tenir ses
parents à l’écart de ses difficultés. Sans le recours à un récit, il
se retrouve incarcéré dans ce statut quo narcissique.
Car en même temps qu’il s’agirait de se défaire de cet objet
maternel mortifère, il y aurait à en déchoir sa mère. Cette perte
lui incombe à lui seul, sans le soutien d’un père réel qui va
jusqu’à se montrer menaçant lorsque je propose de mener plus
avant les entretiens familiaux. Cette séparation d’avec cet objet
maternel équivaut pour lui à se jeter dans le vide.
Ce tableau clinique qui met un adolescent en position
de devoir partager avec sa mère une complétude mortifère
sans l’intervention d’un père réel est très fréquent. À ce titre,
le travail de Michèle Gastambide et Jean-Pierre Lebrun sur
l’Orestie 2 nous en offre un précieux enseignement.
Ce statut quo narcissique, si caricatural dans le cas de Pierre,
se retrouve chez de nombreux jeunes que nous recevons dans
nos institutions.
C’est leur tentative de réduire l’écart dans le miroir entre eux
et cet objet maternel qui entraîne ce régime absolu. Certains
d’entre eux s’engagent dans des mises en actes dont la gravité
est souvent à la hauteur de ce régime. Ce sont les situations les
plus difficiles : dans celles-ci, me semble-t-il, ces mises en actes
traduisent une incarnation de cet objet maternel, une abolition
de cet écart.
Dans beaucoup d’autre cas, cet écart fait symptôme. Les
jeunes se plaignent d’être en permanence en surplomb, dans un
dédoublement d’eux-mêmes, tentant vainement de contrôler
chacun de leurs gestes, de leurs actions et de leurs paroles.

2. M. Gastambide, J.-P. Lebrun, Oreste, face cachée d’Œdipe ? Actualité


du matricide, Toulouse, érès, 2013.

129
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Ce dédoublement d’eux-mêmes non seulement est une


tentative de contrôle de leur image qui viserait à les montrer
comme des êtres dans une complétude indiscutable, mais il
est aussi ce qui les expose à leur profonde insuffisance et les
enferme dans une expérience mortifère, dans la mesure où il
n’y a pas d’autre alternative que cette complétude inatteignable.
Il s’accompagne d’ailleurs très souvent d’un risque suicidaire.
Ils nous arrivent souvent au moment où ils ont renoncé
à participer au lien social. La scolarité mais aussi les activités
extrascolaires sont abandonnées. L’enjeu, dans ce retranche-
ment, consiste à retrouver un semblant d’unité. En se sous-
trayant des autres, ils peuvent sortir de ce dédoublement
infernal. Puis assez rapidement, au cours de nos échanges, ils
nous font savoir qu’ils ont inventé une autre scène qui les met
en mouvement par l’intermédiaire de récits et de personnages
imaginaires qu’ils manœuvrent à distance.
Ce retranchement de la vie sociale accompagné de ces inven-
tions sont un progrès notable puisqu’ils vont leur permettre de
se représenter sans subir la charge de ce dédoublement. À condi-
tion, bien sûr, d’être accompagnés par un passeur dans un trans-
fert avec lequel ils pourront questionner leurs inventions. Ce
faisant, ils passent de la présentation à la représentation, du
vrai au semblant.
Ce peut être un personnage qu’ils mettent en scène dans
le cadre d’un jeu de rôle, mais aussi un « autre eux-mêmes »,
celui par exemple qu’ils seront après qu’ils auront obtenu leur
réassignation sexuelle. De façon très fréquente, c’est par le récit
de rêves éveillés ou nocturnes qu’ils nous racontent à chaque
séance, ou encore en nous parlant de ce qui a présidé au choix
de leurs tatouages : cette autre scène peut prendre une infinité
de formes.
Elle est une invention qui donne au transfert sa matérialité.
Il faut souvent une forte détermination de l’analyste pour que
cette scène fasse l’objet d’un discours. Puisque l’enjeu est là.
À titre d’exemple, nous avons dernièrement reçu à l’hôpital
de jour une jeune femme qui est déscolarisée depuis trois ans.
Et que j’ai nommée Rosa.

130
D’un régime absolu

Dans un premier temps, elle est arrivée à l’hôpital de jour


avec une perruque rose. Puis après quelques semaines d’absence,
elle revient, mais je ne la reconnais pas car elle à l’apparence
d’une jeune femme très policée avec de longs cheveux noirs
qu’elle a coiffés avec deux barrettes au-dessus du front. Lorsque
je l’interroge sur ce changement d’apparence, elle me répond
que le port de cette perruque est inspiré des E-girls : ce sont
des personnages issus des réseaux sociaux, des femmes qui, par
leur accoutrement, cherchent à provoquer le désir. Elle me dit :
« Cette fille avec la perruque rose, elle est ce que je ne peux pas
être et ce que je ne peux pas faire. »
Notons que ce n’est que parce qu’elle m’en parle que « cette
fille à la perruque rose » va pouvoir devenir le personnage
d’une autre scène. Sans cette parole adressée, cette autre scène
ne peut pas se déployer, elle ne peut pas acquérir une dimen-
sion de semblant vers un repérage symbolique. Elle est aussi
– et Rosa nous le fait bien entendre – un point d’ancrage dans
la négation (ce que je ne peux pas être et ce que je ne peux
pas faire) ; cet ancrage constitue un progrès sur le chemin
vers la symbolisation. Ce n’est plus d’être mais c’est de n’être
qu’il est question.
Cette invention d’une autre scène imaginaire mettant en jeu
cet objet maternel va permettre à l’analyste, dans le transfert,
de se placer entre les enjeux réels du régime absolu et ceux de
la scène imaginaire.
Pour l’illustrer, je voudrais revenir sur une expérience dont
m’ont parlé plusieurs adolescentes.
Il s’agit de jeunes filles déscolarisées que j’ai reçues dans le
cadre d’un centre médico-psychologique. Elles partagent un
goût commun pour des jeux de rôle auxquels elles participent
sur Internet.
Elles s’inscrivent sur les réseaux sociaux avec un pseu-
donyme, le plus souvent masculin. Ou encore, elles optent
pour un prénom neutre ; et il n’est pas rare qu’elles se fassent
passer pour des garçons sur les réseaux sociaux. C’est avec leur
nouvelle identité qu’elles participent à des jeux de rôle inspirés
de la culture populaire japonaise, qu’elles pratiquent avec leur

131
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

téléphone portable dans un lien avec une interlocutrice privi-


légiée et quelques autres.
Ces jeux de rôle consistent en la coécriture de scénarios avec
une seule contrainte : les protagonistes de ces histoires doivent
être des homosexuels masculins, inspirés d’une catégorie de
mangas qui porte le nom de yahohi.
Les parties sont divisées en deux séquences. La première
séquence est dite in real life, dans la vraie vie, et durant celle-ci,
les deux narratrices construisent un scénario sous la forme d’un
dialogue. Il semble que ces dialogues leur permettent de mettre
en circulation ces objets pulsionnels, d’accéder un tant soit peu
à leur signifiantisation. C’est d’ailleurs de cette tentative qu’il
s’agit déjà avec Rosa et son E-girl.
Puis la seconde séquence s’élabore à partir de personnages
masculins homosexuels, est ouverte aux autres participants en
ligne.
Ces scénarios mettent au premier plan la question de l’iden-
tité sexuelle, le choix d’objet sexuel et les relations sexuelles.
Il ne s’agit pas, pour ces adolescentes, de questionner l’homo-
sexualité ; c’est une tentative d’organiser un monde sans diffé-
rence sexuée, comme dans les théories sexuelles infantiles.
Ces personnages vont prendre beaucoup de place dans
leur vie et même se substituer à elles. Ils seront un moyen de
tenter de s’appréhender dans un semblant de complétude dans
le seul champ qu’elles consentent à investir, celui des réseaux
sociaux, et de mettre en scène une tentative de rencontre entre
deux complétudes. De mettre la complétude à l’épreuve d’une
rencontre. Elles passent d’un régime absolu à un régime plus
démocratique.
Durant nos entretiens, elles racontent leurs fictions et elles
témoignent, à travers ce jeu, d’une véritable expérimentation des
relations humaines. C’est une nouvelle étape de leur parcours
vers un nouage avec le symbolique.
Cette étape est marquée par l’influence de la duplicité, au
sens de la duperie et du dédoublement, mais aussi par l’in-
fluence de la disparité, puisque des places différenciées vont
se dessiner.

132
D’un régime absolu

Ces jeux de rôle mettent en scène des relations qui se


voudraient égalitaires. Ce sont des histoires d’amour où la ques-
tion du manque n’est repérée que dans sa dimension imaginaire
et réelle : l’autre doit être toujours là, il est censé répondre à
toutes les demandes, à toutes les attentes, dans une parfaite
symétrie que l’homosexualité est censée garantir. Il n’y a pas
de discontinuité qui tienne.
Ce sont les questions de l’absence, de la jalousie, de la perte,
du manque et de la différence qu’elles abordent. Ce questionne-
ment omniprésent dans leurs scénarios les amènent à constater
que, dans leur échanges, il y a toujours un dominé – en japonais,
Uke (du verbe ukeru qui veut dire recevoir) –, et un dominant
seme (du verbe semeru qui veut dire attaquer).
Ces expérimentations leur permettent de constater que,
durant ces séquences de jeu, du fait seulement de se parler,
un impossible se dégage, auquel il va falloir se confronter et à
partir duquel il va falloir tenter de légiférer. Nous retrouvons
là les coordonnées des positions féminines et masculines dans
la parole, coordonnées que ces jeunes femmes ont découvertes
dans le transfert.
Ces récits fantasmatiques, lorsqu’ils parviennent à trouver
une adresse, constituent une énonciation : elle doit être perçue
comme un acte ouvrant une fenêtre qui, sous la forme d’une
énigme, est une voix d’accès à l’hétéronomie.
Mais la tâche est souvent difficile car il incombe à l’ana-
lyste de débusquer ces récits durant des périodes où les adoles-
cents se confondent avec leurs personnages imaginaires. Dans
ces situations, nous nous retrouvons sous le coup du régime
absolu. Ce sont alors les mises en actes qui risquent de s’im-
poser et d’offrir des solutions dont la radicalité les fascine et
les pousse à répondre à ce régime absolu par une jouissance
absolue.
Nous avons à aider ces jeunes à retrouver dans ces récits
l’insistance de leurs coordonnées subjectives.
Les adolescents s’avèrent souvent curieux d’aller à la
rencontre de cette altérité qu’ils découvrent en eux dans ces
récits imaginaires, et parfois même malgré le régime qui règne

133
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

et qui nous propose un prêt-à-porter de l’être dont nos insti-


tutions elles-mêmes sont souvent prescriptrices.
Nous aurions à faire entendre ces récits fantasmatiques
comme les nouvelles formes du roman familial : tout comme
lui, ils visent une séparation d’avec les parents ; tout comme
lui, ils les contraignent à devenir Autre à eux-mêmes.
Karine Poncet-Montange 1

Colère homérique

Il est assez fréquent aujourd’hui de recevoir des demandes


de consultation pour de jeunes enfants – 3-5 ans – au motif
de colères impressionnantes durant lesquelles ils peuvent
se mettre littéralement hors d’eux, hurler, taper, casser des
objets, voire dévaster leur chambre, tenant parfois des propos
désespérés : « Je veux partir, je veux aller vivre dehors, sous
les ponts… », ou encore se malmenant en se jetant sur les
murs. Ces emportements sont le plus souvent décrits comme
pouvant durer dans le temps, plus d’une heure parfois, laissant
les parents démunis, ne sachant comment calmer leur enfant
puisque aucune parole ne vient les apaiser. Déconcertés, ils
essayent de repérer la volonté de leur enfant pour s’apercevoir
que celui-ci demande tout et son contraire ; il arrive même
que certains parents, cédant à l’emportement provoqué par
leur sentiment d’impuissance, se retrouvent à violenter leur
enfant, les amenant le plus souvent à demander de l’aide.
Ce qui se passe en consultation peut paraître énigmatique
puisque deux ou trois rencontres peuvent suffire pour que ces
colères – nommées très souvent crises par les parents – dispa-
raissent. La rapidité de la disparition du « symptôme » dans
les effets de ces consultations est étonnante. Plutôt que de

Karine Poncet-Montange, psychanalyste, Association lacanienne interna-


tionale (ALI), Grenoble.

135
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

symptôme au sens analytique du terme, on parlera de mani-


festations symptomatiques, mais au regard de quel réel ?
Remarquons que le mot crise vient du grec Krisis qui veut dire
distinguer, séparer, discerner, en vue de décider. Il ne s’agit donc
pas ici de courroux, ni d’indignation, ni de frustration, ni de
caprice, mais bien de la colère comme impulsion, qui ne se fait
ni sans l’Autre ni sans le corps, impulsion qui déloge le sujet de
sa division subjective pour tenter une séparation.
Dans l’Antiquité, la colère était l’apanage des dieux. Celles
de Zeus sont caractérisées comme étant épiques, homériques,
invraisemblables. Lacan écrit que pour les Grecs, « le réel, c’est
les Dieux [la colère, c’est] quand les petites chevilles ne vont
pas dans les petits trous 1 ». Autrement dit, la colère est l’affect
qui surgit quand un réel se met en travers mais en travers de
quoi ? « Comme une réaction du sujet à une déception, à
l’échec d’une corrélation attendue entre un ordre symbolique
et la réponse du réel 2 ». L’affect, à suivre Lacan, concerne le
corps. Mais ce corps est le lieu de l’Autre, c’est-à-dire le lieu où
le symbolique prend corps de s’y incorporer, et dans le même
temps, ce lieu est aussi celui de la jouissance. Encore faut-il
que cet affect, la colère, puisse être borné par les mots, par le
nécessaire passage aux mots, au filtre des mots. Saint Augustin
parlait de la « mauvaise et de la bonne » colère.
Cet « échec d’une corrélation entre un ordre symbolique et
la réponse du réel » sous-tend ce travail. À écouter les parents,
il est possible de se demander si ces colères épiques de l’enfant
ne relèvent pas d’une tentative de se décoller de l’Autre : la
mise en place du poinçon du fantasme (lien du sujet à son
objet), le nouage entre symbolique et réel ne sont peut-être
pas suffisamment arrimés dans ces moments où ces jeunes
enfants se retrouvent littéralement en révolte, aux prises avec
des pulsions destructrices. La colère serait la manifestation
du non-respect des conditions pour maintenir un écart entre

1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VIII (1960-1961), Le transfert, Paris,


Le Seuil, 2001.
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la psycha-
nalyse, Paris, Le Seuil, 2019.

136
Colère homérique

l’A(a)utre et soi, entre soi et l’objet. Au travers de ces tenta-


tives pour se « décoller » de l’Autre, il s’agirait pour l’enfant de
pouvoir inscrire l’écart nécessaire qui vient médier/médiatiser
son rapport au monde, aux autres, à l’objet.
Le détour par la mythologie grecque permet d’avancer sur
quelques questions liées à cette clinique dite nouvelle de l’en-
fant. En effet, le contexte familial, symbolique, social, et la
place de l’enfant ont aujourd’hui bien changé. Un enfant peut
rencontrer des difficultés de lecture pour frayer, pour trouver
une voie d’humanisation possible. Comment distinguer l’in-
terdit de l’impossible quand l’emballement capitaliste participe
d’un ravalement de la métaphore, d’un délestage de la parole,
réduite à la description de faits dits objectivables ? À cause de la
déliaison entre Symbolique et Réel, la nomination qui permet
de distinguer des places différentes et donc des savoirs diffé-
rents n’a plus cours. Dernièrement, une petite fille de 6 ou 5 ans
venant pour la première fois avec sa mère, me dit : « Bonjour
Karine. » Je m’entends lui répondre : « Oui, c’est bien mon
prénom ; mais ici, tout le monde, enfant comme adulte m’appelle
madame Poncet-Montange. » Elle insiste : « Mais moi je préfère
Karine. » « Eh bien, je te demanderai de bien vouloir m’appeler
Madame Poncet-Montange. » Elle finit par condescendre. Ce
type d’échange pourra-t-il garder une réelle portée dans l’avenir ?
Comment accéder à l’énigme du désir de l’Autre quand ce
qui circule dans notre social fonctionne par plaques de sugges-
tions, sans adresse, sans Autre ? Comment mettre en place l’au-
delà de la demande quand ces mêmes impératifs sans adresse,
sont commandés par l’objet pris dans le leurre ? L’objet cause du
désir est-il assimilable à celui de la consommation ? Comment
alors se dégager de l’impasse du pulsionnel et de ses satisfactions
moroses pour mettre en place une dialectique de l’absence et
de la présence supposant à la fois la mise en place de l’Autre du
langage et le manque d’objet ? Cette marchandisation généra-
lisée masque l’impossible, masque le trou, le vide d’une place à
partir de laquelle une subjectivation peut se loger et s’articuler ?
C’est un des paradoxes actuel : l’impératif social de garantir à
l’enfant une présence constante, être toujours avec lui et qu’il

137
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

soit occupé. Or, c’est bien à partir de l’absence, d’une absence


réelle, d’un vide, qu’une symbolisation peut se mettre en route,
ou pour le dire autrement, qu’un nouage entre les trois dimen-
sions Réel, Symbolique, Imaginaire, peut s’articuler.
Cette quête du symbolique se révèle alors dans le déchaî-
nement de l’imaginaire de l’enfant, (mais) un imaginaire en
attente d’être troué ou, au contraire, en panne de représenta-
tion, faute justement de ne pouvoir « s’approprier » ce symbo-
lique, de ne pouvoir lui faire prendre corps en entrant dans une
véritable dialectique de la présence/absence.
Cette déliaison entre impossible et interdit entraîne de fait
une rencontre avec certains effets du réel qui n’est plus médiatisé.
Autrement dit, cette situation favorise que le seul stop digne de ce
non – dans l’équivoque du terme – vienne du réel… Or, ce stop
n’est pas la castration puisqu’elle est symbolique. La question est
d’avoir à nouer ce « non » qui vient du réel pour le médiatiser,
l’humaniser, nouer d’une certaine manière impossible et interdit.
Dans cette quête du symbolique, quel chemin trouver, quel
chemin parcourir pour nouer un premier temps structurel à
l’origine de la constitution du sujet – quand le langage le fait
émerger par une première perte de jouissance 3 –, et un second
temps structural qui est la rencontre avec le manque maternel ?
Dans cette perspective de recherche, deux livres ont soutenu
ce travail : Oreste, face cachée d’Œdipe ? 4 et Le meurtre de la mère.
Traversée du tabou matricide 5. Michèle Gastambide, dans son
dialogue avec J.-P. Lebrun, déplie la question de la violence, en
particulier celle adressée à la mère par l’enfant. Son hypothèse
est qu’un enfant privé de l’adresse au père – imagé par le meurtre
du père dans le registre symbolique – n’aurait pas d’autre choix
que le « meurtre » de la mère pour pouvoir s’en séparer, pour
pouvoir se séparer de ce premier Autre, pour s’en dé-assujettir. La

3. S. Freud nommait séparation d’avec Das Ding, la chose qui, dans le


même temps, devient étrangère au sujet une fois séparée.
4. J.-P. Lebrun, M. Gastambide, Oreste, face cachée d’Œdipe ? Actualité
du matricide, Toulouse, érès, 2013.
5. M. Gastambide, Le meurtre de la mère. Traversée du tabou matricide,
Bruxelles, Desclée de Brouwer, 2002.

138
Colère homérique

question se pose de ce qui pourrait prendre en charge, dans notre


culture, la symbolisation de cette violence adressée à la mère faute
d’un appui sur le « père » (père à entendre dans sa fonction de
nomination), autrement dit sans appui sur les mots, sans récit,
sans métaphore. Comment opérer une séparation symbolique ?
M. Gastambide s’est tournée vers Oreste, tragédie d’Eschyle
qui renvoie à l’archaïque, précédant Œdipe d’une génération.
Elle prend en compte la dimension de la violence liée à l’éviction
du père bel et bien reconnu à sa place. Cette violence concerne
les pulsions destructrices, le sentiment de haine, l’agressivité,
qui sont incontournables pour tout sujet humain et qu’il doit
pouvoir symboliser a minima pour s’humaniser.
La séparation s’organise du côté de l’enfant certes, mais aussi
du côté de la mère : soutenir le désir de grandir chez l’enfant
et aider la mère à renoncer à son « pouvoir » de mère tout en
acceptant d’être un lieu d’adresse mais aussi celui de la haine.
Sans appui, une mère peut soit s’effondrer face aux déborde-
ments de violence de son enfant, soit s’y opposer, et en s’oppo-
sant refuser de perdre cette jouissance maternelle qui maintient
son pouvoir réel. Si cette jouissance maternelle ne trouve plus
de limite à laquelle se heurter du fait de notre actualité, elle doit
trouver finalement son bord symbolique ailleurs. Aujourd’hui,
il n’est plus rare de constater que le corps-à-corps mère/enfant
n’a plus de limite. Ce manque de bord se trouve et du côté de
l’enfant et du côté de la mère. La symbolisation qui limite la
démesure du maternel « n’est pas tant une question de mots
qu’une affaire d’un dire 6 ». En effet, très souvent, les parents, les
mères, les pères sont capables de faire tout un exposé d’explica-
tion à leur enfant, en vain. Rien ne s’inscrit de la perte. Un dire
relève d’un acte de dire, d’une énonciation. Et nous savons que
très souvent les explications sont là pour forclore d’une certaine
manière l’impératif du signifiant, et qu’elles viennent recouvrir
l’énonciation. Autrement dit, toute parole n’est pas un dire.
Si Œdipe interdit, Oreste témoigne de l’impossible dans
lequel vient s’ancrer cet interdit. Si une place d’exception ne

6. Ibid., p. 48.

139
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

vient plus faire référence par une parole d’autorité, la différence


des places s’estompe alors au profit de l’égalité des places. Par
voie de conséquence, la fragilité du symbolique correspond à
un rapport non plus médié mais direct avec l’impossible, avec le
réel. Ici, l’impossible est à entendre comme celui de la jouissance
incestueuse : un enfant ne pourra jamais combler sa mère, une
mère ne sera jamais comblée par son enfant. Œdipe suppose le
dire, Oreste suppose l’acte.
Comme pour Oreste, ce qui lie actuellement mère et enfant
est noué de telle façon qu’aucune possibilité de fracture par un
tiers séparateur, impliquant alors une perte pour les deux, ne
peut se produire.
De quoi s’agit-il pour Oreste ? Cette pièce d’Eschyle
reprend le mythe d’un monde archaïque fondé sur la loi du
talion, où le sang se rachète par le sang, d’une société qui tente
de domestiquer la violence en la soumettant à un principe de
justice modératrice.
Ce qui nécessite, par une incise dans le maternel, une sépa-
ration et une symbolisation qui permettent d’établir un autre
lien, un lien qui préserve un écart nécessaire à la prise en compte
du sujet dans toute relation, et dans sa relation l’a(A)utre. Ce
trajet d’Oreste va donc être décomposé par M. Gastambide en
trois temps. Il ne s’agit pas d’un modèle, c’est une hypothèse.
– Le temps de l’acte. Malgré le savoir insu de la mère – son
enfant va devoir la quitter pour vivre –, celle-ci garde une emprise
sur son enfant ; un enfant qui s’accroche à une jouissance partagée
avec la mère. Un nouage donc, corps-à-corps mère/enfant qui ne
permet aucun interstice et qui barre le savoir insu de l’enfant – il
a à se séparer de la mère pour aller explorer le monde. Et pour-
tant, à partir de son savoir insu, l’enfant va chercher des appuis
pour opérer un acte de séparation qui lui revient de fait. Oreste
est face à la toute-puissance de sa mère qui a assassiné son père
Agamemnon et qui vit depuis dans la démesure avec son amant.
Oreste est marqué par l’oracle de Delphes qui lui ordonne de
venger son père. Il sait qu’il doit tuer sa mère ; elle sait qu’elle
doit périr de sa main ; autrement dit, ils doivent consentir tous
les deux à se plier à la loi pour acter cette séparation.

