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Lectures
Les comptes rendus
/
2012

Patrick Champagne, Olivier


Christin, Pierre Bourdieu : une
initiation
CLÉMENT GÉRÔME
https://doi.org/10.4000/lectures.9209

Patrick Champagne, Olivier Christin, Pierre Bourdieu : une


initiation, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2012, 264 p., ISBN :
978-2-7297-0851-1.
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Texte intégral
1 Près de 10 ans après sa publication initiale, Patrick Champagne et Olivier
Christin proposent une nouvelle version de leur ouvrage sur Pierre
Bourdieu. Les auteurs justifient la parution de cette nouvelle édition par les
critiques dont est l’objet la théorie de Bourdieu. Celle-ci serait devenue
obsolète pour décrire et comprendre le monde social aujourd’hui. Il s’agit
donc avec cet ouvrage, non seulement de s’approprier ou se réapproprier la
pensée de Bourdieu, mais surtout de lever les ambiguïtés et les erreurs de
lecture de son œuvre (notamment celle résultant du « biais scolastique »),
d’en réaffirmer la complexité, la justesse et la pertinence tant au niveau de
l’appareil théorique que des principes méthodologiques.
2 Le premier chapitre, « la philosophie de Pierre Bourdieu », s’attache à
retracer le parcours intellectuel du sociologue, le cheminement de sa
pensée et de sa théorie en lien avec les événements biographiques, le
contexte social et la structuration du champ universitaire de l’époque (les
hiérarchies entre les disciplines universitaires). Les auteurs de l’ouvrage
mettent à jour ce que la théorie de Bourdieu doit à sa formation
philosophique, à travers son intérêt pour le courant phénoménologiste (ce
dernier offrant un cadre conceptuel à l’analyse de l’expérience ordinaire
que les individus font du monde social) et pour la philosophie des sciences
dont Bourdieu adopte la posture épistémologique (celle-ci prend appui sur
la mise à distance du sens commun comme condition préalable à la
production d’un savoir scientifique).
3 Bourdieu n’a eu de cesse de réfuter les oppositions constitutives des
sciences sociales. Adoptant une conception similaire à celle de Durkheim, il
conteste les découpages disciplinaires et affirme l’unité des sciences
humaines (sociologie, ethnologie, histoire, géographie humaine) qui
constituent une même science, celle de l’homme en société. De même, les
allers retours entre travaux empiriques et élaboration théorique permettent
de transcender l’opposition stérile entre objectivisme et subjectivisme dans
laquelle les sciences sociales se murent : « si le monde est ma
représentation (subjectivisme), il ne faut pas oublier que la représentation
est faite par ce même monde qui m’a créé, en tant que sujet social
percevant » (p 41). C’est sans doute dans l’analyse minutieuse de cette
« double réalité en partie circulaire » (p 42), dont Bourdieu a cherché à
rendre compte, que réside l’intérêt majeur de l’ouvrage de P. Champagne et
O. Christin.
4 Les auteurs examinent trois concepts centraux de l’appareil théorique
bourdieusien, chacun d’entre eux constituant un chapitre de l’ouvrage :
l’habitus (qui permet de penser l’intériorisation du monde social par les
individus et leur capacité à agir), le capital (qui permet d’établir une
économie générale des pratiques et des hiérarchies sociales) et le champ
(qui analyse les spécificités et les règles communes qui régissent les
mondes sociaux dans lesquels les individus sont immergés). En dépit de ce
découpage en chapitre, les auteurs évitent le cloisonnement en s’attachant
à décrire tout au long de l’ouvrage les manières dont s’articulent les
différents concepts.
5 Ensemble de structures inconscientes incorporées, de schèmes
intériorisés sous la forme de dispositions durables, le concept d’habitus ne
saurait réduire les agissements des individus à des pratiques contribuant à
la reproduction mécanique des structures sociales. Le concept s’avère
précieux tant pour expliquer la cohérence et la systématicité des goûts et
des pratiques que pour penser le changement, l’événement révolutionnaire.
L’analyse des auteurs des propriétés de l’habitus permet aux lecteurs de
mesurer les renouvellements théoriques que permet le concept en rejetant
dos à dos les approches subjectivistes et structuralistes (en proposant, par
exemple, une définition non substantialiste des classes sociales). Les
auteurs abordent également les conditions de production et de formation de
l’habitus, autrement dit les mécanismes d’intériorisation et d’inculcation de
dispositions durables lors des « expériences premières de la prime
éducation » pendant lesquelles s’apprennent « par la pratique, à l’état
pratique » (p 86), les gestes, les postures, les usages de la langue qui
composent l’habitus et qui le rendront en retour conforme, ou pour le moins
adapté, au monde social de l’agent.
6 Le second chapitre, « Capital », revient largement sur l’apport de
Bourdieu à la compréhension des mécanismes fabriquant et légitimant les
hiérarchies sociales, ces derniers ne pouvant se comprendre uniquement
par les explications marxistes en termes de capital économique. Contre la
