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DEVENIR CONTEMPORAIN

Maric-Dominique Popelard

On voit même que les/progrès des sciences et ceux des arts ont dépendu les uns des
autres, par d'innombrables influences réciproques, et enfin que tous ont été
étroitement liés au développement général de la société humaine.

Auguste Comte

Quel génie faut-il pour être de son temps ? En Florence, on évoque ainsi la figure
de Leonardo da Vinci dont les capacités, parfois largement mythiques 1, le mettent au
rang de contemporain de son temps, si la formule ne sentait e pléonasme. Pour le
commun des mortels toutefois, ainsi que la chanson le dit, « Avec le temps, va, tout
s'en va » : ce qui n’empêche pas qu'on coure après car on n'en finit pas de courir après
le contemporain, que d'aucuns appellent le Jetzt-Zeit, d'autres l'extrême contemporain.

D'emblée, penser le contemporain inviterait å réfléchir sur le laps de temps forme


par les vingt dernières années, ou par les cinquante dernières années ; même sur cette
définition, les auteurs ne s'accordent pas. Au demeurant, le contemporain effectuerait
une sorte de partition dans l'ensemble des humains en cela qu'il rassemblerait tous les
gens d'un même laps de temps ainsi défini connaitrait une ampleur variable. Invités à
réfléchir alors sur le contemporain qui nous est commun, notre contemporain, nous
aurions à préciser selon quelle perspective. Quel angle choisir pour penser ce dans
quoi on est plongé ? Aux fins de prendre distance, on cherchera si le contemporain ne
pourrait se dessiner selon un profil rassemblant quelques caractéristiques générales,
abstraites, qui permettraient de dépasser son ancrage dans le temps, fuyant, qui, sitôt
saisi, se fige et se dissout. On ne considérera pas le contemporain comme un « donné
», aucune stabilité ne permet qu'on se contente de le décrire. Nonobstant, on
s'engagera ici dans la recherche dey quelques faits sur lesquels on pourrait s'appuyer
pour seulement en parler, des/ faits dont on pourrait dire qu'ils caractérisent le
contemporain. Puisqu'il s'agit de parler du contemporain, on commencera l'enquête du

1
wikipédien le qualifie de a bomme d'esprit universel, à la fois artiste, scientifique, ingénieur, inventeur,
anatomiste, peintre, sculpteur, architecte, subntste, botaniste, musicien, poète, philosophe et écrivain »
(http://fwikipedia.org/wiki Léonard de Vinci, site consulte le 28 décembres 2008).

1
côté du langage : dans celle institution publique qu'est le langage, trouve-t-on des faits
de contemporanéité ?

En tant que fait langagier, il semble que, lorsque le contemporain se dit, il emprunte
l'idiome « aujourd'hui », le déictique « oggi ». Pour désigner le jour où nous sommes,
le français a connu une drôle d'histoire, trouvant trop faible le « hui » pour indiquer ce
jour-ci, se sentant obligé de redoubler l'équivalent d'oggi, du latin hodie, mais le
hodie de ce jour, le jour d'hodie, aujourd'hui.

Aujourd`hui come déictique

Rappeler le caractère indexical du mot aujourd'hui pousse à s’interroger sur la


maniéré dont le mot « aujourd'hui » renvoie et sur ce å quoi il renvoie. En tant que
signe, « aujourd'hui » a le pouvoir de référer, il le fait de façon indicielle, c'est-à-dire,
selon Charles S. Peirce, qu'une continuité existentielle se marque entre le signe «
aujourd’hui » et ce à quoi il réfère puisque, à la manière dont le doigt appelé index
montre quelque chose, un symbole indexical désigne quelque chose aussi. Les
terminologies utilisées par les grands lecteurs de Peirce mettent sur la voie pour dire
comment « aujourd'hui » s'y prend pour renvoyer indiciblement : Bertrand Russell
2
parlait d'egocentric particular; Jules Vuillemin y voyait un indicateur de
subjectivité ; Hans Reichenbach utilisait l'expression de token-reflexive word. Toutes
ces expressions marquent la manière dont un mot indexical tel « aujourd'hui » ancre le
langage dans son utilisation par un locuteur, par celui qui parle. Pour bien comprendre
le fonctionnement de notre adverbe, il convient d'ajouter la définition qu'Emile
Benveniste3 donne du pronom personnel « je » comme renvoyant å celui qui dit « je ».

