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Giorgio Agamben

Théorie des dispositifs


traduit de l’italien par Martin Rueff

Après le récent Profanations (Rivages, 2005), Giorgio Agamben se consacre à la généalogie théolo-
gique de l’économie. Cet ouvrage devrait constituer le centre du triptyque consacré à Homo Sacer et dont
les deux volets sont Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue (Seuil, 1997) et Ce qui reste
d’Auschwitz (Rivages, 1999). Giorgio Agamben a consacré de nombreuses études à la philosophie de
Martin Heidegger. Signalons, entre autres, Le langage et la mort (Bourgois, 1991) et « La passion de la
facticité. Heidegger et l’amour » in L’ombre de l’amour (avec Valeria Piazza, Rivages, 2003).
Un fort volume d’essais de Giorgio Agamben est annoncé pour l’automne 2006. Il s’agit de la tra-
duction de La potenza del pensiero (saggi e conferenze), publié en Italie chez Neri Pozza (Vicence,
2005, 408 p.).
La revue Po&sie consacrera un dossier à la Fin du Poème de Giorgio Agamben dans son prochain
numéro (116).

1. En philosophie, les questions terminologiques sont importantes. Comme l’a dit une
fois un philosophe pour lequel j’ai le plus grand respect, la terminologie est le moment
poétique de la pensée. Cela ne signifie pas que les philosophes sont obligés de définir à
chaque fois les termes techniques qu’ils emploient. Platon n’a jamais défini le terme le
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plus important de sa philosophie : idée. D’autres, comme Spinoza et Leibniz, ont pré-
féré définir leur terminologie more geometrico. Mon hypothèse est que le mot disposi-
tif est un terme décisif dans la stratégie de pensée de Foucault. C’est surtout à partir des
années 70 qu’il l’utilise, quand il commence à s’occuper de la « gouvernementalité » ou
« gouvernement des hommes ». S’il est vrai qu’il n’en donne jamais une définition au
sens propre, il s’en approche dans un entretien de 1977 :
« Ce que j’essaie de repérer sous ce nom, c’est, premièrement un ensemble résolu-
ment hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements archi-
tecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des
énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques,
bref : du dit aussi bien que du non-dit, voila les éléments du dispositif. Le dispositif lui-
même c’est le réseau qu’on établit entre ces éléments […]
Par dispositif, j’entends une sorte – disons – de formation qui à un moment donné a
eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction
stratégique dominante…
J’ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose
qu’il s’agit là d’une certaine manipulation de rapports de force, d’une intervention
rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle
direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif donc
est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou a des
bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C’est ça le dis-
positif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et suppor-
tés par eux ». Dits et écrits, volume III, pp.299-300.

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Résumons brièvement en trois points :
1) Il s’agit d’un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit
linguistique ou non : discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, proposi-
tions philosophiques. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces
éléments.
2) Le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans
une relation de pouvoir.
3) Comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et des relations de savoir.

