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Etude critique des liens de la théorie de l’art

à l’Idée platonicienne: de l’esthétique


idéaliste (Cassirer/Panofsky) à la crise
de l’Idée (Didi-Huberman)

Maud Hagelstein, FRS-FNRS/Université de Liège

Quelle place laisse-t-on généralement à l’Idée dans le champ de la


création artistique? Depuis la Renaissance, les théoriciens de l’art recon-
naissent volontiers son rôle fondateur. Transformée par les bouleverse-
ments culturels et théoriques du Quattrocento, la représentation artistique
moderne semble subir l’autorité de l’Idée. Telle est d’ailleurs la conception
à laquelle se réfèrent encore Ernst Cassirer et Erwin Panofsky: aucun signe
n’est laissé au hasard dans les œuvres, l’artiste participant au déploiement
de la pensée rationnelle. Le dialogue de ces auteurs à propos de l’Idée
platonicienne servira ici de cadre à la réflexion. Guidé par les principes du
néokantisme, le débat qui anime les deux penseurs dans les années 20 (à
l’époque, Cassirer et Panofsky sont collègues à l’Université de Hambourg)
marquera profondément le développement ultérieur de l’histoire de l’art.
Pour cette raison au moins, il importe de reprendre ici les arguments prin-
cipaux de leur démonstration à deux voix. Aujourd’hui, pourtant, la créa-
tion artistique n’est plus automatiquement rapportée au concept d’Idée.
Rares sont les théoriciens qui voient encore l’objet artistique comme la
seule matérialisation d’une entité intelligible séparée. Le couple matière/
forme semble lui-même dépassé. Et, de manière générale, la plupart des
catégories esthétiques sont mises en cause par les nouvelles définitions de
l’image. Parmi ceux qui résistent à la tendance «idéalisante» de l’histoire
de l’art, Georges Didi-Huberman est probablement celui qui inscrit le plus
explicitement son propos dans le débat initié par Cassirer et Panofsky.
Présentée d’abord à la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg
de Hambourg, la conférence de Cassirer intitulée «Eidos und Eidolon.
Das Problem des Schönen und der Kunst in Platons Dialogen» paraît en
1924 dans les Vorträge der Bibliothek Warburg1. L’argument de fond se

1
  E. Cassirer, «Eidos und Eidolon. Das Problem des Schönen und der Kunst in
Platons Dialogen», 1924, in Gesammelte Werke [désormais GW], Band XVI. Aufsätze und
270 m. hagelstein

présente comme suit: s’il a mal compris le pouvoir de symbolisation


propre à l’œuvre artistique, Platon a néanmoins rendu possible l’opéra-
tion de médiation entre le monde des Idées et celui de la matière sensible
(précisément parce qu’il séparait ces deux mondes). Or, pour Cassirer,
l’activité artistique se loge au cœur de cet écart entre sensible et intelli-
gible. Partant de là, le projet de Panofsky consiste à prolonger la thèse
de Cassirer en l’appliquant à d’autres époques de l’histoire de l’Idée —
ou plus précisément, de l’histoire des liens entre Idée et Art. Le texte du
philosophe regorgeait d’appels à un élargissement de la recherche.
Lorsqu’il affirmait par exemple:
Où que l’on ait, au cours des siècles, recherché une théorie de l’art et du
beau — le regard revenait toujours, comme par contrainte intellectuelle, au
concept et au terme d’«Idée», auquel alors, comme une pousse nouvelle,
venait se joindre le concept d’idéal. Et non seulement les théoriciens de
l’art, mais les grands artistes eux-mêmes sont les témoins de cette connexion
restée vivante à travers les siècles. («Eidos und Eidolon», GW Bd. XVI,
137-138; trad. fr. 29)

Cassirer pensait que ce problème pouvait favorablement être étudié


à partir de Plotin, Augustin, Ficin, Winckelmann, Schelling, mais aussi
Michel-Ange et Goethe — programme effectivement accompli par
Panofsky, intégrant à cette liste des théoriciens de l’art comme Vasari ou
Zuccari. Avec Idea (1924), Panofsky amorce donc le dialogue et adresse
à son collègue philosophe une réponse en bonne et due forme2.
On voit bien en quoi l’idée d’une séparation nette des domaines
sensible et intelligible a pu être déterminante pour la théorie de l’art. En
effet, si les images sensibles sont «porteuses» d’un sens séparé d’elles et
qu’il faut décrypter, alors la tâche du théoricien de l’art est bien de faire
voir ces significations de l’œuvre. Une telle vision de l’art appelait natu-
rellement une théorie de l’interprétation, et en développant les principes
de l’iconologie, Erwin Panofsky a donné à l’histoire de l’art un élan qui
n’a pas encore perdu de sa force. Voici donc la tâche que l’on s’assignera
ici: (1) décrire brièvement la teneur de l’idéalisme cassirérien, (2) voir en

kleine Schriften, Hamburg, Felix Meiner, 2003. Traduction française de C. Berner: «Eidos
et Eidolon. Le problème du beau et de l’art dans les dialogues de Platon», Écrits sur l’art,
Paris, Cerf, 1995.
2
 Au départ, les deux textes étaient censés paraître ensemble, mais celui de Panof-
sky, trop volumineux, fut publié à part. Ils indiquent exemplairement la richesse des
échanges intellectuels qui avaient lieu dans le Warburg-Kreis au milieu des années vingt.
Sur cette question, on peut lire notamment: E. H. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual
Biography, London, The Warburg Institute, 1970; M. Ferrari, «Ernst Cassirer e la
“Bibliothek Warburg”», Giornale critico della filosofia italiana, n°65, 1986.
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quoi il traverse l’œuvre de Panofsky, (3) relire la critique que Didi-


Huberman adresse à l’histoire de l’art «idéalisante» (critique visant
essentiellement Panofsky et le ton kantien adopté dans ses premiers
écrits).

1.  Eidos und Eidolon — Cassirer, Platon et le problème des images

Avant d’entamer la lecture du texte de 1924, on tentera d’éclaircir


quelque peu le lien de Cassirer à la philosophie platonicienne. À l’évi-
dence, une telle reprise vise à transformer l’idéalisme dogmatique en
idéalisme critique — tout en assumant la continuité dans laquelle ces
formes d’idéalisme s’inscrivent.
Selon Cassirer, Platon est le premier à instituer une véritable rupture
entre le monde des idées et celui des apparences. Dans cette rupture,
Cassirer voit le signe avant-coureur d’une philosophie capable de disso-
cier les choses sensibles de leur «comment» et de leur «pourquoi»,
c’est-à-dire une philosophie critique3. Or, la possibilité même d’une telle
séparation importe à la pensée cassirérienne. En ce sens et pour cette
raison, le texte de 1924 revient sur deux domaines que Platon serait par-
venu à distinguer radicalement: celui de l’«Eidos» (à savoir: la forme-
idée séparée de la réalité sensible) et celui de l’«Eidolon» (l’image en
tant qu’apparence)4. Partant de cette rupture autorisée par la philosophie
platonicienne, Cassirer montrera la possibilité de médiations entre ces
deux sphères pourtant exclusives — l’art, au titre de forme symbolique,
permettant justement de telles médiations entre l’Idée et la matière de
l’image (entre le monde intelligible et le monde sensible).
Tout en critiquant, comme le faisait déjà Kant, son idéalisme dog-
matique, Cassirer reconnaît également à Platon d’avoir posé les premiers
jalons d’une dissociation entre philosophie (c.-à-d. exercice de la

