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30 | 2023
Varia
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/aad/6996
DOI : 10.4000/aad.6996
ISSN : 1565-8961
Éditeur
Université de Tel-Aviv
Édition imprimée
Date de publication : 16 avril 2023
Référence électronique
Argumentation et Analyse du Discours, 30 | 2023 [En ligne], mis en ligne le 16 avril 2023, consulté le 23
avril 2023. URL : https://journals.openedition.org/aad/6996 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.6996
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- CC BY-NC-ND 4.0
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1
SOMMAIRE
L’ethos de l’enfant et ses conséquences sur la notion d’auditoire universel : les discours
écologistes à l’ONU de Severn Cullis-Suzuki (1992) et de Greta Thunberg (2019)
Sébastien Chonavey
Réflexions critiques
Comptes rendus
Sarfati, Georges-Elia. 2022. Six leçons sur le sens commun. Esquisse d’une théorie du
discours (Paris : L’Harmattan, coll. « Du sens »).
Yana Grinshpun
Olivia Lewi
2 Cet article se propose d’éclairer plus précisément le rapport entre style, ethos et
auctorialité dans une perspective d’analyse du discours, au travers d’un corpus qui
relève de ce genre discursif du témoignage. Or, la question du style pensée dans son
articulation avec les questions d’ethos singulier et/ou collectif est particulièrement
pertinente lorsqu’on a pour ambition d’interroger la littérarité de certains textes de
témoignages de survivants de la Shoah. Si l’on postule que « la littérarité elle-même se
perçoit graduellement » et qu’« il n’y a pas de frontière assignable a priori entre
discours ordinaire et discours littéraire. […] on ne peut nier l’implication du style dans
toutes sortes de discours hors du champ de la littérature » (Jaubert 2007 : 49)
3 En outre, la tension entre un pôle particularisant (« être singulier ») et un pôle
universalisant (« parler au nom de tous »), cadre socio-énonciatif de tout discours
testimonial, oblige le sujet parlant à conférer à son discours une valeur – expressive,
distinctive ou d’individualisation – qui peut être envisagée comme la recherche d’un
style. À cette tension s’ajoute une autre, également propre à l’énonciation testimoniale,
entre souci d’authenticité et recherche de littérarité.
4 De plus, le style se comprend comme la valeur distinctive d’un discours qui se conforme
à des patrons génériques et discursifs. Comme le souligne Jaubert (2014 : 68) : « Le style
fonctionne [alors] comme un révélateur social, la marque de l’appartenance à un
groupe, à une école, etc., dont il s’agit de maîtriser les codes ». Cette modélisation peut
être considérée comme le signe d’une adaptation incessante aux attentions socio-
discursives constitutives des normes du discours testimonial.
5 C’est à travers l’ensemble de ces cadres discursifs que nous envisageons le corpus qui
fait l’objet de cette étude. Celui-ci est constitué de quatre témoignages « ordinaires »
(Zylbering, Lerner, Studievic, Eisenbach) issus d’un corpus plus large comptant une
quarantaine de tapuscrits ou de manuscrits de survivants et de rescapés de la Shoah
déposés par les auteurs eux-mêmes ou par leur famille au Centre de Documentation
Juive Contemporaine (CDJC) du Mémorial de la Shoah à Paris.
6 S’intéresser aux écrits de témoins ordinaires évite de singulariser l’approche des textes
testimoniaux et permet de ne pas négliger le rapport que les auteurs entretiennent
avec la norme et les modèles issus de leur formation littéraire ou culturelle. Ce choix
est sous-tendu par l’idée que ce que l’on a tendance à considérer comme une singularité
énonciative est en réalité constituée de séquences préétablies. Le singulier s’inscrit
alors dans une série langagière qui permet de donner à ces textes une valeur
stylistique. Le style serait dans ces textes « saisi comme l’aboutissement de sa première
visée particularisante, celle qui le crédite de traits déjà homologués, propres à garantir
une reconnaissance générique » (Jaubert 2007 : 52).
7 Il s’agira donc de s’interroger sur les configurations que peut prendre l’investissement
d’un discours singulier « au sein d’un jeu kaléidoscopique entre les normes […] du
dicible et du scriptible et celles qu’impose[nt] le champ littéraire » (Petitjean et Rabatel,
2007 : 7) et le champ testimonial.
8 Cette démarche nous conduira à préciser dans un premier temps les cadres socio-
discursifs qui conduisent les témoins scripteurs à adopter des modèles discursifs, puis
dans un second temps à analyser plus particulièrement le fonctionnement de la
captation d’un modèle discursif particulier, celui des Yizker-Biher.
(Amossy 2005 : 20). L’attirance vers des modèles d’écriture chez les scripteurs-témoins
survivants de la Shoah s’explique par la volonté de rendre cette pseudo-spontanéité de
l’écriture en adoptant des procédés discursifs et un « style » du faire-vrai.
16 Celui-ci peut être obtenu en adoptant certains attendus du « cahier des charges » du
discours réaliste (Hamon 1982 : 131) : la transmission d’une information lisible et
cohérente au sujet d’un monde riche, divers, foisonnant, discontinu ; le postulat que la
langue peut copier le réel mais est seconde par rapport à celui-ci ; le support ainsi que
le geste producteur de ce support doit s’effacer au maximum, tout cela visant à ce que
le lecteur croie à la vérité de l’information donnée sur le monde (132).
17 Cependant, il serait plus pertinent de parler dans le cas des discours qui nous occupent
d’« impression référentielle » (Rastier 1992)3. La référence commune entre le
producteur du discours et son récepteur repose en effet en partie sur du déjà-dit, sur
des images mentales déjà construites socialement et culturellement.
Ce n’est jamais, en effet, le « réel » que l’on atteint dans un texte, mais une
rationalisation, une textualisation du réel, une reconstitution a posteriori encodée
dans et par le texte, qui n’a pas d’ancrage, et qui est entraînée dans la circularité
sans clôture des « interprétants », des clichés, des copies ou des stéréotypes de la
culture (Hamon 1982 : 129).
18 Si, dans l’immédiat après-guerre, les représentations des lieux, des objets de l’univers
concentrationnaire étaient à construire, aujourd’hui ils ont circulé – notamment par le
biais des discours testimoniaux eux-mêmes – et se sont imposés assez largement pour
qu’ils soient reconnus et intégrés par un vaste auditoire.
19 Ainsi, la récurrence de scènes stéréotypées, d’images toutes faites dans lesquelles les
scripteurs-témoins vont être amenés à puiser pour se conformer à ce qui est attendu en
matière de témoignage va contribuer à créer une stéréotypie discursive. Plus on tend à
répondre aux attentes sociales d’une époque ou d’un public (avec ses différentes
communautés) plus il y a de risque de se confronter à un modèle préexistant
reproductible jusqu’au cliché. Gilles Philippe note ainsi à propos du « style » des
mémorialistes du début du 20e siècle que « le style individuel n’a guère de place, et
[que] l’on y observe plus aisément la norme collective d’un temps » (2013 : 143). On
pourrait appliquer cette remarque aux témoignages qui nous occupent.
20 Cette tension de l’écriture testimoniale vers une esthétique du vraisemblable est le
reflet de la tension qui traverse l’ensemble de notre corpus entre souci d’authenticité et
littérarité. On y trouve en effet des témoignages dont on pourrait penser que les
auteurs se dérobent au travail sur le langage et d’autres consciemment « littérarisés ».
22 À cet égard le corpus des années 1950-1980 constitue un moment charnière dans la
construction de la scène énonciative du témoignage. C’est un moment de stabilisation
de l’ethos du témoin-survivant, la représentation du garant – son caractère et sa
corporalité – se consolide pour le co-énonciateur. Il ne s’agit pas d’abandonner la
référence au vécu concentrationnaire mais plus on avance dans le temps, moins l’objet
de référence lui-même est nécessaire et plus le contrat énonciatif se porte sur l’acte
d’énonciation lui-même. L’ethos dit – référence directe de l’énonciateur à sa propre
personne ou à sa propre manière d’énoncer – s’affirme de plus en plus à côté de l’ethos
montré. Cet autre temps du témoin sort du moment de la pure événementialité et
permet également d’accéder à une réflexivité, à un retour sur son propre dire.
23 Parallèlement le texte offre une disponibilité discursive plus grande dans laquelle le co-
énonciateur peut prendre place. Plus on avance dans le temps, plus le lecteur de
témoignage est en mesure de reconnaitre la scène d’énonciation et l’ethos propre au
témoin de la Shoah. Deux voies s’offrent alors à lui. Soit la scène de parole qu’il tente
d’installer dans la mémoire collective amène à construire un modèle, à établir des
normes discursives propres au discours testimonial de violences extrêmes. Pour cela, la
scène de parole développe des représentations stéréotypiques, modélise le discours du
témoin afin que celui-ci soit reçu par le plus grand nombre de co-énonciateurs. Certains
scripteurs choisissent de se singulariser en adoptant des postures auctoriales plus
affirmées, s’inscrivent de plus en plus clairement dans une scène englobante littéraire
et adoptent un positionnement paratopique : conscients du fait que leur singularité
s’est forgée au sein d’une communauté testimoniale mais s’en distinguant en même
temps.
La paratopie est un concept qui ne désigne pas une situation, celle-ci fût-elle
paradoxale, mais un mouvement qui passe de la « situation » du créateur au texte et
qui revient sur cette situation en façonnant le créateur, à la fois condition et
produit de ses énoncés (Cossutta et Maingueneau 1995 : 115).
24 Les rôles que le témoin choisit d’endosser dépendent donc, d’une part, de la
temporalité dans laquelle il s’inscrit, des conditions sociales et institutionnelles.
D’autre part, la scénographie adoptée par les différents scripteurs est le résultat d’un
choix parmi des modèles scénographiques existants. La sélection se fait alors à
l’intérieur de cadres fournis par les genres discursifs disponibles.