140
Colère homérique

– Le deuxième temps qui succède à l’acte de séparation est


un temps de vacillement (Oreste poursuivi par les Érinyes).
C’est un temps psychique particulier qui, dans le tumulte,
nécessite un chemin qui part de l’éprouvé du vide pour aller vers
une symbolisation de ce vide, chemin nécessaire pour gagner
son indépendance, à savoir de pouvoir réfléchir par soi-même
et de pouvoir aimer ailleurs.
– Le troisième temps est celui de l’apaisement. Les forces
pulsionnelles sont refoulées et il est alors possible à Oreste de
poursuivre son chemin. Cette symbolisation est représentée
dans la pièce par le jugement final du tribunal d’Athéna permet-
tant à Oreste de vivre en homme libre et aux Érinyes de changer
de nom pour celui de Bienveillantes. Ce troisième temps est
non seulement celui de la castration symbolique mais aussi celui
du refoulement des forces pulsionnelles.
Un certain nombre de symptômes pourraient peut-être se
lire comme une manifestation de ce deuxième temps, celui du
vacillement, de la rencontre avec le vide et de la recherche d’appui
pour que d’autres possibles s’ouvrent à l’enfant. L’objet transi-
tionnel de Winnicott en ferait partie puisqu’il est à la fois un « il
y a et il n’y a pas soustraction de jouissance ». Représente-t-il une
métonymie et pas encore une métaphore ? Alors que les multi-
ples objets proposés par notre société néolibérale, qui coincent
souvent le sujet entre jouissance et angoisse, ne peuvent pas avoir
le statut d’objets transitionnels. Chez les enfants, le jeu vidéo,
les tablettes, les écrans en général, mais aussi les exigences des
parents à ce que ces premiers soient constamment occupés, sont
une tentative d’éviter ce vide inhérent à toute création, à toute
invention, et par là même à toute symbolisation.
Cette hypothèse de lecture permet peut-être d’entrevoir
certains symptômes de la clinique infantile actuelle comme la
difficulté pour quelques enfants de poser l’acte de séparation,
parce qu’ils restent « collés », comme objets, à leur mère, tout
en se confrontant au réel de cet impératif de jouissance.
Ils peuvent tenter d’accéder à une position de sujet en cher-
chant une séparation symbolique, le symptôme permettant de
maintenir un écart nécessaire d’avec le champ maternel.

141
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Pour d’autres, après l’acte de séparation, dans la traversée


du deuxième temps, l’éprouvé du vide nécessite de trouver des
appuis pour accéder à cette place de sujet. Dans ce deuxième
temps, ils sont poursuivis par les Érinyes. Les colères, durant
lesquelles ces enfants se mettent littéralement « hors d’eux »,
laissent entendre le défaut de référence au tiers, et le défaut de
pouvoir corréler impossible et interdit.
Le climat actuel général où famille est synonyme d’amour,
de « je t’aime » à longueur de journée, participe au refoulement
des pulsions agressives. Ce sont ces pulsions sur lesquelles il
est possible de s’appuyer pour se séparer à condition qu’elles
puissent s’exprimer, qu’elles puissent s’adresser à un autre, être
considérées comme un mouvement psychique et être mises
en mots afin de leur permettre un destin. Sans cette adresse :
certains parents ne supportent pas d’être l’adresse de ces pulsions
agressives, mère et père entendent ces manifestations au pied
de la lettre, leur enfant reste aux prises avec un pulsionnel qui
devient destructeur.
Un garçon de 4 ans consulte pour des problèmes d’endor-
missement ; il appelle ses parents une vingtaine de fois par nuit ;
ils sont épuisés. Cet enfant ne peut venir seul en consultation et
ses deux parents décident d’être tous les deux présents durant
nos rencontres.
Lors d’une séance, il se dessine sur un bateau, seul, voguant
sur la mer en direction de l’île des Açores. Ses parents ne sont pas
d’accord pour qu’il parte seul ; il les dessine tous les deux sur un
bateau à sa poursuite. Au cours du trajet, il laisse traîner sa jambe
dans l’eau, un requin la mange (à lire comme une perte de jouis-
sance). Il décide de poursuivre sa route. La maîtresse et l’ATSEM
(agent territorial spécialisé des écoles maternelles)ne sont pas
d’accord et embarquent, elles aussi, sur un bateau, poursuivant
à leur tour ce petit héros, tel Oreste poursuivi par les Érinyes…
Cette séance se révèle, après coup, comme un temps de
bascule pour ce petit garçon.

142
QU’EST-CE QU’UN ENFANT
AUJOURD’HUI ?
Jean-Pierre Lebrun

Organiser la bouillie originaire 1

« Bouillie originaire » est une expression de Freud répon-


dant à une lettre de Lou Andreas Salomé : « Ce qui m’in-
téresse, lui écrit-il le 30 juillet 1915, c’est la séparation et
l’organisation de ce qui autrement se perdrait dans une
bouillie originaire 2. »
Ce terme sous la plume de Freud m’est venu dans la suite
d’une émission récente d’Arte où Barbara Cassin répondait
qu’elle caractériserait le monde actuel, par le mot « bordel ».
Cela résonnait assez bien avec « bouillie originaire ». Pourquoi
ces mots aujourd’hui pour qualifier notre monde ? Pourquoi
les adolescents et les enfants ne trouvent-ils plus leurs repères
dans le monde symbolique aujourd’hui ? Comment les aider
à les retrouver ?

Jean-Pierre Lebrun, psychanalyste, Namur, Belgique.


1. Texte réécrit de mon intervention : « Organiser la “bouillie origi-
naire” » – tout en lui laissant son caractère oral –, aux journées de l’École
de psychanalyse de l’enfant et de l’adolescent (EPEP), 5-6 décembre 2020,
« Comment les enfants et les adolescents d’aujourd’hui trouvent-ils leurs
repères symboliques dans le monde ? »
2. L. Andreas Salomé, Correspondance avec Sigmund Freud, Paris, Galli-
mard, 1970, p. 44.

145
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

QU’EST-CE QU’UN ENFANT AUJOURD’HUI ?


Il n’est pas le même que celui d’hier. Quand on dit qu’il n’est
plus le même, cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus du même,
mais cela veut dire que quelque chose a radicalement changé.
Comme dit Olivier Rey à propos du changement : « Le je était
le singulier du nous, le nous est devenu le pluriel du je 3. »
Cela signifie que dans le monde d’hier, le discours social
était premier, et la singularité du sujet devait trouver sa voie,
tandis que l’enfant d’aujourd’hui est dans un contexte où le je
est premier et où il doit coexister avec les autres ou, comme on
dit aujourd’hui, « vivre ensemble ».
Les conséquences et les implications ne sont pas les mêmes :
là où hier il était obligé de se soumettre à un « nous », la ques-
tion aujourd’hui se pose tout autrement. Le glissement s’est
fait vers un individu qui se trouve habiter les principes d’une
société individualiste, mais dire cela ne suffit pas : quand on
comprend l’individualisme comme une vision de l’individu
devenu le principe d’organisation des relations sociales 4. Ce
n’est pas du tout la même chose que de dire : chacun ne pense
plus qu’à soi. Cette individualité devient elle-même le point
de départ, le moteur de toute question qui va se poser à elle.
Avec une telle position de force, la question devient : comment
ce sujet va-t-il encore supporter de devoir se soumettre à une
série de limitations, de restrictions de jouissance qui vont lui
permettre de vivre dans le collectif ?
Il est intéressant de retrouver la question que, à sa manière,
se posait Durkheim qui écrivait dans son livre devenu célèbre
Le suicide : « Puisqu’il n’y a rien dans l’individu qui puisse lui
fixer une limite, celle-ci doit nécessairement lui venir de quelque
force extérieure à l’individu. Il faut qu’une puissance régulatrice
joue pour les besoins moraux le même rôle que l’organisme

3. O. Rey, Quand le monde s’est fait nombre, Paris, Stock, 2016, p. 62.
4. J.-P. Lebrun, « L’identité n’est plus ce qu’elle était », La revue laca-
nienne, n° 21, 2020.

146
Organiser la bouillie originaire

pour les besoins physiques […] Cette loi de justice 5 ils [les indi-
vidus] doivent donc la recevoir d’une autorité qu’ils respectent
et devant laquelle ils s’inclinent spontanément. Seule la société,
soit directement et dans son ensemble, soit par l’intermédiaire
d’un de ses organes, est en état de jouer ce rôle modérateur ;
car elle est le seul pouvoir moral supérieur à l’individu, et dont
celui-ci accepte la supériorité 6. »
« Seulement, quand la société est troublée, que ce soit par
une crise douloureuse ou par d’heureuses mais trop soudaines
transformations, elle est provisoirement incapable d’exercer
cette action ; et voilà d’où viennent ces brusques ascensions
de la courbe des suicides dont nous avons, plus haut, établi
l’existence. L’état de dérèglement ou d’anomie est donc encore
renforcé par ce fait que les passions sont moins disciplinées
au moment même où elles auraient besoin d’une plus forte
discipline 7. »
Relevant du monde d’hier, ce texte ancien n’a pas pris une
ride.
Quelle est la question de l’enfant ? Hegel dans ses Principes
de la philosophie du droit en propose une réponse : « La nécessité
d’être élevé existe chez les enfants comme le sentiment qui leur
est propre de ne pas être satisfaits d’être ce qu’ils sont. C’est la
tendance à appartenir au monde des grandes personnes qu’ils
devinent supérieur, le désir de devenir grands 8. »
Freud, lui, pour que l’enfant grandisse, propose d’édifier
des digues permettant une certaine contention de l’exigence
pulsionnelle : « Devant l’enfant de la civilisation, on éprouve le
sentiment que l’édification de ces digues est l’œuvre de l’éduca-
tion et il est certain que l’éducation y contribue largement. En
réalité, cette évolution est organiquement déterminée, hérédi-
tairement fixée et peut à l’occasion s’effectuer sans le moindre
concours de l’éducation. L’éducation reste entièrement dans le

5. C’est moi qui souligne.


6. É. Durkheim, Le suicide (1930), Paris, Puf, 2013, p. 275.
7. Ibid., p. 280.
8. G.W.F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, paragraphe 175,
Paris, Gallimard, 1989.

147
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

domaine qui lui a été assigné, lorsqu’elle se borne à suivre les


lignes tracées organiquement et à leur imprimer une forme plus
nette et plus profonde 9. »
Autrement dit, pour Freud, l’éducation ne vient que contri-
buer à renforcer ce qui est déjà là présent, – organiquement
déterminé, héréditairement fixé – et que nous pouvons lire
précisément comme notre identité de parlêtre : ce trait défini-
toire de notre espèce impose toute une série de conséquences
qu’il va falloir bien sûr renforcer, conforter, mais qui sont d’em-
blée bel et bien là chez l’enfant. Hors même notre présence
éducative autour de lui.
Or, l’enfant qui arrive dans ce nouveau monde est d’emblée
reconnu comme une individualité à part entière. L’effet positif
est qu’il sera reconnu comme singularité potentielle, et donc
valorisé comme tel. C’est l’effet positif de la fameuse formule
de Françoise Dolto : « L’enfant est une personne. » Mais il y a
le risque d’un envers : il pourrait dès lors être privé des balises,
des repères qui lui disent à quoi il est « obligé », contraint, pour
trouver sa voie, et il ne serait ainsi plus obligé de la même façon
d’intégrer la nécessité de s’investir psychiquement, c’est-à-dire
de « subjectiver ».
En d’autres termes, ce nouveau monde, le nôtre aujourd’hui,
n’est déjà plus celui de « la nouvelle économie psychique » que
C. Melman a fait émerger il y a près de vingt ans, mais il s’agirait
davantage de l’« l’économie psychique du nouveau monde ».
Ce n’est plus quelque chose d’exceptionnel, c’est même plutôt
la nouvelle norme implicite. Autrement dit, dans ce nouveau
monde qui est le nôtre, la liberté et la singularité de l’enfant
sont à ce point reconnues d’emblée que cela peut le mettre
en position de croire qu’il a la liberté de « choisir » d’entrer
dans la danse, ou pas, là où auparavant il y était d’emblée
contraint. Si hier, il refusait, son refus impliquait son inves-
tissement psychique – et donc sa responsabilité – alors que,
dans le modèle de l’autonomie acquise d’emblée, qui est celui

9. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), Paris, Gallimard


1987, p. 100.

148
Organiser la bouillie originaire

dans lequel nous fonctionnons, il lui est reconnu la liberté


de choix… donc y compris celle de pouvoir ne pas s’engager
subjectivement. Le terme de récusation ne convient pas tout à
fait non plus, car il laisse encore croire qu’il y a un engagement
subjectif. Alors que fondamentalement, c’est simplement un
droit désormais acquis de refuser les contraintes.
En fait, il n’est absolument pas certain que ce choix donné
si tôt aide l’enfant ou le jeune d’aujourd’hui à se confronter à la
difficulté, autrement dit à « grandir psychiquement », d’autant
que tout cela se passe à un âge précoce qui, forcément, inscrit
des traces qui resteront actives. De plus, ce qui ne lui sera pas
indiqué, c’est comment faire alors pour soutenir sa singularité,
frayer sa voie, se confronter aux autres…, tout cela demandant
précisément l’investissement auquel il a justement pu échapper.
Seule pourra lui venir en aide l’expérience qu’il en fera, mais
celle-ci peut être cruelle et traumatique aussi bien que révé-
latrice et inventive. Aucune garantie n’existe. Dans le monde
d’hier, la garantie n’était pas non plus au rendez-vous, loin s’en
faut ; en revanche la donne de départ ne laissait pas le choix, il
fallait « subjectiver », il n’y avait pas d’alternative.
Pour le dire en un mot, le modèle d’hier, le fameux, « triple
forçage » dont parlait J. Bergès (respirer, parler, lire/écrire) était
contraignant et il ne restait à l’enfant qu’à y consentir. Le monde
d’aujourd’hui lui laisse en revanche un choix largement ouvert,
à un moment où accepter de choisir, c’est consentir à renoncer
à ce qu’on ne choisit pas !
C’est alors comme si la possibilité de l’adresse et de l’inter-
pellation avait disparu ; la croyance est laissée à l’enfant qu’il
peut grandir sans devoir assumer les contraintes, fussent-elles
celles de son investissement.
Cela laisse alors entière la question de savoir comment va
se transmettre ce qui reste pourtant toujours à l’ordre du jour.
Nous sommes en effet, comme le dit Freud, la seule espèce
animale contrainte d’intégrer ce que suppose l’usage du symbo-
lique, et à ce titre, nous ne pouvons effacer la prévalence de
notre dette au langage.

149
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Et tout à coup, cette contrainte au langage n’est plus présente


avec la même exigence, elle ne porte plus de la même façon,
simplement parce que la fonction dite paternelle qui, pendant
des siècles, avait été l’agent par lequel cette contrainte langagière
s’imposait à chacun, se trouve aujourd’hui déclarée obsolète,
périmée. La transmission de ce que parler implique, dont Freud
disait qu’elle peut toujours se produire toute seule, a quand même
besoin de l’éducation pour être consolidée. Cette transmission
justement, on ne la trouve souvent plus au programme.
Quelle conséquence pour l’usage de la parole ? Un patient
m’a un jour énoncé cette formule remarquable : « Vous savez,
moi, je suis sous-équipé. » Cela donnerait en effet des « sous-
équipés » à la condition langagière. Voilà la conséquence que
nous sommes en train de devoir constater. Cela rappelle cette
formulation de Freud dans une note de Malaise dans la civilisa-
tion : « En lâchant la jeunesse dans la vie avec des considérations
aussi peu justes, l’éducation ne se comporte pas autrement que
si l’on équipait de vêtements d’été et de cartes des lacs italiens
des gens partant pour une expédition polaire 10. » C’est exac-
tement cela. Nous sommes aujourd’hui dans une position où
nous avons affaire à des patients qui sont des « sous-équipés à
la condition de parlêtre ».
Comment caractériser cette position de « sous-équipé » ?
Le sujet est laissé dans une compétition qui reste active sans
vraiment accepter de choisir entre la jouissance de l’objet et la
jouissance via le signifiant. Parce que le fait de supplanter la
jouissance de l’objet par l’exigence d’une prise et d’une recon-
naissance de l’impact du signifiant se faisait sous l’égide de la
société quand c’était elle qui était aux manœuvres. Mais main-
tenant, c’est l’individu qui est au départ ; il est alors laissé dans
cette compétition, et ce qu’il va trouver dans le monde qui nous
entoure, c’est justement un invitant, un incitant même à ladite
jouissance de l’objet plutôt qu’à celle marquée par le signifiant
et donc par la castration.

10. S. Freud, Le malaise dans la civilisation, Paris, Points-essais, 2010,


p. 156.

150
Organiser la bouillie originaire

En conséquence : lorsqu’on voit un patient aujourd’hui,


parle-t-il vraiment ? Bien sûr il parle, mais parle-t-il autre-
ment qu’en néoparlant ? Nouvelle traduction de la newspeak 11
d’Orwell, anciennement « novlangue », maintenant « néoparler »
ou « néoparlé ».
N’avons-nous pas affaire à quelqu’un qui parle sans vrai-
ment parler ? Il s’agit des enfants d’aujourd’hui, mais aussi des
adultes construits sur ce mode-là alors qu’ils étaient enfants, et
qui viennent aujourd’hui s’adresser à nous ; ce qui pose dès lors
toute une série de questions ou de difficultés cliniques dont il
n’est pas sûr que nous soyons bien informés.

QU’EST-CE QU’UN « SOUS-ÉQUIPÉ »


À LA CONDITION LANGAGIÈRE ?

Ce « sous-équipement du langage » va s’infiltrer dans leur


existence de manière insidieuse mais extrêmement puissante.
Ainsi, la différence générationnelle ne leur apparaîtra pas
comme allant de soi. La famille n’est plus aujourd’hui qu’un
arrangement entre personnes toutes au même niveau, horizon-
talité oblige, sans référence à quelque chose qui fasse transcen-
dance. La mort pourrait très bien ne plus être au programme
de ces sujets, comme l’écrit Olivier Rey : « L’individu quand
il se trouve placé en position suprême continue de savoir qu’il
est mortel bien sûr, mais ce savoir est un savoir extérieur qui
ne fait plus corps avec lui 12. » La rencontre d’une quelconque
limite va immédiatement susciter chez eux ressentiment, colère
et violence ; il faudra d’ailleurs aussitôt trouver des responsables
(jusqu’à la théorie du complot) à ce qu’ils ne puissent vivre
que sur le mode de la victimisation. Le renversement de la
place donnée à l’individu hier dépendant de sa communauté,

11. Dans le roman 1984, Newspeak était anciennement traduit par


« novlangue » ; il l’est désormais par « néoparler » dans la traduction
de Josée Kamoun (Gallimard, 2018) ou par « néoparle » dans celle de
Philippe Jaworski (Bibliothèque de la Pléiade, 2020).
12. O. Rey, L’idolâtrie de la vie, Paris, Gallimard, p. 42.

151
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

aujourd’hui point d’origine du lien social, a rendu cette accep-


tation tout à fait impossible. Il y avait alors une contrainte
supplémentaire : avoir à s’en tenir à ce que le social prescrivait
comme la norme tenant peu compte de la singularité subjec-
tive ; c’est bien de ce joug-là que nous avons voulu nous libérer.
L’immédiateté va être à tous leurs programmes. L’exigence de
satisfaction sera insatiable et les poussera dans une fuite en
avant permanente, toute frustration devenant intolérable. Le
sexuel sera essentiellement récréatif, sans impliquer d’engage-
ment subjectif. Se retrouver devant leur propre énonciation ne
va susciter qu’angoisse massive et inhibition. Toute décision
leur apparaîtra comme impossible à prendre. Le déroulement
de la temporalité ne sera plus de mise. Dans ces cas-là, altérité,
antériorité et autorité ne sont plus à l’ordre du jour (ma loi des
3 A). Lorsqu’ils consultent, la confiance en soi va toujours leur
manquer. Leur psyché aura été édifiée sur du sable, faute de
cette perte – cette limite – sur laquelle ils auraient pu s’appuyer
pour, en subjectivant et en transgressant, construire et déve-
lopper ce qui est leur singularité.
À leur insu, ils ont donc participé de ce fantasme collectif
d’autoconstruction qui va les laisser éminemment démunis
quand il s’agira de s’appuyer sur leurs propres forces pulsionnelles
puisque celles-ci n’auront pas été contraintes de se confronter ni
à l’altérité, ni à l’autorité, ni à l’antériorité. La pulsion restera dès
lors inentamée, comme enkystée sans qu’elle ait eu à intégrer le
travail psychique que Freud appelait « le sacrifice de la pulsion ».
Et cette pulsion sera alors confondue avec le désir.
Voilà un peu le tableau de ces « sous-équipés » à la condi-
tion langagière qui semble tout à fait présent dans la clinique
actuelle.

COMMENT RÉPONDRE À CETTE CLINIQUE ACTUELLE ?