2. Je me propose de tracer une généalogie sommaire de ce terme, d’abord à l’intérieur


de l’œuvre de Foucault et puis dans un contexte historique plus ample.
À la fin des années 60, à peu près au moment où il écrit L’archéologie du savoir pour
définir l’objet de ses recherches, Foucault n’utilise pas le terme dispositif, mais un terme
dont l’étymologie est proche : « positivité ». Il ne le définit pas davantage. Je me suis
souvent demandé où Foucault avait pu trouver ce terme jusqu’au moment où j’ai repris
l’essai de Jean Hyppolite, Introduction à la philosophie de l’histoire de Hegel. Le rap-
port qui liait Foucault à Hyppolite est bien connu. Foucault a parfois évoqué Hyppolite
comme son « maître » – il avait été son professeur d’abord en khâgne à Henri IV puis à
l’École Normale Supérieure.
Le chapitre trois de l’essai d’Hyppolite s’intitule : « Raison et histoire. Les idées de
positivité et de destin ». Il y concentre son analyse sur deux œuvres de l’époque de
Berne et de Francfort qui couvre les années 1795-1796 : la première est L’esprit du
christianisme et son destin. La seconde, où se trouve le terme qui nous intéresse, s’inti-
tule La positivité de la religion chrétienne (Die Positivität der christliche Religion).
Selon Hyppolite, « destin et positivité » sont deux concepts décisifs de la pensée de
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Hegel. Plus particulièrement, le terme « positivité » trouve son lieu propre dans l’op-
position entre « religion naturelle » et « religion positive ». Alors que la religion natu-
relle concerne la relation immédiate et générale de la raison humaine avec le divin, la
relation « positive » ou historique comprend l’ensemble des croyances, des règles et des
rites qui, dans une société donnée et à un moment donné de son histoire, se trouvent
imposés de l’extérieur aux individus. « Une religion positive, écrit Hegel dans un pas-
sage cité par Hyppolite, implique des sentiments qui sont plus ou moins imprimés par
contrainte dans les âmes ; des actions qui sont l’effet d’un commandement et le résul-
tat d’une obéissance et sont accomplies sans intérêt direct » (Introduction à la philoso-
phie de l’histoire de Hegel, Paris, Seuil, 1948, p. 43).
Hyppolite montre comment l’opposition entre nature et positivité correspond, en ce
sens, à la dialectique de la liberté et de la constriction comme à celle de la raison et de
l’histoire. Dans un passage qui ne peut pas ne pas avoir suscité la curiosité de Foucault
et qui renferme quelque chose de plus que le simple présage de la notion de dispositif,
Hyppolite précise : « on voit donc le nœud de questions qui se présentent à propos de
ce concept de positivité, et les essais successifs de Hegel pour relier dialectiquement
– une dialectique qui n’est pas encore consciente d’elle-même- la pure raison (théorique
et surtout pratique) et la positivité, c’est-à-dire l’élément historique. En un certain sens,
la positivité est considérée par Hegel comme un obstacle à la liberté de l’homme, et
comme telle, elle est condamnée. Rechercher les éléments positifs d’une religion, et on
pourrait ajouter, d’un état social, c’est découvrir ce qui en eux s’impose par contrainte
à l’homme, ce qui fait tâche dans la pureté de la raison, en un autre sens, qui finit par

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l’emporter au cours du développement de Hegel, la positivité doit être conciliée avec la
raison qui perd alors son caractère abstrait et devient adéquate à la richesse concrète de
la vie. On voit donc pourquoi le concept de positivité est au centre des perspectives
hégéliennes » (p. 46).
Si « positivité » est selon Hyppolite le nom que le jeune Hegel donne à l’élément his-
torique, avec tout ce poids de règles, de rites et d’institutions qui se trouve imposé aux
individus par un pouvoir extérieur, mais qui se trouve aussi, pour ainsi dire, intériorisé
dans les systèmes des croyances et des sentiments, alors, en reprenant ce terme, Fou-
cault prend position par rapport à un problème décisif qui se trouve être aussi celui qui
lui est le plus propre : la relation entre les individus comme êtres vivants et l’élément
historique – si l’on entend par là l’ensemble des institutions, des procès de subjectiva-
tion et des règles au sein duquel les relations de pouvoir se concrétisent. L’objectif final
de Foucault, n’est pas, comme chez Hegel, de réconcilier ces deux éléments. Il n’est pas
davantage d’accuser le conflit qui les oppose. Il s’agit plutôt d’enquêter sur les modes
concrets par lesquels les positivités (ou les dispositifs) agissent à l’intérieur des rela-
tions, dans les mécanismes et les jeux de pouvoir.

