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Éditorial

BENJAMIN OU LE POINT D’INTERFÉRENCE DU THÉOLOGIQUE ET DU


POLITIQUE
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Yves Charles Zarka

Presses Universitaires de France | « Cités »

2018/2 N° 74 | pages 3 à 12
ISSN 1299-5495
ISBN 9782130801924
DOI 10.3917/cite.074.0003
Article disponible en ligne à l'adresse :
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Éditorial
Benjamin ou le point d’interférence du théologique
et du politique
Yves Charles Zarka

« S’effarer que les événements que nous vivons soient “encore” possibles au xxe siècle,
c’est marquer un étonnement qui n’a rien de philosophique », Walter Benjamin1.
« Il faut fonder l’idée de progrès sur l’idée de catastrophe. Que les choses continuent 3
à “aller ainsi”, voilà la catastrophe. Ce n’est pas ce qui va advenir, mais l’état de choses
donné à chaque instant. La pensée de Strinberg : l’Enfer n’est nullement ce qui nous
attend – mais cette vie-ci », Walter Benjamin2. Benjamin ou le point
d’interférence
« Certes, ce n’est qu’à l’humanité rédimée qu’échoit pleinement son passé. C’est-à-dire du théologique
que pour elle seule son passé est devenu intégralement citable. Chacun des instants et du politique
qu’elle a vécus devient “une citation à l’ordre du jour” – et ce jour est justement celui du Yves Charles Zarka
Jugement dernier », Walter Benjamin3. 

L’œuvre de Benjamin, fragmentaire et traversée de correspondances,


inactuelle et pourtant engagée dans l’à-présent le plus actuel, souvent
cryptée et néanmoins resplendissante, diverse sans jamais être éclectique,
traversée d’illuminations qui permettent de repenser notre temps, est
comme une étoile filante qui vient de la nuit des temps nous faire un signe
évanescent avant de disparaître dans un futur inconnu de nous. Signe de

1.  « Sur le concept d’histoire », thèse VIII, in Œuvres III, traduction de l’allemand par Maurice
de Gandillac, Rainer Rochlitz et Pierre Ruch, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 2000, p. 433.
2.  « Zentralpark. Fragments sur Baudelaire », in Charles Baudelaire, Paris, Payot, coll. « Petite
Bibliothèque », 2002, p. 242.
3.  « Sur le concept d’histoire », thèse III, op. cit., p. 429.
cités 74, Paris, puf, 2018
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l’immémorial dans le présent et promesse d’un avenir radicalement diffé-


rent, telle est non seulement l’empreinte de l’œuvre mais celle de Benjamin
lui-même sur nous. Il a été d’une certaine manière ce qu’il a pensé. Cette
empreinte est très différente de celles des philosophes anciens ou moder-
nes : ni sage obscur de l’être (dont le jargon nous enfume), ni théoricien
de la conscience (on ne saurait croire que celle-ci est le fondement inten-
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tionnel du sens), ni fondateur de système (le système c’est la totalisation,
ce à quoi il faut précisément échapper), ni penseur de l’évidence (qui cache
toujours une part obscure de vérité), sa pensée philosophique –  car elle
est bien de part en part philosophique – est absolument singulière. Elle
se déploie dans des chemins différents, aussi bien en critique littéraire, en
théorie de l’art, en interprétation de la tradition religieuse, en philosophie
de l’histoire, en théologie, peut-être même en exégèse de certains passages
bibliques, en théorie politique, etc. Cette diversité n’est pas un éclatement.
La préoccupation fondamentale de Benjamin est de comprendre le présent
d’aujourd’hui, la situation du monde dans son actualité, et d’en interroger
le sens. Pourquoi sommes-nous ici et maintenant ? Notre existence a-t-elle
un sens ou est-elle totalement absurde ? Sommes-nous des êtres jetés dans
un désert indifférent et dans un moment du temps vide  ? Comment se
4 fait-il alors que l’à-présent soit porteur d’un si grand danger, celui de la cata-
strophe ? Devant ce danger faut-il désespérer ou y a-t-il encore une place
Éditorial
pour l’espoir ? Mais qu’est-ce qui peut nous donner cet espoir ? Qu’est-ce
Yves Charles Zarka qui peut nous faire penser que, tout à l’heure ou peut-être demain, les
choses seront différentes d’aujourd’hui  ? Ce sont, je crois, les questions
qui sont au fondement de la pensée de Benjamin, celles qui l’ont conduit
toute sa vie, une vie qu’il a interrompue à l’heure du plus grand désastre
de l’histoire de l’humanité, quand toutes les issues lui semblaient fermées.
Comme si, pressentant la giganteste catastrophe, la catastrophe au-delà de
toute pensée, au-delà de toute imagination de l’enfer, des êtres humains
gazés et brûlés par millions, il s’était lui-même résigné. Lui, mais pas sa
pensée. Aujourd’hui, celle-ci ne doit pas être simplement l’objet d’exégèses
savantes (par ailleurs, parfois extraordinairement utiles et intéressantes4),

