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Archives de Philosophie 80, 2017, 231-245
L'antinomie de l'autonomie
Benjamin, Adorno et les enjeux d'une esthétique critique
JACQUES-OLIVIER BÉGOT
Université Paris Diderot - Paris VII
Dans les nombreux textes qu'ils consacrent aux arts dans les années
1930, Benjamin et Adorno mettent en œuvre deux des orientations que
Horkheimer définit comme caractéristiques de la « théorie critique » : à la
différence de la « théorie traditionnelle », la théorie critique doit avoir
conscience de son historicité et se savoir guidée par un intérêt à l'émancipa-
tion. Transposées dans le champ de l'esthétique, ces deux exigences impli-
quent d'une part de réviser de fond en comble les catégories traditionnelles
afin de mieux prendre en compte les bouleversements des pratiques artis-
tiques introduits par les avant-gardes, d'autre part de déterminer quelles
œuvres demeurent encore fidèles à cette promesse d'émancipation dont la
réalisation à l'échelle de la société paraît toujours plus gravement menacée.
Partant de ces présupposés communs, Benjamin et Adorno en viennent
pourtant à des conclusions très différentes : tandis que le premier décèle dans
l'évolution des techniques de reproduction des œuvres un potentiel révolu-
tionnaire susceptible de faire pièce à « l'esthétisation de la politique » prati-
quée par le fascisme, le second diagnostique dans les nouvelles formes musi-
cales telles que le jazz et la musique « légère », ainsi que dans la diffusion du
répertoire classique à la radio, la source d'une « régression de l'écoute » aux
conséquences politiques ruineuses. Dans ce débat qui engage à la fois la défi-
nition de l'œuvre d'art et la nature de la relation esthétique, l'idée d'auto-
nomie devient un enjeu stratégique crucial : faut-il prôner, comme le fait
Benjamin en conclusion de « L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité
technique », une « politisation de l'art » qui ne peut qu'abolir l'existence
d'une sphère artistique séparée du reste des pratiques sociales? Ou bien faut-
il, à l'inverse, préserver cette autonomie comme ultime refuge et unique
levier d'une résistance au règne sans partage de la forme-marchandise? Entre
ces deux pensées critiques si étroitement liées par ailleurs, cette probléma-
tique marque donc une cassure profonde dont les traces persistent jusque
dans les derniers textes d'Adorno, y compris la Théorie esthétique . Est-ce à
dire qu'il faille déclarer définitivement inconciliables les positions respectives
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232 Jacques- Olivier Bégot
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Benjamin, Adorno : les enjeux d'une esthétique critique 233
situe pas uniquement sur le plan théorique, mais comporte des résonances
politiques elles-mêmes surdéterminées par des questions plus personnelles
qui trouvent à se cristalliser autour du nom de Brecht. A maints égards, cette
lettre peut être considérée sinon comme le point de départ, du moins comme
la matrice de toute la critique de ce qu'Adorno va finir par appeler « l'indus-
trie culturelle ».
Si cette critique creuse l'écart avec les positions défendues par Benjamin,
il faut toutefois commencer par rappeler que, dans ce débat, les points d'ac-
cord ne sont pas complètement absents. Comme le reconnaît Adorno lui-
même, ses objections ne peuvent se formuler qu'à partir de présupposés par-
tagés, notamment la nécessité de terrasser ce que Benjamin avait surnommé,
dans un article antérieur, « l'hydre de l'esthétique scolaire [...] avec ses sept
têtes : créativité, empathie, intemporalité, re-création, participation, illusion
et jouissance artistique3 ». Qualifiant même le travail de Benjamin d'« extra-
ordinaire », Adorno y voit se poursuivre une double délimitation décisive :
« Dans ceux de vos écrits dont la grande continuité me semble intégrer ce
dernier travail, vous avez disjoint le concept de l'œuvre d'art, en tant que
création [ Gebilde' , tant du symbole de la théologie que du tabou magique4. »
A ses yeux, les réflexions sur l'œuvre d'art approfondissent la révision de la
terminologie esthétique engagée notamment dans le livre consacré au
Trauerspiel.
Ces éloges ne tardent cependant pas à céder la place à une critique sévère
qui s'organise autour de deux points principaux : d'une part, Adorno refuse
de partager les espoirs que Benjamin place dans les œuvres produites grâce
aux nouveaux procédés de reproductibilité technique. D'autre part, il ne
peut accepter que, sans introduire la moindre nuance, Benjamin rejette tout
art autonome comme étant par définition contre-révolutionnaire et aille
jusqu'à affirmer une continuité entre l'art pour l'art et le fascisme.
