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COMPTE RENDU DE DIRE PRESQUE LA MÊME CHOSE D’UMBERTO ECO

Annalisa Guzzardi
Master 1 PSL-ENS

Introduction
Dire presque la même chose est un riche essai d’Umberto Eco sur la traduction, publié pour la
première fois en 2003. Le discours procède par plusieurs exemples qui viennent de l’expérience
personnelle de l'auteur. La réflexion générale recueille, en outre, toute une série de séminaires et
conférences tenues par Eco précédemment à l’Université de Toronto, Oxford et Bologne.
Le but du livre est de chercher à comprendre comment, même si on sait que dans la traduction on
ne dit jamais la même chose, on peut tout de même dire presque la même chose, comme l’auteur
déclare dans son Introduction. Alors l’important ne serait plus la même chose, ou la chose elle-même,
mais l’idée de ce presque. Justement Genette pose, en fait, la traduction sous le signe du palimpseste,
un manuscrit dont on a frotté la première inscription pour y superposer une autre, mais de façon qu’on
puisse lire encore en transparence l’ancien sous le nouveau.
L’élasticité et l’extension de ce presque dépendrait alors d’un certain point de vue et de certains
critères à négocier préalablement. Dire presque la même chose est donc pour Eco est un procédé qui
tourne autour de la négociation, comme il va répéter tout au long du texte. À propos du concept de
fidélité au texte, ensuite, il dit qu’elle devra plutôt s’exprimer dans le but du traducteur de rendre –
tout dans la sensibilité et la culture du lecteur – l’intention du texte (plus que celle de l’auteur), c’est-
à-dire ce que le texte dit posé dans sa langue et son contexte culturel. Chaque texte traduit, en fait,
présentera des marges d’infidélité, mais le rapport de ces marges au centre de fidélité au texte est
encore une fois question de négociation.

Négociation et sens profond du texte


Un des concepts qu’Eco emploie constamment dans sa réflexion est le concept de la
« réversibilité », entendue comme la possibilité de rendre un texte dans une autre langue de façon à
reconnaitre l’original si on retraduirait dans la première langue le texte traduit. Il parvient à la
conclusion qu’il est impossible d’appliquer une réversibilité parfaite et purement linguistique : en
fait, la traduction devrait viser à produire le même effet auquel visait l’original. Pour cette raison,
plusieurs auteurs ne parlent plus d’équivalence de signification, mais d’équivalence fonctionnelle ou
de skopos theory. En ce cas, il s’agit d’égalité de la valeur d’échange qui devient une entité
négociable, comme Eco remarque. Il souligne que cette conception est fondamentale surtout pour les
textes à finalité esthétique, comme la poésie.
Ce procédé implique que le traducteur fournisse préalablement sa propre interprétation de ce qui
était l’effet prévu par l’original, qui est à reconduire à la notion d’intentio operis d’Eco. Peu plus loin,
il pose sous le signe de la négociation la notion plutôt insaisissable de signification. On négocie la
signification du texte à traduire, parce qu’on le fait tous les moments dans le quotidien en négociant
la signification de nos expressions.
À ce point Eco expose, alors, trois concepts : Type Cognitif, Contenu Nucléaire et Contenu