Il ne s’agit pas de donner des recettes. Les adultes que je


reçois donnent l’impression d’être restés des enfants qui n’ont
pas grandi. Comme le président de la plus grande des nations

152
Organiser la bouillie originaire

actuelles qui se retrouve être dans l’après-coup repérable sans


difficulté comme un enfant qui n’a toujours pas accepté de
perdre au jeu. L’infantilisme des adultes peut être tout à fait
surprenant.
Accueillir un patient avec cette problématique exige d’abord
que nous ne tenions pas d’emblée une position d’altérité, mieux
encore d’Altérité. C’est un paradoxe mais il faut garder à l’es-
prit que cette position d’Altérité – et de transcendance – sera
à reconstruire. Elle est à bannir dans un premier temps pour
ne pas laisser d’emblée s’installer une rupture qui ruinera toute
possibilité d’action. Le livre La clinique du quotidien 13, de Anne
Joos de Ter Beerst et moi-même, vient bien dire ce travail : nous
avons essayé de nous positionner dans un rapport qui n’est
plus celui de Sujet Supposé Savoir, mais davantage celui d’un
analyste qui accepte de se mettre au travail avec les autres – avec
l’autre dans la consultation –, pour essayer de se repérer dans
l’état de « bouillie originaire ».
Premier trait donc, cette position d’« être au travail avec
le patient », et deuxième point, créditer le sujet d’emblée, cela
reprend aussi la position que soutenait J. Bergès à propos de
la mère, créditer le sujet d’être capable de « prendre langue »
autrement qu’en restant ce « sous-équipé ». Il ne faut pas oublier
que la parole fait tiercéïté, au travers de lalangue d’abord, de la
langue ensuite, de La langue enfin. C’est l’accès à cette dernière
qui fait tiers. Ce n’est pas la personne qui incarne le tiers, ce
n’est pas le père qui fait tiers, c’est en fin du compte la langue
elle-même qu’il faut arriver à mettre à cette place tierce. On peut
espérer qu’un individu qui se « débrouille » avec la langue, avec
le fait de pouvoir y engager sa parole, c’est-à-dire de supporter
de se laisser porter par la chaîne signifiante, doit aussi pouvoir
soutenir ce qu’il dit à partir d’un trou, à partir de quelque
chose où il n’a pas d’appui ; comme le résume une très belle
formule de saint Jean de la Croix à propos de l’âme : « Sans

13. A. Joos de ter Beerst, J.-P. Lebrun, La clinique du quotidien,


Toulouse, érès, 2020.

153
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

appui et pourtant appuyée. » Voilà ce qu’implique de parler,


et qui semble manquer à ces patients.
Tout sujet, dès qu’il vient nous voir, parle forcément, mais
peut parler sans vraiment parler ; il peut en être resté à ce
néoparler, mais il s’agit de le créditer de ce dont il est capable,
dont il doit être capable : trouver la voie pour parler sans rester
ce « sous-équipé » du langage.
Comment parler avec ces patients pour que se produisent des
effets ? Quels signifiants utiliser ? Je lui restitue avec mes mots ce
que j’entends de ce qu’il me dit là où j’entends justement qu’il
échappe à quelque chose. L’enjeu est-il de devoir respecter ses
signifiants à lui comme tels ? Ou de montrer que l’analyste est
au travail de la même façon avec ses propres signifiants ? C’est
là que se passe quelque chose pour moi de tout à fait essentiel :
autrement dit, cela implique le travail de devoir lâcher l’unien,
lâcher ce qui est resté englué dans la jouissance unienne.
Reprenons la formule de Lacan : « Le deux ne peut être
rien d’autre que ce qui choit du trois 14. » Pour ces patients,
il n’y a pas de deux, rien encore qui soit passé par le trois, et
donc pas encore de deux qui aurait pu choir de ce trois ; on
est encore dans de l’unien. Nous retrouvons là ce que Lacan
rappelle à propos de l’inceste : « L’interdit de l’inceste c’est pas
historique, c’est structural. C’est structural pourquoi ? Parce
qu’il y a le symbolique. Ce qu’il faut arriver à bien concevoir
c’est le trou du symbolique en quoi consiste cet interdit 15. »
En ce sens, l’interdit de l’inceste n’est pas tant important par
ce qu’il interdit que par ce qu’il permet de constituer : il signe
l’acquiescement à l’impossible qu’inscrit le langage.
Cette limite mise à la jouissance ne relève pas d’une quel-
conque volonté de répression, elle est simplement destin de
l’être parlant.
La limite intrinsèque au langage, castration réelle qui, elle,
n’est pas un mythe, a été transmise via ce qu’il faut appeler le

14. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXI (1973-1974), Les non-dupes errent,


leçon du 11 décembre 1973.
15. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII (1974-1975), RSI, leçon du
15 avril 1975.

154
Organiser la bouillie originaire

mythe du père depuis vingt-cinq siècles. C’était bien via le père


que le monde d’hier transmettait les exigences de ce qu’est un
parlêtre, mais aujourd’hui ? Devant cette « mutation », nous
avons le sentiment d’avoir pu nous débarrasser de cette façon
de transmettre et en même temps de savoir que les contraintes
sont pourtant toujours au programme, et que nous avons encore
à les transmettre.
Il ne s’agit donc pas ici de nous lamenter sur le déclin du
père ; il s’agit de prendre la mesure de ce que, n’ayant plus à
disposition ce qui a servi pendant plus de vingt-cinq siècles
à transmettre l’ossature de notre condition, cette transmis-
sion s’est fragilisée. Donc, viser de lâcher l’unien, c’est à la
fois rappeler que la castration n’est pas tant un problème mais
qu’elle est surtout une solution. Il est curieux d’ailleurs que
dans Perspectives de la psychanalyse de Ferenczi et Rank, livre très
contesté à l’époque, une des formules de Ferenczi est d’avancer :
« L’essentiel de l’intervention analytique proprement dite ne
consiste ni dans la constatation d’un complexe d’Œdipe ni
dans la simple répétition de la relation en rapport avec l’analyse,
mais davantage dans la dissolution ou dans le détachement de
la libido infantile 16 de sa fixation aux tout premiers objets 17. »
Dans la clinique actuelle, ce déficit (ce « sous-équipement » ?)
de la condition du langage est-il en rapport avec la difficulté
de se détacher des premiers objets ?
Il faut se requestionner. S’il est vrai que les explications
confortent la rationalisation, les patients d’aujourd’hui veulent
un savoir qui les concerne, et interrogent ce qu’ils viennent faire
avec l’analyste. Avec ce type de patients, il s’agit de reprendre
avec eux au plus vif, au plus strict, au plus rigoureux dans la
parole ce qui est leur histoire : les mettre au travail du signifiant,
travail auquel ils ont échappé en quelque sorte, même si, par
ailleurs, ils parlent.

16. C’est mis en italiques dans ce texte écrit par Ferenczi.


17. S. Ferenczi, O. Rank, Perspectives de la psychanalyse, Paris, Payot,
1994, p. 79.

155
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Retrouverions-nous ici l’expression freudienne de furor


sanandi, c’est-à-dire la rage de guérir ? Est-ce de la furor
sanandi que de « vouloir venir en aide » aux patients qui ont
échappé, qui ont pu échapper aux contraintes de la condition
de parlêtre – les non dupes de Lacan – pour qu’ils retrouvent la
voie du signifiant ?
De même, la question de la psychothérapie ou de la cure
analytique, largement débattue, ce travail-là est-il analytique,
peut-être simplement parce qu’il est fait avec un analyste ?
Dans le film Petite fille 18, la psychiatre nous montre bien
comment toute existence de l’inconscient est annulée. Autre
chose est le « travail analytique » qui tente de faire que des
choses émergent, d’entendre autrement, de faire bouger.
C’est donc un travail de soutien à la subjectivation en
quelque sorte qu’il s’agit de mettre là en place, pour « se
reconfronter au réel ». Cela suppose que l’analyste témoigne
d’une promesse au sujet, promesse à faire à nouveau entendre,
manière de réintégrer la temporalité.
N’est-ce pas la reprise du désir de l’analyste, dont Lacan
disait à la fin de son séminaire sur Les quatre concepts : « Le désir
de l’analyste n’est pas un désir pur, c’est un désir d’obtenir la
différence absolue. Celle qui intervient quand, confronté au
signifiant primordial, le sujet vient pour la première fois en
position de s’y assujettir 19. » C’est autour de ce désir de l’ana-
lyste que nous avons à travailler aujourd’hui avec ceux que j’ai
appelés les « sous-équipés à la condition de parlêtre », c’est-
à-dire ces enfants devenus adultes, construits dans ce nouveau
monde que nous allons devoir de plus en plus fréquenter.

18. Film-documentaire de Sebastien Lifshitz programmé en décembre


2020 par Arte, à un horaire de grande diffusion et longtemps disponible
sur Arte TV.
19. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil 1973, p. 248.

156
Martine Menès

Malaise dans la civilisation

« L’attachement spécifié de l’analyse aux coordonnées de la famille


[…]semble lié à un mode d’interrogation de la sexualité qui
risque fort de manquer une conversion de la fonction sexuelle
qui s’opère sous nos yeux 1. »

L’IMPLOSION
L’implosion, c’est un terme de physique qui, dans son sens
d’origine, signifie un éclatement dû à un déséquilibre brutal
entre une pression externe et une pression interne. Au sens
figuré, où je l’emploie ici, c’est l’effondrement d’une organisa-
tion, attribué à des problèmes internes.
Nous sommes, semble-t-il, dans une généralisation contem-
poraine de l’implosion : le couple hétérosexuel, les positions
parentales traditionnelles, la différence des sexes, la fonction
programmatrice du discours du maître, les liens sociaux établis
par les catégories de classe, de tâches, etc.

Martine Menès, psychanalyste membre de l’École de psychanalyse des forums


du champ lacanien (EPFCL), Paris.
1. J. Lacan, proposition du 9 octobre 1967, première version, Analy-
tica, vol. 8, supplément du n° 13 d’Ornicar ?, 1978.

157
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Cette implosion des organisations traditionnelles serait-


elle due aux problèmes internes à la scène œdipienne qui a
« fabriqué » des générations de névrosés, au point que Freud
pensait qu’une analyse pour tous serait indispensable ? Remar-
quons en effet que, jusqu’ici, l’immense majorité des enfants
et des adultes reçus par les psychanalystes sont, ou ont été, des
enfants issus de couples traditionnels, ce qui suffirait à éliminer
l’hypothèse de la possibilité d’une « normalisation » a priori.
Tout sujet en effet se structure d’abord selon les particularités du
traitement psychique de sa réalité, entre choix forcé et respon-
sabilité plus ou moins décidée.

À QUOI SERT LA PSYCHANALYSE ?


Les avancées de la médecine et les modifications de l’ordre
juridique qui accompagnent les transformations sociales offrent
de nouvelles perspectives pour les sujets, dans la mesure où l’on
peut intervenir de manière directe sur les corps pour produire
des modifications de sexe, de gestation, etc. Juger ces trans-
formations, prendre une position militante, quelle qu’elle soit,
regretter un ordre ancien, ne peuvent conduire qu’à un point
de vue idéologique normatif.
L’éthique de la psychanalyse demande à écouter la subjec-
tivité de son époque. L’écouter pour entendre les éventuels
effets psychiques liés aux modifications de la civilisation, à des
avènements du réel ; et aussi pour repérer les probables moda-
lités de transmission de ce qui est l’élément organisateur de
la structure : la castration 2 ; et enfin, pour rester attentif aux
façons dont les « nouveaux » sujets s’en débrouillent, et s’en
instruire jusqu’à arriver à une nouvelle lecture des faits, voire à
créer les concepts adéquats pour les penser.

2. Complexe de castration : pour Freud, ensemble des conséquences


subjectives, principalement inconscientes, déterminées par la menace
de castration chez l’homme et par l’absence de pénis chez la femme ;
pour Lacan, ensemble de ces mêmes conséquences en tant qu’elles sont
déterminées par la soumission du sujet au signifiant.

158
Malaise dans la civilisation

Pour cela, la psychanalyse se tient dans une « extraterritoria-


lité 3» décidée, loin des visées psychologiques confondant par
exemple géniteur et fonction paternelle, et loin des critiques
idéologiques rabattant la lecture œdipienne d’une réalité socio-
familiale datée sur la défense du patriarcat. Il s’agit donc d’en-
tendre et de repérer dans ce contexte d’implosion ce qui fait
l’efficace de la castration, à savoir le fait de mettre en situation,
d’introduire, le rapport au manque qui fait d’un petit humain
initialement orienté par l’unique loi de sa toute-puissance un
sujet de désir corrélé à la Loi symbolique universelle.
Freud avait dégagé sa réponse à partir de ce que son expé-
rience clinique mettait en lumière dans le contexte culturel de
son époque où le modèle de la famille patriarcale dominait :
c’est, disait-il, par la voie du mythe œdipien.
Cependant, il convient de se reposer la question dans un
monde où les transformations des liens et des règles qui les
définissent, bousculant en particulier les conditions de naissance
et d’éducation, vont si vite et sont si radicales que l’on ne peut
que se demander si un système décrit par Freud est toujours
d’actualité pour lire une réalité en changement.
Lacan pose déjà la question dans le séminaire XVI, D’un
Autre à l’autre, à la fin de la leçon du 29 janvier 1969 : « L’in-
troduction de la recherche biologique de la paternité [à l’époque
il s’agit des découvertes sur l’ADN] ne peut pas du tout être sans
incidence sur la fonction du Nom-du-Père » ; et il avance qu’il
faut désormais partir de la jouissance, soit du réel et non plus
du symbolique. « C’est ce qui nous permettra de nous avancer
un peu plus loin dans ce qu’il en est de la transmission du
Nom-du-Père, à savoir ce qu’il en est de la transmission de la
castration. » Il anticipait sur ce qu’il repérait dans les « Notes à
Jenny Aubry » (toujours en 1969) : que la fonction de résidu
de la famille conjugale soutenant l’organisation traditionnelle
de la société et l’irréductible de la transmission ne tiendrait
plus longtemps.

3. J. Lacan, « Variantes de la cure-type » (1955), dans Écrits, Paris,


Le Seuil, 1966, p. 325.

159
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

DES NOUVELLES CONFIGURATIONS DES CONDITIONS


DE TRANSMISSION

Sont-elles si nouvelles ? Bien des enfants ont été élevés


dans des contextes différents de celui de la famille conjugale ;
le placement en nourrice était même généralisé jusqu’au XIXe
siècle dans les milieux aisés, puis l’éducation a été confiée à des
étrangers à demeure (filles au pair, nourrice, etc.) ; les mères
dites célibataires existent depuis longtemps ; des enfants élevés
par un ou des parents homosexuels aussi, adoptés par un ou
deux parents également. Les maternités de substitution, les
plus discutées, sont elles aussi très anciennes : dès la Bible il y
a des mères porteuses, Agar mère d’Ismaël est la plus célèbre.
Quant à l’hétérosexualité, déjà pour Freud, même si c’est
une remarque qui reste isolée, elle n’est pas un état de fait
mais une relation entre deux personnes, y compris de même
sexe. Car, écrit-il, « en aucun cas il n’est permis de considérer
quelqu’un comme homosexuel ou hétérosexuel d’après son
objet 4 ». C’est donc à la position sexuée, dont les coordon-
nées sont pour partie inconscientes, c’est à l’orientation du
désir, quel que soit le sexe anatomique de l’objet du désir – ce
que Lacan nommera sexuation – que Freud s’intéresse, et non
à une quelconque norme hétérosexuelle dominante. Dans les
Trois essais sur la théorie sexuelle (1905), il écrit que le genre de
l’objet sexuel est relégué à l’arrière-plan par rapport à ce qui est
constant dans la pulsion sexuelle : « autre chose », probablement
ce qu’il nomme dans une note, en 1910, « l’action pulsion-
nelle ». Autrement dit, Freud, en établissant l’écart entre le réel
du désir (l’autre chose pulsionnelle) et la réalité de l’amour (le
choix d’objet), avait l’idée que la jouissance, qu’il n’appelle pas
ainsi mais qui se déduit, avait dans la sexuation un rôle fonda-
mental mais qui, pour lui, restait à explorer.
Devant l’extension de ces phénomènes, il devient juste
évident que la mère n’est pas si « naturelle », elle peut être

4. Collectif, Les premiers psychanalystes. Minutes de la Société psychana-


lytique de Vienne, 1906-1908, vol. 1, Paris, Gallimard, 1976, p. 253.

160
Malaise dans la civilisation

symbolique, désignée par la loi, voire diffractée en plusieurs


personnes, chacune pouvant revendiquer sa part d’amour sinon
de légitimité.
Et le père n’est plus seulement « symbolique ». C’est celui,
biologique ou pas, qui accepte d’adopter ce titre avec l’en-
fant qu’il reconnaît comme fils ou fille. Mais désormais, le
père peut être strictement réel, désigné par son ADN, et totale-
ment étranger à sa descendance (cas des donneurs de sperme
anonymes). À charge pour le ou les parents effectifs, quel que
soit leur sexe, d’introduire la fonction nommante, dite jusqu’ici
du Nom-du-Père.
Quant aux familles recomposées, elles sont devenues la
situation la plus fréquente. Il y a donc maintenant des enfants
seuls avec leur mère ou plus rarement leur père, des enfants sans
père, des enfants avec deux parents de même sexe, des enfants
avec plusieurs parents, des enfants qui vivent quotidiennement
avec des adultes et d’autres enfants avec lesquels ils n’ont aucun
lien officiel, des parents dits « d’intention ». Et il va y avoir de
plus en plus des enfants vivant avec des adultes non genrés, du
troisième sexe ou plus.
Rappelons-nous le conseil de Lacan – ce n’est pas si fréquent
qu’il en donne – de s’orienter sur le réel. La véritable nouveauté
est sans doute dans l’extension de l’émancipation de la paren-
talité, comme on nomme depuis plusieurs années les fonc-
tions parentales, par rapport à la biologie et par conséquent
au sexuel. Notons que c’est déjà ce que signale le terme même
de parentalité, dégageant en touche la question du lien entre
la naissance d’un enfant et la relation intime, sexuelle, entre
deux personnes. Clivage qui va de pair avec l’effacement de la
différence des sexes.

CE QUI RESTE

Reprenons d’abord ce que Freud a mis en exergue : l’im-


portance de la période d’enfance et l’incidence du désir de ceux
qui accueillent l’enfant. Le constat freudien portait sur l’impact

161
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

des désirs combinés qui le précèdent et l’accompagnent dans


la voie d’autonomisation et de construction. Désir vis-à-vis de
l’enfant, mais tout autant désir qui unit les parents, entité, je
l’ai décrite, actuellement très large.
Lacan reprendra l’hypothèse freudienne de l’impact du désir
de l’Autre sur le petit autre, et le précise : la position initiale de
l’enfant dépend d’abord de la place qu’il a dans le fantasme de
qui le désire. Les « Notes à Jenny Aubry » restent d’actualité,
car il est possible de mettre à la place de qui Lacan appelle mère
« quiconque qui porte un intérêt particularisé » à l’enfant, et
à la place du père quiconque qui accepte de donner nom à
cet enfant. Lacan y traduit les catégories du scénario œdipien,
la mère et le père, en termes de désir (mère) et de nomination
(père), ce qui empêche d’affirmer la nécessité de la présence d’un
homme-père et d’une femme-mère dans la réalité. L’enfant issu
de, et arrivant dans toute configuration familiale – remarquons
que dans lesdites notes Lacan parle du couple familial et non
parental – peut, pas toujours pour le meilleur, s’y loger. Sera
déterminante la « façon dont se sont présentés les désirs chez
le père et la mère », c’est-à-dire la façon « dont ils ont effec-
tivement offert au sujet le savoir, la jouissance et l’objet a 5».
Quoi qu’il en soit, l’enfant se trouve toujours seul en prise
avec le fantasme parental, et livré à la tuché, la bonne rencontre,
y compris avec le langage.
Autrement dit, au-delà des contingences familiales, et quelle
que soit la configuration dans laquelle se trouve l’enfant, la
charge de l’analyste est de repérer comment le symbolique, qui
n’est ni le droit, ni les lois, ni l’état de fait, se transmet et se
partage. Comment la jouissance, qui est de corps, du réel, sans
loi ni adresse, peut-elle être limitée et se réguler ? Comment les
interdits fondateurs de l’humanité, avec leurs cortèges de droits
et de devoirs ordonnant les liens sont-ils intégrés ? Comment
l’hétéros, le non-identique, peut-il apparaître via une autre diffé-
rence que celle, paradigmatique, de la différence des sexes ?

5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un Autre à l’autre,


Paris, Le Seuil, 2006, p. 332.

162
Malaise dans la civilisation

CE QUI CHANGE
Lacan a très tôt remis en cause l’œdipe freudien qui « ne
saurait tenir indéfiniment l’affiche 6 », et il l’a désigné comme
étant un « rêve de Freud ». Dans son Séminaire sur L’envers de
la psychanalyse (1969), il l’interprète comme le désir de Freud
de « sauver le père 7 », c’est-à-dire comme un fantasme hysté-
rique. Dans ce Séminaire, où Lacan met en place le champ de la
jouissance qui orientera tout son dernier enseignement jusqu’à
sa mort en 1981, il propose le terme de « champ lacanien » pour
nommer justement ce qui échappe à la perspective œdipienne
et au domaine du Nom-du-Père, mais qui est de l’ordre du réel
et de la jouissance.
Puis, dès 1975, il réduit la fonction paternelle à une fonc-
tion de nomination, un dire qui nomme 8. Le langage, respon-
sabilité de tous, y est père de chacun et engendre le sujet, fils
et fille du discours.
Un pas de plus à partir du Séminaire XX, Encore, où Lacan
introduit une perspective tout autre pour aborder l’être sexué
du sujet en s’appuyant sur des quantificateurs logiques qui
permettent de formaliser les modalités aristotéliciennes de l’uni-
versel et du particulier. Il fait correspondre la position phallique
à un universel ayant cours pour tous les membres d’une classe,
et la position féminine à une modalité du particulier qui fait
exception à cet universel. Lacan l’appelle le « pas-Tout ». Cela
lui permet d’articuler une position spécifiquement féminine,
à côté de la position phallique, qui laisse place à une posi-
tion maternelle pas-toute phallique. Cette reconnaissance du
pas-tout phallique a des conséquences dans le lien à l’enfant,
libéré d’être en place de phallus plus ou moins suffisant.

6. J. Lacan (1960), « Subversion du sujet et dialectique du désir dans


l’inconscient freudien », dans Écrits, op. cit., p. 813.
7. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de la psycha-
nalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 159.
8. Il faut lire à ce propos le développement que fait Colette Soler dans
« Nomination et contingence », Champ lacanien, n° 3, La parenté : filia-
tion, nomination, 2006, p. 13-19.

163
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Enfin, les derniers séminaires, RSI, et surtout Joyce le Sinthome,


proposent avec la perspective borroméenne des solutions de
nouage singulières à chacun, le Nom-du-Père devenant un
nouage comme un autre, d’abord formation de l’inconscient
implicite dans le nœud à trois, puis fait de structure dans le nœud
à quatre. L’œdipe n’est plus seulement, comme pour Freud, un
remède iatrogène qui permet la civilisation, non sans malaise, et
qui porte dans sa fonction normative ses déterminations patho-
gènes, mais il est lui-même un symptôme particulier 9. Seule la
question du manque demeure universelle et intemporelle, les
réponses que chaque sujet y construit sont singulières.

