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Littérature

Analyse du discours et sociocritiques. Quelques points de


convergence et de divergence entre des disciplines hétérogènes
Laurence Rosier

Abstract
Discourse Analysis and Socio-criticism. Points of convergence and divergence between heterogeneous disciplines
An analysis of the places and people exercising either discourse analysis or socio-criticism, of the concepts and notions they
use, and of the objects they study, shows that the main divergence between the two disciplines concerns their corpuses.

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Rosier Laurence. Analyse du discours et sociocritiques. Quelques points de convergence et de divergence entre des
disciplines hétérogènes. In: Littérature, n°140, 2005. Analyse du discours et sociocritique. pp. 14-29 ;

doi : https://doi.org/10.3406/litt.2005.1908

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_2005_num_140_4_1908

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H LAURENCE ROSIER, université libre de Bruxelles

Analyse du discours

et sociocritiques

Quelques points de convergence


et de divergence entre des disciplines
hétérogènes 1

INTRODUCTION

Analyse du discours (désormais AD) et sociocritique (désormais


SC) seraient-elles deux facettes complémentaires d'une approche
sensiblement identique d'objets spécifiques? Sans doute la première, comme
son nom l'indique, travaille-t-elle sur des entités discursives plus ou
moins clairement identifiables qui englobent la littérature, alors que la
seconde privilégie un objet apparemment plus homogène et plus
restreint, le texte littéraire. Mais toutes deux ne cherchent-elles pas à saisir
une «vision du monde» cachée derrière les mots? Toutes deux ne
présupposent-elles pas une philosophie de l'histoire, une théorie du sujet,
une vision sociale et critique du monde? Le triptyque «historicisation,
contextualisation, socialisation» (Duchet et Vachon 1998) ne caractérise-
t-il pas tant les recherches menées en AD qu'en SC? La dimension
critique ne leur est-elle pas commune? N'ont-elles pas été toutes deux (le
sont-elles encore?) des «théories militantes»? Duchet l'affirmait en
1971: «S'il fallait une définition (de la sociocritique), elle serait
militante, irait dans le sens d'une sémiologie critique de l'idéologie». En
écho, Mitterand parlait d'une «sociocritique militante» lors de la clôture
du colloque de Toronto de 1972 (publié en 1975). «L'inquiétude» de
Michel Pêcheux (1981) révélait à son tour l'imbrication de l'engagement
politique et de la construction théorique :
S'agit-il finalement d'une affaire de chercheurs communistes se livrant à
l'analyse de discours à travers le discours communiste, entendu comme ce
miroir historique exceptionnel où, précisément, la «science» est censée venir
se condenser dans le politique ? (p. 6)
L'approche d'une socialite de la texture littéraire et le décryptage
de l'idéologie de pratiques discursives se rejoignent donc dans la recherche
14
1 . Je remercie Marie- Anne Paveau pour sa relecture attentive et ses corrections. De même, je
littérature remercie Ruth Amossy pour ses suggestions de recadrage. Selon les formules consacrées, les
n° 140 - déc. 2005 erreurs et errements sont donc le fait de l'auteur.
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUES

de l'articulation du réel, du monde et de la matérialité discursive des


textes. Les conditions d'émergence, de production, de circulation des
textes et des discours se trouvent illustrées par les études dans les deux
«camps», même si entre l'hégélianisme des précurseurs de la sociocri-
tique et l'ancrage althussérien des premiers analystes de discours, le
fossé idéologique était grand.
Les différences se font aussi sur les objets: la sociocritique s'attaque
à un objet classique, la littérature, en en proposant une approche
radicalement dépoussiérée; l'AD se constitue en «empiétant» sur des domaines
qui avaient fait du discours leur terrain de recherche.
Notre question inaugurale, banale, sur les rapports étroits entre AD
et SC a déjà été posée à maintes reprises: en effet la posture épistémolo-
gique commune de théories «hybrides», conçues comme des lieux de
convergence, oblige périodiquement certains de ces acteurs à s'interroger
sur les alliances théoriques, les méthodes et les corpus, et le noyau «dur»
théorico-pratique qui leur serait spécifique. Qui plus est, des chercheurs
se sont posés comme des passeurs théoriques, prônant explicitement
l'alliance entre les deux mouvements. Nous y revenons ci-dessous.
La magie des dénominations englobantes ne doit cependant pas
occulter la diversité des approches et l'éclectisme théorique, comme en
témoigne par exemple le Manuel de sociocritique de Pierre Zima ou
bien encore les entrées du dictionnaire d'Analyse du discours édité par
Maingueneau et Charaudeau. Il y a des cadres sociocritiques comme des
analyses du discours.
Ces réflexions obligent à tout le moins à revoir les relations entre
AD et SC sous l'angle des objets (discours, texte, genre, littérature...) et
de ce qu'on y cherche (idéologie, socialite, doxa, vision du monde...),
des méthodes (linguistiques, discursives, littéraires, sociologiques,
sémiotiques, génétiques...) et des cadres théoriques de référence
(structuraliste, marxiste, psychanalytique...).
Nous allons donc tenter de confronter notre vision des rapports
entre AD et SC, selon un modeste et fragmentaire parcours épistémocri-
tique organisé comme suit:
- les lieux et des gens, c'est-à-dire les lieux médiologiques des
brassages théoriques (colloques) et les passeurs d'idée ou les
agents de circulation de ces idées.
- les «concepts» ou «notions», qu'ils/elles soient migrateurs ou
coulés dans un seul moule théorique: quels sont les concepts /notions
fondamentaux/fondamentales de l'AD? De la SC?
- les corpus, selon l'angle particulier des genres et de la question
de l'objet littérature; selon aussi les notions de discours et de texte, 15
qui, de définition en opposition, deviennent des objets très proches
(Jaubert, 2002). Quant à supposer pour les uns et les autres comme
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE

