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Littérature

Intertextualité et mouvance
Paul Zumthor

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Zumthor Paul. Intertextualité et mouvance. In: Littérature, n°41, 1981. Intertextualité et roman en France, au Moyen Âge. pp. 8-
16;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.1981.1331

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1981_num_41_1_1331

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Paul Zumthor, Université de Montréal.

INTERTEXTUALITÉ ET MOUVANCE

Sortis des travaux du groupe Tel Quel et lancés spécialement par


J. Kristeva, le concept et le terme d'' intertextualité réfèrent à l'infinité-indéfînité
dynamique qui seule rend compte, à tous les niveaux, de l'ensemble des
propriétés d'un texte. Ils évoquent (ou impliquent) l'existence de complexes
signifiants, articulés, de façon diverse (souvent imprévisible), les uns sur les
autres, et fondateurs d'une pluralité interne de ce texte. Ils suggèrent l'idée
d'une genèse illimitée de la signification. Le texte, pas plus que le discours,
n'est clos. Il est travaillé par d'autres textes, comme le discours par d'autres
discours. L'intertextualité désigne une sorte de supplément, peut-être
inépuisable, essentiel au texte même l.
Toutefois, les termes que j'emploie ainsi pour définir ces propriétés
impliquent une considération a-chronique du fait textuel, a-chronique, donc
historiquement sans valeur comme telle... ou plutôt, certes généralement
valable, mais de la manière dont peuvent l'être un truisme ou une tautologie.
En effet ainsi définies, les propriétés en question sont celles de n'importe quel
texte ou groupe de textes du xvie ou xvne siècle aussi bien que du Moyen
Age. Mais la réalité que nos études tentent de cerner est fondamentalement
marquée par l'histoire. Un texte n'est jamais que la manifestation scripturaire
d'un acte de parole qui, comme acte, se situe parmi d'autres actes, plus ou moins
institutionnalisés. Aucun concept n'échappe ainsi à l'absolue nécessité d'une
spécification historique (telle est la raison profonde, du reste, je le suppose,
pour laquelle nos études ne constituent pas une « science », mais un art).
Ma tâche, comme médiéviste, sera de ré-historiser un ensemble conceptuel
élaboré « en théorie », c'est-à-dire par dés-historisation des faits. Cette
opération de ré-historisation (excusez le jargon!) consiste à introduire dans la
définition — et à valoriser fortement (au point d'en faire l'élément axial de
1. Cf. F. Wahl dans O. Ducrot et T. Todorov, Dictionnaire encyclopédique des sciences du langage,
Paris, Seuil, 1972, p. 445-446.
celle-ci) — un certain nombre de facteurs tenant aux conditions réelles de
production de textes à analyser. Quels facteurs? Ce point reste ouvert à la
discussion, et des réponses qui seront données procède la diversité des
approches individuelles. De toute manière, chacun fait un choix; et si l'on
m'invite à parler, je n'ai le droit de le faire qu'en mon propre nom.

Je suis porté à discerner, dans la pratique signifiante productrice de textes


médiévaux, deux facteurs qui déterminent le fonctionnement et nuancent les
effets de l'« intertextualité » : l'existence de ce que je nommerai, d'une part
des modèles, d'autre part des variations.
A vrai dire, modèles et variations ne constituent que les deux aspects
d'un phénomène majeur, définitoire de la culture médiévale : ce que j'ai
d'ailleurs appelé la « mouvance » des textes. J'entends désigner par ce thème le
caractère hiérarchique de la production textuelle (et peut-être, de façon plus
générale endore, de toute production de discours) dans la civilisation du
Moyen Age occidental. Tout texte médiéval possède une généalogie, se situe
à une place relativement précise, quoique mobile, dans un réseau de relations
genitives et dans une procession d'engendrements. En ce sens, les relations
intertextuelles au Moyen Age tiennent de celles qu'instaurent, dans notre
pratique moderne, le commentaire (rapport d'interprétation), voire la traduction
(rapport de transposition). Notons du reste en passant que commentaire et
traduction sont des procédures à nous léguées par les clercs médiévaux. Il en
résulte que l'intertextualité se déploie simultanément dans trois espaces :
— un espace où le discours se définit comme le lieu de transformation
d'énoncés venus d'ailleurs;
— l'espace d'une compréhension (d'une « lecture ») opérée selon un code
nouveau, produit par la rencontre de deux ou plusieurs discours d'un énoncé;
— l'espace interne du texte, enfin, où parfois le discours manifeste
explicitement les relations qu'entretiennent les parties allogènes le constituant 2.
Comme on le voit, le texte se situe dans les deux premiers de ces espaces,
tandis que le troisième s'étend dans le texte. Pour fixer tant soit peu les idées
je prendrai un exemple, certes banal, mais pourtant représentatif (fût-ce de
manière simpliste) d'une situation générale : telle de ces nombreuses chansons
de trouvères du xine siècle, étroitement tributaires de la tradition registrale
(espace 1), mais se donnant expressément pour chanson nouvelle (allusion à
l'espace 2), et farcies de refrains empruntés ou, par épiphonème, de proverbes
(espace 3)... Les termes de modèles et variations, dans ma pensée, subsument
tous ces faits.