… PLUS QUE DEUX


Freud a eu recours à la bisexualité pour tous pour écarter le
sexe, la sexuation, dirait Lacan, du naturalisme. Lacan va plus
loin, il fait l’hypothèse d’un troisième sexe qu’il évoque dans
les leçons 4, 5 et 7 du Séminaire inédit : « La topologie et le
temps ». Lilith en est l’image biblique, répudiée par Adam et
remplacée par la soumise Ève.
À partir de trois, le décompte est sans fin. C’est ce à quoi l’on
assiste actuellement, une implosion de la sexualité qui se décline
jusqu’à l’indétermination genrée. Alors pour conclure provisoi-
rement, je fais retour vers la question du départ : à quoi sert la
psychanalyse ? Entendre, dans le désordre où les « nouveaux »
patients naviguent aussi seul qu’Ulysse mais parfois sans objectif,
leur dire singulier à extraire de leurs dits, qui signale la part qu’ils
mettent de jouissance et de fantasme, et à partir de là, se laisser
enseigner sur les nouvelles réponses au réel qui ne soient pas celles
qui consistent à passer du père au pire.
Le discours psychanalytique est appelé à répondre en ne
reculant pas devant ce qui en est l’efficace, le désir de l’analyste.

9. S. Aparicio, « Considérations lacaniennes sur le déclin du père »,


Champ lacanien, n° 2, Psychanalyse et politique/s, 2005, p. 37-46.

164
Annick Petraud-Perin

Père certain, mère incertaine

« L’ensauvagement travaille à déciviliser notre rapport au


langage » : cette citation d’Aimé Césaire vient en écho à celle
de Montesquieu « Prolem sine matre creatam 1 ».
Le mythe d’Érichthonios raconte cette venue au monde
de l’enfant né sans mère, où lors de la querelle des dieux,
Poséidon et Athéna s’affrontèrent. Chthonios, fils de la Terre,
est le produit du brin de laine, avec lequel la vierge poursuivie,
Athéna, essuya sur sa jambe le sperme du dieu et le jeta par terre.
À la terre l’enfantement, à Athéna le soin d’élever l’enfant
nommé Érechthée et d’en faire son protégé.
Au Ve siècle, les céramistes athéniens représenteront le
nouveau-né présenté à Athéna pour qu’elle le reconnaisse.
Érichthonios descend d’Athéna comme on peut descendre
d’une vierge rebelle à l’enfantement par la médiation de la terre.
Si le père est certain et la mère incertaine, quelle pensée peut
conduire le travail de clinique psychanalytique ? Et comment
le dire ?
Il s’agit d’un adolescent de 15 ans au moment où je le
rencontre. Il fréquente un établissement d’apprentissage

Annick Petraud-Perin, psychanalyste, Association lacanienne internationale


(ALI), Paris.
1. « L’enfant né sans mère » : Montesquieu a mis cette épigraphe, tirée
d’un vers d’Ovide (Métamorphoses, II, 553), en exergue de son Esprit
des lois, pour marquer qu’il n’avait pas eu de modèle.

165
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

professionnel. À la suite de difficultés dans cet établissement,


ses parents me demandent un rendez-vous. Le garçon vole, son
entourage remarque qu’il est souvent comme absent, comme
ailleurs.
Le père pense qu’il serait très bénéfique pour son fils qu’il
puisse parler de ses embarras, dire ce qui ne va pas pour lui. Il
évoque avec réticence une consultation antérieure qui ne lui a
pas convenu. Rien, à ce qu’en disent les parents du garçon, ne
permet d’entendre les difficultés actuelles.
L’adolescent est réticent. Il a l’accord de son père pour
entamer un travail mais demande une semaine pour réfléchir,
puis il accepte.
Il parle difficilement, cherche ses mots et l’expression
« comment ça » débute chacune de ses phrases. Il a des projets
d’avenir, de logement… Se loger semble important pour lui : se
loger dans la parole, y avoir son heim son lieu d’énonciation ?
Évidemment cela lui est difficile. Il ne peut parler de lui, aussi
rapporte-t-il « les bruits » qui courent dans son établissement
scolaire.
Après chaque question de ma part, il rit. Puis il oublie
de venir, ou arrive très en avance, ou je le découvre dans la
salle d’attente, ou il arrive avec un « copain » qui lui dit : « Du
courage ! » Il a une petite amie, une « moitié » algérienne dont
son père ne dit trop rien ; sa mère y est opposée.
Sa mère veut qu’il l’accompagne et il en a marre de porter
les paquets, « un pigeon », c’est ainsi qu’il se dit.
Deux jours plus tard, sa mère arrive, submergée par les diffi-
cultés actuelles. Lui qui était si gentil, si soumis autrefois, sans
problèmes à la maison, répond à son père et à sa mère, vole de
l’argent en utilisant la carte bleue qui est rangée à portée de
main et dont il possède évidemment le code.
À mes questions, elle évoque la naissance du garçon et le
secret familial, tu jusqu’à présent et dont je retrouverai la trace
dans la lettre qui me parviendra de la précédente consultation.
Le garçon est un des enfants de sa sœur : c’est une
« clocharde » qui a des enfants « à droite à gauche » qu’elle
abandonne. Il a été recueilli par elle à trois jours et reconnu

166
Père certain, mère incertaine

par le père qui tenait à cet enfant. Elle a toujours essayé d’aider
sa sœur ; celle-ci est partie à 15 ans de chez ses parents, s’est
mariée, a eu un enfant qu’elle a abandonné à 1 an. Elle a
travaillé comme aide-soignante dans un hôpital, mais à présent
elle boit, erre, fréquente des boîtes de nuit, a des aventures,
des enfants. Une des filles a été adoptée et connaît sa famille
maternelle dans laquelle elle est reçue.
Cette femme s’est donc occupée du garçon, a rencontré
le père venu à la naissance. Ils ne se sont pas mariés tout de
suite. Elle a fait « un essai », selon sa propre expression, lors
des premières années de l’enfant. Et c’est comme si la période
d’incertitude précédant la conception, qui tient certaines
femmes jusqu’à ce qu’un « caprice de l’Autre » se manifeste et
les fasse concevoir, s’était retrouvée pour elle après la naissance.
Cette femme et le père de l’enfant ont caché l’identité à la fois
de la mère et de la femme du père. C’est ainsi qu’ils se sont
présentés au centre de consultation précédent qui fait état de
son embarras.
« Cet enfant, né en 1973, a été vu pour la première fois au
centre à 7 ans, en 1980, et a été suivi jusqu’en 1982. Pendant
ces deux ans, notre action n’a pu être que limitée étant donné la
structure particulière de la famille : en effet, celle-ci a tout fait
pour préserver un secret situé autour de l’identité de la mère
de l’enfant. Elle était cependant le nœud d’un conflit entre le
père et une femme vivant au foyer qui passait pour la tante
du garçon. Pris dans ce conflit familial, le garçon n’avait pu
établir qu’un faible aménagement défensif devant ses pulsions
agressives très violentes qui faisaient irruption à tout moment,
car il considérait toute personne étrangère comme un ennemi.
« Les mécanismes projectifs étaient présents dans cette
famille, le père méconnaissait les difficultés de son fils et
rendait responsables les enseignants de la situation scolaire
dans laquelle il se trouvait. Il nous avait semblé que le garçon
présentait en fait une structure psychotique et qu’il aurait pu
bénéficier d’un séjour à l’hôpital de jour, ce que le père a refusé
catégoriquement.

167
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

« Il avait évolué sur le plan des acquisitions scolaires et


il nous semblait moins déprimé. Il a disparu brusquement,
emmené par son père qui quittait le domicile familial pour aller
vivre avec la nièce de la femme qui passait pour être la mère du
garçon. Nous n’avons plus jamais eu de nouvelles. »
Ce garçon a donc une mère de naissance qui ne figure pas
dans son acte de naissance, seul le père l’a reconnu, et une mère
actuelle, femme de son père, sœur de sa mère.
Pendant longtemps, raconte l’adolescent dans ses séances,
on lui a fait croire que la « parente éloignée » âgée, chez qui
il logeait avec son père, était sa mère. Cette femme, selon lui,
« buvait et était méchante ». Puis à l’âge de 5 ans, on lui a fait
voir sa mère en lui disant que c’était sa tante.
Ce n’est que quelque temps après qu’on lui a raconté l’his-
toire de sa mère – une clocharde – et de ses demi-frères et
sœurs. Le statut de sa tante, mère actuelle, est resté pendant
tout ce temps dans le flou. Elle apparaît comme une espèce de
mère occulte, comme une mère que l’on ne nomme pas, qui
brouille les cartes, qui ne se prononce pas vraiment. Elle cache
la folie de la mère, folie qui ne se dit pas, qui se camoufle sous
la clocharde, celle qui n’a plus de lieu, qui est sur le trottoir,
qui erre, qui abandonne, dont les rencontres sont mauvaises,
qui ne cesse de chuter.
L’adolescent, en même temps qu’il raconte cela, a de grands
temps d’absence, de vide, il « s’absente de penser », selon lui. Il
se plaint que ses parents fouillent constamment dans ses affaires.
Ils l’ont surpris en train de verser une poudre blanche dans la
tisane pratiquement sous leurs yeux, poudre blanche dont ils
ont trouvé un sachet sous son lit, comprimés de somnifères
écrasés donnés par un copain. Il vole de l’argent, une montre,
pour faire des cadeaux à l’amie algérienne.
Sa mère s’affole, elle ne peut arrêter les vols, ferme les tiroirs
où la carte bleue et code sont là offerts. « Il sera fou comme
sa mère » : elle ne pourra rien faire de cet énoncé-là – maladie
héréditaire, dit-elle –, quelque chose d’inexorable, d’inscrit
dont personne n’est responsable.

168
Père certain, mère incertaine

Elle arrête d’ailleurs là ses rendez-vous. Le garçon est averti


la veille. Lui et sa famille quittent momentanément Paris suite
à des bruits dans l’immeuble qu’ils habitent, bruits consécutifs
à des travaux. Ils reviendront plus tard et le garçon travaillera
dans l’entreprise en bâtiment de son père.
Comme pour la précédente consultation, ils partent
brusquement.
Comment se loger au lieu de l’Autre si le premier Autre,
la mère, est à ce point incertain ? Comment se loger, pour
reprendre les propos de C. Melman, « sans être exposé au regard,
sans être exposé aux bruits de l’Autre et cela avec légitimité ? »
Pourquoi élever un enfant de sa sœur est-il à ce point
innommable, pour cette femme sinon parce qu’est innommable
la folie dont il est issu. Le secret est dans la naissance même du
sujet, non pas dans ces zones d’ombre qui permettent à un sujet
de se tenir. Car il y a eu non-reconnaissance, pas d’adoption,
quelque chose comme un effacement, une femme s’efface au
profit d’une autre, mais pas n’importe laquelle, sa sœur.
La figure de Léonard de Vinci ne peut-elle être évoquée ici,
les deux mères, Marie et Anne, naissance illégitime et stérilité
de sa belle-mère ? Ce qui est aussi le cas de l’adolescent, la belle-
mère n’a pu avoir d’enfant du père du garçon.
Seulement Léonard de Vinci en avait le souvenir, fût-il de
couverture. Le garçon, lui, n’a pas su qui était sa mère ; des
femmes, sa grand-mère, sa grand-tante, se sont chargées de
lui, non pas en occupant la place de la mère absente, mais en
laissant absente la place de la mère. Son père avait la volonté de
ne pas l’abandonner. L’abandon est dans le discours même que
lui tiennent sa grand-mère, sa tante, son père aussi.
C’est la mère réelle qui fait question, dans son réel même.

169
Martine Lerude 1

« La légalité œdipienne » :
un second tour du symbolique ?

Si Œdipe apparaît tardivement dans l’œuvre de Freud, son


succès pourtant se généralise et se banalise dans la seconde
moitié du XXe siècle bien au-delà du champ de la psychanalyse.
Il appartient dorénavant à la langue ordinaire, à une vulgate
psychologique de gros bon sens où justement il perd… son sens.
Lacan lui a donné sa dimension structurale, réduisant ainsi les
représentations imaginaires tant mythiques (« l’historiole de
Sophocle ») que celles plus abêtissantes du papa et de la maman.
Pour qui travaille avec les enfants, la configuration
œdipienne, loin d’être dépassée, reste un outil de repérage qui
permet d’articuler les trois termes choisis par Lacan pour définir
et distinguer les catégories du manque. Les termes en sont
connus : frustration, castration, privation. Chacun d’eux isole
le manque selon son versant imaginaire (la frustration), symbo-
lique (la castration) ou réel (la privation). Le glissement d’une
dimension à l’autre relève d’une dynamique propre à chaque
sujet avec ses points de fixation (de coinçage si l’on se réfère
au nœud) particuliers. Celle-ci dépend du rapport aux Autres
réels incarnés par les parents, de l’effectivité de la fonction

Martine Lerude, psychiatre, psychanalyste, Association lacanienne inter-


nationale (ALI).

171
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

paternelle, c’est-à-dire du nom du père, du rapport singulier à


lalangue ; puisque c’est dans lalangue elle-même que s’inscrit la
perte fondamentale, l’impossible de tout dire. Bien que le terme
de castration, tel que Freud l’employait, puisse paraître un peu
démodé (on ne menace plus aujourd’hui les petits garçons de
leur couper leur précieux organe) ou trop caricatural, il garde
néanmoins dans la théorie analytique sa noblesse d’opération
symbolique fondamentale.
Dans le Séminaire La Relation d’objet (1956-1957), Lacan
se donnait comme visée d’aborder le rapport premier primitif
« entre l’enfant et l’objet maternel primordial », et cela « bien
avant que l’enfant ne soit installé dans la légalité œdipienne »
(Leçon IV).
Ce « bien avant que l’enfant ne soit installé dans la léga-
lité œdipienne » est venu faire écho à des constatations de ma
clinique avec les enfants : constatations empiriques certes,
que je formulerai ainsi : ce temps d’installation dans la légalité
œdipienne peut être long (dépasser l’âge classique de l’œdipe
5-6 ans), il peut s’effectuer par petites touches successives, être
provoqué par des événements contingents, ou au contraire être
reporté du fait de la survenue d’événements contingents. Et ce
n’est pas sans surprise que j’ai pu constater que cette installa-
tion dans la légalité œdipienne pouvait se mettre en place après
bien des manifestations symptomatiques inquiétantes. Il y a
aujourd’hui une clinique de la frustration, une clinique des
affects et de l’impuissance des parents qui déborde la petite
enfance et qui s’installe dans le temps pour certains enfants de
manière douloureuse et bloquée.
Ce mot de légalité, que l’on retrouve dans plusieurs leçons
de ce Séminaire, m’a paru intéressant à relever parce qu’il semble
impliquer – c’est la lecture que je propose – l’hypothèse d’un
second temps du symbolique dont l’opérabilité aurait été en
quelque sorte déplacée ou suspendue. Non parce que le symbo-
lique aurait perdu son effectivité ou qu’il se serait « amolli »,
mais parce que la mise en place de ce second temps aurait été
retardée, déplacée pour des raisons qui relèvent de l’intrication
complexe du social, de la place de l’enfant dans notre société et

172
« La légalité œdipienne » : un second tour du symbolique ?

de la singularité du développement subjectif, que je vais tenter


d’interroger.

QU’EST-CE QUE LA LÉGALITÉ ŒDIPIENNE ?


Le scénario œdipien rend compte de la manière dont l’en-
fant advient, en tant que sujet du désir, sur la scène familiale :
il y advient en tant que sexué (rappelons que l’œdipe a pour
corollaire la découverte par Freud de la sexualité infantile). Ainsi
le complexe d’Œdipe consiste en une configuration symbo-
lique qui ordonne des places : celle de l’enfant par rapport
à ses parents, à la fratrie, à la chaîne des générations ; cette
configuration singulière va lui permettre de s’identifier (selon
différentes modalités) et de subjectiver sa position sexuée. C’est
au scénario de l’œdipe, écrit Lacan, que le sujet sexué va se
déterminer et trouver les voies de ce qu’il doit faire en tant
qu’homme ou femme 1. « Le complexe d’Œdipe, dit Lacan,
comprend toujours la notion de la loi. Il se situe au niveau de
la dette symbolique instituée par la castration qui concerne un
objet imaginaire, le phallus 2. »
Ainsi que l’a souligné Lacan, le recours au mythe est
toujours articulé à la question de l’impossible : la différence
sexuelle comme la différence de génération sont irréductibles 3,
impossibles à combler, de la même manière qu’il est impos-
sible de rendre compte de la pure contingence de l’origine
(pourquoi cette mère-là ? Ce père-là ?) ; même si la question

1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts


de la psychanalyse, leçon du 27 mai 1964 : « Les voies de ce qu’il faut
faire comme homme ou comme femme sont entièrement abandonnées
au scénario qui se place au champ de l’Autre, c’est-à-dire au complexe
d’Œdipe. »
2. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet,
Paris, Le Seuil, 2021.
3. Si l’on peut, grâce aux technosciences, changer le genre, grâce à
l’évolution de la loi changer l’identité, la différence sexuelle inscrite
dans les chromosomes reste à ce jour irréductible.

173
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

est repoussée au niveau des cellules germinales (pourquoi ce


spermatozoïde-là ? Ou cet ovule-là ?), c’est une question qui
bute sur l’inconnu irréductible/das Unerkanntes, point d’opa-
cité, point d’impossible que Lacan nomme « réel » ou encore
Das Ding. En réponse à ces points d’impossible, le sujet met en
place le fantasme et les théories sexuelles infantiles.
Dans la formulation légalité œdipienne (on peut aussi
entendre l’égalité qui indique si bien la pente actuelle des rela-
tions parents/enfants), il y a la loi : loi de l’œdipe, loi de la
castration, loi du père, qui sont autant de formulations consa-
crées qui relèvent de la doxa psychanalytique.
Mais il y a aussi la loi générale, sociale, en tant qu’elle règle les
rapports humains, le domaine collectif. D’être qualifiée d’œdi-
pienne, la légalité articule la loi générale de la cité – autrement dit
la restriction de jouissance nécessaire pour pouvoir vivre ensemble
– à la singularité subjective – autrement dit à la configuration
œdipienne singulière de chacun qui détermine symboliquement
sa place et son rapport aux autres et à l’Autre. S’il me semble plus
délicat d’utiliser le terme de castration à cause de l’imagerie qu’il
suscite, celui de restriction de jouissance nécessaire me semble
plus pertinent, plus précis aussi. Celle-ci (qu’on l’appelle castra-
tion ou restriction de jouissance) était classiquement mise à la
charge du père, du père réel pour Lacan, défini comme agent de
la castration 4, c’est-à-dire comme agent de la restriction opérée
sur la jouissance d’un objet imaginaire, c’est-à-dire le phallus. Si
l’on se réfère à la dialectique imaginaire mère enfant phallus, tout
enfant est amené à déchoir de cette place de phallus imaginaire
pour se compter un parmi d’autres, entrer dans la ronde des
échanges, y compris celle de la cour de récréation.
La légalité œdipienne intervient dans le Séminaire cité au
moment où Lacan tient à distinguer le prégénital du préœdi-
pien. Le préœdipien est en quelque sorte la lecture rétroactive du
prégénital avec l’œdipe, c’est-à-dire une fois l’œdipe mis en place.

4. C’est le père réel qui est l’agent de la castration (opération symbo-


lique) qui porte sur un objet imaginaire, le phallus.

174
« La légalité œdipienne » : un second tour du symbolique ?

Lorsque Lacan établit le tableau articulant les trois catégo-


ries du manque : frustration, castration, privation, il donne la
place centrale à la castration. L’enfant « bien avant qu’il ne soit
installé dans la légalité œdipienne », c’est l’enfant coincé dans
la frustration, selon le versant imaginaire du manque. Ce qui
n’est pas sans écho avec la clinique ordinaire des consultations.
Comme si la frustration, décrite abusivement (selon Lacan)
par des auteurs en 1954 5 – les auteurs de La relation d’objet –,
occupait dorénavant le premier plan. Frustration qui n’est pas
sans lien avec cette tendance à l’égalité œdipienne qui efface la
disparité des places et qui met, au nom de l’amour et du bien de
l’enfant, les enfants en position symétrique à l’égard des adultes,
produisant ainsi une sorte d’indistinction des places, validée,
portée par le discours social. Ce qui donne lieu à une clinique
de la frustration et des affects (colères, angoisse, tristesse) côté
enfants et du désarroi côté parents.
Pour Jean-Pierre Lebrun, la frustration occupe le terrain
de cette clinique parce que l’opération de restriction de jouis-
sance n’est plus soutenue par le champ social, et parce que les
parents se veulent aimants, compréhensifs, soutenants. Je dis
« les parents » car il y a souvent une substitution de l’un par
l’autre, voire une compétition (d’où la nouvelle expression en
usage de « fonction parentale »).

PAUL, 6 ANS
À partir de quelques fragments de la cure d’un enfant, je
vais essayer de développer cette hypothèse d’un deuxième tour
du symbolique.
Paul a 6 ans lorsqu’il vient consulter ; il est l’aîné d’une
fratrie de deux. Inventif, créatif, il dessine remarquablement
et raconte des histoires extraordinaires, mais il n’apprend pas à
lire (il est en cours préparatoire) et se tient à l’écart des autres

5. Ouvrage dirigé par Maurice Bouvet, publié en 1954, à partir duquel


Lacan élabore une virulente critique et fonde son Séminaire La relation
d’objet. M. Bouvet, La relation d’objet, Paris, Puf, 2006.