Le trouble naît bientôt en ce qui concerne l'utilisation de « aujourd'hui » : puisque


c'est moi qui dis « aujourd'hui », je désigne mon contemporain ; mais si c'est vous qui
le dites, vous désignez le vôtre. Et si (et puisque) nous parlons ensemble, nous
désignons un temps qui nous est commun, mon aujourd'hui est aussi le vôtre. La
chose peut sembler banale : notre contemporain, le vôtre et le mien, sont les mêmes
puisque nous vivons en même temps, nous sommes vivants en même temps, ct ce
même si nous ne nous parlons pas. Fallait-il autant d'auteurs pour dire une telle
2
Bertrand Russell, Aa Inguiey into AMeaning and Trath, New York, W. W. Norton & Company, 1940.
3
Emile Benveniste, « La Subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale. Paris,
Gallimard, tome 1, 1966.

2
banalité ? C'est que la banalité consistant à dire que notre aujourd'hui est le même
cache peut-être pourtant bien des complexités. Disons ces complexités banalement :

- quand on a une fille à Shanghai et un mari à Calgary, notre aujourd'hui (en tant
que jour) n'est pas toujours le même ;

- dans la langue écrite, si on lit en 2009 la correspondance entre Gustave Flaubert et


George Sand, les « aujourd'hui » renvoient à des jours qui ne sont plus ;

- dans la langue orale, dire que mon aujourd’hui est le mien, que je suis
contemporaine de moi-même, peut être contesté. Il est si difficile de coïncider
toujours avec soi-même ! On n'accepte pas toujours ni tout de soi ni tout de son
temps, d'un temps qu'on ne s'approprie pas toujours. Comment en effet « être de son
temps » toujours quand certaines manifestations artistiques échappent dans leur
nécessité et quand bien des avancées scientifiques paraissent opaques ou laissent
indifférent ?

- et surtout, mon aujourd'hui dans la langue orale (en usage non citationnel) est- il
toujours le vôtre ? La relativité culturelle marque son empreinte sur nos cultures
contemporaines qui parfois diffèrent grandement. Nous n'avons pas tout à fait la
même culture les uns et les autres.

Une conclusion provisoire peut être tirée sur le fait langagier indiqué par les mots «
aujourd'hui » ou « maintenant » : ces lexèmes ne renvoient pas à une occurrence du
mot mais au sujet qui le dit en désignant le temps de l'énonciation. La référence du
contemporain ne procède donc ni de la langue en tant que telle ni de la « simple »
correspondance d'un mot avec le monde, mais, de l'usage pur un locuteur el, qui plus
est, avec des interlocuteurs. L'égocentrisme radical, structurel, d'un contemporain que
je dis et qui semble concerner mes intérêts et mes goûts tant l'usage est fréquent de
rapporter au temps contemporain les événements, doit alors se comprendre en termes
de ce que, en utilisant « aujourd'hui », j'indique que je peux partager quelque chose
avec toi.

On peut ainsi dénoncer une illusion monologique du contemporain : celle qui


consiste à rapporter ma lecture de L'Iliade ou de Crime et châtiment au moment où
j'en ai, pour la première fois, pris connaissance, dans la mesure où je me les suis ainsi
appropriés. L'avantage n'est pas nul : l'actualité de ces textes s'avère dans une telle

3
appropriation. Mais, dans une telle Weltanschauung, le contemporain se trouve
délimité non par les frontières du monde, mais par celles de mon monde. Se vivant
ainsi comme coexistence, le contemporain-tente d'annuler la diachronie, exactement
comme on voit chez l’enfant : 1'enfant invente le monde par son propre regard, avec
ses propres mots, il invente aussi le temps et n'a cure de savoir ce que d'autres ont dit
et appris avant que lui n'existe. Au départ de sa propre histoire, il croit être au départ
de l'Histoire. Et nous sommes tous un peu ces enfants pour un champ du savoir, pour
un ensemble de pratiques, pour une technologie, là où la simultanéité de la synchronie
annule alors l'histoire « objective ».) L'illusion monologique va de, pair avec l'illusion
du contemporain : un manque de culture fait croire à l'invention nouvelle de mondes
en réalité anciens. Manque de culture ou manque d'histoire ?