Molaire. À la base de notre capacité de reconnaitre l’occurrence d’un certain objet il y a, en fait, des
schémas mentaux qu’Eco définit Types Cognitifs. Mais il est impossible de connaitre ce qu’à l’autre
arrive en tête quand il emploie ces schémas pour reconnaitre la réalité, on ne le sait qu’après, quand
l’autre « interprète » un certain mot pour permettre à quelqu’un de reconnaître l’objet correspondant.
Alors, on sait à travers quels « interprétants » quelqu’un explique à quelqu’un d’autre ce que c’est
un certain objet. C’est ces ensembles d’interprétations exprimés qu’Eco appelle Contenu Nucléaire
du mot indiqué. Celui-ci serait visible, tangible et comparable intersubjectivement, parce qu’il vient
physiquement exprimé à travers des sons, des images, des gestes.
Mais ce Contenu Nucléaire, et le Type Cognitif qu’il interprète, ne constituent pas tout ce qu’on
sait d’une certaine unité de contenu. Il représente les notions minimales, les conditions élémentaires
pour pouvoir reconnaître un certain objet ou comprendre un certain concept et l’expression
linguistique correspondante.
Au-delà de cette connaissance minimale, il y a bien sûr la « connaissance élargie » qui comprend
aussi des notions qui ne sont pas primaires, pas indispensables pour la reconnaissance perceptive :
c’est cette compétence élargie qu’Eco définit Contenu Molaire.
En conclusion, il remarque que traduire signifie toujours « limer » certaines des conséquences que
le terme original impliquait. En ce sens, en traduisant on ne dit jamais la même chose. L’interprétation
qui précède chaque traduction doit établir quelles et combien des conséquences que chaque terme
suggère puissent être éliminées. Cette négociation, en tout cas, ne serait pas toujours un pacte qui
distribue également pertes et avantages entre les deux parties ; et Eco indique qu’on peut bien se
considérer satisfait en sortant d’une négociation où on a cédé plus de ce qu’on a gagné, si on partait
d’une nette condition de désavantage.
Dans cette opération, le critère à suivre serait de préserver le « sens profond » du texte même
quand cela signifie en négliger la signification littérale. Un problème surgit, quand même : bien qu’on
ne s’attarde pas à considérer si ces types de traduction sont « fidèles » ou pas, on se trouve face à des
traductions référentiellement fausses. Alors, Eco se demande si on peut avoir une traduction qui
préserve le sens du texte même si elle change ses références, étant donné que la référence à un certain
monde fictif est une des principales caractéristiques du texte narratif.
La conclusion est que parfois seulement à travers cette « infidélité » littérale le traducteur peut
suggérer le sens des épisodes, c’est-à-dire la raison du récit, et le relief qu’ils assument tout au long
du même : en autres mots, le sens profond du texte.
Pour prendre une décision en cette direction, le traducteur doit interpréter le texte tout entier, pour
décider dans quelle façon les personnages pensent et se comportent dans le système de la fiction.
Interpréter est, en fait, faire un pari sur le sens du texte, bien qu’il y ait l’histoire entière d’une culture
à assister le traducteur qui fait ces paris.

