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• 1 – Jusqu’à ce jour, la Ästhetische Theorie a fait l’objet de deux traductions en langue française.
Toutes deux réalisées par Marc Jimenez, elles furent publiées aux éditions Klincksieck à Paris.
La première parut en 1974, alors que la deuxième date de 1989. La traduction de cet ouvrage
est une entreprise de taille qui recèle des difficultés énormes. Les lecteurs de langue française qui
n’ont pas accès au texte original peuvent donc s’estimer privilégiés d’avoir à portée de main ces
deux traductions passablement différentes. La deuxième traduction nous a toutefois semblé être
de facture nettement meilleure. Nos citations en seront donc extraites. Désormais, nous citerons
la Théorie esthétique par l’abréviation TE.
• 2 – Pour certains, la Théorie esthétique semble être, pour ainsi dire, la dernière grande œuvre
philosophique dans laquelle l’art et l’esthétique sont abordés à partir d’un certain nombre de
prémisses qui appartiennent en propre à cette tradition qu’on a maintenant coutume de désigner
sous le terme de « continentale » ou d’« européenne ». À leurs yeux, ces prémisses se sont avérées
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extrêmement problématiques et ils soutiennent que l’art et l’esthétique doivent être désormais pensés
à partir d’autres prémisses (notamment celles à partir desquelles s’est plutôt développée la réflexion
esthétique dans la tradition anglo-saxonne). C’est la raison pour laquelle ils n’hésitent pas à parler
de l’esthétique après Adorno, de l’esthétique post-adornienne. À ce propos, voir Théories esthétiques
après Adorno, textes édités et présentés par R. Rochlitz, Paris, Actes Sud, 1990. Voir également
J.-M. Schaeffer, L’art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle jusqu’à nos
jours, Paris, Gallimard, 1992. Nous reviendrons sur cette question dans le cours de notre étude.
• 3 – Ayant reçu à la fois une formation de musicien et de philosophe, Adorno, on le sait, a écrit,
depuis les années trente jusqu’à sa mort, plusieurs articles et ouvrages de philosophie et de sociolo-
gie de l’art. La plupart sont certes consacrés à la musique, mais il a aussi publié un certain nombre
d’essais sur la littérature et le cinéma. Voir la bibliographie à la fin de cette étude.
• 4 – TE, p. 459.
• 5 – TE, p. 459.
• 6 – Adorno est décédé subitement d’une crise cardiaque le 6 août 1969, à peine un mois avant
son soixante-sixième anniversaire de naissance. Au cours des mois qui précèdent son décès, il
travaillait intensément à ce qu’il croyait bien être la version finale de cet ouvrage sur l’esthétique
qu’il avait entrepris au tout début des années soixante. Il comptait soumettre le manuscrit à son
éditeur au milieu de l’année 1970. À ce propos, voir la postface de l’éditeur, TE, p. 459-464. Aussi,
voir la biographie monumentale publiée récemment par Stefan Müller-Doohm intitulée Adorno.
Une biographie, trad. fr. B. Lortholary, Paris, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2004.
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• 7 – TE, p. 462.
• 8 – Voir à ce sujet, T. Baumeister et J. Kulenkampff, « Geschichtsphilosophie und philo-
sophische Ästhetik. Zu Adornos Ästhetischer Theorie », Neue Hefte für Philosophie, 5, 1973,
p. 74-104 ; R. Bubner, « Kann Theorie ästhetisch werden ? Zum Hauptmotiv der Philosophie
Adornos », B. Lindner et W. M. Lüdke (dir.) Materialen zur ästhetischen Theorie. T. W. Adornos
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Adorno – du moins, nous semble-t-il – n’a jamais tenté de faire valoir la néces-
sité d’une esthétisation de la théorie. Les propos qu’il consacre à cette question
et qui sont disséminés dans plusieurs de ses textes sont sans équivoque : « Une
philosophie qui imiterait l’art, qui d’elle-même voudrait devenir œuvre d’art, se
rayerait d’elle-même 9. » Ce qui est plutôt l’objet de cette critique « esthétique »
de la raison, ce sont les modalités et les conséquences qui résultent de la distinc-
tion rigoureuse entre art et vérité ; ce sont en somme les modalités qui, dans la
modernité, déterminent la compréhension de l’art en termes strictement esthéti-
ques, le fait que l’art soit compris comme une activité indépendante des questions
relatives à la vérité théorique et pratique. En réalité, l’objet de cette critique peut
être envisagé en regard de deux questions complémentaires qu’elle soulève, soit :
qu’en est-il de l’art lorsqu’il est conçu en termes strictement esthétiques et qu’en
est-il de la vérité (théorique et pratique) lorsqu’elle est comprise dans des termes
qui en excluent toute dimension esthétique ? Ces deux questions forment le fil
conducteur de la présente étude. Nous tenterons de démontrer comment elles
constituent le point d’ancrage à partir duquel Adorno développe l’ensemble de sa
critique de la modernité, de l’Aufklärung, critique qui apparaît comme le motif
central de son parcours philosophique. D’autre part, nous essaierons de faire voir
comment la remise en question de cette distinction rigoureuse entre art et vérité
trouve sa motivation ultime en regard d’une thèse concernant ce que l’on peut
appeler le « destin » de la politique dans le monde moderne.