25 Ce qui déclenche la production d’un témoignage, c’est la possibilité qui s’offre à un
scripteur de « capter » un public. Or cette prise de parole constitue une prise de risque
car il est nécessaire que le récepteur du discours puisse identifier le genre dont il relève
afin de l’interpréter correctement. En fonction de la scénographie qu’ils choisissent
d’adopter, les scripteurs vont capter différentes catégories génériques. La « captation »
permet de s’inspirer d’œuvres qui appartiennent à la culture commune pour
« transférer sur un discours réinvestisseur l’autorité attachée au texte ou au genre
source », afin de légitimer sa prise de parole (Grésillon et Maingueneau 1984 : 115).
rendre compte collectivement de cette destruction pour mieux affirmer l’échec de cette
politique génocidaire.
27 Cependant, le passage collectif à l’écriture testimoniale (Coquio 2003 : 343) n’est pas un
fait nouveau dans l’histoire et la culture juive. Le travail de l’ethnographe russe An-Ski
qui, avec Y. L. Peretz pendant la première guerre mondiale, lança un appel aux Juifs à
écrire eux-mêmes leur histoire, permet d’établir un lien entre l’acte singulier de
l’écriture du témoignage et l’acte collectif de la collecte et du rassemblement des
textes.
Plutôt que chanter le deuil, il fallait écrire l’histoire d’un peuple, ce qui supposait de
consigner des faits et de conserver les traces […] (« Enregistrez, notez, rassemblez
des documents ! ») et chacun était invité à envoyer sa récolte à la Société
ethnographique juive de Pétrograd aux frais de celle-ci.
Avec cet appel historique, où se croisaient l’esprit des Lumières et le legs rabbinique
pour programmer un sauvetage à la fois anthropologique, spirituel et moral, naquit
une Bibliothèque moderne de la Catastrophe.
Cette œuvre imposa un nouveau modèle narratif. On y retrouvait en partie la
« structure rabbinique » […] : dorénavant, la Khurbn Literatur devait enregistrer les
faits dans un récit à la première personne sans pour autant renoncer aux catégories
anciennes. C’était là un tournant décisif : la « Bibliothèque de la Destruction »
commençait d’intégrer le « témoignage » dans une autre acception
qu’ethnographique et religieuse, comme récit de soi à valeur collective
(Coquio 2015 : 115- 116).
28 La construction de cette communauté s’inscrit donc dans des modèles culturels et des
représentations collectives. Celui que nous avons choisi de développer dans cet article
est le modèle des Yizker-Biher. Ce néologisme forgé par la juxtaposition d’un mot
d’origine germanique buch (livre) et du mot hébreu yizkor, titre et premier mot de la
prière à la mémoire des morts, peut se traduire par « livres du souvenir ».
29 L’inscription dans la Khurbn Literatur4 et l’adoption de modèles s’inscrivant dans une
tradition littéraire yiddishophone façonnent les pratiques narratives et éditoriales d’un
certain nombre de scripteurs-témoins. La communauté discursive des survivants et
rescapés de la Shoah s’élabore en partie à travers un processus de communautarisation
de la parole individuelle semblable à celui qui caractérise la culture séculière d’Europe
centrale et orientale « très tôt habitée dans tous ses modes de dire et de raconter, par
un usage de l’énoncé qui semble échapper à l’individu qui le formule pour devenir un
bien collectif » (Fleur Kuhn-Kennedy).
30 Ces Yizker-biher se situent à la croisée de la tradition mémorialiste des Memorbuh et de
celle de l’école historiographique du YIVO (Institut de Recherche juif créé à Vilnius en
1925) qui s’inscrit en partie dans une démarche « folkloriste » qui n’est pas propre à la
culture juive. Le projet sous-jacent des auteurs de ces livres s’inspirait en effet au
départ de l’historiographie moderne (rassembler des documents et des indices dans le
but de les confronter et de les interpréter), mais au moment du passage à l’écriture, la
narration de la catastrophe passe par des récits-écrans qui s’écartent de l’événement
historique pour mettre en évidence la misère du quotidien, la magie des légendes
populaires et une certaine nostalgie romantique (Kuhn-Kennedy 2015 : 448).
Les yizker-buh regroupent différents types de textes. Des pièces d’archives
reproduites en fac-similé : extraits de pinkeysim5, de registres d’état civil, chartes
d’établissement de communautés ; articles traduits d’encyclopédies polonaises sur
la géographie ou l’histoire de la ville ; des articles de journaux, des nouvelles ou des
poèmes d’écrivains natifs du lieu publiés avant la guerre ; des récits d’émigrants de
la première génération, puis des différentes vagues dans les ans 1880, après la
révolution de 1905, dans l’entre-deux guerres et après le génocide ; des listes des
victimes du nazisme ; une iconographie abondante (Niborski & Wieviorka 1983 : 23).
31 Ce montage de textes d’origines diverses, dont la nature hétéroclite est à l’image d’une
mémoire qui l’est aussi, forme un texte collectif auquel collaborent des individus qui
n’auront pas nécessairement le statut d’auteur.
32 La captation de ce modèle s’observe dans les textes plus récents du corpus de récits de
témoins ordinaires sur lequel nous travaillons. Elle nous renseigne sur le mécanisme de
construction d’un ethos collectif propre aux survivants et rescapés de la Shoah. Ce
modèle pose en effet la question de cet « équilibre changeant et toujours à renégocier
[qui] s’établit entre la présentation de la collectivité et celle de la personne singulière,
entre ce que mon discours montre du collectif au nom duquel il parle et la mise en
scène qu’il effectue de mon moi » (Amossy 2010 : 157).
33 La captation de ce modèle peut s’analyser à deux niveaux.
34 Le premier niveau emprunte à cette posture d’archiviste, dont nous avons relevé
l’importance dans la construction d’une mémoire juive, collectant différents
documents (photographies familiales ou historiques, fiche d’internement, plans des
camps…). Il est intéressant de remarquer que cette volonté d’intégrer des « archives »
au récit de vie est un trait commun à toutes les publications de la collection « Mémoires
de la Shoah » de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah (FMS). Cette uniformisation
du récit personnel est certes la conséquence d’une plus grande publicisation des
témoignages contemporains, mais elle renoue aussi avec une tradition plus ancienne –
appel de Peretz et An-Ski ; les archives clandestines du ghetto de Varsovie, rassemblées
par Ringelblum – tradition qui met en tension la portée résolument personnelle de
l’acte de témoigner et la dimension collective des pratiques associées à celui-ci.
35 Ainsi certains tapuscrits — n’ayant pas fait l’objet d’une édition – se présentent comme
de véritables albums-souvenirs mêlant texte, photographies, documents administratifs
qui attestent des spoliations subies ou donnent accès à des lieux devenus inaccessibles
ou à des visages aujourd’hui disparus. Le scripteur-témoin assume donc lui-même la
double posture d’auteur et d’éditeur.
36 Le second niveau de captation s’inscrit également dans cette tradition mais le processus
développé est plus complexe. C’est celui que nous avons choisi de développer plus
amplement car il permet véritablement de comprendre comment une posture
auctoriale individuelle peut émerger de l’inscription dans un ethos collectif.
37 Les « livres du souvenir » se présentent comme la trace de l’appartenance à une
collectivité dans sa singularité. Ils rendent compte de la disparition d’une communauté
et les discours de chacun des témoins rassemblés à l’intérieur d’un même livre ont pour
vocation de reconstruire cette communauté à partir de laquelle peut émerger une
auctorialité. L’ethos propre du témoin, dans les textes de Zylbering, Lerner, Studievic et
Eisenbach, se construit ainsi à partir d’un ethos préalable collectif, s’affirmant comme
tel.
38 Ainsi certains éléments discursifs présents dans ces tapuscrits invitent à interroger la
porosité entre ethos individuel et ethos collectif. On retrouve en effet dans les premières
pages du tapuscrit d’Alain Zylbering relatant son enfance dans le quartier juif de
Varsovie, à travers l’évocation de la figure centrale du grand-père originaire de Lukow,
des séquences discursives très proches des témoignages du Livre de Lukow (Livre du
souvenir de la ville de Lukow ) que Zylbering a traduit : le passage de l’histoire du
quartier à l’histoire familiale et aux anecdotes personnelles ; l’ancrage de cette histoire
dans un espace familier et parfois clos ; le monde des petits artisans et commerçants ; la
place centrale à la fois spatiale et narrative de l’enseignement religieux.
Soixante-dix ans après, je me souviens. La grande cour carrée avec une quarantaine
de familles, plus pauvres les unes que les autres. De quoi vivaient-ils ? Petits
artisans en chambre, ouvriers à domicile, tailleurs, charpentiers, tanneurs. Le
quartier était réputé pour le cuir, et ça se sentait, très fort… Les greniers et les
caves étaient habités. Le plus souvent, une pièce cuisine. Le logement servait à
tout : atelier, séjour, chambre. Au fond, les lits des parents et des enfants, séparés
par un mince rideau. Le shabatt on couvrait les machines à coudre avec du drap,
pour faire propre et on dressait la table, dessus, une nappe blanche, les chandeliers
au milieu. Le vendredi on achetait le journal Yiddish, Der Momentt…mais avec dix
associés, chacun un groszen et on se le repassait pour la lecture. Tout cela au
rythme de la tradition religieuse et du respect des fêtes Juives (ZYL : 9).
Malgré tout, la ville était animée. De partout on entendait le bruit des marteaux des
cordonniers, des machines à coudre, le tout accompagné du chant des ouvriers et
des artisans. J’ai encore dans l’oreille les chansons de Lipe Estraich qui était comme
soudé à sa machine. Non loin de là, se trouvait la longue rue de Meztrich qui
aboutissait au grand marché, en passant par les « cours » de Yosel-la-grosse-tête et
les « Halles » de Itzchok Ouscher’s. Chez lui, ses locataires n’étaient pas riches. […]
Dans cette même cour, il y eut des réunions politiques ainsi que des soirées
dansantes (Livre de Lukow p. 318).
