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Introduction

La volonté de sauver le passé en ce qu’il recèle de vivant, au lieu de l’utiliser


comme matériau du progrès, n’a pu se satisfaire que dans l’art, dont l’his-
toire elle-même fait partie en tant que représentation de la vie passée.
(T. W. Adorno, La dialectique de la raison.)

Publiée posthumément en 1970, la Théorie esthétique de T. W. Adorno occupe,


à n’en pas douter, une place toute particulière dans le domaine de la réflexion
philosophique sur l’esthétique et sur l’art 1. Avec la Critique de la faculté de juger de
Kant, L’esthétique de Hegel, les écrits sur l’art de Nietzsche et de Heidegger, ceux
du jeune Lukacs et de Benjamin, elle constitue assurément un jalon important,
une étape décisive dans ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire de l’esthétique
moderne. En fait, la Théorie esthétique, que plusieurs estiment être l’opus magnum
de son auteur, peut à maints égards être comprise comme étant la dernière
grande « esthétique générale », le dernier grand ouvrage dans lequel les questions
de l’esthétique et des différentes formes de pratiques artistiques sont pensées et
envisagées dans un cadre philosophique plus large et plus englobant 2.

• 1 – Jusqu’à ce jour, la Ästhetische Theorie a fait l’objet de deux traductions en langue française.
Toutes deux réalisées par Marc Jimenez, elles furent publiées aux éditions Klincksieck à Paris.
La première parut en 1974, alors que la deuxième date de 1989. La traduction de cet ouvrage
est une entreprise de taille qui recèle des difficultés énormes. Les lecteurs de langue française qui
n’ont pas accès au texte original peuvent donc s’estimer privilégiés d’avoir à portée de main ces
deux traductions passablement différentes. La deuxième traduction nous a toutefois semblé être
de facture nettement meilleure. Nos citations en seront donc extraites. Désormais, nous citerons
la Théorie esthétique par l’abréviation TE.
• 2 – Pour certains, la Théorie esthétique semble être, pour ainsi dire, la dernière grande œuvre
philosophique dans laquelle l’art et l’esthétique sont abordés à partir d’un certain nombre de
prémisses qui appartiennent en propre à cette tradition qu’on a maintenant coutume de désigner
sous le terme de « continentale » ou d’« européenne ». À leurs yeux, ces prémisses se sont avérées
- 14 - La Thé o r i e e s thétique d’Adorno

D’ailleurs, Adorno lui-même accordait une importance toute particulière à cet


ouvrage puisqu’il le considérait comme étant l’aboutissement et la somme de ses
réflexions sur l’art et l’esthétique 3. Aussi n’hésitait-il pas à voir la Théorie esthétique
– sur laquelle il avait travaillé plus d’une décennie – comme une de ses réalisations
les plus significatives : ce texte, affirmait-il, représente, avec la Dialectique négative
et une étude de philosophie morale qu’il projetait d’écrire dans les prochaines
années, « l’essentiel de ma contribution 4 ». Toutefois, cette œuvre qui a la réputa-
tion d’être extrêmement difficile et de poser de redoutables problèmes d’inter-
prétation est restée inachevée. Selon ses éditeurs, en effet, le texte de la Théorie
esthétique serait « celui d’un work in progress, ce n’est pas l’ouvrage qu’Adorno
aurait laissé publier sous cette forme 5 ». N’eût été du hasard, de l’interruption de
la biographie de son auteur, plusieurs corrections en auraient sans doute modifié,
sinon la substance, du moins la présentation, la forme 6.
Si la question de savoir ce qu’aurait pu être la Théorie esthétique dans sa version
finale ne semble devoir mener qu’à de présomptueuses conjectures, en revan-
che, il est beaucoup moins fortuit et hasardeux d’interroger sa forme. Constitué
de fragments relativement courts qui sont regroupés par « chapitres » ou par
« sections », le texte de la Théorie esthétique semble révéler difficilement ce qu’est ou
ce que pourrait être son contenu ainsi que le parcours emprunté par son argumen-
tation. À l’évidence, le propos est présenté de telle sorte qu’il semble aller à l’encon-
tre de certaines modalités considérées essentielles au bon fonctionnement de tout
discours théorique. Pourquoi Adorno a-t-il recours à un tel discours ? Qu’est-ce

