Vous êtes sur la page 1sur 4

Le Métavers : réalisation ou trahison du rêve néoréactionnaire ?

Par Anna Longo

Que deviendra le monde (celui original, physique) une fois qu’on sera tous enfermés
dans le même jeu vidéo, compétition virtuelle qui semble offrir des possibilités infinies
mais qui garde la vocation d’être la seule alternative disponible dans le marché réel ?
Que sera le rôle des États une fois que la place publique sera un service offert par une
entreprise privée ? Serons-nous citoyens de deux pays à la fois, le virtuel où se
déroulent les activités véritables et le physique déserté de tout engagement ?
L’institution étatique sera-t-elle plutôt amenée à disparaître avec toutes ses
inefficiences organisationnelles et ses insuffisances techniques ?
On aurait raison de rechercher dans la science-fiction l’anticipation de ce scénario
dystopique et perturbant. Cependant, il me semble que l’imaginaire futuriste qui lui
correspond le mieux a été élaboré par les nouveaux réactionnaires et par les auteurs de
la philosophie du Dark Enlightenment (littéralement les « Lumières sombres », ndlr).
Bien que rien dans les déclarations et dans les actions de soutien politique de Mark
Zuckerberg ne témoigne explicitement de son adhésion aux convictions des
néoréactionnaires, son nouveau projet peut s’interpréter comme une sorte de réponse
aux théories des entrepreneurs d’extrême droite qu’il côtoie, notamment Peter Thiel[1],
investisseur qui a permis le décollage de Facebook et conseiller de Donald Trump.
Cependant, avant d’avancer mon hypothèse sur le sens de Meta dans le contexte
idéologique de la Silicon Valley, je vais présenter l’imaginaire du Dark Enlightenment
et de la nouvelle réaction.
À la base du credo néoréactionnaire se trouve l’idée que la démocratie est
incompatible avec l’initiative des novateurs s’efforçant de pousser l’avancée du
numérique pour augmenter le rendement de la machine globale.
Inspirée par les théories de l’école autrichienne (notamment Von Mises) ainsi que par
les philosophes Thomas Carlyle et Julius Evola, l’idéologie néoréactionnaire[2] (NRx)
a commencé à être élaborée et diffusée par des blogs[3] au début des années 2000.
Sous le pseudonyme Mencius Moldbug, l’entrepreneur et informaticien Curtis Yarvin
a contribué de façon décisive à l’articulation de la doctrine naissante sur le site
Unqualified Reservations tandis que le philosophe accélérationniste Nick Land l’a
systématisée dans la théorie du Dark Enlightenment, y ajoutant des suggestions
deleuzo-guattariennes. À la base du credo néoréactionnaire se trouve l’idée que la
démocratie est incompatible avec la liberté, c’est-à-dire avec l’initiative des novateurs
qui s’efforcent de pousser l’avancée du numérique pour augmenter le rendement de la
machine globale. Pour les néoréactionnaires, la situation actuelle se caractérise par une
dégénérescence extrême de l’organisation démocratique qu’il faudrait ainsi remplacer
par un nouvel ordre, en mettant fin à la domination des médiocres (intellectuels et
politiciens de gauche) qui profitent de la richesse qu’ils n’ont pas contribué à produire
et qui exploitent les technologies qu’ils n’ont pas participé à développer pour
manipuler les masses et s’assurer le pouvoir.
Selon Land, l’attitude progressiste des démocrates est le pire obstacle au véritable
progrès, c’est-à-dire à la course réellement émancipatoire vers l’incrémentation de
l’efficacité productive qui concerne l’organisation planétaire. Restant attachés à leur
individualité et à leur désir de satisfaction immédiate, les gauchistes ne voient pas que
c’est la notion courante d’humanité que la technologie permettrait de dépasser dans