3
 C’est ce que relevait déjà Kant dans la Critique de la raison pure: «Platon se
servit du mot Idée de telle sorte qu’on voit bien qu’il entendait par là quelque chose qui,
non seulement ne dérive jamais des sens, mais qui dépasse même de beaucoup les concepts
de l’entendement, dont s’est occupé Aristote, puisque jamais il n’est rien trouvé, dans
l’expérience, qui corresponde à ce concept. Les Idées sont pour lui des archétypes des
choses elles-mêmes et non pas simplement des clefs pour des expériences possibles… […]
C’est aussi dans la nature même que Platon voit avec raison des preuves qui démontrent
clairement que les choses tirent leur origine des Idées» (E. Kant, Critique de la raison pure,
A313/B370, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1971 (7e éd.), p. 262-265).
4
 Pour une compréhension vraiment stimulante des enjeux contemporains de la théo-
rie platonicienne de l’image: P. Rodrigo, L’étoffe de l’art, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.
272 m. hagelstein

conscience rationnelle) et conscience mythique: «À la véritable explica-


tion, à l’explication dialectique, il incombe de dépasser ces mythes cos-
mologiques et, sans se satisfaire désormais de la simple présence de
l’être, de faire apparaître son sens intellectuel, sa raison d’être systéma-
tique et téléologique»5. Avec Platon, la philosophie dépasse la «schéma-
tisation sensible» [sinnliche Schematisierung] du concept de l’être, et
impose une «coupure nette» entre les «apparitions» [Erscheinungen] et
les «formes pures» [reinen Formen]. Seule cette coupure permet de com-
prendre le principe des choses: «Il est impossible d’accéder à l’origine
[Ursprung] propre et authentique, au ‘principe’ du monde sensible, tant
que nous cherchons encore en lui-même ce principe ou tant que nous le
pensons encore affublé d’une manière ou d’une autre de déterminations
sensibles [sinnlichen Bestimmungen]» («Eidos und Eidolon», GW XVI,
140; trad. fr. 31). Pour le dire sans détour: sans un tel écart entre la
sphère des principes et celle du monde sensible, nul ne peut prétendre à
la connaissance. Conscient de cette nécessité, Cassirer repense l’opposi-
tion entre la figure sensible [sinnlichen Gestalt] et la figure idéale
[ideellen Gestalt] pour mieux penser leur rapport.
Cassirer évalue donc rétrospectivement l’apport de Platon au projet
critique général: le philosophe grec a su donner au concept de «repré-
sentation» une place déterminante dans le système philosophique. «C’est
lui [Platon] qui effectue enfin la synthèse conceptuelle du problème fon-
damental de la théorie des idées, c’est par lui que s’exprime la relation
entre l’‘idée’ et le ‘phénomène’» (GW XI, 61; trad. fr. 70). Si l’idéalisme
critique défendu par Cassirer puise sa source au cœur de l’idéalisme pla-
tonicien, ce n’est qu’à accentuer la possibilité de médiations entre les
domaines intelligible et sensible. Il faut non seulement reconnaître la
rupture — c’est-à-dire le «saut qualitatif» séparant ces deux domaines,
mais on doit encore pouvoir penser leur relation. Ces deux aspects sont
indissociables: seule la rupture entre le monde sensible et le monde intel-
ligible permet de penser leur relation. Comme Cassirer l’affirme en 1924,
«l’opposition n’est pas purement et simplement exclusive dans ce
domaine; une médiation [Vermittlung] n’y est néanmoins pas seulement
possible, mais encore exigée» («Eidos und Eidolon», GW XVI, 145;
trad. fr. 35).

5
  E. Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen. I. Die Sprache, Gesammelte
Werke. Bd. XI, Hamburg, Felix Meiner, 2001, p. 2. Traduction française de O. Hansen-
Love et J. Lacoste: La philosophie des formes symboliques (1. Le langage), Paris, Minuit,
1972, p. 14.
etude critique des liens de la théorie de l’art 273

De ce point de vue, le concept platonicien de «participation»


(méthéxis)6 s’avérera d’une utilité primordiale pour Cassirer, en tant que
la participation contient «à la fois un moment d’identité et un moment
de non-identité» (GW XI, 61; trad. fr. 70). Ce concept platonicien de
méthéxis est avantageusement repris par Cassirer dans les développe-
ments qu’il consacre au domaine du langage dans le premier tome de la
Philosophie des formes symboliques. Certes, il y a une «corrélation
nécessaire» entre le mot et le sens (l’idée exprimée par le mot), mais ils
sont en même temps maintenus «à distance» par Platon puisque, dans
leurs principes, ils diffèrent. L’idée pure ne se confond pas avec les élé-
ments singuliers qui la représentent et pourtant, elle dépend d’eux: on ne
peut la percevoir qu’à travers ses représentations. Cassirer poursuit son
analyse:
Dans le même sens, le contenu physiquement sensible du mot devient pour
Platon porteur d’une signification idéelle [ideellen Bedeutung] qui, en tant
que telle, ne doit pas être enchaînée dans les limites du langage, et doit au
contraire demeurer toujours au-delà. (GW XI, 62; trad. fr. 71)

La dynamique décrite dans ces lignes fait apparaître le lien, de dis-


tance et de rapport mêlés, du déterminant au déterminé; elle sera reprise
par Cassirer — qui est bien, en ce sens, un penseur idéaliste (s’opposant
aux empiristes et aux sensualistes).
Dans un texte sur Herman Cohen, fondateur de l’école de Marbourg
et platonicien convaincu, Cassirer reprend la critique de l’ontologie
élaborée dès Substance et fonction (1918): «Avant Platon, la philosophie
grecque est essentiellement une théorie de l’être, une théorie de la réalité
effective: c’est avec lui que, pour la première fois, elle devient théorie
des idées»7. Une nouvelle fois, Cassirer reconnaît à Platon d’avoir posé
la première séparation «nette et voulue» entre la réalité effective et le
monde des idées. Sans elle, l’homme serait encore soumis au mode de
pensée mythique. Pourquoi cela? Parce qu’au temps des présocratiques,
le «principe» grâce auquel les penseurs grecs expliquaient le monde
«menaçait toujours de devenir une simple partie de ce dernier» («Her-
mann Cohen», 176). Or, le fait même de confondre le principe du monde
avec celui-ci constitue l’une des caractéristiques de la conscience
mythique, toujours encline à réifier les principes à l’origine du monde.