Traduction target oriented et source oriented

Ensuite, Eco explore la distinction entre traduction target oriented et traduction source oriented,
c’est-à-dire une traduction orientée au texte de départ, ou au texte et au lecteur de destination. Ces
termes utilisés par la théorie de la traduction regardent l’interrogation que déjà dans le XIXe siècle
Humboldt et Schleiermacher (et après Berman aussi) s’étaient posé : la traduction doit-elle conduire
le lecteur à comprendre l’univers linguistique et culturel du texte d’origine, ou doit-elle transformer
le texte original pour le rendre acceptable au lecteur de la langue et de la culture de destination ? Ce
qui intéresse notre théoricien est, alors, le processus qui s’écoule entre texte source et texte cible.
Les théories de la traduction proposent l’alternative entre moderniser et archaïser le texte, mais
Eco distingue cette opposition de celle entre foreignizing et domesticating, c’est-à-dire entre
estrangement et domestication, et considère premièrement cette opposition. Comme exemple de
domestication il propose la traduction de la Bible de Luther, qu’il voit aussi comme la plus
provocatoire. Après, il reprend la distinction de Humboldt entre ce qui est Fremdheit, « étrangeté »
et ce qui est Das Fremde, « l’étranger » : le lecteur ressent l’étrangeté quand le choix du traducteur
semble incompréhensible, comme une erreur, tandis qu’il ressent en revanche l’étranger quand il est
face à une manière peu familière de lui présenter quelque chose qu’il pourrait reconnaître, mais qu’il
a l’impression de voir véritablement pour la première fois. Eco associe cette idée d’étranger à l’« effet
de estrangement » des formalistes russes, grâce auquel l’artiste conduit le lecteur à percevoir la chose
décrite sous un profile et une lumière différente pour la comprendre mieux qu’avant.
Pour ce qui concerne, par ailleurs, l’opposition entre moderniser et archaïser, Eco prend l’exemple
des traductions du livre de la Bible intitulé Ecclésiaste. Il fait remarquer comme ces différentes
traductions cherchent soit à rendre accessible à la culture des destinataires la nature de la figure dont
vient le nom du livre, soit à conduire les destinataires à comprendre le monde hébreu où il parlait.
Après, il propose aussi l’exemple de trois traductions françaises de la Divine Comédie, encadrées
dans les infinies tentatives de rendre dans une autre langue la prosodie, la tierce rime, le lexique
dantesque. Il met ces exemples en ordre décroissant d’archaïsation : le premier est celui du XIXe
siècle de Littré, après on a celui classique de Pézard et finalement la traduction plus récente de Risset.
Eco voit dans cette dernière un cas où la traductrice prend une position en faisant un choix net : elle
constate et décide que les valeurs de substance comme le mètre, la rime et le lexique avec ses effets
phonosymboliques, bien que fondamentales dans l’original, ne peuvent être récupérés en traduction.
Alors, Risset accepte l’idée que la traduction soit un « processus décisionnel » – un concept
qu’Eco lie à son idée de négociation – et choisit de privilégier plutôt la rapidité fébrile du récit
dantesque, en restant le plus littéral possible et en adoptant une prosodie moderne. On serait là face à
un exemple non pas de domestication, mais surement de modernisation.

