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Après le récent Profanations (Rivages, 2005), Giorgio Agamben se consacre à la généalogie théolo-
gique de l’économie. Cet ouvrage devrait constituer le centre du triptyque consacré à Homo Sacer et dont
les deux volets sont Homo Sacer, le pouvoir souverain et la vie nue (Seuil, 1997) et Ce qui reste
d’Auschwitz (Rivages, 1999). Giorgio Agamben a consacré de nombreuses études à la philosophie de
Martin Heidegger. Signalons, entre autres, Le langage et la mort (Bourgois, 1991) et « La passion de la
facticité. Heidegger et l’amour » in L’ombre de l’amour (avec Valeria Piazza, Rivages, 2003).
Un fort volume d’essais de Giorgio Agamben est annoncé pour l’automne 2006. Il s’agit de la tra-
duction de La potenza del pensiero (saggi e conferenze), publié en Italie chez Neri Pozza (Vicence,
2005, 408 p.).
La revue Po&sie consacrera un dossier à la Fin du Poème de Giorgio Agamben dans son prochain
numéro (116).
1. En philosophie, les questions terminologiques sont importantes. Comme l’a dit une
fois un philosophe pour lequel j’ai le plus grand respect, la terminologie est le moment
poétique de la pensée. Cela ne signifie pas que les philosophes sont obligés de définir à
chaque fois les termes techniques qu’ils emploient. Platon n’a jamais défini le terme le
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Résumons brièvement en trois points :
1) Il s’agit d’un ensemble hétérogène qui inclut virtuellement chaque chose, qu’elle soit
linguistique ou non : discours, institutions, édifices, lois, mesures de police, proposi-
tions philosophiques. Le dispositif pris en lui-même est le réseau qui s’établit entre ces
éléments.
2) Le dispositif a toujours une fonction stratégique concrète et s’inscrit toujours dans
une relation de pouvoir.
3) Comme tel, il résulte du croisement des relations de pouvoir et des relations de savoir.
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l’emporter au cours du développement de Hegel, la positivité doit être conciliée avec la
raison qui perd alors son caractère abstrait et devient adéquate à la richesse concrète de
la vie. On voit donc pourquoi le concept de positivité est au centre des perspectives
hégéliennes » (p. 46).
Si « positivité » est selon Hyppolite le nom que le jeune Hegel donne à l’élément his-
torique, avec tout ce poids de règles, de rites et d’institutions qui se trouve imposé aux
individus par un pouvoir extérieur, mais qui se trouve aussi, pour ainsi dire, intériorisé
dans les systèmes des croyances et des sentiments, alors, en reprenant ce terme, Fou-
cault prend position par rapport à un problème décisif qui se trouve être aussi celui qui
lui est le plus propre : la relation entre les individus comme êtres vivants et l’élément
historique – si l’on entend par là l’ensemble des institutions, des procès de subjectiva-
tion et des règles au sein duquel les relations de pouvoir se concrétisent. L’objectif final
de Foucault, n’est pas, comme chez Hegel, de réconcilier ces deux éléments. Il n’est pas
davantage d’accuser le conflit qui les oppose. Il s’agit plutôt d’enquêter sur les modes
concrets par lesquels les positivités (ou les dispositifs) agissent à l’intérieur des rela-
tions, dans les mécanismes et les jeux de pouvoir.
3. La raison pour laquelle j’ai affirmé que le terme de « dispositif » est un terme tech-
nique essentiel de la pensée de Foucault devrait être claire désormais. Il ne s’agit pas
d’un terme particulier, qui renvoie à telle ou telle technologie de pouvoir. Il s’agit d’un
terme général, qui a la même ampleur que le terme « positivité » se trouve avoir chez
le jeune Hegel selon Hyppolite. Dans la stratégie de Foucault, il vient occuper la place
de ce que Foucault définit de manière critique comme les universaux. Foucault, la chose
est bien connue, a toujours refusé de s’occuper de ces catégories générales ou de ces
entités rationnelles comme l’État, la Souveraineté, la Loi, le Pouvoir, qu’il appelle « les
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le terme, dans l’usage commun comme dans celui qu’en propose Foucault, semble ren-
voyer à un ensemble de pratiques et de mécanismes (tout uniment linguistiques et non
linguistiques, juridiques, techniques et militaires) qui ont pour objectif de faire face à une
urgence pour obtenir un effet plus ou moins immédiat. Mais au sein de quelle stratégie
de praxis ou de pensée et dans quel contexte historique le terme moderne de dispositif
a-t-il trouvé son origine ?
