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E. Cassirer, «Eidos und Eidolon. Das Problem des Schönen und der Kunst in
Platons Dialogen», 1924, in Gesammelte Werke [désormais GW], Band XVI. Aufsätze und
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kleine Schriften, Hamburg, Felix Meiner, 2003. Traduction française de C. Berner: «Eidos
et Eidolon. Le problème du beau et de l’art dans les dialogues de Platon», Écrits sur l’art,
Paris, Cerf, 1995.
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Au départ, les deux textes étaient censés paraître ensemble, mais celui de Panof-
sky, trop volumineux, fut publié à part. Ils indiquent exemplairement la richesse des
échanges intellectuels qui avaient lieu dans le Warburg-Kreis au milieu des années vingt.
Sur cette question, on peut lire notamment: E. H. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual
Biography, London, The Warburg Institute, 1970; M. Ferrari, «Ernst Cassirer e la
“Bibliothek Warburg”», Giornale critico della filosofia italiana, n°65, 1986.
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C’est ce que relevait déjà Kant dans la Critique de la raison pure: «Platon se
servit du mot Idée de telle sorte qu’on voit bien qu’il entendait par là quelque chose qui,
non seulement ne dérive jamais des sens, mais qui dépasse même de beaucoup les concepts
de l’entendement, dont s’est occupé Aristote, puisque jamais il n’est rien trouvé, dans
l’expérience, qui corresponde à ce concept. Les Idées sont pour lui des archétypes des
choses elles-mêmes et non pas simplement des clefs pour des expériences possibles… […]
C’est aussi dans la nature même que Platon voit avec raison des preuves qui démontrent
clairement que les choses tirent leur origine des Idées» (E. Kant, Critique de la raison pure,
A313/B370, trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, PUF, Paris, 1971 (7e éd.), p. 262-265).
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Pour une compréhension vraiment stimulante des enjeux contemporains de la théo-
rie platonicienne de l’image: P. Rodrigo, L’étoffe de l’art, Paris, Desclée de Brouwer, 2001.
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E. Cassirer, Philosophie der symbolischen Formen. I. Die Sprache, Gesammelte
Werke. Bd. XI, Hamburg, Felix Meiner, 2001, p. 2. Traduction française de O. Hansen-
Love et J. Lacoste: La philosophie des formes symboliques (1. Le langage), Paris, Minuit,
1972, p. 14.
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Sur ce concept de «participation», voir la contribution de Marc-Antoine Gavray,
supra pp. 23-25.
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E. Cassirer, «Hermann Cohen», 1920, trad. fr. in L’école de Marbourg, Paris,
Cerf, 1998, p. 175-176.
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E. Panofsky, Idea. Ein Beitrag zur Begriffsgeschichte der älteren Kunsttheorie
(1924) (désormais: Idea), Berlin, Volker Spiess, 1982, p. 2. Traduction française de
H. Joly: Idea. Contribution à l’histoire de l’ancienne théorie de l’art, Paris, Gallimard,
1983, 1989, p. 19.
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auteur. L’ironie veut que les passages consacrés à l’art fassent apparaître,
par exemple, l’influence d’Homère sur La République: «Plus il [Platon]
met fermement en garde contre l’œuvre illusionniste et magique de l’art,
plus on sent combien il est lui-même pris par cet effet magique et com-
bien il lui est difficile de s’en libérer» («Eidos und Eidolon», GW XVI,
158; trad. fr. 47). Ce n’est pas seulement l’art, c’est toute la connaissance
qui ne peut se passer de représentations; critiquant la créativité artistique,
le philosophe — en tout cas à ce point d’évolution de la philosophie —
referme le piège sur sa propre pratique («Eidos und Eidolon», GW XVI,
160-161; trad. fr. 49). Cassirer montre qu’en exprimant ses idées à l’aide
de mots, le philosophe est nécessairement pris dans la représentation; il
donne une forme sensible à ses pensées. Il insère donc sa propre pratique
dans le «champ de la médiateté» (autrement dit: dans le champ symbo-
lique). Selon Cassirer, le fait de chercher l’inconditionné sans pouvoir se
défaire du caractère conditionné de l’expression immédiate constitue le
drame du philosophe. Ce «tragique» [Tragik] frappe l’artiste comme le
dialecticien. Platon est conduit à une espèce de «détente de la grande
opposition polaire» qu’il doit, par ailleurs, nécessairement maintenir
(«Eidos und Eidolon», GW XVI, 159; trad. fr. 48)9.
