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Extension théorique et pratique de la définition

sociologique de representation sociale


Christophe Gauld

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Christophe Gauld. Extension théorique et pratique de la définition sociologique de representation
sociale. 2019. �hal-02084694�

HAL Id: hal-02084694


https://hal.science/hal-02084694
Preprint submitted on 29 Mar 2019

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Extension théorique et pratique de la définition


sociologique de representation sociale
Christophe Gauld∗
∗ MD

RÉSUMÉ La représentation sociale est un concept transdisciplinaire, dont les définitions sont multiples.
En nous basant sur les données recueillies dans l’ouvrage princeps de D. Jodelet, nous avons entrepris
de relier cette notion, telle qu’elle a été étudiée dans le champ de la sociologie, afin de l’insérer dans deux
cadres bien différents : l’un théorique, l’autre pragmatique. Ceux-ci, volontairement exclusifs, permettent
de comprendre comment cet objet s’inscrit, dans sa globalité, au sein des sciences humaines. De ce
point de vue épistémologique, la représentation sociale semble traverser ainsi toute la dynamique des
connaissances humaines, exploitant et confortant les concepts de chaque discipline qu’elle infiltre. Pour fil
conducteur, nous avons utilisé la thématique du soin, qui nous fournit une base de réflexion concrète..

MOTS-CLÉS : représentation ; tropes ; émotion ; déontologie.

auxquels nous avons affaire ; théories qui per-


mettent de statuer sur eux » . Elles peuvent être
également présentées « comme des réalités pré-
Introduction formées, des cadres d’interprétation du réel, de
La notion de représentation sociale est basée sur repérage pour l’action, des systèmes d’accueil
la manière qu’un individu a de créer son univers des réalités nouvelles » .
de croyances et d’idées. Elle est un ensemble
de croyances, de connaissances et d’opinions . La structure de la représentation sociale est
Dans sa fonction, elle est produite pour inter- donc nécessaire à la communication humaine,
préter la réalité en lui conférant certaines signifi- et fondamentale dans l’établissement des rela-
cations. tions. Elle diminue la complexité du monde
Jodelet écrit à propos des représentations so- en créant des catégories de choses et de con-
ciales, qu’elles sont : « Images qui condensent cepts, et favorise par là même les processus de
un ensemble de significations ; système de sociabilisation. Pourtant, c’est aussi à cause de
références qui nous permettent d’interpréter ce ces catégories que certaines communautés sont
qui nous arrive, les phénomènes, les individus exclues. Comment en arrive-t-on donc à une
telle stigmatisation ? Quel est le lien entre la
représentation d’une catégorie et la mise au ban
doi: 10.1534/.XXX.XXXXXX
Manuscript compiled: Friday 29th March, 2019 de la société d’un ensemble de personnes ? Il

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existe en effet un paradoxe majeur : cela même tive structuraliste et inspirée des thèses de Han-
qui permet la cohésion du tissu social transporte nah Arendt. Il semble que c’est bien le sys-
dans le même temps le matériel coercitif suscep- tème qui accueille les individus, leur donne un
tible d’ôter à ses membres leur singularité. Nous sens, et non pas le singulier qui serait premier
allons réfléchir à la manière d’éviter ce biais de par rapport à la structure. En soi, nous par-
classement, et par là de favoriser un regard plus tirons du principe que l’institution peut penser à
neuf sur l’ensemble des communautés blessées notre place (du moins partiellement), classer elle-
par ces condamnations inopportunes. Pour cela, même ses membres, et donc créer des représen-
nous devrons tenter de cerner les différentes tations. H. Arendt a construit sa thématique
dimensions de la représentation sociale, telles de la banalité du mal, à la suite du procès
qu’elles sont présentées à travers diverses disci- d’Eichmann à Jérusalem , sur cette faculté que
plines des sciences humaines et sociales. Nous possède la société à imposer son propre système
allons donc utiliser une méthodologie en trois de référence. En somme, lorsqu’une masse mou-
temps, selon : la définition théorique du con- vante se déplace en direction d’un modèle domi-
cept (en sociologie), sa compréhension dans un nant (comme peut l’être la représentation sociale
champ qui lui est originellement étranger (ex- particulière), ses composants sont ensemble em-
emple de la métaphysique contemporaine), son portés vers ce même but. Ils agissent comme si
inclusion dans le champ pratique des sciences cela allait de soi. Nous comprendrons donc la
humaines (à travers la comparaison avec la thèse représentation sociale comme le processus d’une
de la banalité du mal). En fil conducteur, nous naturalisation (au sens de « rendue naturelle »)
retrouverons l’exemple de la représentation so- des classifications, d’une universalisation, d’une
ciale telle qu’elle est employée dans le domaine logique autonome. Nous analyserons par ces
du soin. voies comment la représentation sociale apparaît
D’abord, il conviendra de situer la notion de dans une société, et comment elle se maintient,
représentation sociale dans sa perspective so- en s’auto-justifiant.