175
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

enfants. Plusieurs fois il a dit à ses parents qu’il voulait mourir ;


très angoissé, il parle de la mort et résiste au sommeil. Crises de
colère, refus de s’alimenter, insomnie, la vie familiale est devenue
particulièrement difficile. Ses parents attentifs, soucieux, s’in-
quiètent de sa fuite dans l’imaginaire et de ses difficultés d’ap-
prentissage. Deux événements sont à noter : la naissance d’une
petite sœur trois ans plus jeune, et le décès brutal d’une voisine
avec son fils du même âge que Paul, un mois avant l’entrée au
cours préparatoire.
Pendant les premières semaines de séances, Paul raconte
des histoires sans fin, sans adresse, dans lesquelles cohabitent
sorcières, dragons et dinosaures, et il dessine à profusion. Ses
dessins sont remarquables, mêlant imaginaire fantastique et
détails humoristiques. Le thème de l’oralité y est décliné de
nombreuses façons, mais quelle que soit l’histoire, tout finit
toujours par une catastrophe qui engloutit le monde joyeux
qu’il avait d’abord dessiné. En séance, j’introduis des coupures,
j’impose ma présence et je lui demande de s’adresser à moi. J’in-
terromps le déploiement imaginaire, j’interroge ses multiples
références savantes qui remplissent ses histoires.
Sur mon bureau, il y a un jeu de solitaire, bel objet chatoyant
venu de Madagascar, auquel Paul va s’intéresser et qui va servir
en quelque sorte d’étayage à ce que j’appelle ce deuxième tour
du symbolique. Si Paul n’apprend pas à lire et s’absente menta-
lement de l’école, il va néanmoins investir ce jeu de réflexion.
Ce jeu est composé d’un plateau en bois arrondi, son bord est
sculpté et sa surface est creusée de trente-sept cavités, petites
cases remplies par des billes colorées qui attrapent la lumière et
qui sont douces au toucher. Le jeu de solitaire n’a pas d’adver-
saire (comme son nom l’indique), et il n’a ni gagnant ni perdant.
Le jeu consiste à enlever les billes (selon une règle donnée) de
telle sorte qu’il n’en reste plus qu’une seule au centre, ou le
moins possible à la fin de la partie. Il met en place un cadre,
des règles de déplacement et de retrait des pièces (soit des
combinatoires et il en existe des millions), et en appelle à une
stratégie. Il y a, d’une partie à l’autre, de multiples possibilités,
mais l’enfant est seul à jouer, sous mon regard. Le cadre est

176
« La légalité œdipienne » : un second tour du symbolique ?

fixe, la règle aussi, mais les possibilités sont infinies (Leibniz


s’y est intéressé car ce jeu était fort à la mode en son temps) 6.
Ce jeu va devenir un rituel de début de séance et permettre
à Paul d’inscrire à la suite, sur la feuille de papier, un cadre
à l’intérieur duquel il dessine. Il borde ainsi ses productions
imaginaires et ses angoisses de destruction. S’il essaye d’écrire
quelques mots, chaque lettre devient un dessin en soi, telle une
enluminure de manuscrit : le G devient une mâchoire, le N un
tuyau de cheminée avec une fumée ; chaque lettre raconte une
histoire et prend la valeur d’un nouveau récit dans le récit à
peine ébauché. La lettre n’est pas un élément de pur non-sens,
qui doit s’associer à d’autres pour produire un mot ; c’est un
dessin riche de sens et de fantaisies multiples. La lettre, ainsi
« significantisée » (pardon pour ce barbarisme qui indique sa
transformation en signifiant) rend la lecture impossible, et pour
apprendre à lire, Paul devra renoncer à l’imaginaire de chaque
lettre, ce qui est une restriction de jouissance.
En reprenant ses dessins à la suite, sur une durée de six mois,
je suis frappée par les surgissements de la dimension phallique
et de la différence des sexes en relation directe avec la mise en
place progressive du cadre de la loi telle qu’elle est produite
dans le jeu du solitaire.
Le travail avec Paul consista pour une part en un travail
de réduction et d’encadrement de l’imaginaire, travail qui s’est
élaboré par petites touches successives (la répétition du jeu du
solitaire) grâce au transfert de Paul et au transfert de ses parents.
Les parents ont eux aussi bougé par petites touches successive
(j’y insiste car ce n’était pas une prescription comportementaliste
mais la réalisation de la souffrance de leur enfant), ils ont mis
une limite à la profusion imaginaire de leur fils et à leur propre
émerveillement : la restriction de jouissance semble avoir, dès

6. J’ai été surprise par la manière dont les enfants s’emparent réguliè-
rement de ce jeu. Le signifiant « solitaire » est important car l’enfant y
joue seul en présence de l’Autre qui ne sait rien des déplacements qu’il
va choisir.

177
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

lors, été portée par la fonction paternelle 7 qui, grâce au transfert,


aurait enfin trouvé enfin son opérativité.

HYPOTHÈSES
Quel est le rôle de ces deux événements contingents, la
naissance de la petite sœur lorsqu’il avait 3 ans puis la mort de
la voisine avec son fils ?
Leur enchaînement temporel aurait-il renvoyé Paul à ce
point de commencement, de détresse originaire (Die Hilflosig-
keit de Freud) ? La fixation à l’oralité dévorante devenant alors
son seul recours ? Car non seulement il n’était plus le beau
phallus maternel (il avait été remplacé par la petite sœur) mais
les enfants aussi pouvaient mourir. L’imaginaire encouragé par
les parents admiratifs de ses productions fut-il son recours ?
Cet imaginaire envahissant, proliférant, faisait de lui un enfant
« extraordinaire » qui restait enclavé dans la dialectique mère/
enfant/phallus : d’abord identifié au phallus imaginaire, il ne
cessait de choir avec douleur de cette place qu’il essayait de
reconquérir par ses productions magnifiques, comme si l’in-
vestissement du dessin lui permettait de maintenir son premier
fantasme de non-séparation (c’est une hypothèse). Le dessin
est-il une formation réactionnelle qui répond à la demande de
l’Autre ? Ou une sublimation, un détournement de la pulsion ?
Ou encore une manière d’être ailleurs ?
Comme le remarquait F. Dolto, la névrose infantile
peut donner des symptômes graves inquiétants qui peuvent
évoquer la psychose. Symptômes qui peuvent aussi disparaître
comme par enchantement avec la mise en place « de la léga-
lité œdipienne », autrement dit de la castration, autrement dit
encore de la restriction de jouissance.
Ce qui me frappe, que ce soit à propos de ce cas ou d’autres,
c’est qu’il semble qu’il faille plus de temps aujourd’hui pour

7. J. Lacan, Séminaire du 16/06/1971 : « Le nom du père, si c’est un


nom qui a une efficace, c’est précisément parce que quelqu’un se lève
pour répondre. »

178
« La légalité œdipienne » : un second tour du symbolique ?

arriver à ce point d’entrée dans la légalité œdipienne. Comme si


l’œdipe, en tant qu’opération symbolique qui légalise la structure
déjà mise en place par le fantasme et l’articulation pulsionnelle,
intervenait avec décalage selon une temporalité extensive, laissant
l’enfant en désarroi avant que la référence phallique ne trouve
son pouvoir d’organisateur symbolique. Comme si quelque chose
du scénario œdipien (pourtant déterminé et déjà là) n’avait pas
encore trouvé son effectivité symbolique.
Les parents de Paul avec l’appui trouvé dans la thérapie,
avec leur transfert, se sont autorisés à limiter l’efflorescence
imaginaire : ils ont – c’est mon hypothèse – rendu effective la
fonction paternelle, et en conséquence, ils ont permis à Paul
de se compter « un » parmi d’autres.
Passer de la relation fusionnelle avec le corps de la mère ou
du père à une naissance en tant que sujet désirant, c’est bien
là l’enjeu de la légalité œdipienne qui fait de l’enfant du même
coup un sujet social. On a beau dire que l’Œdipe est une vieille
histoire freudienne, les enfants ne cessent de nous rappeler
que leur place de sujet désirant nécessite une parole venue de
l’Autre qui fasse acte de reconnaissance et qui les inscrive dans
une configuration symbolique qui prend en compte le réel.
L’Œdipe reste, pour les analystes d’enfants, une opération
symbolique structurante pertinente pour le sujet et décisive
pour son inscription dans la collectivité.
Dans sa conclusion au congrès de 1967 : « Enfance aliénée »,
Lacan affirmait : « Toute formation humaine a pour essence et
non pour accident, de réfréner le jouissance. La chose nous
paraît nue, et non plus à travers ces prismes ou lentilles qui s’ap-
pellent religion philosophie voire hédonisme, car le Principe de
Plaisir, c’est là le frein de la jouissance. » Cette phrase, souvent
citée par J.-P. Lebrun, rappelle que la limitation de jouissance
ne relève ni d’un choix philosophique ni d’une conviction reli-
gieuse ni d’une contingence historique mais de l’essence même
de notre humanité.
Le champ social pourrait proposer une autre lecture de la
symptomatologie de Paul : Paul serait un enfant à haut potentiel
intellectuel, un enfant Zèbre, et ses difficultés d’apprentissage
et de comportement masqueraient son haut QI.

179
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Une certaine psychiatrie pourrait le situer dans le spectre


autistique, en fonction des symptômes (colère, tristesse, diffi-
cultés avec les autres) ou en faire un trouble de l’attention et
lui prescrire du Concerta.
Mon pari, vous l’aurez entendu, est d’un autre ordre.
On le sait, l’amour est passé au premier plan, et au nom
de l’amour de l’enfant et de la demande d’amour qui lui est
adressée, la fonction paternelle ne trouverait son efficace en
quelque sorte que dans un temps plus tardif. Aujourd’hui, si
la fonction paternelle n’est pas caduque, elle semble se jouer
non seulement cas par cas (voir Louis Sciara), mais par touches
temporelles successives dont certaines d’ailleurs peuvent s’im-
poser comme des traumas. Il faut du temps pour ça aussi !
Remarquons encore que, dans le cas de Paul et des enfants
que nous recevons actuellement, les questions sur la mort
arrivent au premier plan, sans possibilité métaphorique car elles
ne sont plus ni reprises ni supportées par les grandes fictions
religieuses collectives. Ces questions reçoivent souvent en retour
l’angoisse et le silence des adultes. C’est le cas pour Paul dont
les histoires finissent dans le cataclysme destructeur. La perte
est totale à chaque fois. Le symbolique, au contraire, reconnaît
la perte, en cerne les contours et permet au sujet de trouver
d’autres agencements que le vide de la perte radicale.
Il est des moments particuliers auxquels les enfants sont
amenés en consultation : ce sont toujours des moments qui
correspondent à des pertes et à une rupture dans la continuité
temporelle : ce sont des brèches de non-temps dans le cours du
temps, qui font événement pour le sujet sans forcément être
de grands événements : le passage en CP et l’apprentissage de
la lecture supposent cette brèche (qu’elle soit ressentie ou pas)
de non-savoir qui enclenche l’apprentissage. L’apprentissage de
la lecture implique une forme de solitude et de séparation car
« on » demande à l’enfant de faire ses preuves et de quitter l’abri
de l’Autre. Apprendre à lire, c’est d’abord se séparer de la mère
(terme générique), ce qui ne va pas sans angoisse pétrifiante
pour certains.

180
« La légalité œdipienne » : un second tour du symbolique ?

L’enfant tombé de son identification au phallus maternel


ne comprend pas tout de suite qu’on lui demande de faire
ses preuves : il ne comprend pas ce qui lui arrive. C’est un
moment de désarroi qui engage un autre tour du symbolique
et de nouvelles identifications.
C’est le temps où les symptômes explosifs peuvent envahir
la scène familiale et conduire les parents à demander de l’aide,
comme on l’a vu avec Paul.
Le symbolique, on le sait, est déjà là de toujours : il préexiste
au sujet, il peut s’écrire avec le néologisme inventé par Lacan :
lalangue qui réunit en un seul mot langage, langue et parole.
Lalangue qui inscrit ses marques sur le corps de l’enfant est à
fois collective et singulière, lieu de l’inconscient et des premières
déterminations structurales 8. Lalangue est portée par la voix des
grands Autres réels, les scansions, le rythme, la présence et l’ab-
sence. Un premier temps symbolique a été mis en place, celui de
la présence absence, celui-ci doit en quelque sorte être confirmé
par un second tour qui est celui de l’Œdipe, supporté par la
fonction paternelle, le nom du père. Autrement dit l’œdipe
vient légaliser le premier temps symbolique qui a mis en place
le fantasme.
La « légalité œdipienne » n’est pas seulement la loi du père
mais l’organisation du sens, c’est la mise en place du phallus
organisateur de la chaîne signifiante (l’orientation de la feuille,
de l’écriture, ce sens-là et pas un autre), la reconnaissance de la
différence des sexes, de la différence des générations, autrement
dit d’un réel incarné par la lettre.
Ce temps second du symbolique – l’on voudra bien admettre
une telle formulation un peu forcée – me semble souvent en
attente, reporté, comme je le disais, laissant le sujet sous le régime
de la frustration et de l’immédiateté pulsionnelle, encore incarcéré
dans le fantasme maternel. Ce sont alors les institutions collec-
tives dont l’école, les petits autres, ses semblables, qui applique-
ront la plus violente des restrictions de jouissance : l’exclusion,
voire le rejet, de celui qui ne connaît pas la règle du jeu.

8. J. Lacan, Conférence de Genève sur le symptôme, 10 avril 1975.

181
Nathalie Enkelaar

Des constructions mythiques chez l’enfant


à l’heure des Pokémon

Relisant le cas du petit Hans de Freud dans le Séminaire


La relation d’objet 1, Lacan lie la dimension symbolique à la
dimension mythique introduite par Freud dans son inter-
vention unique auprès du petit garçon 2 : « Longtemps avant
qu’il fût au monde, j’avais déjà su que me viendrait un petit
Hans qui aimerait tant sa mère qu’il devrait forcément pour
cela avoir peur de son père, et je l’avais raconté à son père. » Il
fait donc le lien entre le père du complexe d’Œdipe et le mythe
du « Il était une fois ».
Mais aussi, et surtout, cette dimension mythique, Lacan la
situe dans le discours du petit Hans. Il nomme « constructions
mythiques » l’ensemble de récits, de « fantaisies », produites par
Hans au cours de sa phobie, pour résoudre une énigme, une
contradiction : celle qui apparaît pour lui avec l’irruption de deux
éléments tout à fait nouveaux dans sa constellation signifiante,
jusque-là régie par le rapport imaginaire phallique avec sa mère,

Nathalie Enkelaar, psychanalyste, Association lacanienne internationale ( ALI).


1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet,
Paris, Le Seuil, 2021.
2. S. Freud, « Analyse de la phobie d’un garçon de 5 ans », dans Cinq
psychanalyses, Paris, Payot, 2017.

183
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

à savoir la naissance de sa petite sœur et l’éprouvé réel, dans son


corps, de l’érection – la découverte de son sexe réel.
Lacan reprend ce que Freud avait eu le génie de nommer
« théories sexuelles infantiles » (TSI), à savoir cette activité de
pensée, cet ensemble d’hypothèses les plus farfelues que l’enfant
va déployer à un moment de son développement pour chercher
à expliquer d’où il vient, comment naissent les bébés, etc.
Mais Lacan va au-delà : « Il est tout à fait certain que ce
qu’on appelle théorie sexuelle infantile, c’est quelque chose qui
se situe, si l’on peut employer ce terme, dans l’ensemble du
corps… Cette chose est beaucoup plus profonde parce qu’elle
enveloppe toute l’activité du sujet. » Lacan va parler d’« activités
cérémoniales » de l’enfant, d’« actions tout à fait irréductibles
à des fins utilitaires ». Et il nous dit que pour les comprendre,
en saisir l’importance exacte, il faut se référer à la notion de
mythe 3.
Lacan se fonde sur la conception structurale du mythe
établie par Claude Lévi-Strauss, son contemporain.
Dans la leçon du 27 mars 1957, pour définir le mythe,
Lacan dit : « C’est quelque chose qui se présente comme une
sorte de récit. Qui a un caractère de fiction. Qui a toujours un
rapport avec la vérité, qui concerne la relation de l’homme à
quoi ? Aux thèmes de la vie et de la mort, de l’existence et de
la non-existence, de la naissance tout spécialement, c’est-à-dire
de l’apparition de ce qui n’est pas encore et qui est particuliè-
rement lié à l’existence du sujet lui-même […] et d’autre part
de son sexe naturel. »
Pour se représenter son corps, son sexe, la naissance, le petit
d’homme doit en passer par le mythe.
Mais il y a un point de difficulté dans cette lecture de
la fonction du mythe par Lacan, et aussi d’intérêt : c’est la
question de l’articulation entre la dimension individuelle et
la dimension collective du mythe ; entre ce qui est produit,
inventé par l’enfant et ce qui est reçu par lui. Et qui justement
est susceptible de varier selon les époques.

3. Toutes ces citations sont extraites de la leçon 15 dudit séminaire.

184
Des constructions mythiques chez l’enfant à l’heure des Pokémon

Le mythe collectif, à la différence du mythe individuel,


traite de l’origine de l’homme et pas seulement du sujet, de
son rapport à son instrument signifiant, de l’introduction de
celui-ci dans la chaîne des choses naturelles. Or ce mythe-là,
nous dit Lacan, doit être légué 4.
Alors, qu’en est-il aujourd’hui, pour nous, de cette dimen-
sion mythique ? Chez des enfants nés dans un monde effec-
tivement marqué par des bouleversements quant à l’ordre
symbolique, c’est-à-dire pour lesquels le rapport à la nature, à
la sexualité, à la procréation, à la nomination, au langage tout
court, a profondément changé ? Bouleversements qui étaient
déjà en jachère à l’époque où Lacan parlait, et entrevus par lui.
Notamment dans le Séminaire L’éthique de la psychanalyse, où
ces questions sont très présentes.
Je propose une hypothèse.
Les enfants et les adolescents d’aujourd’hui iraient prélever
une dimension mythique, symbolique et pas seulement imagi-
naire, dans le réseau de fictions qui s’offre à eux, véhiculé par
les jeux vidéo, les mangas et Internet. En tout cas, ils se servi-
raient de ces fictions comme support, trame de leurs propres
constructions mythiques. C’est ce que je vais essayer d’illustrer à
partir de la fonction qu’a eue pour un petit patient la référence
aux Pokémon.
Quand nous disons « Internet », ou « mondes virtuels »,
nous en faisons un tout. En réalité, ce tout consiste en une
grande variété de supports, qui souvent empruntent les uns
aux autres, qui évoluent, qui ont leur histoire.
Or je constate, dans ma pratique avec les enfants et les
adolescents, qu’il y a une appétence chez eux, non seulement
pour ces images virtuelles, leur originalité, leur diversité, mais
peut-être surtout pour la fiction qui les sous-tend. Enfin,
dernier point, ces jeux, ces univers fictifs, sont presque toujours
porteurs d’une autre dimension qui les fonde : des légendes, des

4. « Nous soutenons bien que les éléments culturels d’organisation


symbolique du monde sont quelque chose qui est très précisément, de
par sa nature n’appartenant à personne, est quelque chose qui doit être
reçu… » (leçon 15).

185
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

traditions, des mythes, aujourd’hui très largement empruntés


à la tradition japonaise et, par nécessité, souvent transposés,
traduits d’une culture à l’autre.
Pourquoi insister sur la dimension contemporaine de ce
réseau fictionnel ? Parce que justement, le recours au mythe,
que ce soit pour un sujet ou pour une société donnée, se produit
toujours, semble-t-il, en réponse à un réel donné, quand celui-ci
ne peut plus être traité par les catégories en cours. C’est-à-dire
que ces fictions sont liées à ce réel dans lequel ces enfants sont
nés, en sont en quelque sorte une forme de « traitement ».

NAISSANCE D’UN MYTHE CONTEMPORAIN ?


Entrons dans le vif du sujet avec une histoire.
Satoshi Tajiri naît en 1965 à Machida, dans les environs de
Tokyo. Enfant atypique, peu sociable, il passe son temps libre
à sillonner les chemins, les champs, étangs et bois environ-
nants. Il développe une curiosité sans borne pour les insectes
qui peuplent cette nature, qu’il capture avec les stratagèmes les
plus ingénieux, puis observe, dessine, inventorie… Au point
qu’il est baptisé « Docteur » par ses camarades de classe. Cama-
rades avec qui il organise des courses de criquets ou encore des
concours de sauts de puces. Jusqu’au jour où… les premières
pelleteuses font irruption dans son terrain de jeux : l’heure du
développement urbain a sonné, lotissements en béton, centres
commerciaux et autoroutes vont modifier définitivement la
topographie de cet enfant, emportant avec eux son terrain et
ses compagnons de jeu…
C’est de cette expérience de disparition, tout à fait emblé-
matique des bouleversements de notre société postmoderne,
qu’est née, en 1996, chez Satoshi devenu jeune homme, l’idée
de créer le jeu Pokémon. D’abord jeu vidéo de première généra-
tion, qui s’est ensuite décliné en manga, dessin animé, et surtout
jeu de cartes à échanger, ces fameuses cartes stars des cours
d’écoles qu’aucun psychanalyste qui reçoit des enfants, ni aucun
parent ou grand-parent ne peut ignorer. Le nom Pokémon est
une contraction de « poket » et « monster » : il s’agit en effet de

186
Des constructions mythiques chez l’enfant à l’heure des Pokémon

petits monstres, de petites créatures fictives de poche, en partie


inspirées d’insectes ou d’animaux réels, qu’il s’agit de capturer,
de dresser, et de faire combattre entre elles. Ce sont des créatures
étranges qui ont des pouvoirs, ne parlent pas (elles ne font que
répéter leur nom), mais vivent en harmonie avec les humains.
C’est la version simplifiée…
Cette histoire m’a été racontée par un jeune patient, Mario,
petit garçon rencontré à l’âge de 3 ans, qui présentait des
phobies envahissantes, et dont l’imaginaire débordant « collait »
en quelque sorte aux images virtuelles qui formaient – j’insiste –
comme pour beaucoup d’enfants que nous recevons, son envi-
ronnement naturel. Son père était en effet lui-même un enfant
des jeux vidéo, comme beaucoup de pères aujourd’hui. Mario
est un enfant d’aujourd’hui !
Ce récit sur la naissance du mythe Pokémon, que Mario
m’apporte un jour comme une trouvaille, apparaît dans un
après-coup. Plus précisément, à l’issue d’une seconde période
de la cure, où il a entre 5 et 7 ans environ, et où le maté-
riel apporté en séance emprunte à l’univers des Pokémon.
La première période avait été dominée par des productions
imaginaires très chaotiques, à thématique de dévoration. Son
langage, sans coupure, confinait souvent à la logorrhée, avec
de nombreux télescopages de sens.
Dans cette seconde période, donc, ses productions
commencent à se structurer davantage sous forme de récit. La
dimension de l’imaginaire narratif va venir au premier plan.
Or, aussi surprenant que cela puisse paraître, le jeu Pokémon
va fournir un cadre, servir de toile de fond aux mises en récit
du petit garçon.
C’est aussi le moment où Mario va être confronté à un
élément de réalité : la grossesse de sa mère. Pour un certain
nombre de raisons, cette grossesse n’est pas parlée dans la
famille. Ainsi, Mario lance au cours d’une séance : « Ma maman
va avoir un bébé mais il ne faut pas le dire ! »
Ce défaut de nouage par la parole est un trait caractéristique
de la configuration subjective de Mario, comme les premières
rencontres avec cet enfant et sa famille me l’avaient appris. Ce
défaut frappait le sexe de l’enfant – que ses parents désignaient

187
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

maladroitement du terme « machin » –, sa généalogie, les deuils


de la famille. La nomination même de Mario avait été difficul-
tueuse. Tout cela indiquant la fragilité de l’assise symbolique
de ce petit garçon.

