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408 I Le conflit'des sociologies
18 Distinction proposée par P. F. Lazarsfeld dans << Remarks on Adrninistrative
and Critical Communications Research >>, Srudies in Philosophy anrl Sociul Science,9,
1941, p.2-16. Sociologue américain d'origine autrichienne, Paul Lazarsfeld (1901-1976)
est aujourd'hui considéré comme I'un des pionniers de la sociologie des médias. C'est
lui qui, en 1938, accueille Adorno à son arivée aux États-Unis, au sein du Princeton
Radio Research Project qu'il dirige. Dans ce cadre (et non sans heurt), Adorno va
se familiariser avec les méthodes de la recherche sociale empirique et concevoir le
projet d'une < physiognomonie cle la radio > ainsi qu'une série d'études sur la musique
populaire qui sont cornme la préhistoire des célèbres analyses critiques consacrées à
< f industrie culturelle > dans la DialecÍique de I'Affilärung (cf. Current of Music.
É,\étnents pour une théorie de la radio, tracl. et postface P, Arnoux, Paris, Éditions de
la Maison des sciences de I'homme,2010). Adorno est revenu sur cette expérience
américaine dans le texte < Recherches expérimentales aux États-Unis >>, in Moclèles
critiques, trad. par M. Jimenez et E. Kaufholz, Paris, Payot, 1984, p. 230-260.
l9 Allusion àlafreisclmebende Intelligen¿, expression forgée par A. Weber mais
popularisée par K. Mannheim, notamment dans ldéologie et utopie (cl K. Mannheim,
Irtéot.ogie et utopie, trad. par J.-L. Evarcl, Paris, Éclitions de la Maison des sciences
de l'homrne, 2006, p. ex. p. 128).
20 Das Ganze. Sv la traduction de ce terme par < le Tout >, cf Glossaire.
Theodor W. Adorno, « Sociologie et recherche empirique » (1957), in
Le Conflit des sociologies, trad. de l’allemand et de l’anglais par Pierre
Arnoux et al., Paris, Payot, 2016, pp. 409-430.
Sociologie et recherche empiriquel
1
[196] Les manières de procéder que l'on rassemble en une
discipline académique sous le nom de sociologie ne sont liées
les unes aux autres qu'en un sens hautement abstrait : du fait
qu'elles traitent toutes d'une façon ou d'une autre de réali-
tés sociales. Ni leur objet ni leur méthode ne sont cependant
uniformes. Certaines visent la totalité sociale2 et ses lois de
mouvement ; d'autres s'y opposent de manière nette et visent
des phénomènes sociaux [soTial] singuliers qu'il est proscrit
de rapporter à un concept de société, geste taxé de spéculatif.
Les méthodes varient en fonction de cela. Dans le premier
cas, on est censé pouvoir comprendre les liens sociaux et le
complexe < société > qu'ils forment en partant des conditions
fondamentales structurelles, tel le rapport d'échange ; dans le
second, ce genre d'ambition se voit dénigré - même là où
elle ne tente aucunement de justifier les faits donnés depuis la
position de surplomb d'un esprit se glorifiant lui-même - et
rejeté comme atavisme philosophique au sein de l'évolution de
la science: elle doit faire place à la pure constatation de ce
qui, dit-on, est le cas. Au fondement de ces deux conceptions
se trouvent des modèles historiquement divergents. La théorie
de la société est issue de la philosophie, alors qu'elle cherche
dans le même temps à altérer la fonction des problématiques
philosophiques en déterminant la société comme ce substrat que
la philosophie traditionnelle appelait les essentialités éternelles,
ou encore l'esprit. De même que la philosophie se méfiait du
 I
4I0 I Le conflit des sociologies
leurre des apparences et voulait de I'interprétation, de même
la théorie se méfie d'autant plus de la façade de la société
que cette façade se présente de manière lisse' La théorie veut
nommer ce qui fait secrètement tenir la machinerie. Le désir
de la pensée qui, jadis, ne supportait pas le caractère insensé
de ce qui est, et est seulement, s'est sécularisé dans l'impul-
sion visant le désenchantement. Il veut soulever la pierre sous
laquelle couve la bête immonde3 ; c'est sa connaissance - et elle
seule - qui à ses yeux conserve le sens. C'est contre cette impul-
sion que se rebiffe Í1971 la recherche sociologique factuelle.
Le désenchantement, tel que Max Weber encore l'affirmait,
n'est à ses yeux qu'un cas particulier d'enchantement ; réfléchir
sur ce qui agit obscurément et qu'il faudrait transformer n'est
qu'une perte de temps sur le chemin vers la transformation de
ce qui est manifeste. Surtout, ce qui aujourd'hui est communé-
ment honoré du nom de << recherche sociale empirique >> a pour
modèle, depuis le positivisme de Comte et de manière plus ou
moins avouée, les sciences de la nature. Les deux tendances se
refusent à tout dénominateur commun. Des pensées théoriques
sur la société dans son ensemble ne peuvent pas être démon-
trées sans discontinuité par des diagnostics empiriques : elles
veulent échapper à ces derniers comme les esprits à un dispositif
expérimentai patapsychologique. Chaque vue de la société prise
comme un tout transcende nécessairement ses faits dispersés.
La construction du plan d'ensemble a pour première condition
un concept de la chose à même lequel les données disparates
s'organisent. C'est en partant de l'expérience vivante qui n'est
pas elle-même déjà anangée selon des mécanismes sociaux de
contrôle déjà en place, à partir du souvenir de ce qui a été
pensé autrefois, en partant de la conséquence rigoureuse de sa
propre réflexion, que la construction doit porter ce concept au
contact du matériau et le transformer à partir de là. Si, malgré
cela, la théorie ne veut pas succomber à ce dogmatisme qu'un
scepticisme devenu interdiction de penser est en permanence
sur le point de découvrir avec jubilation, alors elle ne doit pas
se contenter de cela. Elle doit transposer les concepts qu'elle
apporte pour ainsi dire de l'extérieur en ces concepts que la
chose a d'elle-môme, en ce que la chose veut être par elle-
même, et elle doit les confronter avec ce qu'elle est. Elle doit
dissoudre la rigidité de I'objet fixé ici et maintenant dans un
Sociologie et recherche empirique / 4ll
champ de tension entre le possible et le réel : chacun des deux,
ne serait-ce que pour exister, est renvoyé à I'autre. Autrement
dit: la théorie, sans échappatoire aucune, est critique. Or c'est
pour cette raison que des hypothèses, ou encore des prévisions,
que I'on déduit d'elles concernant ce que l'on peut attendre selon
les < règles >>, ne lui sont pas entièrement adéquates. Ce que
I'on peut attendre purement et simplement fait lui-même partie
de la machine sociale ; par rapport à ce que vise la critique,
il est incommensurable. La satisfaction bon marché venant du
fait que ce que I'on a pressenti arrive effectivement ne doit pas
tromper la théorie sociale sur le fait que, dès qu'elle entre en
scène sous forme d'hypothèse, [198] elle change de composition
interne. Le constat singulier par lequel elle est vérifiée appartient
luimême déjà de son côté au complexe d'aveuglement qu'elle
veut transpercer. Ce qu'elle gagne en concrétion et en contrainte
objective, elle le paie d'une perte en pouvoir de pénétration ;
ce qui ne vise rien de moins qu'un principe se voit raboté au
niveau de l'apparence à même laquelle on le vérifie. Si, en
prenant le chemin inverse, celui qu'emprunte habituellement
la science, on veut monter jusqu'à la totalité de la société en
partant d'enquêtes singulières, alors on obtient dans le meilleur
des cas de grands concepts classificatoires, mais jamais des
concepts qui expriment la vie de la société elle-même. La caté-
gorie << société structurée par la division du travail en général >
se situe, par rapport à la catégorie < société capitaliste >>, plus
haut sur l'échelle de I'abstraction, elle est plus générale: elle
n'est pas plus essentielle pour autant ; au contraire, elle est plus
inessentielle, elle dit moins sur la vie des hommes et ce qui les
menace, sans que pour autant une catégorie qui se situe plus
bas logiquement comme celle d' < urbanisme >> en dise davan-
tage. Les niveaux d'abstraction sociologiques - qu'ils soient
simples ou complexes - n'ont pas automatiquement une valeur
de connaissance de la société qui correspondrait à l'intensité
de I'abstraction. C'est la raison pour laquelle on doit si peu
espérer de leur unification systématique dans un modèle tel que
le modèle << fonctionnel > de Parsons. Mais il y a encore moins
à espérer des promesses indéfiniment ressassées et ajournées
depuis l'âge de pierre sociologique et qui visent une synthèse de
la théorie et de l'empirie tout en identifiant faussement la théorie
avec une unité formelle : ces promesses dénienta le fait qu'une
412 / Le conflit des sociologies
théorie de la société, épwée de toute teneur chosale déplace
et dérange dans le même temps tous les accents. Rappelons à
quel point il est indifférent de recourir aux << groupes > là où
l'on peut recourir à la société industrielle. Former la théorie
sociale selon le modèle des systèmes classificatoires revient à
substituer à ce qui prescrit sa loi à la société le plus maigre
rebut conceptuel : on ne peut faire entrer I'empirie et la théorie
dans un continuum. Face au postulat exigeant de comprendre
l'essence de la société moderne, les contributions empiriques sont
comme autant de coups d'épée dans I'eau;selon les règles du
jeu empirique, des preuves empiriques pour des lois structurelles
centrales restent pourtant, et en tout état de cause, contestables.