4.  Pour ne m’en tenir qu’à certaines interprétations françaises, je pense en particulier au livre
remarquable de Stéphane Mosès, L’Ange de l’histoire : Rosenzweig, Benjamin, Scholem, Paris, Seuil,
1992, mais aussi à celui de Gérard Raulet, Le Caractère destructeur : esthétique, théologie et politique
chez Walter Benjamin, Paris Aubier, 1997, et au livre, récemment paru, de Michael Löwy, Walter
Benjamin : avertissement d’incendie, Paris, Éditions de l’Éclat, 2014, on pourra y trouver une analyse
minutieuse et quasi talmudique des thèses « Sur le concept d’histoire ». Mais il faudrait citer beau-
coup d’autres auteurs, dont certains contribuent à ce numéro de Cités.
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mais peut encore éclairer notre présent. L’enfer n’a peut-être pas dit son
dernier mot. Il faut savoir lui résister, il faut savoir empêcher le malheur
de se reproduire, et pour cela il faut que nous sachions qui nous sommes,
repenser le passé à partir de notre situation présente pour y trouver la force
et le courage, la vaillance de combattre les puissances dominantes (techno-
logique, économique, politique) et ouvrir le champ des possibles au-delà
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du réel tel qu’il se donne et veut se perpétuer : faire en sorte que l’utopique
advienne.
S’il faut partir du présent et y revenir – comment pourrions-nous faire
autrement, sinon en tombant dans l’illusion positiviste et historiciste de
retrouver un passé prétendument objectif tel qu’en lui-même ? – il faut,
pour comprendre ce présent, prendre de la distance, peut-être remonter au
plus lointain, à l’immémorial que certaines expériences actuelles (comme
celle de la contemplation artistique, d’une lecture biblique, de la prière,
des fêtes qui scandent le temps du calendrier qui n’est pas celui des hor-
loges) évoquent et même actualisent de manière fugitive mais réelle. Pour
comprendre le présent, il faut que le passé ait un sens pour nous, qu’une
configuration passée puisse être reconnue dans notre présent. À bien la
considérer, l’histoire n’est jamais faite qu’à partir des intérêts présents et
pour y répondre. Mais, ce passé reconnu, réinterprété, en un sens retrouvé, 5
n’est pas l’effet de la nostalgie, moins encore celui d’un caractère réac-
tionnaire, il ouvre un horizon pour l’avenir, pour l’action qui doit trans- Benjamin ou le point
former le présent et faire advenir autre chose (Benjamin dit le bonheur / d’interférence
la rédemption) que ce que nous vivons. Le présent ne saurait délivrer son du théologique
sens immédiatement. Nous ne sommes pas nés de la dernière pluie. Nous et du politique
Yves Charles Zarka
portons un héritage et c’est dans la mesure où nous l’assumons que notre 
présent et notre avenir prennent leur sens. Mais comprendre le sens, c’est
aussi devoir agir, car nous sommes encore pris dans l’alternative de la cata-
strophe et de la rédemption.
Ces quelques lignes soulignent les trois préoccupations fondamentales
de Benjamin auxquelles toutes ses recherches se ramènent : l’histoire, la
théologie et la politique. Cela est vrai depuis ses premiers textes, ainsi dans
« La vie des étudiants » de 1915, il écrit : « La tâche historique est de don-
ner forme absolue, en toute pureté, à l’état immanent de perfection, de le
rendre visible et de le faire triompher dans le présent. Or, si l’on en décrit
pragmatiquement des détails (institutions, mœurs, etc.), loin de circons-
crire cette situation, on la laisse échapper ; elle n’est saisissable que dans sa
structure métaphysique, comme le royaume messianique ou comme l’idée
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révolutionnaire au sens de 895. » La tâche de l’historien est déjà opposée