6
 Sur ce concept de «participation», voir la contribution de Marc-Antoine Gavray,
supra pp. 23-25.
7
  E. Cassirer, «Hermann Cohen», 1920, trad. fr. in L’école de Marbourg, Paris,
Cerf, 1998, p. 175-176.
274 m. hagelstein

Dans la Philosophie des formes symboliques, Cassirer montre que la phi-


losophie elle-même est issue du terreau mythique et des anciennes cos-
mogonies vis-à-vis desquelles elle put s’émanciper progressivement —
d’où l’attention apportée aux formes semi-mythiques d’élaboration de la
philosophie. Platon n’est bien entendu qu’une «étape» dans la grande
histoire du développement de l’intelligibilité des Idées. Une étape déci-
sive et programmatique. Cassirer accorde habituellement sa préférence
aux positions complexes de la philosophie, privilégiant les philosophes
qui se trouvent «à la limite» de conceptions nouvelles, aux points de
basculement toujours délicats vers une nouvelle épistémè. Il est donc
particulièrement déterminant que Platon soit à la fois celui qui accorde
au mythe une véritable fonction de compréhension du monde et qui
amorce avec la théorie des idées la sortie de l’univers mythique. Cassirer
retrouve chez lui une étape originaire de la philosophie, une étape consti-
tutive du passage de la conscience mythique à la conscience critique.

Images et mise en formes


La position de Platon vis-à-vis de l’art est une question difficile, que
l’on n’entend pas résoudre ici. Cassirer rappelle que le philosophe grec
a voulu évacuer de sa théorie des idées toute esthétique — au point même
de renoncer consciemment à toutes les «forces [Kräften] et tendances
artistiques qui l’habitaient» lui-même en tant qu’écrivain («Eidos und
Eidolon», GW XVI, 137; trad. fr. 29). Tout ce qui est rivé aux apparences
sensibles est écarté par Platon. Aussi, dès que l’on se situe dans le champ
de l’art, la distinction nette instituée par Platon entre la forme et l’appa-
rence sensible devient-elle plus incertaine. On est donc en droit de s’in-
terroger: une telle théorie ne court-elle pas le risque de s’éloigner de ce
qui fait la spécificité de l’œuvre d’art en la comprenant exclusivement à
partir de l’Idée? Cette objection, formulée par de nombreux théoriciens
actuels de l’image (Didi-Huberman en première ligne), Cassirer l’a
souvent rencontrée dans son travail. Il reconnaît d’ailleurs:
L’histoire de l’idéalisme esthétique se trouve toujours à nouveau confrontée
à cette antinomie — à la question de savoir comment l’idée fondamentale
de forme [Grundgedanke der Form], telle qu’elle a été intuitionnée et
déterminée par Platon, pourrait être féconde pour l’esthétique sans pour
autant dissoudre la manière [Art] et l’orientation [Richtung] particulières
de la configuration artistique dans un simple universel, dans une abstraction
englobant tout. («Eidos und Eidolon», GW XVI, 138; trad. fr. 30)

Ce n’est pas un problème secondaire, d’autant que certains ont pu


regretter que Cassirer (et Panofsky) aient orienté l’histoire de l’art dans
etude critique des liens de la théorie de l’art 275

un sens idéaliste. Sur ce point, Panofsky s’inscrit dans le sillage de Cas-


sirer, et montre tout à la fois le risque et l’intérêt qu’il y aurait à ne
considérer l’art que du point de vue de l’Idée:
Si l’art a pour mission d’être vrai au sens ‘idéaliste’, c’est-à-dire s’il doit
entrer dans une sorte de concurrence avec la connaissance rationnelle [Ver-
nunfterkenntnis], son but doit consister nécessairement alors, au prix d’une
renonciation à l’individualité et à l’originalité, où nous voyons habituelle-
ment l’éminente marque distinctive des productions de l’art, à ramener le
monde visible aux Formes [Formen] qui ne changent jamais et qui sont
universellement et éternellement valables. (Idea, 2; trad. fr. 19)8

Relisant le livre X de La République, Cassirer montre dans «Eidos


und Eidolon» que le reproche adressé par Platon à l’œuvre d’art — celui
de ne livrer que de simples images des choses sensibles — devrait logi-
quement porter aussi sur sa philosophie, au sens où les «intuitions» phi-
losophiques requièrent une forme pour s’exprimer (même dans un dis-
cours oral), au sens où elles doivent être «représentées». Donc Platon,
en tant que philosophe, se voit contraint de créer des images de/pour la
philosophie. Il risque l’image, dit Cassirer, et par là «la limite [Schranke]
que l’idéal rigoureux du savoir dialectique avait dressée face à la réalité
sensible effective est brisée» («Eidos und Eidolon», GW XVI, 148; trad.
fr. 38). L’image résiste. Elle relativise l’idéalisme de la pensée platoni-
cienne (auquel elle est pourtant nécessaire). Non seulement elle trans-
gresse la frontière qui sépare l’intelligible du sensible, mais elle introduit
une «seconde rupture» puisque, de ce sensible, elle n’est qu’un reflet
— l’apparence d’une apparence. Au lieu de «remonter vers l’incondi-
tionné» de l’Idée, l’image s’enfonce plus profondément encore «dans le
royaume de ce qui n’est que dérivé et médiatisé» («Eidos und Eidolon»,
GW XVI, 148; trad. fr. 39).
Ceci portait précisément Platon à condamner l’artiste (comme le
sophiste) au monde des apparences, là où le philosophe accédait à la
supériorité des formes pures. Or, Cassirer retourne cette position contre
elle-même lorsqu’il montre chez Platon l’inévitable recours à des images.
C’est même là tout le «charme» des dialogues: ils ne peuvent présenter
les pensées objectives sur un mode qui soit lui-même strictement objectif.
Bien au contraire, on y perçoit l’individualité et la psychologie de leur