4. Je me trouve engagé depuis trois ans dans une recherche dont je commence seule-
ment à entrevoir la fin et que je pourrais définir avec quelque approximation comme une
généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. Dans les premiers siècles
de l’histoire de l’Église (disons entre le deuxième et le sixième siècle), le terme d’oiko-
nomia a joué dans la théologie une fonction décisive. Nous savons qu’en grec oikono-
mia veut dire administration de l’oikos, de la maison, et, plus généralement, gestion,
management. Il ne s’agit pas, comme le souligne Aristote (Politique, 1255 b 21), d’un
paradigme épistémique, mais d’une pratique, d’une activité pratique qui doit, au coup
par coup, affronter un problème ou une situation particulière. Pourquoi les pères de
l’église ont-ils ressenti le besoin d’introduire ce terme dans la théologie ? Comment en
est-on arrivé à parler d’une économie divine ? Il s’agissait en fait d’un problème extrê-
mement délicat et d’une portée immense pour l’histoire de la théologie chrétienne : la
Trinité. Quand, au cours du deuxième siècle, on se mit à discuter d’une trinité de la
figure chrétienne, le Père, le Fils et l’Esprit, il y eut, comme on pouvait bien s’y attendre,
une très forte résistance à l’intérieur de l’église de la part de personnes raisonnables qui
pensaient avec terreur que l’on risquait de cette manière de réintroduire le polythéisme
et le paganisme dans la foi chrétienne. Pour convaincre ces adversaires obstinés (qui
furent ensuite appelés les « monarchiens », défenseurs du gouvernement d’un seul) des
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Clément d’Alexandrie, elle se confond avec la notion de providence, et finit par signi-
fier le gouvernement salvifique du monde et de l’histoire des hommes. Or quel fut le
mot que les pères latins choisirent pour traduire ce terme grec fondamental ? Disposi-
tio. Le terme latin, dispositio, dont dérive notre terme « dispositif », en vint donc à assu-
mer toute la complication de la sphère sémantique de l’oikonomia théologique. Les
« dispositifs » dont parle Foucault sont d’une certaine manière articulés à cet héritage
théologique. Ils peuvent être reconduits d’une certaine manière à la fracture qui sépare
et conjoint en Dieu l’être et la praxis, la nature (ou l’essence) et l’opération par laquelle
il administre et gouverne le monde des créatures. Le terme dispositif nomme ce en quoi
et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement
dans l’être. C’est pourquoi les dispositifs doivent toujours impliquer une processus de
subjectivation. C’est pourquoi ils doivent produire leur sujet.
À la lumière de cette généalogie théologique, les dispositifs de Foucault acquièrent
une importance plus grande encore dans un contexte où viennent se croiser les « posi-
tivités » du jeune Hegel, mais aussi le Gestell du dernier Heidegger, dont l’étymologie
n’est pas sans rapport avec celle de dis-positio, dis-ponere (l’allemand stellen corres-
pondant au latin ponere). Quand Heidegger, dans La Technique et le tournant, écrit que
Ge-stell signifie communément « appareil » (Gerät) mais qu’il entend par ce terme « le
recueillement de cette dis-position (Stellen) qui dis-pose de l’homme, c’est-à-dire qui
exige de lui le dévoilement du réel sur le mode du commandement (Bestellen) », la
proximité de ce terme avec la dispositio des théologiens mais aussi avec les dispositifs
de Foucault devient évidente. Ce qui rassemble tous ces termes c’est le renvoi à une
économie, c’est-à-dire à un ensemble de praxis, de savoirs, de mesures, d’institutions
dont le but est de gérer, de gouverner, de contrôler et d’orienter, en un sens qui se veut
utile, les comportements, les gestes et les pensées des hommes.
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seulement les prisons donc, les asiles, le panoptikon, les écoles, la confession, les usines,
les disciplines, les mesures juridiques, dont l’articulation avec le pouvoir est en un sens
évidente, mais aussi, le stylo, l’écriture, la littérature, la philosophie, l’agriculture, la
cigarette, la navigation, les ordinateurs, les téléphones portables, et, pourquoi pas, le lan-
gage lui-même, qui est peut-être le plus ancien dispositif dans lequel, il y a plusieurs
milliers d’années, un primate, probablement incapable de se rendre compte des consé-
quences qui l’attendaient, eut l’inconscience de se faire prendre.