1
une poursuite de l’élan évolutif vers la complexification, l’augmentation de l’ordre du
système global et l’optimisation de l’exploitation des ressources énergétiques.
Land envisage ainsi un futur où l’humain sera radicalement transformé par
l’hybridation avec la technologie, le premier devenant un simple support au service de
l’évolution de la seconde. Afin d’atteindre cet objectif, il faut supprimer l’espace de la
discussion politique qui favorise le triomphe des particularismes et entrave
l’optimisation de la machine sociale. Selon Land, l’intelligence du capitalisme – qui
s’exprime dans les visions de l’élite des entrepreneurs et des innovateurs authentiques
– est ce qui doit orienter les pratiques et la technologie est la force qui rend possible la
transformation visée.
Comme le soutient Curtis Yarvin, pour réaliser cette révolution il faut d’abord
transformer les États en des entreprises privées gérées par un PDG, une sorte de
monarque absolu sincèrement intéressé par l’augmentation de la productivité
économique de sa propriété par une réorganisation technologiquement dirigée de
l’espace social, c’est-à-dire par la transformation de la société en une machine apte à
engendrer le progrès ultérieur de la technique. Contrairement aux politiciens
démocrates, fixés sur l’horizon restreint de la conquête de la majorité de l’électorat à
travers la distribution de cadeaux immérités, le monarque-entrepreneur a un projet
d’avenir, il s’engage à optimiser l’organisation collective en offrant les rétributions
effectivement méritées à ceux qui collaborent activement au projet. De ce point de vue,
la technologie est le moyen fondamental du gouvernant, l’instrument qui permet de
refaçonner l’espace social et le bien que l’organisation collective est censée produire et
contribuer à développer. En somme, on pourrait dire que Yarvin essaie de nous
persuader de travailler pour incrémenter l’efficience du système qui nous asservit.
Peter Thiel – qui a siégé 17 ans au conseil d’administration de Facebook avant de
s’engager aux côtés des républicains proches de Donald Trump – partage la
philosophie néoréactionnaire. Se déclarant libertarien convaincu dans une réalité
politique incompatible avec cet idéal, il explique que l’objectif des agents en
concurrence sur le marché est l’établissement d’un monopole par la capacité d’offrir
des produits réellement innovants et imparables. Tel est le résultat des startups qu’il a
développées et dans lesquelles il a investi – comme Paypal, Facebook, Urbit (le réseau
décentralisé de serveurs fondé par Yarvin) et SpaceX – en devenant l’une des
personnalités les plus influentes de la Silicon Valley.
Selon Thiel, l’organisation hiérarchique des startups constitue le modèle pour une
institution étatique correctement reformée : les nations devraient ressembler à des
entreprises privées (ou à des monarchies féodales) où le chef est le détenteur du
monopole des services offerts aux citoyens-clients. Comme les autres
néoréactionnaires, il est persuadé que la technologie a un rôle fondamental à jouer dans
le projet de dépassement de la démocratie vers l’instauration d’une organisation sociale
adaptée à l’expression de la liberté, voire du progrès capitaliste. Comme il l’a déclaré
dans un entretien : « Nous sommes engagés dans une course à la mort entre la politique
et la technologie. Le sort de notre monde dépend d’un seul individu, d’une personne,
qui sera capable de bâtir et diffuser des outils technologiques favorisant la liberté et
permettant un monde plus sûr pour l’épanouissement du capitalisme. »
Par son projet de métavers, Mark Zuckerberg ne fait-il pas montre d’avoir parfaitement
intégré les suggestions de Thiel en passant à l’action avant tous ses compétiteurs pour
s’assurer le monopole du service d’allocation d’espaces de business ? Le +
jk454 n’est-il pas une organisation sociale réglée par l’intelligence artificielle et
façonnée par la technologie ? Horizon n’est-il pas la réalisation de l’imaginaire