condition nécessaire une théorie du discours versus une théorie du


texte ou de l'objet littéraire, les avis sont partagés.
Cette vision historique est celui d'un regard «extérieur», qui tente
de comprendre les constitutions théoriques de champs disciplinaires aux
bornes ouvertes sur d'autres disciplines suivant les traces que constituent
les discours accessibles des agents du champ même: interventions aux
colloques, publications de collectifs, dictionnaires, manuels,
bibliographie, sites internets, communications personnelles... C'est en étudiant la
manière dont ces disciplines s'énoncent qu'on tentera de voir comment
elles peuvent apparaître tantôt divergentes tantôt convergentes et quelles
articulations bénéfiques elles peuvent nouer.

DES LIEUX ET DES GENS

Un constat premier: si la sociocritique ne cesse de référer aux figures


tutélaires de l'AD — sans toutefois mentionner toujours celle-ci comme
un mouvement constitué — , l'inverse n'est pas vrai. Henri Mitterand,
Régine Robin, Marc Angenot illustrent, par des réflexions épistémologi-
ques, les liens tissés entre SC et AD. Actuellement, les réflexions de
Amossy visent à rapprocher l'AD (telle qu'elle est présentée par le
dictionnaire) de la SC, par le biais de la littérature.
Il faudrait pouvoir retracer de façon plus institutionnelle le
parcours intellectuel de ces acteurs pour saisir de façon fine les positions
théoriques mais, d'après nos lectures, nous avons relevé le fait suivant:
entre 1966 et 1975, de nombreux colloques « fondateurs» ont eu lieu, où
l'on retrouve des acteurs de l'AD et de la SC. Disons d'abord que pour
un observateur contemporain, les années 60 semblent témoigner d'un bel
œcuménisme théorique entre les sciences du langage en essor et le
champ littéraire. Si ce bouillonnement n'aboutit pas systématiquement à
un véritable syncrétisme théorique, il se concrétise sous des projets édi-
toriaux divers: pour la SC, en 1971, paraît le numéro 1 de Littérature et
l'article programmatique de Claude Duchet: Pour une sociocritique.
Numéro historique et « janusien»: on y relève un hommage (rédigé par
Jacques Leenhard) à Lucien Godlmann qui vient de mourir et deux
articles consacrés à Bakthine dont le Rabelais et le Dostoieviski viennent
d'être traduits en français.
Parmi les colloques de ces années-là (voir Rosier, 2004, pour
détails), nous en avons retenu deux, organisés de l'autre côté de
l'Atlantique, qui présentent la particularité de réunir des acteurs des deux
mouvements et de s'interroger sur la constitution des disciplines SC et AD.
]^ En 1972, à l'université de Toronto a lieu le colloque: La lecture
sociocritique du texte romanesque, organisé par G. Falconer et H. Mitte-
N°littérature
140 -DEC. 2005 rand. Fredric Jameson, Pierre Barbéris, Paul Zumthor, Françoise 5 Gaillard
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUES ■

et d'autres explorent différentes facettes de la sociologie de la littérature,


de la sociocritique sur des auteurs ou des genres majoritairement du XIXe
siècle (Flaubert, Balzac, Hugo, Chateaubriand, Sue) mais d'autres terrains
sont abordés: le roman courtois, Nathalie Sarraute, Valéry Larbaud,
Octave Mirbeau ou encore le roman africain contemporain.
La parution des actes en 1975, outre la diversité et la richesse des
communications, est intéressante pour les «paratextes» constitués par
l'introduction, la clôture et les débats transcrits. En effet, il semble que
les discussions aient été «animées» et aient révélé des antagonismes
théoriques sur la question du sens (jusqu'à quel niveau préexiste-t-il au
texte? Comment préserver des sens au texte auquel on «impose» une
lecture?...) et de l'idéologie. Les conclusions de Mitterand sont sans
détour:
Nous n'avons pas réussi (...) à dégager une définition de la sociocritique ni
même une claire conscience de ses objectifs, de ses perspectives, de ses
langages, (p. 311)
Deux ans plus tard (1974), toujours à Tonronto, tenue d'un
nouveau colloque organisé par P. Léon et toujours Henri Mitterand, dont les
actes ont été publiés sous le titre L'analyse du discours. Régine Robin
est présente, elle qui n'a cessé depuis ses débuts dans l'AD d'interroger
les frontières disciplinaires et les posés épistémologiques (voir le fameux
Histoire et linguistique paru en 1973): s' appuyant à la fois sur des corpus
d'histoire mais aussi littéraires, elle «exporte» sans doute au Québec,
des références propres à l'AD à la française comme Althusser ou
Pêcheux, comme en témoigne son intervention au colloque.
Il est intéressant de voir ce qui pouvait être rassemblé sous cette
bannière à l'époque. Le recueil est divisé en quatre parties: l'analyse
linguistique des discours, les formes du discours littéraire, discours et
idéologie, discours et sémiologie. On y trouve pêle-mêle des interventions
de O. Ducrot et J.-C. Anscombres, de T. Todorov, de M. Riffaterre, de
J.-C. Chevalier, de G. Genette, de J. Kristeva, de R. Robin, d'H. Mes-
chonnic pour ne citer qu'eux...
Les corpus sont très divers et les problématiques aussi: études plu-
rilingues, langage sociolinguistique de la communauté religieuse glossola-
liste, discours psychotique, corpus de langue type structures argumen-
tatives (aussi que, moins que), large part à la poésie (d'Horace à Mallarmé,
selon le rythme, la métrique), au nouveau théâtre québécois, au statut
des exemples en linguistique...; la section consacrée à discours et
idéologie s'appuie sur Camus et Céline. Seule Robin fait référence à
l'analyse du discours à la française (qui n'est pas nommée comme telle)
symbolisé nominativement par M. Pêcheux, P. Henry et L. Althusser A '
puisqu'elle se sert des notions althussériennes (reprises en partie à LITTÉRATURE
Gramsci) a appareil hégémonique et a appareil idéologique d'Etat n°i4o-déc.2oo5
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE

comme notions opératoires. Elle travaille sur un corpus d'histoire (le


discours de Turgot et parlementaires en 1776).
Quelle unité théorique dans cette disparité? L'émergence d'un
objet est une chose, le développement de problématiques en est une
autre. Reste le sentiment, qu'exprimera d'ailleurs Mitterand (à nouveau)
dans la clôture du colloque, que :
(...) l'analyse du discours en est encore à chercher comment déterminer ses
objectifs, ses méthodes, son langage (...) Visiblement, l'adhésion la plus nette
s'est portée vers les communications qui, d'un côté proposaient les éléments
d'une grammaire du discours, quel que soit le producteur du discours-cible,
et, d'un autre côté, cherchaient à mettre en situation le discours par rapport à ses
déterminations, à ses conditions de production, ou de genèse, c'est-à-dire en fin
de compte cherchaient à évaluer le plus lucidement possible l'enjeu du
discours.. . désir général de démystification des discours hégémoniques (p. 242).

Les chercheurs à l'époque ne pratiquent pas la langue de bois et


avouent les méandres théoriques, les difficultés de constitution de
disciplines carrefours.
Mais lorsque Henri Mitterand, présent aux deux colloques, publiera
en 1980 Le discours du roman, il va tisser étroitement les liens entre
approche sociocritique du texte et socle de l'analyse du discours.
Quelles sont les nouvelles perspectives ouvertes? Le déplacement
terminologique, du texte au discours est relayé par des déplacements
théoriques, pour sortir, dit Mitterand, d'une sociocritique étroite: il plaide
pour des rapprochements théoriques entre analyse littéraire et du
discours et fait référence à des concepts de l'AD comme le préconstruit,
citant R. Robin : « Le préconstruit renvoie à ce que chacun sait, aux
contenus de la pensée du "sujet universel"» (p. 89). Cette notion devrait
permettre d'évaluer, poursuit Mitterand, le rapport entre les structures
discursives et la conjoncture idéologique et de mettre sur pied une théorie
matérialiste du discours. Il entend s'acheminer vers une sociocritique des
totalités (signifiant une sociocritique des intertextualités), où se mêlent
étude de la polyphonie, de l'interdiscursivité (au sens proche d'intertex-
tualité) pour comprendre «comment s'engendre et se distribue le sens
d'un texte sur un certain palier de sa lecture qui est ici la lecture
idéologique» (p. 228). Ses références superposent Auerbach, Robin,
Goldmann, Slakta, Duchet, Grivel...
C'est dans cette veine que nous situerons alors l'ouvrage de Régine
Robin sur le réalisme socialiste dans les années trente en URSS (paru en
1986), qui tout en travaillant sur l'émergence d'un syntagme (approche
18 d'AD classique) y conjoint l'étude du «sociogramme» du héros, mis à
mal dans la fiction russe et l'approche d'un «dialogisme» bakhtinien,
N°littérature
140 ÉRATURE
- DEC. 2005 K< esmétique impossible» pour une esthétique réduite à l'idéologie.
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUES

Ce sillon ne nous semble pas avoir été creusé par les analystes
français du discours (si nous mettons à part les travaux de Robin et de
Mitterand): est-ce dû à l'objet même «littérature»? Est-ce dû aux
structurations institutionnelles qui ont soit associé progressivement AD et théories
de l' information/communication, soit intégré l'AD dans les sciences du
langage plutôt que dans les «sciences» du littéraire? Le titre du colloque
organisé à Cerisy par Ruth Amossy et Dominique Maingueneau en 2002
révélait non pas un antagonisme mais une séparation (qu'elle soit
instituée ou contournée): L'apport de l'analyse du discours: un tournant dans
les études littéraires? reformulé pour la publication L'Analyse du discours
dans les études littéraires, comme si l'AD était plus ou moins intégrée
aux études littéraires, ce qui revient à un englobement inverse de celui
que nous citions au début de notre article.
Une autre personnalité à avoir pris à bras le corps les rapports
entre AD et SC est le belge Marc Angenot. Professeur titulaire à
l'Université McGill de Montréal (Département de langue et littérature
françaises), il a dirigé de 1990 à 1997 le «Centre interuniversitaire d'analyse du
discours et de sociocritique des textes à Montréal» (avec notamment
Régine Robin). Ses recherches sont situées explicitement en analyse du
discours et en sociocritique; il y ajoute une dimension rhétorique et
argumentative, qui est fondamentale dans la conception qu' Angenot a de
l'AD. Dans son article intitulé «Analyse du discours et sociocritique du
texte» (Duchet 1998), il expose les avantages d'une alliance AD et SC,
illustrée par les travaux menés dans son groupe de recherche.
Paradoxalement, cet article sonne un peu le glas d'un projet initié par Angenot,
Robin et Gomez-Moriana puisqu'il indique en note
Ce centre de recherche a été très actif entre 1990 et 1997. Le malheur des
temps et les coupures budgétaires ont eu raison de lui. Il publiait la revue
discours social/social discourse qui, elle aussi, a disparu en 1997.
C'est par le biais de la littérature, délaissée selon lui par l'AD, que
l'alliance avec la sociocritique est nécessaire, mais une littérature à saisir
comme un genre parmi d'autres genres, donc «défétichisée». Ce sont
bien là des échos explicitement bakhtiniens: L'esthétique de la création
verbale ne disait pas autre chose, afin de saisir «l'immense rumeur de ce
qui se dit et s'écrit dans une société» (Angenot, op. cit., 140).
Sur le plan des observables, la manière dont Angenot appréhende
le discours est un cadre sociologique c'est-à-dire qu'il pose des objets à
construire, qui ne préexistent pas à la recherche: qu'il s'agisse d'un lieu
médiologique comme le café-concert, de pratiques de discours comme la
parole pamphlétaire ou «Ce que l'on dit des Juifs en 1889» ou encore
d'étude des idéologies comme le ressentiment, l'analyste va construire 19
un objet qui s'apparentera à un «genre» discursif: c'est le discours
... . LITTÉRATURE
social (nous y revenons au point concernant les concepts). n°i4o-déc.2oo5
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE

Mais si certains analystes de discours connaissent bien son ouvrage


sur la parole pamphlétaire, devenu référence incontournable, «indépassé
sur les formes discursives de l'idéologie» (Paveau, 2005) et s'il a ainsi
influencé des études se réclamant de l'AD (par exemple l'ouvrage de
Burger sur Les manifestes, paroles de combat paru en 2002 dans la
collection dirigée par Jean-Michel Adam), ses travaux sont finalement peu
mis à profit par les analystes de discours, avec laquelle il ne cesse
pourtant de tisser des liens théoriques étroits.
Dans cette même ligne de réflexion, il reste encore à mentionner
parmi ces acteurs Pierre Zima, titulaire de la chaire de littérature comparée
à Klagenfurt, en Autriche. Il a notamment publié un Manuel de sociocri-
tique (1985; éd. revue et augmentée en 2000: cet ouvrage regroupe des
études publiées en allemand et traduites en français). Il semble poursuivre
une trajectoire «personnelle», culturaliste, mais clairement inscrite dans
la sociocritique : Zima rapproche Bakhtine de Lukacs et Goldmann, via
les notions d'ambivalence et de polyphonie, comme à la source de
conflits linguistiques. Il convoque aussi l'analyse de discours: en effet, il
cite explicitement Pêcheux, mais en réduisant sa pensée à la manifestation
idéologique des mots :
Sur le plan lexical, Michel Pêcheux a beaucoup insisté sur le caractère social
des «mots»: «Toute la lutte des classes peut parfois se résumer dans la lutte
pour un mot, contre un autre mot» extrait des vérités de la Palice. (p. 121)
Les notions d' intertexte, d' interdiscours, de dialogisme, de formes
discursives sont convoquées dans une perspective socio-critique comme
outils pour une «lecture socio-historique du texte», inséparable d'une
lecture de l'idéologique dans sa spécificité textuelle.
Malgré l'effet « feu d'artifice théorique», cette approche entend
résoudre la question du sujet par le recours à une dimension sociolin-
guistique (via la notion de sociolecte) et accorde une large place à la
question de la réception des œuvres littéraires (une sociologie de la
lecture). Ses corpus plurilingues inscrivent également son travail dans le
cadre des littératures comparées.
A nouveau, Zima, référence majeure à une certaine époque, occupe
une position institutionnelle excentrée, et ses travaux, restent peu connus.
Décentrement, déplacement théorique et pratique, délocalisation
institutionnelle (même partielle): ces porte-parole d'une théorisation qui
superpose AD et SC pâtissent-ils de leur exil québécois? Leurs
perspectives complexes et fédératrices, la manière dont ils construisent des
objets d'études, aboutissent-elles à des modèles difficilement «repro-
ductibles»? Est-ce la nature même des objets (littérature, esthétique,
lieux médiologiques) qui posent problème? Entre sociologie de la littéra-
littérature ture et styhstique> entre analyse du discours et pragmatique, où situer
n° i4o - déc. 2005 cette « ADSC » ?
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUES ■