Traduction et interprétation : la traduction intralinguistique, interlinguistique et


intersémiotique de Roman Jakobson

Dans un chapitre très dense, Eco reprend trois types de traduction indiqués par Jakobson dans son
essai sur les aspects linguistiques de la traduction. Il s’agit de la traduction intralinguistique,
interlinguistique et intersémiotique. La traduction interlinguistique est celle dans une langue à l’autre,
quand on a « une interprétation de signes verbaux par de signes de quelque autre langue » : c’est la
traduction proprement dite.
La traduction intersémiotique est celle où on a « une interprétation de signes verbaux par un
système de signes non verbaux », par exemple quand on « traduit » un roman en film. Jakobson
appelait cette traduction aussi transmutation. Mais, avant ces deux, il citait la traduction
intralinguistique, dite aussi reformulation, c’est-à-dire « une interprétation de signes verbaux par
d’autres signes de la même langue ». Eco fait remarquer que, comme il existe reformulation à
l’intérieur d’une même langue, ainsi il y a des formes de reformulation à l’intérieur d’autres systèmes
sémiotiques, par exemple quand on transpose de tonalité une composition musicale.
En parlant de transmutation, Jakobson pensait à la version d’un texte verbal dans un autre système
sémiotique, mais il ne considérait pas la transmutation à partir d’autres systèmes que celui
linguistique, comme par exemple, nous dit Eco, la version en ballet de L’après-midi d’un faune de
Debussy.
Mais pour notre auteur le problème plus important est que Jakobson utilisait le même mot
interprétation pour les trois types de traduction, ce qui laissait une certaine ambiguïté : est-ce que
Jakobson a voulu dire que ces trois types de traduction sont des interprétations, et que donc la
traduction est une espèce du genre « interprétation » ?
Dans la suite de l’argumentation, Eco nous fait remarquer que dans « reformulation » on a une
grande variété de types d’interprétation, et nous éloigne de la tentation d’identifier la totalité de la
sémiotique avec l’opération de la traduction, c’est-à-dire identifier le concept de traduction avec celui
d’interprétation, ce qu’Eco s’apprête à démentir.
À ce point, pour éclairer ces concepts, et notamment la différence entre notion de traduction et
d’interprétation, il lie les positions de Jakobson à celles de Peirce. Le premier était fasciné par le fait
que Peirce avait utilisé l’idée de traduction pour définir la notion d’interprétation. L’idée de Peirce
était que la signification d’un signe est exprimée par son interprétation à travers un autre signe ; d’où
son principe qui établit que toute « équivalence » de signification plus ou moins insaisissable entre
deux expressions peut être donnée seulement par l’identité de conséquences qu’elles impliquent ou
implicitent.
Peirce affirme que la signification dans son acception primaire est la « traduction d’un signe dans
un autre système de signes ». Mais Eco souligne qu’il utilise traduction en sens figuré, comme
synecdoque pour indiquer la totalité de l’interprétation. Peirce, en voulant expliquer ce
qu’interprétation signifie, utilise la notion de traduction et veut implicitement dire, comme Eco
explicite, que la traduction d’une langue à l’autre est l’exemple le plus évident de comment on cherche
à dire avec des systèmes de signes différents la même chose.
Au même temps, il voulait dire que cette capacité et cette laboriosité interprétative ne sont pas
propre seulement à la traduction d’une langue à l’autre, mais aussi de chaque tentative de clarifier la
signification d’une expression. Peirce, en fait, était conscient que la traduction est un phénomène
spécifique par rapport aux autres moyens d’interprétation.
Ensuite, Eco rappelle que l’idée que chaque activité d’interprétation est une traduction, a des
origines profondes dans la tradition herméneutique : du point de vue herméneutique, en fait, tout
processus interprétatif est une tentative de compréhension de mot autrui, et en ce sens la traduction
est, comme Gadamer disait, une forme du dialogue herméneutique.
D’un côté, Gadamer affirme que « chaque traduction est toujours une interprétation » et souligne
que toute traduction arrive comme accomplissement d’une interprétation que le traducteur a donné
du texte auquel il se rapporte, et Eco se trouve bien d’accord avec cette argumentation. De l’autre
côté, Gadamer cherche à montrer la profonde identité structurale entre interprétation et traduction,
qu’il pose sous le signe du compromis, c’est-à-dire ce qu’Eco appelle négociation. Mais il affirme
aussi que si chaque traducteur est un interprète, cela ne vaut pas à l’envers.
Finalement, si comme dit Peirce, la signification d’un signe est le signe dans lequel il doit être
traduit, alors l’acte de traduction est le premier acte de signification, et les choses signifient grâce à
un acte de traduction qui y est interne. C’est ce que dit Fabbri, qu’Eco cite, pour arriver à soutenir
que le principe de traduction est la pulsion fondamentale de la sémiotique, et que donc chaque
interprétation est avant tout une traduction.
Mais en tout cas, après Fabbri se rend compte qu’il y a une limite à la traduction, quand on a
« diversité dans la matière de l’expression » – et Eco va illustrer ce cas dans les derniers chapitres de
son livre, comme on va voir – et que donc on devrait dire qu’au moins dans un cas il y a des formes
d’interprétation qui ne sont pas totalement assimilables à la traduction entre langues naturelles.
L’univers des interprétations est, en fait, plus vaste que celui de la traduction au sens propre.