PETITE GRAMMAIRE DES POKÉMON

Revenons à nos Pokémon, qui vont occuper l’espace de


la cure pendant deux longues années ! Plusieurs points sont
intéressants.
1. Mario m’en parle, il m’adresse ses productions, en souli-
gnant qu’il s’agit de choses que je ne connais pas. Jusque-là,
son déploiement imaginaire me laissait souvent au bord de la
route, j’étais obligée de manifester ma présence en séance, de
l’obliger à en tenir compte. Là, il va me dessiner des Pokémon,
me faire des cartes, me raconter une foule de détails… Dans un
premier temps, assez long, tout ce qu’il m’amène a un caractère
tout à fait étranger pour moi. Je trouve ces Pokémon et leur
folklore absolument horribles, je n’y comprends rien, et j’ai
l’impression qu’il n’y a rien à comprendre ! Je suis tentée de
les rejeter d’une certaine façon, d’y voir un vulgaire avatar de
la culture de masse… Ou bien de vouloir y introduire à tout
prix des thématiques comme la différence des sexes, ou un sens
phallique, que sais-je ? Ce matériel insolite provoque chez moi
un mouvement de résistance.
2. Mario réfère ses productions à un code commun, celui de
la cour d’école, avec son vocabulaire : « C’est Enzo et Paul (avec
qui je joue). Je leur fais des cartes. Eux, ils parlent en Pokémon
(contrairement à moi… qui ne possède pas les codes), eux, ils
connaissent le vocabulaire », qui est très riche, et que Mario va
adopter, et chaque fois me traduire en quelque sorte. Ce petit
garçon est au départ extrêmement isolé, la relation à l’autre est
menaçante, en particulier dans la cour : c’était le moment le
plus difficile de sa journée d’école.
Il présentait au début une sorte de jargon, il déformait
beaucoup de mots en en modifiant une ou plusieurs lettres, et

188
Des constructions mythiques chez l’enfant à l’heure des Pokémon

surtout il remaniait les noms propres, en inventait sans cesse.


Son rapport à son patronyme était particulier : il portait le
nom de ses deux parents, comme une bonne partie des enfants
d’aujourd’hui, mais ce nom composé formait pour lui une sorte
de conglomérat, où il avait le plus grand mal à distinguer ce
qui venait des lignées paternelle et maternelle.
Là, avec Pokémon, il se réfère à des noms qui sont certes
créés, mais qui appartiennent à un code commun.
Ces Pokémon portent des noms absolument incroyables,
qui n’ont rien à envier aux noms latins dans une classification
d’insectes ou de plantes, la seule évocation de ces noms procure
à cet enfant un effet jubilatoire En voici quelques exemples :
Carapuce, Salamèche, Bulbizarre, Dracaufeu, Métamorph,
Léviathor, etc. Il y a là un plaisir lié au maniement de la lettre,
au-delà de toute signification.
3. Chaque Pokémon, outre son nom, possède une caracté-
ristique appelée son « type » (équivalent de l’espèce dans une
classification, en quelque sorte).
« Vous, vous ne connaissez pas les types ! » Je joue celle
qui ne sait pas, et vais tout au long lui demander de préciser,
d’articuler.
Il m’explique alors que les Pokémon ont des types diffé-
rents : Pokémon de types feu, eau, glace, herbe ou roche, venin,
feuille. D’autres types renvoient à la physique moderne : types
électrique, nucléaire, ou encore type spectre. Certains types
concernent les catastrophes naturelles dont le Japon est familier,
typhons, tremblements de terre, etc.
Le but approximatif du jeu apparaît : chaque enfant est un
dresseur de Pokémon (comme Sacha le héros du film) et va
faire combattre ses Pokémon avec ceux de ses camarades en leur
faisant lancer des attaques. Il s’agit de capturer les Pokémon de
l’autre, de leur enlever leurs « points de vie », et donc d’aug-
menter sa collection. Mais aussi, le plus souvent, d’échanger
simplement des cartes, d’essayer d’obtenir celles qui manquent.
Ce qui importe pour Mario est non pas tant le but – gagner,
devenir un dresseur puissant – mais le principe de fonctionne-
ment du jeu, à savoir que chaque Pokémon a un ou plusieurs
types, et que selon le rapport entre le type du Pokémon utilisé et

189
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

celui du Pokémon adverse, l’effet de l’attaque va varier. C’est exac-


tement le principe du jeu très ancien « pierre-feuille-ciseaux »,
encore appelé Shifumi (qui signifie « 1, 2, 3 » en chinois). Les
ciseaux ou la pierre ne valent pas en eux-mêmes, mais en fonction
de leur combinaison aléatoire avec l’élément de l’autre joueur :
la pierre va soit écraser les ciseaux, soit tomber dans le puits…
Ainsi, une attaque de type « eau » sera efficace sur un
Pokémon de type feu, mais pas sur un type « plante ».
Mario explique ce principe avec beaucoup de précision,
construisant un tableau des combinaisons possibles, ce qui
implique déjà l’accès à une certaine logique, et à un impossible.
4. Mario présente ce jeu plutôt comme un dispositif dont
la finalité est de fabriquer une histoire. Il insiste sur la dimen-
sion justement fictive – rappelons que fiction vient du latin
fictio : action de façonner, qui dérive de fingere, inventer. Et
cette histoire est toujours celle d’une série de transformations,
de métamorphoses (Ovide n’est pas très loin).
« C’est pour faire une histoire ! Les Pokémon, c’est des
animaux qui existent mais dans le jeu ils sont pas pareils, ils sont
inventés ! » Et tout au long il insiste sur cela : « C’est inventé,
c’est inventé », il en joue, avec sa crédulité et la mienne.
5. Mario explique que chaque Pokémon va en effet connaître
plusieurs « évolutions », exister successivement sous plusieurs
formes, représentées d’ailleurs par des cartes différentes.
Ce terme d’évolution est vraiment le plus important dans
ce jeu, pour Mario, ce qu’il va sans cesse reprendre dans des
théories où assez vite va pointer la dimension de théorie sexuelle
infantile, c’est-à-dire que l’« évolution » va venir représenter la
croissance, la transformation, la naissance.
Mario va d’emblée préciser qu’il y a une famille de Pokémon
dits « légendaires » qui, eux, n’évoluent pas, et qui émanent
directement de figures mythologiques. Il y a donc, dans la généa-
logie des Pokémon, des êtres qui se situent dans une tempo-
ralité Autre, non soumis aux lois de la temporalité humaine,
comme dans toute mythologie. Tout le matériel clinique va
graviter autour de cette thématique de l’évolution : il y a des
Pokémon qui ont des bosses qui vont pousser, gonfler ; d’autres

190
Des constructions mythiques chez l’enfant à l’heure des Pokémon

qui vont lancer des attaques avec leur pique (sortes de dard),
ou le perdre ; il y a des queues qui font de l’électricité (en parti-
culier celle de Pikachu, la mascotte des Pokémon). Certaines
homophonies, jeux de lettres avec ses propres nom et prénom
font irruption.
Comment s’articulent le caractère inouï des thèmes, leur
prolifération, le jeu et l’invention ? Il est difficile de le démêler.
Cet immense réservoir de phénomènes va renvoyer aux diffé-
rents champs pulsionnels, et à des phénomènes qui évoquent la
sphère génitale 5, notamment l’électrisation au niveau de la queue
de certains Pokémon, traduisant l’inquiétude de ce petit garçon
pour son sexe et dont il m’avait parlé dès la première séance.

DE L’INTRODUCTION DU SIGNIFIANT
DANS L’ORDRE NATUREL

En tout cas, ces récits autour des Pokémon, non seulement


sont venus nourrir de manière incroyable la curiosité sexuelle
de cet enfant, mais ont servi de toile de fond, de trame à toute
une série d’élaborations de sa sexualité, de variations dans les
différents champs pulsionnels, permettant de les organiser. Ces
champs pulsionnels au départ assez peu spécifiés, confus – des
voix sortaient du ventre, des gueules avaient des yeux – étant
venus peu à peu se différencier.
Le recours à la fiction Pokémon a introduit la dimension
mythique pour ce petit garçon. « Il y a des histoires qui parlent
de toutes ces transformations dans mon corps, de mon sexe,
mais aussi de ce qui arrive au corps de maman, de l’apparition
de la vie, de la mort, de tout ce pour quoi il n’y a pas de mots. »
Ces histoires, elles sont partagées par d’autres, elles circulent,
elles ont leur place dans la cité.
Pour ce garçon, la dimension mythique de récit faisait cruel-
lement défaut dans le discours des parents, dans ce qui lui avait

5. Notons que Lacan a des passages tout à fait essentiels sur les premières
sensations liées au phénomène de turgescence chez le petit garçon,
notamment à la fin de la leçon 17.

191
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

été légué : pas d’oracle pour annoncer les naissances, ni de


cigogne ou d’autre récit métaphorique, ni même d’inscription
dans les générations. Sa nomination même avait été problé-
matique. Il semble que tout le corps de cet enfant n’a pas été
pris dans la dimension signifiante ; il n’avait pas été nommé,
la dimension du sexe était frappée d’un interdit.
En revanche, cet enfant a reçu en partage le langage infor-
matique… et a été précocement exposé à des images sur les
écrans. Configurations que l’on retrouve beaucoup aujourd’hui
dans nos consultations.
Alors, beaucoup de questions restent entières : peut-on quali-
fier cette fiction Pokémon de mythe ? De mythe moderne ? En
a-t-il la structure ? Quelle est la part entre ce qui doit être légué
des éléments symboliques d’organisation du monde, et ce qui
peut être produit, inventé par l’enfant, voire par une époque ?
Le mythe concerne le rapport de la nature à la culture,
l’introduction de la dimension du signifiant dans l’ordre naturel,
à la fois pour le sujet, individuellement, et indissociablement,
collectivement. Rapport profondément chamboulé dans notre
contemporain.
Déjà à l’époque de Lacan, ce rapport était en profonde
mutation, sous l’effet des avancées de la science (notamment
la biologie et la physique), et dans la suite de certaines catas-
trophes du XXe siècle comme Hiroshima. Si Lévi-Strauss et
Lacan recouraient au mythe, c’était aussi pour lire ces trans-
formations profondes dont ils étaient témoins.
Dans un article de 2013 intitulé « Dissolution du sujet et
catastrophe écologique chez Lévi-Strauss », l’anthropologue
Fréderick Keck 6 situe la conceptualisation de la pensée sauvage
et mythique, chez le père du structuralisme, en réponse à un
certain réel de l’époque, notamment à ce qui était déjà entrevu
par lui d’une possible désintégration de la nature. Le mythe de
Pokémon semble particulièrement emblématique de toutes ces
questions.

6. F. Keck, « Dissolution du sujet et catastrophe écologique chez Lévi-


Strauss », Archives de philosophie, vol. 76, n° 3, 2013, p. 375-392.

192
Isabelle Debrus-Beaumont

Les théories sexuelles infantiles


sont-elles encore des repères symboliques
pour les enfants dans le monde actuel ?

En 1908, Freud écrit son article « Théories sexuelles infan-


tiles 1 » (TSI), à propos des constructions des enfants concernant
la vie, la mort et la sexualité. Ce qui les caractérise, dit-il, c’est
qu’elles sont une activité de pensée intense qui a pour fonc-
tionnement de « conjurer le retour d’événements redoutés ».
L’activité de pensée est avant tout défensive : éviter qu’un autre
vienne prendre sa place dans sa famille. Les théories s’appuient
sur le corps-érotisé, elles rendent compte d’un savoir mis en
place par le fonctionnement des pulsions. C’est un savoir du
corps.
Freud nous dit que la pensée de l’enfant va travailler comme
pulsion de recherche indépendante et il va enchaîner trois théo-
ries qui suivent son développement somatico-psychique :
– la première de ses théories consiste à attribuer un pénis à tous
les humains ;
– la deuxième est la théorie cloacale de la naissance. L’enfant
est évacué comme un excrément ou bien par le nombril ou
bien par la bouche ;
– la troisième est la conception sadique du coït.

Isabelle Debrus-Beaumont, psychiatre, psychanalyste.


1. S. Freud, « Théories sexuelles infantiles », dans Trois essais sur la
théorie sexuelle, Paris, Gallimard, 1989.

193
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Cette activité de pensée, de recherche, l’enfant la met


en œuvre parce que les réponses des parents lui apparaissent
comme une impasse sans correspondance à la passion sexuelle
à l’œuvre chez lui.
Du temps de Freud, à la question « d’où viennent les
enfants ? », les parents répondaient : la cigogne, les choux, les
roses… Aujourd’hui, on dit « la vérité » aux enfants, on ne leur
cache rien. Mais quelle vérité ? Puisqu’on sait bien qu’elle ne
peut pas se dire toute…
Je me souviens de parents complètement désarçonnés qui,
ne voulant pas mentir à leur enfant, lui avaient dit « la vérité »
à propos du Père Noël ; en rentrant de l’école, l’enfant avait
protesté : « Vous vous trompez, j’ai demandé aux copains, le
Père Noël existe et même mon camarade Mateo m’a dit qu’il
l’avait vu. »
Un enfant de 8 ans m’assure, lors de sa première consul-
tation, qu’il sait très bien comment on fait un enfant : « Un
spermatozoïde rencontre un ovule », et à ma question sur
comment se fait cette rencontre, il me répond tout de go :
« C’est très simple, on va sur une application, on se rencontre
dans un café, on se met d’accord et on va à l’hôpital. »
Ce garçon a un père et une mère, tous les deux homosexuels.
Le père, pour des raisons médicales, a fait congeler son sperme.
Au moment de leur rencontre et de leur désir d’enfant, les
parents ont écrit et signé une charte de coparentalité. Ils ont
eu recours à une fécondation in vitro. Mais rapidement ils se
séparent et ne sont plus d’accord sur le mode de garde, d’où
leur rapide passage dans mon cabinet.
La théorie sexuelle infantile de ce garçon est : application,
rencontre au café, hôpital. Mais cette réponse est aussi une
impasse pour ce garçon ; il va construire sa théorie en s’ap-
puyant sur son fonctionnement pulsionnel puisqu’il vit entre
une mère et son amoureuse et un père avec « plein d’amoureux
mais aussi une amoureuse, qui vient le voir et avec laquelle il
va se marier », pense-t-il.
Dans cet article de 1908 sur les TSI, Freud avait souligné
une autre préoccupation de l’enfant : « Quels sont l’essence et le

194
Les théories sexuelles infantiles sont-elles encore des repères symboliques…

contenu de cet état qu’on appelle être marié ? » Pour Freud, l’en-
fant se promet, de l’état d’être marié, une satisfaction de plaisir
et suppose qu’il n’y est plus question d’avoir honte. « Ce serait
là le plus important des théories sexuelles de l’enfant typique,
produites spontanément dans les toutes premières années, sous
la seule influence des composantes pulsionnelles sexuelles. »
Il s’agit donc bien d’une TSI chez ce jeune garçon, et il va
fonder sa théorie à lui sur ses pulsions : « Mon père va se marier
et ils auront beaucoup d’enfants. »
En 1923, dans « L’organisation génitale infantile 2 », Freud
revient sur les TSI : la sexualité infantile se rapproche de la
sexualité chez l’adulte, mais dans l’enfance, même si l’intérêt
pour les organes génitaux est grand, la différence réside dans
le fait que, pour les enfants des deux sexes, « il n’y a qu’un
seul organe génital, l’organe mâle. Il n’y a donc pas un primat
génital, mais un primat du phallus ».
La théorisation va donc s’appuyer sur le corps érotisé ;
elle se situe du côté de l’imaginaire ; elle est tentative de l’en-
fant de mettre en place un savoir à partir de ses pulsions, avec
les réponses reçues aux questions qui accompagnent cette
érotisation.
Lacan écrit : « Le savoir comme tel affecte, mais quoi ? c’est
la question ou l’on se trompe : il n’affecte pas le sujet… pas
l’âme non plus. Le savoir affecte le corps. Le corps de l’être
qui ne se fait être que de paroles… du fait de morceler sa
jouissance, de le découper pour en produire des chutes dont
je fais objet a 3. »
J. Bergès parle de l’imaginaire du corps dans la TSI : « Ce
qui est important, c’est la théorie, ce qui est problématique,
c’est le sexuel 4. »

2. S. Freud, « L’organisation génitale infantile », dans La vie sexuelle,


Paris, Puf, 1977.
3. J. Lacan, « Compte rendu du séminaire Ou pire », dans Autres écrits,
Paris, Le Seuil, 2001, p. 550.
4. J. Bergès, Le corps dans la neurologie et dans la psychanalyse, Toulouse,
érès.

195
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Pour Freud, parce qu’il y a pulsions dans le corps, il va y


avoir des hypothèses. Lacan amène que ce savoir qui affecte
le corps n’en est un que parce que l’être est de parole et qu’il
produit ses objets …
Donc, au moment où l’enfant construit ses TSI, c’est-à-dire à
la phase de primat du phallus, il le fait avec ses objets partiels et
il méconnaît la différence des sexes en tant qu’elle est articulée
à la fonction symbolique du phallus, c’est-à-dire articulée à la
castration et au Nom du Père.
Les TSI amènent les questions de la différence des sexes, mais
elles ne les posent pas dans les trois dimensions Symbolique,
Imaginaire, Réel. Nous sommes dans la première triangulation
mère-enfant-phallus, le phallus étant dans sa position imagi-
naire, et c’est pour cela que, dans ces théories, c’est le sexuel
qui pose problème.
Toujours dans le même article de 1923, Freud écrit : « On
ne peut apprécier à sa juste valeur la signification du complexe
de castration qu’à la condition de faire entrer en ligne de compte
sa survenue au moment du primat du phallus 5. » Et c’est au
moment du complexe de castration que l’enfant va découvrir
la différence des sexes, c’est-à-dire à partir du moment où cette
représentation d’un père est reliée à l’organe masculin. La castra-
tion va réorganiser la relation mère-enfant-phallus imaginaire en
introduisant le père comme porteur du phallus symbolique, et
elle va se réécrire dans un deuxième triangle : mère-enfant-père.
La perte devient symbolique, du fait d’être ordonnée au
phallus présent ou absent. C’est le phallus qui conditionne
l’inscription d’un sujet dans l’ordre symbolique du langage et
qui lui permet d’intégrer une identité sexuelle.
Le phallus n’est pas un organe, il n’est pas non plus un objet
partiel. C’est le phallus symbolique qui met en place la fonction
de la représentation pour un sujet. C’est cette représentation
qui va déterminer tout un travail psychique de symbolisation
de présence/absence pour chaque enfant.

5. S. Freud, « Théories sexuelles infantiles », op. cit.

196
Les théories sexuelles infantiles sont-elles encore des repères symboliques…

Pour ce garçon de 8 ans, vu deux fois seulement, comment


en est-il encore à une TSI qui le maintient dans l’imaginaire,
alors même qu’il n’a pas de symptôme avéré ? Il est dans le
langage, il travaille bien à l’école, il a un bon contact, etc.
Peut-être qu’avec sa TSI il évite la question du sexuel puisque,
précisément, le sexuel de ses parents ne correspond pas à sa
théorie, théorie qui reste du côté de l’imaginaire et que entre
son père et son amoureuse, il y a du rapport.
Par ailleurs, on sait que l’enfant va devoir renoncer à être
le désir même de sa mère, à être le phallus qui la satisferait, et
qu’il va y parvenir en se rendant compte que cet Autre incarné
par la mère désire ailleurs. Il se crée alors pour lui un écart
fondamental ; cet écart l’ouvre à la dimension du manque et
l’introduit au champ du désir de l’Autre qui va au-delà de sa
propre demande.
Dans ce cas, se pose la question de ces enfants conçus en
dehors du sexuel, en dehors du désir sexuel, que les parents ont
désirés comme on désire un objet auquel on a droit.
Cet enfant met tout en œuvre pour ne pas décevoir sa mère,
pour rester celui qui va la satisfaire, qui va la faire briller ; peut-
être maintient-il cette position imaginaire pour ne pas renoncer
à être son phallus.
En conclusion, la procréation médicalement assistée permet
de concevoir un enfant en dehors du sexuel ; elle interroge sur
ce que ce désir d’enfant implique, quand il ne peut pas être
conçu par la rencontre sexuelle entre un homme et une femme,
qui se produirait au bon moment, c’est-à-dire au moment où le
hasard – Dieu, la chance ou la malchance – vient faire de cette
rencontre un moment fécond. Quel est donc ce désir qui va
engager ces personnes infécondes, quelles que soient les causes
de leur infertilité, dans un processus médicalement lourd et
parfois coûteux pour avoir un enfant ?
Pourrait-on dire que lorsque le tiers qui intervient n’est
plus le hasard, la chance, etc., mais le médecin et ses traite-
ments – pour s’engager dans cette voie souvent longue et
douloureuse, impliquant de renoncer au désir sexuel –, l’enfant
devient un droit pour ces futurs parents ?

197
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

Selon Catherine Mathelin-Vanier, « avant tout les PMA


posent la question du désir. Mais le plus souvent c’est d’un
autre désir que les médecins tiennent compte, un désir qui ne
dit rien du désir. Il s’agirait de vouloir un objet convoité, un
objet manquant. L’enfant est prescrit par les médecins pour
guérir un désir malade […] et finalement presque produit
industriellement.
« Le problème posé ne semble pas être simplement en lien
avec le type de PMA, ni avec le type de familles auxquelles les
PMA s’adressent, mais plutôt à la façon dont elles sont propo-
sées aux patients – comme s’il existait de nos jours un “droit à
l’enfant” objet consommable, sans que rien dans notre société
vienne interroger le désir 6. »
Et quand un enfant vient au monde dans ses conditions
– est-ce le cas de cet enfant de 8 ans ? –, il aura le devoir de ne
pas décevoir les parents qui auront tant investi sur lui.
Nous savons que les enfants nés après une PMA ont des
destins divers et variés. Pour ce garçon, a-t-elle eu pour effet
de le maintenir dans un imaginaire pour ne pas se montrer
décevant et aussi parce que le sexuel reste une énigme pour lui ?

6. C. Mathelin-Vanier, « La science et la procréation », Figure de la


psychanalyse, n° 30, p. 123-131.