Ce qui importe n'est pas de lisser et d'harmoniser ce genre de
divergences : seule une vision harmoniste de la société se laisse
aller à ce genre de dérives. Ce qui importe est de mener de
manière féconde la bataille autour de ces tensions.
2 peut en faire ainsi que tous les compléments que I'on peut y
[199] Comme la sociologie relevant des sciences de l'esprit5
ainsi que la sociologie formelle ont déçu, il règne aujourd'hui
une tendance à accorder un primat à la sociologie empirique.
Sa capacité à être immédiatement mise à profit dans la pratique,
son affinité avec I'administration sous toutes ses formes, jouent
certainement un rôle ici. Or la réaction contre des affirmations
- soit arbitraires, soit vides - venues d'en haut et portant sur
la société, est légitime. Toutefois les procédés empiriques ne
méritent en aucun cas qu'on leur accorde la primauté en géné-
ral. Ce n'est pas seulement qu'il y en a d'autres à côté d'eux :
la pure existence de disciplines et de manières de penser ne
les justifie pas pour autant. Mais leur limite leur est imposée
par la chose. Les méthodes empiriques, qui tirent leur force
d'attraction de leur exigence d'objectivité, préfèrent paradoxa-
lement du subjectif - leur origine dans des études de marché
explique cela -, c'est-à-dire qu'à côté des données statistiques
relevant du recensement comme le sexe, l'â,9e, l'éTat matrimo-
nial, les revenus, l'éducation, etc., elles se consacrent aux opi-
nions, aux points de vue et attitudes, au mieux aux façons de
se conduire des sujets. En tout cas, c'est uniquement dans ces
Sociologie et recherche empirique / 4t3
domaines que leur spécificité s'est confirmée jusqu'à présent :
en tant qu'inventaires de ce que I'on appelle des états de fait
objectifs, on aurait du mal à les distinguer d'informations pré-
scientifiques utilisées ou destinées à des fins administratives.
En règle générale,l'objectivité de la recherche sociale empirique
concerne les méthodes et non I'objet de la recherche. Par le
traitement statistique, on déduit de recherches sur des personnes
singulières plus ou moins nombreuses des propositions qui,
selon les lois de la stochastique, sont généralisables et indé-
pendantes de variations individuelles. Mais les valeurs moyennes
obtenues - peu importe leur validité objective - restent pourtant
le plus souvent des propositions objectives sur des sujets, voire
sur la manière dont les sujets s'aperçoivent eux-mêmes et dont
ils voient la réalité. L'objectivité sociale, la quintessence de
tous les rapports, institutions et forces au sein desquels les
hommes agissent, a été, ignorée ou, au mieux, prise en consi-
dération sous forme d'acçidents, par les méthodes empiriques :
questionnaires, interviews et toutes les combinaisons que l'on
apporter. La faute en est non seulement aux commanditaires
intéressés qui, consciemment ou inconsciemment, empêchent
l'élucidatioñ de ces rapports et, aux États-Unis, [200] veillent
déjà au moment de I'attribution d'un projet de recherche - par
exemple à propos des médias de la communication de masse -
à ce que seules soient prises en çonsidération des réactions qui
s'inscrivent dans le commercial system dominant et à ce qu'au-
cune analyse de la structure ni des implications de ce système
lui-même n'ait lieu. C'est bien plutôt sur le modèle de ce sys-
tème que les outils empiriques ont été objectivement taillés, à
savoir le questionnement plus ou moins normé de nombreux
individus singuliers et le traitement statistique de ces derniers,
qui ont tendance à reconnaître coÍìme source légitime du juge-
ment sur la chose elle-même des avis préalablement répandus,
et de ce fait préformés. Il est vrai que, dans ces avis, se reflètent
aussi les objectivités, mais elles ne le font certainement pas de
manière complète, ni sans subir de nombreuses déformations.
En tout état de cause pourtant, le poids des opinions, attitudes
et comportements subjectifs est bel et bien secondaire si on le
compare avec ces objectivités, et un bref regard sur le fonc-
tionnement, dans le cadre de leurs professions, de ceux qui
414 I Le conflit des sociologies
travaillent, le montre clairement. Peu importe le degré de posi-
tivisme des procédés, ils reposent tous implicitement sur la
représentation - déduite, par exemple, des règles du jeu de
l'élection démocratique, puis généralisée à outrance - que la
quintessence des contenus de la conscience et de l'inconscience
des hommes, qui forment un univers statique, jouerait, sans
détour aucun, un rôle clé pour le processus social. Malgré leurs
objectivations, voire en vertu d'elles, les méthodes ne percent
pas à jour 1'objectivation de la chose, et surtout pas la contrainte
exercée par I'objectivité économique. Virtuellement, toutes les
opinions se valent à leurs yeux, et des différences aussi é1é-
mentaires que la différence du poids qu'a I'opinion en fonction
de son pouvoir social ne se trouvent prises dans leurs filets
que lorsqu'elles procèdent à des affinements supplémentaires,
lè choix de groupes clés par exemple. Ce qui est premier devient
secondaire. Or ce genre de déplacements au sein de la méthode
n'est cependant pas indifférent à l'égard de l'objet de la
recherche. Nonobstant l'aversion de la sociologie empirique
contre les anthropologies philosophiques qui sont devenues à
la mode en même temps qu'elle, elle partage avec elles une
perspective qui est de miser sur l'homme, de prétendre que
tout ne dépend que de lui, ici et maintenant, au lieu de déter-
miner d'emblée les hommes sociétisés6 d'aujourd'hui comme
un moment de la totalité sociale, comme - n'ayons pas peur
des mots - son objet. Le caractère chosal de la méthode, son
ambition innée de clouer au sol des états de fait [201], est
transféré sur ses objets, c'est-à-dire précisément les états de
fait subjectifs que l'on met au jour, comme si ces derniers
étaient des choses en soi et n'étaient pas réifiés, ce qui en
réalité, est le cas. La méthode menace à la fois de fétichiser
son objet et de dégénérer elle-même en fétiche. Ce n'est pas
pour rien que, dans les discussions qui ont lieu au sein de la
recherche sociale empirique, des questions de méthode prévalent
sur des questions de contenu - dans une perspective qui est
celle de la logique du procédé scientifique en question, il est
même tout à fait juste qu'il en soit ainsi. L'objectivité de dia-
gnostics qui ont été établis par une méthode se met souvent à
la place de la dignité de I'objet de recherche là où I'on se met
à la recherche de critères, et dans le fonctionnement courant
de la science empirique, le choix des objets de recherche et la
Sociologie et recherche empirique / 415
perspective de recherche des enquêtes s'orientent, si ce n'est
sur des désirs pratico-administratifs, du moins sur'les manières
de procéder disponibles qu'il î'y a, tout au plus, qu'à déve-
lopper plus avant - bien plus que sur ce que l'objet de recherche
a d'essentiel. D'où I'insignifiance totale et indubitable de tant
d'études empiriques. Le procédé de la définition opérationnelle
ou instrumentale, généralement utilisé en technique empirique,
ce procédé qui, par exemple, définit une catégorie comme celle
de << conservatisme > par des valeurs numériques corrélées à
des réponses aux questions du questionnaire, entérine le primat
de la méthode sur la chose et, en fin de compte, l'arbitraire
de ce que la science fabrique. On prétend examiner une chose
à l'aide d'un instrument de recherche qui, du fait de sa propre
formulation, décide de ce qu'est la chose : un pur et simple
cercle. La posture de l'honnêteté scientifique qui se refuse à
travailler avec d'autres concepts que des concepts clairs et
distincts, devient le prétexte pour glisser les institutions auto-
suffisantes de la recherche devant l'objet de recherche. Avec
une morgue de béotien, on oublie les objections de la grande
philosophie contre la pratique de la définitionl : ce que la
philosophie mettait au ban comme un résidu scolastique est
remis à l'honneur dans les sciences particulières irréfléchies,
qui continuent à traîner cette pratique au nom de I'exactitude
scientifique. Or, dès que I'on f2021 extrapole - ce qui est
presque inévitable - à partir de concepts définis de manière
instrumentale, des concepts conventionnellement courants, la
recherche se rend coupable précisément de cette imprécision
qu'elle voulait éradiquer à l'aide de ses définitions'
3
Que le modèle des sciences de la nature ne puisse être trans-
posé sans anicroches ni restrictions à la société tient à cette
dernière. Mais cela ne tient pas - coÍlme le voudraient
L Cf. par exemple I. Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF' 1965,
p. 444. G. W. F. Hegel, Science de la logique, t' II, < La logique subjective ou
la doctrine du concept >>, Paris, Aubier, 1981, p. 331 et p. 334.; de nombreux
passages aussi chez Nietzsche.