Traduction et interprétation : l’interprétation par transcription, intrasystémique et


intersystémique d’Umberto Eco

Eco entreprend à ce moment sa propre classification des différentes formes d’interprétation :


interprétation par transcription, interprétation intrasystémique et interprétation intersystémique. Il
laisse tomber la première, qui se réalise par substitution automatique comme pour l’alphabet Morse,
et analyse en première l’interprétation intrasémiotique, qui est une sous-catégorie de celle
intrasystémique. Cette dernière définit l’interprétation qui arrive à l’intérieur d’un même système
sémiotique, et il s’agit des cas pour lesquels Jakobson avait parlé de reformulation. Dans ces cas, on
reste toujours dans la même forme et matière de l’expression (sonore, visive, etc.).
Mais Eco remarque que, même si on reste dans le même continuum de matières tridimensionnelles,
en quelque façon manipulables, l’éventuel changement de substance annulerait une grande partie de
l’effet esthétique de l’original. Cela est important pour dire que, aussi dans des systèmes sémiotiques
non linguistiques, quand on vise à obtenir un effet esthétique, le changement de substance devient
relevant, comme on va voir mieux dans la suite.
Après, il continue en prenant en considération une autre sous-catégorie de l’interprétation
intrasystémique, c’est-à-dire l’interprétation intralinguistique ou reformulation dans la même langue
naturelle : l’interprétation d’une langue naturelle par elle-même. Dans ce cas, le fait qu’un même
contenu soit exprimé par des substances différentes est pleinement admis justement par le but de la
clarification.
Ensuite, Eco se lance à travers des exemples dans la démonstration que la reformulation n’est pas
une traduction, jusqu’à conclure que ces pseudo-traductions comme la paraphrase, entre autres, ne
sont pas des véritables traductions parce qu’elles ne reproduisent pas dans le lecteur le même effet du
texte original ; c’est un problème qui concerne la substance de l’expression et non pas le contenu, sur
lequel il va revenir.
Mais, finalement, on peut dire que chaque opération de traduction est précédée par une lecture
critique, une analyse textuelle, c’est-à-dire une interprétation du texte : l’interprétation précède
toujours la traduction (qui présuppose, comme on a dit, un dialogue herméneutique).
Eco conclut son intense chapitre sur le dernier type d’interprétation intrasystémique : l’exécution.
Elle est, par exemple, celle d’une partition musicale, ou la mise en scène d’une œuvre théâtrale. Pour
Eco, l’exécution se pose comme anneau de conjonction entre interprétations intrasystémiques et
intersystémiques, étant donné que d’un côté elle rend sûrement reconnaissable le texte type, ou
identifiables deux exécutions comme deux interprétations de la même partition, mais de l’autre côté
quand on se pose face à deux exécutions en faisant valoir des critères de goût, donc des critères
esthétiques, on a des manifestations bien différentes : en effet entre deux exécution il y a des
variations de substance, et c’est sur la complexité de cette notion qu’Eco va se s’arrêter, en la
rapportant à la notion de traduction.
Dans les interprétations intralinguistiques interviennent des questions de substance : toute
reformulation porte à la production d’une substance différente par rapport à celle du terme reformulé.
Pourtant, étant donné qu’en ces procédés ce qui compte est la clarification d’une certaine expression,
on tend à ne pas considérer ces mutations comme pertinentes.
Mais Eco considère à ce point ce qui arrive quand on passe à d’autres systèmes sémiotiques. On
n’a pas encore une mutation de matière, car texte source et texte cible se manifestent à l’intérieur d’un
continuum commun ; mais il individue des cas où on a quand même des mutations qui sont, par
exemple, la mutation de timbre dans la transcription d’un morceau musical dans une autre tonalité.
En changeant le timbre, on change aussi l’effet produit sur l’écouteur, et on a donc un changement de
substance. À ce propos, Eco se demande si ce changement de substance est à considérer aussi dans la
traduction d’une langue à l’autre. Il parvient à conclure que dans ce processus des traits qui ne sont
pas linguistiques interviennent : ils sont des traits extralinguistiques qui ne concernent pas le plan du
contenu, mais celui de l’expression, et portent en soi une variation de substance qui est évidemment
pertinente dans les textes auxquels nous accordons une finalité esthétique, comme la poésie par
excellence.
Eco continue à se demander si ces variations de substance de l’expression sont considérables
seulement dans ces cas ou bien dans d’autres aussi. Il revient sur la reformulation pour dire que, dans
son changement de substance de l’expression, on entend exprimer la même substance du contenu, et
donc la variation de substance linguistique est négligeable. En revanche, dans un processus de
traduction proprement dite, si d’un côté on a la même substance du contenu, de l’autre la différence
de substance linguistique produite assume un relief majeur, car dans une traduction les questions de
substance stylistique sont souvent considérables, jusqu’à pouvoir dire que chaque traduction porte en
soi un aspect esthétique-stylistique. Certains textes, en fait, basent leur effet sur des caractéristiques
rythmiques pertinentes à la substance extralinguistique et indépendantes de la structure de la langue,
qui doivent être respectées par le traducteur.
On peut dire, alors, qu’il y a des textes auxquels on reconnaît une qualité esthétique parce qu’ils
rendent particulièrement pertinent non seulement la substance linguistique, mais aussi celle
extralinguistique ; et comme disait Jakobson, ils sont autoréflexifs, justement parce qu’ils invitent à
prêter attention non seulement à leur signification, mais aussi à leur signifiant. Toute bonne traduction
devrait faire en sorte que la substance de l’expression du texte de destination soit équivalente à celle
du texte d’origine dans la substance linguistique et dans celle extralinguistique : seulement ainsi on
pourrait produire presque le même effet.