ciologique, avec l’aide des travaux réalisés par
le réseau international traitant des représenta- Sociologie des représentations
tions sociales (Social Representations Communi- Dynamique. La représentation sociale peut être
cation Network) regroupant plusieurs centaines pensée comme une construction mentale issue
de chercheurs de différents horizons, et à l’aide de l’intégration des données de l’environnement.
des élaborations conceptuelles retrouvées dans Mais les thèses réalistes et positivistes prises
les ouvrages de S. Moscovici et D. Jodelet . Nous isolément (qui font de la réalité humaine un
expliciterons ainsi les axes de développement reflet direct des faits, notamment sociaux) ne
et le rôle clef de cette notion dans les différents peuvent être appliquées à ce concept : car la
champs des sciences humaines et sociales, en représentation sociale peut également être con-
prenant appui sur son utilisation dans le do- sidérée comme une image de la réalité fournie
maine du soin. par un construit psychique. En admettant cette
Il nous semble ensuite que la métaphysique origine constructiviste, elle se retrouve donc
contemporaine puisse proposer une charpente à la base d’un lourd questionnement épisté-
originale au concept, agençant ontologiquement mologique, interrogeant la constitution de nos
la représentation sociale. Cette armature est le connaissances.
trope, objet contemporain proposé en réponse Comme l’affirme S. Moscovici , les représen-
à la question de l’être, alternative inédite aux tations sociales « font que le monde soit ce que
universaux qui ont été véhiculés par la méta- nous pensons qu’il est », mais elles font égale-
physique depuis plus de deux millénaires . ment que le monde « soit ce que nous pensons
Enfin, on pourra retrouver la question de qu’il doive être ». Comme nous le verrons par
l’individu et du système, dans une perspec- la suite, elles configurent le monde social et ou-
vrent un cadre d’interprétation précieux et effi- transférer un savoir d’un domaine de la science à
cace, lui-même adapté au déploiement des con- un autre, ou pour médiatiser, avec les termes du
duites humaines en société. Ainsi, par la re- langage courant, la pensée scientifique. La clin-
construction du monde, elles produisent certes ique psychopathologique ouvre une nouvelle
un sens et une identité sociale, mais également construction de la réalité. La réflexion qu’elle ap-
une idéologie sociale. Cette conviction morale porte, les catégories et le langage qu’elle maitrise
devra nécessairement être questionnée. La caté- permettent à ce que le sujet du soin « ouvre »
gorisation du réel en différents « types » est en de nouvelles possibilités, et donc de nouvelles
effet susceptible de laisser une image figée de représentations de son monde. Cet accueil des
notre univers, brodée de manière schématique . représentations de l’altérité est concrétisé dans
Cette fixation sera dangereusement susceptible différents types de thérapies, de la psychanal-
d’entrainer le sujet dans un espace déformé ou yse à la thérapie des schémas. Par exemple, ce
perverti. que le patient entend, comprend, veut bien re-
Nous comprenons donc que le champ des construire de ce que lui transmet le soignant
représentations sociales est une lame à double formera la représentation du trouble qui lui est
tranchant. Elles sont essentielles dans divers communiqué. Les réceptions seront différentes
domaines : d’abord, comme nous l’avons dit, en fonction des sujets, témoignant des cocon-
dans le cadre de la construction de la réalité, structions entre les processus de création cogni-
afin d’orienter les pratiques et les comporte- tive et l’information apportée.
ments. Ensuite, ces représentations permettent Insondabilité et rôle unificateur de la représenta-
la consolidation d’un cadre de pensée, qui ac- tion sociale. Une communauté est constituée d’un
cueillera de nouvelles informations cognitives. groupe hétérogène de qualités et de propriétés,
En s’inscrivant dans le système normatif de la so- même si certaines sont détenues en commun
ciété dans laquelle elles se développent, elles ou- par plusieurs membres. Il en et de même de
vrent enfin sur une possibilité de partage linguis- l’individu singulier : il est hétérogène, bien que
tique, idéel, et finalement social . Leur étude né- certains paramètres par lesquels il se définit sont
cessite de se placer cependant au niveau du col- portés par d’autres singularités. L’identité est
lectif, en repérant pourquoi une telle représenta- toujours complexe. Elle est dynamique, mou-
tion fera « saillie » dans la communauté. Mais il vante, et s’étend en rhizome dans son espace
sera nécessaire d’étudier en quoi les conduites environnemental, socio-politico-économique. G.