416 / Le conflit des sociologies
l,idéologie et les rationalisations des oppositions réactionnaires
dirigées, en Allemagne, conffe les nouvelles techniques - au
faitþe la dignité humaine, que I'humanité s'efforce méticu-
leusement de ãémolir, serait au-delà de méthodes qui la consi-
dèrent comme étant un morceau de nature. L'humanité blasphème
plutôt là où sa prétention à la domination refoule la remémo-
iation de son être naturel et perpétue ainsi son appartenance
aveugle à la natureT, que lorsqu'elle se souvient de son caÍac-
tère ñaurel. <<La sociologie n'est pas une science de I'espritl' >>
Dans la mesure où le durcissement de la société dégtade toujours
plus les hommes, les ravalant au statut d'objet, et transforme
ieur situation en une << seconde nature >>, des méthodes qui
démontrent justement cela n'ont rien de sacrilège. La non-liberté
des méthodes sert la liberté en ce qu'elle témoigne' sans com-
mentaire,'de la non-lib erté régnante. Les fanfaronnades outragées
et les gestes de défense raffinés que l'étude de Kinseys a sus-
cités sónt le meilleur argument en faveur de Kinsey. Là où les
hommes sont en fait réduits, sous la pression des circonstances,
à < réagir à la manière des batraciensrl >>, c'est-à-dire là où ils
sont dés consommateurs compulsifs de médias de masse et
d'autres plaisirs réglementés,les études d'opinion dont s'offusque
un humanisme exsangue leur conviennent bien mieux que toute
sociologie < compréhensive >> : car le substrat de la compréhen-
sion, lJ comportement en accord avec lui-même et porteur de
sens, a déià-été remplacé au sein des sujets par du < réagir >
pur et simple. [203] Une science socialee à la fois atomiste et
établissant une classification ascendante depuis les atomes vers
les généralitésl0 est le miroir de Méduse dans lequel se reflète
une société à la fois atomisée et agencée selon des concepts
classificatoires abstraits - ceux de l'administration. Mais cette
adaequatio rei atque cogitationisrr nécessite encore une réflexion
d'e[ó-même afin de devenir vraie. Elle n'est légitime que sous
une forme critique. Dès f instant où l'on hypostasie, comme
étant la raison immanente de la science,l'état que les méthodes
I. < Soziologie und empirische Sozialforschung > [sociologie et recherche
sociale empiriquel, in Institut für Sozialforschung (éd.), Soziologische Exkurse.
Nach Vorträgen und Diskussionen [Digressions sociologiques. Conférences et
discussions l, Francfort-sur-1e-Main, 1956' p. 112.
II. M. Horkheimer/Th.'W. Adorno, I'tt Dialectique de Ia Raison, Paris'
Gallimard, 1974, p. 52.
Sociologie et recherche empirique / 417
de la research rcncontrent dans le même temps qu'elles I'ex-
priment, au lieu d'en faire l'objet de la pensée, alors on contri-
bue, qu'on le veuille ou non, à le rendre éternel. En ce cas, la
recherche sociale empirique commet l'erreur de prendre l'épi-
phénomène, c'est-à-dire ce que le monde a fait de nous, pour
la chose même. Dans leur application se cache un présupposé
qu'il ne faudrait pas tant déduire des exigences de la méthode
que de l'état de la société, donc de manière historique. La
méthode devenue chose postule la conscience réifiée de ses
cobayes. Lorsqu'un questionnaire s'enquiert du goût musical et
propose au choix les catégories classical et popular, il tient
pour assuré - et à juste titre - que le public sur lequel il enquête
écoute en fonction de ces catégories, de la même manière qu'en
allumant la radio I'on aperçoit automatiquement et sans y réflé-
chir si I'on est tombé sur de la variété, sur de la musique
prétendument sérieuse ou sur I'accompagnement musical d'une
cérémonie religieuse. Or tant que les conditions sociales de ce
genre de formes de réaction ne sont pas elles aussi touchées,
le diagnostic juste reste dans le même temps é,gannt; il suggère
que la scission de I'expérience musicale en classical et popular
est une donnée ultime, pour ainsi dire naturelle. La question
socialement importante, en revanche, ne commence qu'avec
cette scission, avec sa transformation en quelque chose qui, de
toute éternité, va de soi, et entraîne nécessairement la question
de savoir si la perception de la musique sous 1'¿¿ priori des
rubriques ne dérange pas sensiblement I'expérience spontanée
de ce qui est perçu. Seule la compréhension de la genèse des
formes de réaction existantes et de leur rapport au sens de ce
dont on fait 1'expérience permettrait de déchiffrer le phénomène
enregistré. Cependant, I'habitude empirique régnante rejetterait
la question portant sur [204] le sens objectif de l'æuvre exé-
cutée, traiterait ce sens comme projection simplement subjective
des auditeurs et ôterait toute qualité propre à la création en
question, en la traitant de simple << stimulus >> au sein d'un
dispositif psychologique expérimental. Par là elle rendrait d'em-
blée impossible de thématiser le rapport des masses aux biens
que l'industrie culturelle leur octroie ; à ses yeux, ces biens
eux-mêmes seraient en fin de compte définis à travers les réac-
tions des masses, dont la relation avec ces biens constituerait
l'objet de la discussion. Or il serait d'autant plus urgent
4I8 I Le conflit des sociologies
aujourd'hui de dépasser les études isolées que la préformation
dei consciences des populations, due à leur captation progressive
dans la communication, s'accroît à tel point que les consciences
ne présentent presque plus aucune brèche qui permettrait que
I'on se rende compte de cette préformation. Un sociologue posi-
tiviste conìme Durkheim, qui était d'accord avec la social
research pour refuser la << compréhension >>, a encore relié - et
pour de bonnes raisons - les lois statistiques, que lui aussi
cherchait, à la contrainte sociale*I, voire il a vu dans cette
contrainte le critère pour déterminer ce qu'est une loi sociale
gén&ale. La recherche sociale contemporaine dénie ce lien,
mais sacrifie par ce geste aussi celles de ses généralisations qui
sont dotées de déterminations sociales structurelles concrètes.