Mon heder, rue Sapiezinska, pas trop loin de chez nous. Mon rebbé, très fort et
obèse, avec une barbe presque rouge, à la Mané Katz… C’était un artiste
extraordinaire, sculpteur sur bois. Autodidacte. D’un morceau de tronc d’arbre,
utilisant un simple canif bien aiguisé, il sculptait dans la masse. Sa spécialité était
les chateaux-forts du moyen âge. Il n’y manquait rien : les petites lucarnes, le pont-
levis, les donjons, tourelles, remparts, portes majestueuses ! Dans les moindres
détails. Mais du même bois, il affinait des badines, sorte de grosses règles, bien
lisses, avec lesquelles il nous tapait sur les doigts quand on était trop turbulent. J’en
ressens encore la brûlure ! Quand il devait punir un garçonnet, toute la rangée du
banc y passait, sans discernement (ZYL : 10-11).
Il habitait près du marché aux cochons, dans une maison au fond de la cour. Elle se
composait d’une seule grande pièce. C’était là qu’il habitait et qu’il enseignait.
C’était un homme au dos rond, la tête rentrée entre les épaules. Son nez était pointu
et sa barbe clairsemée. Son teint était gris-cendre, ses yeux sombres, enfoncés
profondément dans les orbites. Ses longues mains osseuses avaient toujours la
même position ; la droite, entre le boutonnage de sa lévite, la gauche sur son séant.
Un sourire éclairait rarement son visage. […] Le mercredi, il nous contait l’Histoire
Sainte. Nous l’écoutions, émerveillés, car personne n’avait un tel talent de conteur,
pour nous tenir en haleine. Ces heures-là étaient les plus belles de notre tendre
enfance. Pourtant le lendemain, jeudi, tout changeait. Il nous faisait subir les
interrogations les examens et les questions. Et malheur à celui qui s’embrouillait
dans les réponses ! (Livre de Lukow, p. 327)
39 Tout comme dans les Yizker Biher, on assiste, dans les textes du corpus relevant de ce
modèle, au-delà de la reconstitution de l’histoire de la communauté, à la recréation
d’un « mythe », qui concourt à la reconstruction d’une communauté disparue. Cette
Nouta était la figure tutélaire de notre famille. En elle, coexistaient la piété la plus
grande et le messianisme révolutionnaire poussé jusqu’au sacrifice de sa vie
personnelle.
De surcroit, les histoires individuelles y furent à tel point inextricablement mêlées à
l’Histoire que se trouve réalisé dans ma lignée maternelle, l’archétype du parcours
de nombreuses familles juives de Pologne : du Hassidisme au Yiddisland
révolutionnaire. C’est ce parcours, qu’après tant d’autres, j’ai voulu reconstituer.
Pour cela, j’ai disposé des souvenirs de l’un des petits-fils de Nouta Bizberg, mon
oncle Max, des confidences chichement mesurées de ma mère, Havtshè, décédée en
1983, une des petites-filles de Neitel et de ma connaissance implicite des faits et des
êtres. Bien entendu, je me suis abondamment référée à des ouvrages dont la liste
figure dans les notes ainsi que dans la bibliographie. Enfin je ne nierai pas que,
parfois, mon imagination a supplée mes manques. Aussi, pour me faire pardonner,
je ne résiste pas au plaisir de rappeler cette parabole hassidique bien connue :
Dans la Pologne d’autrefois, vivait un rabbi6 thaumaturge qui avait coutume,
lorsqu’un problème ardu se présentait à lui, de se rendre dans une certaine forêt.
Là, près d’un arbre qu’il connaissait, il brûlait quelques herbes choisies en récitant
une prière particulière. Son successeur, confronté à une difficulté du même ordre,
allait lui aussi dans cette forêt pour y brûler les mêmes herbes et réciter la prière
bénéfique, mais il ignorait l’emplacement de l’arbre. Le troisième de ces rabbis
miraculeux était capable de retrouver la forêt et de dire la prière mais il ne savait
plus comment faire le feu. Et le dernier de la dynastie se rappelait seulement la
prière.
En ce qui me concerne, je ne connais ni la forêt, ni l’arbre, ni la manière de faire le
feu, ni même les mots de la prière. Mais je me souviens encore de cette histoire
(LER : 2).
41 Le lien entre mémoire et oubli, thématique très présente dans la culture yiddish,
illustré par l’intégration de ce conte hassidique (que l’on retrouve parmi ceux
rassemblés par Elie Wiesel7), inscrit dès le préambule la narratrice dans une double
filiation, celle du récit collectif de la Shoah en même temps que celle de la Khurbn
Literatur.
44 Dans d’autres tapuscrits, l’inscription dans une généalogie et une filiation se résume
quasiment à une énumération, proche dans son fonctionnement d’une liste, comme
celles que l’on trouve dans les Memorbucher8.
Mimeh Cyviéh (Tsivieh)
Epouse de Aaron Abramowicz, Feteh Ouronn.
Arrivés en France en 1932.
Elle est morte à Paris en 1962, l’oncle à peu près à la même époque, 1959.
Habitaient à Paris 31, rue de Michel le Comte.
L’oncle, tailleur-confectionneur était très asthmatique.
La tante Tsivieh lisait et écrivait le yiddish, la plus éduquée de toutes,
la plus intellectuelle.
Golda Rachel (Roucheleh) « LA TANTE »
Epouse de Feteh Motle STUDNIEWICZ (Oncle Max).
Arrivés en France en 1931.
[…]
Morte en Mars 1969, à Paris.
Date de naissance officielle 14 Maris 1896 Lubartow
certains comme des « documents » sont tout comme les textes considérés comme
littéraires, susceptibles d’être appréhendés par une approche stylistique.
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Corpus
Lerner, Sarah. Nouta et les siens ou le sel de la terre (Boite 17, Tap 90)
NOTES
1. « Les écrivants, eux, sont des hommes “transitifs” ; ils posent une fin (témoigner, expliquer,
enseigner) dont la parole n’est qu’un moyen ; pour eux la parole supporte un faire, elle ne le
constitue pas. », Barthes, « Écrivains et écrivants », Essais critiques (Paris : Seuil) 1964.
2. Annette Wieviorka mentionne ainsi dans L’ère du témoin (1998), l’accueil peu enthousiaste des
premiers récits de déportation au sortir de la guerre. Dans le champ éditorial, des collections
spéciales se créent puis périclitent : Grasset lance la collection « Les Témoins », qui ne publie que
six titres avant de disparaître en 1946. Quant au taux de publication des témoignages, il chute
abruptement à partir de 1948.
3. « Bien qu’un signifié ne se confonde pas avec une représentation, tout texte impose des
contraintes sur la formation des images mentales, notamment par ses structures sémantiques.
Ces contraintes sont dépendantes des régimes discursifs (littéraire, scientifique, religieux, etc.) et
des pactes qui régissent l’interprétation des genres textuels au sein des pratiques sociales. »
4. Littérature de la catastrophe
5. Le pinkes était le registre de la kehila, la communauté juive organisée, du temps de son
autonomie (du 16e au début du 19e siècle). « Il contenait les minutes des réunions du kahal, le
conseil qui exerçait l’autorité administrative et judicaire, les listes des officiers élus aux réunions
annuelles, les comptes rendus des mesures de répression contre les membres, ayant enfreint la
loi, l’assiette de l’impôt et le relevé des amendes, les minutes des procès, la mention des
évènements historiques importants. Chaque kehila et chaque confrérie, y compris les confréries
d’artisans, avait son propre pinkes » (Niborski et Wieviorka 1983 : 21).
6. Note de l’auteur : « maitre vénéré par les hassidim, pas seulement pour sa connaissance
d’ordre intellectuel mais parce qu’il est capable d’entrer en symbiose avec Dieu. On a attribué à
quelques-uns des pouvoirs thaumaturgiques. On l’appelle aussi le tzaddik, c’est-à-dire le Juste ou
le Saint. »
7. Wiesel Elie (1972), Célébration hassidiques, Portraits et légendes (Paris : Seuil)
8. La liste est l’une des formes scripturales les plus anciennes de l’humanité (Goody 1979). Dans
l’imaginaire judéo-chrétien, la forme est associée aux grands textes sacrés, au premier chef
l’Ancien Testament, avec ses généalogies (dans la Genèse, 5 : 3-32, 10 : 1-29 ou dans le premier
livre des Chroniques, chapitres 1-15) ou ses commandements (Exode, 20 : 1-17, Deutéronome 5 :
6-22). Comme Goody le précise, les registres auxquels ces listes bibliques se soumettent sont
plutôt de type judiciaire (1979 : 165) et sont antérieurs aux chroniques et aux récits dont elles ont
permis le développement.
RÉSUMÉS
Cet article se propose d’éclairer le rapport entre style, ethos et auctorialité dans une perspective
d’analyse du discours, à travers un corpus relevant du genre discursif du témoignage. Le corpus
construit pour cette étude est constitué de quatre témoignages « ordinaires » issus d’un corpus
plus large constitué de tapuscrits ou de manuscrits de survivants et de rescapés de la Shoah
déposés au Centre de Documentation Juive Contemporaine (CDJC) du Mémorial de la Shoah à
Paris. Nous montrons que leurs témoignages invitent à interroger la norme collective d’une
époque dans la mesure où ils font émerger des tensions entre pratiques, modèles collectifs
d’écriture et recherche d’une singularité. L’adaptation incessante aux attentes socio-discursives
constitutives des normes du discours testimonial n’est pourtant pas synonyme d’une absence de
style si on le comprend comme la valeur distinctive d’un discours qui se conforme à des patrons
génériques et discursifs. Nous analysons plus particulièrement la captation du modèle des Yizher-
Biher, phénomène discursif qui nous renseigne sur le mécanisme de construction d’un ethos
collectif. Ces « livres du souvenir » se présentent comme autant de traces de l’appartenance à une
collectivité spécifique. L’analyse proposée permet de relire certains témoignages à l’aune d’un
patron discursif singulier-collectif et, d’un point de vue éthique, de réancrer ces témoignages
dans leurs racines culturelles.