Mais le plus important, dans l’argument de Cassirer, est ceci: Platon
redécouvrirait (malgré lui) un autre type d’art, également convoqué par
la philosophie, un art «créateur de figures» plutôt que simplement imi-
tatif. En contrepartie du constat de l’inclusion de la philosophie dans
l’ordre de la représentation, Cassirer va élaborer une théorie positive de
la mise en forme, c.-à-d. de la fonction symbolique. On rencontrera par-
tout cette proposition chez Cassirer: «mises en forme», les représenta-
tions ne sont pas de simples copies de la réalité. L’art est animé par une
«fonction authentiquement productrice (echte erzeugede Funktion)»
(«Eidos und Eidolon», GW XVI, 163; trad. fr. 51). Il doit donc être
évalué systématiquement: «Il n’est plus une restitution et copie du monde
configuré, mais il s’élève jusqu’aux principes, aux forces fondamentales
de la configuration elle-même» (idem). Panofsky s’accordera sur ce point
avec son collègue hambourgeois. Il ajoutera même ce que lui aura appris
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Pierre Rodrigo fait une lecture comparable du texte platonicien: «En effet, si le
mythe vaut chez Platon comme une image ou bien comme une fable qui donne à penser
là où le concept seul eût été capable d’entrer de plain-pied dans la question, il faut bien
admettre que l’auteur des Dialogues a au moins dû reconnaître une valeur propédeutique
à certaines œuvres issues de l’imagination créatrice (à commencer bien entendu, par celles
qui provenaient de sa propre imagination créatrice)» (P. Rodrigo, L’étoffe de l’art, op. cit.,
p. 28).
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Plus loin, Panofsky avance que l’Idée était descendue de sa sphère supra-céleste,
et que l’œuvre d’art ne se résignait plus à la seule réalité empirique; alors l’Antiquité a
pu commencer à penser leur rapport: «De son côté la philosophie, par un renversement
analogue de son sens, se montrait également disposée, de façon croissante, à ramener le
principe de la connaissance, c’est-à-dire l’Idée, de sa condition d’‘essence’ métaphysique
à celle d’un simple ‘concept’; de la même façon, tout comme l’objet d’art s’était dégagé
de la sphère occupée par la réalité empirique, l’Idée philosophique était descendue de son
‘lieu supracéleste’ et tous deux se voyaient assigner désormais comme lieu propre […] la
conscience [Bewußtsein] même de l’homme dans l’intériorité de laquelle l’un et l’autre
pouvaient désormais se fondre et s’unifier» (Ibid., 9; trad. fr. 34).
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Sur le point de vue du stoïcisme, voir supra la contribution de Bernard Colette.
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Plus loin, Panofsky affirme que la théorie des Idées devient au Moyen-Âge une
«logique de la pensée divine», alors qu’elle était originairement une «philosophie de la
raison humaine (eine Philosophie der menschlichen Vernunft)».
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E. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, 1979,
p. 143-144.
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G. Didi-Huberman, Devant l’image, Paris, Minuit, 1990, p. 115.
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Au fond, on peut dire qu’un principe kantien guide ironiquement la démarche de
Didi-Huberman.
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les modèles discursifs qui guident son exercice. Les enjeux sont épisté-
mologiques; le ton est polémique. Or, la figure d’Erwin Panofsky occupe
une place centrale dans l’argument. En effet, l’historien de l’art allemand,
armé d’un «outil philosophique considérable» — à savoir: la critique
kantienne de la connaissance —, aurait contribué à débarrasser sa disci-
pline propre d’une série de notions bancales — que Didi-Huberman
appelle des «mots magiques» — sur lesquelles elle fondait de fausses
certitudes. Mais par ailleurs, Panofsky aurait — dans un second temps
— refermé la possibilité pourtant ouverte par lui d’une véritable critique
de la connaissance des images, puisque ses efforts restaient dépendants
d’un certain humanisme et d’un concept trop classique de représentation16.
Alors qu’il entendait «réformer» l’histoire de l’art au XXe siècle, Panofsky
ne faisait que la reconduire dans sa version idéalisante.
La perspective de Didi-Huberman limite la possibilité de l’élargis-
sement du criticisme kantien au domaine de l’art, élargissement que les
néokantiens de Marbourg appelaient pourtant de leurs vœux:
Notre question posée au ton de certitude adopté par l’histoire de l’art s’est
donc transformée, par le biais du rôle décisif pris par l’œuvre d’Erwin
Panofsky, en une question posée au ton kantien que l’historien de l’art bien
souvent adopte sans même s’en rendre compte. Il ne s’agit donc pas — il
ne s’agit plus, au-delà de Panofsky lui-même — d’une application rigou-
reuse de la philosophie kantienne au domaine de l’étude historique sur les
images de l’art. Il s’agit, et c’est pire, d’un ton. D’une inflexion, d’un
«syndrome kantien» où Kant lui-même ne s’y reconnaîtrait plus vraiment.