Au jeu du « je me souviens », on peut ressentir comme une injure que de s'entendre


dire : « tu ne te souviens pas de... la chute du mur de Berlin, du Mahâbkârata de Peter
Brook ou de La belle noiseuse de Jacques Rivette... Non ? Mais dans quel monde vis-
tu ? De quels événements es-tu contemporain ? ». En réalité, peut-être une telle
exclamation cache-t-elle une interrogation sur autre chose que le contemporain, sur
autre chose que la mémoire et l'histoire. Pour 1'instant, il faut pourtant assumer que le
contemporain se présente comme renvoyant trop évidemment à des faits historiques ;
impossible donc de faire l'impasse sur le temps et la mémoire, même quand on n'est
pas historien.

Aujourd'hui comme fait historique

Considérer le contemporain comme fait historique jusqu'au bout engendre


rapidement un devoir de contemporanéité qui se marque bien dans le « quoi ! tu ne te
souviens pas ! tu n'es pas contemporain de ton monde ! ». A invoquer un devoir de
contemporanéité, tout à la fois devoir d'histoire du présent et devoir d'information,
l'interrogation se déplace sur ce qui compte comme information, sur ce qui compte
comme fait historique, sur ce dont on pourrait ou plutôt ce dont on devrait être
contemporain4. Pour sortir le contemporain de l'égotisme où l'utilisation d'un «
aujourd'hui » par un sujet parlant pourrait le cantonner, l'historien le qualifie comme
un moment particulier de l'histoire. En ce sens, une tâche de l'histoire culturelle
4
Voir par exemple François Hartog, Rigimes d'historicité. Prisentisme et expériences du temps, Paris, Le Seuil,
2002.

4
reviendrait, dans un premier temps, à distinguer, dans la culture d'aujourd'hui, entre
les événements qui seront vite oubliés et ceux qui resteront pertinents et, dans un
deuxième temps, à caractériser ces derniers, dûment promus comme caractérisant le
contemporain, en fonction de leur rupture avec certains événements choisis dans le
passé. Avec l'immense difficulté de choisir dans le passé ce qui servira de repère pour
qualifier le contemporain comme faisant rupture et de choisir dans le passé ce qui sera
rénové dans le contemporain.

Même si la querelle des Anciens et des Modernes ne date pas d'hier, une réflexion
sur le contemporain n'a pas toujours été menée. Car la pensée a longtemps été pensée
comme anhistorique et la question de l'histoire de la pensée n'a pas toujours été
pertinente. A fortiori, la question de l'histoire de la pensée pour penser le
contemporain. Même si des historiens n'ont pas attendu Hegel pour faire de l'histoire,
on peut s'accorder sur le fait que les conditions historiques d'élaboration de la pensée
n'étaient pas réfléchies auparavant. Les conditions du dire-vrai n'étaient pas
envisagées autrement que dans !'assurance intérieure de dire le vrai. Les concepts
aussi connaissent une élaboration et la notion de sujet individuel n'apparaît qu'au XIX
siècle. Auparavant, la pensée subjective ne se rapporte qu'à un « je » impersonnel, et
quand on parle d'alter, il s'agit d'un alter ego, d'un autre moi-même. Le soupçon se
développera en premier lieu sur les conditions d'accès au vrai dans les travaux
épistémologiques, avant de porter sur l'existence de la possibilité d'accéder à la vérité
historique.

Le soupçon sur la relativité du contemporain trouve sans doute d'abord son champ
d'expansion du côté de l'histoire des sciences. Au tout début de L'activité rationaliste
de la physique contemporaine, on peut lire : « si le philosophe veut recevoir toutes les
leçons de la science contemporaine (...) il lui faudra lutter contre l'historicité de
l'expérience, contre l'historicité même du rationnel5». La question est de savoir si
l'avertissement vaut aussi pour les arts et les médias, si l'on doit, pour recevoir toutes
les leçons du contemporain dans le champ des arts et des médias, lutter contre
l'historicité.