Cependant, postuler des positions excentrées suppose des positions


dominantes et centrales: or ces deux champs ne sont pas en position
«dominante» par rapport aux «hyper-champs» dont ils dépendent, qu'il
s'agisse du champ de la linguistique pour l'AD, du champ de la littérature
pour la SC, même si certains de leurs acteurs respectifs occupent des
positions institutionnelles et stratégiques permettant de légitimer leurs
pratiques de recherche et leur cadre théorique. Cette dimension
institutionnelle est particulièrement épinglée par Duchet et Vachon (op. cit.)
lorsqu'ils font remarquer «l'ignorance scandaleuse», par la France, de
tout un monde européen de recherche, reposant la question de la relativité
des modèles théoriques dominants à l'aune des nations et des cultures.
Ces chercheurs qui mêlent volontiers AD et SC ont aussi en
commun de référer à Bakhtine qui apparaît comme le théoricien de la «
réconciliation», entre linguistique et littérature, entre hégéliens et althussé-
riens, entre recherche d'une totalité et révélation des contradictions
idéologiques.
Cependant, la lecture conjointe des travaux menés sous les deux
étiquettes amènent à se pencher plus attentivement sur les concepts ou
notions utilisé(e)s: en effet, les chercheurs utilisent parfois les mêmes,
en tout cas, les mêmes mots. Mais sous les mots, les programmes de
sens et les cadres théoriques sont- ils identiques?

CONCEPTS NOMADES OU, SOUS LES MOTS


IDENTIQUES, DIVERGENCES THÉORIQUES?

L'AD comme la SC ont leur «manuel»: nous avons déjà mentionné


le manuel de Zima; outre la co-direction du dictionnaire, Dominique
Maingueneau a (entre autres) successivement publié Initiation aux
méthodes d'analyse du discours (1976), Genèses du discours (Mardaga
1984), Nouvelles tendances en analyse du discours (1987), L'analyse du
discours, introduction aux lectures de l'archive (1991) qui peuvent être
lus comme des «manuels» d'analyse du discours, tout comme Le
contexte de l'oeuvre littéraire (1993) qui rejoint davantage le projet socio-
critique2.
Manuelisation, dictionnarisation impliquent une certaine
homogénéisation disciplinaire et supposent qu'on puisse décrire un champ de
recherche en termes de domaines et de concepts propres, en listant une
nomenclature spécifique et des objets /terrains de prédilection.
Cependant, ces ouvrages présentent qui une certaine vision de la sociocritique,
qui une certaine vision de l'AD, plus ou moins partagées selon les
chercheurs s' inscrivant dans ces sillons
21
rique.
2. Seul Genèses du discours paru en 1984 ne relève pas du « manuel» mais de l'ouvrage théo- n°littérature
140 -déc. 2005
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE

Nous avons déjà mis en avant les préoccupations communes et les


références baladeuses d'un champ à l'autre, dont la figure de Bakhtine:
cette communauté d'esprit se traduit-elle par une communauté d'outils?
Nous n'entendons pas dans le cadre de cette présentation à caractère
historique redéfinir ces concepts sur lesquels nous allons nous attarder
mais il est clair que notre choix implique que nous les estimons
incontournables, sinon fondamentaux, pour l'AD et la SC.
On notera que les deux champs ont en commun, outre des références
théoriques, la volonté d'étudier et de formaliser les médiations (langage
et réel, idéologie et discours, institutions et discours, monde et mises en
mots...) à l'aide de « notions» au spectre large c'est-à-dire (c'est à la fois
leur force et leur danger) pouvant être sans cesse retravaillées, précisées,
voire personnalisées selon les perspectives de recherche. Mais au risque
aussi de perdre leur puissance explicative dans la dilution conceptuelle,
en raison de l'intense circulation de certains de ces termes utilisés lato
sensu (nous pensons par exemple à celui d' interdiscours).
Il faudrait d'abord s'entendre sur les concepts fondamentaux et/ou
fondateurs de l'AD: puisant à la première AD et à son cadre structural,
marxiste, lacanien, et à ses références (Foucault, Althusser, Pêcheux)
nous retiendrons idéologie, formation discursive, inter(intra)discours,
préconstruit (c'est-à-dire le retravail par Paul Henry, via le filtre
psychanalytique, de la notion de présupposition de Ducrot). Cela peut paraître
« réducteur» actuellement mais ce choix se justifie du point de vue
historique, et cela d'autant plus que c'est à ces concepts-là que la sociocri-
tique a préférentiellement fait référence quand elle parlait d'AD.
Du côté de la sociocritique, que relever comme concepts
«inhérents»? Robin (1992) parle d'ensemble notionnel mal stabilisé mais
concède que la sociocrique s'articule autour d'environ dix notions (elle se
penche particulièrement sur: co-texte, hors texte, discours social, socio-
gramme). En 1998, Duchet et Vachon, dans le cadre plus général de la
recherche littéraire au Québec, définissaient celle-ci (intégrant la socio-
critique mais ne l'y restreignant pas), comme particulièrement réceptive
de façon critique à «des méthodologies, théories et systèmes, exempte de
tout a priori» et pratiquant le «bricolage» (p 25-26). Nous retiendrons de
nos lectures ceux de sociogramme, d'idéologème (et d'idéosème), d'
interdiscours (associé à intertextualité), de sociotexte et de discours social.