3. La raison pour laquelle j’ai affirmé que le terme de « dispositif » est un terme tech-
nique essentiel de la pensée de Foucault devrait être claire désormais. Il ne s’agit pas
d’un terme particulier, qui renvoie à telle ou telle technologie de pouvoir. Il s’agit d’un
terme général, qui a la même ampleur que le terme « positivité » se trouve avoir chez
le jeune Hegel selon Hyppolite. Dans la stratégie de Foucault, il vient occuper la place
de ce que Foucault définit de manière critique comme les universaux. Foucault, la chose
est bien connue, a toujours refusé de s’occuper de ces catégories générales ou de ces
entités rationnelles comme l’État, la Souveraineté, la Loi, le Pouvoir, qu’il appelle « les
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universaux ». Mais cela ne signifie pas qu’on ne trouve pas dans son œuvre des concepts
opératoires de portée générale. Dans la stratégie de Foucault, les dispositifs sont préci-
sément appelés à prendre la place de ces Universaux. Ils ne correspondent pas à telle ou
telle mesure de police, à telle ou telle technologie du pouvoir, et encore moins à une
généralité obtenue par abstraction mais à ce que l’entretien de 1977 indique comme « le
réseau qui existe entre ces éléments ».
Si nous nous tournons maintenant vers la définition du terme « dispositif » qui se
trouve dans les dictionnaires d’usage commun, nous trouvons cette distinction entre
trois significations du terme :
1) un sens juridique au sens strict : « le dispositif c’est la partie d’un jugement qui
contient la décision par oppositions aux motifs ». C’est-à-dire, la partie de la sentence
(ou de la loi) qui décide et dispose.
2) une signification technologique : « la manière dont sont disposées les pièces d’une
machine ou d’un mécanisme, et, par extension, le mécanisme lui-même ».
3) une signification militaire : « l’ensemble des moyens disposés conformément à un
plan ».
Chacune de ces significations est présente, d’une certaine manière, dans l’usage qu’en
fait Foucault. Mais les dictionnaires, et tout particulièrement ceux qui n’ont pas un carac-
tère historique et étymologique, travaillent en divisant et en séparant les différentes signi-
fications d’un terme. Or cette fragmentation correspond en général au déploiement et à
l’articulation historique d’une unique signification originale, qu’il est important de ne pas
perdre de vue. Quel est dans le cas du « dispositif » cette signification originale ? Certes,

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le terme, dans l’usage commun comme dans celui qu’en propose Foucault, semble ren-
voyer à un ensemble de pratiques et de mécanismes (tout uniment linguistiques et non
linguistiques, juridiques, techniques et militaires) qui ont pour objectif de faire face à une
urgence pour obtenir un effet plus ou moins immédiat. Mais au sein de quelle stratégie
de praxis ou de pensée et dans quel contexte historique le terme moderne de dispositif
a-t-il trouvé son origine ?