individuelles, de l’ordre de la psychosociolo- Deleuze dirait que nous sommes « pluriels ». La
gie, interviennent dans leur constitution. Car représentation sociale n’échappe pas à ce constat
ce sont elles qui seront susceptibles de manier : elle est plurielle, faite de composants multiples.
dangereusement le concept, au risque de trans- En cela, tous ses éléments ne sont jamais donnés
figurer ce produit indispensable. entièrement. Du point de vue du sujet humain,
Exemple du soin psychopathologique. Le sujet, dans la mesure où la perception du fonction-
qu’il soit épistémique, psychologique ou so- nement d’un système est nécessairement incom-
cial, possède donc un rôle de construction de plète, nul ne pourra saisir complètement la di-
la représentation, bien qu’il soit soumis à un versité d’une représentation. Mais par exemple,
compromis psycho-social. Il possède par ce en pratique, les politiques publiques s’appuient
biais le rôle d’interprétation et de symbolisa- nécessairement sur des représentations sociales
tion de l’objet environnemental. La représen- (concernant, par exemple, la thématique de la
tation peut être décalée par rapport au réel, par précarité) pour édicter un ensemble de mesures.
différentes formes de décalage (de type distor- Les individus concernés sont donc pris en con-
sion, défalcation ou supplémentation, par ex- sidération de manière uniforme. Cette simplifi-
emple) : dans le milieu scientifique, une telle cation commode témoigne souvent d’un réduc-
représentation va pouvoir être élaborée pour tionnisme préjudiciable.
La représentation sociale a ainsi pour effet de sémantique des valeurs de la société ; à la notion
catégoriser. Grize dira qu’elles est « l’humus d’altérité peinte par Levinas ; enfin, comme nous
dans lequel [un] locuteur plonge pour élaborer le verrons par la suite, à la théorie des tropes
ses schématisations » : on comprend bien com- qui établit des relations de similarité entre ob-
ment elle est susceptible de former le cadre qui jets, développée par la métaphysique analytique.
structure et ordonne une partie du monde. Elle Derrière ces notions, c’est la notion d’identité de
permet d’agir de manière cohérente. Au mieux, l’homme qui est en jeu.
elle augmente l’agrégation, en s’élevant au-delà Nous n’allons pas développer ces points, mais
de l’infra-individuel. Au prire, cette représen- pouvons rajouter un mot au sujet des affirma-
tation, en homogénéisant, totalise. Qu’est ce tions émises par Castoriadis. Dans sa quête
qui rend si cohérentes ces agglomérations de d’une identité psycho-sociale, l’individu sin-
multitudes ? On peut compter sur le bon sens... gulier adopte une démarche particulière : il
tandis que nous avons toujours vu des cygnes doit assumer une à une ses « propriétés » in-
blancs, nous avons construit la représentation trinsèques, et s’il ne le fait pas, son identité est
(naturelle) d’un « cygne qui sera blanc » (logique considérée instable. S’il le fait convenablement,
de la condition nécessaire et suffisante). La na- il pourra s’adapter en fonction des contextes, en
ture est évidente, et les intuitions suffisent même dévoilant, au choix, telle ou telle partie de lui-
souvent à catégoriser l’identité des relations quo- même. Par cette solidité intérieure et l’aplomb
tidiennes. Préférence, simplification, utilité : ce social que son adéquation à l’environnement lui
sont des concepts issus d’une observation, et qui apportera, il pourra être considéré comme indi-
tendent à réduire l’individu ou la communauté vidu autonome. Nous revenons ainsi à la défini-
d’individus à cette investigation apparente. Mal- tion étymologique de l’autonomie, qui ordonne
heureusement, ce réductionnisme de contempla- de suivre les lois que l’on s’est soi-même fixé. «
tion est pourtant érigé en facteur d’analyse. Il est C’est moi qui dit qui je suis. » : l’analyse ne peut
utilisé pour créer un lien avec un autre concept, qu’être interne. La catégorisation (externe) agit
parfois indépendant. au contraire comme une logique d’enfermement
Mais dans la science actuelle, et par exemple identitaire. Pourquoi cette logique serait fausse
en santé mentale, ce sont parfois les statistiques ? Car elle n’est pas autonome, au sens propre
qui permettent la formation de la représenta- du terme, mais hétéronome. Dans la représen-
tion d’un trouble. En effet, la catégorisation des tation sociale stigmatisante, il n’y a pas de dé-
troubles mentaux est entièrement définie par le centrement de soi par soi, pas de décalage vis-
Diagnostic and Statistical Manual of Mental Dis- à-vis de son propre être. L’ouverture au monde
orders (DSM 5) . L’avantage de cette homogénéi- qui découle de cette classification externe se
sation, c’est qu’une action publique en découle. réalise selon un jeu d’intérêt, selon les mots de
Mais l’inconvénient, c’est la disparition de la di- J.P Oliver . Ces catégories d’analyse, basées sur
mension de complexité de l’humain. Il est alors des observations frustes, sont délétères. Elles
réduit à la dimension statistique sociale. Cette se développent au profit de ceux qui détiennent
mécanisation des dispositifs induit inévitable- le pouvoir d’agir. Elles approuvent le rejet et
ment une machinisation de l’homme. l’exclusion ; elles font le lit de la stigmatisation.
