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Intertextualité et mouvance
Paul Zumthor
Zumthor Paul. Intertextualité et mouvance. In: Littérature, n°41, 1981. Intertextualité et roman en France, au Moyen Âge. pp. 8-
16;
doi : https://doi.org/10.3406/litt.1981.1331
https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1981_num_41_1_1331
INTERTEXTUALITÉ ET MOUVANCE
3. Cf. en particulier E. R. Curtius, Europàische Literatur und lateinisches Mittelalter, Berne 1948,
ch. 5 ; et les recherches sur le style formulaire épique, autour et à la suite de J. Rychner, La Chanson de
geste : essai sur l'art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955.
4. Cf. mon Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 74-81.
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aveugle, à un texte qui, selon toute apparence, n'actualise aucun modèle :
mettons, YErec de Chrétien de Troyes.
Mais ce fait pose une tout autre question. Si même l'on fait la part des
lacunes de notre information, force est bien d'admettre qu'aucun modèle n'est
éternel. Il est vraisemblable que les divers modèles, grâce à la force d'impact
d'une œuvre individuelle, entrèrent dans la tradition comme le résultat de la
combinaison d'éléments de plusieurs autres modèles, originellement distincts,
mais conjoints un jour par le créateur de cette œuvre. Dans quelques cas, on
peut observer ce phénomène : ainsi, les plus anciens romans tiennent au
discours historiographique pré-existant, non moins qu'à celui de l'épopée
latine scolaire et, peut-être, de la chanson de geste; mais ils ont engendré un
modèle nouveau qui subsista, en conservant sa fécondité, dans la tradition
jusqu'au xvne, sinon au XVIIIe siècle. Ce qui se produisit au temps — et sans
doute à l'initiative — d'un Chrétien de Troyes, constitue, de ce point de vue,
une péripétie qui n'altère en rien le fonctionnement de la tradition comme
telle.
Actualisé dans le texte, le pré-texte virtuel y manifeste un dynamisme
connotatif qui lui est propre : quel que soit le dessein dénotatif du texte, un
univers traditionnel s'y trouve ainsi évoqué, aux suggestions d'autant plus
riches et complexes que cet univers s'identifie fictivement avec la « nature des
choses »... c'est-à-dire qu'il est plus profondément fonctionnalisé dans
l'imaginaire du groupe. Pensons au modèle de la fine amour, réalisé dans plusieurs
milliers de chansons, à travers toute l'Europe, du xne au xve ou xvie siècle.
Dans l'ordre narratif, j'alléguerais le traitement, dans les romans dits «
bretons », du modèle dérivé des contes celtiques véhiculés oralement sur le
continent depuis le début du xne siècle : la puissance allusive, connotative, en
est proprement illimitée, et large ouverte aux divagations de la fantaisie du
lecteur, alors même que, le plus souvent, la composition du texte, la conjoin-
ture et sa senefiance propre, s'inscrivent sur un plan tout autre que cet
ensemble de connotations. Ce que l'on nomme conventionnellement le «
merveilleux », — et qui, dans ma terminologie, est simplement le « modèle breton »,
à la fois structurel et discursif —, complexifie ainsi le texte, le réfère à une
pluralité indéfinie d'interprétants, travaillé qu'il est de l'intérieur par ce discours
autre, qu'il assume et fait servir à ses fins.
Mais, inversement, par rapport au modèle traditionnel, le texte (je l'ai
montré ailleurs, récemment 5) est et ne peut être que fragment. L'actualisation
par cela même qu'elle provient d'un faire — ne peut porter que sur une partie
du vaste ensemble virtuel, de sorte que ce que le texte dit n'a de sens complet
que reversé dans la totalité des discours de la tradition. S'il y a combinaison,
dans un même texte, de plusieurs modèles, l'effet de fragmentarisation est
multiplié; et l'aspiration à la totalité, à la fois plus instante et plus aveugle.
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Ainsi, dans le texte du roman, contradictoirement polarisé par un désir
d'historicité banale (conformément au modèle historiographique) et un désir de
désintégration des apparences (conformément au modèle celtique).
6. P. 70-73.
7. Cf. en particulier J. Rychner, Les Fabliaux, I, Genève, Droz, 1960.
8. « Du texte au genre : à propos des chansons de toile françaises du xme siècle », Uomo e cultura, 15,
1978, p. 161-170.