Mais si de telles perspectives se voient repoussées, par exemple
en disant qu'il s'agit d'une tâche dont des recherches spéciales
auraient à s'occuper à un autre moment, alors le reflet scien-
tifique demeure en fait un simple redoublement, une apercep-
tion réifiée de ce qui est devenu chose, et il défigure l'objet
précisément en le redoublant, il enchante ce qui est médiatisé
èn en faisant quelque chose d'immédiat. Afin de corriger cela,
il ne suffit pas non plus, comme Durkheim l'avait déjà en
tête, de distinguer simplement au niveau descriptif entre le
<< domaine du nombre pluriel >> et le << domaine du nombre
singulier >>. Mais c'est le rapport entre ces deux domaines
qu'il faudrait médiatiser et justifier théoriquement. L'opposition
entre I'analyse qualitative et l'analyse quantitative n'est pas
absolue : la chose ne s'y prête pas. Afin d'en arriver à des
propositions quantitatives, on doit toujours commencer par
iaire abstraction des différences qualitatives entre les éléments ;
et toute Éalité, sociale singulière porte en elle-même les déter-
minations universelles qui sont visées par les généralisations
quantitatives. Les catégories de ces dernières sont, en tout
éìat de cause, qualitatives. t2051 Une méthode qui ne rend
pas justice à cela et qui, par exemple, rejette toute analyse
qualitative comme étant incompatible avec l'essence du
domaine du nombre pluriel, fait violence à ce sur quoi elle
doit mener des recherches. La société est une ; les domaines
I. É. Durkheim, Les Règtes de Ia méthode sociologique, Paris,
1950, p. 6 sq.
Sociologie et recherche empirique / 419
qui n'ont pas encore été et les domaines qui
< développés >>
ont déjà pris la tournure de la rationalité et de la sociétisation
uniformes sont fonctionnellement liés, y compris là où les
grandes puissances sociales n'ont pas encore le pouvoir. Une
sociologie qui ne prend pas cela en compte et se contente
d'un pluralisme des procédés, qu'elle justifie après coup en
recourant à des concepts aussi maigres et déficients que ceux
d'induction et de déductionr, soutient ce qui est par sa préci-
pitation zé\ée de dire ce qui est. Elle devient, rigoureusement
parlant, idéologie : apparence nécessaire. Apparence, parce
que la diversité des méthodes n'atteint pas I'unité de l'objet
et la dissimule derrière ce que I'on appelle des << facteurs >>,
en lesquels elle le désarticule afin de le rendre plus maniable ;
nécessaire, parce que l'objet, à savoir la société, ne craint
rien tant que de se voir appelé par son nom et, de ce fait et
sans le faire exprès, elle ne promeut et ne tolère que ces
connaissances d'elle-même qui n'ont pas de prise sur elle. Le
couple conceptuel < induction >> et <( déduction >> est l'ersatz
scientiste de la dialectique. Or, de même qu'une théorie de
la société à caractère obligatoire doit s'être imprégnée de
matériau, de même le fait qui est travalllé' doit déjà lui-même
être transparent en vue du Tout12 de la société, et il I'est en
vertu du processus qui le saisit. Une fois, en revanche, que
la méthode l'a arrangé en fait brut, on ne peut plus lui insuf-
fler de la vie après coup. Dans I'opposition et la complémen-
tarité rigide entre la sociologie formelle et la constatation
aveugle de faits, le rapport entre universel et particulier dis-
paraît, lui qui fait la vie de la société et, du coup, disparaît
le seul objet digne des êtres humains dont la sociologie peut
s'occuper. Si, en revanche, on additionne après coup ce qui
a été séparé, alors le rapport objectif entre les choses reste
tout de même renversé du fait que I'on a procédé, au niveau
de la méthode, pas à pas. Il n'y a rien de fortuit dans le zèle
avec lequel on tente de requantifier tout de suite des diagnos-
tics qualitatifs. Par 1'accord unanime de son système, la science
veut chasser du monde la tension entre l'universel et le par-
ticulier, d'un monde qui a son unité dans le désaccord.
F' Alcan, I. Erich Reigrotzki, Soziale Verflechtungen in der Bundesrepublik [Des entre-
lacements sociaux en RFAI, Tübingen, 1956, p. 4.
420 I Le conflit des sociologies
4 de f irrationalité socialement reproduite de manière compulsive
t2061 Ce désaccord est la raison pour laquelle l'objet
de la
ne possède
.oðiologi", c'est-à-dire la société et ses phénomènes,
pas le genre d'homogénéité sur lequel pouvait compter ce qu'on
ãppelle les sciences de la nature classiques' En sociologie, on
ne peut pas progresser depuis des constatations partielles portant
,uid", ¿tuti ¿é choses sociaux jusqu'à la validité universelle
pas dans la même
- bien que toujours restreinte - de ces états,
mesufe iu -oins où I'on était habitué à le faire en déduisant
de I'observation des particularités d'un morceau de plomb les
particularités de tout plomb possible. La gén&alité des lois des
sciences sociales n'eit de toute façon pas la même que celle
de |'extension conceptuelle à laquelle s'intégreraient sans dis-
continuité les pièces singulières, mais cette gén&alité, se réfère
toujours et de manière essentielle au rapport entre universel et
pariiculier tel qu'il se trouve historiquement concrétisé. voilà
qui temoigne, négativement, de I'absence d'homogénéité de la
situation sociale - de l'<< anarchie >> qu'est I'histoire jusqu'à nos
jours - ainsi que, positivement, du moment de spontanéité qui
ne se laisse pás capturer par 1a loi du plus grand nombre. Il ne
transfigure pas le monde des hommes, celui qui le détache de
la régularité et de la constance relatives des objets des sciences
mathématiques de la nature, ou du moins du domaine << macro >>'
Ce qui est central, c'est le caractère antagonique de la société
et il ãst escamoté par la simple généralisation. Ce qui exige une
explication n'est pas l'absence d'homogénéité, mais bien plutôt
l'homogénéité elle-même, en ce qu'elle soumet le comportement
humain à la loi du plus grand nombre. La possibilité d'appliquer
cette loi contredit Ie principium individuationis ; le fait, malgré
tout difficile à outrepasser, que les hommes ne sont pas des
simples êtres génériques. Leurs comportements sont médiatisés
pu.1"u. raison. Cette dernière contient, certes, en elle-même un
moment d'universalité qui, par la suite, peut fort bien faire retour
dans la généralité statistique ; mais ce moment d'universalité
est dans le même temps spécifié grâce aux intérêts de chaque
individu singulier, qui, dans la société civile-bourgeoise, tendent
dans des diréctions différentes et s'opposent tendanciellement les
uns aux autres, et ce, malgré toute l'uniformité ; pour ne rien dire
Sociologie et recherche empirique / 421
dans les individus. C'est seulement I'unité du principe d'une
société individualiste qui rassemble les intérêts dispersés des
individus en une formule uniforme qu'est leur << opinion >.12071
Le discours actuellement répandu sur l'atome social fsozial] rend
certes justice à I'impuissance de I'individu singulier face à la
totalité [die Totale/, mais il reste néanmoins métaphorique par
rapport au concept d'atome des sciences de la nature. L'é,galité
des plus petites unités sociales [sozial] - des individus - ne
peut pas être affirmée sérieusement avec la même rigueur que
dans le cas de la matière physico-chimique, et cela, même si
on les prend au moment où ils sont devant le téléviseur. Or la
recherche sociale empirique procède comme si elle prenait I'idée
d'atome social [sozial] dans son sens littéral. Qu'elle puisse
faire cela sans encombre dit quelque chose de critique sur la
société. La cqnformité à des lois générales, qui ôte toute qualité
aux éléments statistiques, témoigne du fait que 1'universel et le
particulier ne sont pas réconciliés, que c'est précisément dans
la société individualiste que I'individu est aveuglément soumis
au général, est lui-même privé de qualité. Jadis, la proposition
sur le << masque de caractère >>r3 social a désigné ce fait ; I'em-
pirisme contemporain l'a oubliéta. La convergence des réac-
tions sociales Isoaial] est essentiellement une convergence de
la pression sociale [sozial]. Dans sa conception du domaine du
nombre pluriel, la recherche sociale empirique ne peut ignorer si
souverainement f individuation que parce que cette dernière est
restée jusqu'aujourd'hui idéologique, que parce que les hommes
ne sont pas encore des hommes. Dans une société émancipée,
la statistique deviendrait positivement ce qu'elle est aujourd'hui
négativement, à savoir une science de l'administration : mais
elle administrerait réellement des choses, à savoir des biens de
consommation, et non des hommes. Malgré son fondement fatal
dans la structure sociale, il faudrait pourtant que la recherche
sociale empirique demeure capable d'autocritique, au sens où
les généralisations qu'elle parvient à faire ne peuvent pas, sans
discussion aucune, être mises sur le compte de la chose, c'est-
à-dire du monde standardisé, mais tiennent aussi toujours à la
méthode qui déjà par le caractère général des questions qu'elle
adresse aux individus singuliers, ou encore par le choix d'un
échantillon limité - la << cafétéria >> -, arrange par avance ce
422 / Le conflit des sociologies
dont on s'enquiert, par exemple les opinions que I'on veut
connaître, si bien qu'il devient un atome.
