Expliquer le social par le social

François Dubet

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François Dubet. Expliquer le social par le social. Commentaire, 2011, La sociologie : science ou
discipline ?, 136, pp.1016-1019. �10.3917/comm.136.1001�. �halshs-00681268�

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 Expliquer le social par le social
FRANÇOIS DUBET
Ni scientisme, ni subjectivisme
«D
ISCIPLINE à caractère scienti-
fique » : cette formule prudente
convient particulièrement bien.
Si l’on définit la science comme la capacité
d’établir des lois causales tenues pour univer-
selles et vraies jusqu’à ce qu’elles soient
démontrées fausses, la sociologie et, plus
largement, les sciences sociales et historiques
ne sont pas des sciences. Je ne suis d’ailleurs
pas certain que les pères fondateurs de la
discipline aient eu une ambition aussi haute.
En revanche, si l’on définit plus modestement
la science comme une démarche de connais-
sance soumise à des contraintes relativement
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exigeantes, alors la sociologie peut être
conçue comme une discipline à caractère
scientifique puisqu’on ne peut ni faire ni dire
n’importe quoi. Dans ce cas, le caractère
scientifique de la sociologie est une affaire de
méthodes, d’exigences, de rationalité et de
capacités de construire des faits et des
preuves. J’ajoute volontiers que, malgré le
goût prononcé des sociologues pour les
querelles épistémologiques, il y a souvent un
accord implicite sur ce qu’est une bonne
recherche, et ceci quel qu’en soit le style ou
la méthode. Grâce à une sorte de popperisme
modéré, les sociologues admettent générale-
ment qu’une recherche est convaincante
quand elle produit des faits et des méthodes
capables de résister à la force des hypothèses
du chercheur. C’est là tout un art car la
grande faiblesse de la sociologie n’est pas tant
de ne pas avoir d’idées que d’en avoir trop,
et des idées si fortes qu’aucun fait et qu’au-
cune méthode ne sont en mesure de leur résis-
ter. Si la sociologie n’est pas une science avec
un grand S, capable d’accumuler des connais-
sances indiscutables et de produire des lois
générales, elle est une discipline exigeante
produisant des « lois » locales suffisamment
1
solides pour être tenues pour raisonnable-
ment valides.
Ni scientisme hautain, dont j’observe qu’il
est plus présent dans les manuels que dans les
productions de la recherche, ni relativisme, ni
subjectivisme, ni constructivisme radicaux ; je
n’ignore pas que cette position modérée a
toutes les chances d’apparaître timide et,
surtout, triviale. Il me semble clair que le
vieux rêve visant à établir des lois générales
de l’action sociale, du fonctionnement des
systèmes et de l’évolution des sociétés se place
à un tel niveau d’abstraction qu’il a peu de
chances de produire des connaissances
solides. Contre ce point de vue, il est juste de
rappeler que l’intentionnalité et la réflexivité
des acteurs font qu’ils construisent le monde
dans lequel ils vivent et que celui-ci n’est pas
« naturel » au sens où ce mot désigne le règne
de la nécessité. Il est clair aussi, comme l’af-
firmait Weber, que les hypothèses sociolo-
giques sont irrémédiablement enchâssées dans
des valeurs et des intérêts de connaissance et
que les sociologues n’échappent pas aux
mécanismes sociologiques qu’ils étudient.
Enfin, les faits sociaux, y compris les outils de
recherche, sont construits, mais cette construc-
tion n’empêche pas qu’ils fonctionnent « réel-
lement » et que la vie sociale n’est pas une
chimère produite par le seul jeu des subjecti-
vités. Il est donc évident que la sociologie doit
réfléchir sur elle-même et ne pas être dupe
d’elle-même.
Tout cela est bel et bon jusqu’au point où,
de « tournants réflexifs » en « tournants
linguistiques », on considérerait que le travail
de la sociologie est celui d’une déconstruction
infinie, y compris une déconstruction de la
déconstruction. Plutôt que de produire des
connaissances, on produit de longues disser-
tations démontrant de manière de plus en plus
convenue que la connaissance est une illusion
puisque tout est social et puisque le social est
 construit. Or, si les faits sociaux ne sont pas
des choses, il n’empêche qu’ils résistent, qu’ils
précèdent les acteurs et qu’ils leur survivent.