Quand Nietzsche ébranle la question de la vérité historique, il sait l'opération


impossible, absolument impossible puisque, comme le temps est une forme a priori
5
Gaston Bachelard, L'Activite rationaliste de la physique contemporaine, Paris, PUF, 2° eédition, 1965,
p. 2.

5
de la sensibilité selon Kant, aucun phénomène ne saurait être détaché du temps. Lutter
contre l'histoire est ainsi une entreprise vouée à l'échec. Pourtant, dans la Seconde
considération intempestive (aussi dite inactuelle selon la traduction), Nietzsche
réclame le droit de parler au nom de la vie, au nom d'une autre vérité que celle
historique, pour rendre compte dans la vie de ce moment de fécondation qui est « le
plus violent, le plus actif et le plus personnel dans l'âme de l'artiste, un moment de
suprême création, dont le résultat sera une peinture vraie au point de vue artistique,
mais non pas au point de vue historique6». Avec Nietzsche, on entrevoit qu'il est
possible de détacher l'artistique, et donc aussi le contemporain de l'art, d'un strict
point de vue historique.

Renouant avec le fil nietzschéen d'une histoire qui « déracine l'avenir », on cherche
les piliers d'une histoire qui permette plutôt de construire l'avenir en faisant ainsi de
Nietzsche un auteur pragmatiste, Si l'on avait le goût du paradoxe, on pourrait
proposer une thèse - paradoxale, nietzschéenne selon laquelle penser le contemporain,
donner au contemporain 1'ampleur d'une pensée valable, scrait accorder quelque
valeur à l'intemporel, au sens où le contemporain ne vaut d'être pensé que s'il a
quelque valeur qui pourrait faire histoire, dont on pourrait garder mémoire. On
penserait le contemporain en fonction d'un avenir qui le validerait. Ou alors, selon une
variante qu'on pourrait aussi rattacher à Nietzsche, penser le contemporain consisterait
à lui enjoindre de penser l'intempestif, de penser ce qu'on ne saurait prévoir et ce en
quoi précisément l'intempestif fait événement. Se pourrait-il que la façon dont le
contemporain des médias promeut le scoop en événement soit une manière
nietzschéenne ? Et l'actualité des arts traitée par les médias pourrait en suivre le
chemin.

A coup sûr, Nietzsche trouve en nos temps une grande utilité à nous faire
comprendre à quel point il convient d'éviter le contemporanéisme, qui consisterait å
définir tout objet, toute théorie, toute pratique en seule fonction de son ancrage dans le
contemporain. Car si, entre le « résolument moderne » et les considérations
inactuelles, la roue a tourné, une leçon nietzschéenne demeure fermement : la
méfiance vis-à-vis d'une histoire positiviste qui fait du contemporain une simultanéité
étendue, élargie, aux mesures variables de l'air du temps.

6
Fiedérie Nietzsche, Seconde considerution intenpestive. De l'ailité et de l'inconvenlent der dtndes historiquer
pour la vie, 1874 ;tr. fr. 1Henri Albert, Paris, GF-Flammarion, 1988, p. 126/

6
On entend créateurs de théâtre et de cinéma dire, aujourd'hui, à la fois, selon, les
cas, que plus on est intemporel, plus on est actuel, et que plus on est actuel plus on est
universel. Cela permet-il d'affirmer que Corneille est plus contemporain de son temps
que Crébillon, ou que Méliès l'est davantage que Jean-Claude Van Damme ? Ou est-
ce notre contemporain qui marque ainsi nos actions poïétiques du sceau de la
contradiction et toute pensée du contemporain de celui du bavardage ? Une fois
déraciné de son devoir d'histoire, où le contemporain trouve-t-il sa liberté ?

Le fait technologique d'aujourd'hui

On ne saurait passer sous silence un aspect gui unit arts et médias contemporains :
l'application tous azimuts de technologies avancées. Loin de résider dans des sphères
que des méthodes et des objectifs maintiendraient éloignées, arts et médias dépendent
aujourd'hui des mêmes outils technologiques.

Même si l'on ne le suit pas jusqu'au bout, Frank Popper peut servir à situer
l'importance d'une tendance qui « se manifeste vers une culture plus globale, où la
distinction entre les catégories de la science et la catégorie artistique de la créativité
perd son sens7». De tous côtés, les frontières semblent en effet s'évanouir tant est
perceptible l'interactivité entre l'œuvre artistique et le public « qui débouche sur de
nouvelles formes de créativité8 ». Et l'on peut noter qu'une même interactivité régit
désormais le travail des journalistes avec leur public.