8
  E. Panofsky, Idea. Ein Beitrag zur Begriffsgeschichte der älteren Kunsttheorie
(1924) (désormais: Idea), Berlin, Volker Spiess, 1982, p. 2. Traduction française de
H. Joly: Idea. Contribution à l’histoire de l’ancienne théorie de l’art, Paris, Gallimard,
1983, 1989, p. 19.
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auteur. L’ironie veut que les passages consacrés à l’art fassent apparaître,
par exemple, l’influence d’Homère sur La République: «Plus il [Platon]
met fermement en garde contre l’œuvre illusionniste et magique de l’art,
plus on sent combien il est lui-même pris par cet effet magique et com-
bien il lui est difficile de s’en libérer» («Eidos und Eidolon», GW XVI,
158; trad. fr. 47). Ce n’est pas seulement l’art, c’est toute la connaissance
qui ne peut se passer de représentations; critiquant la créativité artistique,
le philosophe — en tout cas à ce point d’évolution de la philosophie —
referme le piège sur sa propre pratique («Eidos und Eidolon», GW XVI,
160-161; trad. fr. 49). Cassirer montre qu’en exprimant ses idées à l’aide
de mots, le philosophe est nécessairement pris dans la représentation; il
donne une forme sensible à ses pensées. Il insère donc sa propre pratique
dans le «champ de la médiateté» (autrement dit: dans le champ symbo-
lique). Selon Cassirer, le fait de chercher l’inconditionné sans pouvoir se
défaire du caractère conditionné de l’expression immédiate constitue le
drame du philosophe. Ce «tragique» [Tragik] frappe l’artiste comme le
dialecticien. Platon est conduit à une espèce de «détente de la grande
opposition polaire» qu’il doit, par ailleurs, nécessairement maintenir
(«Eidos und Eidolon», GW XVI, 159; trad. fr. 48)9.
Mais le plus important, dans l’argument de Cassirer, est ceci: Platon
redécouvrirait (malgré lui) un autre type d’art, également convoqué par
la philosophie, un art «créateur de figures» plutôt que simplement imi-
tatif. En contrepartie du constat de l’inclusion de la philosophie dans
l’ordre de la représentation, Cassirer va élaborer une théorie positive de
la mise en forme, c.-à-d. de la fonction symbolique. On rencontrera par-
tout cette proposition chez Cassirer: «mises en forme», les représenta-
tions ne sont pas de simples copies de la réalité. L’art est animé par une
«fonction authentiquement productrice (echte erzeugede Funktion)»
(«Eidos und Eidolon», GW XVI, 163; trad. fr. 51). Il doit donc être
évalué systématiquement: «Il n’est plus une restitution et copie du monde
configuré, mais il s’élève jusqu’aux principes, aux forces fondamentales
de la configuration elle-même» (idem). Panofsky s’accordera sur ce point
avec son collègue hambourgeois. Il ajoutera même ce que lui aura appris

9
 Pierre Rodrigo fait une lecture comparable du texte platonicien: «En effet, si le
mythe vaut chez Platon comme une image ou bien comme une fable qui donne à penser
là où le concept seul eût été capable d’entrer de plain-pied dans la question, il faut bien
admettre que l’auteur des Dialogues a au moins dû reconnaître une valeur propédeutique
à certaines œuvres issues de l’imagination créatrice (à commencer bien entendu, par celles
qui provenaient de sa propre imagination créatrice)» (P. Rodrigo, L’étoffe de l’art, op. cit.,
p. 28).
etude critique des liens de la théorie de l’art 277

l’étude de la Renaissance, à savoir qu’une époque pourtant convaincue


par l’importance de l’imitation de la nature pouvait par ailleurs marquer
le «triomphe de l’art sur la nature»:
Cette domination [de l’art] s’accomplit d’abord grâce à l’«imagination»
[Phantasie], dont la liberté créatrice peut modifier les apparences en s’écar-
tant des possibilités et des variantes présentes dans la nature et peut même
donner le jour à des formes entièrement inédites comme celles des cen-
taures et des chimères; elle s’accomplit aussi et surtout grâce à l’intelli-
gence de l’artiste dont l’activité consiste moins à ‘inventer’ qu’à choisir et
à parfaire, […] et plus généralement à s’écarter de la simple vérité naturelle
pour s’élever à la représentation de la beauté. (Idea, 24; trad. fr. 64-65)

2.  Panofsky — Idea

Avec Idea, on retrouve le mélange de systématicité et d’historicité


caractérisant les premiers travaux de l’historien de l’art. Dans la préface,
Panofsky affirme que, là où Cassirer a éclairé la valeur systématique de
la conception platonicienne de l’esthétique, il entend pour sa part illustrer
son développement historique. Or, la confrontation «en acte» de la méta-
physique et des théories de l’art pose une série de problèmes particuliè-
rement stimulants pour l’histoire de la pensée. À plusieurs endroits,
Panofsky fait apparaître des décalages de rythme entre la théorie des
idées et celle de l’art, qui se rejoignent et s’écartent au cours du temps.
Parfois, certaines doctrines philosophiques déjà établies apparaissent
tardivement dans le champ de la réflexion sur l’art parce que «à ce
moment-là et à ce moment-là seulement», c’était devenu nécessaire
(Idea, 55; trad. fr. 121).
Idea ne se profile pas comme une histoire de la postérité de l’Idée
platonicienne. On le croit d’abord, mais cette impression est vite effacée.
On remarque surtout l’autorité que Kant exerce sur le texte: plus qu’un
texte sur Platon, Idea est surtout un texte kantien. Si Kant n’est cité
qu’une seule fois, dans les dernières lignes du texte, sa pensée s’impose
néanmoins. Toutes les analyses de Panofsky sont guidées par une seule
et même question, dont l’énonciation est, à n’en pas douter, kantienne:
«Comment la représentation artistique et surtout la représentation du
beau sont-elles généralement possibles? (Wie ist die künstlerische Dars-
tellung, und insbesondere die Darstellung des Schönen, überhaupt
möglich?)» (Idea, 46; trad. fr. 106). Dans ce texte, Panofsky interroge
— du point de vue de l’art — le rapport fondamental entre l’esprit et la
réalité sensible, et se confronte à la question de l’aprioricité des Idées.
278 m. hagelstein

Aussi, les différents modèles de l’Idée que la théorie de l’art a pu propo-


ser sont-ils évalués en fonction des critères de la théorie de la connais-
sance. L’historien de l’art (se faisant ici historien des idées) restitue un
certain «jeu» de l’histoire, fait de temps et de contre-temps, où succes-
sivement les Idées sont considérées comme dérivées de la réalité sensible
(donc: a posteriori) ou antérieures à l’activité artistique (a priori). Idea
doit être lu comme un véritable exercice néokantien. Cassirer, bien
entendu, n’y est pas pour rien.
Comment s’opère progressivement le passage du concept platoni-
cien d’Idée à la notion de «représentation»? Telle est la question initiale
du texte de Panofsky. Partant de la distinction faite par Platon entre l’art
mimétique et l’art du dialecticien (cherchant à mettre l’Idée en valeur),
Panofsky montre comment, à travers les différentes théories de l’art géné-
rées au cours du temps, le concept d’Idée fut intégré par les artistes eux-
mêmes. Alors que chez Platon, le privilège d’accéder à la connaissance
était réservé aux seuls philosophes, les différentes théories de l’art vont
tenter de s’annexer la théorie des Idées. Pour transformer le concept pla-
tonicien en véritable concept de la théorie de l’art, il fallait considérer les
Idées, non pas comme des entités extérieures à l’intellect, résidant dans
un «lieu supra-céleste», mais comme «des représentations [Vorstellun-
gen] ou des intuitions [Anschauungen] qui résident dans l’esprit [Geist]
de l’homme lui-même» (Idea, 4; trad. fr. 34)10. De là à revendiquer que
les Idées se dévoilent de manière privilégiée dans l’activité artistique, il
n’y a plus qu’un pas à franchir.
Partant de ce constat, Panofsky interroge l’histoire des théories pour
montrer la variété de points de vue sur la fameuse question «Comment
les représentations sont-elles possibles en général?». Comme on l’a dit
plus haut, deux voies se dessinent, qui ne cesseront de s’enchevêtrer. La
première consiste à affirmer que les Idées sont intérieures à l’homme,
qu’elles se définissent comme des «formes intérieures» ou des «modèles»
pour l’activité artistique — première voie qui tend progressivement vers