C’est pour cette raison que l’on doit affirmer
que la sociologie est une discipline, et une
discipline suffisamment exigeante pour que
ses conclusions puissent être tenues pour
valides en dehors du contexte local de leur
production et de la subjectivité des cher-
cheurs.
Illusion rétrospective
La sociologie est nécessairement pluraliste
et ce n’est parfois que par une illusion rétro-
spective qu’on lui confère une unité qu’elle
n’a jamais eue. Ceux qui ont gagné la bataille
de la postérité ne furent pas plus hégémo-
niques que leurs concurrents. Ce pluralisme
n’est pas une faiblesse de la discipline car,
comme l’a bien montré Jean-Michel Berthe-
lot, en arrière-plan des hypothèses sociolo-
giques se tient un ensemble de thêmata de
modèles d’intelligibilité de la vie sociale. Le
pluralisme sociologique est d’autant plus
inévitable que chaque modèle ou paradigme
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peut être tenu pour l’impensé de l’autre.
D’ailleurs, en dépit des querelles et des riva-
lités, je ne crois pas que les sociologues
souhaitent que s’installe un modèle hégémo-
nique qui ne serait alors qu’une science offi-
cielle.
Il est extrêmement hasardeux de tracer la
topographie ou la toponymie de la sociologie,
y compris de la sociologie française à laquelle
je préfère m’en tenir. À un niveau de géné-
ralité extrême, on peut distinguer trois
grandes manières de concevoir l’objet de la
sociologie à partir des conceptions de l’action
sociale. La tradition la plus ancienne conçoit
l’action sociale comme l’accomplissement
d’un programme culturel, d’une orientation
normative au sein d’un système défini comme
un ensemble de déterminations structurelles
et institutionnelles ; c’est le programme de
Durkheim, de Parsons, de Merton, de Bour-
dieu en France, et ce que les sociologues
américains appellent aujourd’hui la sociologie
culturelle. Les théories du choix rationnel
constituent le deuxième grand paradigme,
mais, comme on admet généralement que la
rationalité de ce choix est socialement
contrainte, les systèmes de relations, les
croyances, les normes et les conventions sont
intégrés dans ce modèle. Enfin, une troisième
famille de conceptions de l’action est centrée
sur la subjectivité et l’activité des individus
généralement saisis au niveau des interactions
et de la construction continue des échanges
sociaux et des catégories sociales elles-mêmes.
Les frontières de ces grandes familles sont
très largement poreuses et parfois même elles
font une recherche en légitimité auprès des
mêmes pères fondateurs, notamment de
Weber dont l’œuvre peut fournir des argu-
ments aux trois courants. À ces distinctions
plus que grossières, il faudrait ajouter les
sensibilités idéologiques et politiques qui les
traversent puisque chacune d’elles présente
des versions plus ou moins conservatrices ou
plus ou moins radicales. Si l’on ajoute à cela
le fait que ces grandes familles peuvent mobi-
liser des méthodes différentes et que l’oppo-
sition entre les techniques quantitatives et les
techniques qualitatives les traverse toutes, il
faut bien admettre que le paysage intellectuel
de la sociologie est profondément éclaté. Il
l’est d’autant plus que le nombre croissant de
chercheurs et l’élargissement du « marché »
des idées ont accéléré la spécialisation des
domaines et des sous-domaines, ont multiplié
les diverses studies qui ne se définissent que
par leurs objets empiriques et par des sensi-
bilités théoriques plus ou moins partagées.