Pour comprendre quelque chose des rapports créatifs entre art, science et
technologie, on peut, à la suite d'Ernst Cassirer 9, distinguer l'art de la science en
fonction des formes symboliques différentes qui les caractérisent. Mais quand est
affirmé que tout est art et que « les activités de l'artiste et du scientifique sont
comparables dans la mesure où elles constituent une "recherche" » (p. 227), il
convient de s'arrêter car la confusion des genres est patente et ne saurait constituer un
quelconque programme de recherche. Que l'art numérique, les images de synthèse,

7
Franck Popper, Art, action et participation : l'artiste et la créativité d'aujourd`hui, Paris, Klincksieck, 1980, p. 14.

8
'Ibid., p. 224.

9
Ernst Cassirer, La Philosophie des formes symboliques, 1923-1929; tr. fr. Ole Ilassen-1.ove et Jean Lacoste, Paris,
Éditions de Minuit, tome 1(Le Lungage), 1972; tome 2 (Lo Pensée mythique), 1986 ; tome 3 (La Phénoménologie
de la connaissance), 1995,

7
etc. rapprochent art et science en tant qu'ils « contribuent à l'épanouissement de la
créativité » (Ibid.) et que science et technologie constituent de « puissants stimulants
créatifs » ne saurait non plus faire oublier que des stimulations jamais n'ont valu
créations.

Aujourd'hui comme construction pragmatique

Alors, plaider pour un aujourd'hui qu'on n'en finit pas de construire avec autrui
pourrait bien constituer un programme conforme aux attentes contemporaines
d'interactivité. La pertinence d'un contemporain qui n'est pas un donné et qui n'est pas
non plus le résultat d'une opération purement égotique se prouve dans un aujourd'hui
dans lequel on n'est jamais vraiment et qu'on n'en finit pas d'atteindre, et toujours au
bout- finiment repoussé - d'un long chemin d'apprentissage. Que le contemporain est
le résultat d'une construction, voire d'une co-construction intellectuelle, c'est aussi ce
qu'on apprend de l'histoire des sciences. Préconisé par Auguste Comte10, le croisement
entre les approches historique et dogmatique est seul à même de ponctuer le long
chemin que pratique l'enseignement vers le plus contemporain dans un secteur. Après
tout, un bachelier qui sort de l'enseignement secondaire a, dans le meilleur des cas,
accès aux mathématiques du début du XVII siècle, à la physique du début du XIX
siècle, à la chimie des années cinquante du XX' siècle. Pour arriver au contemporain
dans un domaine, il faut que les leçons de l'histoire y soient tirées et que la conception
dogmatique du moment soit apprise.

On dira (dira-t-on ?) que la question se pose différemment pour les arts et pour les
médias. Certes, en ces domaines, il n'est pas sûr que le progrès en définisse le cours à
l'instar de ce qui se passe dans les sciences. Il est des partisans l'incommensurabilité
entre les théories, de la schizophrénie des acteurs autant que de l'indépendance entre
les lignes de l'histoire. Et l'ironie naît bientôt de la juxtaposition d'histoires
indépendantes les unes des autres, disait récemment Michel Vinaver. En nos temps
ironiques, à titre d'essai, on pourrait penser le contemporain comme une tentative de
rassemblement des champs divers de la culture, de réorganisation, fut-elle
désorganisation.

10
Auguste Comte, Cours de philosoplrie paviive, Discors sur l'erprit positif, Paris, Clussiques Garnier,
1949, p. 122.

8
Bien sûr, l'histoire des arts et médias ne se confond pas avec l'histoire des sciences.
Pourtant, ce que Bachelard11 dit des sciences trouve son équivalent s'agissant des arts
où l'on voudrait aujourd'hui que te contemporain puisse se passer non seulement de
désorganiser le passé mais encore se passer d'histoire. En chaque époque, l'illusion
consiste à définir le contemporain seulement par et pour les hommes de cette époque.
Comme si ceux qui ont précédé n'avaient pensé aucun contemporain. Alors qu'il est
sans doute toujours trop tôt pour penser son propre contemporain.