4. Je me trouve engagé depuis trois ans dans une recherche dont je commence seule-
ment à entrevoir la fin et que je pourrais définir avec quelque approximation comme une
généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Dans les premiers siècles
de l’histoire de l’Église (disons entre le deuxième et le sixième siècle), le terme d’oiko-
nomia a joué dans la théologie une fonction décisive. Nous savons qu’en grec oikono-
mia veut dire administration de l’oikos, de la maison, et, plus généralement, gestion,
management. Il ne s’agit pas, comme le souligne Aristote (Politique, 1255 b 21), d’un
paradigme épistémique, mais d’une pratique, d’une activité pratique qui doit, au coup
par coup, affronter un problème ou une situation particulière. Pourquoi les pères de
l’église ont-ils ressenti le besoin d’introduire ce terme dans la théologie ? Comment en
est-on arrivé à parler d’une économie divine ? Il s’agissait en fait d’un problème extrê-
mement délicat et d’une portée immense pour l’histoire de la théologie chrétienne : la
Trinité. Quand, au cours du deuxième siècle, on se mit à discuter d’une trinité de la
figure chrétienne, le Père, le Fils et l’Esprit, il y eut, comme on pouvait bien s’y attendre,
une très forte résistance à l’intérieur de l’église de la part de personnes raisonnables qui
pensaient avec terreur que l’on risquait de cette manière de réintroduire le polythéisme
et le paganisme dans la foi chrétienne. Pour convaincre ces adversaires obstinés (qui
furent ensuite appelés les « monarchiens », défenseurs du gouvernement d’un seul) des
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théologiens comme Tertullien, Hippolyte et Irénée ne trouvèrent rien de mieux que
d’employer le terme d’oikonomia. Leur argument était à peu près le suivant : « Dieu,
quant à son être et à sa substance est certainement un ; mais quant à son oikonomia,
c’est-à-dire à la manière dont il organise sa maison, sa vie et le monde qu’il a créé, il est
trine. Tout comme un bon père peut confier à son fils la responsabilité de certaines fonc-
tions et de certaines tâches, sans pour autant rien perdre de son pouvoir et de son unité,
Dieu confie au Christ « l’économie », l’administration et le gouvernement des
hommes ». Le terme oikonomia se spécialisa alors pour signifier en particulier l’Incar-
nation du Fils ainsi que l’économie de la rédemption et du salut (c’est pourquoi, dans
certaines sectes gnostiques, le Christ finit par être appelé « l’homme de l’économie »
(ho anthropos tes oikonomias). Les théologiens s’habituèrent peu à peu à distinguer
entre un « discours (logos) de la théologie » et un « logos de l’économie ». L’oikono-
mia devint le dispositif par lequel le dogme trinitaire et l’idée d’un gouvernement divin
providentiel du monde furent introduits dans la foi chrétienne. Pourtant, comme il arrive
souvent, la fracture que les théologiens avaient tenté d’éviter et de soustraire à Dieu sur
le plan de l’être, réapparut sous la forme d’une césure qui sépare en Dieu l’être et
l’action, l’ontologie et la praxis. L’action (l’économie, mais aussi la politique) n’a aucun
fondement dans l’être : telle est la schizophrénie que la doctrine de l’oikonomia a lais-
sée en héritage à la culture occidentale.

5. Cette exposition sommaire permet de saisir la centralité et l’importance de la fonction


que la notion d’oikonomia a pu assumer dans la théologie chrétienne. À partir de

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Clément d’Alexandrie, elle se confond avec la notion de providence, et finit par signi-
fier le gouvernement salvifique du monde et de l’histoire des hommes. Or quel fut le
mot que les pères latins choisirent pour traduire ce terme grec fondamental ? Disposi-
tio. Le terme latin, dispositio, dont dérive notre terme « dispositif », en vint donc à assu-
mer toute la complication de la sphère sémantique de l’oikonomia théologique. Les
« dispositifs » dont parle Foucault sont d’une certaine manière articulés à cet héritage
théologique. Ils peuvent être reconduits d’une certaine manière à la fracture qui sépare
et conjoint en Dieu l’être et la praxis, la nature (ou l’essence) et l’opération par laquelle
il administre et gouverne le monde des créatures. Le terme dispositif nomme ce en quoi
et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement
dans l’être. C’est pourquoi les dispositifs doivent toujours impliquer une processus de
subjectivation. C’est pourquoi ils doivent produire leur sujet.
À la lumière de cette généalogie théologique, les dispositifs de Foucault acquièrent
une importance plus grande encore dans un contexte où viennent se croiser les « posi-
tivités » du jeune Hegel, mais aussi le Gestell du dernier Heidegger, dont l’étymologie
n’est pas sans rapport avec celle de dis-positio, dis-ponere (l’allemand stellen corres-
pondant au latin ponere). Quand Heidegger, dans La Technique et le tournant, écrit que
Ge-stell signifie communément « appareil » (Gerät) mais qu’il entend par ce terme « le
recueillement de cette dis-position (Stellen) qui dis-pose de l’homme, c’est-à-dire qui
exige de lui le dévoilement du réel sur le mode du commandement (Bestellen) », la
proximité de ce terme avec la dispositio des théologiens mais aussi avec les dispositifs
de Foucault devient évidente. Ce qui rassemble tous ces termes c’est le renvoi à une
économie, c’est-à-dire à un ensemble de praxis, de savoirs, de mesures, d’institutions
dont le but est de gérer, de gouverner, de contrôler et d’orienter, en un sens qui se veut
utile, les comportements, les gestes et les pensées des hommes.
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6. Un des principes de méthode que j’applique constamment dans mes recherches
consiste à identifier dans les textes et dans les contextes que j’étudie, ce que Feuerbach
appelait l’élément philosophique, c’est-à-dire le point de leur Entwicklungsfähigkeit, le
locus et le moment jusqu’où on peut les pousser. Et pourtant quand nous interprétons et
que nous déployons le texte d’un auteur dans ce sens, il arrive toujours un point que l’on
ne peut pas dépasser sans contrevenir aux règles les plus élémentaires de l’herméneu-
tique. Cela signifie que le déploiement du texte étudié a atteint un point d’indécidabi-
lité où il devient impossible de distinguer l’auteur et l’interprète. Même s’il s’agit là
d’un moment particulièrement heureux pour ce dernier, il comprend alors qu’il est
temps d’abandonner le texte qu’il soumet à l’analyse et de poursuivre le travail pour son
propre compte. Il convient donc d’abandonner l’analyse philologique de l’œuvre de
Foucault pour situer les dispositifs dans un nouveau contexte.
Je propose une partition générale et massive de l’être en deux grands ensembles ou
classes : d’une part les êtres vivants (ou les substances), de l’autre les dispositifs à l’in-
térieur desquels les êtres vivants ne cessent d’être saisis. D’un côté, donc, pour reprendre
la terminologie des théologiens, l’ontologie des créatures, de l’autre, l’oikonomia des
dispositifs qui tentent de les gouverner et de les guider vers leur bien.
En donnant une généralité encore plus grande à la classe déjà très vaste des disposi-
tifs de Foucault, j’appellerai dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre, la
capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler
et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants. Pas