extrêmement problématiques et ils soutiennent que l’art et l’esthétique doivent être désormais pensés
à partir d’autres prémisses (notamment celles à partir desquelles s’est plutôt développée la réflexion
esthétique dans la tradition anglo-saxonne). C’est la raison pour laquelle ils n’hésitent pas à parler
de l’esthétique après Adorno, de l’esthétique post-adornienne. À ce propos, voir Théories esthétiques
après Adorno, textes édités et présentés par R. Rochlitz, Paris, Actes Sud, 1990. Voir également
J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle jusqu’à nos
jours, Paris, Gallimard, 1992. Nous reviendrons sur cette question dans le cours de notre étude.
• 3 – Ayant reçu à la fois une formation de musicien et de philosophe, Adorno, on le sait, a écrit,
depuis les années trente jusqu’à sa mort, plusieurs articles et ouvrages de philosophie et de sociolo-
gie de l’art. La plupart sont certes consacrés à la musique, mais il a aussi publié un certain nombre
d’essais sur la littérature et le cinéma. Voir la bibliographie à la fin de cette étude.
• 4 – TE, p. 459.
• 5 – TE, p. 459.
• 6 – Adorno est décédé subitement d’une crise cardiaque le 6 août 1969, à peine un mois avant
son soixante-sixième anniversaire de naissance. Au cours des mois qui précèdent son décès, il
travaillait intensément à ce qu’il croyait bien être la version finale de cet ouvrage sur l’esthétique
qu’il avait entrepris au tout début des années soixante. Il comptait soumettre le manuscrit à son
éditeur au milieu de l’année 1970. À ce propos, voir la postface de l’éditeur, TE, p. 459-464. Aussi,
voir la biographie monumentale publiée récemment par Stefan Müller-Doohm intitulée Adorno.
Une biographie, trad. fr. B. Lortholary, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2004.
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qui le motive à opposer au discours théorique « officiel » ou « traditionnel » – celui


qui, pour ainsi dire, développe progressivement et graduellement son argumenta-
tion – un autre discours qui, lui, est formé de fragments, de ce qu’Adorno appelle
des « constellations » et qui, selon ses dires, tente plutôt de se déployer « en parties
égales paratactiques, disposées autour d’un centre 7 » ?
En apparence d’ordre strictement méthodologique, cette question permet
toutefois d’ouvrir l’accès à ce « centre » autour duquel gravitent les « constella-
tions ». De fait, le problème est celui du rapport entre le discours théorique et
son objet, celui des modalités qui président à ce rapport. Comme en témoigne sa
correspondance, cette question était au centre des préoccupations d’Adorno au
moment de la rédaction de la Théorie esthétique. Selon lui, le mode de présentation
du discours théorique traditionnel qu’il avait adopté jusqu’à la Dialectique négative
se révélait, dans le cas de la Théorie esthétique, tout simplement irréalisable, alors
que le discours en constellation, ce qu’il appelle aussi la « parataxie philosophique »
fournissait, sinon la solution, du moins certains éléments permettant d’envisager
la résolution de ce problème. À ses yeux, l’objet de cet ouvrage – celui de l’art et
de l’expérience esthétique – oppose une résistance telle au discours théorique que
certaines modifications importantes doivent être apportées. Autrement dit, les
œuvres d’art semblent éveiller un soupçon au sein même du discours théorique,
soupçon qui, s’il est pris au sérieux, implique une transformation en profondeur
des modalités qui président à son développement. C’est précisément ce soupçon
qui conduit à ce centre, à ce que l’on peut aussi désigner comme étant la thèse
centrale autour de laquelle s’organise la Théorie esthétique. En effet, dans cet
ouvrage, Adorno ne vise rien d’autre qu’à remettre en question une des distinc-
tions fondamentales et constitutives de la modernité philosophique qui est celle
entre l’art et la vérité, entre l’art et la théorie, entre l’art et la philosophie.
Depuis la parution de la Théorie esthétique, cette thèse a donné lieu à des inter-
prétations diverses et passablement divergentes. Plusieurs y ont vu la revendication
injustifiée et, à vrai dire, injustifiable d’une unité entre l’art et la théorie, unité qui
aurait peut-être existé jadis, mais qui, dans la modernité est devenue très problé-
matique. Pour certains, la Théorie esthétique, qui clôturait le parcours intellectuel
d’Adorno, révélait en rétrospective les apories de l’ensemble de sa philosophie ;
elle était le résultat d’une critique toujours plus radicalisée de la raison, critique
qui aboutissait à une esthétisation pour le moins contestable de la théorie 8. Or,

