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Pragmatique de la traduction

Author(s): Aron Kibédi Varga


Source: Revue d'Histoire littéraire de la France , May - Jun., 1997, 97e Année, No. 3, Les
Traductions dans le Patrimoine Français (May - Jun., 1997), pp. 428-436
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40533093

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PRAGMATIQUE DE LA TRADUCTION

Dans une étude publiée en 1959, Roman Jakobson distingue trois


types de traduction : la traduction intralinguale, la traduction inter-
linguale et la traduction intersémiotique '. La première « consiste en
l'interprétation des signes linguistiques au moyen d'autres signes
de la même langue » ; il s'agit en fait de l'utilisation de synonymes
et de paraphrases entre deux usagers de la même langue dans les
cas où celui qui parle ou écrit craint d'être mal compris.
Jakobson donne comme exemples des mots ou des locutions
isolés, mais le concept pourrait être considérablement élargi. Lors-
qu'un orateur (un auteur) entend adresser le même message à des
publics différents, il se servira de registres stylistiques variés ; ce
seront autant de paraphrases2 d'un « original » virtuel, d'une « struc-
ture profonde ». En littérature, les Exercices de style de Raymond
Queneau fournissent un bel exemple de telles traductions intralin-
guales. La question est de savoir s'il faut considérer chacun de ces
« exercices » dans la perspective du producteur ou dans celle du
récepteur, c'est-à-dire comme l'effet de la volonté d'un seul auteur
de s'adresser à des lecteurs différents ou plutôt comme un grand
nombre de discours émanant d'auteurs différents et qu'un seul
lecteur rencontre au cours de son expérience des autres.
Si l'on adopte ce deuxième point de vue, celui du récepteur, le
concept de traduction intralinguale peut être élargi encore davan-
tage ; certains genres littéraires thématiquement définis, comme le
roman picaresque, pourraient être considérés comme un ensemble
de paraphrases qui traduisent, à quelques nuances près, le même

1 . Repris en français sous le titre « Aspects linguistiques de la traduction », in Essais de


linguistique générale. Minuit, 1963, p. 78-86. L'idée de la traduction intralinguale se trouve
déjà chez Schleiermacher.
2. La paraphrase joue bien entendu un rôle important dans la traduction interlinguale aussi.
Voir Brigitte Handwerker, « Zum Begriff der Paraphrase in Linguistik und Übersetzungstheorie »,
in LiLi - Zeitschrift für Literaturwissenschaft und Linguistik, no. 84, 1991, p. 14-29.

RHLF, 1997, n" 3, p. 428-436.

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PRAGMATIQUE DE LA TRADUCTION 429

message - et certains genres dérivés, le burlesque par exemple,


comme la paraphrase sur le registre « bas » d'un genre originel
(l'épopée en l'occurrence) conçu dans un registre élevé3. Finale-
ment, même le phénomène de l'intertextualité, fort étudié et tout
autant pratiqué de nos jours, relève de la traduction intralinguale :
des fragments textuels qui « déménagent » pour fonctionner ensuite
dans un autre contexte remplissent à une exception près toutes les
conditions de la traduction proprement dite.
La traduction intersémiotique, la troisième forme distinguée par
Jakobson, « consiste en l'interprétation des signes linguistiques au
moyen de systèmes de signes non linguistiques ». Ici, Jakobson ne
donne pas d'exemples, mais on peut penser à toutes les formes
artistiques non verbales dont l'origine remonte à un texte : peinture,
ballet, film, etc4. Au xvme et xixe siècles, le terme «traduction»
(ou son équivalent anglais « translation ») est souvent utilisé par
rapport à la peinture : pour Delacroix, la gravure est une traduction
de la peinture, et Gautier définit la peinture d'Ingres comme « une
traduction de la nature (...) mot à mot»5. La gravure serait alors
une traduction au second degré, une première traduction ayant dû
avoir lieu d'un texte en un tableau. En revanche, la formule de
Gautier s'inscrit dans un autre contexte, celui de la mimesis : imiter
la nature, c'est la traduire, soit par le pinceau, soit par la plume.
Là où la traduction interlinguale (ou traduction proprement dite)
doit tenir compte des différences grammaticales et culturelles entre
deux langues, la traduction intersémiotique doit tenir compte des
différences entre les caractéristiques du texte et celles de l'autre
médium. Ainsi, pour un film tiré d'un roman, les lois générales de
la narratologie sont respectées dans les deux cas : développement
vers un dénouement, avec ou sans flashback, rapports entre les
personnages, etc., mais les choses se compliquent dès que le cinéaste
aborde le problème de la description, description géographique des
lieux, description psychologique des personnages (leur motivation).
Les suppressions et les additions sont plus nombreuses et plus
radicales que lorsque l'on traduit d'une langue à l'autre - c'est ce