5 sur le phénomène pur et simple. Déclarer taboue (en la taxant
[208] Comprendre I'absence d'homogénéité de la sociologie
en tant qu'elle est un agencement scientifique, c'est-à-dire com-
prendre les divergences catégorielles - et non pas seulement
graduelles et, du coup, aisément surmontables - qu'il y a entre
des disciplines telles que la théorie de la société, I'analyse des
rapports et institutions sociaux [sozial] objectifs et une recherche
sociale à orientation subjective, au sens restreint du terme, cela
ne signifie pas qu'il faut se contenter de la séparation stérile
entre ces disciplines. Certes, il ne faut pas respecter I'exigence
formelle visant I'unité d'une science qui, elle-même, porte les
marques d'une division du travail arbitraire et ne peut pas prendre
de grands airs comme si elle contemplait avec facilité ces tota-
lités [Ganzheiten] que tout le monde adore, mais dont l'existence
sociale est, de toute façon, douteuse. Cependant, la connexion
critique des méthodes sociologiques divergentes est exigée du
point de vue du contenu, du but de la connaissance. Vu I'en-
trelacement spécifique de la formation théorique sociale [sozial]
avec des intérêts sociaux [sozial] particuliers, un correctif tel
que le proposent les méthodes de la research est salutaire, peu
importe ici à quel point ces dernières, du fait de leur structure
< administrative >>, sont pour leur part entrelacées avec des com-
plexes d' intérêt particuliers. D' innombrables affirmations solides
venues de théories sociales [sozial] - prenons pour seul exemple
celle de Max Schelerl5 concernant les formes de consciences
typiques de la classe populairel - peuvent être vérifiées et réfu-
tées par des enquêtes rigoureuses. A I'inverse,la social research
est renvoyée à la confrontation avec la théorie et à la connais-
sance des formations sociales [sozial] objectives si elle ne veut
pas sombrer dans l'insignifiance ni se complaire dans des mots
d'ordre apologétiques comme celui, très en vogue actuellement,
I. M. Horkheimer, Ideologie und Handeln > et action],
<< [Idéologie
M. Horkheimer et Th. W. Adorno, Sociologica II, Reden und Vorträge [Sociologíca
II, Discours et conférences/, Francfort-surle-Main, 1962, p. 41 sq.
Sociologie et recherche empirique / 423
de la famille. La social research isolée devient non vraie dès
qu'elle veut éradiquer la totalité en tant que préjugé pour ainsi
dire métaphysique, pour cette raison que, par principe, la totalité
échappe à ses méthodes. Alors on fait prêter serment à la science
d'illusion) la question portant sur I'essence, en tant que question
contenant une promesse que la méthode ne saurait jamais exau-
cer, revient à protéger a priori de la connaissance les relations
essentielles - ce qui importe à proprement parler dans la société.
[209] Il est oiseux de demander si ces relations essentielles sont
<< effectives >> ou si elles sont des simples formations concep-
tuelles. Compter ce qui est de I'ordre du concept parmi la réa-
lité sociale n'expose pas tout le monde au reproche d'être idéa-
liste. Ce qui est visé n'est pas tant la conceptualité constitutive
du sujet de la connaissance qu'une conceptualité qui agit dans
la chose même: Hegel a pointé quelque chose de réellement
décisif également dans la doctrine du caractère conceptuellement
médiatisé de tout ce qui est. La loi selon laquelle se déroule la
fatalité qui frappe l'humanité est celle de l'échange. Or celle-ci
n'est pas elle-même une simple immédiateté, mais elle est concep-
tuelle : l'acte d'échange implique la réduction des biens qu'on
échangera à quelque chose qui leur est équivalent, à quelque
chose d'abstrait qui n'est aucunement matériel au sens courant
du mot. Cette conceptualité médiatrice n'est cependant pas une
formulation générale des attentes moyennes, eile n'est^pas un
acte faisant office de raccourci qu'une science créatnce d'ordre
aurait ajouté, mais la société elle-même lui obéit et elle foumit
le modèle objectivement valable de tout ce qui se passe d'es-
sentiel dans la société, un modèle tout aussi indépendant de la
conscience des hommes singuliers qui lui sont soumis que de
celle du chercheur. Comme tout se passe de manière juste dans
l'échange d'équivalents et qu'en même temps rien ne s'y passe
de manière juste, on peut certes appeler cette essence concep-
tuelle une apparence par rapport à la réalité en chair et en os
ainsi qu'aux données solides : mais cette essence n'est pourtant
pas une apparence produite par un acte de sublimation de la
réalité, opéré par la science organisatrice, elle est immanente à
la réalité. Même le discours sur f ineffectivité des lois sociales
lrz
tient son droit de cité uniquement du fait qu'il est critique,
c'est-à-dire en ce qu'il vise le caractère fétiche de la
 I
424 I Le conflit des sociologies
marchandise. La valeur d'échange qui, contrairement à la valeur
d'usage, est une chose seulement pensée, règne sur le besoin
humain et à sa place - I'apparence sur I'effectivité. En ce sens,
la société est le mythe et, comme toujours, l'AuJklärung16 de ce
dernier est à l'ordre du jour. Néanmoins, cette apparence est
dans le même temps tout ce qu'il y a de plus réel, elle est la
formule avec laquelle on a ensorcelé le monde. Sa critique n'a
rien à voir avec la critique positiviste de la science d'après
laquelle les échangesrT objectifs ne sont pas censés avoir valeur
de réalité effective, alors que leur validité est en permanence
confirmée précisément par I'effectivité. Si I'empirisme sociolo-
gique invoque le fait que la loi est positivement introuvable
dans la Éalité, il nomme involontairement un moment de l'ap-
parence sociale dans la chose ; apparence qu'il impute seulement,
de manière enonée, à la méthode. [2L0] C'est alors précisément
le prétendu anti-idéalisme de la disposition d'esprit scientiste
qui profite à la pérennité de l'idéologie. Elle est censée être
inaccessible à la science parce qulelle ne serait, justement, pas
un fait; tandis que rien n'a plus de pouvoir que la médiation
conceptuelle qui fait miroiter aux hommes que ce qui est << pour
autre chose >> serait de fait un << en soi >> et qui les empêche de
prendre conscience des conditions dans lesquelles ils vivent. Dès
que la sociologie se braque contre la connaissance de ces condi-
tions, qu'elle se contente d'enregistrer et d'ordonner ce qu'elle
appelle << fait >>, dès qu'elle confond les règles qu'elle parvient
à extraire de cette activité avec la loi qui règne sur les faits
eux-mêmes et que ces derniers suivent, elle a déjà vendu son
âme à la légitimation, quand bien même elle n'en aurait pas la
moindre idée. Dans les sciences de la société on ne peut, pour
cette raison, procéder à partir d'un secteur pour en arriver au
Tout, comme on le fait dans les sciences de la nature, parce
que ce qui constitue le Tout est quelque chose de conceptuel
qui est totalement différent de l'extension logique, c'est-à-dire
de I'unité des caractériòtiques des éléments singuliers, quels qu'ils
soient; et pourtant ce Tout, précisément à cause de son essence
qui est médiatisée conceptuellement, n'a rien à voir avec des
< totalités >> et des figures au sens des gestaltistes, qui nécessai-
rement et toujours sont représentées sous forme d'immédiatetés ;
la société ressemble, plutôt au système qu'à I'organisme. La
recherche empirique sans théorie, qui gère son ménage à I'aide
Sociologie et recherche empirique / 425
de simples hypothèses, s'aveugle à l'égard de la société comme
système, qui est son objet à proprement parler, parce que cet
objet ne coincide pas avec la quintessence de tous les secteurs,
qu'il ne subsume pas les secteurs et ne se compose pas non
plus, telle une carte géographique, de leur juxtaposition et de
leur cohabitation, pour ainsi dire des << gens >> et du << pays >>.