Le cas central de la traduction poétique


Ensuite, Eco se penche sur la traduction poétique pour mettre en évidence l’importance que la
substance extralinguistique a dans ce contexte. En effet, dans un discours à fonction poétique on saisit
et le plan de la dénotation et celui de la connotation. Le problème du presque devient alors central
dans la traduction poétique, jusqu’à la limite de la recréation qui passe à une chose absolument autre,
une autre chose, qui – Eco dit – avec l’original n’a qu’une dette on dirait moral : il s’agit de ce qu’Eco
appelle remaniement radical. Il est intéressant pour lui, alors, de voir où le traducteur va à chercher
le noyau de la chose qu’il veut rendre à tout prix, tout en savant qu’il ne pourra dire qu’un presque.
Il passe à examiner un exemple remarquable qui constitue un grand défi pour le traducteur : The
Raven d’Edgar Allan Poe et sa Philosophy of Composition, où le poète se soucie d’indiquer les
caractéristiques fondamentales de son poème et le processus de genèse du même. Il s’agit d’une
position provocatoire, parce qu’elle introduisait un élément de calcule formel dans un milieu poétique
dominé par le concept romantique de la poésie comme produit d’inspiration instantanée. Poe, en fait,
a été un des premiers à se poser le problème de l’effet que le texte doit provoquer sur son Lecteur
Modèle.
L’auteur indique le « pivot » de sa structure poétique dans le refrain et le célèbre nevermore qui
revient, mais il parle aussi du rythme et du mètre. Or, Eco reprend l’opération et les choix des deux
premiers traducteurs du Corbeau : Baudelaire et Mallarmé. Il remarque que Baudelaire est attiré et
rejeté au même temps par le défi de Poe ; il opte pour le Jamais plus en brisant l’intention de
musicalité originale de Poe, il saisit le contenu du mot, mais pas l’expression. Aussi, Baudelaire se
rend compte qu’il serait impossible de tenter une « singerie rimée » du texte de Poe, et décide de
traduire en prose en soignant, ainsi, plus les valeurs de contenu que celles de l’expression. Eco se
demande si celle de Baudelaire est une véritable traduction, et se répond que lui-même l’exclut en
disant qu’elle est plutôt une paraphrase poétique, ou au maximum une recréation en sorte de petit
poème en prose. Encore un fois un presque.
En passant à Mallarmé, Eco dit qu’il aurait dû être plus sensible « aux stratégies du Verbe », mais
plus encore que Baudelaire il suspecte que les déclarations de poétique de Poe soient seulement un
« jeu intellectuel », il se sent ainsi soulevé du « devoir sacral de réaliser dans sa propre langue toutes
les suprêmes machinations de la Poésie ». Par crainte de se mesurer avec une tâche impossible, lui
aussi traduit en prose, et par influence de Baudelaire, ou parce que sa langue ne lui permettait mieux,
il opte pour le Jamais plus. On atteigne ainsi le même niveau d’heureux adaptation.
À conclusion de cet exemple, où on n’arrive pas à garder complètement l’effet de l’original en
traduction, Eco revient sur la nature de cet effet esthétique et dit que, en tout cas, il n’est pas seulement
une réponse physique ou émotive, mais aussi l’invitation à regarder comment cette réponse physique
ou émotive est causée par la forme particulière qui la produit, dans une sorte de « va-et-vient » continu
entre effet et cause. L’appréciation esthétique ne se résolve pas dans l’effet qu’on ressent, mais aussi
dans l’appréciation de la stratégie textuelle qui le produit.
Cette appréciation concerne justement les stratégies stylistiques mises en place au niveau de la
substance : en autres mots, l’autoréflexivité de Jakobson. En raison de la difficulté de tout cela, dans
la traduction poétique on vise souvent au remaniement radical, à se soumettre au défi du texte original
pour le recréer dans une autre forme et d’autres substances (en cherchant à rester fidèles non pas à la
lettre, mais à un principe inspirateur, dont l’individuation dépend naturellement de l’interprétation
critique du traducteur).
Et encore il ne suffit pas de reproduire l’effet, il faut fournir au lecteur de la traduction la même
opportunité qu’avait le lecteur du texte original, celle de « démonter le dispositif », de comprendre
les moyens dans lesquels l’effet est produit et en jouir.
Même dans les problématiques qu’il pose, le texte poétique reste en tout cas pour Eco la pierre de
comparaison pour chaque type de traduction, parce qu’il rend évident le fait qu’une traduction peut
être considérée vraiment satisfaisante seulement quand elle respecte (à négocier) aussi les substances
expressives, même quand il s’agit de traductions instrumentales, utilitaristes et donc dépourvues de
prétentions esthétiques.