Commençons par le terme commun aux deux disciplines, Y


interdiscours afin de voir s'il s'agit du même concept: en AD, comme l'a dit
Maingueneau (1984), l' interdiscours prime le discours; stricto sensu, il
99 suppose les notions deformation discursive, de préconstruit et d'idéologie.
C'est donc un «système» articulé que proposait la première AD:
N°littérature
140 -DEC. 2005 l'interdiscours est un espace r constitué rpar un ensemble de discours anté-
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUES

rieur, sur lequel se constitue l'intradi scours, espace dominant des


formations discursives articulées entre elles et référant à des «formations
idéologiques antagonistes» (Courtine), occultant le fait que déjà «ça» (le
préconstruit) parle nécessairement avant (c'est en tout cas l'effet
produit). Tout ce système est mis en place pour tenter de répondre à la
question : comment articuler idéologie et discours ? Comment articuler ce
qui se passe hors discours, avant le discours (en gros, l'extérieur du
discours) et les pratiques discursives réalisées sous des formes
linguistiques ?
Lato sensu, l' interdiscours va désigner des relations qu'un discours
entretient avec d'autres discours généralement antérieurs, se rapprochant
alors de la notion d'intertextualité.
De son côté, la SC use du terme interdiscours comme alternative à
l'intertextualité, en voulant dépasser le textocentrisme des études
littéraires; elle n'utilisera pas nécessairement le terme mais on parlera par
exemple, chez Angenot (1998), de «l'ensemble des faits de discur-
sivité», de «dialogisme interdiscursif», voire de discours social: en
effet, quand Angenot parle de «la vaste rumeur des paroles et des
discours qui coexistent et interfèrent dans une société», qu'il appelle
discours social, on peut se demander dans quelle mesure ce discours social
ne fusionne pas avec V interdiscours, voire avec la formation discursive.
En effet, selon Angenot, les discours sociaux forment «un système
composé, interactif, où opèrent des tendances hégémoniques et où se
régulent des migrations» (p. 134).
Choisissant le texte plutôt que le discours comme unité signifiante,
Robin assimile ce discours social à ce qu'elle appelle le co-texte, composé
par ce qui circule dans le social, du déjà dit, déjà écrit, du doxique, du
sens commun, du non-dit, voir de l'impensé (1992, p. 104).
L'ensemble des discours en circulation nommé discours social vise
à conceptualiser à la fois un objet et un cadre d'appréhension des
discours, imbriquant étroitement les réalités discursives et interdiscursives.
On est séduit par ce qui reste plutôt une notion qu'un concept, en raison
de son hétérogénéité, laissant de côté l'épineuse articulation du discours
et du social. Si le discours est par essence social, tout comme le texte
sera sociotexte, on inscrit de fait dans l'objet ce qu'on y cherche. Le
niveau supérieur de l'organisation de ses fragments reste insaisissable.
Les formations discursives sont une notion éminemment complexe :
concept à éclipse (Guilhaumou, 2005), thème fondateur de l'AD mais
peu utilisé en définitive, retravaillé jusqu'à l'épuisement conceptuel (en
passant d'une conception homogène à une conception hétérogène), remis
en selle périodiquement (par exemple lors du colloque de Castries orga- 90
nisé par Paul Siblot en 2002), les formations discursives peuvent-elles se
rapprocher voire s'assimiler aux sociogrammes de Duchet, c'est-à-dire à N°littérature
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ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE

des «ensemble(s) flou(s), instable(s) conflictuel(s), aléatoire(s) de


représentations partielles, en interactions les unes avec les autres... gravitant
autour d'un noyau lui-même conflictuel» (en ligne site sociocritique)!
En fait, il apparaît que toute formation discursive est aux prises
avec des sociogrammes, c'est-à-dire qu'on pourrait dans une certaine
mesure rapprocher (mais pas superposer) sociogramme et idéologème:
ces termes désignent des niveaux intermédiaires de saisie de médiation
entre le monde et les discours.
Idéologie, vision du monde, socialite: un premier terme surmarqué,
un second suranné, un troisième peu utilisé. Actuellement, ces notions
«désuètes» se sont vues supplanter par celle de doxa, de sens commun,
de lieux commun, de stéréotypes et de clichés (Amossy et Herschberg-
Pierrot, 1997), de représentation^ \ qui proposent une vision convergente
(ce qu'on partage) et moins conflictuelle (le sens commun rapproche plus
qu'il ne divise des groupes sociaux). L'élaboration d'une pragmatique
des normes de Sarfati (2000) ou, chez Paveau (2004), la proposition de
description des manifestations discursives du sens commun (formes
lexicales, énonciatives, modales, cognitivo-textuelles) rentrent dans cette
perspective.
La lutte des classes a-t-elle vécu? C'est la critical discourse analysis
qui a récupéré le projet idéologique militant de l'AD des premières heures,
ou plutôt qui l'a l'articulé à des problématiques contemporaines
«engagées», racisme et études de genres. Et du côté de la SC?
Elle n'a, en tout cas, pas peur du mot idéologie: la SC n'a pas
hésité à recourir aux idéologèmes et à créer des idéosèmes (chez
Edmond Cros). Le terme $ idéologème est quelque peu tombé en
désuétude dans l'AD mais pas ce qu'il recouvrait notionnellement puisque
l' idéologème établit un réseau avec topos, locutions figées, présupposés,
intertextualité . Ces recouvrements partiels expliquent la multitude de
définitions, issues primitivement du cercle Bakhtine. Parmi elles, citons
celle de Kristeva dans Séméiotiké, qu'elle emprunte à Medvedev (1928):
«fonction qui relie les pratiques translinguistiques d'une société en
condensant le mode dominant de pensée» (1969, p. 60, issue d'un article de
1967 «Le sens et la mode»), c'est-à-dire que l'idéologème est une
fonction intertextuelle matérialisée; celle, évolutive, d'Angenot (notamment
1979, 1982): l'idéologème désigne d'abord une «maxime qui est sous-
jacente à un énoncé et dont le sujet circonscrit un champ de pertinence
particulier»; puis l'idéologème désigne «à la fois (un) énoncé biaisé
d'une règle quasi logique et (une) synthèse idéologique» (1982, p. 182).
La SC va utiliser le terme pour désigner « un micro-système
sémiotico-idéologique sous jacent à une unité fonctionnelle et significative
du discours» (Cros, 2003, p. 196), que Cros illustre à partie des termes
n°LITTERATURE
140 -dec. 2005 3. Via le préconstruit, ces questions étaient aussi présentes dans l'AD.
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUES ■