Ouvertures engagées : autonomie et représentation Il n’est bien sûr pas lieu ici de condamner
sociale. Cette déformation renvoie à plusieurs le communautarisme. Le processus d’arrimage
concepts sous-jacents : d’abord, à celui du syl- d’un individu à un groupe est vital. La
logisme et à la question de la véracité de ses logique d’appartenance est représentée par ce
prémisses, et donc à la logique des prédicats ; à lien qui se crée entre l’individu et une quel-
la notion d’imaginaire développée par C. Cas- conque autre propriété portée par d’autres in-
toriadis , qui intervient au niveau des signifi- dividus. L’identité du sujet social, sans cesse
cations imaginaires sociales, une intériorisation mouvante et dynamique, se créera au contact
de la dynamique collective, par appropriation plexité du monde peut impliquer la notion de
de nouvelles caractéristiques. Elle se basera représentation sociale. Nous venons de com-
sur l’identification d’une de ses caractéristiques prendre comment la catégorisation et la clas-
à une autre, globalement et subjectivement sification pouvaient connaitre des conceptual-
similaire, chez l’autre. C’est lorsqu’il s’agit « isations et des dénominations différentes au
d’implémenter » extérieurement des caractères fil des âges (existence en soi ou entités con-
à une population que nous devons être attentif. ceptuelles). La conception et l’organisation des
Nous devons affiner nos catégories. Et pour cela, représentations sociales est tout aussi délicate.
il convient de diminuer la grossiereté de leur Ces dernières sont parfois favorables à la co-
grain. Il faut regarder comment se « détricote hésion sociale, et parfois stigmatisantes. Elles
» une identité en de multiples propriétés acci- sont informelles, elles sont changeantes, elles
dentelles et essentielles, et n’en omettre aucune ne peuvent être connues dans leur totalité, elles
avant d’émettre un jugement (si cette représenta- sont imposées par l’homme à d’autres hommes
tion sociale, teintée moralement, est réellement mais formées par le sujet individuel, etc. Peut
nécessaire). Nous comprenons qu’en pratique, être que la théorie des tropes, proposée par D.C
c’est un jugement empirique qui pourra nous Williams , pourra essayer d’en donner une défi-
apporter cette finesse. Quand il s’agit des caté- nition théorique plus claire. Cette position aura
gories sociales, et de leurs représentations, ce au moins le mérite de tenter de réconcilier, sur le
jugement empirique ne peut donc que se tra- sujet des représentations sociales, les partisans
vailler... sur le terrain. Seule la mise en con- de querelles ancestrales.
frontation de toutes les propriétés permettra
cette clarification. Structure et dynamique des représentations
sociales : rationnel
Tropes Pourquoi réfléchir à la nature de la représen-
Depuis plus de deux mille ans, l’histoire de la tation sociale ? Comme c’est le cas pour la
philosophie est scindée entre deux écoles. Tous logique mathématique ou les travaux de J. Pi-
les concepts qui ont émané de la pensée humaine aget sur la genèse de l’intelligence, c’est en
dépendent de ce désaccord conceptuel originel. pensant la structure des savoirs, et non les
Celui-ci a été nommé initialement « querelle des savoirs eux-mêmes, que nous en comprenons le
universaux ». La définition des universaux pose mieux l’organisation. Il semble évident qu’une
la question des types, permettant la classifica- discussion sur l’éthique, la responsabilité ou
tion des choses du monde. Avaient-ils donc l’engagement pratique des individus via ces
une existence en soi (réalisme platonicien, com- représentations ne peuvent pas, en effet, être
prenant des entités transcendantes, supérieures), assumés sans un accès éclairé à leur structure.