Le remaniement radical
Dans ses chapitres finals, Eco prend en considération le cas du remaniement radical tout d’abord
en prenant comme exemple sa traduction des Exercices de style de Raymond Queneau, et après en se
dédiant plus largement au « cas Joyce ». Joyce propose un exemple très fort de traduction target
oriented : sa propre traduction de l’épisode de Finnegans Wake dit « Anna Livia Plurabelle ». Il s’agit
d’un cas très particulier de remaniement radical parce que Joyce, pour rendre le principe fondamental
qui domine Finnegans Wake, celui du pun, du mot-valise, n’a pas hésité à réécrire et reconcevoir
radicalement son texte.
Finnegans Wake se présente plutôt comme un texte plurilingue, donc il semblerait inutile de le
traduire car il est déjà traduit ; mais en fait il n’est qu’un texte plurilingue pour la langue anglaise,
c’est-à-dire un texte plurilingue comment pouvait le penser un anglophone. Alors le choix de Joyce
traducteur de soi-même a été de penser au texte de destination, français ou italien, comme un texte
plurilingue conçu par un francophone ou un italophone. Ainsi, par exemple dans sa traduction
italienne, Joyce emploie des mots beaucoup plus longs que ceux de l’original. Finnegans Wake utilise
aussi, certes, des mots composés plutôt longs, mais normalement il recourt à la fusion de deux mots
brefs. Vu que l’italien ne se prêtait pas à cette solution, Joyce a fait le choix opposé : il a cherché un
rythme polysyllabique.
Pour obtenir ce résultat, souvent il ne s’est pas intéressé au fait que le texte italien pouvait dire des
choses différentes que l’original. Ce qui intéressait Joyce était, en fait, de montrer ce qu’on pouvait
faire avec l’italien, le thème devenait en ce sens un prétexte.
Eco fait remarquer que, en se traduisant en italien, évidemment Joyce « se chantait » des possibles
néologismes italiens, mélodramatiquement sonores, il excluait ceux qui ne lui sonnait pas bien et, par
exemple, négligeait des références textuelles comme les innombrables noms de fleuves présents dans
le texte anglaise. Dans le moment de la traduction, en fait, il ne jouait plus avec l’idée des fleuves
mais avec la langue de destination.
Eco admet que pour les traductions que Joyce fait de soi-même on ne peut pas parler de
réversibilité, ce n’est pas un exemple de traduction « fidèle ». Néanmoins, en lisant sa traduction, en
voyant le texte completement repensé dans une autre langue, on en comprend les mécanismes
profonds, le type de jeu qu’on entend entreprendre avec le lexique, l’effet d’un univers de flatus vocis
qui constamment se décompose et se réagrège dans des nouvelles dispositions moléculaires, au-delà
de la fidélité aux renvois des citations.
Joyce, alors, reste tout de même dans les frontières de la traduction proprement dite et ne se
disperse pas dans le marécage des libres interprétations. Il signe un confine extrême, peut-être
infranchissable : cependant, « les frontières ne sont pas faites seulement pour établir ce qui en reste
dehors, mais aussi pour définir ce qui en reste dedans ».

Le changement de matière
Eco considère, finalement, le cas des mutations de matière, comme quand on adapte un roman en
bande-dessiné, par exemple. Il commence en définissant parasynonymie les cas spécifiques
d’interprétation où pour clarifier la signification d’un mot ou d’un énoncé, on recourt à un interprétant
exprimé en différente matière sémiotique (ou vice versa). Un cas de parasynonymie est, par exemple,
la substitution des signes d’un langage gestuel par des mots. Mais si on considère le critère de la
réversibilité, on ne peut pas parler de traduction au sens propre pour cette forme d’interprétation.
Dans ce cas, on passe non seulement d’un système sémiotique à l’autre, comme dans la traduction
interlinguistique avec ses changements de substance, mais aussi d’une matière à l’autre. Eco alors
veut voir le poids de ce phénomène dans la traduction intersémiotique, que Jakobson appelait
transmutation et d’autres appellent adaptation.
Avant tout, avec Fabbri, Eco avertit que la vraie limite de la traduction serait dans la différence
des matières de l’expression ; cette diversité de matière est, par ailleurs, un problème fondamental
pour toute théorie sémiotique. Aussi, dans le passage de matière à matière on est forcé à expliciter
des aspects qu’une traduction laisserait indéterminés, en autres mots à dire plus ou à dire moins que
l’original. En ce cas, Eco rappelle, il faut se souvenir de la distinction de Lessing entre arts dans le
temps et arts dans l’espace, parce que justement dans le passage, par exemple, entre poésie et tableau
on a une mutation de matière.
La transmutation de matière ajoute des significations, ou rend forcément pertinentes des
connotations qui ne l’étaient pas originalement. On a ce qu’Eco appelle interprétation par
manipulation, où dans le passage de matière en matière l’interprétation est médiée par l’adaptateur,
et non pas laissée au destinataire. Il y a des cas où dans cette opération l’interprétation est forcée à
dire plus que l’original, comme quand un film est obligé à montrer quelle jambe a perdu le capitaine
Achab dans Moby Dick, ou bien des cas où elle ne peut que dire moins, comme quand une image doit
représenter le mouvement à spiral des quatre Vivants décrit dans l’Apocalypse.
L’adaptation constitue toujours une prise de position critique, comme d’ailleurs la traduction au
sens propre ; mais dans la traduction l’attitude critique du traducteur est justement implicite, tandis
que dans l’adaptation elle devient principale et constitue le centre même de l’opération de
transmutation.
Dans ces cas, on pourrait aussi parler de transmigration d’un thème, et du texte de départ comme
stimulation d’où en dégager des idées et inspirations pour ensuite produire son propre texte. Eco se
réjouit, en fait, des nombreuses et fertiles aventures de la transmutation, c’est-à-dire de la traduction
intersémiotique, mais les conçoit plutôt comme des infinies aventures de l’interprétation que de la
traduction.