Comme l’ont souligné l’ensemble des philosophes et commentateurs qui se sont
intéressés à l’esthétique moderne, l’autonomisation de l’art et du discours esthé-
tique constitue un des aspects par lequel se définit la modernité. L’art autonome
est le résultat d’un processus historique en vertu duquel se forme ce que nous en
sommes venus à comprendre comme étant le réseau formellement différencié de
la raison moderne. En employant la terminologie du sociologue Max Weber,
l’Occident moderne se caractérise par un processus de désenchantement du monde
(Entzauberung der Welt) ou, en d’autres mots, un processus de rationalisation qui
substitue à la religion et à l’unité métaphysique pré-moderne, une rationalité qui
cherche à fonder sa légitimité à partir d’elle-même, à partir des capacités cognitives
de la subjectivité humaine. Ce processus réunit les conditions permettant la triple
répartition formelle des discours (théorique, pratique et esthétique) par laquelle
se comprend la modernité. Plus précisément, la constitution de ce réseau est le
résultat d’une double distinction, à savoir la distinction entre les questions relatives
par le kantisme, cela signifie que les termes de sa politique sont en fait esthétiques
et qu’elle doit en façonner les contours à partir d’un domaine qui n’est pas celui
de la politique. Autrement dit, la modernité s’avère désespérément impuissante à
engendrer les termes de sa politique sur le terrain de la politique proprement dit.
Elle se voit en quelque sorte contrainte à un déplacement qui consiste à imaginer
indirectement les modalités de sa politique. Elle est en fait contrainte à entretenir
l’espoir que ce déplacement lui fournira non seulement les concepts de sa politique,
mais également la clé de leur « désesthétisation », la clé du passage entre esthétique
et politique. La modernité est donc le moment d’une politique impossible, d’une
politique différée. Elle est l’absence, l’ajournement désastreux – qu’elle n’espère
que momentané – de son propre projet, celui d’une politique forgée à partir d’elle-
même, à partir de la communauté, de la rationalité et de la subjectivité humaines.
Ce drame et cet espoir tissent la toile sur le fond de laquelle se déroule la Théorie
esthétique. À vrai dire, l’espoir et le désespoir y sont pour ainsi dire démultipliés
puisqu’Adorno considère la critique idéaliste comme un échec. Hegel a bien vu que
les concepts constitutifs du kantisme étaient en réalité le résultat d’un processus
historique, que le transcendantalisme kantien était bien le produit et le résultat
de l’histoire. Toutefois, en comprenant cette histoire dans les termes de l’auto-
déploiement de l’Esprit Absolu, Hegel a en quelque sorte reproduit un transcen-
dantalisme à la puissance deux. Pour Adorno, l’histoire qui porte ces concepts est
plutôt l’histoire de la rationalisation, l’histoire du développement du capital ; elle
est l’histoire du détournement de la raison à des fins de domination de la nature
et de la société. La raison et ses concepts sont parties prenantes du détournement
de la valeur d’usage en valeur d’échange et constituent, dans la modernité, l’ins-
trument du capital et du monde administré. Ce qu’il faut réécrire donc, ce n’est
pas l’histoire de l’Esprit, mais plutôt l’histoire de l’instrumentalisation de la raison
qui aboutit au capitalisme et au monde administré. Cependant, les concepts qui
se trouvent à sa disposition sont également le produit de cette histoire. Adorno
ne peut que concéder ce point ; ceci constitue le moment de culpabilité inévitable
de la critique, sa participation et son affinité avec la barbarie de la raison détour-
née. Néanmoins, la critique doit trouver les moyens de pénétrer l’histoire et ses
concepts, de révéler par la réflexion l’histoire de la domination qui s’y est sédimen-
tée. Elle est le seul espoir permettant, peut-être, de mettre au jour cette particularité
sensible, cette non-identité qui fut « violemment » oubliée ; elle est le seul moyen
pouvant permettre « de mettre au jour le non-conceptuel au moyen du concept,
d’aller au-delà du concept par le concept 13 ». Aussi est-ce justement ce qui, selon
nous, est entrepris par la parataxie philosophique, le discours en constellations.