This article proposes to shed light on the relationship between style, ethos and auctoriality from a
discourse analysis perspective, through a corpus belonging to the testimonial genre. The corpus
constructed for this study is made up of four “ordinary” testimonies borrowed from a larger
corpus made up of typescripts or manuscripts of Holocaust survivors deposited at the Centre de
Documentation Juive Contemporaine (CDJC) of the Mémorial de la Shoah in Paris. We will show
that their testimonies invite us to question the collective norm of an era insofar as they bring out
tensions between practices, collective models of writing and a search for singularity. The
incessant adaptation to the socio-discursive expectations that constitute the norms of
testimonial discourse is not, however, synonymous with an absence of style if we understand it as
the distinctive value of a discourse that conforms to generic and discursive patterns. We will
analyze here the “capture” of the Yizher-Biher model, a discursive phenomenon that informs us
about the mechanism of construction of a collective ethos. These “memory books” are presented
as traces of belonging to a specific community. The discursive analysis makes it possible to
reread certain testimonies in the light of a singular-collective discursive pattern and, from an
ethical point of view, to re-anchor these testimonies in their cultural roots.
INDEX
Mots-clés : auctorialité, ethos collectif, ethos singulier, modèles discursifs, style, témoignage
Keywords : auctoriality, collective ethos, discursive model, singular ethos, style, testimony
AUTEUR
OLIVIA LEWI
Paris-Sorbonne STIH
Silvia Adler
Introduction
1 Dans le roman graphique américain Mendel’s daughter, a memoir, Martin Lemelman
retranscrit les souvenirs de sa mère Gusta (« la fille de Mendel »), une des rares
survivantes de sa famille à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, qu’il a enregistrés
avant le décès de celle-ci. En tant qu’auteur, Martin Lemelman préserve l’idiolecte de sa
mère, ce qui contribue, conjointement aux photos et aux documents inclus dans la
trame narrative, à l’authenticité de l’histoire et à sa sobriété. Et pourtant, lorsque la
mère conclut un des épisodes par « et voilà, c’est l’histoire de comment ils ont tué notre
famille » (2007 : 131, ma traduction), le plan visuel accompagnant le récitatif représente
un chicot, une souche, pour suggérer – à travers cette image – l’anéantissement de
toute une famille et donc l’impossibilité d’un arbre généalogique.
2 En termes d’interaction texte-image, cette stratégie pratiquée par Lemelman
correspond à une combinaison « interdépendante » (McCloud 1993 : 155), où les deux
plans, visuel et textuel, interagissent pour promouvoir une idée qui ne pourrait pas
être communiquée par les composantes prises isolément. En effet, cette stratégie
communique que, outre la pertinence de l’arbre à ce moment de la narration (c’est dans
la forêt que Gusta s’était terrée avec sa sœur Yetala, son demi-frère Simon et son frère
Isia), cette analogie picturale greffée par l’auteur semble remplir plus qu’une simple
fonction démonstrative, illustrative ou esthétique. Du fait même du décalage ou de
l’inadéquation entre texte et image, elle devient une espèce de signal, un indice pour le
destinataire (Weizman et Dascal 1991) – afin que celui-ci détecte les intentions
communicatives non dites du destinateur, d'où le potentiel argumentatif de l’analogie.
Selon Eisner (2008 : 16), un objet cassé ou déchiqueté émeut les lecteurs du fait qu’il
évoque une idée de vulnérabilité, d’impuissance ou d’innocence. L’objet cassé peut
aussi renvoyer à la victime et donc solliciter simultanément la condamnation des
lecteurs à l’égard des malfaiteurs. Dans ledit contexte narratif, cette analogie pourrait
indiquer qu’il ne s’agit pas uniquement de tuer l’être, mais aussi d’anéantir toute une
descendance. L’analogie participerait ainsi à la construction d’un raisonnement a
fortiori, en visant non seulement l’événement particulier, mais aussi l’extension du
crime avec ses répercussions néfastes. Au demeurant, surajoutée par l’auteur au
témoignage de la mère, cette analogie chercherait également à faire appel à l’émotion
des lecteurs, et donc à mobiliser le pathos comme moyen de persuasion au nom du
devoir de mémoire1. Rappelons que cette démarche analogique pratiquée par
Lemelman ne concerne que le plan visuel et n’a aucun reflet dans le discours de la
mère, d’où un potentiel argumentatif qui va au-delà des considérations purement
artistiques. L’analogie y remplit donc un rôle heuristique, en parvenant à explorer
l’indicible et à le rendre « dicible », voire – dans notre cas – « perceptible ».
3 L’argumentation par analogie met en regard deux entités différentes par le biais
d’un outil de comparaison marqué (« A ressemble à B », « A fait penser à B », « A
rappelle B », « A est à B ce que C est à D », « A est aussi X que B », « comme »,
« semblable à », « homologue », « en concordance avec », etc., ou – comme dans notre
cas : « l’anéantissement de la famille et de toute filiation potentielle fait penser à la
souche ») ou non marqué (juxtapositions, métaphores « A est B »), afin de mettre en
valeur une affinité qui pourrait accorder une saillance au message promu ou stimuler la
réflexion. Dans les exemples analysés dans ce qui suit, plus que s’adresser à un
opposant, en l’occurrence un camp négationniste, cette figure d’amplification semble
remplir un rôle heuristique central tout en influant sur les passions d’un auditoire qui
aurait pu développer une indifférence, une passivité, un désintérêt ou une insensibilité
à l’égard des drames de l’Autre.
4 Selon Charaudeau et Maingueneau (2002 : 34), l’analogie couvre des « ressemblances de
toute nature entre les éléments d’une langue ». Pour Cauzinille-Marmèche et Didierjean
(1999), « le raisonnement analogique consiste dans la projection d’une structure de
relations relative à un domaine source familier sur le nouveau domaine cible à
acquérir ». L’objet comparant, souvent mieux connu ou mieux accepté (dit aussi : « le
phore », « la cible ») que le sujet comparé (dit : « le thème », « la source »), sert à
définir, à préciser ou à évaluer le sujet comparé, ou – comme c’est le cas ici – le « sujet
problématique » (Amossy 2012 : 162-163).
5 La présente étude promeut une définition large de l’analogie pour englober exemple,
métaphore et analogies de tous types, procédés reposant sur la similarité. On ne
s’attardera pas sur l’instabilité de la définition de l’argument par analogie et son champ
d’application dans les différents ouvrages de référence. L’enjeu de cette étude est plutôt
l’utilisation des analogies à visée argumentative dans le support multimodal qu’est le
roman graphique, et plus particulièrement dans les romans graphiques qui traitent de
la Shoah. Chemin faisant, mon analyse mettra en lumière – à travers quelques exemples
concrets – les idiosyncrasies de l’analogie multimodale ou picturale par rapport aux
analogies qui se construisent dans un support monomodal textuel. Je ne prétends
aucunement à l’exhaustivité, plutôt à un examen d’une sélection de rôles ou de
fonctionnements argumentatifs relatifs aux analogies dans « l’art séquentiel » (Eisner
1990 [1985]) et, d’autre part, à une réflexion sur les divergences entre analogie
monomodale et multimodale.
9 En ce qui concerne Breton (2016), l’argument d’analogie – lequel regroupe les sous-
types de l’analogie proprement dite, l’exemple et la métaphore – permet de transférer
au thème les qualités reconnues au phore. Breton ajoute, à la suite de Plantin (2011),
que pour que l’argument réussisse, il est nécessaire que le terme qui compose l’analogie
soit accepté préalablement par l’auditoire. En traitant du statut épistémique de
l’analogie, à savoir le fait pour l’objet comparant et le sujet comparé d’être tous les
deux factuels ou empiriquement fondés (inductive analogy) ou, en revanche, le fait pour
l’un des éléments d’être fictif ou hypothétique (a priori analogy), Govier (1989) soulève
aussi la question de l’efficacité de l’analogie et de sa pertinence. Selon lui, celles-ci
résultent non pas de la véracité logique de l’équation, mais de la possibilité d’une
évaluation positive ou négative par les destinataires.
10 Dans l’exemple cité dans l’introduction, on pourrait admettre à la suite, par exemple,
de Perelman et Olbrechts-Tyteca (1958), de Toulmin, Rieke et Janik (1984) ou de Breton
(2016), que l’image surajoutée de la souche fonde ou étaye la réalité narrée, mais aussi
que le rapport non préalablement établi entre les deux entités disjointes que sont la
mort non naturelle de la famille de Gusta et la mort non naturelle de l’arbre, fait penser
non seulement à l’absence, mais aussi à ce qui reste comme présence, voire à la
condition de l’être : un arbre amputé qui ne pourra plus se développer, une survivante
pour qui la vie ne suivra plus un parcours naturel ou qui devra consacrer toute une vie
à se rétablir. On pourrait y reconnaître aussi une analogie de « proportion » ou de
« relation » (Plantin, 2011), si notre interprétation implique non seulement les entités
comparées, mais aussi un système relationnel, par exemple de type « l’abattage de la
famille est au survivant ce qu’est l’abattage des parties essentielles ou nutritives à
l’arbre ». De surcroit, on pourrait évoquer des paramètres quantitatifs, relatifs au degré
de la ressemblance, ainsi que qualitatifs, relatifs à la pertinence de la ressemblance.
