RÉSUMÉ: Notre article se veut un développement et une ré-actualisation
de la Théorie de la Polyphonie présentée dans le dernier chapitre de Le dire et le dit (Ducrot, 1984). Nous avons avant tout trois objectifs, dont nous pensons non seulement qu’ils sont compatibles, mais que la réalisation de chacun peut aider celle des autres. Il s’agira pour nous d’abord de resaisir et de reformuler l’idée centrale de la Théorie de la Polyphonie, qui, au fil des commentaires et des discussions, s’est quelque peu émoussée ; d’autre part, d’articuler avec la polyphonie ainsi comprise la Théorie des Blocs Sémantiques (TBS), qui est une des formes actuelles de la Théorie de l’Argumentation Dans la Langue (ADL) ; enfin, de donner quelques pistes pour la description de certains phénomènes qui montrent des allusions de l’énoncé à des énonciations différentes de la sienne. La première partie sera plutôt de type polémique : elle visera à dire ce que, selon nous, n’est pas la polyphonie. La deuxième partie tentera une présentation plus positive du cadre dans lequel nous travaillons actuellement en ce qui concerne les problèmes d’énonciation.
RESUMO: Nosso trabalho consiste no desenvolvimento e re-atualização da
Teoria da Polifonia apresentado no último capítulo do livro O dizer e o dito (Ducrot, 1984). Temos, essencialmente, três objetivos que, acreditamos, não só serem compatíveis, mas cuja realização poderá nos ajudar uns aos outros. Será para nós, primeiramente, escrever e reescrever a idéia central da teoria da polifonia, que, durante as análises e discussões, foi pouco acentuada , em segundo lugar, articular como a polifonia compreendeu a Teoria da Semântica dos Blocos (TBS) que é uma das formas atuais da teoria da argumentação na língua (ADL) e, finalmente, dar algumas pistas para a descrição de certos fenômenos que fazem alusões ao enunciado e a enunciações diferentes. A primeira parte é do tipo polêmico: destacará o que nós acreditamos que não seja polifonia. A segunda parte apresentará um quadro que trabalhamos agora em relação a problemas de enunciação.
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1 Deux formes dualistes de la théorie polyphonique A regarder les différentes utilisations faites du terme « polyphonie », il nous semble qu’elles se rattachent à l’une ou l’autre de deux conceptions opposées, dont aucune ne correspond exactement à celle que voulait présenter Le dire et le dit. Il faut dire que ce livre, ainsi que les publications ultérieures de Ducrot, présentaient la polyphonie avec un certain flou, dû peut-être au double désir de s’opposer à la doxa linguistique, et de faire des concessions au bon sens qui semble fonder cette doxa. Les deux conceptions extrêmes auxquelles on fait allusion actuellement en employant le mot « polyphonie », et en admettant donc une pluralité de « voix » dans un même énoncé, fondent l’une et l’autre cette pluralité sur l’existence dans un énoncé unique de différents contenus sémantiques ; ces conceptions doivent donc considérer comme une objection possible, ou au moins comme une difficulté rencontrée d’emblée, l’existence d’énoncés qui ne semblent « ne dire qu’une chose », comme il fait beau. Mais en réalité, si la conception originale se réfère bien à une pluralité de voix, la pluralité fondamentale pour elle est liée à la distinction des deux instances que sont le locuteur et l’énonciateur. A coup sûr, si le locuteur est la plupart du temps unique, il y a généralement plusieurs énonciateurs en rapport avec plusieurs contenus, mais l’affirmation fondamentale de la théorie, c’est la nature différente et la co-existence de deux types d’instance énonciative. Nous allons d’abord caractériser rapidement les deux conceptions opposées auxquelles se rattachent le plus souvent les partisans actuels de la polyphonie. La première, interprétation que nous appelons, de façon arbitraire, « attitudinale », consiste à soutenir que le locuteur, dans la plupart des énoncés, présente plusieurs contenus et prend vis-à-vis d’eux des attitudes diverses. Le schéma général de la signification serait donc :
attitude1 vis-à-vis d’un contenu1
locuteur attitude 2 vis-à-vis d’un contenu2 attitude3 vis-à-vis d’un contenu3 …