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seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines,
les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens
évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la
cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables, et, pourquoi pas, le lan-
gage lui-même, qui est peut-être le plus ancien dispositif dans lequel, il y a plusieurs
milliers d’années, un primate, probablement incapable de se rendre compte des consé-
quences qui l’attendaient, eut l’inconscience de se faire prendre.
Il y a donc deux classes : les êtres vivants (ou les substances) et les dispositifs. Entre
les deux, comme tiers, les sujets. J’appelle sujet ce qui résulte de la relation et pour ainsi
dire du corps à corps entre les vivants et les dispositifs. Naturellement, comme dans
l’ancienne métaphysique, les substances et les sujets semblent se confondre, mais ils ne
se recouvrent pas complètement. En ce sens, par exemple, un même individu, une même
substance, peut être le lieu de plusieurs procès de subjectivation : utilisateur de télé-
phones portables, internaute, auteur de récits, passionné de tango, altermondialiste, etc.
Au développement infini des dispositifs de notre temps correspond un développement
infini des processus de subjectivation. Cette situation pourrait donner l’impression que
la catégorie de la subjectivité propre à notre temps est en train de vaciller et de perdre
sa consistance, mais, si l’on veut être précis, il s’agit moins d’une disparition ou d’un
dépassement, que d’un processus de dissémination qui pousse à l’extrême la dimension
de mascarade qui n’a cessé d’accompagner toute identité personnelle.