C’est à cause de cet éclatement qu’il est plus
raisonnable de parler de styles que d’écoles,
puisque la plupart des sociologues emprun-
tent à une diversité de traditions, de théories
et de méthodes. Si la multiplication de ces
styles est sans doute une bonne chose pour les
individus, il n’est pas certain qu’elle soit excel-
lente pour la discipline. En effet, le pluralisme
exige des règles communes de confrontation
et de discussion, il ne dispense pas de la
formation d’un espace commun permettant
un minimum d’accumulation de connaissances
et une critique rationnelle des productions. Or
la multiplication des styles personnels, des
tendances, parfois des « bandes », conduit
plus sûrement à l’indifférence et à l’anomie
qu’à la formation d’un espace de critique
professionnelle. Ne pouvant s’accorder sur
leurs paradigmes et leurs idéologies, les socio-
logues pourraient faire beaucoup plus d’ef-
forts pour discuter ensemble de la nature des
« faits » et des « preuves ».
2
 Distance de la connaissance et de
l’action
Il est parfois de bon ton de refuser l’exper-
tise au nom de la pureté de la science et de
la vocation critique de la sociologie. Cette
querelle me semble largement dépourvue de
contenu. Les biologistes s’interdisent-ils de
croire qu’ils peuvent faire progresser la méde-
cine ? D’une part je ne vois pas pourquoi les
sociologues refuseraient d’être des experts
dont les connaissances seraient utiles à ceux
qui peuvent les utiliser, qu’ils soient au
pouvoir ou qu’ils critiquent ce pouvoir. Il va
de soi que, en sociologie comme ailleurs, les
experts ne doivent se voir dictées ni les ques-
tions ni les réponses par ceux qui les finan-
cent. D’autre part, la position critique est bien
souvent une posture car on peut considérer
que la connaissance est nécessairement
critique dès qu’elle montre que le monde
social n’est pas exactement ce que l’on croit
qu’il est ; une bonne recherche est souvent
plus critique qu’un ouvrage indigné. Enfin,
comment ignorer que nous vivons dans des
sociétés qui entretiennent avec elles-mêmes et
leurs catégories un rapport profondément
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critique, des sociétés où la pose critique est
parfois le plus sûr moyen d’avoir du succès ?
Plutôt que de se demander ce que la socio-
logie fait aux sociétés, mieux vaudrait se
demander ce que les sociétés font de la socio-
logie étant donné que les sociologues contrô-
lent fort peu ce qu’il advient de leurs
recherches et des connaissances qu’ils produi-
sent. Il est peu vraisemblable que le succès
d’un ouvrage de sociologie dépende directe-
ment des intentions de son auteur. Il tient plus
à la manière dont les acteurs concernés s’en
saisissent. La sociologie des organisations a
probablement permis aux managers et aux
responsables des politiques publiques d’éclai-
rer leurs décisions. La sociologie de l’éduca-
tion n’a certainement jamais dicté les poli-
tiques scolaires, mais celles-ci n’ont pas pu
faire comme si nous ignorions tout des méca-
nismes scolaires. En fait, les acteurs politiques
se servent de la sociologie mais on n’imagine
guère que la sociologie leur dicte les buts et
les règles de leur action. Cela ne semble pas
tenir principalement à la faiblesse de la socio-
logie ou à l’aveuglement des politiques mais,
plus profondément, à la distance normale de
la connaissance et de l’action, à la lutte de
3
l’éthique de responsabilité et de l’éthique de
conviction. Un monde qui appliquerait les
recettes des sociologues ne serait certaine-
ment pas meilleur ; mais un monde social qui
s’acharnerait à ne pas se connaître serait sans
doute pire. Et puis les autres sciences sociales
sont-elles vraiment mieux placées que la
sociologie ? Les rapports de l’histoire et des
mémoires ne sont pas des plus simples ; l’éco-
nomie explique nettement mieux ce qui s’est
passé que ce qui peut advenir et l’on ne sait
jamais si son succès est celui de la science ou
de la Pythie. Dans tous les cas, les sciences
sociales sont utiles à la décision quand elles
dictent des règles de prudence.