3. Voir mon article « Le Burlesque - Le monde renversé selon la poétique classique », in


J. Lafond et A. Redondo, éds., L'Image du monde renversé, Paris, Vrin, 1979, p. 153-180.
4. Voir Jürgen E.Müller, éd.. Texte et médialité, Marna 7, Mannheim, 1987; E.-J.
Albersmaier und V. Roloff, éds., Literaturverfilmungen, Frankfurt, 1989; «Théories du son
dans les arts », dossier Artpress 211, mars 1996.
5. Voir T.R. Steiner, English Translation Theory 1650-1800, Assen/Amsterdam, Van Gor-
cum, 1975, notamment le chapitre m (Mimesis: the Translator as Painter), p. 35-48. Je cite
Delacroix et Gautier d'après l'article de Michele Hannoosh «Painting as Translation in Bau-
delaire's Art Criticism » {Forum for Modem Language Studies, xxii/1, janvier 1986, p. 31).

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qui explique la déception de certains amateurs de romans dans les


salles de cinéma.
La traduction intersémiotique est uniquement l'affaire du créa-
teur, du producteur ; elle ne pose des problèmes qu'à lui : le résultat,
« r œuvre-cible », doit être tel que le récepteur l'accepte comme
œuvre d'art autonome qui ne nécessite pas la connaissance de
l' œuvre-source. En revanche, la traduction intralinguale concerne,
nous l'avons vu, le créateur aussi bien que le public ; elle suppose
une situation orale implicite. L'auteur et son lecteur sont là pour
s'expliquer ou, si nécessaire, pour changer de registre. La traduction
interlinguale enfin, la traduction « proprement dite » dont il sera
question désormais, ne saurait être traitée que dans le cadre d'une
pragmatique : elle postule un vaste cadre de recherche qui implique
deux contextes culturels différents, deux actants autour d'une seule
œuvre (l'auteur et le traducteur), mais un seul public, celui de la
langue dans laquelle l'œuvre a été traduite6. Le traducteur intralin-
gual découvre la paraphrase appropriée et peut immédiatement
oublier la locution originelle. Le traducteur interlingual a une tâche
bien plus difficile, surtout lorsqu'il s'agit d'œuvres littéraires : il
n'a pas le droit d'oublier ou de faire oublier le texte premier.

L'histoire de la traduction montre qu'un débat séculaire oppose


ceux qui donnent la priorité à la langue-source et ceux qui privi-
légient la langue-cible7. Ce débat a été tout particulièrement difficile
lorsqu'il s'agissait, grâce à la traduction, de convertir des mécréants,
de leur offrir le salut éternel après la vie : quelle est en effet la
meilleure traduction des grands livres sacrés comme la Bible et le
Coran, une traduction mot à mot du texte sacré ou plutôt une qui
tienne compte des spécificités culturelles de la langue-cible ?
La traduction dans la langue-cible ne doit jamais complètement
effacer le contexte culturel de la langue-source ; si elle le fait, la
traduction a échoué puisqu'elle s'intègre entièrement dans les
traditions littéraires de la langue-cible et ne lui apporte rien de
nouveau. La traduction littéraire exige une double fidélité. Ainsi,
Georges Kassaï, l'un des meilleurs traducteurs de la littérature
hongroise en France, vient de signaler le cas d'une traduction « trop

6. On trouvera une analyse sémiotique (peirceienne) de la trichotomie de Jakobson chez


Dinda L. Gorlée (Semiotics and the Problem of Translation, Alblasserdam, 1993, p. 151-163).
7. Voir Amparo Hurtado Albir (La Notion de fidélité en traduction, Pans, Didier erudition,
1990), qui cite entre autres Georges Mounin et Ortega y Gasset.