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C’est ainsi que l’on décrit un énoncé à présupposés (prenons l’exemple traditionnel Pierre a cessé de fumer, qui a le mérite de ne pas placer l’originalité dans le choix des exemples). On dira que le locuteur prend une attitude de reconnaissance ou de concession vis-à- vis du contenu [Pierre a fumé], et une attitude de prise en charge vis- à-vis du contenu [Pierre actuellement ne fume pas]. De même, dans l’énoncé négatif Pierre n’est pas là, le locuteur envisage, tout en le rejetant, le contenu [Pierre est là], et prend en charge un autre contenu consistant, soit à représenter l’absence de Pierre, soit à représenter comme fautif le premier énonciateur. Une conséquence de cette conception est évidemment d’amener une sorte d’émiettement du contenu et de s’opposer donc au dogme des Grammaires Générales et de certains psycholinguistes selon lequel chaque énoncé manifeste une pensée unique, qui possède une unité interne. C’est sans doute pour éviter cette conséquence, jugée indésirable, tout en maintenant la pluralité des contenus, que Berrendonner (1981:52) a introduit la notion de « complexe illocutoire », destinée à rassembler dans une position illocutoire unique, les différentes attitudes du locuteur. Une conception de la polyphonie radicalement opposée à celle-ci, et qui n’est pas non plus la nôtre, consiste à considérer ce qui, dans l’interprétation « attitudinale », est un couple attitude- contenu, comme une énonciation, comme une parole, et à comprendre la polyphonie comme la co-existence de plusieurs paroles à l’intérieur d’un seul énoncé, ce qui correspond à une interprétation presque littérale du mot « voix ». Nous parlerons d’interprétation « musicale » de la polyphonie. Dans sa version réaliste, cette interprétation implique que les voix aient une existence intuitive. Une conséquence en est que, lorsqu’il semble un peu forcé, artificiel, d’imaginer dans un énoncé donné un concert de paroles simultanées, on renonce à le considérer comme polyphonique. Ainsi on niera que l’existence de présupposés dans un énoncé suffise à lui assurer un caractère polyphonique. Il faudrait que le locuteur y fasse clairement parler plusieurs personnes, l’une, différente de lui-même, qui défendrait le présupposé, et l’autre, dialoguant avec la première dans l’énoncé même, qui présenterait le posé. Si tel n’est pas le cas, le présupposé devrait être décrit comme une simple condition d’emploi. Ou encore, on refuserait de décrire Pierre n’est pas là, dans ses énonciations
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habituelles, comme polyphonique parce qu’on n’y sent pas l’affrontement de deux énonciations posant respectivement la présence et l’absence de Pierre. On réserverait le caractère polyphonique pour les négations dites quelquefois métalinguistiques, où un locuteur, assimilé généralement au sujet parlant, prend ouvertement le contrepied d’un autre locuteur, également présent dans l’énoncé, et qui soutient que Pierre est là (« contrairement à ce que certains disent, Pierre n’est pas là »). Cette deuxième conception, « musicale », de la polyphonie considère ainsi qu’un énoncé est polyphonique s’il « fait entendre » différents discours attribués à des sources différentes (qui peuvent être d’ailleurs déterminées ou non). Un énoncé polyphonique relèverait donc toujours plus ou moins du rapport de discours. Les sources de ces discours peuvent être comprises de manière psychanalytique comme diverses « instances psychologiques », qui poursuivent dans les mots le débat qu’elles ont dans la pensée. Ainsi, pour admettre que toute négation est polyphonique, il faudrait admettre qu’elle est fondamentalement dénégation. Une autre forme de la polyphonie musicale relève plutôt de la sociolinguistique. Les différentes voix seraient celles des formations sociales différentes auxquelles appartient le sujet parlant, et dont chaque parole individuelle serait pour ainsi dire le champ clos. Une telle représentation de la polyphonie pourrait être mise en rapport avec le « dialogisme » généralement attribué à Bakhtine (beaucoup plus qu’avec ce que Bakhtine appelle polyphonie dans son étude sur Dostoïevski). Elle justifierait les aphorismes du type « quand je parle, ça parle en moi », le « ça » de la formule renvoyant à des discours étrangers dont mon énonciation serait le siège. Sous ces deux formes, psychanalytique et sociologique, l’interprétation « musicale » de la polyphonie aboutit à diminuer l’importance du locuteur et de ses attitudes. Il ne reste plus, dans le sens de l’énoncé, qu’une superposition de discours. Nous n’avons pas l’intention, ici, de discuter cette conception, pas plus que nous n’avons discuté la conception « attitudinale ». L’une et l’autre représentent des décisions fondamentales concernant la nature de la langue et nous cherchons seulement à clarifier ces décisions.