• 7 – TE, p. 462.
• 8 – Voir à ce sujet, T. Baumeister et J. Kulenkampff, « Geschichtsphilosophie und philo-
sophische Ästhetik. Zu Adornos Ästhetischer Theorie », Neue Hefte für Philosophie, 5, 1973,
p. 74-104 ; R. Bubner, « Kann Theorie ästhetisch werden ? Zum Hauptmotiv der Philosophie
Adornos », B. Lindner et W. M. Lüdke (dir.) Materialen zur ästhetischen Theorie. T. W. Adornos
- 16 - La Thé o r i e e s thétique d’Adorno

Adorno – du moins, nous semble-t-il – n’a jamais tenté de faire valoir la néces-
sité d’une esthétisation de la théorie. Les propos qu’il consacre à cette question
et qui sont disséminés dans plusieurs de ses textes sont sans équivoque : « Une
philosophie qui imiterait l’art, qui d’elle-même voudrait devenir œuvre d’art, se
rayerait d’elle-même 9. » Ce qui est plutôt l’objet de cette critique « esthétique »
de la raison, ce sont les modalités et les conséquences qui résultent de la distinc-
tion rigoureuse entre art et vérité ; ce sont en somme les modalités qui, dans la
modernité, déterminent la compréhension de l’art en termes strictement esthéti-
ques, le fait que l’art soit compris comme une activité indépendante des questions
relatives à la vérité théorique et pratique. En réalité, l’objet de cette critique peut
être envisagé en regard de deux questions complémentaires qu’elle soulève, soit :
qu’en est-il de l’art lorsqu’il est conçu en termes strictement esthétiques et qu’en
est-il de la vérité (théorique et pratique) lorsqu’elle est comprise dans des termes
qui en excluent toute dimension esthétique ? Ces deux questions forment le fil
conducteur de la présente étude. Nous tenterons de démontrer comment elles
constituent le point d’ancrage à partir duquel Adorno développe l’ensemble de sa
critique de la modernité, de l’Aufklärung, critique qui apparaît comme le motif
central de son parcours philosophique. D’autre part, nous essaierons de faire voir
comment la remise en question de cette distinction rigoureuse entre art et vérité
trouve sa motivation ultime en regard d’une thèse concernant ce que l’on peut
appeler le « destin » de la politique dans le monde moderne.
Comme l’ont souligné l’ensemble des philosophes et commentateurs qui se sont
intéressés à l’esthétique moderne, l’autonomisation de l’art et du discours esthé-
tique constitue un des aspects par lequel se définit la modernité. L’art autonome
est le résultat d’un processus historique en vertu duquel se forme ce que nous en
sommes venus à comprendre comme étant le réseau formellement différencié de
la raison moderne. En employant la terminologie du sociologue Max Weber,
l’Occident moderne se caractérise par un processus de désenchantement du monde
(Entzauberung der Welt) ou, en d’autres mots, un processus de rationalisation qui
substitue à la religion et à l’unité métaphysique pré-moderne, une rationalité qui
cherche à fonder sa légitimité à partir d’elle-même, à partir des capacités cognitives
de la subjectivité humaine. Ce processus réunit les conditions permettant la triple
répartition formelle des discours (théorique, pratique et esthétique) par laquelle
se comprend la modernité. Plus précisément, la constitution de ce réseau est le
résultat d’une double distinction, à savoir la distinction entre les questions relatives

Konstruktion der Moderne, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1980, p. 108-137 ; J. Habermas,


Théorie de l’agir communicationnel, trad. fr. J.-M. Ferry, Paris, Fayard, t. I, p. 371-402.
• 9 – T. W. Adorno, Dialectique négative, trad. fr. Groupe de traduction du Collège international
de philosophie, Paris, Payot, p. 20. Désormais cité par l’abréviation DN.
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à l’« être » et au « devoir-être » et la dissociation définitive du domaine de l’esthéti-