Finalement, étant donné que la relation texte-image n’est pas marquée par des
connecteurs explicites, rien n’empêche de considérer l’arbre amputé comme la
métaphore d’une mort non naturelle.
11 Les diverses possibilités interprétatives illustrées ici consolident en effet la thèse de
Doury (2009), selon laquelle, dans l’étude de l’argument par analogie, il n’est pas
toujours facile de tracer une ligne de partage claire et nette entre les différentes
catégories (analogie, comparaison, exemple) ou sous-catégories (par exemple,
comparaisons ou analogies qui se fondent sur le même domaine de référence, à
l’encontre de comparaisons ou analogies qui puisent dans des domaines de référence
disjoints / analogies ou comparaisons qui se fondent sur des paramètres quantitatifs à
l’encontre d’analogies ou comparaisons qui se fondent sur des paramètres qualitatifs,
etc.) et qu’il serait plus adéquat de penser l’analogie en termes de gradual move 4. Elles
étayent aussi les propos de Plantin ou de Koren (2017) sur la sollicitation ou
l’implication des destinataires dans le processus d’interprétation et de décodage, ce qui
augmente la part de la subjectivité et donc le caractère instable des critères ; elles
illustrent les propos de Govier en ce qui concerne le statut épistémique de l’analogie et
son efficacité.
12 Les chercheurs dans le domaine de l’analogie s’accordent en effet pour reconnaître la
nature inductive du raisonnement par analogie, du fait d’une association d’idées, de
situations ou de concepts qui permet d’appliquer les caractéristiques d’un des éléments
à un autre pour aboutir à une conclusion fondée sur le déchiffrement de la
ressemblance. Monneret (2018) précise que le mapping opéré par le processus
analogique permet de faire apparaître, « par analogie avec la source (donc par
inférence), des éléments structurels de la cible non perçus initialement ». En d’autres
termes, on procède par une généralisation ou un élargissement : à travers le
comparant, on perçoit les caractéristiques d’une similitude qui fonde les deux éléments
mis en rapport, et il s’agit de dégager la similitude qui sous-tend la comparaison. Le
comparant permettrait ainsi de renforcer l’acceptation d’une thèse que l’on veut
mettre en valeur.
13 On précisera finalement qu’une procédure analogique peut ne pas forcément
correspondre à une fonction argumentative. Elle peut reposer sur un enjeu
d’explication, de démonstration, de catégorisation ou de régulation ; elle peut assumer
une fonction iconique, paraphrastique ou esthétique. Walton et Hyra (2018) insistent
sur le fait que le contexte joue un rôle prépondérant dans la manière de percevoir
l’analogie, en tant qu’argument dans une démarche dialectale ou en tant qu’explication
ou illustration. Selon Perelman et Olbrechts-Tyteca (1958), la métaphore devient une
stratégie argumentative lorsqu’elle mobilise des sèmes évaluatifs qui exercent sur le
destinataire une impression plus poussée que ne le ferait l’expression du même
jugement évaluatif par des termes non figurés. Pour Plantin (2016 : 387), la force
argumentative de la métaphore émerge d’une restructuration du réel. Enfin, l’analogie,
la comparaison ou la métaphore peuvent se rattacher à un enjeu argumentatif
lorsqu’on les utilise comme sophismes, c’est-à-dire comme des raisonnements portant
l’apparence de la rigueur, mais qui ne sont pas logiquement valides, pour amener à une
certaine conclusion (voir false analogy, Toulmin, Rieke et Janik, 1984).
14 McDermott, Partridge et Bromberg (2018) défendent l’idée que la bande dessinée est
une plateforme efficace pour traiter des idées « difficiles », « complexes » ou
« obscures » et que les métaphores picturales accompagnant le texte ou remplaçant le
texte sont parfois plus mémorables qu’une description plate ou littérale de la réalité
traitée. McCloud (1993 : 36) va jusqu’à avancer que plus qu’une contemplation, le dessin
(cartoon) permet une incarnation : We don’t just observe the cartoon, we become it. La
simplification physionomique pratiquée par la bande dessinée permet aux lecteurs de
neutraliser beaucoup d’aspects relatifs aux protagonistes, de sorte que ceux-ci
deviennent just a little voice inside your head (ibid. : 37), c’est-à-dire des agents à travers
lesquels les lecteurs développent une meilleure connaissance d’eux-mêmes. Par
ailleurs, les diverses stratégies de combinaison texte-image à l’intérieur de la vignette,
ainsi que la variété de transitions entre les vignettes intensifient l’implication des
lecteurs-observateurs dans le processus de décodage.
15 Ces avantages et d’autres sont mis à l’épreuve dans le récit des camps en format
multimodal, dont le très célèbre Maus, exemple sine qua non. Ce roman graphique
transpose le récit de Vladek, Juif polonais rescapé d’Auschwitz qui est aussi le père de
l’auteur, dans un univers animalier, où les Juifs sont représentés en souris – en faisant
référence à la propagande nazie antisémite qui, dans une tentative de
déshumanisation, comparait les Juifs à une race nocive – les Allemands en chats –
métaphore qui symbolise la poursuite des Juifs par les nazis – les Polonais en porcs, etc.
(Chute 2006). Le recours de Maus au zoomorphisme pourrait être vu comme une
démarche argumentative du fait d’une mise en évidence des effets nuisibles de la
classification et du cliché racistes. Autrement dit, le lecteur en conclut que même si les
membres composant un même groupe ethnique se ressemblent énormément du point
de vue physionomique, le monde animalier mis en scène par l’œuvre ne réussit pas à
estomper les traits différentiels de l’être. Toutes les souris ne se ressemblent pas du
point de vue de leur caractère. Chacune est un monde à part. Le cliché animalier finit
ainsi par stimuler la négociation de la distance entre « moi » (le lecteur) et l’Autre, et
transforme la haine raciale et ses dangers en une question pertinente pour le lecteur
qui pourrait croire qu’il s’agit d’un chapitre historique éloigné, et donc d’une réalité qui
ne le concerne pas (étant donné, par exemple, une non- appartenance ethnique) ou qui
ne risque pas de se répéter (suivant le présupposé que le monde a changé) 5.
16 La bande dessinée franco-belge a largement couvert la déportation des Juifs et leur
extermination systématique lors de la Seconde Guerre mondiale et continue toujours à
le faire. Les exemples sont nombreux : Auschwitz, Deuxième génération : ce que je n’ai pas
dit à mon père, Wannsee, Spirou : L’espoir malgré tout, « Si je reviens un jour » : Les lettres
retrouvées de Louise Pikovsky, Après la rafle : une histoire vraie, etc. Les procédures
analogiques – ainsi que les procédures comparatives et métaphoriques – dans ces
ouvrages sont variées et occupent une place plus ou moins saillante dans la trame
narrative. Elles visent à intriguer l’auditoire cible, à mobiliser le pathos comme moyen
de persuasion, à proposer un nouvel éclairage à des événements connus ou à des
épisodes inconnus. Le format multimodal et les démarches analogiques qui en font
partie contribuent au devoir de mémoire ou au « travail de mémoire » (Ricoeur 2000) –
alternativement au « devoir d’enseigner, de transmettre »6 – en ce sens qu’ils
‘débanalisent’ les atrocités – en proposant un angle inédit ; ils luttent contre
l’indifférence qui pourrait s’être développée au fil des années ; ils luttent contre
l’amnésie collective ou le déni ; ils éveillent la responsabilité éthique de l’auditoire pour
que celui-ci devienne agent de prévention ou acteur d’engagement civique en cas
d’éruption ou de propagation de la haine, de la discrimination et de la violence, raciale
ou autre. Assmann (2008) et Lachmann (2008) évoquent en effet le pouvoir qu’ont les
reconstructions imaginative et esthétique sur la mémoire, du fait d’une mise en scène
ou d’une mise en intrigue qui permettent une configuration nouvelle de la mémoire.
17 Dans L’enfant cachée, par exemple, le père de la petite Dounia (qui va bientôt devenir
« l’enfant cachée ») dit à sa femme et à sa fille, en rentrant du travail : « Ce matin, j’ai
assisté à une grande réunion. Des personnes ont proposé que nous devenions une
famille de shérifs ». Dans les planches qui suivent, les images montreront la mère de
Dounia en train de coudre l’étoile jaune sur le manteau rouge de sa fille (10). Dounia ne
se doute de rien, puisqu’elle dit par la suite « C’est vrai que Shérif… c’est plus pour les
garçons. Mais moi, ça ne me dérangeait pas » (11). À ce moment-là de la narration, un
décalage s’installe entre Dounia et les protagonistes adultes dans le cadre diégétique,
mais aussi une divergence entre l’interprétation de Dounia et celle des lecteurs qui ont
commencé la lecture tout en sachant que c’est un récit qui porte sur la Shoah. Malgré la
ressemblance formelle et la ressemblance de couleur qu’il pourrait y avoir entre les
deux étoiles, il faut reconnaître qu’entre l’étoile jaune que Dounia se voit obligée de
porter, et dont elle est fière du moins au tout début, et l’étoile dorée du Shérif, il ne
peut pas y avoir de comparaison, sur le plan du signifié : la première est un dispositif de
discrimination, tandis que l’étoile du Shérif est un emblème du grade supérieur et
honorifique ainsi que des nombreux privilèges que ce grade apporte. Ce rapprochement
associatif étaye certes le bienfondé de la question – débattue par Koren (2023) – relative
aux « limites de l’acceptable » dans le domaine de l’analogie historique. C’est à l’école
que Dounia découvrira la vraie valeur de l’étoile : c’est une autre petite fille, qui porte
elle aussi l’étoile jaune, et qui commence, tout comme Dounia, à souffrir des nouvelles
sanctions dans le cadre de l’école, qui lui apprendra que l’étoile jaune n’est autre
qu’une étoile de David. La solution proposée par le père de Dounia repose sur une
quelconque ressemblance morphologique entre les deux étoiles, analogie qui frappe les
lecteurs conscients du fait que malgré la ressemblance, les deux étoiles n’ont pas la
même valeur et ne donnent pas accès aux mêmes « avantages ». L’analogie crée donc
les conditions pour un jugement de valeur de la part des lecteurs, sans pourtant donner
de leçons de morale, seulement en les invitant à effectuer un va-et-vient entre deux
images fort différentes.