D'une formule dont il souligne lui-même la valeur synthétique, Adorno
désigne le foyer de la controverse : « Vous sous-estimez la technicité de l'art
autonome et surestimez celle de l'art dépendant ; ce serait peut-être là, ron-
dement dit, mon objection principale5. » Cette divergence d'appréciation,
qui entend prendre doublement en défaut les critères d'évaluation mobilisés
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234 Jacques-Olivier Bégot
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Benjamin, Adorno : les enjeux d9une esthétique critique 235
9. Ibid.
10. Theodor W. Adorno, Le Caractère fétiche dans la musique et la régression de l' éco
(1938), trad. Ch. David, Paris, Allia, 2001, p. 78 (trad, modifiée) ; Gesammelte Schriften , v
Dissonanzen. Einleitung in die Musiksoziologie , éd. R. Tiedemann, Francfort-sur-le-
Suhrkamp, 1973, p. 47 (désormais noté GS , 14, 47).
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236 Jacques-Olivier Bēgot
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Benjamin, Adorno : les enjeux d'une esthétique critique 237
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238 Jacques-Olivier Bégot
18. Ibid. (§ IV), p. 282 (souligné par Benjamin) ; WuN, 16, 219.
19. Ibid., p. 280 (souligné par Benjamin) ; WuN, 16, 216 sq.
20. Ibid., p. 281 (l'expression « l'art pour l'art » est en français dans l
217.
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Benjamin , Adorno : les enjeux d'une esthétique critique 239
verdict énoncé par Benjamin au sujet de l'autonomie : alors que les derniers
mots du paragraphe expriment un geste de pure et simple liquidation qui
fait basculer l'art du côté de la politique, les développements qui les précè-
dent prennent plutôt la forme d'une sorte de relativisation historique,
comme si la croyance en une autonomie de l'art, aussi illusoire soit-elle pour
le regard rétrospectif, avait constitué une étape nécessaire dans l'histoire des
transformations que connaît un paradigme initial, « magico-religieux »,
jusqu'à ce que la mise au point de nouvelles techniques de reproduction le
condamne à céder la place à une autre pratique fondatrice.
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240 Jacques-Olivier Bégot
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Benjamin, Adorno : les enjeux d9une esthétique critique 241
modernité capitaliste du XIXe siècle dont Paris est la « capitale », ce n'est pas
seulement parce qu'il introduit dans les sonnets des Fleurs du mal des
termes comme « omnibus », « quinquet » ou « wagon », mais parce qu'il par-
vient à inscrire dans la facture même de ses vers cette expérience du choc
qui est le lot de l'homme des foules.
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242 Jacques-Olivier Bēgot
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Benjamin, Adorno : les enjeux d'une esthétique critique 243
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244 Jacques-Olivier Bégot
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36. Dans un volume qui reste, à ce jour, inédit en français, H. Lonitz a rassemblé l'ensem-
ble des matériaux relatifs à ce projet de livre demeuré inachevé : cf. Theodor W. Adorno, Zu
einer Theorie der musikalischen Reproduktion. Aufzeichnungen , ein Entwurf und zwei
Schemata , éd. H. Lonitz, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 2001. Si, dans ce contexte, Adorno
se réfère à plusieurs reprises à Benjamin, ce n'est jamais à « L'œuvre d'art à l'époque de sa repro-
ductibilité technique » ; il emprunte en revanche à « La tâche du traducteur » l'idée que la repro-
duction, de même que la traduction selon Benjamin, est une forme à part entière.
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Benjamin, Adorno : les enjeux ďune esthétique critique 245
Résumé: Partant d'une reconstruction détaillée du débat au sujet de l'œuvre d'art qui , dans
la seconde moitié des années 1930 , oppose Adorno et Benjamin , l'article montre que la
profondeur du désaccord entre leurs positions respectives , notamment à propos de l'aura et
de la reproductibilité technique , n'exclut pas certains recoupements. En particulier ēt
Benjamin et Adorno se montrent attachés à une conception originale de la forme qui les
situe à égale distance du formalisme et d'un matérialisme « vulgaire » : pour l'un comme
pour l'autre , la forme est à la fois le lieu de l'invention proprement artistique et l'instance
où la société fait irruption au sein des œuvres.
Mots-clés : Benjamin (Walter). Adorno (Theodor W.). Autonomie. Autonomie esthétique. Aura.
Forme. Matérialisme.
Abstract: Based on a detailed reconstruction of the debate about the artwork carried out bet-
ween Adorno and Benjamin in the mid-1930s , this article shows that no matter how deep
their disagreement may have been ( especially concerning the aura or mechanical repro-
duction) , both theorists share common presuppositions and come to similar conclusions on
certain issues. In particular , Benjamin and Adorno both end up being committed to a
conception of form that is at odds with formalism as well as "vulgar" materialism: accor-
ding to them, form is not only the site of artistic invention properly speaking, but also the
locus where society makes itself manifest in the artworks.
Keywords: Benjamin (Walter). Adorno (Theodor W.). Autonomy. Aesthetic autonomy. Aura.
Form. Materialism.
37. Die auseinandergerissenen Hälften der ganzen Freiheit, die doch aus ihnen nicht sich
zusammenaddieren läßt (Theodor W. Adorno - Walter Benjamin, Correspondance 1928-
1940, op. cit., p. 149; Briefwechsel, p. 171).
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