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Les deux interprétations, attitudinale et musicale, ont en commun de considérer comme un couple chacun des élements constitutifs du sens d’un énoncé et de déclarer l’énoncé polyphonique lorsque, et seulement lorsque, sa signification comporte deux couples ou plus. Dans la conception « attitudinale », il s’agit de couples composés d’une attitude et d’un contenu et ces couples sont mis sous la responsabilité unique du locuteur qui les choisit d’une façon relativement volontaire et consciente. Une telle conception de la signification ressemble à celle proposée dans Dire et ne pas dire (1972), bien avant que la polyphonie ne soit devenue un lieu commun de la sémantique linguistique francophone. Ainsi s’explique que la notion de présupposé, telle qu’elle était présentée dans ce livre, ait été l’objet de très vives critiques de la part des théoriciens qui se fondent sur la philosophie d’Althuser et refusent l’idée d’un locuteur maître de la signification et tirant les ficelles – métaphore où la ficelle représente l’attitude du sujet parlant et où la marionnette correspond au contenu (cette critique est particulièrement nette dans le livre de Paul Henry Le mauvais outil). C’est également par une pluralité de couples que la signification de l’énoncé est représentée dans la conception « musicale » de la polyphonie. Chacun de ces couples, chacun des éléments de la signification, doit en effet être vu comme un discours associant une voix, productrice ou au moins origine de ce discours (c’est une sorte de locuteur mais de locuteur partiel car il y en a autant qu’il y a de discours dans la signification de l’énoncé), et un contenu, une représentation, dont cette voix a la responsabilité. A l’opposé de ces deux interprétations nous essayons actuellement de construire une théorie polyphonique qui se veut plus fidèle à l’intuition originelle de Le dire et le dit - même si elle s’éloigne de ce texte sur des points essentiels. Pour ce faire, nous décrivons les éléments de la signification, ses molécules, comme des triplets. Dans chacun de ces triplets, on trouve les trois éléments suivants (ses atomes, pour filer la métaphore). D’une part, une attitude du locuteur de l’énoncé (présente déjà dans la conception « attitudinale » de la polyphonie et absente de la conception « musicale » puisque celle-ci refuse de représenter le locuteur de l’énoncé dans la signification). Ensuite un contenu (présent à la fois
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dans la conception « attitudinale » et dans la conception « musicale »), et enfin un « énonciateur » (absent de la conception « attitudinale » et qui, à certaines et importantes différences près, sur lesquelles nous reviendrons, correspond à la voix productrice du discours dans la conception « musicale »). Avant de présenter en détail cette image de la polyphonie, nous voudrions faire deux remarques à propos de la conception « musicale », que nous rejetons dans la mesure où elle refuse systématiquement de prendre en compte le locuteur de l’énoncé, alors que nous voulons, dans la plupart des cas au moins, faire co-exister un locuteur, sujet unique auquel sont attribuées les attitudes vis-à-vis des contenus, et les énonciateurs. D’abord il faut reconnaître que l’interprétation « musicale » a été favorisée par le choix, fait dans Le dire et le dit, du mot « énonciateur » pour désigner les personnes associées aux contenus véhiculés par l’énoncé. Même si Ducrot prend soin de préciser que ces énonciateurs ne sont pas des locuteurs, qu’ils ne parlent pas, il était tentant de se les représenter comme des sources énonciatives, et cela d’autant plus qu’ils sont placés quelquefois à l’origine des actes illocutoires. Ensuite, et c’est plus important, nous voudrions suggérer que le succès de l’interprétation « musicale » de la polyphonie explique, partiellement au moins, la difficulté qu’on a eue à admettre la distinction entre « autorité polyphonique » et « raisonnement par autorité », distinction présentée dans l’avant dernier chapitre de Le dire et le dit, et qui, à notre connaissance, n’a jamais été prise en compte par aucun des théoriciens qui se réclament de la polyphonie. Nous allons en revanche y faire plusieurs allusions dans la suite de cet article. Une telle distinction se rattache à une remarque de la Logique de Port Royal (deuxième partie, chapitre 8) à propos d’un énoncé de la forme « X dit que q », à savoir de l’énoncé les philosophes nous assurent que les choses pesantes tombent d’elles-mêmes en bas. Port Royal note qu’il peut avoir deux interprétations bien différentes. On peut d’abord le considérer comme une façon de dire q, en rattachant son dire à l’opinion des philosophes. Si nous comprenons bien Port Royal, l’énoncé, dans ce cas, a pour thème le thème de q, à savoir la chute des corps pesants, et il en affirme le prédicat constituant le propos de q, à savoir la notion de caractère inhérent. Il s’agirait donc