ou n’étaient-ils pas que de simples concepts de Et la réalité concrète ne se laisse pas dé-
l’esprit (nominalisme aristotélicien, avec des at- couper en domaines distincts. Encore moins
tributs et prédicats de l’être, tels que le genre quand cette réalité dépend des construc-
ou l’accident). Les universaux sont donc des en- tions psychiques humaines. L’introduction
tités abstraites, regroupant toutes les choses du d’un cadre capable de délimiter les frontières
monde qui s’y rapportent (la Rougeur, la Circu- de la notion de représentation sociale sem-
larité), lorsque ces choses en ont les propriétés. ble indispensable. Celle-ci présente un as-
Le particulier concret, lui, est seulement de notre pect mixte (psychologique, idéologique, soci-
monde, et pas au-delà (son ballon, son père). ologique, économique, etc.) qui rend difficile
cette circonscription. De plus, comme nous
Les tropes l’avons déjà vu, elle est fatalement lacunaire
Nous avons vu dans la première partie com- : il existe forcément, en son sein, des zones
ment la classification et la réduction de la com- vides, des espaces de non-accès au psychisme
ou à toute activité discursive (et c’est d’ailleurs qu’elle véhicule de rapports de sens) : c’est «
sur ce principe que prend appui le principe de l’adaptateur » à la réalité ; ce qui est central
l’inconscient psychanalytique). Nous proposons est l’invariant social, ce qui reste fondamen-
donc la théorie des tropes en tant que processus. talement attaché à un objet ou fait social pré-
Celui-ci serait à même d’agir sur la représenta- cis. Ce noyau, à l’origine des fondements de
tion sociale par transduction , c’est-à-dire en pen- la représentation sociale, s’élabore en fonction
sant un particulier, puis un autre, et procédant de trois paramètres : Le premier est celui de la
ainsi jusqu’à tous les cerner. Par cette méthode, préférence pour des éléments généraux, et donc
utilisant l’introduction du trope, nous pourrons fédérateurs. Le second est lié au fait que le sujet
mieux cerner ce qu’est une représentation so- créateur de représentation opte plus volontiers
ciale, et une seule en particulier (et non pas le pour un nombre restreint d’éléments, plutôt que
concept abstrait de représentation sociale, telle pour un ensemble trop vaste, permettant une
qu’elle pourrait exister de manière universelle). meilleure stabilité de l’image créée. Enfin, ce
Bien entendu, le théorie des tropes n’est pas la sujet sélectionne des éléments ayant un poids
seule à tenter d’expliquer ce qu’est, ontologique- informatif suffisant pour qu’il soit en mesure de
ment, une représentation sociale. En effet, il ex- former la représentation d’un autre sujet, par
iste différentes théories s’attachant à déterminer transposition .
leur structure et leur dynamique. Nous allons La théorie du noyau central est très utile
en détailler succinctement deux d’entre elles afin dans le domaine de la sociologie : par exem-
de mieux concevoir comment s’insère la notion ple, lorsque les « schèmes étranges » sont in-
de trope dans ce décor existant. troduits aux alentours du noyau central, élé-
ments périphériques « cabossés comme le pare-
Théorie du noyau central choc d’une voiture », selon les mots de C.
Moscovici va proposer deux mécanismes de Flament, qui contredisent leur noyau. Ces
formation de la représentation sociale : schèmes étranges le transforment imperceptible-
• L’objectivation, d’abord, via des processus ment, jusqu’à ce que le sens de la représentation
de construction et de schématisation, met elle-même change. C’est cette transformation
en forme et matérialise l’abstrait. que nous explorerons dans la troisième partie,
• L’ancrage, secondairement, enracine la autour des thèses sur la banalité du mal d’H.
représentation créée, tout en opérant en Arendt.
amont, par des mécanismes d’accrochage
au sens et au savoir de l’individu dans sa Théorie du prototype et théorie des tropes
collectivité Nous pouvons également citer comment le mod-
En segmentant une représentation sociale, èle prototypique des représentations sociales
on retrouve systématiquement une cohérence explique leur formation par un mécanisme «
dans son contenu. Ce lieu de cohérence est d’économie cognitive » , qui diminue les dif-
nommé noyau central , ou principe organisa- férences (infinies) des choses du monde. Il anal-
teur , notions aux propriétés qualitatives et struc- yse comment nous structurons un « monde réel
turales. Les éléments périphériques à ce noyau » (Garner, 1974), en postulant une cohésion de
seraient des schèmes, c’est-à-dire des séquences proximité dans les éléments qui font sa struc-
d’actes (tel que « aller au restaurant » constitue ture (les traits architecturaux de l’univers sont
le schème d’une telle succession : entrer, com- corrélés les uns aux autres, et le maillage de ces
mander, manger, payer, sortir). Ce qui est pé- grains du monde font la représentation). Une
riphérique dépend des constructions mentales importante littérature a donc pris en main cette
du groupe social, avec son imaginaire, son his- notion, alternant entre anthropologie, psycholo-
toire, ses conceptions et ses valeurs de la mal- gie cognitive (Rosch, 1973, 1981), psychologie
adie (et a fortiori de la santé mentale, avec ce sociale (Cantor et Mischel 1979) et linguistique
(Windisch, p. 187 D. Jodelet, Représentations concrets » et « universaux abstraits » sont eux-
sociales, sociologie et sociolinguistique). mêmes constitués de tropes.