à l’idéologie du progès. La situation évoquée est « la situation finale » qui
doit donner lieu dans le présent à « des créations et des idées en très grand
péril » qu’il s’agit de faire triompher de manière à « libérer l’avenir de ce
qui aujourd’hui le défigure »6, sa « structure métaphysique » peut donner
lieu à deux lectures : théologique, « le royaume messianique », ou séculière,
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« l’idée révolutionnaire au sens de 89 ». Écriture de l’histoire, politique et
théologie sont ici déjà intimement liées et ne cesseront de l’être, bien que
leur rapport pourra être reconfiguré ou réinterprété.
On retrouve ce lien dans le « Fragment théologico-politique » datant,
selon Scholem, de 1920-1921 : « Seul le Messie lui-même achève tout deve-
nir historique, en ce sens que seul il rachète, achève, crée la relation de ce
devenir avec l’élément messianique lui-même7. » Mais la théologie politique
de Benjamin ne saurait être ramenée à l’un des débats des années 1920-
1930 sur cette question8. Dans ce débat, centré sur le rapport entre le sacré
et le profane dans le christianisme, et plus précisément le catholicisme, ce
qui était en jeu était la sacralisation du politique9. Reprenant la perspective

5.  « La vie des étudiants », in Œuvres I, op. cit., p. 125-126.


6 6.  Ibid., p. 126.
7.  Benjamin, « Fragment théologico-politique », in Œuvres I, op. cit., p. 263. Voir la citation
de Scholem dans la note des traducteurs du texte (p. 263), où Scholem souligne la relation de ce
Éditorial texte avec la « Critique de la violence » et remarque qu’il relève d’un « anarchisme métaphysique »
Yves Charles Zarka ne comportant encore aucune relation avec les conceptions marxistes qui ne prévaudront qu’un peu
plus tard après la lecture de Histoire et conscience de classe de Lukács. Il n’en reste pas moins que la
« structure métaphysique » est déjà là, elle sera simplement réinterprétée.
8.  Il s’agit bien entendu du débat entre Carl Schmitt et Erik Peterson autour de la Théologie
politique de 1922 (Paris, Gallimard, 1988) du premier, à laquelle répond, en 1935, Le Monothéisme
comme problème politique du second (publié sous le titre de Le Monothéisme : un problème politique,
Paris, Bayard, 2007). Ce débat a donné lieu à des prolongements dans la seconde Théologie politique
de Schmitt en 1969 et connaît des prolongements plus que significatifs aujourd’hui. Je me permets
de renvoyer à mes études dont je ne peux reprendre le contenu ici « Pour une critique de toute théo-
logie politique », in Luc Langlois et Yves Charles Zarka (dir.), Les Philosophes et la question de Dieu,
Paris, Puf, 2005, p. 383-409 et « Le retour contemporain du théologico-politique : comment y
résister », in Philippe Capelle-Dumont, Dieu et la cité. Le statut contemporain du théologico-politique,
Paris, Éditions du Cerf, p. 261-273.
9.  C’est le fond de la position de Schmitt : le théologico-politique est l’horizon décisif et indé-
passable du politique. Autrement dit, la vérité d’une position, d’une théorie ou d’une philosophie
politique se tranche, pour lui, sur le plan théologique. Toute politique a en quelque sorte une théo-
logie implicite. Le théologique est immanent à l’ordre du profane. Ainsi, l’idée de la souveraineté
formulée au xvie (Bodin) et surtout au xviie siècles (Hobbes) est la forme sécularisée de la toute-
puissance de Dieu et la situation exceptionnelle par quoi se définit cette souveraineté est la forme
sécularisée du miracle : « La situation exceptionnelle a pour la jurisprudence la même signification
que le miracle pour la théologie » (Théologie politique I, op. cit., p. 46). C’est avec la sécularisation de
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du messianisme juif, appris en grande partie de Scholem, Benjamin pense


le rapport entre le théologique et le politique en des termes très différents.
La perspective messianique n’est ni le telos de la dunamis historique, ni
totalement extérieure et étrangère à l’histoire : « Seul le Messie lui-même
achève tout devenir historique, en ce sens que seul il rachète, achève, crée
la relation de ce devenir avec l’élément messianique lui-même. C’est pour-
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quoi aucune réalité historique ne peut d’elle-même vouloir se reporter au
plan messianique. C’est pourquoi le royaume de Dieu n’est pas le telos de
la dunamis historique ; il ne peut être posé comme but. Historiquement, il
n’est pas le but, il est le terme. C’est pourquoi l’ordre du profane ne peut
être bâti sur l’idée du royaume de Dieu, c’est pourquoi la théocratie n’a
pas un sens politique, mais seulement religieux. Le plus grand mérite de
L’Esprit de l’utopie de Bloch est d’avoir refusé toute signification politique
à la théocratie10. » Comme on peut le voir, il y a ici disjonction du messia-
nique et de l’historico-politique. La réalité historique, considérée en elle-
même, est aveugle au messianisme, rien ne l’y évoque, rien ne l’y appelle.