Il y a donc deux classes : les êtres vivants (ou les substances) et les dispositifs. Entre
les deux, comme tiers, les sujets. J’appelle sujet ce qui résulte de la relation et pour ainsi
dire du corps à corps entre les vivants et les dispositifs. Naturellement, comme dans
l’ancienne métaphysique, les substances et les sujets semblent se confondre, mais ils ne
se recouvrent pas complètement. En ce sens, par exemple, un même individu, une même
substance, peut être le lieu de plusieurs procès de subjectivation : utilisateur de télé-
phones portables, internaute, auteur de récits, passionné de tango, altermondialiste, etc.
Au développement infini des dispositifs de notre temps correspond un développement
infini des processus de subjectivation. Cette situation pourrait donner l’impression que
la catégorie de la subjectivité propre à notre temps est en train de vaciller et de perdre
sa consistance, mais, si l’on veut être précis, il s’agit moins d’une disparition ou d’un
dépassement, que d’un processus de dissémination qui pousse à l’extrême la dimension
de mascarade qui n’a cessé d’accompagner toute identité personnelle.
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qu’être, de construire un monde. Mais avec cette possibilité est aussi immédiatement
donnée la possibilité des dispositifs qui peuplent l’Ouvert d’instruments, d’objets, de
gadgets, de machins et de technologies de toute espèce. À travers les dispositifs,
l’homme essaie de faire tourner à vide les comportements animaux qui se sont séparés
de lui et de jouir ainsi de l’Ouvert comme tel, de l’être en tant qu’être. Il y a donc, à la
racine de tout dispositif, un désir de bonheur humain, trop humain et la saisie et la sub-
jectivation de ce désir à l’intérieur d’une sphère séparée constituent la puissance spéci-
fique du dispositif.
8. Ce qui signifie que la stratégie que nous devons adopter dans notre corps à corps avec
les dispositifs ne peut pas être simple. Car il s’agit tout simplement de libérer ce qui a
été saisi et séparé par les dispositifs pour le rendre à l’usage commun. C’est dans cette
perspective que je voudrais désormais me tourner vers un concept sur lequel j’ai été
conduit à travailler récemment. Il s’agit d’un terme qui provient de la sphère du droit et
de la religion romaine (droit et religion sont étroitement liés, et pas seulement à Rome) :
la profanation.
Selon le droit romain, les choses qui d’une manière ou d’une autre appartiennent aux
dieux étaient sacrées ou religieuses. Comme telles, elles se voyaient soustraites au libre
usage et au commerce des hommes et on ne pouvait ni les vendre, ni les prêter sur gage,
ni les céder en usufruit ou les mettre en servitude. Il était sacrilège de violer ou de trans-
gresser cette indisponibilité spéciale qui les réservait aux dieux du ciel (et c’est alors
qu’on les appelait justement « sacrées ») ou à ceux des enfers (on les disait alors sim-
plement « religieuses »). Alors que consacrer (sacrare) désignait la sortie des choses de
la sphère du droit humain, profaner signifiait au contraire leur restitution au libre usage
des hommes. Et c’est ainsi que le grand juriste Trebatius peut écrire : « au sens propre
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subjectivation sans lequel le dispositif ne saurait fonctionner comme dispositif de gou-
vernement, mais se réduirait à un pur exercice de violence. Foucault a ainsi montré com-
ment, dans une société disciplinaire, les dispositifs visent, à travers une série de pratiques
et de discours, de savoirs et d’exercices, à la création de corps dociles mais libres qui
assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettis-
sement. Le dispositif est donc, avant tout, une machine qui produit des subjectivations
et c’est par quoi il est aussi une machine de gouvernement. L’exemple de la confession
est particulièrement illuminant : la formation de la subjectivité occidentale, tout à la fois
scindée et pourtant maîtresse et sûre d’elle-même, est inséparable de l’action plurisécu-
laire du dispositif de la pénitence où un nouveau Moi se constitue par la négation et la
récupération de l’ancien. La scission du sujet mise en œuvre par le dispositif pénitentiel
a donc produit un nouveau sujet qui trouvait sa vérité dans la non-vérité du moi pécheur
répudié. Des considérations analogues pourraient être formulées à propos du dispositif de
la prison, qui produit, comme conséquence plus ou moins inattendue, la constitution d’un
sujet et d’un milieu délinquant qui devient à son tour le sujet de nouvelles techniques de
gouvernement (qui sont elles parfaitement calculées).