Conclusion
Pour conclure, dans son dernier chapitre Eco se demande s’il serait possible d’éviter une notion
de traduction comme négociation. Il faudrait penser qu’on pourrait rendre les propositions d’une
langue à l’autre en vertu du fait que deux différents énoncés puissent exprimer la même proposition.
Mais ce raisonnement implique l’existence d’une langue parfaite, une « langue de la pensée »
universelle : on devrait pouvoir exprimer cette proposition dans un langage neutre par rapport aux
langues naturelles comparées.
Après avoir considéré brièvement ces hypothèses et avoir montré qu’il ne serait pas utile à la
traduction de raisonner en ces termes, Eco nous réaffirme qu’en absence d’une langue-paramètre on
ne peut que s’appuyer sur le processus continu de la négociation, à la base duquel il y a une
comparaison des structures de langues différentes, et où chaque langue peut devenir métalangage
d’elle-même.
Il dit aussi qu’il est vrai que, dans l’interprétation du monde autour de nous, et dans celle des
mondes réels ou fictifs dont parlent les livres qu’on traduit, on se déplace déjà dans un système
sémiotique que la société, l’histoire et l’éducation ont organisé pour nous. Toutefois, si c’était
seulement ainsi, la traduction d’un texte qui vient d’une autre culture devrait être en théorie
impossible. Mais si les différentes organisations linguistiques peuvent apparaître réciproquement
incommensurables, elles restent tout de même comparables.
Eco remarque comment il est justement le succès de tant d’opérations de traduction à reproposer
à la philosophie le problème philosophique par excellence : s’il existe une façon dont les choses vont,
indépendamment de comment nos langues les font aller. Mais un traducteur, plutôt que se poser ces
problèmes ontologiques, ou rêver de langues parfaites, exerce un « raisonnable polyglottisme »,
comme Eco indique.
Il termine son exposition avec des considérations sur quelque chose à laquelle nous croyons de
nous rapporter sans problèmes particuliers dans notre propre langue : les couleurs. Il nous montre, en
revanche, comment la manière de distinguer, segmenter, organiser les couleurs varie d’une culture à
l’autre. Bien qu’on ait individué des constantes transculturelles, il semble difficile de traduire entre
langues lointaines dans le temps ou de civilités différentes les termes de couleur.
La couleur est, en fait, une question culturelle. Quand on énonce un terme de couleur, on ne point
pas directement à un état du monde, mais au contraire on lie ce terme avec ce qu’Eco a appelé Type
Cognitif et Contenu Nucléaire. Cette transformation des stimulations sensorielles dans une perception
est, en quelque façon, déterminée par le rapport sémiotique entre l’expression linguistique et le
contenu à elle culturellement corrélé.
Pourtant, la traduction d’un système de segmentation à l’autre n’est pas impossible : en comparant
des moyens différents de segmenter le spectre, par exemple. Il faut alors tenter de repenser le monde
comme l’auteur qu’on veut traduire pouvait l’avoir vu.
Ainsi, la proclamée « fidélité » des traductions n’est pas un critère qui conduit à l’unique
traduction acceptable. La fidélité pour Eco est plutôt la tendance à croire que la traduction est toujours
possible si le texte source a été interprété avec passionnée complicité : elle est l’engagement à
identifier ce que pour nous est le sens profond du texte, et la capacité de négocier à chaque instant la
solution qui nous semble plus juste.

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