Cependant, nous souhaitons apporter ici une
nouvelle consistance aux représentations so- Implications
ciales, en tant qu’elles sont des phénomènes de Sans doute, au même titre que tout ce qui est
notre monde comme peuvent l’être la lune, la dans le monde, la représentation sociale est un
couleur rouge, ou une sucette parfumée. Nous trope. Qu’est ce que cela implique-t-il ? Le trope
allons pouvoir proposer un schéma d’étude possède deux particularités. La localisation (le
qui accepte de considérer toutes les entités de trope est ici et maintenant, dans un objet ou
l’environnement social et naturel. Sans pour un événement, ou dans tout monde émanant
autant le réduire à un universel prototypique d’une conscience), et la similarité. Lorsque les
ou théorisé, nous pourrons toutefois accepter le deux localisations de deux tropes coïncident
concept de représentation sociale, conçu comme (Russell parlera de « comprésence », Mill de
trope à part entière. « co-inhérence », Goodman d’ « être-ensemble
Les théoriciens de la métaphysique contem- »), cela forme un objet du monde. Une sucette
poraine s’attachent à définir ce que peut être un rouge à la banane est la coïncidence d’un trope
objet de savoir, de manière ontologique, c’est- « couleur rouge », et d’un trope « goût banane
à-dire en tant qu’être. Ils définissent le trope ». La similarité reprend le fait que deux pro-
comme particulier abstrait. En ce sens, il n’est priétés abstraites soient considérées comme les
pas un « universel », donnant forme et propriété mêmes. Elle résume l’identité par l’absence de
aux choses et aux concepts du monde (une Su- différence.
crerie, par exemple, qui permettrait de cerner Ainsi, un objet ou un concept, telle que la
toutes les sucreries, modèle parfait des sucreries, représentation sociale, peut être considérée
mais alors absent du monde). Le trope n’est comme un trope, ou une somme de tropes.
pas non plus la chose elle-même, telle qu’elle Cet ensemble forme une « classe » dont tous
se présente de manière non généralisable (sans les termes sont des membres. C’est en jouant
le trope, un tel bonbon ne pourrait pas être in- sur une juste localisation des propriétés la
clus dans la même classe qu’un tel autre bonbon, composant que nous allons pouvoir considérer
en raison des minimes différences de leurs pro- qu’il y a coïncidence. Sans la certitude de
priétés.). D.C. Williams, en 1953, introduit cette cette comprésence, la représentation ne serait
notion en les nommant « l’alphabet de l’être » pas homogène, et potentiellement inutilisable,
: le trope est au fondement de toute chose et voire socialement dangereuse. Qui définit qu’il
de tout événement. Il s’agit, selon l’exemple y a coïncidence entre les tropes ? Celui qui
de F. Nef , du rouge perçu sur un cahier, et du créé ou réutilise la représentation, en accord
principe qu’est cette même couleur rouge, celle- avec la société dans laquelle il s’insère. Or,
là même exprimée sur ce cahier. Il est particulier, nous pouvons aisément comprendre que deux
et non universel, car il appartient à ce cahier- tropes distincts ne devraient moralement pas
ci, mais également abstrait, car il nécessite une se retrouver dans la même représentation
opération de l’esprit pour être théorisée. Selon sociale, tout comme trouver ensemble la couleur
D.C. Williams, le trope est « chaque unique en rouge et le goût banane semblent « inhabituels
soi-même comme un homme, un tremblement » pour une sucette, du moins en terme de
de terre, ou un hurlement », tout en restant le fréquence statistique. Le racisme, la xénophobie,
concept abstrait composant cet objet, et ainsi : les intolérances ne sont que des réunions
« un chat et la queue du chat ne sont pas des malencontreuses d’une conception de l’homme
tropes, mais le sourire d’un chat est un trope » et de propriétés qui ne lui sont pas liées. Elle
(les premiers ne sont en effet que des propriétés coïncident par mégarde . Cette confusion naît
concrètes ). En fait, pour Williams, « particuliers d’un abus de coïncidence, et il lui est apposée
une similarité usurpatoire et arbitraire. Déontologie des représentations sociales
dans leur « banalité »
La création représentationnelle est nuisible,
selon G. Durand , lorsque survient un « trans-
fert dans lequel la représentation de l’objet se
Hannah Arendt laisse assimiler et modeler par les impératifs ».