Aucun atlas social fSozialatlas/, ni au sens littéral ni au sens
figuré du terme, ne représente la société. Dans la mesure où
cette dernière ne se dissout pas dans la vie immédiate de ses
membres et les faits subjectifs et objectifs qui s'y réfèrent, la
recherche qui s'épuise à constater ce genre d'immédiateté passe
à côté d'elle. Malgré le caractère chosal de la méthode, et jus-
tement en vertu de ce caractère chosal, de I'idolâtrie envers ce
qu'on peut simplement constater, elle engendre une apparence
de vie, de voisinage pour ainsi dire, de face-à-face, dont la
dissolution ne serait pas la dernière des tâches de la connaissance
sociale -
si seulement on n'avait pas depuis longtemps résolu
cette tâche. Aujourd'hui pourtant elle est refoulée. La métaphy-
sique transfiguratrice du Dasein [211] en est tout aussi coupable
que la description butée de ce qui est le cas. En outre, la pratique
de la sociologie empirique, dans une large mesure, ne correspond
même pas à la concession qu'elle a faite concernant la nécessité
de l'hypothèse. Alors qu'on accorde à contrecæur qu'il y a un
besoin d'hypothèses, on aborde chacune avec méfiance parce
qu'elle pourrait devenir w bias, voire perturber la recherche
sans parti prisl. Au fondement de cela se trouve une << théorie
résiduelle de la vérité >> : la représentation que la vérité serait
ce qui reste une fois qu'on a ôté tout ajout prétendument sub-
jectif, ce qu'on pourrait appeler les < frais de production >>. L'idée
- familière à la psychologie depuis Georg Simmel et Freud -
selon laquelle la consistance de I'expérience d'un objet qui,
comme c'est le cas pour la société, est par essence médiatisé
subjectivement, augmente au lieu de chuter en fonction de la
part subjective que celui qui cherche à connaître met dans son
activité, cette idée n'a pas encore été incorporée par les sciences
l. Cf. par exemple René König, < Beobachtung und Experiment in der
Sozialforschung > [Observation et expérimentation dans la recherche sociale],
in Praktische Soziaforschung [kt Recherche sociale pratique], Cologne, 1956,
ll, p. 21.
426 I Le conflit des sociologies
sociales. Dès que l'on congédie son propre bon sens rationnells
en faveur du geste responsable du chercheur, on cherche son
salut dans des procédés comportant le moins possible d'hypo-
thèses. La recherche sociale empirique devrait enfin se débar-
rasser entièrement de la superstition selon laquelle la recherche
doit commencer comme une tabula rasa sur laquelle on anange
les données qui s'y rassemblent sans présupposé aucun; certes,
ce faisant, elle devrait se rappeler quelques controverses épisté-
mologiques que I'on a menées il y a longtemps, mais qu'une
conscience qui s'essouffle vite n'oublie que trop volontiers en
invoquant les exigences urgentes des affaires courantes. Pour la
science sceptique, il est de mise d'être sceptique à l'égard de
ses propres idéaux ascétiques. La phrase que I'on adore citer et
selon laquelle un chercheur aurait besoin de dix pour cent d'ins-
piration et de quatre-vingt-dix pour cent de transpiration est
subalterne et vise f interdiction de penser. Il y a déjà belle lurette
que le travail plein de renoncement de l'érudit consistait le plus
souvent à s'interdire les pensées que, de toute façon, il n'avait
pas, et tout cela pour une maigre paye. De nos jours, où le chef
de bureau mieux payé se met à succéder à l'érudit, I'absence
d'esprit n'est pas seulement célébrée coÍtme la vertu de celui
qui humblement et bien adapté s'intègre aù teaftt, mais qui plus
est, elle est institutionnalisée du fait de I'installation de parcours
de recherche qui ne l2l2l connaissent guère la spontanéité de
l'individu singulier, sinon sous forme de coefficient de frottement.
Or ce qui est absurde, c'est l'antithèse entre f inspiration gran-
diose et le travail méticuleux et solide du chercheur. Les pensées
ne tombent pas du ciel mais se cristallisent - quand bien même
elles surgissent brusquement - dans des processus souterrains,
longs et lents. Le caractère abrupt de ce que les techniciens de
la research appellent avec mépris << I'intuition >> marque le fait
que l'expérience vivante a transpercé la croûte durcie de la
communis opinio;il est le souffle profond et régulier de I'op-
position à cette dernière, et nullement le privilège de moments
de grâce ; il permet à la pensée non réglementée d'être au contact
avec 1'essence, alors que ce contact est souvent inésistiblement
saboté par un appareil gonflé, qui vient s'immiscer entre les
deux. À I'inverse. le zèle scientifique est toujours dans le même
temps le travail et I'effort du concept, l'opposé de ce procédé
mécanique, se défendant hargneusement contre toute conscience,
Sociologie et recherche empirique / 427
auquel on l'identifie. La science, ce serait : se rendre compte
de la vérité et de la non-vérité de ce que le phénomène veut
être par lui-même ; aucune connaissance qui ne soit toujours en
même temps, du fait de la distinction entre vrai et faux qui lui
est inhérente, critique. Seule une sociologie qui mettrait en mou-
vement les antithèses pétrifiées de son organisation deviendrait
ce qu'elle est.
6
La différence catégorielle des disciplines se voit confirmée par
le fait que ce qui importerait vraiment, à savoir la connexion
d'enquêtes empiriques avec des problématiques théoriques cen-
trales, n'a pas réussi jusqu'aujourd'hui, malgré quelques tenta-
tives isolées. L'exigence la plus modeste et, en même temps,
la plus plausible pour la recherche sociale empirique - au sens
d'une critique immanente, au sens donc des règles du jeu propres
à l' << objectivité >> - consisterait à confronter toutes ses pro-
positions visant la conscience et l'inconscience subjectives de
certains hommes et de groupes d'hommes aux données objectives
de leur existence. Ce qui paraît à la recherche sociale être seu-
lement accidentel, relever de la simple background study, forme
la condition de possibilité pour qu'elle puisse atteindre quelque
chose d'essentiel. [213] Inévitablement elle accentuera d'abord,
parmi ces données, ce qui est lié à I'opinion, au ressenti et au
comportement subjectifs de ceux sur qui on enquête, bien que
ces liens, justement, soient étendus au point que ce genre de
confrontation ne saurait, à proprement parler, se contenter de la
connaissance de quelques institutions singulières, mais devrait
à son tour recourir à la structure de la société: la difficulté
catégorielle ne s'évanouit pas dans la comparaison de certaines
opinions et de certaines conditions. Mais même compte tenu
de cette réserve de poids, les résultats des études d'opinions
acquièrent une autre valeur dès que I'on peut les mesurer à I'aune
de la complexion réelle de ce sur quoi portent les opinions.
Les différences qui se font jour ici entre I'objectivité sociale
[sozial] et la conscience de cette objectivité - et peu importe
à quel point elle est universellement répandue - marquent la
brèche par laquelle la recherche sociale empirique entre dans la
428 I Le conflit des sociologies
connaissance de la société : dans la connaissance des idéologies.
de leur genèse et de leur fonction. une telle connaissance serait
probablõment le véritable but - même si ce ne serait certaine-
tn"nt pu, le seul - de la recherche sociale empirique. cependant,
prise isolément, elle n'a pas le poids d'une connaissance de la
société : les lois du marché au sein du système desquelles elle
demeure sans y réfléchir ne sont elles-mêmes que façade. Quand
bien même une enquête fournirait l'évidence statistiquement
écrasante de ce que lès ouvriers ne se prennent plus eux-mêmes
pour des ouvrieri et dénient qu'une chose telle que le prolétariat
èxiste encore tout simplement, alors on n'aurait pas pour autant
démontré la non-existènce du prolétariat. Il faudrait bien plutôt
comparer ce genre de diagnostics subjectifs avec des diagnos-
tics ãbjectifs, tels que la position des personnes interrogées au
sein dù processus de production, le fait qu'elles disposent ou
non des moyens de production, leur puissance ou impuissance
sociale. Les diagnostics empiriques concernant les sujets eux-
mêmes conservðraient bien évidemment ici leur signification.