9. Sur ces questions, les faits (à interpréter) sont fournis en particulier par M. Tyssens, La Geste de
Guillaume d'Orange dans les manuscrits cycliques, Paris, Les Belles-lettres 1967.
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tan en prose si sa tradition manuscrite n'était trop embrouillée pour permettre
des conclusions sur ce point 10.
Mais la limitation — et la faiblesse — de l'idée de variante tient à ce qu'elle
restreint aux manuscrits le champ d'observation. D'autres facteurs que les
initiatives (ou l'inertie et le conformisme) des copistes contribuèrent aux
incessantes « variations » des textes. Certains de ces facteurs relèvent des
mentalités et de la situation technologique : ainsi, l'absence, dans l'écriture, de cet
élément de fixité et de relative stabilité que lui conférera plus tard
l'imprimerie; — ou, sur la pratique des poètes et des clercs, l'incidence que durent avoir
un mode d'existence fortement communautaire, la permanente promiscuité
des expériences individuelles, le développement considérable, dans cette
culture, des facultés mémorielles... non moins que les exigences d'une
concurrence de tous les instants, chez des hommes dont beaucoup étaient
économiquement et socialement marginalisés.
Du point de vue des hommes du xne, du xme, du xive siècle qui en furent
l'origine, le moyen et la fin, auteurs, diffuseurs, consommateurs, l'ensemble de
ces textes devait apparaître comme une vaste surface discursive, colorée,
chatoyante, jetée par-dessus la brutalité de la vie et du monde, et mouvante comme
une mer, avec ses courants, ses tourbillons, ses vagues toujours
recommencées, dont aucune n'est tout à fait identifiable... Je m'exprime par métaphore!
Mais celle-ci comporte une grande part de vérité : à preuve, l'absence (souvent
notée) de toute terminologie « littéraire » tant soit peu précise avant le xve siècle.
Du point de vue du médiéviste moderne, les variations se perçoivent,
directement ou par inference, de deux manières, selon qu'il considère des textes de
tradition écrite ou de tradition orale.
S'agissant d'une tradition écrite — pour nous, vu la nature des documents
dont nous disposons, d'une tradition manuscrite — le médiéviste se trouve
confronté à trois classes de faits :
1) Les « variantes ». Je n'y reviens pas. Je crois cependant devoir insister
sur un point, impliqué par ce que j'ai dit tout-à-1'heure. L'étude et la
comparaison des variantes offertes par les divers manuscrits d'une « œuvre »
médiévale n'ont pas du tout la même signification que celles des variantes d'une
œuvre moderne, Madame Bovary ou A la recherche du temps perdu soumise
à la « critique génétique u ». Je m'écarte résolument en cela des positions
théoriques prises dès les années 40 par G. Contini, et depuis lors maintenues assez
généralement par les médiévistes italiens 12. Les variantes relevées dans les
manuscrits, sur les épreuves ou au gré des éditions successives d'un Flaubert
ou d'un Proust constituent des documents, souvent du plus haut intérêt,
éclairant l'histoire de la production de leur texte. Mais l'interprétation de ces
10. E. Baumgartner, Le Tristan en prose : essai d'interprétation, Genève, Droz, 1975, p. 17-35.
11. V. Essais de critique génétique (ouvrage collectif)- Paris, Flammarion, 1979.
12. Exemple : la monumentale (et par ailleurs admirable) édition C. Segre de La Chanson de Roland,
Milan et Naples, Riccardo Ricciardi, 1971.
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variantes consiste à poser un terme stable, dans ce processus, soit en aval
du document (s'il s'agit de brouillons) soit en amont (si l'on part, comme
H. Mitterrand à propos de Zola, des esquisses initiales). En d'autres mots,
l'étude se fonde, fût-ce à regret, sur l'idée d'authenticité, héritée de la
philologie classique. Pendant longtemps, cette idée détermina la pratique des éditeurs
de textes médiévaux, engendrant le concept mythique d'archétype. Ce préjugé
survit, il est vrai, de nos jours, mais devient, me semble-t-il, de plus en plus
difficile à soutenir.
La situation se présente de la même manière en ce qui concerne les
variantes mélodiques, dans les manuscrits comportant des notations
musicales : impossibilité de déterminer une mélodie « authentique », voulue et
fermement dessinée par le poète; absence de notation de mesure, d'où une
incertitude rythmique rendant possible toute espèce d'exécution 13.