10
 Plus loin, Panofsky avance que l’Idée était descendue de sa sphère supra-céleste,
et que l’œuvre d’art ne se résignait plus à la seule réalité empirique; alors l’Antiquité a
pu commencer à penser leur rapport: «De son côté la philosophie, par un renversement
analogue de son sens, se montrait également disposée, de façon croissante, à ramener le
principe de la connaissance, c’est-à-dire l’Idée, de sa condition d’‘essence’ métaphysique
à celle d’un simple ‘concept’; de la même façon, tout comme l’objet d’art s’était dégagé
de la sphère occupée par la réalité empirique, l’Idée philosophique était descendue de son
‘lieu supracéleste’ et tous deux se voyaient assigner désormais comme lieu propre […] la
conscience [Bewußtsein] même de l’homme dans l’intériorité de laquelle l’un et l’autre
pouvaient désormais se fondre et s’unifier» (Ibid., 9; trad. fr. 34).
etude critique des liens de la théorie de l’art 279

une solution transcendantale. Les stoïciens, explique Panofsky, pensaient


par exemple que les Idées sont innées et précèdent l’expérience, qu’elles
sont des «prénotions» [en latin dans le texte: notiones anticipate] (Idea,
4; trad. fr. 22)11. À la Renaissance, le besoin se fit de plus en plus urgent
de trouver les règles scientifiquement fondées pouvant guider la représen-
tation artistique. La théorie de l’art devait donc présupposer «un système
de lois universelles et valables inconditionnellement, d’où les règles de
l’art seraient déduites et dont la connaissance constituerait la tâche spéci-
fique de la théorie de l’art» (Idea, 26; trad. fr. 68). Malgré cela, la Renais-
sance n’a pu que très progressivement aller vers le «sens propre» de la
conception de l’Idée (c’est-à-dire, pour Panofsky, son «sens métaphy-
sique»), pour lequel elle est valide a priori. C’est pendant la période du
Maniérisme que cette conception de l’Idée trouve son expression la plus
affirmée, notamment chez Zuccari: «Ce n’est pas la perception sensible
qui est à l’origine de la formation des Idées [Ideenbildung]; c’est au
contraire celle-ci qui (par l’intermédiaire de l’imagination [Einbildungs-
kraft]) met en mouvement la perception sensible» (Idea, 50; trad. fr. 112).
Une telle position du problème a pour effet d’affranchir l’homme
de l’autorité de la nature; l’artiste ne se contente pas de copier ou de
refléter simplement une réalité mais s’attèle à restaurer les principes
qu’elle dissimule. Aussi, Panofsky considère-t-il cette voie comme sub-
versive à l’égard de la théorie platonicienne. Sur ce point précis, l’argu-
ment déployé par Panofsky à l’encontre du philosophe grec semble plus
sévère que chez Cassirer, aux yeux de qui Platon possédait déjà les outils
conceptuels permettant de ne pas réduire tout l’art à l’«art mimétique».
Selon Panofsky, Platon était «enclin à nier complètement […] l’autono-
mie de l’art par rapport aux apparences». Mais ce jugement ne l’empêche
pas d’introduire quelque nuance: peut-être le philosophe considérait-il
cette autonomie comme «accessible […] seulement au prix de la liberté
[Freiheit] et de l’originalité artistiques» (Idea, 7; trad. fr. 30). Autrement
dit, selon Panofsky, Platon met la pratique artistique dans une impasse:
soit elle est rivée aux apparences sensibles, soit elle devient «connais-
sance» et perd sa spécificité. Dans les deux cas, l’œuvre d’art est contes-
tée: quand elle n’est qu’imitation de la nature, elle est dépourvue de
signification symbolique; quand elle se résout à manifester l’Idée, elle
perd son autonomie et sa finalité propre. Le seul modèle qui puisse
échapper à cette «antinomie» (comme l’appelait déjà Cassirer) doit viser

11
 Sur le point de vue du stoïcisme, voir supra la contribution de Bernard Colette.
280 m. hagelstein

à réfléchir la relation, les médiations liant l’Idée, comme concept a priori,


à son expression plastique.
La deuxième voie importante empruntée par les théories de l’art est
«non-transcendantale». Panofsky considère assez péjorativement cette
solution; il constate par exemple qu’au Moyen-Âge, sous l’influence
d’Augustin, un «renversement théologique» a détourné le sens qu’avait
pris l’Idée durant l’Antiquité. À nouveau, les termes de l’interprétation
de Panofsky font signe vers Kant: «Et ce qui tombe de plus en plus dans
l’oubli, c’est la fonction de l’Idée, qui consistait originairement à expli-
quer, mieux encore à légitimer, les réalisations de l’esprit humain, c’est-
à-dire à établir les conditions de possibilité d’une connaissance absolu-
ment certaine et déterminée […]» (Idea, 19; trad. fr. 54-55. Je souligne.)12.
C’est le cas aussi pour une partie de la Renaissance proprement dite et
pour le Néoclassicisme, qui s’écartent du sens métaphysique et apriorique
de l’Idée. Selon la théorie artistique de l’époque, l’artiste devait dégager
lui-même les lois de la création artistique à partir de la réalité; «l’idée
reçoit donc de l’expérience non point seulement sa condition de possibi-
lité [Voraussetzung] mais précisément son origine [Ursprung]; elle n’est
pas seulement rattachée à l’intuition du réel, mais elle est elle-même cette
intuition» (Idea, 34; trad. fr. 80). L’Idée ne préexiste plus à l’expérience;
elle en découle a posteriori. Le Néoclassicisme instaurera une rupture
avec les avancées du Maniérisme du point de vue du sens apriorique de
l’Idée; Bellori justifie cette rupture avec l’époque maniériste en l’absur-
dité qu’il y aurait, selon lui, à couper l’artiste de l’intuition sensible dont
il n’aurait plus besoin, si ce n’est pour donner vie après coup aux repré-
sentations (Idea, 60; trad. fr. 129).
Mais le final d’Idea est kantien et Panofsky, après avoir suggéré
implicitement que Michel-Ange avait compris par avance le sens que
trouvera l’a priori chez Kant, consacre les dernières lignes de son texte
à réfuter, à sa manière et pour sa discipline, l’idéalisme dogmatique:
Nous pensons avoir ainsi montré que l’intuition artistique, pas plus que
l’entendement connaissant, ne renvoie à une «chose en soi» [Ding an sich],
mais qu’au contraire elle peut être assurée, comme l’entendement, de la
validité [Gültigkeit] de ses résultats, dans la mesure où précisément c’est
elle-même qui détermine les lois de son univers, ce qui signifie en général
qu’elle n’a pas d’autres objets que ceux qui tout d’abord ont été constitués
par elle. (Idea, 71-72; trad. fr. 152)