18 Tout comme dans Maus, qui se fonde sur la propagande antisémite et déshumanisante
nazie et pousse la métaphore à l’extrême, l’analogie dans L’enfant cachée permet de
penser l’indicible, l’inconcevable ou l’inimaginable par le biais de concepts préétablis,
connus et non contestés. De plus, à l’égal de Maus, qui construit une histoire
anthropomorphique pour les lecteurs, donc pour un auditoire dans le cadre
extradiégétique (extérieur à l’action), seul le lecteur reconnaît l’analogie dans L’enfant
cachée. La petite Dounia ne se doute de rien. La comparaison de l’étoile jaune à l’étoile
du Shérif confronte le lecteur avec la question de comment en effet communiquer le
sens de la barbarie à un être innocent dont le seul péché est d’être né à un mauvais
moment de l’Histoire. Dans une perspective plus large et en tenant compte du lectorat
visé – comment transmettre une tragédie contraire à toute raison ? Dans Mendel’s
daughter, a memoir, l’analogie opère aussi sur le plan extradiégétique, et n’est destinée
qu’à un auditoire en dehors de la trame narrative, pour l’inciter à une prise de
conscience ou à un éventuel passage à l’action.
19 Carton jaune ! est un autre roman graphique d’expression française qui présente des
démarches analogiques à visée argumentative. L’œuvre relate l’histoire d’un
personnage fictif dans les années trente, le Tunisien Jacques Benzara, qui quittera la
misère des rues de Tunis pour intégrer le mythique club de football Red Star et
participer à la coupe du monde de 1938 qui se déroulait en France. Benzara connaîtra la
gloire mais son ascension sera vite arrêtée par l’invasion nazie. Tout en étant fictif, cet
ouvrage est fortement ancré dans la réalité, puisqu’il s’est inspiré de l’histoire du
boxeur tunisien Victor Perez. De plus, il reconstruit scrupuleusement l’ambiance
authentique d’une France, mais aussi d’une Tunisie, en pleine ascension du fascisme. Le
fait de ne pas traiter directement de l’histoire de Perez permet de rendre hommage à la
totalité des sportifs exterminés par les nazis à travers la collaboration du régime de
Vichy.
20 Dans Carton jaune ! les démarches analogiques ne sont peut-être pas toutes saillantes ou
immédiatement reconnaissables autant que le sont celles relatives aux trois ouvrages
qui viennent d’être évoqués. Néanmoins, celles-ci ne sont pas absentes de la trame
narrative. Elles étayent plutôt le plan affectif pour communiquer la colère, la
frustration ou la sensation de trahison éprouvées par le protagoniste mais qui
devraient aussi être éprouvées par tout être doté de raison, face à un contexte pareil.
D’une part, les démarches analogiques étayent le cadre historique ; d’autre part, elles
personnalisent l’expérience vécue par le protagoniste, expérience qui aurait pu être
celle de quiconque aurait vécu à l’époque. Elles permettent aussi aux lecteurs de
s’attarder sur les notions d’injustice, de perte d’humanisme et de défaillance de la
raison, pour que plus jamais une telle catastrophe ne se reproduise.
21 La première comparaison qui s’impose est celle entre le carton jaune et la déportation
des Juifs de Paris. Le carton de pénalité jaune symbolise, en football, l’avertissement
donné par l’arbitre à un joueur ayant commis une faute. Dans la réalité hors-jeu, les
victimes se voient pénalisées bien qu’elles n’aient commis aucune « infraction aux
24 Cette triade iconographique est en décalage par rapport au texte. Le texte raconte que
Benzara « s’endort au petit matin, en rêvant à Peggy… et au tortillard qui longe les
plages depuis Tunis jusqu’à La Marsa », texte qui peut être suivi à la lettre ou interprété
comme les derniers souvenirs d’une personne. L’image, elle, est moins ambiguë, parce
que le fait de placer les étoiles à un endroit incongru (dans l’image qui précède), d’une
part, et le fait de modifier leur taille et d’élargir la perspective (dans la troisième image,
suite à un effet de travelling optique), d’autre part, suggèrent que les étoiles ont suivi
une évolution – une ascension progressive vers le ciel. Les lecteurs en déduisent que les
étoiles symbolisent à présent les âmes de toutes les victimes qui n’ont pas survécu aux
camps. Ce strip suggère donc que la fin de l’histoire coïncide avec la fin de la vie de
Benzara (ainsi qu’avec celle des autres victimes). Ce n’est donc pas la gloire de Benzara
qui a été amputée à cause de la guerre : c’est sa propre vie.
25 En matière de démarche analogique, on ne pourra donc pas conclure que [La Shoah être
comme X (une étoile)]. La démarche analogique consiste ici plutôt dans une
comparaison entre les différentes occurrences de l’étoile dans la triade et ailleurs pour
inférer le sort de Benzara, sans que celui soit explicitement verbalisé. À l’égal de
Mendel’s daughter, a memoir, la divergence entre texte et image devient un indice
incitant le lecteur à repérer les intentions communicatives du destinateur. Le lecteur
reconnaît ainsi que « s’endormir » veut dire, contextuellement, « mourir », et que
même un format atténué n’est pas en pouvoir de dissimuler l’ampleur de l’atrocité.
26 D’autres démarches analogiques permettent aussi de séparer la petite histoire, celle
relative à Benzara, de la grande Histoire : l’analogie du cadre circonstanciel est reflétée
par la représentation fidèle de certains personnages de l’époque – p. ex. Benito
Mussolini ; Bey Ahmed Pacha (Ahmed II), gouverneur de Tunis ; Jules Rimet, président
de la FIFA de 1921 à 1954, initiateur de la Coupe du monde de football et président-
fondateur du Red Star Football Club de 1897 à 1910 ; Jacques Doriot, l’un des leaders du
collaborationnisme – ou de certains événements caractéristiques (les soirées du cabaret
Concert Mayol ; celles du théâtre des Folies Bergère ; la troisième édition de la Coupe du
monde de football). Cette reproduction iconique de l’atmosphère et des actants de
l’époque permet aux lecteurs de revivre l’ascension du fascisme, de la retranscrire dans
leur quotidien actuel, de ressentir la peur et l’impuissance face à ce changement de
climat politique, d’évaluer la pertinence du devoir de mémoire face à l’amnésie
collective ou au déni. Tout autant que les démarches analogiques opérant sur le plan de
la petite histoire (le carton jaune, l’évolution de l’étoile), ces démarches mobilisent le
pathos comme moyen de persuasion. Selon McCloud (1993 : 24-59), il y a
« amplification » à travers une « simplification », lorsqu’une image – extirpée de tout ce
qui la rend unique – est réduite à son sens minimal et essentiel. Dans le cas de la
physionomie humaine, plus la représentation du visage est abstraite dans la bande
dessinée, plus les lecteurs se projettent dans le personnage et s’identifient à lui. Mais
l’inverse de ce principe est aussi vrai : plus la physionomie est iconique et analogue à la
source (c’est-à-dire moins elle est abstraite), plus elle renvoie à une personne
spécifique et évoque son altérité (c’est-à-dire, moins elle est universelle). La
reproduction fidèle des acteurs du crime dans le récit fictif pourrait donc être vue non
seulement comme un acte d’ancrage dans la réalité, ou de rappel destiné aux
générations qui n’auraient pas vécu ladite époque, mais aussi comme un acte
d’accusation, du fait du ciblage spécifique.
27 Le plan iconographique relatif à la petite histoire intègre d’autres indices visuels qui,
récurrents, deviennent communicatifs. Ceux-ci vont résonner à un moment ultérieur,
comme pour signaler au lecteur leur signifié dans un contexte changeant. Citons par
exemple le filet des buts (24, 35, 37) vs les fils de fer barbelés du camp de Drancy (55) ; le
projecteur qui éclaire les moments de gloire du joueur (53) vs le projecteur du camp de
Drancy, dont le but est plutôt de contrôler et de surveiller les prisonniers. Il pourrait
ainsi opposer par métonymie les notions d’honneur et de déshonneur. La comparaison
des objets routiniers qui entouraient Benzara avant Drancy avec ces mêmes objets qui
font partie du scénario actuel du camp intensifie le sens de la trahison et la rend
omniprésente. Lorsque Benzara reconnaît qu’il a été manipulé, même les objets
dévoilent leur vraie face : il s’avère que tout a été une façade, une mise en scène, un
mensonge. Ces démarches analogiques incitent les lecteurs à s’attarder sur l’insécurité
et la vulnérabilité des individus dans des climats politiques versatiles ainsi que sur leur
statut de pions dans les mains des acteurs sans scrupules. Dans un cas pareil, elles
pourraient constituer un appel à la mise en garde contre l’inaction.