L'ensemble de ces faits ne peut s'expliquer autrement que par une
ouverture de chaque texte; par la coexistence, dans le texte, d'une double tendance,
l'une centripète (fondatrice de la textualité), l'autre centrifuge, comme un
refus de toute fixité, un désir de glissement vers quelque chose d'autre que
soi, éminemment favorable aux effets intertextuels.
2) L'existence d'œuvres mixtes, dont les auteurs ont intentionnellement
(l'intention nous apparaissant à l'évidence même du contraste) enté les uns
sur les autres deux ou plusieurs types de discours (les éléments de plusieurs
modèles), voire (le cas est fréquent) plusieurs morceaux discursifs de
provenance différente. J'ai trop souvent invoqué ce que j'ai nommé, à tort ou à
raison, la poétique des contrastes ou les interférences registrales, pour insister
ici encore sur ces faits. Un vaste mouvement traverse l'histoire des textes
médiévaux, et semble les pousser ainsi à d'incessants échanges. Un ouvrage
comme le Voir Dit de Guillaume de Machaut, au milieu du xive siècle, en
est à mon sens l'un des magnifiques aboutissements. Et la parodie, dont on
sait l'importance dans cette tradition, de la basse Antiquité jusqu'à la
Renaissance 14, en constitue le plus remarquable effet.
3) L'existence enfin, dans certains secteurs du corpus, de textes
réutilisant des parties entières d'ouvrages préexistants, d'une manière que les
modernes interpréteraient comme du plagiat, mais qui manifeste moins un
dessein d'auteur que la mobilité du matériel discursif. Exemple bien connu, la
branche la du Roman de Renart ÏS.
13. P. Bec, Les Troubadours, Paris, Christian Bourgois, 10/18, 1979, p. 363, cf. H. Van der Werff,
The melodies of Troubadours and Trouvères, Utrecht, Oosthoeke, 1972, p. 35-45.
14. P. Lehmann, Die Parodie in Mittelalter, Stuttgart, Hiersemann, 1963.
15. N. Fukumoto, « Nouvelles Défense et Illustration de la branche la du Roman de Renart », in
Second international Beast Epic, Fable and Fabliau Colloquium, Amsterdam, 1978.
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amené à supposer, dans l'histoire de tel ou tel texte, une période de
transmission orale, les faits se dérobent à son observation directe. Il ne peut
qu'étoffer son hypothèse et, sinon la confirmer vraiment, l'expliciter par analogie
avec ce qui est observé de nos jours, ou le fut dans un passé proche, en milieu
de culture orale.
La difficulté est alors pour lui de tirer, de travaux ethnologiques, des
renseignements utilisables en histoire des textes. Nous n'avons pas (encore), une
Poétique générale de l'oralité qui servirait ici de relais. Le seul ouvrage qui,
me semble-t-il, s'en approche (avec les travaux de A. B. Lord, exclusivement
centrés sur l'épopée), est le beau livre de Ruth Finnegan Oral Poetry, paru en
1977 au Cambridge University Press. J'y renvoie.
Retenons du moins, provisoirement, que le « texte oral » est foncièrement
moins appropriable que le texte écrit; qu'il constitue, plus ou moins, tend au
moins à constituer, un bien assez largement commun dans le groupe
sociologique où il fonctionne. D'où deux caractères, étroitement corrélés :
1) Le « modèle » des « textes » oraux apparaît plus fortement concret
que celui de textes écrits : j'entends que les fragments discursifs préfabriqués
qu'il véhicule sont plus nombreux, peut-être mieux organisés et semantiquement
plus stables (un exemple en serait les « formules » de l'épopée).
2) A l'intérieur d'un même texte au cours de sa transmission, et de texte
à texte (en synchronie et en diachronie), on observe des interférences, des
reprises, des répétitions probablement allusives : tous faits d'échanges
discursifs qui donnent l'impression d'une circulation d'éléments textuels
voyageurs, à tout instant se combinant avec d'autres en compositions provisoires.
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au point qu'une typologie des textes serait concevable, qui les classerait en
vertu de la plus ou moins grande amplitude de leur mouvance. Une chose est
sûre : cette amplitude ne serait jamais nulle. Le roman, qui dès la fin du
XIIe siècle instaure une textualité de type quasi moderne, et se distingue
nettement, par la nature de son discours, du reste du corpus, le roman, jusques et
y compris les parodies romanesques des xve et xvie siècles (un Petit Jehan
de Saintré ou un Gargantua) demeure, dans une mesure non négligeable,
déterminé par sa propre mouvance.
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