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de caractériser la chute des corps par la propriété d’avoir sa cause à l’intérieur des corps eux-mêmes. L’allusion aux philosophes n’est ainsi qu’une façon d’attribuer le propos au thème : le locuteur, prudence ou modestie, ne prend pas la pleine responsabilité de cette attribution, qui est le contenu présenté par l’énoncé. Pour Le dire et le dit, cette première lecture relève de l’ « autorité polyphonique » : le locuteur soutient une certaine opinion « à travers » un énonciateur distinct de lui et assimilé aux philosophes. On ne doit pas dire qu’il les fait parler mais qu’il parle « à travers » eux, en les utilisant pour ainsi dire comme des masques. Nous parlerons, dans ce cas, de lecture « modale ». Dans la deuxième lecture de l’énoncé, il s’agit au contraire de faire connaître le discours des philosophes. Ce discours est le propos attribué à un thème constitué par les philosophes. On dit d’eux qu’ils tiennent ce discours. Ainsi compris l’énoncé peut être utilisé pour légitimer l’opinion exprimable par le discours prêté aux philosophes, à savoir celle qui donne pour cause à la chute des corps leur nature interne. C’est là le recours au raisonnement par autorité. On mentionne le fait que quelqu’un, en l’occurrence les philosophes, a présenté l’opinion indiquée dans le discours que l’on rapporte, et l’on utilise ce fait pour justifier, ou même prouver, cette opinion, rendue vraisemblable par la constatation que l’auteur du discours rapporté a peu de risques de se tromper, en tout cas sur ce sujet. Nous parlerons cette fois de lecture « attributive ». L’interprétation musicale est incapable de distinguer l’autorité polyphonique (la lecture modale) et le raisonnement par autorité (la lecture attributive) car elle assimile le fait de parler « à travers » les philosophes et le fait d’attribuer un discours aux philosophes. Nota bene. Nous nous permettons d’insister lourdement sur ce point en reprenant l’exemple des traités médiévaux, déjà signalé dans Le dire et le dit. La référence constante de ces auteurs aux philosophes antiques relève de l’autorité polyphonique, et non pas du raisonnement par autorité (malgré ce que les cartésiens ont dit des scolastiques, en le leur reprochant). En effet, cette manière de faire ne visait pas à dispenser d’une preuve « rationnelle », qui reste au contraire obligatoire dans la rhétorique médiévale, à côté de la référence aux textes antiques et aux textes chrétiens. Elle sert seulement à associer la parole présente à des discours vénérables : en
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réclamant pour elle la seule respectabiltié de ces discours, on efface ce qu’il peut y avoir de présomtueux dans la prise de parole. Tel n’est pas le cas du raisonnement par autorité. Celui-ci, quand il rapporte la parole d’auteurs infaillibles, entend attribuer certains discours à certaines personnes, et utilise cette attribution à des fins démonstratives. Alors que le recours à l’autorité polyphonique sert seulement à colorer son propre discours d’une déférence vis-à-vis du discours d’un autre, le raisonnement par autorité sert à imposer le discours que l’on tient en déduisant sa vérité de la vérité d’un discours synonyme.
2 Une conception triadique de la polyphonie
Telle que nous la comprenons actuellement, la conception de
la polyphonie présentée dans le dernier chapitre de Le dire et le dit constitue la forme générale dont l’autorité polyphonique est une réalisation particulière. Techniquement, cette conception, nous l’avons dit, consiste à représenter la signification par un ensemble de triplets. Chacun de ceux-ci comporte l’indication d’un contenu, d’autre part celle d’une attitude du locuteur vis-à-vis de ce contenu, et enfin la spécification d’une instance dite « énonciateur ». C’est ce troisième terme qui est problématique et nous allons maintenant, d’abord justifier son existence, puis préciser sa nature. Certes il peut sembler anormal de s’interroger sur l’existence d’un objet dont on n’a pas préalablement défini la nature. Mais nous croyons possible, pour mettre en évidence l’existence de l’ « énonciateur », de se contenter d’une caractérisation provisoire, sans décider encore si la notion doit être comprise comme celle d’angle de vue, au sens de position à partir de laquelle est établie la représentation constituant le contenu, ou encore comme celle d’origine, de source, dont le locuteur tient le contenu, ou enfin de garant de la validité du contenu. Pour réunir ces trois possibilités, nous nous contenterons pour l’instant, hypocritement, de déclarer l’énonciateur « responsable » du contenu, terme souvent employé dans la littérature linguistique (et aussi dans la vie courante) et qui a l’avantage de ne pas engager celui qui l’emploie