28 Une possibilité supplémentaire d’analogie est celle entre la réalité vécue dans le cadre
de l’œuvre et le cinéma. Carton jaune ! commence par une scène cadre où l’on voit un
metteur en scène qui envoie un assistant de la production chercher quelqu’un
d’incontournable pour la scène filmée. Ce n’est que vers la fin du récit qu’on
comprendra que la personne recherchée est Jacques Benzara et que la raison de son
absence est due au fait que la police avait raflé plus de 10 000 Juifs durant la nuit, dont
Benzara et sa conjointe Peggy. Comme l’assistant a accès à Bousquet (rappelons que le
vrai René Bousquet était l’organisateur de la rafle), Benzara se voit finalement libéré du
vélodrome d’hiver. Par conséquent, le metteur en scène réussit à tourner la scène avec
Benzara. Au moment où Benzara est libéré du vélodrome d’hiver pour aller tourner la
scène, on le rassure à propos de Peggy (« compte sur moi. Je vais m’occuper d’elle », 53).
Une fois le film achevé, Benzara se voit installé dans la voiture de la production, mais ce
que Benzara ignore c’est que le soi-disant trajet VIP auquel il a droit a pour destination
le camp de Drancy. Non seulement il y sera emprisonné, mais il sera du coup séparé de
Peggy, qui est restée au vélodrome d’hiver. Cette inimaginable trahison pétrifie
Benzara qui, une fois à Drancy, s’agrippe au grillage du camp et ne lâche prise que
quelques heures plus tard, lorsque les gendarmes le forcent à le faire. Le cinéma
devient ainsi une espèce de leitmotiv : à part la scène d’ouverture, nous apprenons que
Benzara, encore à Tunis avec ses amis, aimait fréquenter le cinéma, « qui faisait défiler
le monde devant leurs yeux » (8). Ce moment narratif va résonner ultérieurement,
lorsque Benzara va devenir à son tour celui qui défile devant les yeux de personnes
puissantes sans scrupule, qui auraient pu exercer leur influence pour le sauver, mais
qui ont préféré le collaborationnisme enthousiaste. Le thème récurrent du cinéma
pourrait ainsi suggérer que la réalité dépasse toute imagination, et que le monde du
cinéma lui-même n’aurait pas réussi à concevoir une barbarie d’une envergure pareille.
On en conclut que ce genre de barbarie n’est comparable à rien.
29 Une dernière démonstration consiste dans deux analogies parcourant la trame
narrative du roman graphique Où est Anne Frank ? lequel fait revivre Kitty, l’amie
imaginaire à qui Anne Frank s’adresse dans son journal intime. Kitty découvre que
malgré le culte dont fait l’objet Anne Frank partout à Amsterdam, que ce soit à travers
un pont, un hôpital ou un théâtre qui portent son nom, l’Amsterdam d’aujourd’hui
semble avoir trahi l’esprit humaniste d’Anne en pourchassant les réfugiés fuyant les
Pour conclure
32 Deux questions m’ont guidée dans la brève analyse des scènes proposée ici : (a) à quoi
est dû l’effet argumentatif des analogies figurant dans les romans graphiques traitant
de la Shoah ? (b) qu’est-ce qui caractérise les procédures analogiques construites dans
le support multimodal du roman graphique ?
33 En matière de potentiel argumentatif, le propos le plus saillant des démarches
analogiques puisées dans les ouvrages examinés ici consiste dans une mobilisation de
l’auditoire par le pathos. Il est vrai que la réalité visée est en elle-même atroce et
produit à elle seule cet effet. Cela dit, au fil des années, par un « comble du bon usage »
ou un « comble de l’abus » (Ricoeur 2000) – par exemple du fait d’une
instrumentalisation politique qui pourrait entraîner un antagonisme ou un cynisme
auprès des destinataires – ou du fait de l’émergence d’autres atrocités politiques et
sociales plus pressantes et plus actuelles, certaines personnes auraient néanmoins pu
développer une certaine indifférence à l’égard d’un événement qui leur paraîtrait
désuet. D’autres personnes, devant la souffrance d’autrui, pourraient préférer fermer
les yeux. Le récit des camps sous forme de roman graphique avec ses analogies,
métaphores ou comparaisons picturales pourrait ainsi raviver l’intérêt pour un sujet
difficile à approcher et apporter un éclairage nouveau au cas où l’on croirait avoir déjà
tout vu et tout lu au sujet de la Shoah.
34 Les analogies observées ici cherchent à traduire grosso modo la sensation paralysante de
l’absurde, de la crise de confiance, de la crise des valeurs ou de l’injustice vécue par les
protagonistes, sensation que l’on cherche à communiquer universellement à un
auditoire pour que plus jamais ne se reproduise une situation où un individu et une
collectivité perdent totalement le contrôle de leur vie et se voient manipulés jusqu’à
extermination. Ces analogies permettent aux lecteurs de s’identifier aux victimes et de
mieux assimiler – par l’intermédiaire de concepts plus parlants ou mieux intégrés dans
l’univers de croyances des destinataires – l’horreur, donc « l’objet problématique »
dans toute son ampleur, et de considérer ainsi le récit de la Shoah bien au-delà des
statistiques ou des données historiques sèches. Les analogies ont par ailleurs aussi
contribué à une mise en exergue de la différence entre comparant et comparé, en
faisant ressortir la nature idiosyncrasique de la barbarie. Par ailleurs, les procédures
analogiques chercheraient aussi à amener l’auditoire à l’action (Grize, 1981 : 30). Vue de
cette manière, l’analogie constituerait une stratégie mise au service de la persuasion et
de la modification de l’univers des croyances pré-discursives de l’auditoire visé, ou bien
une stratégie d’intensification de l’univers des croyances pré-discursives. L’analogie
remplirait, dans cette perspective, une fonction dialogique qui tenterait d’amoindrir la
distance entre destinateur et destinataire ou entre destinataire et représenté, du fait
d’une réactualisation au nom des devoirs de mémoire et de transmission. En fait, plus
que négocier la distance entre un proposant et un opposant et plus que réfuter un
contre-discours, il s’agit de viser un auditoire qui pourrait croire avoir tout vu ou qui
aurait préféré fermer les yeux devant l’affliction et la peine, un auditoire qui aurait
perdu l’intérêt ou la disposition à compatir à la souffrance de l’Autre.
35 En ce qui concerne le deuxième enjeu, l’on pourra conclure que malgré les
ressemblances entre analogie verbale, monomodale et analogie multimodale, il existe
des idiosyncrasies liées aux différents médias. Tout en étant sujette à une
interprétation quant aux intentions communicatives en contexte, une analogie verbale
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NOTES
1. Pour la mobilisation des émotions dans l’argumentation, cf. Plantin, Doury et Traverso (2000),
Amossy (2008).
2. Les autres classes de raisonnement étant reasoning from generalization, reasoning from sign,
reasoning from cause, reasoning from authority.
3. Koren (2017) insiste sur la nature interactive de la métaphore et sur le rôle capital que joue
l’auditoire non seulement dans le processus de décodage, mais aussi dans l’adhésion ou la
réfutation de la figure.
4. Le chapitre « L’exemple, ou la preuve par l’analogie » dans L’argumentation dans le discours
(Amossy 2012) étaierait le fait que les catégories se superposent. Ceci ne suggère pourtant pas
que la tentative de motiver la distinction entre exemple, comparaison, analogie et métaphore ait
été abandonnée. À travers une étude de deux cas d’argumentation qui mobilisent l’exemple
historique, Koren (2016) plaide contre la porosité des frontières et leur interchangeabilité.
5. Le recours à la métaphore ou à l’analogie zoomorphique – dans Maus, analogie du type « A est à
B ce que C est à D » (« les chats sont aux souris ce que les Nazis furent aux Juifs ») – pour référer à
la Seconde Guerre mondiale, n’a pas été baptisé par Maus. La BD d’expression française La Bête est
morte ! La Guerre mondiale chez les animaux raconte sous forme de satire animalière le déroulement
de l’Occupation nazie. Les Allemands y sont représentés par des loups, les Américains par des
bisons, les Britanniques par des bouledogues, etc., tout en exploitant le poids évocateur ou
symbolique de la métaphore.
6. Dans une interview de Simone Veil par Agathe Logeart (Le Nouvel Observateur 13.-19.1.2005), la
réponse de Veil à « À quoi sert cette mémoire ? Et que veut dire ‘devoir de mémoire’ ? » est la
suivante : « Je n’aime pas beaucoup cette expression […] Autre chose est le devoir d’enseigner, de
transmettre. Là, oui, il y a un devoir ».
RÉSUMÉS
Cette contribution examine le fonctionnement des analogies à visée argumentative dans les
supports multimodaux que sont la bande dessinée et le roman graphique, et plus
particulièrement dans les romans graphiques qui traitent de la Shoah, pour répondre aux
questions de savoir (a) à quoi est dû le poids argumentatif de ces analogies et comment elles
participent à la construction d’un argument, et (b) ce qui caractérise les procédures analogiques
construites dans l’« art séquentiel ».
This paper examines the functioning of analogies in comics and graphic novels as a multimodal
medium, and more particularly in graphic novels dealing with the Holocaust. Two questions will
be addressed in the present study: (a) what triggers the argumentative effect of these analogies
and how do they participate in the construction of an argument? (b) what singularizes arguments
from analogy constructed in the “sequential art”?
INDEX
Mots-clés : analogie, arguments par analogie, bande-dessinée, devoir de mémoire, pathos,
Shoah
Keywords : analogy, arguments from analogy, comics, duty to remember, Holocaust, pathos
AUTEUR
SILVIA ADLER
Université Bar-Ilan et ADARR
Introduction
1 « L’universel moral » est pour Pierre Rosanvallon (2006 : 115) l’une des catégories de
« généralité1 de légitimité politique ». Cet universel correspond « à l’affirmation des
valeurs reconnues pour tous » ; l’une des dimensions spécifiques de son
institutionnalisation se rapporte « aux autorités morales socialement reconnues ». Il
s’agirait d’une légitimité dite substantielle (ibid. :116). La qualification d’« autorité
morale » désigne alors les personnalités emblématiques, celles qui cristallisent les
valeurs communes d’un groupe ou d’une société. Cela peut être le cas de Stéphane
Hessel, comme semble le confirmer l’hommage national qui lui a été rendu aux
Invalides, et l’abondante production médiatique2 qui lui a été consacrée. Son portrait
médiatique participerait à la réaffirmation des valeurs de la société, processus rendu
particulièrement manifeste par l’émoi causé par l’annonce de sa mort dans les médias
nationaux et internationaux.