Le « vivre ensemble » est l’aboutissement d’un En s’inspirant du modèle de la banalité du mal,
processus évolutif instinctuel, marqué culturelle- comment peut-on trouver le moyen d’éviter de
ment, énoncé sous divers formes à travers créer et de transporter, involontairement, des
les âges (de la démocratie athénienne tendue représentations sociales dont le caractère né-
entre l’Hélié et l’Ecclésia, infiltrant les dérives faste sera susceptible de porter préjudice ? En
contractualistes édictées initialement par s’interrogeant sur l’expérience de la conscience,
Rousseau, jusqu’aux origines des dévoiements propose H. Arendt.
totalitaires). C’est, avant tout, une somme de En soi, qu’est ce qui structure entre elles
conventions. Comment forme-t-on une telle l’ensemble des représentations sociales ? C’est
clause ? Partiellement, par l’établissement de l’idée de fonctionnalité, de processus orienté
catégories. Celles-ci polarisent un ensemble vers un but précis. Lorsque ce processus est
d’éléments donnés (par exemple, les différentes intégré par le groupe, les étapes qui jouent en
formes possibles pour qu’une sucette puisse faveur de sa réalisation sont absorbées avec lui.
être reconnue intuitivement comme sucette). Ces « étapes », elles sont en grande partie les élé-
Elles en excluent donc d’autres. Derrière cette ments de la représentation sociale. Et ce sont ces
classification basée sur des principes simples, étapes du processus qui ont pu être banalisées
énoncées dans la partie précédente (la similarité dans un projet plus vaste, dont la valeur a été
et la localisation), naît un enjeu moral majeur. Si neutralisée par le roulement pervers de la com-
structurer c’est exclure (ce qui n’est pas femme munauté dans son développement. Foucault
est homme, ce qui n’est pas marié est célibataire, parle en ce sens de microcoupures successives,
etc. ), expulser c’est juger. Lors de ce processus qu’il nomme « césures dans l’appareil biopoli-
de mise en cohérence du monde, nécessaire à la tique ». Les représentations sociales, bien que
vie en société et à la mise en ordre d’un langage nécessaires au fonctionnement du système so-
commun, notre espace psychique est envahi ciopolitique dans lequel elles s’insèrent, sont au-
par des représentations ordonnatrices. Cet tant d’intersections dans la manière de classifier
assujettissement est susceptible de subsumer la les choses du monde. Elles sont des déplace-
morale elle-même. Les représentations sociales ments progressifs des classes normatives. Et ce
moralement déviantes deviennent des routines décalage se fait dans l’objectif, implicite, que
de langage, à force d’adaptation progressive de se développe une volonté d’appartenance au
la société. H. Arendt nomme cet apprentissage groupe.
fonctionnel « la banalité du mal », expression
qui donnera son nom à la thèse qu’elle dévelop- L’expérience de la conscience
pera amplement jusqu’à sa mort . Il s’agit du L’expérience de la prise de conscience, qui per-
processus d’intégration, inconscient et lent, mettrait idéalement de se soustraire à certaines
de « minuscules doses d’arsenic », capable représentations sociales jugées néfastes, par un
de rendre insensible celui qui les recevrait . jugement moral individuel, pourrait passer ini-
Cette conception rejoint celle de la création de tialement par une ré-affectivation, une resen-
l’idée reçue, qui se créée par association non bilisation. Nous observons donc l’introduction
délibérée, et par conditionnement , amenant à de l’émotion dans le concept de représentation
des attitudes explicites. sociale : par elle, nous serions de nouveau en
mesure de nous questionner sur la fidélité de
nos représentations avec notre propre système du monde, c’est ainsi s’affecter. Il n’empêche
de valeur. Plus précisément, nous comprenons que cette faculté de jugement doit avant tout se
que c’est par un mécanisme largement décrit baser sur un sens social, et non pas sur un in-
en neurosciences que le sentiment moral pour- térêt égoïste. Là est la magie du sujet : il sait
rait naitre. La théorie de l’esprit dite « chaude se rendre indépendant, affirmer son autonomie,
», qui est la capacité à se projeter émotionnelle- tout en conservant, selon Castoriadis, un certain
ment dans ce que l’autre a de plus sensible, ex- degré d’hétéronomie. Il lui faut donc être admis
plore cette dimension. Voici son déroulement dans la communauté par ses choix éclairés, qui
pratique. Le sujet effectue une hypothèse sur admettent que certaines représentations sociales
les informations environnementales accessibles classificatrices soient nécessaires, sans qu’il ne
par son entourage, et tente de saisir de quelle soit pour autant assujetti aux volontés collec-
manière ces données vont être intégrées par les tives . Ce jeu politique, c’est la capacité d’action
autres. Pour cela, le sujet va s’imaginer ressentir décrite par le terme de phronésis par Aristote
les émotions ressenties par autrui lorsqu’il doit (Dans L’éthique à Nicomaque : « Il n’est pas pos-
juger du contexte. La théorie de l’esprit permet sible d’être homme de bien sans prudence, ni
donc cette « mise à la place de », construisant la inversement, prudent sans vertu morale » ). La
représentation, dont la validité factuelle repose phronésis nous permet d’interagir avec l’autre,
essentiellement sur cette projection dans l’esprit tout en restant indépendant de sa volonté.