198
TRANSFERT
ET RESPONSABILITÉ
DES CLINICIENS
Jean Marie Forget 1

Les jeunes en quête de répondant

Si nous nous interrogeons sur la quête des jeunes dans le


monde actuel, ce sont les manifestations cliniques des tensions
qui leur sont intimes qui peuvent au mieux nous enseigner. On
pourrait dire, en une première approche, qu’ils se révèlent privés
du recours à la parole. Se représenter l’absence de recours à la
parole est compliqué puisqu’en utilisant des mots et la parole
elle-même, nous risquons d’oublier que ceux-ci n’avaient pas
cours, que le sujet n’avait pas la possibilité de se faire entendre,
dans le temps où s’est constituée la manifestation clinique des
tensions intimes. Le terme qui me semble bien convenir à ce
type de difficulté structurale est celui de « voix sourde ». La voix
du sujet reste sourde car il suppose qu’elle va, de toute façon,
rencontrer la surdité de l’autre. La particularité de ces difficultés
nous incite à les illustrer par quelques exemples cliniques et
leurs articulations psychopathologiques.

UNE ENFANT CATALOGUÉE « HYPERACTIVE »


Une petite fille scandalise ses parents et les adultes de l’école
par son agitation, ses agressions à l’égard des autres enfants, et
par des mouvements impulsifs à tonalité sexuelle. Son agitation

Jean Marie Forget, psychiatre, psychanalyste, Association lacanienne inter-


nationale (ALI), Paris.

201
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

incessante, où elle se révèle incapable de se poser en paix,


génère des troubles de l’attention et des difficultés scolaires qui
inquiètent les parents. Elle se précipite sur ses camarades pour
les enlacer passionnément, pour les embrasser. Les parents ont
des difficultés à poser des limites à leur fille qui les exaspère, bien
sûr, lors de ces débordements, mais qu’ils considèrent comme
une princesse délicieuse à d’autres moments. Ils ne prêtent pas
attention aux conséquences sur leur enfant des propos ordu-
riers du père, qui pourraient s’expliquer au premier abord par
les déceptions qu’il rencontre dans l’éducation de sa fille. Il la
traite de « salope », de « merde ». Or, ce mode d’expression lui
est propre puisqu’il emploie les mêmes mots, les mêmes propos
crus vis-à-vis de sa femme, avec une tonalité un peu différente
et sans que celle-ci s’en offusque.
Les propos du père ne sont pas seulement la conséquence
de la situation actuelle. La fille se trouve privée depuis long-
temps, dans les propos de son père, des précautions et d’une
réserve en parole qui témoigneraient du respect de la valeur
de sa place dans l’esprit de celui-ci, et qui correspondraient
chez le père à une restriction de jouissance dans son discours.
Si elle est en quête de la rigueur d’une parole chez ses inter-
locuteurs adultes – qui sont en position de référence de la
structure langagière –, elle rencontre l’absence d’une restric-
tion de jouissance. Elle est aussi privée de pouvoir manier, en
son temps, de son propre chef, les mots scatologiques qui sont
physiologiquement utilisés par les enfants et qui lui permet-
traient d’évoquer les fonctions d’excrétion, les enjeux sexuels,
les vécus intimes de découvertes de son corps, pour pouvoir
justement ne pas les utiliser à l’instar de son père comme
des injures.
Ce manque de rigueur de la parole des adultes qui font
autorité pour elle a plusieurs conséquences.
Elle cherche sans cesse, par des agirs provoquants, les limites
qu’elle ne trouve pas dans la rigueur d’une parole qui l’assure-
rait de sa place et de sa valeur. Elle provoque régulièrement ses
parents dans des touchers intimes de leurs corps, sans aucune
pudeur ; ce qui les surprend, ce qui les choque, et suscite chez

202
Les jeunes en quête de répondant

eux des fâcheries ou des colères qui ne dissuadent pas leur fille,
qui répète les mêmes agirs.
Elle a parfois une initiative démonstrative de l’absence de
la prise en compte d’une perte dans le champ langagier de ses
proches : elle vient lécher l’oreille de son père. Parmi ses diffé-
rents comportements impulsifs, celui-ci illustre l’initiative de
la pulsion d’invocation, l’avidité orale de cette petite fille d’ob-
tenir de la part des adultes une parole rigoureuse, qui puisse lui
servir d’intermédiaire et de filtre dans le rapport à son père et à
l’objet. Par sa bouche, elle vient provoquer l’oreille, l’organe de
l’audition du père, alors que c’est par son oreille, par son ouïe
à elle qu’elle voudrait entendre, de sa bouche à lui, un interdit.
Elle cherche à susciter, par sa bouche léchant l’oreille de son
père, un « je » d’autorité qui témoignerait d’une restriction de
jouissance consentie par le père et qui puisse servir de répondant
et d’adresse à sa pulsion d’invocation.
Si on rapporte cette initiative au mouvement de la pulsion
d’invocation, on constate qu’elle est une quête du bouclage du
circuit pulsionnel autour de ce qui serait un vide, un inter-dit,
et une restriction de jouissance dans le discours du père. Cette
petite fille cherche un tel interdit par une provocation, dans
un toucher du corps du père, plus précisément de l’organe de
l’audition, de son ouïe, par l’organe de sa parole de sa bouche
à elle.
Comme il n’y a pas de restriction de jouissance dans le
discours de l’adulte, cette petite fille n’est pas amenée à s’ap-
proprier la marque d’une perte dans la structure langagière de
l’Adulte dont elle dépend. Or, c’est dans les ébauches de ses
pulsions et de sa parole que l’enfant fait l’expérience de l’évi-
dement de la structure langagière. Il tiendra compte de celle-ci
dans l’inscription grammaticale de son fantasme.
Dans les symptomatologies que nous constatons, comme
chez cette petite fille, l’enfant, l’adolescent est en quête de la
rigueur langagière dans son rapport à l’autre. Il n’en est pas au
temps logique du maniement du fantasme.
Dans cette quête, l’enfant cherche son style d’expression,
son style de parole, pour se faire entendre ; il ébauche aussi une

203
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

représentation de ce qu’il n’arrive pas à imaginer et qui touche


la question de son origine. Il est amené ainsi à structurer des
théories sexuelles infantiles qui se remodèlent au fil du temps 1.
On pourrait être tenté de considérer l’élan de cette petite
fille vis-à-vis de l’oreille de son père comme la mise en scène
d’une telle tentative de structuration d’une théorie sexuelle
infantile. Mais pour cette petite fille privée de parole, ce n’est
qu’une ébauche. Pour considérer ce scénario comme le signe
d’une théorie singulière de l’enfant qui aurait un sens sexué – où
la conception de l’enfant se ferait par la bouche et l’oreille,
comme le propose Gargantua 2 –, il aurait fallu que l’enfant ait
pu l’intégrer intimement comme telle, sans avoir besoin d’une
mise en scène adressée au regard de l’autre.
Nous devons donc nous garder de trop vite voir une théorie
sexuelle infantile, et moins encore un caractère sexuel, car elle
nécessiterait la prise en compte préalable d’une perte dans la
structure langagière. Cette mise en scène de théories sexuelles
infantiles se rencontre régulièrement dans les cours de récréa-
tions où les adultes sont heurtés par les scènes infantiles qui
témoignent de ce que les enfants ne s’approprient pas dans
l’intimité leur propre théorie sexuelle infantile.
Plus tard dans le fil de la cure psychanalytique de cette
petite fille, surgiront des interrogations portant sur la sexualité
des adultes qui l’entourent, et qui témoignent de la mise en
place de son fantasme et de l’appropriation de sa place dans
les générations : quelle est la femme que préfère son père, la
maîtresse, la professeure de piano ou la monitrice de danse ?

L’INCONSÉQUENCE DU DISCOURS DES ADULTES


Cette situation particulière de la crudité des propos d’un
père est un exemple de l’incidence d’un discours inconséquent
dans la logique de liens familiaux, où les parents se trouvent

1. S. Freud, « Théories sexuelles infantiles », dans La vie sexuelle, Paris,


Puf, 1977, p. 14-27.
2. F. Rabelais, Gargantua, Paris, Points, 1997.

204
Les jeunes en quête de répondant

complices de ce ton partagé. Cette influence s’explique non


seulement par la crudité des propos, mais aussi par l’alternance
de ceux-ci et de mots d’amour. L’alternance des insultes et des
mots d’amour révèle l’inconséquence du discours des adultes
à l’égard de l’enfant. L’enfant se trouve désemparée. Un père
alterne des mots crus qui la disqualifient et des mots d’amour
qui ne consacrent pas sa valeur malgré l’intention des propos ;
ils la privent de l’autorité de la nomination d’un père.
La valeur que le discours d’un adulte attribue à un enfant,
comme sujet en devenir, nécessite que ce discours reste consé-
quent et ne puisse se dédire ; sinon il déprécie celui dont il
était censé reconnaître la valeur, et il disqualifie aussi celui qui
l’énonce.
L’affirmation perd de ce fait ce qui lui donnerait une auto-
rité, une légitimité. Elle perd l’enjeu de charger un mot de
l’engagement affectif singulier de celui qui l’énonce.
L’enfant, cette petite fille notamment, est doublement en
difficulté. D’une part, le pseudo-discours ne fait référence pour
aucun des deux parents à une rigueur langagière à laquelle il
aurait consenti ; d’autre part, cette inconséquence du discours
du couple n’assigne pas à cet enfant une place qui en ferait le
fruit de leur sexualité, et qui témoignerait d’un manque partagé.
Car la mère, comme femme, consent à être maltraitée,
disqualifiée, traitée de déchet sans révolte aucune ; elle assiste
à la disqualification de sa fille sans intervenir. Ce qui touche
directement les caractéristiques de sa position de femme, de sa
féminité, mais aussi les conditions de transmission de sa fémi-
nité pour la construction de l’identité de sa fille.
Une mère est écartelée entre son attention de mère à l’égard
du réel de son enfant dans un enjeu vital, et le fait que l’enfant
vient en prolongement de son phallicisme de femme. Celui-ci
a été entretenu de manière particulière pendant la grossesse, a
été déplacé sur l’enfant à la naissance ; car le nouveau-né est
chargé désormais de la représentation de son phallicisme de
femme. Une mère reste partagée, sa vie durant, moins entre
l’enfant réel et l’enfant idéal qu’entre l’enfant réel et l’enfant
porteur de son phallicisme de femme.

205
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

C’est cet écartèlement qui sert d’adresse à l’enfant


nouveau-né, et qui l’incite à parler. Les conditions d’un tel
écartèlement nécessiteraient que la mère nouvellement advenue
puisse soutenir le versant de son phallicisme de femme pour
qu’elle ne se trouve pas limitée au seul versant maternel de son
identité ; de toute façon, ce versant maternel, sans le soutien du
versant de la féminité, ne peut que défaillir. L’exemple de cette
petite fille met en évidence que la mère, ne restant pas rigou-
reuse sur sa position de femme, prive l’enfant d’un rapport au
réel tel qu’en témoigne le parcours d’une femme comme mère.
Cette petite fille se trouve donc en difficulté de faire l’expé-
rience de sa place de sujet parlant, en regard de l’inconséquence
du pseudo-discours du père et du désistement de sa mère à faire
valoir sa position de femme.

LES CONDITIONS D’UN DISCOURS STRUCTURÉ


J’ai souvent avancé qu’un discours inconséquent est un
pseudo-discours, qui est difficile à concevoir. Il semble « sans
contradiction », comme l’illustre l’exemple du discours qui
entoure cette petite fille. Cette absence de contradiction ne
veut pas dire qu’il s’agit d’un défaut de logique dans la mise en
jeu d’oppositions au sein d’un discours constitué. C’est plutôt
que fait défaut l’opération de la négation qui permet la struc-
turation d’un discours. L’opération de la négation consiste à
représenter, par l’articulation des mots dans un discours, le réel
qui ne peut pas faire partie de ce discours. « Par la négation,
l’enfant rejette de tout ordre de discours ce dont il parle 3. » La
combinaison des phonèmes fort/da de l’exemple de S. Freud
du jeu de la bobine 4 représente, dans l’ébauche d’un discours,
cette opération de représentation ; la perte qui résulte de cette
combinaison ordonnée représente le réel de l’absence de la mère.

3. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XIV (1966-1967), La logique du


fantasme, notamment la leçon du 7 décembre 1966.
4. S. Freud, « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse,
Paris, Payot, 1971, p. 7-81.

206
Les jeunes en quête de répondant

L’opération de la négation est une opération de représentation


de ce qu’elle nie.
Cette opération de négation est aussi constitutive de la
structuration de l’identité imaginaire de l’enfant. J. Lacan
rappelle ce que S. Freud a mis en évidence, qui commence avec
le for/da : ce qui est souvent présenté comme une distinction
de l’enfant entre le Moi et le Non-Moi, ce qui pourrait sembler
une opposition imaginaire, est en fait une structuration entre
le Moi et le reste du monde, entre le Ich le Moi (gouverné par
le principe de plaisir) et l’Ausserwelt 5, « le reste du monde ».
L’enfant s’identifie imaginairement à ce qui lui plaît, ce qui
provoque la méconnaissance que le sujet peut désormais avoir
de son identité.
Cette opération de négation est nécessaire à la structuration
d’un discours. C’est celle que mentionnait Sandrine Calmettes,
dans le franchissement radical de l’enfant qui dit « jamais ! »
comme condition pour en venir à une affirmation négative.
C’est cette opération qui serait défaillante en cas de pseudo-
discours contradictoire. C’est cette opération que le psychana-
lyste est amené à susciter dans les propos de ceux qui s’adressent
à lui, que ce soient les enfants, les adolescents, les parents, les
adultes, pour leur permettre de structurer leur discours. La
vigilance du clinicien doit porter avant tout sur la question de
la perte inhérente à la parole et au langage, comme condition
de la représentation d’un manque.
J’ai mis l’accent sur cette particularité : la « non-contradic-
tion » ; mais bien entendu, on peut identifier dans ce défaut
un défaut d’affirmation de la part d’un père, un désistement
d’une nomination. Une telle nomination symbolique pourrait
se rapporter à un Nom du Père tel que l’a introduit J. Lacan 6,
ou mieux aux noms du père 7, ou à un invariant 8 chez les

5. J. Lacan, La logique du fantasme, op. cit.


6. J. Lacan, « Du traitement possible de la psychose », dans Écrits, Paris,
Le Seuil, 1966, p. 531-568.
7. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII (1974-1975), RSI, inédit.
8. L. Sciara, Retour sur la fonction paternelle dans la clinique contempo-
raine, Toulouse, érès, 2016.

207
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

adultes dont dépend l’enfant comme sujets parlants, qui


permette un nouage autour d’un vide des différents registres
Réel, Imaginaire et Symbolique. Comme témoignage d’une
restriction de jouissance qui puisse susciter l’évidement de la
place de l’objet perdu.

UN DISCOURS CONSÉQUENT À PARTAGER EST POSSIBLE


Pour en revenir à notre cas clinique, une fois que les agirs des
uns et des autres de la famille ont pris un peu de tempérance,
cette petite fille m’a proposé de jouer ensemble au « pendu ».
Incitation de sa part à un jeu partagé et à ce que je puisse
consentir avec elle à une rigueur langagière. Elle m’a invité, dans
le respect des règles de l’orthographe assumées par elle, à ce que
je puisse être en position de lire, et de lire avec elle, au-delà de
ces règles d’orthographe, ce qu’elle pouvait découvrir de son
propre style de parole dans ses élans d’invocation.
Louis Sciara 1

Quand une parole émerge…

Notre argument fait allusion aux manifestations symp-


tomatiques, aux modalités transférentielles, parfois insolites,
souvent complexes, rencontrées de nos jours avec les enfants,
les adolescents, les familles. Nous soutenons l’hypothèse qu’elles
traduisent une mise à mal du symbolique induite par les trans-
formations du monde contemporain. Le pari du clinicien est
de spécifier cette phénoménologie contemporaine en l’inté-
grant, au cas par cas, à la structure. Sa responsabilité est de
permettre à chaque jeune patient d’accéder à un espace de
paroles, d’y engager sa subjectivité, de l’aider à réactiver des
« repères symboliques » comme restés en jachère jusque-là, ou
à trouver ceux qui lui font défaut, pour mieux se construire.
Encore faut-il s’attacher à définir le symbolique, à préciser
en quoi il serait malmené et jusqu’à quel point. Je ne m’y réfé-
rerai qu’au titre de son acception structuraliste lacanienne. Les
fondamentaux avec lesquels je travaille reposent sur la préva-
lence accordée au signifiant, à sa logique qui fonde l’ordre
symbolique langagier, et ce, à partir des concepts de Freud
(Œdipe, loi de la castration dont le père est l’opérateur, les
identifications…) et de Lacan, notamment la fonction pater-
nelle et la « nomination symbolique ». Cette dernière opération
inscrit le sujet, en tant que symboliquement « castré » et sexué,

Louis Sciara, psychiatre, psychanalyste, Association lacanienne interna-


tionale (ALI).

209
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

dans les lois de la parole et du langage, celles qui déterminent


l’accès au champ du désir, la transmission intergénérationnelle,
la division du sujet, sa sexuation. Étroitement corrélée au symp-
tôme, la nomination symbolique constitue le pacte symbolique
de l’opérativité de la fonction paternelle. Ainsi, l’assertion de
Jean Bergès, « chez l’enfant, le symbolique est premier », garde
toute sa valeur, même si, à suivre pas à pas le cheminement
théorique de Lacan qui a poussé très nettement les questions du
côté du Réel, ce seul registre ne suffit pas, car pour compter un,
il faut trois. Prendre la mesure du nouage borroméen des trois
registres (Symbolique, Imaginaire et Réel), des nominations
qui s’y attachent, ne contredit pas J. Bergès.
Ma lecture lacanienne repose sur les deux temps logiques de
la mise en place de toute structure subjective : celui de l’aliéna-
tion (division subjective) et celui de la séparation (sexuation).
La clinique contemporaine pose les questions du crédit qu’on
accorde à la parole, de la persistance de son caractère perfor-
matif, de la prise en compte de la soustraction de jouissance
qui lui est inhérente. Le règne contemporain de l’image, de
la communication, du tout numérique, de la récusation de
la différence des sexes, des aspirations posthumanistes à l’hy-
bridation des corps et des relations par les progrès de l’intelli-
gence artificielle, érode-t-il les lois de la parole et du langage, la
logique du signifiant et les conditions de la division du sujet au
point d’induire d’autres modalités subjectives ? Ou bien finit-il
par rendre obsolètes tous ces éléments structuraux ? Je ne sais
pas, bien que ma tendance soit de considérer qu’un principe
d’invariance régit les lois de la parole et du langage, ce qui ne
mettrait pas en cause fondamentalement l’aliénation subjective
des parlêtres.
Le libellé de mon intitulé est orienté par le transfert. Il fait
explicitement référence à ces temps de la cure où, à la faveur,
la parole de l’enfant émerge. Que ce soit celle du tout-petit qui
accède à la parole ou celle de l’enfant plus âgé qui parvient à se
saisir de signifiants, à se les approprier pour s’impliquer comme
sujet désirant. Je situe ces temps pivots à l’échelle de la nomina-
tion symbolique, au fil de ce qui se déploie des remaniements

210
Quand une parole émerge…

de la structure de l’enfant. Celle-ci n’est pas encore fixée,


en devenir, elle évolue dans le transfert et par les effets de la
rencontre du Réel sexuel auquel il sera confronté jusqu’à la fin
de l’adolescence. Ces temps d’émergence d’une parole sont ceux
d’une énonciation singulière adressée à l’Autre, notamment
au praticien dont la fonction est d’en recueillir l’adresse, d’y
entendre sa valeur symptomatique pour mieux différencier ce
qui est de l’ordre du symptôme de l’enfant de ce qui relève de
sa place de symptôme dans sa famille. Moments de coupure ou
de nouage, temps de trouvaille et d’inventivité propres à chaque
enfant, ces temps renvoient à diverses occurrences cliniques.
Ils sont significatifs, car témoins de « franchissements symbo-
liques », toujours à situer dans l’intrication des trois registres.
Au praticien incombe la tâche d’en prendre acte et de favoriser
le travail de subjectivation de l’enfant.
Pour soutenir mon argument et inviter à la discussion,
j’évoquerai le cas d’un garçon de 4 ans, fils unique élevé par
sa mère. Il témoigne de la difficulté que peut rencontrer un
enfant confronté au Réel d’une relation monoparentale mère/
fils, sans tiers séparateur. La mère de Ludovic est venue me
trouver, épuisée, craintive d’un passage à l’acte agressif sur son
fils, impuissante et désemparée par l’opposition et la désobéis-
sance systématiques que celui-ci lui manifestait pour se nourrir,
se laver, s’habiller, aller se coucher… Il s’endormait très tard,
faisait des cauchemars, ne passant plus une nuit sans la rejoindre
dans son lit. Elle le remettait dans le sien, puis, exténuée, lui
cédait, perdant toute autorité sur lui. À l’école maternelle, il
était devenu agressif et rebelle. Une énurésie secondaire, régres-
sive, était apparue.
Cette symptomatologie s’est déclenchée au moment de
l’éloignement de l’homme, célibataire et sans enfant, que sa
mère fréquentait depuis la naissance de Ludovic. Mère et fils
vivaient cette situation comme une séparation, effectivement
advenue par la suite. Cet homme et cet enfant entretenaient une
relation proche, au point que le petit l’appelait « papa ». Cet
enfant a vécu cette séparation à la manière d’un abandon qui le
plongeait dans un deuil, et d’autre part, à défaut de la présence

211
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

de ce tiers qui lui interdisait l’accès de sa mère et qui pouvait


lui dire que « non », se sont abattues sur lui des angoisses, une
symptomatologie manifestement liée à son rapprochement
incestueux avec sa mère. Se révélant incapable de lui fixer des
limites, cette dernière était habitée par une souffrance qui m’a
conduit à l’adresser à un analyste, pour qu’elle mette au travail
ce qui pouvait se répéter dans ses relations avec les hommes, et
favoriser ses capacités à se séparer de son enfant et à transmettre
« le Réel du dire du père 1 ». Ce nouvel abandon réactivait ce
qui s’était passé en fin de grossesse avec le père de l’enfant qui
l’avait néanmoins reconnu et lui avait transmis son nom, avant
leur séparation effective dès après sa naissance. L’enfant portait
le patronyme composé des noms de ses parents. Je notais aussi
une résonance dans l’histoire de la mère avec la présence de
deux hommes du côté de la grand-mère maternelle.
Ludovic a toujours fait preuve de grandes capacités d’élo-
cution, exprimant aisément sa peur quand sa mère se fâchait,
racontant ses cauchemars répétitifs, peuplés de loups garous et
de voleurs qui voulaient lui couper la tête, ou de sorcières, tour
à tour méchantes ou gentilles, potentiellement dévoratrices, le
tout raconté avec une certaine excitation pulsionnelle. Il en
ressortait un sentiment de profonde insécurité à ne se sentir
protégé ni par un personnage féminin, ni par un personnage
masculin. Dans un deuxième temps de sa cure, j’apprendrai
que juste avant le départ de « papa », le pédiatre avait évoqué
une potentielle circoncision, en raison d’un phimosis.
Longtemps, il est resté confus sur sa filiation côté paternel.
Il ne savait pas qui était son père, malgré les explications de
sa mère sur son « père biologique » et l’histoire de leur sépa-
ration. Il ne nommait que le nom de sa mère de son patro-
nyme composé, semblant comme effacer, dénier celui de son
père. En revanche, il continuait à réclamer et à s’inquiéter de
son lien avec celui qu’il avait désigné comme « papa », faisant

1. J’appelle « Réel du dire du père » ce qui inclut la dimension signi-


fiante, phallique, liée à son dire transmis par l’Autre maternel et ce qui
l’outrepasse, à savoir ce qui relève du réel de sa jouissance qui échappe
à la castration.