L'emploi du mot modèle pourrait être contesté; et je ne me résous pas


sans hésitation à y recourir, car j'entends désigner ainsi une organisation
2. Cf. L. Panier, « Sémiotique du discours religieux et sémiotique générale », Bulletin G R S L, n° 8,
1979, p. 12-17.
beaucoup plus souple (et incertaine) que les « modèles » greimasiens par
exemple; plus souple et que je ne conçois pas comme entièrement abstraite.
Modèle réfère pour moi à l'axe vertical de la hiérarchie des textes. Si
l'on pose en principe (quitte à atténuer plus tard ce principe) que tout texte
actualise des virtualités préexistantes, le terme de modèle désigne ces
virtualités comme telles. Il rend concevable le rapport qu'entretient le texte avec son
pré-texte... lequel n'est entièrement descriptible ni comme un scheme
structurel rigoureux ni comme fragments de discours explicites. Le modèle peut
être considéré, du point de vue du lecteur moderne, comme le relais des lignes
de ressemblance rattachant tel texte à tel autre, La Chanson de Roland au
Guillaume ou à VAspremont, mais aussi bien, par quelque aspect secondaire,
à YAlexis où à telle chanson de toile.
L'existence de ce relais interdit (ici encore, en principe) de penser la
relation de texte à texte comme directe. Vidant de toute signification le
concept étroit d'« imitation », hérité de la critique du xixe siècle, elle pose la
réalité de la tradition, dont le modèle rend manifeste le fonctionnement.
Le modèle en effet s'oppose au texte, je l'ai dit, comme le virtuel à l'actuel,
— mais non pas comme le général au particulier. Le modèle, tel que je le
conçois, se décrit certes, pour une part, en termes de structure (donc plus ou
moins abstraits et généralisables), mais aussi, pour une part souvent plus
grande, comme une collection de pièces discursives détachées, aptes à entrer
dans des contextes divers, et « microtextuellement », si je puis dire! en état
de fonctionner à tout instant. C'est pourquoi le modèle participe toujours
plus ou moins (parfois à peine, parfois beaucoup), par rapport au texte, de la
nature du cliché. Ce n'est pas un hasard si le renouveau actuel de l'étude des
textes médiévaux démarra, dans les années 50, par le réexamen (et parfois
la découverte) du rôle joué par les topoï et les « formules » dans la production
poétique des xie, xne, xme siècles3... Précisons : la production du texte est
actualisation d'un donné traditionnel; mais elle n'est évidemment pas que
cela. Le donné traditionnel existe, comme virtualité à la fois poétique et
discursive, dans la mémoire du poète et du groupe auquel il appartient : dans la
mesure où il est d'ordre structurel et compositionnel, il est, par le texte, plus
ou moins fidèlement réalisé; dans la mesure où il est discours, il se trouve
reproduit et intégré à un autre discours, qu'il informe et qui en retour le
sémantise ou le re-sémantise, dans le fil d'une intention originale 4.
Les divers moments de ce processus sont clairement perceptibles dans la
tradition narrative des chansons de geste, spécialement celles du cycle de
Guillaume, ou dans la tradition des romans arthuriens. Certes, en remontant
le cours du temps, l'historien des textes arrive presque toujours à un point

3. Cf. en particulier E. R. Curtius, Europàische Literatur und lateinisches Mittelalter, Berne 1948,
ch. 5 ; et les recherches sur le style formulaire épique, autour et à la suite de J. Rychner, La Chanson de
geste : essai sur l'art épique des jongleurs, Genève, Droz, 1955.
4. Cf. mon Essai de poétique médiévale, Paris, Seuil, 1972, p. 74-81.