que de celui de la pratique. Comme le fait remarquer Habermas, ce réseau trouve,
d’une part, sa théorisation philosophique dans le criticisme kantien et, d’autre
part, sa concrétisation institutionnelle dans les sciences modernes, l’art autonome
et la critique d’art, de même que dans la constitution des formes modernes du
droit distinguées des questions relatives à la moralité.
Pour Habermas et pour plusieurs philosophes, notamment ceux qui se réclament
de la tradition analytique anglo-saxonne, la distinction des sphères de rationalité
représente « la conquête du rationalisme moderne 10 ». En revanche, pour Adorno
– de même que pour des penseurs comme Schiller, Schelling et, plus près de nous,
Heidegger et Derrida – cette distinction constitue plutôt le problème de la moder-
nité. De plus, toujours selon ces philosophes, ce problème apparaît dans toute son
ampleur précisément dans les domaines de l’art et de l’esthétique. L’expérience
esthétique moderne, indépendante de toute prétention à la vérité théorique et prati-
que, leur semble être l’expérience problématique – symptomatique – par laquelle
la modernité révèle son caractère problématique. Elle paraît mettre au jour les
problèmes qui sont camouflés dans la raison théorique et dans la raison pratique.
Pour Adorno, l’expérience de l’art moderne est l’expérience d’une perte, perte qui
est celle de son exclusion des domaines de la vérité cognitive et pratique. Elle est
la conscience que le langage que parle l’art, celui de la particularité sensible, a
été exclu de la vérité, qu’il n’est pas celui des lois universelles de l’entendement
(raison théorique) ni celui de la législation universelle de la raison (raison pratique).
Cette perte constitue ce qu’Adorno appelle la « blessure de l’art 11 », blessure qui
se manifeste à la fois intra-esthétiquement, dans la production artistique, et extra-
esthétiquement, dans le rapport de l’art avec la société. L’hypothèse qu’il poursuit
consiste donc à démontrer que la blessure de l’art est en fait la blessure qui affecte
la modernité dans son ensemble. Cette blessure, soutient Adorno, semble révéler
à la fois les problèmes relatifs à la compréhension que la modernité a d’elle-même
(la distinction des sphères de rationalité) et les problèmes sociaux et politiques qui
sont les siens. Dans ses grandes lignes, cette hypothèse est également le point de
départ des entreprises de Schiller, Schelling, Heidegger et Derrida.
Bien que variant considérablement, les stratégies adoptées par ces philosophes
prennent toutefois leur racine commune dans une confrontation explicite ou impli-
cite avec le système critique de Kant, et plus exactement avec la Critique de la faculté
de juger. C’est en effet dans la troisième Critique que se trouve théorisée dans toute
son ampleur et toutes ses conséquences, l’autonomisation de la sphère esthétique.
• 10 – J. Habermas, Le discours philosophique de la modernité, trad. fr. C. Bouchindhomme et
R. Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988, p. 23.
• 11 – TE, p. 16.
- 18 - La Thé o r i e e s thétique d’Adorno

La théorie kantienne du jugement de goût fournit les déterminations théoriques


qui assurent simultanément l’autonomie de l’esthétique et l’autonomie respective
de la raison théorique et de la raison pratique. Or, c’est également dans ce texte
qu’apparaissent les problèmes relatifs au lien qui doit être établi entre ces types de
jugements. En explicitant les modalités du jugement réfléchissant, Kant envisageait
la possibilité de « combler l’abîme » entre le jugement déterminant de la raison
théorique et celui de la raison pratique. Le jugement réfléchissant devait être cette
instance qui permettait de relier la raison théorique et la raison pratique, l’entende-
ment et la raison, l’intuition et le concept, la nécessité et la liberté. Toutefois, aucun
des jeunes idéalistes ne fut convaincu par la solution kantienne. Pour Schiller,
Schelling et Hegel, l’échec de Kant dans la troisième Critique était le symptôme qui
révélait l’échec du système critique lui-même ; il révélait la fausseté de la distinction
formelle entre raison théorique, raison pratique et faculté de juger.
En contrepartie, toutefois, la Critique de la faculté semblait fournir les éléments,
les prémisses d’une philosophie de la réconciliation, d’une philosophie permet-
tant d’entrevoir les termes du dépassement de ce que le jeune Hegel appellera les
« scissions » de la modernité. Et pour ces jeunes idéalistes, l’art et l’expérience esthé-
tique constituaient précisément le point de départ de cette nouvelle philosophie.
Dans les termes du Plus ancien programme de l’idéalisme allemand, l’acte esthéti-
que était « l’acte suprême de la raison », l’acte par lequel pouvait être envisagée la
recomposition d’une nouvelle mythologie, d’une nouvelle unité de la raison 12.
Les concepts mis en place par Kant dans la troisième Critique permettaient à la
modernité d’esquisser les termes de sa « resubstantialisation » politique ; dans leur
contenu même, ils se révélaient être les concepts-clés de ce que pouvait et devait être
une véritable rationalité pratique, une véritable rationalité politique moderne. Le
jugement réfléchissant, ce jugement qui prenait en compte la légalité de la particula-
rité sensible, était le concept à partir duquel pouvait s’articuler cette rationalité, cette
phronesis constitutive de toute politique et qui, dans la raison pratique kantienne, se
révélait par son absence. Le sensus communis traçait les contours de cette commu-
nauté, de cette Sittlichkeit qui permettait de dépasser le solipsisme épistémologique
et à l’intérieur de laquelle prenait place l’agir génial, l’agir créateur, libre et législatif,
alors que le concept de sublime affirmait les termes de l’autre, de cette altérité qui
s’érigeait en rempart face aux abîmes de la totalité, du totalitarisme.
Cependant, la Critique de la faculté de juger est en même temps le lieu où,
pour ainsi dire, se joue le drame de la modernité. Si la modernité est kantienne,
si les concepts par lesquelles elle assure son auto-compréhension sont déterminés