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PRAGMATIQUE DE LA TRADUCTION 43 1

réussie » 8 : le roman en question « ne sent pas la traduction », mais


à quel prix ! La traductrice semble avoir systématiquement éliminé
les caractéristiques du style de son auteur et celles de la langue
hongroise : l'hypotaxe remplace la parataxe, les particules modales
évoquant l'oralité sont supprimées, les verbes concrets se trouvent
remplacés par des verbes abstraits : « ce que permettent d'obtenir
toutes ces manipulations, écrit Kassaï, c'est une sorte de distancia-
tion, comme si un sujet raisonneur, un observateur extérieur était
venu se subsituer ou plutôt se superposer à renonciation spontanée
du sujet parlant ». L'auteur établit un rapprochement avec le fameux
« effet de sourdine » que Spitzer avait vu dans le style de Racine :
« l'acte lui-même s'efface devant le sujet qui, tout en l'accomplis-
sant, le caractérise et le juge ». Une traduction qui donne la priorité
absolue à la langue-cible devrait, semble-t-il, dans le cas du français,
revenir aux conventions litéraires et aux normes qui n'ont guère
changé depuis l'époque classique.
Le débat, au cours de l'Histoire, sur la priorité des deux langues
ne manque pourtant pas d'intérêt, au contraire : comme l'a montré
récemment Klaus Reichert, derrière chacune des positions adoptées
se dessine, depuis le temps de Luther (d'Amyot) et des colonisations
jusqu'à nos jours, une certaine attitude (idéologique ?) vis-à-vis de
l'étranger, la question de savoir si la culture présentée dans la langue
de l'autre doit être entièrement subjuguée et appropriée ou au
contraire sauvegardée, dans la traduction même, comme autonome,
comme un enrichissement de notre langue et culture9.

Une traduction littérale est impossible - tous les théoriciens sont


d'accord sur ce point - parce qu'elle exigerait, dans les deux
langues, de très fortes analogies sur trois niveaux, celui de la
sonorité, celui de la grammaire et celui des traditions culturelles.
L'infidélité est inévitable, la question est seulement de savoir à quel
niveau il faut la situer. En général, on admet une hiérarchie à rebours
de ces trois niveaux. « L'importance des changements de forme
exigés par la nécessité de conserver le sens, écrivent Taber et Nida,
deux linguistes spécialisés dans les traductions de la Bible, dépendra
de la " distance " linguistique et culturelle qui sépare la langue
source de la langue réceptrice ». Le cas le plus simple est celui de

8. Voir «Traduction et Culture», à paraître dans les Cahiers finno-ougriens. Il s'agit du


Voyage autour de mon crâne de Frigyes Karin thy (Viviane Hamy, 1990).
9. « Zur Ubersetzbarkeit von Kulturen - Appropriation, Assimilation oder ein Drittes ? »
in Sprache im technischen Zeitalter, 1994, p. 172-179.

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432 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

« deux langues apparentées parlées dans un milieu culturel homo-


gène, comme le français et l'italien». Vient ensuite la traduction
dans une langue non apparentée, mais partageant le même milieu
culturel ; ici les auteurs donnent l'exemple du français et du hon-
grois. « Le troisième cas serait représenté par la traduction du
français en hindi : bien que les deux langues soient apparentées
(...), la très grande différence entre les milieux culturels entraîne
forcément des changements importants dans la traduction. Enfin,
lorsqu'on traduit du français en bambara, langue africaine, les chan-
gements formels sont très nombreux, car il n'y a aucune parenté
entre ces langues et pour ainsi dire aucune ressemblance entre les
cultures auxquelles elles appartiennent » 10. Le deuxième et le troi-
sième cas sont particulièrement importants, parce qu'ils montrent
que la communauté du milieu culturel (troisième niveau) est plus
importante que la parenté des langues (=deuxième niveau).
Certes, quelques exceptions existent. Les divers mouvements
d'avant-garde au xxe siècle ont créé des exemples de poésie sonore,
c'est-à-dire d'une poésie uniquement composée de sons, sans mots
compréhensibles, mais où la sonorité correspond au système pho-
nologique d'une langue, en général à celui de la langue maternelle
du poète : à l'écoute, le poème semble familier mais on n'y
comprend rien. Pour traduire un tel poème, il faut inventer un
système sonore comparable dans la langue-cible : ce qui a été fait
par Ákos Szilágyi au moment il a traduit le futuriste russe Khleb-
nyikov en hongrois. De même, certains poètes ont entrepris des
efforts pour privilégier dans la traduction la fidélité sonore, parfois
même aux dépens de la fidélité lexicale11. - On constate que les
rares cas où ce type de fidélité est privilégié concernent toujours
la poésie et ce n'est pas un hasard : les liens entre son et sens sont
plus étroits en poésie qu'ailleurs, inutile d'insister là-dessus depuis
Jakobson et les structuralistes.
Privilégier la fidélité à la langue-source au niveau de la sonorité
est bien entendu une entreprise discutable ; elle implique souvent
la nécessité de la sacrifier à d'autres niveaux, en particulier au
niveau culturel : comment peut-on être sûr en effet qu'une certaine
configuration sonore suscite les mêmes sentiments ou émotions dans