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(même si, dans la vie courante, il autorise à condamner la personne à qui on l’applique). Pour montrer la nécessité d’admettre, outre les attitudes et les contenus, des tiers responsables des contenus, il faut faire voir l’insuffisance d’une description sémantique qui, à côté du contenu, placerait seulement (comme le faisait Dire et ne pas dire) une attitude du locuteur et résorberait le tiers que nous appelons responsable à l’intérieur de l’attitude. Rappelons les trois attitudes principales que, selon nous, le locuteur peut prendre vis-à-vis d’un contenu. La première est de « poser » ou « prendre en charge » le contenu en faisant de sa communication l’objet de l’énoncé, c’est-à-dire, dans le cadre d’une linguistique argumentative, en l’articulant à un autre discours. Il est à coup sûr tentant d’assimiler cette attitude à l’indication que le locuteur est l’origine du contenu : poser reviendrait à accepter la « responsabilité » (comme il est arrivé à Ducrot de le dire, le locuteur « s’identifierait » à l’énonciateur). On jouerait ainsi sur l’ambiguïté de l’expression « prendre en charge », qui peut signifier à la fois se déclarer responsable d’une action déjà accomplie et accepter d’effectuer une action encore non accomplie. Mais si l’on considère, non pas cette acception psychologique de « prise en charge », mais le sens discursif que nous avons donné à ce terme (faire d’un contenu la base d’un discours), il devient clair que le locuteur peut prendre en charge une représentation dont il ne se déclare pas l’origine. C’est ce que Carel (2008) a montré dans son étude de la structure il paraît que q. Le locuteur d’une telle expression peut poser le contenu manifesté par q (il paraît qu’il va faire beau, nous devrions donc sortir) alors qu’en même temps il n’en prend pas la responsabilité mais la rejette sur un tiers. Une deuxième attitude possible selon nous est celle qui concerne notamment les contenus présupposés, attitude que nous appelons « accord » et qui consiste simplement à mettre ce contenu hors discours, à refuser d’en faire un objet possible de discussion. Là encore, il pourrait sembler raisonnable de réduire cette attitude à la désignation d’un « responsable ». Il suffit de dire (cela a été fait très souvent depuis Frege mais pas par Frege) que le contenu accordé est attribué à un ON-énonciateur, à une sorte de doxa ou de voix publique, et que cette attribution épuise l’attitude d’accord. Mais de
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nombreux exemples contredisent une telle assimilation, notamment celui-ci, qui nous a été signalé, il y a bien longtemps, par Recanati. Pour expliquer le comportement inquiet et la nervosité d’une personne, on peut, sans grande originalité, lancer l’hypothèse il doit avoir récemment cessé de fumer. Ce faisant, on présuppose qu’il a été fumeur. Or cela n’implique en rien qu’on se réfère à une quelconque opinion admise selon laquelle la personne dont on parle était fumeur. Si le locuteur de cet énoncé se réfère à une opinion admise, c’est à celle selon laquelle le renoncement au tabac, en général, est psychologiquement dur à supporter. La troisième attitude que nous avons isolée est l’ « exclusion ». C’est l’attitude du locuteur d’un énoncé négatif « non- X » vis-à-vis du contenu de X (nous supposons admise, pour parler des exemples de ce genre, la conception dite « polyphonique » de la négation). Comme pour les autres attitudes, on a envie d’expliciter l’attitude d’exclusion par une certaine indication sur le responsable de X, notamment par cette indication minimale qu’il ne peut pas s’agir du locuteur de l’énoncé négatif. Certes tel est bien souvent le cas, mais nous ne voyons pas pourquoi loger dans la langue cette psychologie rudimentaire selon laquelle on ne peut pas s’opposer à soi-même. En fait rien ne nous semble empêcher que l’on déclare la fausseté d’une de ses propres croyances, non seulement d’une croyance que l’on a eue autrefois, mais d’une croyance que l’on a encore au moment où l’on parle et qui commande la parole – cf Vigny, Stello chapitre 5 : je ne suis pas toujours de mon opinion. Les trois exemples que nous avons mentionnés nous semblent montrer que l’énonciateur, ou « responsable », présent dans chacun des triplets constituant la signification ne peut pas être résorbé dans l’attitude. Pour maintenir notre conception de la signification comme un triplet (attitude, « énonciateur », contenu), il nous faut encore expliquer pourquoi nous plaçons l’énonciateur en dehors du contenu. Le problème est compliqué par le fait que certains de nos énoncés, par exemple ceux du type « selon X, q », semblent constituer une représentation particulière d’un phénomène, parmi d’autres représentations particulières possibles de ce phénomène. L’énoncé selon le critique du Monde, le dernier film de Woody Allen est totalement raté présenterait ainsi un « point de vue » sur une