• 13 – DN, p. 16.
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qui, forgés à même l’analyse des œuvres d’art, tentent en même temps de trouver la
clé de leur « désesthétisation », la clé de leur politisation. Nous verrons comment
le concept de mimésis, qui marque en quelque sorte le moment de l’expression,
le moment de l’« intuition » dans la formation logique des œuvres d’art, joue
aussi un rôle crucial dans ce que l’on pourrait appeler l’éthique et la politique
d’Adorno. Il contient les termes d’un rapport de compassion, de sympathie pour
l’autre, essentiel à toute solidarité. Ce concept révèle les termes d’un rapport à
l’autre affranchi des impératifs de l’autoconservation, affranchi de la domination
théorique et pratique. Pour Adorno, ce n’est qu’en regard d’un tel affranchisse-
ment qu’il est possible de concevoir ce que serait un véritable concept de liberté,
un véritable agir libre. Par ailleurs, le concept de synthèse non violente, qui décrit
la logique inhérente aux œuvres d’art, logique qui « désarticule » les binômes
hiérarchisés de la logique extra-esthétique (qui sont ceux de la particularité et de
l’universalité, de l’intuition et du concept, de la subjectivité et de l’objectivité)
met au jour les modalités à partir desquelles pourraient être engendrés un véritable
jugement, une véritable communauté et une véritable intersubjectivité politiques.
Enfin, le concept de sublime (et de non-identité), qui cherche à rendre compte
de l’impulsion de l’art moderne vers la dissonance et qui dénonce l’illusion de
l’intégration dans l’apparence esthétique, est également le concept par lequel se
risque l’inscription de l’autre dans son altérité, dans sa « négativité » face au même.
Ensemble, ces concepts forment une constellation autour de laquelle pourrait,
peut-être, s’articuler une véritable rationalité politique moderne, une politique
qui, dans son noyau même, oserait la liberté, la solidarité, l’intérêt de l’autre et
qui, avec l’espoir des désespérés (Benjamin), ferait signe vers cette réconciliation
politique de l’universel et du particulier, réconciliation qui fut simultanément
promise et trahie par la modernité, l’Aufklärung.
Cette tentative de reconceptualisation indirecte de la politique qui est au cœur
de la Théorie esthétique a fait l’objet de vives critiques. Parmi elles, l’une des plus
sérieuses et des ambitieuses fut et demeure celle formulée par Jürgen Habermas.
La confrontation avec l’esthétique adornienne et l’ensemble de la philosophie
d’Adorno occupe à vrai dire une place stratégique dans l’entreprise habermas-
sienne. Développée de façon plus substantielle dans Le discours philosophique de
la modernité et dans la Théorie de l’agir communicationnel, la critique de Habermas
est motivée par une double visée : d’abord, mettre au jour ce qu’il estime être
les insuffisances, les apories constitutives de cette « critique esthétique » de la
modernité, puis démontrer comment ces apories aboutissent à des conséquen-
ces qui mettent en danger la légitimité et la cohérence du projet d’une théorie
critique et interdisciplinaire de la société. En effet, cette confrontation à deux
volets converge vers cet enjeu, crucial pour Habermas, qui est celui du maintien
- 22 - La Thé o r i e e s thétique d’Adorno
• 14 – J. Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, trad. fr. J.-M. Ferry, Paris, Fayard, 1987,
t. I, p. 388.
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