10. Charles R. Taber et Eugene A. Nida, La Traduction : théorie et méthode, Londres,


Alliance Biblique Universelle, 1971, p. 5.
11. Voir Change, n° sp. « La traduction en jeu », juin 1974. - L.G. Kelly cite un très bel
exemple d'une telle traduction sonore, une ode de Catulle traduite en anglais par Celia et Louis
Zukofsky (The True Interpreter - A History of Translation - Theory and Practice in the West,
Oxford, Basil Blackwell, 1979, p. 55-56). Cf. Gideon Thory, In search of a Theory of Translation,
Porter Institute for Poetics and Semiotics, Tel Aviv University, 1980, p. 43-45.

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PRAGMATIQUE DE LA TRADUCTION 433

la langue-cible que ceux qu'elle a pu susciter, souvent il y a bien


longtemps, dans la langue-source ? La fidélité au niveau de la
grammaire pose les problèmes que l'on vient d'évoquer à propos
de la traduction en français d'un roman de Karinthy ; toutefois, en
essayant d'établir un équilibre complexe entre identité et altérité,
entre parataxe et hypotaxe, entre verbalisation et nominalisation, on
fait plus qu'une bonne traduction, on dépasse en fait le niveau de
la grammaire. Le niveau de la grammaire rejoint le niveau des
conventions culturelles. On traduit dans une certaine mesure une
autre vision du monde, dictée par une langue qui découpe la réalité
selon d'autres critères. Et cette vision différente engendre des
œuvres qui sont classées par l'histoire littéraire dans une même
rubrique mais qui ne se ressemblent guère l2.
Ainsi, la tendance parataxique de la syntaxe hongroise se réper-
cute dans le genre romanesque et ce que le public hongrois accepte
parfaitement comme un roman, apparaîtra au public français comme
étrange, lâche, ne suivant pas certaines règles élémentaires du genre.
La même observation peut être faite à propos des textes littéraires
traduits en français des langues germaniques et anglo-saxonnes. Yves
Bonnefoy fait remarquer, en parlant de ses problèmes de traducteur
de poésie anglaise : « souvent de la langue de Shakespeare à celle
que tyrannise encore Malherbe, le vécu devient de l'intemporel,
l'irrationnel de l'intelligible » l3. Et Henri Thomas nous a très bien
montré (dans ses traductions mais finalement aussi par ses romans)
qu'il y a un roman anglais et qu'il y a un roman allemand et
qu'aucun des deux ne ressemble au roman français. Philippe Noble,
l'un des meilleurs traducteurs de la littérature néerlandaise en fran-
çais, affirme que l'un des principaux problèmes qu'il rencontre en
traduisant des romans, c'est que les conventions romanesques des
deux langues sont très différentes ; d'après lui, le roman hollandais
est plus poétique et méditatif, l'intrigue psychologique y joue un
rôle moins important que dans la plupart des romans français I4.
Il est sans doute impossible de recenser l'ensemble des problèmes
qui se posent au niveau culturel, de faire un inventaire allant du
« blanc comme neige » cité par Eugene Nida à propos de cultures

12. Le problème de la traduction rejoint ici celui du multiculturalisme. Une même langue
peut véhiculer des messages culturels différents, comme le montre l'histoire de la littérature
francophone : le roman italien traduit n'est-il pas plus proche du roman français qu'un roman
québécois non traduit ?
13. «La traduction de la poésie» (1976), in Entretiens sur la poésie, Paris, Mercure de
France, 1990, p. 151.
14. Philippe Noble m'a confié ses réflexions sur le travail du traducteur pendant un récent
entretien amical.