• 12 – F. W. J. Schelling, « Le plus ancien programme de l’idéalisme allemand », trad. fr. A. Pernet,


Schelling. Textes esthétiques, Paris, Klincksieck, 1978, p. 10-11.
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par le kantisme, cela signifie que les termes de sa politique sont en fait esthétiques
et qu’elle doit en façonner les contours à partir d’un domaine qui n’est pas celui
de la politique. Autrement dit, la modernité s’avère désespérément impuissante à
engendrer les termes de sa politique sur le terrain de la politique proprement dit.
Elle se voit en quelque sorte contrainte à un déplacement qui consiste à imaginer
indirectement les modalités de sa politique. Elle est en fait contrainte à entretenir
l’espoir que ce déplacement lui fournira non seulement les concepts de sa politique,
mais également la clé de leur « désesthétisation », la clé du passage entre esthétique
et politique. La modernité est donc le moment d’une politique impossible, d’une
politique différée. Elle est l’absence, l’ajournement désastreux – qu’elle n’espère
que momentané – de son propre projet, celui d’une politique forgée à partir d’elle-
même, à partir de la communauté, de la rationalité et de la subjectivité humaines.
Ce drame et cet espoir tissent la toile sur le fond de laquelle se déroule la Théorie
esthétique. À vrai dire, l’espoir et le désespoir y sont pour ainsi dire démultipliés
puisqu’Adorno considère la critique idéaliste comme un échec. Hegel a bien vu que
les concepts constitutifs du kantisme étaient en réalité le résultat d’un processus
historique, que le transcendantalisme kantien était bien le produit et le résultat
de l’histoire. Toutefois, en comprenant cette histoire dans les termes de l’auto-
déploiement de l’Esprit Absolu, Hegel a en quelque sorte reproduit un transcen-
dantalisme à la puissance deux. Pour Adorno, l’histoire qui porte ces concepts est
plutôt l’histoire de la rationalisation, l’histoire du développement du capital ; elle
est l’histoire du détournement de la raison à des fins de domination de la nature
et de la société. La raison et ses concepts sont parties prenantes du détournement
de la valeur d’usage en valeur d’échange et constituent, dans la modernité, l’ins-
trument du capital et du monde administré. Ce qu’il faut réécrire donc, ce n’est
pas l’histoire de l’Esprit, mais plutôt l’histoire de l’instrumentalisation de la raison
qui aboutit au capitalisme et au monde administré. Cependant, les concepts qui
se trouvent à sa disposition sont également le produit de cette histoire. Adorno
ne peut que concéder ce point ; ceci constitue le moment de culpabilité inévitable
de la critique, sa participation et son affinité avec la barbarie de la raison détour-
née. Néanmoins, la critique doit trouver les moyens de pénétrer l’histoire et ses
concepts, de révéler par la réflexion l’histoire de la domination qui s’y est sédimen-
tée. Elle est le seul espoir permettant, peut-être, de mettre au jour cette particularité
sensible, cette non-identité qui fut « violemment » oubliée ; elle est le seul moyen
pouvant permettre « de mettre au jour le non-conceptuel au moyen du concept,
d’aller au-delà du concept par le concept 13 ». Aussi est-ce justement ce qui, selon
nous, est entrepris par la parataxie philosophique, le discours en constellations.