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situation (le dernier W. Allen) qui pourrait être vue de mille autres façons. Or qui dit « point de vue », au sens que nous venons de donner à cette expression, celui de représentation possible, suppose en même temps un « angle de vue » - ce qui est une autre acception, difficile à distinguer de la première, de l’expression du langage ordinaire « point de vue ». Il s’agirait d’une certaine façon de voir, donnée, dans notre exemple, comme étant celle du critique de cinéma du journal le Monde, et qui déterminerait ce qui est vu. Ces énoncés, et l’analyse qu’on vient de rapidement rappeler, sont particulièrement intéressants pour nous car ils semblent, nous insistons sur ce semblent, fournir immédiatement la troisième entité constitutive de la signification, entité distincte à la fois, selon nous, des attitudes et du contenu. Il s’agirait de cet « angle de vue », par rapport auquel la situation est présentée dans l’énoncé. Une telle solution est cependant inacceptable pour un tenant de la TBS, qui se veut radicale dans son refus d’intégrer au sens des éléments informatifs. Admettre que certains groupes nominaux ont pour fonction de désigner des individus, ou des groupes d’individus ayant un même regard sur le monde, ce serait faire entrer dans le sens de l’informatif pur, l’« angle de vue » étant le Cheval de Troie de cette invasion. On ne peut pas soutenir que le sens est purement argumentatif, et en même temps admettre que l’expression le critique du Monde désigne un être qui, ayant une psychologie, des opinions politiques, et une place dans la société propres, se trouverait avoir un « point de vue » sur les films qu’il voit. Il est bien sûr clair que le critique cinématographique du Monde a des opinions politiques et une place dans la société. Ce que nous soutenons, c’est qu’il n’est pas question de cela dans l’énoncé selon le critique du Monde, le dernier Woody Allen est totalement raté. La description définie le critique du Monde relativise certes l’échec du film, mais pas en cela qu’elle attribuerait à ce jugement d’échec une origine. On notera dans ce sens qu’il est inutile de connaître le journaliste du Monde qui rédige les articles sur le cinéma pour comprendre l’énoncé qui nous sert d’exemple, et que seul compte, pour une bonne interprétation, le fait qu’il soit critique au Monde. S’il y a bien relativisation de l’échec, c’est en cela seulement que l’expression critique du Monde agit sur l’expression est
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totalement raté : il est dit que le dernier Woody Allen ne-plaît-pas-au- critique-du-Monde. L’angle de vue est à intégrer au contenu. Signalons maintenant comment la TBS pourrait traiter un énoncé de ce type. Rappelons, en demandant aux lecteurs d’excuser cette allusion rapide à un cadre théorique impossible à présenter ici, que la TBS conçoit les contenus comme des « argumentations », c’est-à-dire comme des enchaînements d’énoncés liés par un connecteur. Dans notre exemple, la liaison entre l’angle de vue et le point de vue pourrait être représentée par des enchaînements en DONC, qui, selon notre conception de l’enchaînement argumentatif, marquent, non pas l’association de deux notions indépendantes, mais l’interdépendance sémantique de deux expressions, dont chacune signifie à travers l’autre. En ce qui concerne l’exemple traité ici, le contenu de l’énoncé serait décrit par des enchaînements du type « peu original donc film raté », ou encore « écrit de façon banale donc film raté », etc., supposés correspondre à la représentation qu’un critique cinématographique intellectuel a des films ratés, c’est-à-dire au contenu de l’énoncé. Il nous faut maintenant essayer de caractériser cette instance que nous avons provisoirement appelée, tantôt « énonciateur », tantôt « responsable ». D’après ce qui précède, il est clair qu’il ne peut pas s’agir de l’ « angle de vue », puisque nous incluons ce dernier à l’intérieur du contenu. D’autre part, en disant que l’expression selon le critique du Monde spécifie un angle de vue sur le cinéma, une façon de voir la réussite cinématographique, et conditionne de ce fait l’argumentation constitutive, selon nous, du contenu (notamment, dans notre terminologie, l’ « argumentation interne » de ce contenu), nous laissons encore de côté certaines indications que nous voudrions intégrer à la sémantique de l’énoncé. Ce sont celles qui ont trait à la façon dont le contenu s’est introduit dans le monde intellectuel du locuteur (nous employons cette expression alambiquée pour éviter les mots « source » ou « origine » qui se comprennent mieux mais qui, on le verra, ne correspondent pas à ce que nous avons à dire), car il y a différentes raisons pour le locuteur de considérer le film de Woody Allen comme raté-au-sens-du-critique-du-Monde. Peut-être se réfère- t-il au jugement du critique, dont il a lu l’article, ou dont il connaît l’article par quelqu’un qui lui en a parlé, ou encore il se peut que le