l’idée de toute-puissance divine dans celle de souveraineté que s’est établie la structure théologico-
politique caractéristique du xviie siècle. À celle-ci s’opppose la conception de l’État libéral défini
par l’État de droit. L’idée de l’État de droit, qui est liée selon Schmitt au positivisme juridique, au 7
normativisme, mais aussi au parlementarisme et au libéralisme, présente une vision affaiblie de
l’État désormais dépolitisé qui est liée au déisme : « Car à la base de son identification, concernant
l’État de droit, entre État et ordre juridique, il y a une métaphysique qui identifie légalité de la Benjamin ou le point
nature et légalité normative. Elle est issue d’une pensée exclusivement marquée par les sciences de la d’interférence
nature, elle repose sur le rejet de tout “arbitraire” et cherche à expulser toute exception du domaine du théologique
de l’esprit humain » (ibid., p.  50). L’État de droit est ainsi la forme juridique d’une institution et du politique
publique réduite à une machine économique, administrative et policière où la décision politique est Yves Charles Zarka
réduite presque à rien, c’est-à-dire à une institution dépersonnalisée et désubstantialisée, comme le 
déisme désubstantialise et dépersonnalise Dieu. L’opposition entre l’État souverain et l’État libéral
de droit n’est plus l’opposition entre deux théories de l’institution politique ou deux options pra-
tiques entre lesquelles il faudrait choisir, mais l’affrontement de deux dogmes marqués l’un de la
détermination de vérité et l’autre de celle de fausseté. Il ne s’agit pas d’une antinomie entre deux
points de vue, relativisés et historicisés mais de l’incompatibilité de deux actes de foi contraires et
exclusifs l’un de l’autre. Le théologico-politique revient ici à une resacralisation du politique. Les
concepts d’ultime combat, mal radical, décision pure, dictature sont les concepts autour desquels
s’établit une pensée qui sacralise implicitement le politique. À cette position s’oppose l’interpréation
que donne de E. Peterson du catholicisme. Pour ce dernier, la foi chrétienne, à travers la doctrine de
la Trinité, interdit la possibilité de concevoir une réalisation politique de la monarchie divine. La foi
chrétienne en la Trinité implique la séparation du politique et du théologique, elle interdit donc de
concevoir une réalisation politique de la monarchie divine. Ainsi, l’idée que « L’imperium romanum,
c’est la paix, la victoire de l’ordre sur la révolte et sur les factions de la guerre civile : Un Dieu – Un
Monde – Un Empire » est irrecevable, car seul le retour du Christ à la fin des temps apportera la paix
véritable et l’unité véritable du monde.
10.  Benjamin, « Fragment théologico-politique », in Œuvres I, op. cit., p. 263-264.
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C’est du point de vue d’une histoire considérée comme enchaînement