Ce qui définit les dispositifs auxquels nous avons à faire dans la phase actuelle du
capitalisme est qu’ils n’agissent plus par la production d’un sujet, mais bien par des pro-
cessus que nous pouvons appeler des processus de désubjectivation. Un moment de
désubjectivation était bien implicite dans tout processus de subjectivation et le Moi de
la pénitence ne se constituait effectivement, comme nous l’avons vu, qu’en se niant ;
mais ce qui arrive aujourd’hui est que les processus de subjectivation et les processus
de désubjectivation semblent devenir réciproquement indifférents et ne donnent plus
lieu à la recomposition d’un nouveau sujet, sinon sous une forme larvée, et pour ainsi
dire spectrale. Dans la non-vérité du sujet, il n’y va plus, en aucune manière, de sa vérité.
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10. Les sociétés contemporaines se présentent ainsi comme des corps inertes traversés
par de gigantesques processus de désubjectivation auxquels ne répond aucune subjecti-
vation réelle. De là l’éclipse de la politique, qui supposait des sujets et des identités
réelles (le mouvement ouvrier, la bourgeoisie, etc.) et le triomphe de l’économie, c’est-
à-dire d’une pure activité de gouvernement qui ne poursuit rien d’autre que sa propre
reproduction. C’est pourquoi la droite et la gauche qui se succèdent aujourd’hui pour
gérer le pouvoir ont bien peu de rapports avec le contexte politique d’où proviennent les
termes qui les désignent. Ils nomment simplement les deux pôles (un pôle qui vise sans
le moindre scrupule la désubjectivation et un pôle qui voudrait la recouvrir du masque
hypocrite du bon citoyen de la démocratie) de la même machine de gouvernement.
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De là surtout, l’étrange inquiétude du pouvoir au moment où il se trouve face au corps
social le plus docile et le plus soumis qui soit jamais apparu dans l’histoire de l’huma-
nité. Ce n’est que par un paradoxe apparent que le citoyen inoffensif des démocraties
post-industrielles (le bloom comme on a suggéré efficacement de l’appeler), celui qui
exécute avec zèle tout ce qu’on lui dit de faire et qui ne s’oppose pas à ce que ses gestes
les plus quotidiens, ceux qui concernent sa santé, ses possibilités d’évasion comme ses
activités, son alimentation comme ses désirs, soient commandés et contrôlés par des
dispositifs jusque dans les détails les plus infimes, que ce citoyen donc (et peut-être
précisément à cause de cela) soit considéré comme un terroriste potentiel. Alors que les
normes européennes imposent à tous les citoyens ces dispositifs biométriques qui
développent et perfectionnent les technologies anthropométriques (depuis les
empreintes digitales jusqu’aux photographies signalétiques) qui avaient été inventées
au XIXe siècle pour identifier les criminels récidivistes, la surveillance vidéo transforme
les espaces publics de nos cités en intérieurs d’immenses prisons. Aux yeux de l’auto-
rité (et peut-être a-t-elle raison) rien ne ressemble autant à un terroriste qu’un homme
ordinaire.
Plus les dispositifs se font envahissants et disséminent leur pouvoir dans chaque sec-
teur de notre vie, plus le gouvernement se trouve face à un élément insaisissable qui
semble d’autant plus se soustraire à sa prise qu’il s’y soumet avec docilité. Cela ne
signifie pas que ce dernier représente en soi un élément révolutionnaire, ni qu’il puisse
arrêter ou même seulement menacer la machine gouvernementale. Au lieu de cette fin
de l’histoire qu’on ne cesse d’annoncer, on assiste bien plutôt au spectacle d’une
machine gouvernementale qui tourne à vide et qui, dans une espèce d’invraisemblable
parodie de l’oikonomia théologique, a pris sur soi l’héritage d’un gouvernement pro-
videntiel du monde. Mais, loin de le sauver, elle le conduit à la catastrophe (fidèle en
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