L'interdisciplinarité, l'interarticité et l'intermédialité qui travaillent notre temps ne


s'appuient que sur une identification nette des rigueurs propres aux disciplines, aux
arts et aux médias. C'est à ce seul prix que les croisements entre des champs de savoir
et des pratiques hétérogènes peuvent fournir des objets à la réflexion autant que des
objets de contemplation. A cette seule condition notre contemporain échappe à
l'arbitraire de l'hétérogénéité sujette aux diktats d'une économie sans signification.

Envisager qu'on ne cesse de devenir contemporain nécessite qu'on travaille à le


devenir, nécessite de comprendre qu'on n'y est pas d'emblée, qu'on n'y parvient pas
toujours, et en tout cas pas en tout domaine. Comme fait linguistique, le contemporain
se rapporte à celui qui le dit et à ceux à qui il le dit, il est pour une part construite par
la portée de la parole. Comme fait historique, le contemporain ne vaut que par son
imprévisibilité. Comme fait pragmatique, il se construit en référence à un domaine, à
des contenus, dans une relation entre humains.

PHONOGRAPHIES MUSICALES

(D'UN IMPENSÉ CONTEMPORAIN)

Johan Girard

« Quand on écoute un CD, est-ce l’qu’on entend ? La réponse semble être à la fois
oui et non12. » Cette question, en apparence triviale, que pose Roger Pouivet dans
L'Ontologie de l’œuvre d'art, ainsi que la réponse ambiguë que le philosophe y
apporte, nous servira de fil conducteur dans le cadre de cet article. L'enregistrement

11
Gaston Buchelard, op. cit.: Des que la pensèe scientifique prend conscience de cetle ldche
d'essentielle réorganisution du savoir, la tondance à y inserire les données historiques primitives
apparait comme une véritable désonganisation, » (p. 3)
12
Roger Pouivel, Ontologie de i'anwe d'art. Une Introduction, Nimes, Jacqueline Chambon, 1999, p. 228.

9
d'une œuvre musicale fonctionne, bien souvent, comme signe indiciel d'une exécution.
ID a valeur de conservation ou d'archivage, et dénote l'œuvre sans pour autant
l'exemplifier. Dans d'autres cas en revanche, le disque lui-même fait œuvre :
l'enregistrement y est utilisé à des fins esthétiques, et non plus documentaires ou
indicielles. On trouvera un tel usage dans la musique concrète, la musique pour bande,
le rock et la pop music, ou encore les musiques électroniques populaires. Cette vaste
classe d'œuvres, que nous qualifierons, à la suite de Lee Brown, de «
phonographiques », constitue selon nous un « impensé contemporain », en ce que la
rupture ontologique qui s'y opère est passée largement inaperçue dans le champ de la
philosophie de la musique. En ce sens, Roger Pouivet écrit :

Ontologiquement, la notion d'œuvre musicale est devenue beaucoup plus


indéterminée. Le modèle de l'œuvre composée par un auteur et jouée par des
instrumentistes qui suivent les indications de la partition - ce modèle qui constitue la
base du travail des philosophes de la musique- est pour le moins, non dépassé, mais
devenu marginal13.

Nous tenterons ici de penser la rupture ontologique ouverte par la possibilité d'une
« reproductibilité technique14 » du musical. Pour ce faire, nous nous reposerons sur la
distinction entre arts allographiques et arts autographiques mise en évidence par le
philosophe américain Nelson Goodman15.

Des œuvres musicales autographiques

S'il est possible de contrefaire une toile de maitre, on ne peut en revanche


contrefaire une symphonie. Si j'en recopie la partition, j'aurai produit un nouvel
exemplaire de la partition, et non une contrefaçon de celle-ci. En musique, la ………

13
Ibid, p. 231.
14
Walter Benjumin, «L'(Buvre d'art á l'ére de sa reproductibilité teelnique », (Eures , Ir. Ir. Maurice de Gandillac,
Rainer Rochlitz et Pieme Rusch, Paris, Gallimard, 2000, pp. 67-113 et 269-316.
15
Nelson Goodman, Langages de 1'art, tr. fe. Jacques Morizot, Nimes, Jocqueline Chainbon, 1990.

10

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