d’événements, liés par une relation de causalité et donc par la nécessité, un
pur fantasme d’une vision religieuse, qui peut être objet de foi, mais sans
crédit pour l’historien. Le royaume de Dieu, de son côté, doit être pensé
seulement en termes religieux. Il y aurait un danger à le concevoir comme
immanent à l’histoire. Cela pourrait conduire à donner un sens politique à
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la théocratie, à retomber dans une sorte d’augustinisme politique, caution
théologique des pouvoirs en place, c’est-à-dire des dominants qui ont fait
le récit officiel de l’histoire, et donc à la sacralisation du politique. Or,
pour Benjamin, tel n’est absolument pas le sens du messianisme, loin de
cautionner l’histoire telle qu’elle se fait sous le contrôle des puissances en
place, le messianisme est au contraire en rupture avec elle : il n’est pas le but
mais le terme, un moment de rupture par lequel émerge quelque chose de
radicalement nouveau. Il y a ici séparation radicale entre histoire profane et
temps messianiques. Pourtant, si le messanisme a un sens pour nous, il doit
se réaliser dans l’histoire dans la mesure où le Messie « achève tout devenir
historique, en ce sens que seul il rachète, achève, crée ». C’est la raison pour
laquelle, il est nécessaire de penser le mode d’émergence du Messie dans
l’histoire profane elle-même, dont il ne représente pas le telos. Pour penser
8 ce lien de l’historique et du messianique, qui relève d’un tout autre ordre
que la sacralisation, Benjamin utilise une image qui a deux moments. Le
Éditorial
premier moment de l’image est celui de la séparaton ou de la divergence :
Yves Charles Zarka « Si l’on représente par une flèche le but vers lequel s’exerce la dunamis du
profane, par une autre flèche la direction de l’intensité messianique, assu-
rément la quête du bonheur de la libre humanité tend à s’écarter de cette
orientation messianique11. » Le deuxième moment est celui de l’émergence
ou de l’avènement : « Mais de même qu’une force peut, par sa trajectoire,
favoriser l’action d’une autre force sur une trajectoire opposée, ainsi l’ordre
profane peut favoriser l’avènement du royame messianique12. » La dyna-
mique pourtant divergente de l’ordre profane peut favoriser l’émergence
du radicalement nouveau. Autrement dit, un moment historique peut être
le lieu d’une rupture telle qu’elle soit l’avènement du royaume de Dieu
(le bonheur / la rédemption), c’est-à-dire à la fois délivrance et salut. Le
théologico-politique sort ici de toute sacralisation du cours historico-poli-
tique de l’histoire, il caractérise le moment de rupture de celui-ci. Selon
son sens dans la tradition juive, cette rupture théologico-politique peut

11.  Ibid., p. 264.


12.  Ibid.
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arriver à tout moment. Le royaume de Dieu n’est pas sans cesse reculé dans
le temps, reporté à la fin des temps, il peut arriver aujourd’hui, à-présent.
Plus tard, en 1940, Benjamin écrira : « On sait qu’il était interdit aux Juifs
de sonder l’avenir. La Torah et la prière, en revanche, leur enseignaient la
commémoration. La commémoration, pour eux, privait l’avenir des sor-
tilèges auxquels succombent ceux qui cherchent à s’instruire auprès des
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devins. Mais l’avenir ne devenait pas pour autant, aux yeux des Juifs, un
temps homogène et vide. Car en lui, chaque seconde était la porte étroite
par laquelle le Messie pouvait entrer13. » C’est là ce que Benjamin appelle,
dans le Fragment, « une conception mystique de l’histoire14 ».
Or, il me semble que nous trouvons là l’un des points névralgiques de la
pensée de Benjamin, à savoir, penser comment deux trajectoires ou deux
forces qui s’écartent peuvent interférer l’une sur l’autre et cela au niveau
de l’histoire.

Dans « Sur le concept d’histoire », cette interférence va être pensée dans


les termes d’un marxisme hétérodoxe dans le contexte du plus grand dan-
ger et de la plus grande souffrance, le moment de la catastrophe  : celui
de l’établissement du pouvoir nazi et de son extension dans l’Europe.
L’interférence est conçue à travers une vision discontinuiste de l’histoire 9
– l’histoire écrite à rebrousse-poil – qui a toujours été celle de Benjamin,
c’est-à-dire à travers la série discontinue des luttes des vaincus contre les
Benjamin ou le point
vainqueurs, pour faire advenir la révolution / rédemption d’un monde où d’interférence
rien de l’histoire des vaincus ne sera oublié, c’est-à-dire où les noms de du théologique
chacun de ceux, individus ou peuples, qui ont mené le combat jusqu’alors et du politique
Yves Charles Zarka
perdu, pourra faire l’objet «  d’une citation à l’ordre du jour  ». Un jour 
qui est « justement celui du Jugement dernier », celui de la rédemption.
Un jour qui est et non qui sera, parce qu’il peut arriver aujourd’hui et
non désespérément plus tard. L’interférence peut arriver aujourd’hui. Ce
paradoxe d’une pensée de la rédemption à l’heure de la catastrophe est
précisément ce que la théologie inspirée du judaïsme fait valoir. Même à
travers des notions chrétiennes comme celle de l’Antéchrist, c’est elle qui
donne le ressort pour résister activement contre l’enfer qui s’étend par-
tout : « Car le Messie ne vient pas seulement comme rédempteur ; il vient
comme vainqueur de l’Antéchrist. Le don d’attiser dans le passé l’étincelle
de l’espérance n’appartient qu’à l’historiographe intimement persuadé que,