212
Quand une parole émerge…

preuve d’une obstination à l’évoquer, à le mettre en fonction,


à ne pas en être « abandonné », sans jamais dire qu’il était son
père. Ludovic déployait tous les efforts possibles pour essayer
de se créer un lien de filiation qu’il ne pouvait se représenter. Il
prononçait des signifiants référés au père sans pouvoir préciser
ce qu’il entendait par père. La référence au père « biologique »
portée par le dire maternel, celle d’un géniteur qui avait compté
pour elle, qui avait reconnu Ludovic, choisi son prénom avec
elle, était présente.
Ce père qui l’avait abandonné et qui a comme disparu
semble bien occuper une place de père symbolique, de Nom-du-
Père, notamment par la transmission de son nom, le patronyme
n’étant pas une référence en soi, mais ce à partir de quoi il y
a de la référence. Pourtant, la symptomatologie névrotique et
œdipienne de cet enfant venait attester des avatars de la nomi-
nation symbolique, de la diachronie nécessaire pour que la
métaphore paternelle puisse opérer. On entendait bien que le
Nom-du-Père symbolique avait du mal à opérer et que le nouvel
abandon par ce « papa » d’élection confrontait Ludovic aux
affres d’une élaboration nécessaire pour y remédier. La référence
au père symbolique est ainsi diffractée sur divers agents, pour
ainsi dire des Noms-du-Père. Ce n’était pas sans le courage de
cet enfant qui se manifestait, qui protestait, qui demandait des
comptes à sa mère et en appelait à l’aide d’un tiers pour que
du pacte symbolique advienne. Quant à « papa », il semblait
bien faire fonction à la fois de père imaginaire et de père réel,
d’agent masculin, incarné qui, par sa présence, interdisait le lit
maternel, pouvant susciter inconsciemment une angoisse de
castration du fait de ses désirs incestueux. Quand il était là,
Ludovic n’allait pas dans ce lit, il n’était pas énurétique.
Dans un tel transfert, le praticien vient à occuper une place
de tiers séparateur, induisant pour l’enfant une opposition active
(refus de parler, agressivité, vœu de mort, etc.) et une mise à
l’épreuve des limites imposées pour en maintenir le cadre. Le
symptôme de l’énurésie a longtemps persisté, témoin de ses
péripéties pulsionnelles, de sa problématique phallique. Une
fois traversé le deuil de la disparition de ce « papa » d’élection,

213
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

ce symptôme très coriace a commencé à s’atténuer à la faveur


du travail transférentiel de séparation d’avec sa mère. En partie
aussi grâce à la convergence de divers éléments : le passage
à « la grande école » avec un désir certain d’apprendre et de
devenir « grand » ; le travail parallèle de séparation de sa mère
à son endroit (notamment assumer de ne plus lui mettre des
couches) ; la réapparition du père biologique avec des velléités
de revoir son enfant par le biais d’une médiation judiciaire.
Ludovic a traversé durant sa cure deux temps décisifs de
« franchissement symbolique », de confrontation à la castration.
Le premier, après une durée conséquente de transfert négatif,
me disant clairement ne plus vouloir venir, posant problème
à sa mère au moment de l’accompagner à ses séances. Tout en
lui signifiant que non, il n’était pas possible d’arrêter tant qu’il
présentait cette incapacité à se retenir la nuit, je lui ai proposé
d’espacer ses séances, le renvoyant à sa responsabilité de sujet
pour « devenir grand », lui laissant le choix d’en être partie
prenante. À ma surprise, cette stratégie a eu un effet décisif.
Son énurésie s’est rapidement estompée, bien que pouvant faire
retour par moments. Il s’est mis à me parler de ce qu’il appre-
nait à l’école, à réinvestir ses séances, jusqu’à celle où il a écrit
son prénom en m’interpellant : « Et je peux écrire maman et
papa ? » Je lui ai dit que oui. Ce qu’il a fait, en inscrivant maman
et papa en dessus et en dessous de son prénom. Peut-être sa
manière d’accepter de s’approprier son patronyme composé, de
le conjoindre avec ce redoublement du « et ». Le second fran-
chissement a été celui où il a parlé de son « papi » très malade,
associant sur la mort et des questions qui touchent à la castra-
tion réelle, à la perte et au sentiment d’abandon qui l’habitait.
Le processus du transfert avec ce petit garçon m’a conduit à
interroger la notion si délicate de « père réel 2 », de transmission

2. Lacan a défini le père symbolique (le père mort chez Freud noué à
la traduction lacanienne de l’Au-moins-Un des formules de la sexua-
tion), le père imaginaire (celui des fantasmagories de l’enfant au gré des
processus d’identification, figure à la fois d’opérateur de la castration et
de privation du phallus symbolique pour la mère) et le père réel. Celui-ci
n’a pas de définition arrêtée, son grand intérêt étant de continuer à

214
Quand une parole émerge…

du « Réel du dire du père ». J’ai interprété ses problèmes en


tant qu’induits par les avatars de la fonction paternelle et par
ses difficultés d’inscription d’une nomination symbolique qui
ne pouvait opérer. À la faveur du temps du transfert, des temps
logiques traversés, il est possible que cette nomination un temps
en jachère ait pu advenir. On pourrait ainsi entendre que cet
enfant s’est appuyé sur une nomination imaginaire (« papa »
comme le fruit d’un pacte passé avec l’ancien compagnon de
la mère, avec l’aval de cette dernière ; mais aussi parfois avec
l’analyste en tant que l’ersatz ou le tenant lieu de « papa »), qui
a fait fonction transitoire de suppléance pour venir à bout des
avatars de la nomination symbolique.
Ce cas rend compte des temps logiques nécessaires à la
construction d’une subjectivité par le biais du transfert, pour
qu’un enfant en mal de père, pris dans les enjeux de sa sexua-
tion, puisse trouver les repères symboliques déjà présents en
lui, en tant que sujet divisé, pour les élaborer et les mettre en
fonction.
Le second cas se situe au sein d’une famille « classique »
aux prises avec le monde contemporain. Il s’agit d’une fille de
10 ans très (trop ?) intéressée par les informations qui circulent
dans les réseaux sociaux, en proie à la « peur » d’une agres-
sion au moment de la survenue d’attentats terroristes et de
l’enlèvement d’une fille de son âge. C’est ce qui a décidé ses
parents très protecteurs, inquiets du contexte social ambiant,
à consulter sur les conseils d’une enseignante. Je la recevrai,

susciter des interrogations et des lectures cliniques différentes. Lacan ne


réduit pas le père réel au père incarné de la réalité tangible qui occupe
l’espace familial et partage le lit matrimonial. Pourtant, il insiste sur la
présence d’un tiers qui sépare la mère de l’enfant. Lacan ne laisse pas tout
reposer de la transmission de la parole du père sur la seule disposition de
l’Autre maternel. Le père réel concerne le troisième temps de l’œdipe et
interroge plus particulièrement ce que l’opérateur père énonce dans son
acte de parole, à certains moments-clés du lien de l’infans à sa mère. Il
s’agit de faire entendre que quelqu’un se lève pour dire « non » au désir
et à la jouissance de la mère pour son enfant, mais aussi au désir et à la
jouissance de l’enfant pour sa mère.

215
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

le plus souvent seule, le temps d’une dizaine de séances. Les


parents sont inquiets, comme bousculés par les angoisses et les
comportements répétés de leur fille d’ordinaire sociable et gaie.
Elle parle aisément de ses « peurs » incontrôlables : celles de l’ir-
ruption d’un « terroriste » dans son appartement, d’une possible
agression physique pour elle et/ou ses parents. Elle est terrifiée à
l’idée de rester seule, allant jusqu’à se barricader avec une chaise
derrière la porte de sa chambre. Sa symptomatologie d’allure
phobique aux relents obsédants ne s’arrête pas à l’enclos familial,
s’étendant dans sa vie quotidienne à ses déplacements dans la
rue, à l’école. Les bruits la font tressauter. Elle craint de croiser
les groupes de garçons. Son sentiment d’insécurité la pousse à
demander à sa mère de l’accompagner dans ses déplacements.
Comme si le fil d’une actualité très commentée en famille la
soumettait à une attaque imminente. Elle est aux aguets du
moindre bruit qu’elle essaye de décrypter, se réveillant chaque
nuit, faisant état de cauchemars dont elle ne se souvient plus, ne
parvenant plus à se rendormir, déambulant dans l’appartement,
finissant par rejoindre ses parents et par s’endormir près d’eux,
rassurée. Elle a beau se raisonner, reconnaître l’absurdité de ses
craintes, rien n’y fait. Elle dit curieusement : « J’essaye de me
dire que ce n’est pas quelque chose de mal. »
Cette fillette semble comme pétrifiée par cette terreur,
j’y entends surtout le trouble induit pas une adolescence qui
affleure. Autant préciser qu’il n’y a aucune dimension hallu-
cinatoire dans ses propos. Le signifiant » bruit » a une autre
résonance, sur une Autre scène, sans nul doute, le scénario
sexuel d’une scène primitive. Elle associera par la suite sur les
« bruits de pétard », en particulier avec un souvenir de ses 5 ans.
J’en retiens la description confuse et significative d’une sorte
d’excitation pulsionnelle et un baiser volé de la part d’un garçon
de son âge. Les signifiants refoulés « bruits » et « pétard », liés à
ce premier souvenir, ont fait manifestement retour dans le Réel
du contexte social. Ils ont aussi trouvé un nouvel écho dans
l’actualité du sentiment amoureux qu’elle éprouve à l’égard d’un
garçon qui provoque un émoi qui la trouble.

216
Quand une parole émerge…

Le symptôme d’allure phobique de cette patiente met en jeu


un tiers intrusif, menaçant, inducteur d’un désir sexuel contre
lequel elle lutte. Tiers à la fois imaginaire, car susceptible de
prendre possession de son corps, réel car porteur d’une énigme
qui la concerne, mais aussi symbolique car vecteur d’une Alté-
rité propre à la différence des sexes. Après quelques séances, sa
symptomatologie a pris un autre sens et s’est atténuée. Et puis…
un rendez-vous manqué, aucune nouvelle, malgré des parents
très attentifs. J’ai essayé de les contacter après un temps. En
vain. La mère m’a rappelé deux mois plus tard, se confondant
en excuses, m’indiquant que sa fille allait bien mieux, me remer-
ciant. Je lui ai dit qu’il était dommage d’avoir mis fin ainsi à ses
séances, alors que leur fille ne m’avait pas exprimé son souhait
d’« arrêter ». La mère m’a dit qu’ils allaient reprendre rendez-
vous. Jusqu’à ce jour, je n’ai pas reçu d’autre appel.
Cette patiente a sans doute effectué un temps de cure analy-
tique. Ses symptômes sont l’expression de la manière dont elle
s’est trouvée interpellée par le Réel du sexuel. Fondamentale-
ment, elle interroge ce qui du che vuoi, dans l’adresse à l’Autre,
concerne sa position sexuée. Dans la dynamique transféren-
tielle, elle a pu engager un dire à l’adresse d’un « sujet supposé
savoir ». Sa parole a émergé au point d’initier un « franchisse-
ment symbolique » par la mise au travail de son inconscient et
par une levée partielle du refoulement de ses pulsions sexuelles.
Il en est résulté une « peur » de quitter l’enfance, qui a proba-
blement précipité son départ et celui de ses parents.
Tout cela n’a pas été sans interroger ma responsabilité dans
le maniement du transfert. Il n’est pas rare également que des
effets très rapides d’un début de cure ne viennent refermer ce
qui s’est ouvert de l’inconscient d’un sujet. Est-ce qu’une telle
élaboration aura laissé des traces ? Qu’en retiendra-t-elle ? Il est
possible que ce moment de division subjective une fois élaboré,
cette jeune patiente ait pu passer à autre chose. Il n’est pas exclu
non plus que ce matériau inconscient ne fasse retour à l’occasion
de futures contingences du Réel et qu’elle retourne consulter.
Avec les cas de ces deux patients, j’ai mis l’accent sur
les enjeux de la sexuation, qui me paraissent au cœur de la

217
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

phénoménologie actuelle et donc de la clinique contemporaine,


parlant de « franchissements symboliques » référés à la fonction
paternelle, en y incluant la transmission maternelle.
Pour conclure, une première remarque générale : passer des
transformations sociales d’une époque aux faits subjectifs indivi-
duels ne va pas de soi. Il y a toujours un écart qui tient du Réel
entre l’influence des discours sociaux et leurs effets subjectifs
singuliers. Pour ma jeune patiente, l’influence indéniable des
réseaux sociaux sur l’habillage imaginaire de sa symptomato-
logie ne peut totalement préjuger des effets qui lui sont propres.
De même, la fréquence accrue de familles monoparentales ou
homoparentales pose avec plus d’acuité, de nos jours, les ques-
tions de la place et de l’opérativité du tiers séparateur et vecteur
d’altérité, celles de la dissymétrie des places. Or, cette même
interrogation se pose dans les familles dont les parents sont
de sexes différents. Pourtant, le retentissement clinique de ces
changements sociétaux sollicite la réflexion, le savoir-faire, la
responsabilité du praticien, notamment pour mettre en place
les conditions d’un transfert qui permettraient, au cas par cas,
de faire émerger la parole d’un enfant.
Ma seconde remarque met en garde contre l’utilisation du
mot « symbolique » comme mot-valise. Ce n’est pas la même
conviction qui anime Durkheim (primauté du religieux et du
sacré), Lévi-Strauss (formule canonique du mythe), Jung, Freud
ou Lacan. Du point de vue du psychanalyste, l’important est de
l’entendre comme inhérent à la parole et au langage, transmis à
notre insu. Nous n’en avons une idée rigoureuse qu’à partir de la
castration de la langue, celle de l’Autre. Or, elle n’est symbolisée,
au cas par cas, pour chaque parlêtre, qu’à condition d’en être
saisi et de parvenir à s’en saisir. Parfois à la faveur d’une cure.

218
Table des matières

AVANT-PROPOS. . . .. . . . . . . . . . ... . ... .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

Les enjeux
de la transmission symbolique

LE SYMBOLIQUE EST-IL TRANSMISSIBLE ?


Robert Lévy. . . .. . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . ... .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
LA CAUSE DES BÉBÉS
Christian Rey . .. . . . . . . . . . . . . . .. . . .. . ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
OÙ EST PASSÉ LE SYMBOLIQUE ?
Charles Melman. . . . . . . . . . . . .. .. ... .. .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29

Clinique actuelle
des enfants et des adolescents

À l’école

DES CONDITIONS ACTUELLES DE LA PAROLE


À L’ÉCOLE
Sophie Dencausse . . . . . .. . . . . . ... . ... .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
« MAIS QU’EST-CE QU’IL A VOULU DIRE ? »
Une enquête sur l’habitat linguistique de nos enfants
Hélène Genet . . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . ... .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49

219
La quête symbolique chez l’enfant et l’adolescent

« LE FLOU DE MON AVENIR »


Françoise Bernard. . . . . . . . . . . . . .. . .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59

Chez le psychanalyste

« LA CRISE » : UN SIGNIFIANT NOUVEAU ?


Marika Bergès-Bounes . . . . . . . ... .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. ... .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
« CAUSE TOUJOURS… »
Josiane Froissart . . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . ... .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 83
LE SYMBOLIQUE PREND SON TEMPS
Phobie et mythe côté fille
Catherine Ferron . . . . . .. . . . . . . . . . . ... .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
QUAND LES ADOLESCENTS
INVENTENT DES APPUIS SYMBOLIGÈNES
Corinne Tyszler . . . .. . . . . . . . . . . . . .. . . .. . ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
D’UN RÉGIME ABSOLU
Joseph Giogà . . . . .. . . . . . . . . . . . . .. . . . . . . . .. ... .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 125
COLÈRE HOMÉRIQUE
Karine Poncet-Montange . ... . ... .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. ... .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 135

Qu’est-ce qu’un enfant aujourd’hui ?

ORGANISER LA BOUILLIE ORIGINAIRE


Jean-Pierre Lebrun . . . . . . . .. . . . . ... . ... .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
MALAISE DANS LA CIVILISATION
Martine Menès . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . .. . .. . .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
PÈRE CERTAIN, MÈRE INCERTAINE
Annick Petraud-Perin. . . . . . . . ... .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165
« LA LÉGALITÉ ŒDIPIENNE » :
UN SECOND TOUR DU SYMBOLIQUE ?
Martine Lerude . . .. . . . . . . . . . . . . . .. . . ... .. .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 171

220
Table des matières

DES CONSTRUCTIONS MYTHIQUES CHEZ L’ENFANT


À L’HEURE DES POKÉMON
Nathalie Enkelaar . . . . . . . . . . . ... .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 183
LES THÉORIES SEXUELLES INFANTILES
SONT-ELLES ENCORE DES REPÈRES SYMBOLIQUES
POUR LES ENFANTS DANS LE MONDE ACTUEL ?
Isabelle Debrus-Beaumont . .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193

Transfert et responsabilité
des cliniciens

LES JEUNES EN QUÊTE DE RÉPONDANT


Jean Marie Forget. . . . . . . .. . . .. . ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
QUAND UNE PAROLE ÉMERGE…
Louis Sciara. . . . .. . . . . . . . . . . . . . .. . . .. ... .. .. .. .. .. .. ... .. .. .. .. .. .. ... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209

221
Collection « Psychanalyse et clinique »
fondée par Jean Bergès (†),
dirigée par Marika Bergès-Bounes et Jean Marie Forget

Annick Beaulieu Martine Menès


Prévenir l’autisme du bébé à risque Les cauchemars
Une approche corporelle et relationnelle Ces sombres messagers de la nuit
André Meynard André Meynard
Rencontre avec l’étrangeté du langage Des mains pour parler,
Psychanalyse, enfance Sourde et création des yeux pour entendre
artistique La voix et les enfants Sourds
Sous la direction de Christian Rey, Marika Bergès-Bounes
Dominique Janin Duc et Jean Marie Forget
Vivre le multilinguisme
et Corinne Tyszler Difficulté ou richesse pour l’enfant ?
Vocabulaire de psychanalyse
avec les enfants et les adolescents Ludovic Gadeau
Psychanalyse de l’acte éducatif et de soin
Sous la direction de Une théorie du temps psychique
Marika Bergès-Bounes
Sous la direction de
et Jean Marie Forget Marika Bergès-Bounes
avec Sandrine Calmettes, et Jean Marie Forget
Catherine Ferron et Christian Rey L’enfant insupportable
Le bonheur des enfants sur ordonnance ? Instabilité motrice, hyperkinésie
Le recours aux médicaments du psychisme et trouble du comportement
Didier Mavinga Lake Sous la direction de Christian Rey
L’enfant sorcier et la psychanalyse avec Marika Bergès-Bounes,
Jean Marie Forget Sandrine Calmettes,
La transmission maternelle, Catherine Ferron et Jean Marie Forget
à quelles conditions ? Quelle autorité pour nos enfants ?
Marie Couvert Marie-Jeanne Segers
La clinique pulsionnelle du bébé Lettre à un jeune clinicien
Eva-Marie Golder
Sous la direction de Au seuil de la clinique infantile
Marika Bergès-Bounes
et Jean Marie Forget Sous la direction de
avec Sandrine Calmettes, Marika Bergès-Bounes
Catherine Ferron et Christian Rey et Jean Marie Forget
Avec Sandrine Calmettes-Jean,
Les écrans de nos enfants Catherine Ferron et Christian Rey
Le meilleur ou le pire ? « Les phobies chez l’enfant » :
Sous la direction de impasse ou passage ?
Marika Bergès-Bounes, Jean Marie Forget
Jean Marie Forget L’adolescent face à ses actes… et aux autres
Les psychoses chez l’enfant et l’adolescent Marie-Claude Thomas
Graciela Cullere-Crespin Lacan, lecteur de Melanie Klein
L’épopée symbolique du nouveau-né Ses enseignements pour la psychanalyse
De la rencontre primordiale suivi de « Sevrage » texte inédit en français
aux signes de souffrance précoce de Melanie Klein
Jean Marie Forget Virginie Martin-Lavaud
Les enjeux des pulsions Le monstre dans la vie psychique
Clinique des pulsions, une clinique actuelle de l’enfant
Sous la direction de Nazir Hamad
Marika Bergès-Bounes Adoption et parenté : questions actuelles
et Jean Marie Forget Gabriel Balbo, Jean Bergès
Avec Sandrine Calmettes-Jean, Psychothérapies d’enfant,
Catherine Ferron, enfants en psychanalyse
et Christian Rey Jean Bergès
Le corps, porte-parole de l’enfant Le corps dans la neurologie
et de l’adolescent et dans la psychanalyse
Louis Ruiz Leçons cliniques d’un psychanalyste d’enfants
L’enfant « méchant », l’enfant « mauvais » Sous la direction de
Un mouvement mélancolique chez l’enfant ? Marika Bergès-Bounes,
Sous la direction de Jean Marie Forget, Catherine Ferron
Marika Bergès-Bounes Actualités de la psychanalyse chez l’enfant
et Jean Marie Forget et chez l’adolescent
Avec Sandrine Calmettes-Jean, Nazir Hamad, Thierry Najman
Catherine Ferron, Malaise dans la famille
et Christian Rey Entretiens sur la psychanalyse de l’enfant
L’enfant et les apprentissages malmenés Michel Leverrier
Quand lire, écrire, compter est un problème
L’impossible de l’accès à la parole
Gabriel Balbo, Jean Bergès Quatre histoires cliniques : autisme, mutisme
Jeu des places de la mère et de l’enfant psychotique,
Essai sur le transitivisme dépression infantile et deuil chez l’enfant
Gabriel Balbo, Jean Bergès Daniel Charlemaine
Psychose, autisme et défaillance cognitive L’inconscient à l’épreuve du « scolaire »
chez l’enfant Alex Raffy
Jean Marie Forget Les psychanalystes et le développement
Les troubles du comportement : de l’enfant
où est l’embrouille ? Stéphane Thibierge
Marie-Jeanne Segers L’image et le double
De l’exil à l’errance La fonction spéculaire en pathologie

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