patrimoine et postmodernité, alors que l'idéosème est « un élément


structurant d'une pratique sociale directement transférée dans le texte»
(idem): des exemples d'idéosèmes sont l'envers et l'endroit, le masque
et la dénonciation, bref des polarités notionnelles jouant le rôle de
charnière entre le textuel et le social (Cros, op. cit., p. 38).
Plutôt qu' idéologème, Zima (2000) usera du terme sociolecte pour
désigner «le lien unissant le roman et ses structures à la situation
sociolinguistique» (p. 147) et parlera du sociolecte humaniste -chrétien
dans L'étranger de Camus. Zima est bien conscient de ce déplacement
qu'il glose assez longuement, déplacement non pas seulement
terminologique mais théorique parce que cette nouvelle articulation permet, selon
lui, de «penser l'idéologie sur le plan discursif en tant que structure
sémantique et narrative» (idem) et d'établir le lien avec la situation
sociolinguistique, c'est-à-dire avec les aspects institutionnels du langage
(comme chez Balibar, cité par Zima, p. 160-162).
Toutes ces « mises en notions» (en tant qu'instables et
réinterprétables par rapport à la stabilité d'un concept) s'appuient sur la volonté
de saisir les médiations, qu'elles soient sociales, institutionnelles,
discursives. Elles illustrent une problématique commune entre AD et SC, qui
se rejoignent par leur référence à la théorie bakhtinienne.
Est-ce finalement la question de l'individu, disons plutôt le sujet
qui va séparer les deux mouvements? La première AD vivait sur la
«mort» du sujet, en tout cas la mort du sujet libre, autonome, celui de la
psychologie et de l'humanisme, lui opposant le sujet assujetti du marxisme
et le sujet de la psychanalyse lacanienne.
Mais la perspective reflexive de l'AD, au tournant des années 80,
mâtinée de retrouvailles avec la linguistique benvenistienne, redonnera au
locuteur /énonciateur sa place. La sociocritique, tout en s 'inscrivant
pleinement dans le mouvement structuraliste influencé par Lacan et Althusser,
entendait développer une théorie sociocritique du sujet «culturel» (après
celui transindividuel du structuralisme génétique), car elle ne voulait pas
considérer l'individu comme un épiphénomène du social (comme le dit
le philosophe Ferraroti). De fait, travaillant sur des figures marquantes
de l'espace littéraire, elle devait composer avec le «sujet» conçu comme
une figure littéraire individualisée, incarnée, porte-parole.
Mais les propositions de Zima de travailler à partir de la notion de
sociolecte, comme celles de Guilhaumou de revoir les formations
discursives comme «l'ensemble réglé des noms particuliers attachés à la
généralité d'un discours» (op. cit.) montrent que, via une dimension
sociolinguistique, le sujet retrouve sa place dans une approche discursive
de l'idéologie, qu'il s'agisse du texte littéraire ou d'autres corpus. 9S
Enfin, la nature du corpus, la littérature comme sociotexte (avec ou
sans tiret suivant les moments théoriques 1 mais indiquant
T que
T le texte est N°littérature
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ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE

en fait toujours un sociotexte) renvoie à une problématique du champ


littéraire. Est-ce donc les corpus qui vont éloigner ces deux mouvements
l'un de l'autre? Comme le passage d'une analyse du discours à la
conception d'un discours social, qu'on ne trouve pas tel quel dans l'AD?