12
 Plus loin, Panofsky affirme que la théorie des Idées devient au Moyen-Âge une
«logique de la pensée divine», alors qu’elle était originairement une «philosophie de la
raison humaine (eine Philosophie der menschlichen Vernunft)».
etude critique des liens de la théorie de l’art 281

Attention cependant: si la méthode adoptée par Panofsky est kan-


tienne (en tant qu’elle porte sur les principes a priori de l’art), il reste
que son acception de l’Idée diffère de celle de Kant. En effet, Kant établit
dans la Critique de la faculté de juger une distinction entre l’«Idée esthé-
tique» et l’«Idée de la raison», rappellant que la première est inadéquate
au concept:
Par l’expression Idée esthétique [ästhetischer Ideen], j’entends cette repré-
sentation de l’imagination qui donne beaucoup à penser, sans qu’une pen-
sée déterminée, c’est-à-dire de concept, puisse lui être adéquate et que par
conséquent aucune langue ne peut complètement exprimer et rendre intel-
ligible. — On voit aisément qu’une telle Idée est la contrepartie (le pen-
dant) d’une Idée de la raison [Vernunftidee], qui tout à l’inverse est un
concept, auquel aucune intuition (représentation de l’imagination) ne peut
être adéquate. (Critique de la faculté de juger, §49)13

On comprend mieux pourquoi Georges Didi-Huberman dénonce le


projet, commun aux théoriciens de l’art «idéalisants» (en ce compris
Panofsky), d’élever l’art au statut de connaissance. Kant lui-même distin-
guait «la faculté de connaître la nature et celle de juger l’art»; il distin-
guait encore «l’universalité objective de la raison pure et l’universalité
subjective des œuvres de génie» (Devant l’image, 115)14. Mais, soucieux
d’établir l’histoire de l’art comme science et de produire un discours uni-
versellement objectif, c’est au Kant de la Critique de la raison pure que
se réfère Panofsky (plutôt qu’à celui de la Critique de la faculté de juger).

3.  Didi-Huberman — Devant l’image

En 1990, Georges Didi-Huberman, philosophe et historien de l’art


français né en 1953, publie chez Minuit — dans la collection «Critique»
— un ouvrage intitulé Devant l’image. Question posée aux fins d’une
histoire de l’art. En ouverture de son texte, il pose un premier constat:
l’acte par lequel nous regardons les images est indissociable de l’usage de
catégories théoriques et autres «procédures de connaissance». Autrement
dit: le savoir détermine le voir15. Partant de là, il importe à l’auteur de
Devant l’image de sonder la discipline de l’histoire de l’art et de montrer

13
  E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1979,
p. 143-144.
14
  G. Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 115.
15
 Au fond, on peut dire qu’un principe kantien guide ironiquement la démarche de
Didi-Huberman.
282 m. hagelstein

les modèles discursifs qui guident son exercice. Les enjeux sont épisté-
mologiques; le ton est polémique. Or, la figure d’Erwin Panofsky occupe
une place centrale dans l’argument. En effet, l’historien de l’art allemand,
armé d’un «outil philosophique considérable» — à savoir: la critique
kantienne de la connaissance —, aurait contribué à débarrasser sa disci-
pline propre d’une série de notions bancales — que Didi-Huberman
appelle des «mots magiques» — sur lesquelles elle fondait de fausses
certitudes. Mais par ailleurs, Panofsky aurait — dans un second temps
— refermé la possibilité pourtant ouverte par lui d’une véritable critique
de la connaissance des images, puisque ses efforts restaient dépendants
d’un certain humanisme et d’un concept trop classique de représentation16.
Alors qu’il entendait «réformer» l’histoire de l’art au XXe siècle, Panofsky
ne faisait que la reconduire dans sa version idéalisante.
La perspective de Didi-Huberman limite la possibilité de l’élargis-
sement du criticisme kantien au domaine de l’art, élargissement que les
néokantiens de Marbourg appelaient pourtant de leurs vœux:
Notre question posée au ton de certitude adopté par l’histoire de l’art s’est
donc transformée, par le biais du rôle décisif pris par l’œuvre d’Erwin
Panofsky, en une question posée au ton kantien que l’historien de l’art bien
souvent adopte sans même s’en rendre compte. Il ne s’agit donc pas — il
ne s’agit plus, au-delà de Panofsky lui-même — d’une application rigou-
reuse de la philosophie kantienne au domaine de l’étude historique sur les
images de l’art. Il s’agit, et c’est pire, d’un ton. D’une inflexion, d’un
«syndrome kantien» où Kant lui-même ne s’y reconnaîtrait plus vraiment.
(Devant l’image, 13-14).

Selon Didi-Huberman, les trois premiers mots magiques (ou notions-


totem) par lesquels l’histoire de l’art s’est instituée en discipline auto-
nome et a acquis les certitudes qu’elle convoitait, sont: Rinascita, Imita-
zione et… Idea. Pour rappel, dès la Renaissance, le concept d’«Idée»

16
  «Requestionner la ‘raison’ de l’histoire de l’art, c’est requestionner son statut de
connaissance. Quoi d’étonnant à ce que Panofsky — qui n’avait peur de rien, ni d’engager
le patient labeur de l’érudition, ni de s’engager lui-même dans la prise de position théo-
rique — se soit tourné vers la philosophie kantienne pour redistribuer les cartes de l’his-
toire de l’art et lui donner une configuration méthodologique qui, en gros, n’a pas cessé
d’avoir cours? Panofsky s’est tourné vers Kant parce que l’auteur de la Critique de la
raison pure avait su ouvrir et rouvrir le problème de la connaissance, en définissant le jeu
de ses limites et de ses conditions subjectives. Tel est l’aspect proprement ‘critique’ du
kantisme; il a formé et informé, consciemment ou inconsciemment, des générations
entières de savants. En se saisissant de la clef kantienne ou néo-kantienne — via Cassirer
—, Panofsky ouvrait de nouvelles portes à sa discipline. Mais ces portes aussitôt ouvertes,
il les a peut-être bien refermées devant lui, ne laissant à la critique que le moment d’un
bref passage: un courant d’air» (G. Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., p. 12-13).
etude critique des liens de la théorie de l’art 283