• 13 – DN, p. 16.
- 20 - La Thé o r i e e s thétique d’Adorno

Notre étude suivra le parcours de cette critique. Elle s’emploiera à montrer


comment Adorno – en faisant valoir le potentiel cognitif de l’art – formule une
critique qui se développe simultanément sur les fronts de la raison théorique et
de la raison pratique. Il s’agira, d’une part, de mettre en relief les termes de la
confrontation qu’il propose entre la logique du discours théorique et celle qui
s’est historiquement sédimentée dans les œuvres d’art modernes. En effet, si les
concepts du kantisme sont historiquement déterminés, si les concepts de l’esthé-
tique kantienne – ceux du jugement de goût, du jugement réfléchissant – décri-
vent en fait la logique des œuvres d’art dans la modernité, il faut donc retra-
cer le parcours de cette logique telle qu’elle s’est inscrite et développée dans les
œuvres d’art. Telle est stratégie employée par Adorno. Il tente de démontrer que le
développement de l’art moderne jusqu’aux avant-gardes doit être compris comme
étant l’histoire d’une tentative consistant à faire valoir le potentiel cognitif de cette
logique de la particularité sensible. À ses yeux, l’art moderne est la mémoire de ce
jugement réfléchissant qui a été constamment bafoué, oublié et refoulé, à la fois
par la raison théorique et par la raison pratique.
D’autre part, nous verrons comment Adorno, se tournant du côté de la raison
pratique, confronte celle-ci à la finalité spécifique de la logique des œuvres d’art et
de leur statut pratique dans la modernité. Encore une fois, si le concept de finalité
sans fin de l’esthétique kantienne est un concept historique qui correspond à la
finalité logique et pratique des œuvres d’art et si la raison pratique kantienne (en
dépit des intentions de Kant) est en réalité la raison pratique de la rationalisa-
tion, du développement du capital et de l’universalisation du principe d’échange,
alors les œuvres d’art autonomes et sans fin sont en bonne posture pour révéler
l’hétéronomie de celle-ci. En d’autres mots, Adorno tente de démontrer comment
l’histoire de l’art moderne – autant dans sa logique intra-esthétique que dans son
rapport avec la réalité empirique, avec la société – est l’histoire d’une confronta-
tion directe avec les principes essentiels et constitutifs du capital représentés par
la valeur d’échange et le fétichisme de la marchandise. Retraçant les modalités qui
président à la production des œuvres d’art modernes et démontrant comment
elles suivent pas à pas (par la technique et l’impulsion du nouveau) celles qui
déterminent la production extra-esthétique, il essaie de faire voir que la pratique
artistique déçoit pourtant les critères centraux de la pratique extra-esthétique qui
sont ceux de l’utilité et de l’« échangeabilité ». L’histoire de l’art moderne semble
donc être le lieu, la mémoire, d’une pratique autonome, à la fois « productive » et
« sans fin », qui cherche désespérément à montrer et à indiquer à la raison pratique
les modalités de son autonomie.
La poursuite de ce double parcours nous permettra, d’un même tenant, de faire
apparaître les principaux concepts de la Théorie esthétique, c’est-à-dire les concepts
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qui, forgés à même l’analyse des œuvres d’art, tentent en même temps de trouver la
clé de leur « désesthétisation », la clé de leur politisation. Nous verrons comment
le concept de mimésis, qui marque en quelque sorte le moment de l’expression,
le moment de l’« intuition » dans la formation logique des œuvres d’art, joue
aussi un rôle crucial dans ce que l’on pourrait appeler l’éthique et la politique
d’Adorno. Il contient les termes d’un rapport de compassion, de sympathie pour
l’autre, essentiel à toute solidarité. Ce concept révèle les termes d’un rapport à
l’autre affranchi des impératifs de l’autoconservation, affranchi de la domination
théorique et pratique. Pour Adorno, ce n’est qu’en regard d’un tel affranchisse-
ment qu’il est possible de concevoir ce que serait un véritable concept de liberté,
un véritable agir libre. Par ailleurs, le concept de synthèse non violente, qui décrit
la logique inhérente aux œuvres d’art, logique qui « désarticule » les binômes
hiérarchisés de la logique extra-esthétique (qui sont ceux de la particularité et de
l’universalité, de l’intuition et du concept, de la subjectivité et de l’objectivité)
met au jour les modalités à partir desquelles pourraient être engendrés un véritable
jugement, une véritable communauté et une véritable intersubjectivité politiques.
Enfin, le concept de sublime (et de non-identité), qui cherche à rendre compte
de l’impulsion de l’art moderne vers la dissonance et qui dénonce l’illusion de
l’intégration dans l’apparence esthétique, est également le concept par lequel se
risque l’inscription de l’autre dans son altérité, dans sa « négativité » face au même.
Ensemble, ces concepts forment une constellation autour de laquelle pourrait,
peut-être, s’articuler une véritable rationalité politique moderne, une politique
qui, dans son noyau même, oserait la liberté, la solidarité, l’intérêt de l’autre et
qui, avec l’espoir des désespérés (Benjamin), ferait signe vers cette réconciliation
politique de l’universel et du particulier, réconciliation qui fut simultanément
promise et trahie par la modernité, l’Aufklärung.
Cette tentative de reconceptualisation indirecte de la politique qui est au cœur
de la Théorie esthétique a fait l’objet de vives critiques. Parmi elles, l’une des plus
sérieuses et des ambitieuses fut et demeure celle formulée par Jürgen Habermas.
La confrontation avec l’esthétique adornienne et l’ensemble de la philosophie
d’Adorno occupe à vrai dire une place stratégique dans l’entreprise habermas-
sienne. Développée de façon plus substantielle dans Le discours philosophique de
la modernité et dans la Théorie de l’agir communicationnel, la critique de Habermas
est motivée par une double visée : d’abord, mettre au jour ce qu’il estime être
les insuffisances, les apories constitutives de cette « critique esthétique » de la
modernité, puis démontrer comment ces apories aboutissent à des conséquen-
ces qui mettent en danger la légitimité et la cohérence du projet d’une théorie
critique et interdisciplinaire de la société. En effet, cette confrontation à deux
volets converge vers cet enjeu, crucial pour Habermas, qui est celui du maintien
- 22 - La Thé o r i e e s thétique d’Adorno