(Devant l’image, 13-14).
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«Requestionner la ‘raison’ de l’histoire de l’art, c’est requestionner son statut de
connaissance. Quoi d’étonnant à ce que Panofsky — qui n’avait peur de rien, ni d’engager
le patient labeur de l’érudition, ni de s’engager lui-même dans la prise de position théo-
rique — se soit tourné vers la philosophie kantienne pour redistribuer les cartes de l’his-
toire de l’art et lui donner une configuration méthodologique qui, en gros, n’a pas cessé
d’avoir cours? Panofsky s’est tourné vers Kant parce que l’auteur de la Critique de la
raison pure avait su ouvrir et rouvrir le problème de la connaissance, en définissant le jeu
de ses limites et de ses conditions subjectives. Tel est l’aspect proprement ‘critique’ du
kantisme; il a formé et informé, consciemment ou inconsciemment, des générations
entières de savants. En se saisissant de la clef kantienne ou néo-kantienne — via Cassirer
—, Panofsky ouvrait de nouvelles portes à sa discipline. Mais ces portes aussitôt ouvertes,
il les a peut-être bien refermées devant lui, ne laissant à la critique que le moment d’un
bref passage: un courant d’air» (G. Didi-Huberman, Devant l’image, op. cit., p. 12-13).
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occupe une place prépondérante dans les écrits consacrés par les huma-
nistes à l’art. Sans doute pour la raison suivante: en manifestant explici-
tement les liens de la pratique artistique à l’Idée, les théoriciens renais-
sants pensaient élever celle-ci au niveau de la connaissance intellectuelle,
l’art devenant alors une pratique «noble», menant au savoir et contri-
buant à libérer l’esprit de la matière. En définissant l’art comme une
«forme symbolique», Cassirer s’inscrit lui-même dans la continuité d’un
tel débat: dans son système téléologique, l’œuvre d’art sert de médiation
entre mythe et raison, entre subjectivité et objectivité, etc.; elle est l’un
des moteurs du développement de l’homme (puisque l’esprit se libère à
travers les formes symboliques).
Didi-Huberman s’attache à désamorcer les évidences attachées
depuis longtemps au parcours de l’histoire de l’art — notamment celle
d’une intrication profonde de l’art et de la connaissance (à travers le
concept d’Idée). Déjà au temps de Vasari, un terme précis permettait
d’opérer le passage entre l’Idée au sens d’invention créatrice et l’Idée au
sens de représentation intellectuelle: celui de «disegno» dont Didi-
Huberman a rappelé le double sens de «dessin» et de «dessein»: «le mot
disegno était un mot de l’esprit autant qu’un mot de la main. Disegno
servait donc enfin à constituer l’art comme un champ de connaissance
intellectuelle». Progressivement, l’art s’est vu restreindre par le discours
historique à la seule fonction de savoir. Et ce d’autant plus que l’histoire
de l’art cherchait à se constituer comme discours objectif. Dès la fin du
XIXe siècle, les tenants de la Kunstwissenschaft (science de l’art) —
Wölfflin, Riegl, Panofsky — ont repris à leur compte ce projet, puisant
largement dans l’héritage critique kantien. De ce point de vue, l’exigence
théorique d’Erwin Panofsky constitue certainement un exemple parfait.
Didi-Huberman ouvre le feu en critiquant l’iconologie en tant que
discipline autoritaire. Le terme «iconologie», issu de la Renaissance et
utilisé par Cesare Ripa dès 1593, désigne la science de l’art instituée par
Panofsky: une méthode d’interprétation, attachée non seulement à décrire
les œuvres d’art, mais à en exhiber la signification profonde. Effective-
ment, les œuvres sont constituées de symboles, c’est-à-dire d’opérations
de médiations entre le sensible et l’intelligible; les images signifient autre
chose que ce qu’elles donnent directement à voir: elles renvoient aux
Idées. Telle sera donc la tâche de l’iconologie face aux images: mettre
au jour ce qui est de l’ordre de la signification intrinsèque de l’œuvre.
Chez Panofsky, «c’est donc bien au concept, à l’esprit, à la signification
et aux “sources littéraires” qu’est donné le dernier mot du contenu intrin-
sèque connaissable d’une œuvre peinte ou sculptée» (Devant l’image,
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P. Rodrigo, L’étoffe de l’art, op. cit., p. 17.