d’autrui . C’est peut être en lien avec un déficit Kant ajoutera que pour obtenir cette connais-
en théorie de l’esprit, ou du moins un manque sance des valeurs qui doivent nous guider, et qui
d’empathie, que naissent certaines représenta- définissent ensuite intimement nos représenta-
tions qui pourront être jugées moralement ou tions sociales, nous devons employer toute notre
déontologiquement erronées. H. Arendt parle imagination. Celle-ci est conçue comme la possi-
en ce sens de « désincarnation » : le sujet perd bilité de mettre en forme le choix, le jugement, et
le désir d’éprouver quoi que ce soit, il est dans les liens qui font que nous éliminerons certaines
un état de désaffectation. Elle aboutira donc représentations, et en conserverons d’autres .
à la conclusion que c’est « l’absence de pensée En bref, nous avançons ici que la construction
» qui pourra caractériser de tels personnages d’une représentation sociale est le produit d’un
désaffectivés, tel que l’était Eichmann lors du « acte de conformité volontaire », selon les mots
procès de Jérusalem . Grossièrement, il nous de S. Tanner . Cette hypothèse confirme que
faut élargir nos capacités de réceptivité de notre toute représentation est le résultat d’un habitus,
monde, notre acuité perceptive et notre enten- d’un parcours de l’individu dans son univers
dement, ainsi que la finesse du grain perçu via social. Il revient à lui seul de se responsabilité
notre environnement, afin d’augmenter notre de choisir le monde qu’il veut décrire.
faculté de juger. Cette augmentation permet-
trait l’abandon de certaines catégories jugées Conclusion
(par nous mêmes) inadéquates à notre système
La représentation sociale ne peut se soustraire
de valeur (lui-même dynamique en fonction de
à la tonalité affective et à la charge émotion-
nos perceptions), et la conservation de celles qui
nelle, car elle est élaborée par un sujet ou un
nous sembleront nécessaires au bon fonction-
groupe afin d’expliquer un « segment de [son]
nement social.
existence » . De manière inhérente, elle char-
rie une incomplétude, mais occulte souvent ces
Emotion et jugement à la base d’une représen- distorsions et déviations vis-à-vis du réel. La
tation sociale moralement adéquate santé en est un bon exemple : nous sommes
Ce raffinement perceptif ne peut se déployer attachés à la représentation qui nous permet
qu’à travers la sagacité de nos états émotion- de la penser, tout en omettant de regarder de
nels. Etre sujet de choix de ses représentations côté pour nous apercevoir, précisément, que
d’autres représentations éclairent aussi bien ce
sujet. Ces représentations sont donc des sys-
tèmes de communication, et il en existe au-
tant que de sujets, et chacune donne lieu à dif-
férentes orientations pour engager une action
sociale. Il parait important d’apprendre à con-
struire une représentation de « l’autre ». Cet
autre est celui dont la représentation n’est pour
nous que trop légère (et donc celui qui nous est
étranger). Lui créer une représentation authen-
tique, en phase avec le réel, utiliser la finesse
de sa pensée pour mieux le comprendre : tel
est le devoir de tout sujet social qui cherche
à comprendre son univers. Seul cet élargisse-
ment du cadre de pensée peut permettre d’éviter
l’exclusion et les conséquences dramatiques qui
en découlent. Nous comprenons ainsi com-
ment cette notion, originellement définie par le
champ de la sociologie, s’inscrit dans l’ensemble
des problématiques pratiques de l’existence hu-
maine, tout en inspirant d’autres espaces de la
connaissance. Il ne faut donc pas simplement
considérer cet outil comme un objet : mais bien
le manier avec précision et flexibilité pour par-
venir à l’intégrer astucieusement aux horizons
multiples des chercheurs en sciences humaines.

RÉFÉRENCES
Les références, fournies dans un fichier joint, sont à
demander à l’auteur.

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