Non seulement il faudrait, au sens de la doctrine de f idéolo-
gie, demander comment se forme ce genre de contenus de la
õonscience, mais également si leur existence n'a pas changé
quelque chose d,esJendel dans l'objectivité sociale. En elle, la
complexion ainsi que la conscience de soi des hommes - peu
impôrte la manière dont elles sont produites et reproduites - ne
peuvent être négligées que par un dogme délirant. [214] Et elle
ãussi est un moment de la totalité sociale, que ce soit comme
un élément d'affirmation de l'existant ou comme le potentiel
de quelque chose d'autre. ce n'est pas seulement la théorie,
mais auôsi son absence qui devient une puissance matérielle
dès qu,elle saisit les masses. La recherche sociale empirique
n'est pas seulement un correctif au sens où elle empêche des
constirctions aveugles faites depuis des positions de surplomb,
mais aussi concernant les rapports entre apparition et essence.
Si la théorie de la société doit relativiser de manière critique la
valeur de connaissance de l'apparition, inversement, la recherche
empirique doit préserver le concept de < loi d'essence >> de toute
forme de mytfrôtogisation. L'apparition est toujours aussi appa-
rition de l,essence, et non seulement pure et simple apparence.
Ses altérations ne sont pas indifférentes pour l'essence' Si, de
fait, personne ne sait déjà plus qu'il est un ouvrier, alors cela
Sociologie et recherche empirique / 429
affecte la composition interne du concept d'ouvrier, même sr
ses conditions selon sa définition objective - c'est-à-dire sa
séparation des moyens de production - restent remplies.
7
La recherche sociale empirique ne saurait éviter le fait que
toutes les données qu'elle étudie, les rapports subjectifs non
moins que les rapports objectifs, sont médiatisées par la société.
Le donné, les faits qui sont le terme ultime qu'elle rencontre
en suivant sa méthode, ne sont eux-mêmes rien d'ultime, mais
sont à leur tour conditionnés. Elle ne doit donc pas confondre le
fondement de sa connaissance - le caractère donné des faits en
vue desquels travaille sa méthode - avec le fondement réel, un
être en soi des faits, leur immédiateté, leur caractère fondamental.
Elle peut se défendre contre cette confusion dans la mesure où
elle parvient à dissoudre f immédiateté des faits eux-mêmes en
affinant ses méthodes. D'où la signification centrale des ana-
lyses de motivations. I1 est vrai que ces dernières ne peuvent
jamais, ou presque, s'appuyer sur des questions directes ; et
des corrélations indiquent des connexions fonctionnelles, mais
n'éclairent pas des dépendances causales. Voilà pourquoi le
développement de méthodes indirectes présente par principe,
pour la recherche sociale empirique, une chance de dépasser
la constatation et le traitement purs et simples des faits de
façade. l2l,5l Le problème épistémologique de leur évolution
autocritique demeure le suivant: les faits établis ne reflètent
pas fidèlement les rapports sociaux qui les sous-tendent, mais
constituent dans le même temps le voile dont ces rapports s'en-
veloppent, et ce, nécessairement. Vaut donc pour les diagnostics
de ce qui ne s'appelle pas pour rien des << études d'opinion > ce
que Hegel a formulé dans la Philosophie du droit à propos de
I'opinion publique en général : elle mérite autant d'être respectée
que mépriséer. Respectée, parce que les idéologies - la fausse
conscience nécessaire - constituent également un morceau de
I'effectivité sociale que doit connaître celui qui veut en produire
L G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. par J.-F. Kervégan,
Paris, PUF, 2011, $ 318, p. 414.
 I
430 I Le conflit des sociologies
une connaissance. Mais méprisée : leur prétention à la vérité
est critiquée. La recherche sociale empirique devient elle-même
idéologiè dès qu,elle pose l'opinion publique cornme un absolu.
Ce qui llincite à faire cela est un concept de vérité nominaliste
inéfiéchi, qui fait passer la volonté de tous* pour la vérité tout
court, sous prétexte que, de toute façon, on ne poulrait découvrir
d,autre vé¡ié. Cette tendance est particulièrement accentuée dans
la recherche sociale empirique américaine. or ce qu'il faudrait
lui opposer n'est pas seulement I'affirmation dogmatique d'une
votonl¿ généraler posée comme vérité en soi, par exemple sous
la forme de certaines << valeurs >> que I'on postule. Ce genre de
procédé serait entaché du même arbitraire que I'instauration de
i'opinion répandue comme ce qui vaut objectivement : au cours de
l'histoire, lá fixation par décret delavolonté générale* a, depuis
Robespierre, possiblement produit encore plus de malheur que la
,uppoôition dépourvue de concept delavolonté de tous*. Setle
I'anìlyse immãnente, celle de la cohérence ou incohérence de
I'opinion elle-même et de son rapport à la chose, mènerait hors de
ceite alternative fatale, mais non pas 1'antithèse abstraite opposant
quelque chose d'objectivement valide à I'opinion' L'opinion n'est
pas á releter avec I'arrogance platonicienne, c'est sa non-vérité
qui est elle-même à déduire de sa vérité, du rapport social qui
lã supporte et, finalement, de sa propre non-vérité' D'un autre
côté, tõutefois, l'opinion moyenne ne représente pas une valeur
approximative de la vérité, mais l'apparence sociale moyenne' Y
pãiticipe ce qui paraît à la recherche sociale irréfléchie comme
ion realissimum1216\: les personnes intenogées elles-mêmes,
"r,
les sujets. Leur propre complexion, leur << être sujet >>, dépend
de I'objectivité, ães mécanismes auxquels ils obéissent et qui
constituent leur concept. Or on ne peut déterminer ce dernier
qu'en rendant compte, dans les faits eux-mêmes, de la tendance
qui pousse à les dépasser. Telle est la fonction de la philosophie
áu sein de la recherche sociale empirique. Si e1le est manquée
ou opprimée,
-d" si donc ne sont reproduits que les faits, alors ce
g"ntô reproduction est du même coup la falsification des
faits en idéologie.
1957
Sociologie et recherche empirique / 431
Notes des traducteurs
1 Ce texte, qui fut à l'origine une conférence prononcée à I'Institut de recherche
sociale en mars 1957, a d'abord été publié dans le volume de mélanges en I'honneur de
Helmuth Plessner paru sous le tifre Wesen und Wirklichkeit des Menschen (Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht, 1957, p.245 sq.), ll a é,té ensuite repris dans le volume
Sociologica 11, où Adorno et Horkheimer ont rassemblé une série d'interventions
touchant à 1a théorie de la société (Francfort-sur-le-Main, Europäische Verlagsanstalt,
1962, p.205-222) et figure aujourd'hui in GS, 8, p. 196-216.
2 Gesellschaftlich.Dans ce texte, Adorno utilise à 1a fois 1'adjectif gesellschaftlich,
formé sur le substantif Gesellschaft, et l'adjectif sozial.Faúe d'une telle distinction en
français, nous les avons tous deux traduits par < social >, en précisant entre crochets
ià où Adorno utilise le terme sozial, le plus inhabituel des deux sous sa plume. Par
souci de lisibilité, nous ne mettons pourtant pas entre crochets les composés les plus
fréquents utilisant sozial,à savoir < recherche sociale > [Soziafforschungl, < science(s)
sociale(s)>> [Sozialwissenschaft(en)] et <psychologie sociale>> [Sozialpsychologie].
Là où Adorno emploie le terme Gesellschaftswissenschaften nous traduisons par
<< sciences de la société >>. Concernant la valeur conceptuelle de la distinction entre
sozial ef gesellschaftlich, cf Glossaire.
3 Unwesen. Concept à triple sens, décrivant premièrement, dans l'expression cou-
rante < sein (Jnwesen îeiben >, un malfaiteur exerçant des sévices, deuxièmement
un être monstrueux (Urttveserz, littéralement le non-être, se forme ici sur le môme
modèle que Untote,le mort-vivant), et, enfin, dans un sens purement philosophique
et hégélien, I'essence de ce qui est inessentiel (unwesentlích), mais apparaît à la
conscience comme l'essentiel (cl G. W. F. Hegel, Phénoménologie de I'esprit, trad.
par J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1992, p. 115 s4.).