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locuteur, d’après ce qu’il sait du film, prenne son « échec intellectuel » comme un fait évident, comme une donnée (cette interprétation s’imposerait si l’énoncé comportait une modalité de nécessité et était par exemple le dernier Woody Allen ne peut être, selon le critique du Monde, que totalement raté). Dans l’une et l’autre de ces éventualités, l’idée de ratage est exprimée d’après le même angle de vue. Or c’est justement de ces diverses éventualités que nous voulons rendre compte avec notre notion d’énonciateur responsable. Quelle est la nature de cette dernière instance ? Il serait tentant bien sûr, et les premières versions de la polyphonie n’ont pas toujours résisté à cette tentation, de la considérer comme la source qui a introduit le contenu dans l’esprit du locuteur, c’est-à-dire comme l’être individuel, ou le groupe d’êtres individuels, qui sont pour le locuteur à l’origine de ce contenu. C’est la voie qu’ont suivie les différentes conceptions de l’évidentialité. Elle nous est interdite pour les deux mêmes raisons qui nous ont interdit, nous venons de le voir, de décrire l’angle de vue comme la position d’un observateur individuel. La première est que notre décision épistémologique anti- référentialiste ne nous permet pas, après avoir refusé l’informativité de tout ce qui a, dans le sens, une allure représentationnelle, d’admetre l’objectivité des données concernant l’appareil énonciatif – ce qui serait inévitable si les énonciateurs étaient vus comme des êtres individuels, sources ou origines des contenus. La seconde est qu’en fait, ce qui importe sémantiquement n’est pas l’identité individuelle des énonciateurs, le fait qu’il s’agisse de tel ou tel être présent dans la situation de discours, mais la façon particulière dont ils remplissent le rôle général qui leur est conféré. Nous considérons ce rôle comme celui de garants et nous appellerons « Personnes » le type de garant auquel il est fait recours (le terme de « Personne » remplacera désormais, dans cet exposé au moins, celui d’énonciateur ou de responsable). Dans l’exemple de Port Royal, lorsqu’il est lu de façon modale, c’est-à-dire comme un cas d’autorité polyphonique, il n’y a donc pas allusion aux différents individus désignés par le mot philosophe, ni davantage au groupe social qu’ils constituent, mais il y a choix d’une certaine façon de parler, d’un certain ton, et la thèse sur la relation causale entre la nature interne des corps et leur tendance à tomber vers le bas est présentée sur ce « ton » (le fait que le locuteur
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de l’exemple de Port Royal fasse d’autre part soumission à cette Personne qu’il fait entendre sera, dans notre conception générale, mis au compte d’une attitude de prise en charge). De même l’énoncé selon le critique du Monde, le dernier Woody Allen est totalement raté, dans sa lecture la plus banale, présente l’échec du film du-point- de-vue-de-la-critique-intellectuelle comme garanti par une instance autre que son locuteur. Il en est encore de même pour les énoncés du type « il paraît que q », dont nous avons déjà parlé : ils servent à poser q en le faisant soutenir par quelqu’un d’autre. Dans les trois cas que nous venons de rappeler, nous dirons que la Personne, au sens technique, est IL, ou encore le Tiers. Il se peut aussi que le garant du contenu soit le locuteur lui-même, dans son rôle de locuteur, comme dans l’exclamation, où le dire est donné comme attestant la validité de ce qui est dit (l’interjection Aïe ! par exemple assure, de façon honnête ou mensongère, par sa simple énonciation la réalité de la souffrance qui constitue son contenu). Nous dirons alors que la Personne ayant fonction de garant est le Locuteur, par abréviation L. Nota Bene. Un problème compliqué, et que nous signalons seulement, est celui des structures du type « p puisque je te le dis ». Il ne nous semble pas nécessaire, malgré les apparences, de dire que le garant de p est L, car, pour le locuteur, ce n’est pas sa propre parole qui atteste la validité de p. Nous aurions tendance plutôt à dire qu’il s’agit d’une demande faite au destinataire de se suffire, pour admettre p, de l’énonciation du locuteur. On lui demande donc de se contenter, pour affirmer à son tour p, pour le reprendre à son compte, d’un garant qui, de son point de vue à lui, est la Personne IL. Nous allons encore, sans prétendre clore la liste, distinguer une troisième Personne, le Monde. On dit quelque chose parce que « les choses sont comme ça ». Beaucoup d’énoncés scientifiques, dans la bouche surtout des non scientifiques, sont de ce type, et aussi un grand nombre de nos affirmations quotidiennes. Si je dis il fait beau, il semble que ce soient les choses qui garantissent que j’ai raison de le dire (nous disons bien il semble car en fait le contenu de il fait beau, qui est pour nous de type argumentatif et contient des donc et des pourtant, n’est certainement pas de ce type de choses que la réalité peut attester).