7. Il ne serait sans doute pas erroné de définir la phase extrême du développement du


capitalisme dans laquelle nous vivons comme une gigantesque accumulation et prolifé-
ration de dispositifs. Certes, il y a des dispositifs depuis que l’homo sapiens est apparu,
mais il semble qu’aujourd’hui il n’y ait plus un seul instant de la vie des individus qui
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ne soit modelé, contaminé, ou contrôlé par un dispositif. De quelle manière pouvons-
nous donc nous opposer à cette situation, quelle stratégie devons-nous adopter dans
notre corps à corps quotidien avec ces dispositifs ? Il ne s’agit pas simplement de les
détruire, ni, comme le suggèrent certains ingénus, de les utiliser avec justesse.
Par exemple, vivant en Italie, c’est-à-dire dans un pays où les gestes et les compor-
tements des individus ont été refaçonnés de fond en comble par les téléphones portables,
j’ai fini par nourrir une haine implacable pour ce dispositif qui a rendu les rapports entre
les personnes encore plus abstraits. Et même si je me suis surpris à me demander parfois
comment détruire ou désactiver les téléphones portables et à penser à la manière dont
on pourrait éliminer ou au moins punir et mettre en prison ceux qui les utilisent, je ne
crois pas que ce soit là la bonne solution.
Le fait est que, selon toute probabilité, les dispositifs ne sont pas un accident dans
lequel les hommes se seraient retrouvés pris par hasard. Ils plongent leurs racines dans
le processus même « d’hominisation » qui a rendu humains les animaux que nous
regroupons sous la catégorie de l’homo sapiens. L’événement qui a produit l’humain
constitue en effet pour le vivant quelque chose comme une scission, qui reproduit d’une
certaine manière la scission que l’oikonomia avait introduite en Dieu entre l’être et
l’action. Cette scission sépare le vivant de lui-même et du rapport immédiat qu’il
entretient avec son milieu – ce qui correspond à ce que Uexkhül et Heidegger après lui
appellent le cycle récepteur-désinhibiteur. Que ce rapport soit défait ou interrompu, et
le vivant connaît alors l’ennui (c’est-à-dire la capacité à suspendre son rapport immédiat
avec les désinhibiteurs) et l’Ouvert, c’est-à-dire la possibilité de connaître l’être en tant

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qu’être, de construire un monde. Mais avec cette possibilité est aussi immédiatement
donnée la possibilité des dispositifs qui peuplent l’Ouvert d’instruments, d’objets, de
gadgets, de machins et de technologies de toute espèce. À travers les dispositifs,
l’homme essaie de faire tourner à vide les comportements animaux qui se sont séparés
de lui et de jouir ainsi de l’Ouvert comme tel, de l’être en tant qu’être. Il y a donc, à la
racine de tout dispositif, un désir de bonheur humain, trop humain et la saisie et la sub-
jectivation de ce désir à l’intérieur d’une sphère séparée constituent la puissance spéci-
fique du dispositif.

8. Ce qui signifie que la stratégie que nous devons adopter dans notre corps à corps avec
les dispositifs ne peut pas être simple. Car il s’agit tout simplement de libérer ce qui a
été saisi et séparé par les dispositifs pour le rendre à l’usage commun. C’est dans cette
perspective que je voudrais désormais me tourner vers un concept sur lequel j’ai été
conduit à travailler récemment. Il s’agit d’un terme qui provient de la sphère du droit et
de la religion romaine (droit et religion sont étroitement liés, et pas seulement à Rome) :
la profanation.
Selon le droit romain, les choses qui d’une manière ou d’une autre appartiennent aux
dieux étaient sacrées ou religieuses. Comme telles, elles se voyaient soustraites au libre
usage et au commerce des hommes et on ne pouvait ni les vendre, ni les prêter sur gage,
ni les céder en usufruit ou les mettre en servitude. Il était sacrilège de violer ou de trans-
gresser cette indisponibilité spéciale qui les réservait aux dieux du ciel (et c’est alors
qu’on les appelait justement « sacrées ») ou à ceux des enfers (on les disait alors sim-
plement « religieuses »). Alors que consacrer (sacrare) désignait la sortie des choses de
la sphère du droit humain, profaner signifiait au contraire leur restitution au libre usage
des hommes. Et c’est ainsi que le grand juriste Trebatius peut écrire : « au sens propre
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est profane ce qui, de sacré ou religieux qu’il était, se trouve restitué à l’usage et à la
propriété des hommes ».
On peut définir la religion dans cette perspective comme ce qui soustrait les choses,
les lieux, les animaux ou les personnes à l’usage commun pour les transférer au sein
d’une sphère séparée. Non seulement il n’est pas de religion sans séparation, mais toute
séparation contient ou conserve par devers soi un noyau authentiquement religieux. Le
dispositif qui met en œuvre et qui règle la séparation est le sacrifice : ce dernier marque
dans chaque cas le passage du profane au sacré, de la sphère des hommes à la sphère
des dieux, à travers une série de rituels minutieux qui varient en fonction de la diversité
des cultures et dont Hubert et Mauss ont fait l’inventaire. La césure qui sépare les deux
sphères est essentielle, comme l’est ce seuil que la victime doit passer dans un sens ou
dans l’autre. Ce qui a été séparé par le rite, peut être restitué par le rite à la sphère pro-
fane. La profanation est le contre-dispositif qui restitue à l’usage commun ce que le
sacrifice avait séparé et divisé.