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aveugle, à un texte qui, selon toute apparence, n'actualise aucun modèle :
mettons, YErec de Chrétien de Troyes.
Mais ce fait pose une tout autre question. Si même l'on fait la part des
lacunes de notre information, force est bien d'admettre qu'aucun modèle n'est
éternel. Il est vraisemblable que les divers modèles, grâce à la force d'impact
d'une œuvre individuelle, entrèrent dans la tradition comme le résultat de la
combinaison d'éléments de plusieurs autres modèles, originellement distincts,
mais conjoints un jour par le créateur de cette œuvre. Dans quelques cas, on
peut observer ce phénomène : ainsi, les plus anciens romans tiennent au
discours historiographique pré-existant, non moins qu'à celui de l'épopée
latine scolaire et, peut-être, de la chanson de geste; mais ils ont engendré un
modèle nouveau qui subsista, en conservant sa fécondité, dans la tradition
jusqu'au xvne, sinon au XVIIIe siècle. Ce qui se produisit au temps — et sans
doute à l'initiative — d'un Chrétien de Troyes, constitue, de ce point de vue,
une péripétie qui n'altère en rien le fonctionnement de la tradition comme
telle.
Actualisé dans le texte, le pré-texte virtuel y manifeste un dynamisme
connotatif qui lui est propre : quel que soit le dessein dénotatif du texte, un
univers traditionnel s'y trouve ainsi évoqué, aux suggestions d'autant plus
riches et complexes que cet univers s'identifie fictivement avec la « nature des
choses »... c'est-à-dire qu'il est plus profondément fonctionnalisé dans
l'imaginaire du groupe. Pensons au modèle de la fine amour, réalisé dans plusieurs
milliers de chansons, à travers toute l'Europe, du xne au xve ou xvie siècle.
Dans l'ordre narratif, j'alléguerais le traitement, dans les romans dits «
bretons », du modèle dérivé des contes celtiques véhiculés oralement sur le
continent depuis le début du xne siècle : la puissance allusive, connotative, en
est proprement illimitée, et large ouverte aux divagations de la fantaisie du
lecteur, alors même que, le plus souvent, la composition du texte, la conjoin-
ture et sa senefiance propre, s'inscrivent sur un plan tout autre que cet
ensemble de connotations. Ce que l'on nomme conventionnellement le «
merveilleux », — et qui, dans ma terminologie, est simplement le « modèle breton »,
à la fois structurel et discursif —, complexifie ainsi le texte, le réfère à une
pluralité indéfinie d'interprétants, travaillé qu'il est de l'intérieur par ce discours
autre, qu'il assume et fait servir à ses fins.
Mais, inversement, par rapport au modèle traditionnel, le texte (je l'ai
montré ailleurs, récemment 5) est et ne peut être que fragment. L'actualisation
par cela même qu'elle provient d'un faire — ne peut porter que sur une partie
du vaste ensemble virtuel, de sorte que ce que le texte dit n'a de sens complet
que reversé dans la totalité des discours de la tradition. S'il y a combinaison,
dans un même texte, de plusieurs modèles, l'effet de fragmentarisation est
multiplié; et l'aspiration à la totalité, à la fois plus instante et plus aveugle.

5. « Le texte fragment », Langue Française, n° 1978, p. 75-82.

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Ainsi, dans le texte du roman, contradictoirement polarisé par un désir
d'historicité banale (conformément au modèle historiographique) et un désir de
désintégration des apparences (conformément au modèle celtique).