Contre les idées fausses
Rappelons d’abord que les régimes non
démocratiques ont toujours refusé la sociolo-
gie ou qu’ils l’ont réduite à une idéologie offi-
cielle. Si l’on considère que la démocratie
exige que se forment des débats publics sur
un certain nombre de problèmes sociaux,
débats placés en amont des processus stricte-
ment politiques, la sociologie participe natu-
rellement à ces débats. Et c’est sans doute là
son rôle le plus positif quand elle montre,
grâce à des études minutieuses, que la vie
sociale n’est pas exactement ce que l’on pense
qu’elle est. La sociologie est utile quand elle
met en évidence des mécanismes sociaux dont
les acteurs n’ont pas une conscience immé-
diate et claire, elle est utile quand elle
témoigne d’expériences sociales que les
médias ignorent, elle est utile quand elle
montre que les conséquences d’une décision
publique risquent d’être contre-intuitives.
Quitte à paraître naïf, on peut dire que la
sociologie est utile quand elle combat les
idées fausses et les idéologies.
Bien sûr, la sociologie ne gagne jamais la
bataille des idées et on ne sait pas quelle
sociologie pourrait gagner cette bataille. Mais
il est bon que la sociologie, entendue de
manière limitée comme la production de
connaissances objectives et rationnellement
argumentées, fasse entendre sa petite
musique dans le concert des débats publics.
Nous sommes d’ailleurs dans une situation
étrange : même si la sociologie est souvent
critiquée et tenue pour négligeable, personne
ne pense qu’elle est inutile et il n’est guère de
 problèmes sociaux sur lesquels on ne
recherche l’avis des sociologues, moins parce
qu’ils disent la « vérité vraie » que parce qu’ils
nous décentrent et nous mettent à distance de
nous-mêmes.
Confiance
La sociologie contribue-t-elle à une meil-
leure connaissance des sociétés ? Imagine-t-
on que je réponde non à cette question tout
en ayant consacré beaucoup de travail à la
sociologie et en étant payé pour cela ? Je reste
persuadé que les choses n’ont pas profondé-
ment changé depuis le siècle des Lumières et
le lendemain des révolutions démocratiques.
Quand la vie sociale n’est plus perçue comme
l’accomplissement d’un dessein divin et quand
elle n’est pas réduite à la mise en œuvre d’un
contrat social rationnel dans lequel la Raison
se substitue à Dieu, il faut, selon la vieille
formule de Durkheim, « expliquer le social par
le social ».
Si on accepte de réduire la sociologie à ses
dimensions les plus pratiques et les plus empi-
riques, à l’art de construire des enquêtes, de
recueillir des données, de traiter des séries
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statistiques et des archives, d’interroger les
individus sans les enfermer dans les cadres de
l’opinion publique… alors la sociologie contri-
bue à une meilleure connaissance des socié-
tés. Elle nous apprend quelles sont les condi-
tions sociales de la santé, de l’éducation
scolaire, celles qui tiennent aux conditions
générales et au fonctionnement des organisa-
tions, elle nous dit quelles sont les conditions
de la participation démocratique, elle nous dit
pourquoi les gens croient et pourquoi ils
raisonnent comme ils raisonnent… En ce
sens, la sociologie est plus cumulative qu’on
ne l’imagine quand, sous prétexte de construc-
tivisme radical, chaque chercheur est tenté de
faire comme s’il était à l’origine du monde.
Cette confiance vaguement scientiste dans
la connaissance ne signifie pas que la sociolo-
gie ait le monopole de la connaissance de la
vie sociale et il m’arrive de penser que les
romans et les films en apprennent plus sur les
sociétés que la microsociologie des interac-
tions. Je crois cependant que la sociologie
produit des connaissances relativement
solides et que la connaissance peut rendre nos
vies sociales meilleures. Les faiblesses de la
sociologie tiennent moins à son pluralisme et
à sa structure intellectuelle et scientifique qu’à
son faible niveau d’organisation et de maîtrise
d’elle-même, qu’à sa place dans l’espace
universitaire, à ses « mœurs » et à la respon-
sabilité des sociologues.
F. D. (Université Bordeaux-Segalen
et École des hautes études
en sciences sociales, Paris)