du projet d’une théorie critique, matérialiste et interdisciplinaire de la société,


projet auquel Adorno avait lui-même participé dans les années trente et quarante.
Ce déplacement conceptuel, cette reconceptualisation en quelque sorte indirecte
et implicite de la politique d’un point de vue esthétique a pour conséquence
ultime l’abandon de ce projet. Habermas croit que la Dialectique négative et la
Théorie esthétique, qui clôturent le parcours philosophique d’Adorno, aboutissent
à des apories susceptibles d’hypothéquer gravement la validité et la légitimité de
l’ensemble de la théorie critique.
La thèse qui sous-tend la critique habermassienne consiste à démontrer
qu’Adorno est contraint à ce déplacement en raison d’un certain nombre
d’« erreurs » fondamentales au sujet du fonctionnement de la rationalité moderne
formellement différenciée. En concevant celle-ci à partir des prémisses de la philo-
sophie de la conscience, à partir d’une philosophie qui comprend les procès de
rationalité dans les termes d’un rapport sujet-objet, Adorno, soutient Habermas,
en vient à une généralisation et à une radicalisation lourdes de conséquences : il
ne peut concevoir la rationalité moderne que dans les termes d’un processus d’ins-
trumentalisation et de réification. Il n’est pas en mesure d’apercevoir et de prendre
en compte la dimension intersubjective qui, selon Habermas, est inhérente à tout
procès de rationalité (qu’il soit de type cognitif-instrumental, moral-pratique ou
pratique-esthétique). Par conséquent, Adorno, estime-t-il, est mené à postuler
l’idée d’une utopie de la réconciliation fondée sur un concept de mimésis artistique
qui devient l’autre de la discursivité, ce qui équivaut, toujours d’après Habermas,
à s’empêtrer dans des contradictions performatives et à « sceller le désistement des
compétences théoriques au profit de l’art 14 ».
Or, en substituant au paradigme de la philosophie de la conscience celui de la
communication, il serait possible de remédier à ces apories, d’éviter cette esthé-
tisation injustifiable de la théorie et de ranimer le projet de la théorie critique.
Pour Habermas, le paradigme de la communication permet d’élaborer un concept
normatif de raison fondé à même l’interaction langagière. L’analyse des présuppo-
sés qui sont parties prenantes de tout procès langagier révèle les termes en vertu
desquelles peuvent être pensées les modalités d’une communication langagière qui
ne serait soumise qu’à la contrainte du meilleur argument. Ce n’est pas l’utopie
idéaliste de la réconciliation qui permet de rendre compte des « pathologies » de la
modernité, mais bien plutôt l’idée d’une rationalité communicationnelle, rationa-
lité qui trouve son fondement normatif en regard de l’horizon d’une communica-
tion sans contrainte. Selon Habermas, les problèmes de la modernité ne découlent