9. Dans cette perspective, le capitalisme et les figures modernes du pouvoir semblent


généraliser et pousser à l’extrême les processus de séparation qui définissent la religion.
Si nous considérons la généalogie théologique des dispositifs que nous venons
d’examiner, et qui les reconduit au paradigme chrétien de l’oikonomia, c’est-à-dire au
gouvernement divin du monde, nous apercevons que les dispositifs modernes présentent
une différence par rapport aux dispositifs traditionnels. Cette différence rend leur
profanation particulièrement difficile. Tout dispositif implique en effet un processus de

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subjectivation sans lequel le dispositif ne saurait fonctionner comme dispositif de gou-
vernement, mais se réduirait à un pur exercice de violence. Foucault a ainsi montré com-
ment, dans une société disciplinaire, les dispositifs visent, à travers une série de pratiques
et de discours, de savoirs et d’exercices, à la création de corps dociles mais libres qui
assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettis-
sement. Le dispositif est donc, avant tout, une machine qui produit des subjectivations
et c’est par quoi il est aussi une machine de gouvernement. L’exemple de la confession
est particulièrement illuminant : la formation de la subjectivité occidentale, tout à la fois
scindée et pourtant maîtresse et sûre d’elle-même, est inséparable de l’action plurisécu-
laire du dispositif de la pénitence où un nouveau Moi se constitue par la négation et la
récupération de l’ancien. La scission du sujet mise en œuvre par le dispositif pénitentiel
a donc produit un nouveau sujet qui trouvait sa vérité dans la non-vérité du moi pécheur
répudié. Des considérations analogues pourraient être formulées à propos du dispositif de
la prison, qui produit, comme conséquence plus ou moins inattendue, la constitution d’un
sujet et d’un milieu délinquant qui devient à son tour le sujet de nouvelles techniques de
gouvernement (qui sont elles parfaitement calculées).
Ce qui définit les dispositifs auxquels nous avons à faire dans la phase actuelle du
capitalisme est qu’ils n’agissent plus par la production d’un sujet, mais bien par des pro-
cessus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation. Un moment de
désubjectivation était bien implicite dans tout processus de subjectivation et le Moi de
la pénitence ne se constituait effectivement, comme nous l’avons vu, qu’en se niant ;
mais ce qui arrive aujourd’hui est que les processus de subjectivation et les processus
de désubjectivation semblent devenir réciproquement indifférents et ne donnent plus
lieu à la recomposition d’un nouveau sujet, sinon sous une forme larvée, et pour ainsi
dire spectrale. Dans la non-vérité du sujet, il n’y va plus, en aucune manière, de sa vérité.
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Qui se laisse prendre dans le dispositif du « téléphone portable », et quelle que soit l’in-
tensité du désir qui l’y a poussé, n’acquiert pas une nouvelle subjectivité, mais seule-
ment un numéro au moyen duquel il pourra, éventuellement, être contrôlé ; le spectateur
qui passe sa soirée devant la télévision ne reçoit en échange de sa désubjectivation que
le masque frustrant du zappeur, ou son inclusion dans un indice d’audience.
De là la vanité de ces discours sur la technique quand ils prétendent que le problème
des dispositifs se réduit à celui de leur usage correct. Ils ignorent complètement que si
chaque dispositif correspond à un processus de subjectivation (et, dans notre cas, à un
processus de désubjectivation), il est impossible que le sujet du dispositif l’utilise
« bien ». Par ailleurs, qui tient de tels discours est souvent le résultat du dispositif
médiatique dans lequel il se trouve pris.