Le terme de variations réfère, dans mon idiolecte, à l'axe horizontal de la


hiérarchie des textes. Il déclare que la variabilité est un caractère essentiel de
tout texte médiéval. Il exclut en principe tout recours à la notion d'authenticité
telle que l'élabora, à partir du xvine siècle, la philologie moderne.
Le texte bouge. Ici non plus je ne répéterai pas les paragraphes où, dans
mon Essai, je fournissais une première description approximative et mal
nuancée de ce phénomène6.
L'idée de « variation » embrasse, en la débordant, la notion philologique
de « variante ». A plusieurs reprises, depuis vingt ans 7, et à propos de divers
groupes de textes, on a opéré un classement fonctionnel des variantes
présentées par les manuscrits d'un même texte selon leur amplitude et leur incidence
sur la signification : du simple glissement graphique au décalage lexical et à
la redistribution des épisodes, l'addition ou la suppression de parties entières.
Toutes ces variantes ont une valeur textuelle, plus ou moins marquée. Aux
amplitudes infimes, certes, on ne peut discerner dans quelle mesure elles
proviennent de l'interférence d'autres textes. Mais reste le nombre considérable
des variantes dues à l'attraction, positive ou négative, de textes voisins, parfois
de modèles (c'est-à-dire de textes virtuels) nouveaux. J'ai tenté, il y a quelques
années, de retracer un tel processus dans l'histoire manuscrite de la chanson
Bêle Aélis 8. On l'observe dans plusieurs versions tardives de nos chansons
de geste 9, et cela de deux manières :
— soit que la variante provienne d'un besoin de normalisation par rapport
à tel autre texte illustre procédant du même modèle; on peut, je pense,
considérer pour acquis que la plupart des chansons de geste archaïques furent
ainsi normalisées après que le modèle épique eut été amplifié et enrichi par les
auteurs du Roland;
— soit que la variante résulte de l'introduction d'éléments textuels
empruntés à un autre modèle : ainsi, les phrases ou passages de ton romanesque, si
souvent repérés dans les versions ou remaniements de la fin du xme et du
xive siècle.
Un fait semblable s'observe, de façon plus nette encore, dans certains
romans tardifs où s'introduisent, au cours de la tradition manuscrite, des
interpolations lyriques — probablement chantées lors de la récitation du texte :
un exemple illustre est celui de Fauvel; peut-être faudrait-il citer aussi le Tris-

6. P. 70-73.
7. Cf. en particulier J. Rychner, Les Fabliaux, I, Genève, Droz, 1960.
8. « Du texte au genre : à propos des chansons de toile françaises du xme siècle », Uomo e cultura, 15,
1978, p. 161-170.
9. Sur ces questions, les faits (à interpréter) sont fournis en particulier par M. Tyssens, La Geste de
Guillaume d'Orange dans les manuscrits cycliques, Paris, Les Belles-lettres 1967.

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tan en prose si sa tradition manuscrite n'était trop embrouillée pour permettre
des conclusions sur ce point 10.
Mais la limitation — et la faiblesse — de l'idée de variante tient à ce qu'elle
restreint aux manuscrits le champ d'observation. D'autres facteurs que les
initiatives (ou l'inertie et le conformisme) des copistes contribuèrent aux
incessantes « variations » des textes. Certains de ces facteurs relèvent des
mentalités et de la situation technologique : ainsi, l'absence, dans l'écriture, de cet
élément de fixité et de relative stabilité que lui conférera plus tard
l'imprimerie; — ou, sur la pratique des poètes et des clercs, l'incidence que durent avoir
un mode d'existence fortement communautaire, la permanente promiscuité
des expériences individuelles, le développement considérable, dans cette
culture, des facultés mémorielles... non moins que les exigences d'une
concurrence de tous les instants, chez des hommes dont beaucoup étaient
économiquement et socialement marginalisés.
Du point de vue des hommes du xne, du xme, du xive siècle qui en furent
l'origine, le moyen et la fin, auteurs, diffuseurs, consommateurs, l'ensemble de
ces textes devait apparaître comme une vaste surface discursive, colorée,
chatoyante, jetée par-dessus la brutalité de la vie et du monde, et mouvante comme
une mer, avec ses courants, ses tourbillons, ses vagues toujours
recommencées, dont aucune n'est tout à fait identifiable... Je m'exprime par métaphore!
Mais celle-ci comporte une grande part de vérité : à preuve, l'absence (souvent
notée) de toute terminologie « littéraire » tant soit peu précise avant le xve siècle.
Du point de vue du médiéviste moderne, les variations se perçoivent,
directement ou par inference, de deux manières, selon qu'il considère des textes de
tradition écrite ou de tradition orale.
S'agissant d'une tradition écrite — pour nous, vu la nature des documents
dont nous disposons, d'une tradition manuscrite — le médiéviste se trouve
confronté à trois classes de faits :
1) Les « variantes ». Je n'y reviens pas. Je crois cependant devoir insister
sur un point, impliqué par ce que j'ai dit tout-à-1'heure. L'étude et la
comparaison des variantes offertes par les divers manuscrits d'une « œuvre »
médiévale n'ont pas du tout la même signification que celles des variantes d'une
œuvre moderne, Madame Bovary ou A la recherche du temps perdu soumise
à la « critique génétique u ». Je m'écarte résolument en cela des positions
théoriques prises dès les années 40 par G. Contini, et depuis lors maintenues assez
généralement par les médiévistes italiens 12. Les variantes relevées dans les
manuscrits, sur les épreuves ou au gré des éditions successives d'un Flaubert
ou d'un Proust constituent des documents, souvent du plus haut intérêt,
éclairant l'histoire de la production de leur texte. Mais l'interprétation de ces