2
accélérationniste de fusion cybernétique entre l’humain et la machine orientée vers la
libération à outrance du potentiel transformatif du capitalisme ?
Mais à bien regarder, le nouveau projet de Zuckerberg ne serait-il pas, plutôt, le revers
comique de la vision aristocratique et élitiste des théoriciens du Dark Enlightenment ?
De la même façon que Thiel a exprimé sa désillusion face aux résultats des avancées
technologiques des années 2000 – « My generation was promised flying cars. Instead
we got Facebook » –, on pourrait dire aujourd’hui que, par le développement de la
réalité virtuelle et de l’intelligence artificielle, on nous avait promis une nouvelle
organisation mondiale et on se retrouve finalement avec un jeu vidéo façonné pour
répondre aux désirs de la majorité.
Plutôt que le futur envisagé par les théoriciens du Dark Enlightenment, Horizon
réalise une simulation qui dédouble la réalité qu’ils déplorent.
À cet égard, il est intéressant de mentionner que Nick Land et Curtis Yarvin partagent
un jugement semblable à celui de Thiel et considèrent que Facebook trahit la
potentialité transformative de la technologie employée par le réseau. Nick Land
explique dans un entretien que la raison qui l’a conduit à abandonner ses convictions
gauchistes pour devenir un théoricien de la réaction a été le succès de Facebook. Le
réseau de Zuckerberg serait l’effet d’une reterritorialisation déplorable de la puissance
révolutionnaire du web, le résultat de la soumission de la technologie aux désirs des
masses. Devenu un instrument au service de la diffusion des contenus produits par des
individus médiocres, le web aurait été détourné de sa vocation authentique, c’est-à-dire
la création d’une réalité refaçonnée par l’intelligence des machines.
Yarvin a exprimé d’une façon similaire sa déception à l’égard du réseau social en
soulignant sa complicité avec les propos manipulateurs des politiciens démocrates
plutôt qu’avec la diffusion des idées de l’aristocratie des innovateurs. Ainsi, la version
optimisée de Facebook que constitue le métavers ne peut être perçue par les
néoréactionnaires que comme l’énième capture démocratique de la machine de guerre
technologique. Plutôt que le futur envisagé par les théoriciens du Dark Enlightenment,
Horizon réalise une simulation qui dédouble la réalité qu’ils déplorent.
On pourrait se demander s’il s’agit là de la raison du départ de Peter Thiel du conseil
d’administration de Meta. La décision de Thiel de s’engager ouvertement avec la
droite américaine serait en effet incompatible avec l’ouverture progressiste de
Zuckerberg, notamment la promesse d’empêcher la circulation de contenus
antidémocratiques sur ses réseaux ainsi que la dimension inclusive et participative de
son dernier projet. Cependant, étant donné que Meta a de fait pour vocation de devenir
la première entreprise privée contenant en son sein l’espace global de libre-échange, le
coup de Zuckerberg implique la défaite des autres compétiteurs dans la course à la
réalisation du premier État-entreprise.
Encore une fois le fondateur de Facebook se serait montré plus rusé et pragmatique
que ses concurrents. Excessivement absorbés par leur mépris des foules, les
entrepreneurs réactionnaires n’auraient pas su mettre en place la bonne stratégie pour
faire désirer aux masses la servitude ainsi que pour les persuader à travailler pour
construire leur prison technologique. Zuckerberg aurait en effet compris qu’afin
d’obtenir le monopole absolu il n’est pas nécessaire de changer le monde et les
convictions des gens : il suffit de reproduire la réalité telle quelle dans une simulation,
voire dans un jeu vidéo qui promet à tous la chance de remporter son prix.
D’ailleurs, il ne faut pas oublier qu’on a encore la possibilité de s’engager pour un
avenir qui ne ressemble ni à celui que propose Meta, ni à celui envisagé par la
néoréaction : personne n’a encore définitivement gagné, mais personne n’a encore
définitivement perdu.

3
Cet article a été publié pour la première fois le 8 septembre 2022 dans le quotidien
AOC.
Anna Longo
PHILOSOPHE, DIRECTRICE DE PROGRAMME AU COLLÈGE
INTERNATIONAL DE PHILOSOPHIE à lire
Elle autrice du livre Le jeu de l’induction: automatisation de la connaissance et
reflexion philosophique qui sera publié chez éditions Mimesis en mai 2022.
https://aoc.media/auteur/anna-longoaoc-media/

Vous aimerez peut-être aussi