13.  « Sur le concept d’histoire », thèse XVIII, appendice B, in Œuvres III, op. cit., p. 443.
14.  « Fragment théologico-politique », in Œuvres I, op. cit., p. 264.
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si l’ennemi triomphe, même les morts ne seront plus en sûreté. Et cet


ennemi n’a pas fini de tiompher15. »
Le marxisme hétérodoxe de Benjamin tient, comme on le sait, à sa
critique permanente du progrès qui est pour lui progrès essentiellement
technologique et correspond souvent à une régression sociale. L’idée d’une
marche inexorable de l’histoire, même conçue en termes dialectiques, vers
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la libération et l’avènement d’une société sans classes, est une illusion dan-
gereuse. Elle ôte le courage de se battre contre les forces oppressives, voire
radicalement destructrices, celles qui piétinent les vivants et empilent les
cadavres. Pourquoi se battre si nous sommes sûrs de vaincre ? Cette idéo-
logie du progrès, que partagent à la fois les historiens les plus réactionnaires
et les progessistes socialistes ou communistes, a donné lieu à toutes sortes
de compromis et de trahisons qui ont fait le lit du fascisme et du nazisme.
L’histoire n’est pas une marche victorieuse, elle est au contraire faite de la
série discontinue des défaites. La continuité, c’est le récit des vainqueurs
qui l’a construite sur l’effacement de la voix des vaincus  : « Tous ceux
qui à ce jour ont obtenu la victoire participent à ce cortège triomphal où
les maîtres d’aujourd’hui marchent sur les corps de ceux qui aujourd’hui
gisent à terre. Le butin, selon l’usage de toujours, est porté dans le cortège.
10 C’est ce qu’on appelle les biens culturels16. »

Comment comprendre le rapport entre la lecture marxiste et la lec-


Éditorial
Yves Charles Zarka ture messianique  ? Pourquoi, comme certains le voudraient, Benjamin
n’abandonne-t-il pas franchement l’un pour l’autre, le théologique de
ses écrits de jeunesse pour l’historico-politique de la lutte des classes, ou
l’inverse  ? Tout d’abord, parce que le marxisme comporte pour lui une
dimension messianique qui a été un moment gommée par Marx lui-même
et surtout par Engels dans l’opposition entre socialisme utopique et socia-
lisme scientifique. Il y a une dimension utopique irréductible dans l’éta-
blissement d’une société sans classes, elle se concentre dans l’idée même de
la révolution qui ne peut se faire sans mobilisation du prolétariat, sans une
force animée par l’espoir. Cette dimension d’une utopie qui peut advenir
marque aussi la dimension éthique, les valeurs éthiques qui animent de
l’intérieur l’idée de la révolution et sans lesquelles celle-ci ne pourrait pas
même exister.

15.  « Sur le concept d’histoire », thèse VI, in Œuvres III, op. cit., p. 431.
16.  Ibid., thèse VII, p. 432.
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Mais ce n’est sans doute pas tout, le rapport entre marxisme et messia-
nisme peut être entendu à travers la notion d’interférence entre le théo-
logique et le politique. En ce sens, il n’y a pas simplement parallélisme
entre la lecture politique et la lecture théologique, comme s’il était possible
de retenir une lecture sans l’autre. Les deux sont indissociables parce qu’il
s’agit en vérité de la même lecture, ce qui se nomme révolution se nomme
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aussi rédemption. Mais pourquoi alors deux noms ? Parce que ces deux
noms marquent le point précis où interfèrent le profane et le messianique,
les trajectoires de la flèche de la dunamis du profane et de la flèche de
l’intensité messianique. Il s’agit de la même lecture du point d’interférence
que mettait en relief le « Fragment théologico-politique » de 1920-1921.

Ce point d’interférence du profane et du messianique est un moment


d’arrêt, d’interruption dans l’a-présent du cours des événements où se
condense toute l’histoire de l’humanité libérée  / rédimée  : « L’à-présent
qui, comme un modèle du temps messianique, résume en un formidable
raccourci l’histoire de toute l’humanité, coïncide exactement avec la figure
que constitue dans l’univers l’histoire de l’humanité17. »

Aux heures noires, où tout semble perdu, brillent pourtant « des éclats 11
du temps messianique18 », d’un temps messianique qu’il faut faire advenir.
Benjamin ou le point
d’interférence
du théologique
et du politique
Yves Charles Zarka


17.  Ibid., thèse XVIII, p. 442.


18.  Ibid., thèse XVIII, appendice A, p. 443.
22 ma

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