10. E. Baumgartner, Le Tristan en prose : essai d'interprétation, Genève, Droz, 1975, p. 17-35.
11. V. Essais de critique génétique (ouvrage collectif)- Paris, Flammarion, 1979.
12. Exemple : la monumentale (et par ailleurs admirable) édition C. Segre de La Chanson de Roland,
Milan et Naples, Riccardo Ricciardi, 1971.

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variantes consiste à poser un terme stable, dans ce processus, soit en aval
du document (s'il s'agit de brouillons) soit en amont (si l'on part, comme
H. Mitterrand à propos de Zola, des esquisses initiales). En d'autres mots,
l'étude se fonde, fût-ce à regret, sur l'idée d'authenticité, héritée de la
philologie classique. Pendant longtemps, cette idée détermina la pratique des éditeurs
de textes médiévaux, engendrant le concept mythique d'archétype. Ce préjugé
survit, il est vrai, de nos jours, mais devient, me semble-t-il, de plus en plus
difficile à soutenir.
La situation se présente de la même manière en ce qui concerne les
variantes mélodiques, dans les manuscrits comportant des notations
musicales : impossibilité de déterminer une mélodie « authentique », voulue et
fermement dessinée par le poète; absence de notation de mesure, d'où une
incertitude rythmique rendant possible toute espèce d'exécution 13.
L'ensemble de ces faits ne peut s'expliquer autrement que par une
ouverture de chaque texte; par la coexistence, dans le texte, d'une double tendance,
l'une centripète (fondatrice de la textualité), l'autre centrifuge, comme un
refus de toute fixité, un désir de glissement vers quelque chose d'autre que
soi, éminemment favorable aux effets intertextuels.
2) L'existence d'œuvres mixtes, dont les auteurs ont intentionnellement
(l'intention nous apparaissant à l'évidence même du contraste) enté les uns
sur les autres deux ou plusieurs types de discours (les éléments de plusieurs
modèles), voire (le cas est fréquent) plusieurs morceaux discursifs de
provenance différente. J'ai trop souvent invoqué ce que j'ai nommé, à tort ou à
raison, la poétique des contrastes ou les interférences registrales, pour insister
ici encore sur ces faits. Un vaste mouvement traverse l'histoire des textes
médiévaux, et semble les pousser ainsi à d'incessants échanges. Un ouvrage
comme le Voir Dit de Guillaume de Machaut, au milieu du xive siècle, en
est à mon sens l'un des magnifiques aboutissements. Et la parodie, dont on
sait l'importance dans cette tradition, de la basse Antiquité jusqu'à la
Renaissance 14, en constitue le plus remarquable effet.
3) L'existence enfin, dans certains secteurs du corpus, de textes
réutilisant des parties entières d'ouvrages préexistants, d'une manière que les
modernes interpréteraient comme du plagiat, mais qui manifeste moins un
dessein d'auteur que la mobilité du matériel discursif. Exemple bien connu, la
branche la du Roman de Renart ÏS.