10. Les sociétés contemporaines se présentent ainsi comme des corps inertes traversés
par de gigantesques processus de désubjectivation auxquels ne répond aucune subjecti-
vation réelle. De là l’éclipse de la politique, qui supposait des sujets et des identités
réelles (le mouvement ouvrier, la bourgeoisie, etc.) et le triomphe de l’économie, c’est-
à-dire d’une pure activité de gouvernement qui ne poursuit rien d’autre que sa propre
reproduction. C’est pourquoi la droite et la gauche qui se succèdent aujourd’hui pour
gérer le pouvoir ont bien peu de rapports avec le contexte politique d’où proviennent les
termes qui les désignent. Ils nomment simplement les deux pôles (un pôle qui vise sans
le moindre scrupule la désubjectivation et un pôle qui voudrait la recouvrir du masque
hypocrite du bon citoyen de la démocratie) de la même machine de gouvernement.

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De là surtout, l’étrange inquiétude du pouvoir au moment où il se trouve face au corps
social le plus docile et le plus soumis qui soit jamais apparu dans l’histoire de l’huma-
nité. Ce n’est que par un paradoxe apparent que le citoyen inoffensif des démocraties
post-industrielles (le bloom comme on a suggéré efficacement de l’appeler), celui qui
exécute avec zèle tout ce qu’on lui dit de faire et qui ne s’oppose pas à ce que ses gestes
les plus quotidiens, ceux qui concernent sa santé, ses possibilités d’évasion comme ses
activités, son alimentation comme ses désirs, soient commandés et contrôlés par des
dispositifs jusque dans les détails les plus infimes, que ce citoyen donc (et peut-être
précisément à cause de cela) soit considéré comme un terroriste potentiel. Alors que les
normes européennes imposent à tous les citoyens ces dispositifs biométriques qui
développent et perfectionnent les technologies anthropométriques (depuis les
empreintes digitales jusqu’aux photographies signalétiques) qui avaient été inventées
au XIXe siècle pour identifier les criminels récidivistes, la surveillance vidéo transforme
les espaces publics de nos cités en intérieurs d’immenses prisons. Aux yeux de l’auto-
rité (et peut-être a-t-elle raison) rien ne ressemble autant à un terroriste qu’un homme
ordinaire.
Plus les dispositifs se font envahissants et disséminent leur pouvoir dans chaque sec-
teur de notre vie, plus le gouvernement se trouve face à un élément insaisissable qui
semble d’autant plus se soustraire à sa prise qu’il s’y soumet avec docilité. Cela ne
signifie pas que ce dernier représente en soi un élément révolutionnaire, ni qu’il puisse
arrêter ou même seulement menacer la machine gouvernementale. Au lieu de cette fin
de l’histoire qu’on ne cesse d’annoncer, on assiste bien plutôt au spectacle d’une
machine gouvernementale qui tourne à vide et qui, dans une espèce d’invraisemblable
parodie de l’oikonomia théologique, a pris sur soi l’héritage d’un gouvernement pro-
videntiel du monde. Mais, loin de le sauver, elle le conduit à la catastrophe (fidèle en
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cela à la vocation eschatologique originaire de la providence).
Le problème de la profanation des dispositifs (c’est-à-dire de la restitution à l’usage
commun de ce qui a été saisi et séparé en eux) n’en est que plus urgent. Ce problème ne
sera jamais posé correctement tant que ceux qui en prendront la charge ne seront pas
capables d’intervenir sur les processus de subjectivation comme sur les dispositifs pour
amener à la lumière cet Ingouvernable qui est tout à la fois le point d’origine et le point
de fuite de toute politique.

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