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qui ne connaissent pas la neige jusqu'au mot Wald ou Wälder cité


par Coseriu dont la traduction espagnole bosque ne saurait jamais
communiquer à un lecteur espagnol toutes les connotations roman-
tiques de la forêt dans la littérature allemande15. Mais il convient
peut-être de noter la différence, dans cette perspective culturelle,
entre les grandes langues et les petites. Le lecteur hollandais ou
hongrois qui lit un roman français, traduit dans sa langue, et où
l'on parle de Saint-Germain-des-Prés, aura sans doute peu de
difficultés de s'imaginer quelque chose d'analogue à ce que ressent
le lecteur français. En revanche on ne peut pas s'attendre à ce que
le lecteur français ressente quoi que ce soit lorsqu'il lit dans une
nouvelle traduite du hongrois : « Nous nous engageâmes dans la
rue Andrássy » 16. Faut-il espérer que, les médias et en particulier
la télévision aidant, l'avènement effectif du « village global » aura
un jour l'effet « multiculturel » d'effacer ces différences ?

***

L'ensemble des problèmes posés par la traduction littéraire de-


vient particulièrement aigu lorsque l'on se tourne du côté de la
poésie. La poésie suppose un autre emploi du langage que la
prose 17 : elle ne communique pas, elle n'est pas un outil pour
raconter, elle est un acte de nomination, un « usage vertical » (Bon-
nefoy) de la parole. Depuis le symbolisme cette radicalisation du
langage poétique est devenue évidente. La traduction, ici, reste-
t-elle encore possible ? D'une part cette poésie refuse la transparence
et la monosémie, elle ne se laisse pas résumer, reformuler en prose
par exemple : mais la polysémie tant vantée par la critique contem-
poraine n'est-elle pas un obstacle insurmontable à toute tentative
de traduction ? Comment traduire ce dont le sens fuit ? D'autre part
la poésie moderne refuse aussi, plus sans doute que le roman, la
séparation des trois niveaux ; insaisissable, elle entend pourtant être
traduite à la fois phonologiquement, grammaticalement et culturel-
lement : elle est à la fois, et intégralement, son, sens et vision 18.

15. Charles R. Taber et Eugene A. Nida, op. cit., p. 3-4 ; Eugenio Coseriu, « Falsche und
richtige Fragestellungen in der Übersetzungstheorie », in Lillebill Gràhs et al., éds., Theory and
Practice of Translation, Bern, Peter Lang, 1978, p. 26. Coseriu cite d'ailleurs cet exemple pour
le contester.

16. Frigyes Kerinthy, « Rencontre avec un jeune homme », in Ecrivains hongrois autour
de Sandor Ferenczi, Cure d'ennui, Paris, Gallimard, 1992, p. 143.
17. Voir à ce sujet mes articles « Les lieux du discours poétique », in N.R.F., juillet-août
1988, et « La question du style et la rhétorique», in G. Molinie et P. Cahné, éds.. Qu'est-ce
que le style ?, Paris, P.U.F., 1994.
18. Voir W. Bronzwaer, « De onvertaalbaarheid van het poetisch icoon », in Armada, nu
sp. sur la traduction littéraire, i, 3, juin 1996.

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PRAGMATIQUE DE LA TRADUCTION 435

La poésie moderne se présente presque toujours sous une forme


écrite, mais elle n'a jamais renié ses origines orales : il faut la lire
à haute voix pour que les sons, le rythme (éventuellement la rime
et les harmonies imitatives) puissent être adéquatement perçues.
L'enchaînement sémantique des mots qui se succèdent est sujet à
l'interprétation personnelle du lecteur. Enfin, les allusions intertex-
tuelles et les jeux de mots sont rarement accessibles à un lecteur
étranger. Les locutions figées19 dont les poètes se servent à leur
façon - en mélangeant le banal et l'obscur, en rattachant le très
connu à l'inconnu - constituent un problème particulièrement épi-
neux pour les traducteurs. Bonnefoy cite, dans l'article déjà men-
tionné, l'exemple de Yeats qui, écrit-il, « interroge la sagesse
populaire au moment même où il est question de s'en arracher. »
Dès lors, chaque traduction d'une œuvre poétique devient une
aventure unique et irrépétable - comme celle, pour ne citer ici qu'un
seul exemple, d'Ezra Pound dont la poésie est inséparable des
œuvres françaises, italiennes ou provençales qu'il traduit au cours
de sa vie et pour qui chaque mot est un bloc de pierre, source
d'énergie et d'imagination. Il faut prendre chaque mot au sérieux,
avec sa charge affective, avec ses prolongements sonores et cultu-
rels, voici le conseil que Pound semble nous donner. Les langues
tantôt se séparent, comme dans sa traduction de Du Bellay, tantôt
se confondent comme dans ses Cantos20.