Lorsque le médiéviste, par suite des lacunes de la transmission écrite, et


à la lueur de quelque preuve externe, toujours du reste problématique, se trouve

13. P. Bec, Les Troubadours, Paris, Christian Bourgois, 10/18, 1979, p. 363, cf. H. Van der Werff,
The melodies of Troubadours and Trouvères, Utrecht, Oosthoeke, 1972, p. 35-45.
14. P. Lehmann, Die Parodie in Mittelalter, Stuttgart, Hiersemann, 1963.
15. N. Fukumoto, « Nouvelles Défense et Illustration de la branche la du Roman de Renart », in
Second international Beast Epic, Fable and Fabliau Colloquium, Amsterdam, 1978.

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amené à supposer, dans l'histoire de tel ou tel texte, une période de
transmission orale, les faits se dérobent à son observation directe. Il ne peut
qu'étoffer son hypothèse et, sinon la confirmer vraiment, l'expliciter par analogie
avec ce qui est observé de nos jours, ou le fut dans un passé proche, en milieu
de culture orale.
La difficulté est alors pour lui de tirer, de travaux ethnologiques, des
renseignements utilisables en histoire des textes. Nous n'avons pas (encore), une
Poétique générale de l'oralité qui servirait ici de relais. Le seul ouvrage qui,
me semble-t-il, s'en approche (avec les travaux de A. B. Lord, exclusivement
centrés sur l'épopée), est le beau livre de Ruth Finnegan Oral Poetry, paru en
1977 au Cambridge University Press. J'y renvoie.
Retenons du moins, provisoirement, que le « texte oral » est foncièrement
moins appropriable que le texte écrit; qu'il constitue, plus ou moins, tend au
moins à constituer, un bien assez largement commun dans le groupe
sociologique où il fonctionne. D'où deux caractères, étroitement corrélés :
1) Le « modèle » des « textes » oraux apparaît plus fortement concret
que celui de textes écrits : j'entends que les fragments discursifs préfabriqués
qu'il véhicule sont plus nombreux, peut-être mieux organisés et semantiquement
plus stables (un exemple en serait les « formules » de l'épopée).
2) A l'intérieur d'un même texte au cours de sa transmission, et de texte
à texte (en synchronie et en diachronie), on observe des interférences, des
reprises, des répétitions probablement allusives : tous faits d'échanges
discursifs qui donnent l'impression d'une circulation d'éléments textuels
voyageurs, à tout instant se combinant avec d'autres en compositions provisoires.

La « littérature » médiévale, dans cette perspective, apparaît comme faite


d'un enchevêtrement de textes, dont chacun revendique à peine son autonomie.
Des contours flous le cernent imparfaitement; des frontières mal pointillées,
souvent incomplètes, l'unissent à d'autres textes, plutôt qu'elles ne l'en séparent.
Et, d'un secteur à l'autre de ce réseau, les communications ne sont jamais
coupées; le courant inter-textuel passe partout. Dans chaque texte se
répercute l'écho de tous les autres textes du même genre... sinon, par figure contras-
tive ou parodique (et parfois sans dessein déterminable), l'écho de textes de
genres différents.
Peut-être ces effets sont-ils rendus possibles, et certainement ils sont
amplifiés, par la situation particulière du texte médiéval dans la mémoire collective.
Ce texte n'est pas isolé, identifié comme « littérature », mis à part de l'action.
Il est fonctionnalisé comme jeu, au même titre que les jeux du corps... dont
(surtout lorsqu'il est oral) il participe réellement. Comme tout jeu il procure
un plaisir provenant de la répétition et des ressemblances.
Certes, les propositions que j'ai ainsi formulées sont inégalement vraies
selon les parties du corpus médiéval auquel on les applique. Je crois
néanmoins que, à un niveau de prudente généralité, on peut les tenir pour valables,

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au point qu'une typologie des textes serait concevable, qui les classerait en
vertu de la plus ou moins grande amplitude de leur mouvance. Une chose est
sûre : cette amplitude ne serait jamais nulle. Le roman, qui dès la fin du
XIIe siècle instaure une textualité de type quasi moderne, et se distingue
nettement, par la nature de son discours, du reste du corpus, le roman, jusques et
y compris les parodies romanesques des xve et xvie siècles (un Petit Jehan
de Saintré ou un Gargantua) demeure, dans une mesure non négligeable,
déterminé par sa propre mouvance.

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