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Nous n’allons pas en dire plus sur les garants et les Personnes. L’article d’Alfredo Lescano, ici même, présente et problématise cette notion, en indiquant en outre des critères linguistiques, pour décider la présence de telle Personne plutôt que de telle autre. Nous voulons simplement, pour conclure cet article, rappeler l’idée essentielle qui commande notre actuelle conception de la polyphonie. Il s’agit de placer dans la signification, à côté des attitudes du locuteur et des contenus, une troisième instance qui, pas plus que les deux autres, n’est de type référentiel et ne peut être vue comme allusion à des individus. Elle marque seulement une certaine façon de garantir le dit, un certain ton pour le présenter, et l’exigence corrélative d’un ton particulier pour le réfuter.
Annexes
1. Lescano distingue notamment une quatrième Personne, le
« Témoin ». Il se fonde, pour cela, sur des critères linguistiques relatifs aux modes de réfutations possibles des énoncés mettant en jeu cette Personne. Nous insisterons, comme lui, sur le fait narratologique que cette Personne du Témoin intervient peut-être dans un certain type de récit. Il s’agit de ceux attribués, explicitement, à un narrateur (« je ») qui, d’une part est l’un des personnages de l’histoire racontée, et d’autre part n’en est qu’un personnage secondaire : il a perçu une partie ou la totalité de l’histoire, sans, à proprement parler, y intervenir. On pourrait dire qu’il illustre la Personne du Témoin et s’interroger sur les raisons que l’auteur a eues de présenter l’histoire à travers lui. Il ne s’agit pas de donner au récit cette couleur subjective que lui attribue le fait d’avoir pour narrateur quelqu’un qui en a été un héros. Nous suggérerons de même que le début de Madame Bovary, en faisant du narrateur un camarade d’école de Charles Bovary, vise peut-être aussi à introduire le Témoin, témoin dont l’importance reste d’ailleurs mystérieuse vu que le détail de l’histoire, généralement, n’est pas pour lui un objet d’expérience.
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2. Il nous semble que l’étude linguistique des discours rapportés du type « X dit que q » devrait s’appuyer sur la distinction que Port Royal a introduite pour des raisons philosophiques. On pourrait distinguer deux cas, celui où il s’agit seulement d’une certaine façon de dire q (c’est l’utilisation « modale » du verbe dire, qui fait penser à l’autorité polyphonique), et celui que nous appellerons « attributif », où il s’agit soit de caractériser X par son dire (possibilité utilisée dans le raisonnement par autorité), soit de caractériser, en bien ou en mal, le contenu de la proposition q, en lui attribuant la propriété d’être dit par X. Qu’il s’agisse de caractériser q ou de caractériser X, cette caractérisation fait partie du contenu de l’énoncé, ce qui revient à dire, pour nous, qu’elle se décrit en termes argumentatifs (comme nous avions décrit l’angle de vue, en tant qu’élément du contenu, en termes d’argumentation). Notre théorie amène donc à refuser au verbe dire un emploi métalinguistique, même si le verbe dire est généralement compris comme faisant partie d’une métalangue intégrée à la langue.
Textes cités
Arnauld, A. et P. Nicole, 1662/1978, La logique ou l’art de penser, Paris :
Flammarion. Berrendonner, A., 1981, Eléments de pragmatique linguistique, Paris : Editions de Minuit. Carel, M., 2008, “Polyphonie et argumentation”, in L’énonciation dans tous ses états. Mélanges offerts à Henning Nolke, Birkelund, M, Mosegaard Hansen, M.-B. et Noren, C. (éds.), Bern, Berlin, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, Peter Lang. Ducrot, O., 1972, Dire et ne pas dire, Paris: Hermann. Ducrot, O., 1984, Le dire et le dit, Paris: Editions de Minuit. Henry, P., 1977, Le mauvais outil, Paris: Klincksiek. Vigny, A. de (1832/2008) Stello, Paris: Flammarion.