4 < Nicht Wort haben wollen >. Expression dialectale de la région de Francfort
pour <<nicht wtthr haben wollen>> [ne pas y croire].
5 Die geisteswissenschaftliche Sofiologie. Sur le terme Geisteswissenschcften (sttr
lequel est formé I'adjectif employé ici par Adorno) et notre choix de le traduire
systérnatiquement, au plus près de sa lettre, par << sciences de I'esprit >, cf Glossaire.
6 Vergesellschaftet. Sur la traduction de ce terme par < sociétisé > et sur la dif-
férence entre ce paradigme et celui de la Sozialisierung (rendu par < socialisation >)
et de ses dérives. cf, Clossaire.
7 Natunvüchsigfr¿il, substantif formé sur I'adjectif natunuüchsig. Terme marxien
signifiant littéralement < ce qui provient de la nature )> ou << ce qui a une configuration
qui lui provient de la,/sa nature >. Chez Marx, ce terme a le sens de < ce qui apparaît
naturel > et donc, aux yeux des acteurs sociaux, également nécessaire; notons que
cette nécessité prêtée à ce qui est natunvüchsig implique une dimension normative :
ce qui est naturellement comme il est ne saurait êtrc autrement. Marx utilise fréquem-
ment ce terme poul désigner les conditions de production imrnédiatement données
dans une époque (c/. notamment Manuscril de 1857-1858 [Grundrisse], publié sous
la responsabilité c1e J.-P. Lefebvre, Paris, Éditions sociales, 1980, p. 31). Malgré leur
apparence de < naturalité >, il est évident qu'il s'agit là en réalité, objectivement, de
résultats d'un développement historique. Adorno emploie le terme dans ce même
sens < épistémologique > : ce qui es| naturwüchslg a l'apparence d'être naturel et
immédiat et est supposé être tel par les acteurs sociaux, mais est en fait le résultat du
432 I Le conflit des sociologies Sociologie et recherche empirique / 433

mouvement historique et social qui contient, en tant

que tel' les médiations.sociales 15 Adorno se réfère selon toute probabilité au livre de Max Scheler Di¿
jour afin de démontrer. la contingence de ce qui semble Wissensþrmen und die Gesellschaft [Les formes de savoir et la société], Leipzig,
ä"ï1" ir,J"ri" veut percer à Der Neue-GeisT Yerlag, 1926.
être donné naturellement.
8 Adorno parle des fameux << Rapports Kinsey >' qui émanent
d'une étude concer- 16 Sur ce terme et notre choix de ne pas le traduire, cl Glossaire.
comportement sexuel des Amåricains menée dans les années 1940 et 1950 par l7 Tauschwesen. Jeu de mots d'Adorno sur le terme Wesen, qt;i en allemand
nant le
Behavior in
nlir"i <i"åv (1g94_1956) et qui onr été publiés sous les ritres sexual désigne à la fois I'essence dans un sens philosophique classique du terme, l'être
Male (1948) et Sexuit Behavioi in the Human Female (1953) (traductions dans un sens banal du terme comme dans < être humain >> [menschliches Wesen ou
the Human
sous le ìitre Le Comportement sexuel de I'homme,
Paris, Pavois, 1948 et Le Menschenwesen/ et un ensemble de pratiques institutionnellement encadrées comme les
i.unçuir",
-Ciiporrn*nn Les rapports Kinsey
sexuel tle Iafemme, Paris, Amiot Dumont' 1954)' finances [Finanzwesen],|'État [Staatswesen/ ou les impõts [Steuerwesen].Tauschwesen
leur publication: au sein du grand public' n'esf a priori pas un terme lexicalisé, mais il se comprend aisément comme I'ensemble
ont causé un scandale imméäiatement après
parcequ,ilsaffirmaientunefortetendanceàl'homosexualitéchezleshétérosexuels, des échanges qui ont lieu dans une société fondée sur l'échange. Adorno recourt à
sans que pour autant cette tendance mette en
question le choix de vie hétérosexuel; cette création d'un mot composé pour garder la référence à < l'échange >) comme
< essence > de la société moderne, thèse qu'il vient de déployer.
danslacommunautédesSavants,parcequelaméthodologieétaitSujetteàcarrtion pour participer
_ rinr"v, par exemple, utilisait un éìhantillon de personnes volontaires 18 C'est ainsi que nous traduisons i'expression < gesunde Menschenvetnunft "
I'ob¡et sur lequel elle portait, biaisait les résultats: dans les faits, qui joue sur I'expression consacrée par laquelle I'allemand exprime 1a notion de
¡ i,¿tu¿ä.". qui, vu les années
de leur sexualité dans << bon sens >> (< der gesunde Menschenverstand >, littéralement << le sain entendement
ia plupart des participants volonåires pour parler
humain >) en la décrivant non plus du point de vue de I'entendement (Verstand),
1940et1950étaientdesdélinquantsoudesprostituées'Cettecritiqueaétéformulée
en lg52par Maslow ; il nous a été impossiblè de déterminer si Adorno la connaissait. mais de la raison (Vernunft).
par
9 Soiialwissenschaft. Sut ce terme, que nous traduisons systématiquement
Gesellschaftswíssenschaft(en)
< science sociale >, afin d'éviter toute confusion avec
(rendu par < science(s) de la société >), cf Glossaire'
l0LetermeallemandemployéparAdornoetquenoustraduisonstantôtpar<uni-
> (et ses dérivés) est Allgemeinheit.
versalité > (et ses dérivés), tuntoi pà. < généralité
Dans ce texte, Adorno joue sur dãu* ren. du terme, tout en n'ayant à sa disposition
y philosophique du terme allge.mein'
q.,;on ,"u1 mot allemanâ : d'une part, il a le sens
qui I'inåividu, mais ce à quoi celui-ci participe; tradition-
qui Oerign" ce dépasse
ou met à l'épreuve
nettemeit, la prriosophie accorde de la vérité à cet universel,
Allgemeinheit est alors.un concept normatif. Là où Adorno
iu qu"*ion de'sa vérité.
puri" ce sens de I'Allgimeinlr¿j¡, nous traduisons par <universalité_>>..D'autre
'purt, "n
if V a le sens sociolo'gique du terme -F'n.sociologie' allgemein ne désignedans
pas
et à laquelle ils participent;
nécessairement une vérité ãeputtun, les individus
la plupart des cas, au contraire, le concept a une valeur descriptive: >'
il nomme ce
le taux moyen Là où le
qui f" plus répandu dans un groupe humain' donc <<

"ri
t"ra" u ce sens, nous le traduisons par < généralité >'
11 En latin: <adéquation de la chose à la pensée>'
c/' Glossaire'
12 Das Ganze. Sur la traduction de ce terme par <le Tout>'
13Ceterme,quidésigneinitialementlesmasquesdelaComédie-Italienneservant
(p' ex. le médecin) par opposition
à tlésigner des personnaliés ou des rôles sociaux
nationaux t (p' ex' le Turc), est employé par Marx' notamment dans le
aux << masques
>' pour désigner les masques dont
upit." sui n Le caractère fèìi"n" ¿t la marchandise
"t
s,affiblentleshommes_enparticulierleursrôleséconomiques-etqui,àses,.yeux,
< ne sont pas autre chose que la personnification des
rapports économiques > (Marx'
section I, chåpitre â, trad' par J'-P' Lefebvre' Paris' PUF' 1993' p' 9'7)'
Le Capítai,I,
pour dire < hat es vergessen >'
14 Hat daran ,rrgrrrri. Expression autrichienne
chosel' Freud, par exemple' emploie couramment cette
i. e. <<a oublié quelque
toufnufeinusuelleenallemand.Adornoadûl'entendrependantsonséjouràVienne
auprèsd'Albanflergetl'acertainementrencontréelorsdeseslecturesdeFreud'
considère qu'il vise par
son emploi en cet ;ndroit précis ne s'explique que si I'on
< les empiristes uniquement ou surtout les membres du cercle de
iufp"fråtion >>

Vienne, donc les empiristes logiques'