Face à l'immensité des problèmes signalés21, une traduction


reste-t-elle encore possible ? Un débat métaphysique divise depuis
des siècles les partisans et les adversaires de la traduction. « Dans
la mesure où le langage est d'essence divine ou maléfique, écrit
George Steiner, et puisqu'il abrite la révélation, sa transmission
délibérée dans une langue vulgaire (...) est moralement douteuse et
franchement condamnable » 22. Là où pour les classiques la traduc-

19. Même s'il existe des traductions précises, la locution équivalente ne ressemble pas
toujours à celle de la langue-source et peut donc susciter de tout autres connotations (voir
V. Bárdosi, De fil en aiguille - / 000 locutions françaises et leurs équivalents hongrois, E.L.T.E.,
Budapest, 1995). L'étude historique et systématique des locutions devrait être très utile aux
traducteurs. Il en existe une, excellente, pour le hongrois (Hadrovics László, Magyar frazeológia,
Budapest, Akadémiai, 1995).
20. Voir la préface de Hugh Kenner à Ezra Pound, Translations, 2e éd., Londres, Faber
and Faber, 1970.
21. Pour une vue d'ensemble des théories actuelles, voir l'excellente synthèse d'Edwin
Gentzler, Contemporary Translation Theories, Londres, Routledge, 1993.
22. Après Babel, Albin Michel, 1978, p. 227.

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436 REVUE D'HISTOIRE LITTÉRAIRE DE LA FRANCE

tion se confond avec le devoir de l'imitation qui embellit23, la


conception citée par Steiner survit sous une forme sécularisée chez
les romantiques ; c'est ainsi que désigne Peter Zima24 les auteurs
qui, de Schleiermacher à Benjamin, croient que tout écart de l'ori-
ginal ne peut être qu'une trahison. L'histoire de la théorie de la
traduction devient ainsi un combat sans issue entre ceux qui croient
la traduction possible et ceux qui la nient.
Le vrai traducteur accepte ce paradoxe. Il admettra, avec Kelly,
que l'Occident doit sa civilisation aux grandes traductions depuis
le Moyen Âge25. Et il sait que si chaque langue pouvait se renfermer
dans son isolement, personne ne pourrait plus lutter pour faire
triompher certaines valeurs générales que l'humanité se commu-
nique grâce, précisément, aux traductions. La traduction permet à
l'homme de quitter les certitudes de l' autoconfirmation et d'entrer
dans le monde de Faltérité. L'existence humaine, et la culture en
particulier, repose sur la mystérieuse dialectique du connu et de
l'inconnu au cours du processus d'acquisition de savoir : la traduc-
tion est l'un des moyens les plus riches pour participer à l'aventure
de l'inconnu. Le paradoxe de la traduction rejoint ainsi celui bien
connu de la théorie de l'information : plus l'information est efficace,
plus elle est maigre - et inversement : plus elle est riche, plus il y
a de risques de transmissions inexactes et de malentendus.

Aron Kibédi Varga *.

23. Le traducteur fait un travail analogue à celui du poète : les deux imitent, c'est-à-dire
qu'ils corrigent et embellissent la nature (l'original). Voir « La traduction », n" sp. Littératures
classiques, octobre 1990.
24. « Der unfassbare Rest. Übersetzung zwischen Dekonstruktion und Semiotik », in Johann
Strutz und Peter V. Zima, éds., Literarische Polyphonie - Übersetzung und Mehrsprachigkei
in der Literatur, Tübingen, Gunter Narr, 1996, p. 19-21. - Ces textes célèbres, ainsi que beaucoup
d'autres, de Luther à Gadamer, se trouvent dans la très utile anthologie rédigée par Hans Joachim
Störig, Das Problem des Übersetzens, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1963.
25. « Western Europe owes its civilization to translators ». Le beau livre de Kelly (cite a
la note 1 1 ) s'ouvre sur cette phrase.
* K.N.A.W. Amsterdam ; M.T.A. Budapest.

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