occupe une place prépondérante dans les écrits consacrés par les huma-
nistes à l’art. Sans doute pour la raison suivante: en manifestant explici-
tement les liens de la pratique artistique à l’Idée, les théoriciens renais-
sants pensaient élever celle-ci au niveau de la connaissance intellectuelle,
l’art devenant alors une pratique «noble», menant au savoir et contri-
buant à libérer l’esprit de la matière. En définissant l’art comme une
«forme symbolique», Cassirer s’inscrit lui-même dans la continuité d’un
tel débat: dans son système téléologique, l’œuvre d’art sert de médiation
entre mythe et raison, entre subjectivité et objectivité, etc.; elle est l’un
des moteurs du développement de l’homme (puisque l’esprit se libère à
travers les formes symboliques).
Didi-Huberman s’attache à désamorcer les évidences attachées
depuis longtemps au parcours de l’histoire de l’art — notamment celle
d’une intrication profonde de l’art et de la connaissance (à travers le
concept d’Idée). Déjà au temps de Vasari, un terme précis permettait
d’opérer le passage entre l’Idée au sens d’invention créatrice et l’Idée au
sens de représentation intellectuelle: celui de «disegno» dont Didi-
Huberman a rappelé le double sens de «dessin» et de «dessein»: «le mot
disegno était un mot de l’esprit autant qu’un mot de la main. Disegno
servait donc enfin à constituer l’art comme un champ de connaissance
intellectuelle». Progressivement, l’art s’est vu restreindre par le discours
historique à la seule fonction de savoir. Et ce d’autant plus que l’histoire
de l’art cherchait à se constituer comme discours objectif. Dès la fin du
XIXe siècle, les tenants de la Kunstwissenschaft (science de l’art) —
Wölfflin, Riegl, Panofsky — ont repris à leur compte ce projet, puisant
largement dans l’héritage critique kantien. De ce point de vue, l’exigence
théorique d’Erwin Panofsky constitue certainement un exemple parfait.
Didi-Huberman ouvre le feu en critiquant l’iconologie en tant que
discipline autoritaire. Le terme «iconologie», issu de la Renaissance et
utilisé par Cesare Ripa dès 1593, désigne la science de l’art instituée par
Panofsky: une méthode d’interprétation, attachée non seulement à décrire
les œuvres d’art, mais à en exhiber la signification profonde. Effective-
ment, les œuvres sont constituées de symboles, c’est-à-dire d’opérations
de médiations entre le sensible et l’intelligible; les images signifient autre
chose que ce qu’elles donnent directement à voir: elles renvoient aux
Idées. Telle sera donc la tâche de l’iconologie face aux images: mettre
au jour ce qui est de l’ordre de la signification intrinsèque de l’œuvre.
Chez Panofsky, «c’est donc bien au concept, à l’esprit, à la signification
et aux “sources littéraires” qu’est donné le dernier mot du contenu intrin-
sèque connaissable d’une œuvre peinte ou sculptée» (Devant l’image,
284 m. hagelstein

150). En lui-même, cet impératif méthodologique n’est pas sans poser


question: est-on sûr que le contenu d’une œuvre d’art se limite à de la
signification17? Comment protéger la matière sensible (celle d’un tableau,
d’une sculpture) de la tyrannie du concept à laquelle l’iconologie livre
les œuvres? En allant aussi loin dans l’exigence de fonder une histoire
de l’art idéaliste (portée par le rapprochement avec l’Idée), Panofsky
n’évacue-t-il pas ce qui fait aussi l’essence d’une œuvre, à savoir ses
qualités sensibles? La critique de Didi-Huberman prend appui sur un
exemple précis d’objet visuel échappant à la machinerie interprétative
instituée par Panofsky (dans ses fameux Essais d’iconologie): une
fresque du peintre Fra Angelico dont «l’intrigue» — contrairement à ce
que l’on pense d’abord — est de nature non-figurative. Toute la force de
l’œuvre tient à un fond blanc, peint à la chaux, éblouissant chaque per-
sonne venant se recueillir. Le reproche est bien connu: toutes les œuvres
d’art ne sont pas «bavardes», généreuses en détails représentationnels,
«lisibles» comme le seraient des discours articulés. Au contraire, le
monde de l’art connaît ses périodes abstraites, silencieuses, minimales,
non-figuratives; et celles-ci échappent inévitablement au traitement
panofskien des œuvres, dont l’ambition était de restituer la signification
(claire et distincte) des différents éléments.
Mais — plus précisément — quel serait exactement le tort de
Panofsky selon cette archéologie de l’histoire de l’art opérée dans Devant
l’image? On l’a déjà évoqué: aux yeux de Didi-Huberman, l’entreprise
historique «idéalisante» — celle qui renoue les liens (distendus par le
Moyen Âge) entre art et Idée — resterait au fond dépendante de l’huma-
nisme renaissant et d’un concept trop étroit de représentation. Ce sont ces
deux principaux arguments que l’on va aborder ici.
Première objection, s’en référer à l’Idée ne ferait rien d’autre que de
reconduire un humanisme éculé: «La question, au fond, est autant celle
de la notion d’Idée que du choix fixé, peu à peu et comme impérieuse-
ment, sur la grande époque humaniste de l’histoire de l’art» (Devant
l’image, 135). Bien entendu, les Quattrocento et Cinquecento, siècles de
l’humanisme historique, avaient toutes les faveurs de Panofsky. Et Didi-
Huberman soupçonne qu’il y avait là non seulement un objet privilégié
par l’historien mais encore une véritable exigence théorique, que le kan-
tisme de la raison pure pouvait aider à justifier. Or, quel lien improbable
17
 On entrevoit déjà se dessiner chez Didi-Huberman les lignes d’une nouvelle théo-
rie du visuel inspirée par la psychanalyse freudienne: «Serait-il vraiment déraisonnable
d’imaginer une histoire de l’art dont l’objet soit la sphère de tous les non-sens contenus
dans l’image?» (Devant l’image, 149).
etude critique des liens de la théorie de l’art 285

peut bien lier la Renaissance humaniste — celle d’un théoricien comme


Vasari, auteur des Vies et artisan de la notion de Disegno — à la théorie
de la connaissance kantienne/néo-kantienne? Loin d’être simplement
paranoïaque (dénonçant une conspiration secrète), l’hypothèse de Didi-
Huberman repose sur le texte panofskien lui-même. En effet, Idea n’est
pas avare en rapprochements anachroniques — Michel-Ange, on l’a évo-
qué, passe presque pour un précurseur de Kant.
Pour Panofsky, «l’histoire de l’art est une discipline humaniste» —
tel est le titre d’un célèbre article rédigé en anglais à l’époque de Prince-
ton. L’histoire elle-même, par nature, rattache l’homme aux traditions
culturelles passées, où il puise sa grandeur et sa noblesse, où il reconnaît
les valeurs morales (étudier l’image nous préserverait de la barbarie).
L’érudition humaniste, inventée ou réinventée à la Renaissance, avait su
estomper les frontières entre art et science, entre sensible et intelligible.
Or, loin d’être datée historiquement, la conjonction de l’art et de l’Idée
avait pour Panofsky une valeur programmatique: «implicitement, la
Renaissance fera loi pour d’autres périodes de l’histoire, et la connais-
sance ‘humaniste’ deviendra elle-même cette situation organique désor-
mais assimilable, pour le lecteur, à un modèle absolu de connaissance»
(Devant l’image, 140). Modèle en vertu duquel l’homme connaissant est
nécessairement conscient et actif dans la construction du savoir; confronté
aux œuvres, l’homme participerait à l’effort de «re-création esthétique».
L’historien de l’art, soutient Panofsky, se distingue du spectateur naïf en
tant qu’il est «conscient» du message signifiant de l’œuvre, en tant qu’il
maîtrise absolument son objet. Or, rétorque Didi-Huberman, un tel modèle
réduit l’art à n’être qu’un «objet de conscience», c’est-à-dire un objet
perçu, fabriqué et constitué par la conscience. Dans sa rencontre avec
l’œuvre d’art, l’intellect ne ferait finalement que se confronter à lui-même,
à sa force inébranlable. Et l’auteur de conclure: «La conséquence natu-
relle du ‘ton kantien’ adopté par l’histoire de l’art sera donc, abruptement,
que l’inconscient n’y existe pas» (Devant l’image, 142). À l’inverse de
cette position, l’œuvre de Didi-Huberman, forte de plus d’une trentaine
d’ouvrages sur la question de l’image, vise à établir ce qu’il appelle lui-
même une «esthétique du symptôme» — c’est-à-dire une esthétique
débarrassée des idéaux humanistes de maîtrise et de connaissance, concen-
trée sur les effets troublants véhiculés par les images (troublants au sens
où ils font précisément apparaître des failles dans nos savoirs).
On voit sans difficulté ce qui dérange Didi-Huberman dans le projet
panofskien: en faisant de la Renaissance — et par extension de l’Anti-
quité, que les théoriciens de la Renaissance assimilent intelligemment en
286 m. hagelstein