naturalisation des différences socialement produites et légitimées par les
idéologies du don ou de l’excellence naturelle, la théorie mise au point par
Bourdieu et Passeront dans La Distinction met en exergue la fonction
conservatrice d’un système scolaire qui légitime la culture (au sens
ethnologique) d’un groupe social particulier : la culture savante des classes
supérieures. La notion de capital culturel que Bourdieu forge
progressivement insiste sur la dimension relationnelle et conjoncturelle des
usages sociaux et des traits culturels valorisés dans des espaces donnés et
à des époques données. « Energie sociale » ou « rapport social », le capital
ne saurait être détaché du champ dans lequel il s’exprime, puisque « c’est
le champ particulier qui détermine les propriétés qui ont cours […] et qui
dans la relation avec ce champ, vont fonctionner comme capital spécifique »
(p 133). Capital et champ sont deux concepts interconnectés, le premier
permettant de comprendre ce qui à l’intérieur du second va être perçu
comme légitime et valorisé : « chaque champ sélectionne parmi les
propriétés sociales et naturelles que peuvent posséder les individus
[propriétés intériorisées et constitutives de l’habitus], celles qui sont des
atouts pour jouer dans chacun de ces espaces de jeu » (p 146).
7 « Espace structuré de positions », partiellement autonome et caractérisé
par un ensemble de règles et d’enjeux qui lui sont propres, le concept de
champ fut d’abord utilisé par Bourdieu pour rendre compte
sociologiquement de l’activité artistique, de la vocation religieuse et
scientifique et ainsi mettre un terme au mythe de l’explication subjectiviste
et romantique de l’artiste créateur, du prophète, de l’unicité irréductible
d’une œuvre. Il s’agit de « restituer l’ensemble des positions et l’ensemble
des points de vue par rapport auxquels le peintre [ou plus généralement
l’artiste] dut se déterminer » (p 150), afin d’être en mesure d’expliquer les
enjeux et les règles du champ (ici le champ artistique) à une époque
donnée. C’est à une pensée relationnelle qu’invite le concept de champ,
puisque l’intérêt ne réside pas dans les propriétés et caractéristiques des
individus qui le peuplent, mais dans les relations entre les positions
occupées par ces individus, celles-ci ne prenant sens que les unes par
rapport aux autres. Le champ est donc le produit des luttes « pour
l’accumulation, la conservation ou la transformation du capital spécifique »
(ou capital spécifiquement valorisé à l’intérieur du champ) entre les acteurs
qui le composent et qui y occupent des positions différentes, voir opposées
en fonction de la distribution différenciée de ce capital spécifique.
8 Champagne et Christin rendent brillamment compte d’une pensée
complexe et de son cheminement. Ils donnent à voir la logique du travail de
recherche de Bourdieu dont les concepts évoluent, se précisent et
s’enrichissent au fil des résultats obtenus par le biais d’enquêtes
empiriques. Les auteurs puisent leurs illustrations dans les nombreuses
recherches menées par Bourdieu qui reflètent la diversité des objets
d’étude : le système éducatif, le champ religieux, journalistique,
intellectuel, artistique (la photographie la fréquentation des musées), etc.
Pour clore leur ouvrage, les auteurs consacrent un chapitre à l’analyse de la
conception qu’a forgée Bourdieu de la figure de l’intellectuel, de son rôle et
de sa place dans le monde social. Ils reviennent en détail sur la réception
des travaux de Bourdieu par les « intellectuels médiatiques » ou les
« intellectuels essayistes », etles faux procès intentés par ces derniers
contre le sociologue. Contre cette figure de l’intellectuel affranchi des
contraintes du travail d’enquête, et dont l’autonomie vis-à-vis des champs
politique et journalistique apparaît bien mince, Bourdieu avance la figure
de « l’intellectuel collectif » dont la production sociologique « peut être une
sorte d’armede self-défense sociale contre tous les phénomènes de
domination symbolique » (p 203). À l’heure où nombre d’individus
endossent le titre de sociologue lors de leurs interventions dans les médias
ou auprès des structures du pouvoir, la lecture de ce livre est plus qu’utile,
d’une part pour se réapproprier la pensée complexe de Bourdieu et mettre
fin aux critiques simplistes dont elle a trop souvent fait l’objet, et d’autre
part pour réaffirmer le fait que la sociologie ne saurait être autre chose
qu’une science critique au sens où son objet est bien la mise en lumière de
mécanismes sociaux contribuant à la reproduction (jamais à l’identique) du
monde social.

Pour citer cet article


Référence électronique
Clément Gérôme, « Patrick Champagne, Olivier Christin, Pierre Bourdieu : une
initiation », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 18 septembre 2012, consulté
le 28 juillet 2022. URL : http://journals.openedition.org/lectures/9209 ; DOI : https://doi.org
/10.4000/lectures.9209

Rédacteur
Clément Gérôme
Doctorant en sociologie, CIRTEFT-REV, Université Paris Est-Créteil

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