• 14 – J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, trad. fr. J.-M. Ferry, Paris, Fayard, 1987,
t. I, p. 388.
I nt ro d uc t ion - 23 -

pas directement de la différenciation des sphères de rationalité. Au contraire,


celle-ci, comme nous l’avons souligné, constitue la conquête de la modernité. Elle
est le résultat d’un processus d’apprentissage qui réunit les conditions essentielles
permettant justement la théorisation d’un concept de rationalité communication-
nelle. Le désenchantement du monde ou, en d’autres mots, le processus de ratio-
nalisation n’affecte pas comme tel le langage, les concepts qui déterminent notre
rapport théorique, pratique et esthétique au monde. Ce que la rationalisation met
plutôt en danger ce sont les structures du monde vécu à l’intérieur desquelles se
déroulent ces différents procès de rationalité. Les problèmes de la modernité sont
en fait à comprendre dans les termes d’un processus de « colonisation » du monde
vécu par le développement incontrôlé d’une rationalité systémique qui tend à
substituer à l’intercompréhension langagière des médiums coercitifs de régulation
tels que le pouvoir et l’argent.
L’entreprise habermassienne s’appuie sur une conception de la raison moderne
qui, dans son fondement même, heurte de plein front celle qui préside à la Théorie
esthétique d’Adorno. Or, il nous semble que le point névralgique qui permet de
thématiser les termes d’un arbitrage entre ces deux théories est précisément celui
de l’esthétique. En effet, si la modernité philosophique est kantienne, si les problè-
mes du kantisme se révèlent incontestablement dans la Critique de la faculté de
juger et si, enfin, la troisième Critique décrit les déterminations constitutives de
l’art moderne, toute théorie qui veut rendre compte de la modernité doit être en
mesure d’engendrer les concepts lui permettant de théoriser de façon satisfaisante
la question de l’art et de l’esthétique modernes. C’est cette hypothèse qui présidera
à notre analyse de la question de l’art et de l’esthétique modernes dans la théorie
de la communication.
Jusqu’à ce jour, la question de l’esthétique est demeurée à un stade relativement
embryonnaire chez Habermas. En revanche, elle a fait l’objet d’un traitement
plus substantiel par Albrecht Wellmer qui, depuis un certain nombre d’années
maintenant, collabore étroitement avec Habermas à la reformulation communi-
cationnelle de la théorie critique. Wellmer a entrepris de réinterpréter la Théorie
esthétique d’Adorno dans le cadre de la théorie habermassienne de la communica-
tion. En retraduisant les liens établis par Adorno entre art, réalité et réconciliation
dans les termes de la communication, Wellmer croit être en mesure de proposer
l’esquisse d’une théorie qui éviterait d’hypostasier de façon injustifiable le statut
de l’art et de la rationalité esthétique. Pour lui, les œuvres d’art modernes ne
doivent pas être comprises comme des « substrats » de la réconciliation mais plutôt
comme des « médiums » d’échanges communicationnels qui, lorsqu’envisagés à la
lumière de leurs effets réels sur les sujets, sont susceptibles de révéler leur potentiel
émancipatoire. En proposant de nouvelles synthèses esthétiques, les œuvres d’art
- 24 - La Thé o r i e e s thétique d’Adorno

participent à un élargissement de la sensibilité. Elles permettent d’envisager de


nouvelles synthèses psychiques et sociales et elles jouent ainsi un rôle significatif
dans la constitution d’un sujet moral moderne 15.
La présente étude contient trois volets. Dans un premier temps, elle exami-
nera plus en détail comment Adorno conçoit le statut de l’art moderne autonome
à l’intérieur du processus de rationalisation et de différenciation des sphères de
rationalité. Nous verrons ensuite comment, en faisant valoir le potentiel cognitif
de l’art, il entreprend une critique de la raison théorique ainsi qu’une critique de
la raison pratique. De là, nous essaierons de faire voir pourquoi il comprend le
parcours de l’art moderne dans les termes d’un mouvement vers la non-identité
et la sublimité. Ceci nous mènera plus spécifiquement au concept adornien de
contenu de vérité des œuvres d’art de même qu’aux enjeux proprement politiques
de la Théorie esthétique. Enfin, nous nous tournerons vers la tentative proposée par
Wellmer de réinterpréter l’esthétique adornienne dans le cadre de la théorie haber-
massienne de la communication (chap. iii). Il nous paraît tout à fait à propos de
conclure cette étude sur cette proposition à la fois rigoureuse et ambitieuse dans la
mesure où, visant à poursuivre l’héritage de la Théorie esthétique, elle en démontre
du même coup la richesse et l’actualité. Nous verrons, toutefois, que la réinterpréta-
tion de Wellmer recèle des problèmes qui semblent difficilement surmontables.

• 15 – A. Wellmer, « Vérité – apparence – réconciliation. Adorno et le sauvetage esthétique de la


modernité », Théories esthétiques après Adorno, trad. fr. R. Rochlitz et C. Bouchindhomme, Paris,
Actes Sud, 1990, p. 270-271.

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