réhabilitant certains éléments choisis — le foyer du développement de


l’art, en évaluant toutes les œuvres à la mesure des principes humanistes,
Panofsky se prive d’une compréhension fine de tout le reste — à savoir:
l’art primitif, l’art médiéval, l’art populaire, l’art brut, l’art contemporain.
Aussi, l’hétérogénéité des genres — et la richesse incroyable des objets
que l’on désigne par le vocable «art» — ne peut-elle être entièrement
assimilée par le projet de l’histoire de l’art «idéalisante»:
L’histoire de l’art, lorsqu’elle s’intitule elle-même comme «discipline huma-
niste», ne fait rien d’autre qu’en appeler à la synthèse, à la conjuration des
violences, des dissemblances ou des «inhumanités» dont l’image sait pourtant
— et depuis toujours — porter le feu. L’histoire de l’art comme «discipline
humaniste» ne fait rien d’autre que tracer un cercle magique, dans lequel elle
se clôt elle-même, s’apaise et recrée les images à l’image de sa propre pensée:
son Idea humaniste de l’art. (Devant l’image, 145)

Deuxième objection de Didi-Huberman: rabattre l’art sur l’Idée


implique un concept de «représentation» trop classique. Au moment
d’établir son entreprise iconologique, après avoir retracé — avec Idea
— l’histoire de la récupération théorique du concept d’Idée dans le
domaine artistique, Panofsky apporte sa propre pierre à l’édifice. Dans
l’introduction aux Essais d’iconologie, l’Idée véhiculée par l’art est
caractérisée de «sens de l’essence» [Wesensinn] et «contenu ultime»
[letzter wesensmässiger Gehalt]. À croire Didi-Huberman, elle serait
comme une «super-instance» permettant, en dernier recours, et en retour,
d’expliquer toutes les complexités des phénomènes singuliers de l’art qui
en sont issus. Voilà bien ce qui inquiète l’auteur de Devant l’image: que
l’hétérogénéité des formes de l’art soit ramenée à l’ordre du Même. On
sent l’enjeu presque éthique qui sous-tend ce problème: respecter les
singularités, les multiplicités véhiculées par la culture. Toutes les œuvres
d’art ne sont pas porteuses d’un sens clair et distinct dont elles sont la
simple manifestation phénoménale. Au contraire, certaines ont pu trou-
bler nos certitudes et déstabiliser nos savoirs. Impertinentes, elles
échappent alors à la maîtrise que le concept de «représentation» véhicu-
lait avec lui. Or, ce concept de «représentation» est aussi la fonction
fondamentale qui conditionne l’unité et l’universalité du système cassi-
rérien des formes symboliques. Et c’est bien l’Idée qui fait autorité, c’est
elle qui génère l’unité de la conscience en tant que son principe de fonc-
tionnement. Pour cette raison, chez Cassirer déjà, Didi-Huberman dénon-
çait une opération idéalisante:
Tout avait été aménagé pour qu’à un moment le pluriel puisse quand même
venir se lover dans l’Un […]. Cela signifiait que les formes symboliques
etude critique des liens de la théorie de l’art 287

de l’art étaient vouées à recueillir la diversité sensible des signes dans le


giron d’une dite «signification spirituelle générale» — une signification au
bout du compte intelligible, énonçable comme telle dans le discours de la
connaissance. (Devant l’image, 159)

L’œuvre d’art déjoue pourtant la simple opposition du sensible et


de l’intelligible. Ne peut-on pas se demander, avec Pierre Rodrigo, «si
l’art n’a pas déployé une autre logique que celle de la présentation sans
reste d’un sens»18? L’idéalisme esthétique autorisé par Platon et renforcé
par les approches néo-kantiennes nous a rendu aveugles à l’équivocité
des images et aux infinies possibilités des modalités de l’expression.

4.  Remarque conclusive

D’un point de vue philosophique, la position de Didi-Huberman a


parfois pu être perçue comme brutale et relativiste. Mais, à replacer son
enjeu dans le domaine de la théorie de l’art, elle trouve sa justification.
Didi-Huberman n’attaque pas Kant — au contraire, il semble parfois
vouloir le protéger des lectures trop biaisées. Il s’en prend au «ton kan-
tien» adopté par les historiens de l’art depuis Panofsky. Autrement dit,
il limite la portée de la théorie de la connaissance kantienne. Car c’est
bien de cela qu’il s’agit: les textes inauguraux de la méthode panofs-
kienne suivent de près la publication d’un premier tome de la Philosophie
des formes symboliques de Cassirer en 1923. Celui-ci s’ouvre avec une
présentation épistémo-critique du projet du néokantien de Marbourg, pro-
jet qui propose d’étendre la révolution kantienne à la culture dans son
ensemble. Sur ce point, Panofsky s’inscrit dans le sillage de son collègue
philosophe. Là où ce dernier restait parfois à distance des sciences parti-
culières — même si la Philosophie des formes symboliques brasse un
matériau extrêmement vaste —, Panofsky prend les choses à bras le corps
et cherche à transformer radicalement sa discipline. Or, c’est à cet élar-
gissement de la théorie de la connaissance kantienne au domaine de l’art
que résiste Georges Didi-Huberman, lequel revendique pour les images
un mode de connaissance et de compréhension autre, issu de la confron-
tation directe aux objets dans leur manifestation phénoménale. Pour
défendre une histoire rivée aux singularités, soucieuse de la matérialité
des œuvres, Didi-Huberman cherche donc à protéger le champ de l’art
de l’approche idéaliste.

18
 P. Rodrigo, L’étoffe de l’art, op. cit., p. 17.

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