LES CORPUS

Le problème de la constitution du corpus occupe une place centrale


dans l'AD des débuts, c'est-à-dire à la fin des années 1960, et tout
particulièrement dans le champ de l'analyse du discours comme objet de
l'histoire mis en place par les travaux pionniers de Régine Robin (1973)
et du Centre de lexicologie politique de l'ENS de Saint-Cloud (Guilhau-
mou, 2002).
En ses débuts, l'AD n'accordait aucune place particulière à la
question des genres discursifs, d'autant plus que la notion de genre était
généralement rapportée à une catégorie idéologique pré-construite (voir
Guilhaumou, op. cit.). On peinerait à trouver chez Pêcheux des
réflexions conséquentes consacrées aux genres. Et Bakhtine, dans les
premières heures de l'AD, n'était pas convoqué comme référence
dominante (malgré ou à cause de sa réception médiatique en France en 1970).
Cependant, la découverte de Bakhtine qui va être progressivement
intégré par l'AD comme par la SC, signifie un nouveau départ, lié à la
fois à la mise en avant des questions d'hétérogénéité et de dialogisme,
appuyées par une réflexion sur les genres, nobles ou triviaux, à partir de
grands exemples de la littérature (Rabelais, Dostoievski). Dans cette
perspective des corpus exemplaires (malgré ses conceptions élargies des
genres), Bakhtine est plus proche du projet sociocritique que de l'AD.
C'est elle qui va opérer un déplacement d'objet et se mettre dans l'orbite
bakhtinienne, par la prise en compte de la diversité des discours sociaux.
Et en effet, la littérature n'est pas le corpus premier qui vient à
l'esprit lorsqu'on parle d'AD. Celle-ci a justement permis d'ouvrir à de
nouveaux corpus d'abord institutionnels, celui de l'histoire et de la
politique, puis de plus en plus ordinaires (au sens donné par le groupe du
Cédiscor de Paris III) jusqu'à intégrer actuellement les pratiques orales.
Dans la ligne d'une théorie marxiste à la base de l'AD, l'objet littéraire
relève de l'idéologie dominante: seul le mode de la dénonciation
idéologique, comme esthétique bourgeoise, peut être envisagé.
Mais couper radicalement l'AD de la littérature est un effet
d'homogénéisation du champ: par exemple, les premières analyses lexicales
menées à Saint-Cloud autour de Maurice Tournier se sont faites sur des
textes de «grands auteurs» comme Rousseau, Hugo ou Zola; l'implication
didactique de certains représentants de l'AD les amenaient aussi à con-
N°littérature
140 -DEC. 2005 fronter à l'objet littéraire institutionnel, celui des manuels scolaires et de
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUES

la classe de français; de façon emblématique, Régine Robin et Jean-


Pierre Faye ne se sont-ils pas tournés vers l'écriture littéraire, dont celle
de l' autofiction, par un curieux retour du sujet pleinement assumé et
théorisé par Régine Robin (voir son interview dans Giguère 2001)?
Dans le cadre d'une AD lato sensu, la diffusion des ouvrages de
Maingueneau a ouvert la porte à des études littéraires en AD, sans
toutefois en faire un corpus d'analyse privilégié. Ainsi, on isolera un numéro
de la revue MOTS consacré au Roman politique (numéro 54 ; exception
faite dans d'autres numéros des articles de Danielle Bonnaud-Lamotte
qui a comme corpus les années trente et sa littérature, mais aussi
Barbusse et le feu numéro 24, 1990; voir aussi l'article de Paveau dans le
numéro consacré au populisme sur le roman populiste n° 55, 1998): là,
de Vallès à Olivier Rollin, en passant par le roman noir en Albanie et les
énarques écrivains (dont Françoise Chandernagor), on mesure l'étendue
d'un champ d'étude littéraire saisi à travers le prisme du politique.
S 'ouvrant de plus en plus aux corpus ordinaires, après avoir exploré
les corpus de presse, l'AD s'aventure davantage vers des terrains de type
anthropologique, conversationnel, ordinaire que vers la littérature. Quant
à la sociocritique, si elle peut étendre son champ d'application aux para-
textes littéraires et à d'autres sémiologies (comme le cinéma par exemple),
il n'en demeure pas moins que l'objet littérature lui est consubstantielle.
Le projet sociocritique entend fonder une théorie de la littérature,
ambition absente de l'AD, qui se veut davantage une «herméneutique» des
discours.
Désaffection aussi de l'AD pour la dimension, pourtant centrale
chez Bakthine, de la «polyphonie» du plurilinguisme, alors que cette
veine comparatiste est clairement au centre des préoccupations d'une
sociocritique à la Pierre Zima (Musil, Proust, Kafka), de Cros (littérature
espagnole), comme dans les travaux menés en analyse textuelle comparée
des discours par J.-M. Adam et Ute Heidmann (perspective transtextuelle
et comparaison des genres).
Doit-on finalement penser que l'AD et la SC ont des corpus qui
leur soient respectivement et « irrémédiablement» attachés, comme les
textes politiques pour le premier, la littérature du XIXe siècle pour le
second?

EN GUISE DE CONCLUSION

De ce parcours épistémocritique, nous retiendrons que les


problématiques communes de l'AD et de la SC, comme la médiation (qu'on
parle de transcription pour la SC, de circulation pour l'AD) sous ses yj
formes sociales et discursives, n'ont cependant pas rapproché les deux
champs, en raison sans doute de l'organisation institutionnelle des disci- N°littérature
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ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUE

plines liées non pas à leur théorie mais à leur objet. Projet idéologique,
méthodes, références théoriques, chercheurs faisaient pourtant de l'AD
et de la SC des partenaires naturels.
C'est donc moins dans le déplacement notionnel et conceptuel que
dans la question des nouveaux corpus que l'AD et la SC peuvent s'allier.
Et c'est sur ces quelques questions ouvertes que nous clôturerons cet
article: quel intérêt l'AD a-t-elle à s'atteler à la littérature, non pas
seulement noble mais « triviale»? Quel intérêt la SC a-t-elle à se détacher
de son objet privilégié (ce qu'elle a fait d'ailleurs vers d'autres
sémiologies comme le cinéma)? Quelle nouvelle alliance fonder pour
construire de nouveaux observables? A quel(s) déplacement s) théorique(s)
ces nouveaux corpus donneront-ils lieu?

Bibliographie

Pour une large bibliographie consacrée à la sociocritique, voir notamment


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N° 140 -DEC. 2005
ANALYSE DU DISCOURS ET SOCIOCRITIQUES

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