2 Hessel est présenté par les médias comme un « héros national » 3 ou interpellé en tant
que tel. Une journaliste affirme ainsi : « Avec ce petit livre vous devenez un peu un
héros, hein ? Un héros national » 4. En tant qu’ancien diplomate et médiateur, il fut
reconnu comme porteur des valeurs de la République française car, comme le déclara le
chef de l’État lors de l’hommage de la nation, il a « contribué au rayonnement de notre
pays, de son prestige, à son influence5 ». Il est aussi une figure tutélaire du peuple : il
fait en effet partie des figures remarquables du Mouvement des Indignés. Il a reçu, à ce
titre, l’adieu du « peuple » au cimetière de Montparnasse.
3 On sait que Hessel est à l’origine du petit livre Indignez-vous !, traduit en plusieurs
langues et vendu à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires, ce qui a produit un
événement planétaire (Herrera 2018). Les médias et particulièrement la presse écrite
ont fait de Indignez-vous ! un événement, ce qui explique que le décès de Hessel ait pu
occuper une telle place dans l’actualité, inspirer des nécrologies et des récits de vie
médiatiques et justifier la retransmission de ses funérailles à la télévision. Il nous
importe donc de voir ce qui est à l’origine des récits nécrologiques parus dans la presse
écrite française à propos de la figure du « héros résistant ».
4 Cet article interroge la manière dont les médias effectuent la mise en récit de la
trajectoire de Hessel lors de son décès et participent ainsi à la réactualisation d’une
narration qui valide la construction et le maintien des figures tutélaires. Dans ces
pages, nous observons comment, en érigeant une figure « emblématique », le discours
des médias réactualise une mémoire collective et une forme de patrimoine qui s’inscrit
dans un héritage collectif en lien avec l’histoire6.
5 Nous allons procéder à cette fin à une analyse de discours énonciative sans oublier
qu’elle s’inscrit dans un contexte socio-historique spécifique. Nous entendons par là le
lieu où se jouent des classements et des positionnements (Lahire 2009 : 53). Aussi
étudierons-nous les stratégies de justification déployées par les journaux retenus afin
de construire une figure tutélaire ancrée dans l’histoire. Les titres étudiés expriment à
leur tour « ce monde social » car il « ne se présente pas seulement aux individus comme
des réalités extérieures (collectives et institutionnelles), mais […] il existe aussi à l’état
plié, c’est-à-dire sous la forme de dispositions et de compétences incorporées » (ibid. :
14). Dans ces articles journalistiques, comme dans tout lieu discursif, l’énonciation est
le pivot de la relation entre la langue et le monde (Charaudeau et Maingueneau 2002 :
229). Aussi accorderons-nous une place importante aux déictiques, aux formes
d’« adjectivation » et à l’interdiscours circulant dans ces textes qui servent en fait, à
travers le portrait de Hessel, à légitimer, justifier et positionner un regard sur le
monde.
6 Cet article synthétise les résultats d’une recherche qui s’attache à la construction
médiatique des figures emblématiques et particulièrement de la « figure tutélaire » de
Hessel (Herrera, 2018)7. Concernant essentiellement l’annonce de la mort et les récits
de vie parus lors de son décès, nous avons recensé 1772 articles au niveau international.
La presse française, pour sa part, a publié 742 articles. Nous avons fait le choix de
traiter dans la présente étude les trois lignes éditoriales les plus représentatives de la
presse écrite nationale : Libération (désormais Lib), Le Monde (LMond) et Le Figaro (Lfig).
L’hypothèse centrale est que le traitement de l’information développée par ces titres
relève de positionnements discursifs différents, ce qui donne lieu à une identité
énonciative forte (Charaudeau et Maingueneau 2002 : 453, Ringoot 2014). Il s’agit de
nécrologies stricto sensu, mais aussi des récits de vie qui les accompagnent. Ces articles
ont été publiés entre deux dates : à partir du jour même de sa mort et jusqu’aux
hommages de la nation, une semaine après en l’occurrence. Il s’agit de vingt-cinq
articles publiés entre le 27 et le 28 février 2013 afin d’annoncer la mort de l’ancien
résistant, et d’autres articles, le 6 et le 7 mars afin de lui rendre hommage 8.
7 Nous avons retenu d’une part, pour chaque article, les éléments dont la fonction est
d’annoncer la mort, tels que la date et le lieu du décès, le nom du défunt, les
condoléances, ou encore les dates et les lieux des hommages. Mais il nous est
rapidement apparu nécessaire de revisiter ces données afin de pouvoir rendre compte
1. Figure et représentation
10 Nous ne pourrons approfondir ici ces trois cas ; ce travail s’intéresse avant tout à la
figure emblématique de Hessel. Son statut dans cette typologie permet de mieux
16 Ces récits, produits par la presse écrite, sont conçus ici comme l’une des expressions
des représentations sociales véhiculées dans l’espace public. Même il s’agit de discours
produits par des journalistes à partir d’un « choix individuel », la question de la force
du positionnement de chaque ligne éditoriale continue de se poser. Nous tenons donc
compte des conditions de production qui déterminent le discours d’ensemble de telle
ou de telle ligne éditoriale. Chacun des trois énonciateurs a été pris dans ce corpus
comme participant d’une manière collective de voir, de penser et de sentir
l’événement. Il s’agit de tenir compte des logiques d’interdépendance et de production
objective dans lesquelles le discours est élaboré et exposé. Car, comme le dit Lahire
(2019 : 43) « la conscience d’un individu particulier [le journaliste] ne prend forme que
dans les relations d’interdé pendance avec autrui et avec les produits objectivés de
l’action humaine ».
17 Nous voudrions montrer ici les enjeux politiques de l’annonce de la mort de Hessel. Les
modalités de cette annonce profitent aux intérêts des groupes et des institutions, et
réactualisent les rapports de pouvoir. Les mêmes références à l’Histoire et les
interprétations dont se nourrit le discours construisent un lien particulier avec la
représentation de la société que promeuvent les textes. La mort de Hessel devenu
l’objet de réalité à décrire passe par un procès social de « re-nomination » (Boutet
2010 : 141) : « L’activité sociale de re-nomination permet à tous les locuteurs, qu’ils
de tous pays ». Pour Libération, il s’agit par contre de construire une représentation
d’autorité morale, le journal parle de « caution symbolique majeure », de
« l’indignation comme impératif » car « il incarnait l’idéal d’une justice sociale
égalitaire ». Ces trois procédés annoncent le type de traitement qui sera donné à
l’événement, tout en construisant une représentation issue de l’expérience du
journaliste ou de l’écrivain, mais en lien avec le positionnement du journal.
31 De ce fait, le corpus met en évidence des discussions sur la vie politique actuelle. Bien
que le discours de Libération renvoie à la question de l’engagement qui ne serait
qu’individuel dans le cas de Hessel, la ligne éditoriale appellerait à un engagement
collectif, mais avec une « prise en compte des rapports de force » (Lib). Dans un autre
sens, Le Figaro brosse le portrait de l’ancien résistant sur la base d’une critique à son
égard, en s’éloignant de l’admiration observée dans Libération. Tandis que pour
Libération « l’indignation » est un acte collectif, pour Le Figaro, celle de Hessel est
« l’action individuelle », « le sentiment personnel » (LFig) d’un octogénaire hédoniste
« dans une société en quête de nouveaux maîtres à penser et à prier » (LFig). Pour ce
journal, qui qualifie d’« israélophobie » la position de l‘ancien résistant, le débat à
propos du conflit israélo-palestinien renvoie à la position favorable du chef de l’État et
souligne que « Le Crif salue l’engagement de Hollande » (LFig). On observe donc deux
types de débats : d’un côté celui qui porte sur la figure de Hessel et un questionnement
à propos de sa légitimité, de l’autre, celui propre à l’action des mouvements sociaux, à
la politique et à la géopolitique.
32 C’est explicite dans Le Monde qui rappelle que Hessel « a aussi inspiré le mouvement
Occupy Wall Street », ce qui confirme la stature politique que lui accorde le journal.
Mais c’est aussi le cas du Figaro pour qui le « vieil homme » « favorise la naissance des
mouvements d’Indignés en Europe et en Amérique » (LFig) ou de Libération, pour qui
Hessel est « consacré comme une sorte d’icône de toutes les révoltes, porte-parole des
sans-voix, protecteur des justes causes ». Par ces énonciations, l’annonce de sa mort
implique, sous des angles de traitement différents et même antithétiques, une
reconnaissance néanmoins déterminante de son rôle en tant qu’acteur politique.
33 Ces deux types de débats peuvent être intégrés dans trois controverses majeures : a)
celle autour de l’« indignation », b) la défense des droits des Palestiniens et c) la
critique de la légitimité du parcours de Hessel. Elles sont caractéristiques de l’image
publique de l’ancien résistant et cela nous permet d’en saisir l’enjeu politique. Comme
le dit Lemieux, l’analyse d’un disputing process peut avoir deux grandes options : elle
peut, premièrement, être le moyen d’accès à une réalité socio-historique, à la manière
d’une « photographie du moment social ». La seconde approche consiste à voir et à
interpréter les actions collectives conduisant à la transformation du monde social. Et de
fait les récits de la presse contemporaine nous permettent d’interpréter les principaux
éléments de désaccord, mais aussi les stratégies développées par les acteurs sociaux.
34 Les controverses sont présentées, en général, sous la forme d’une figure triadique :
deux parties opposées et un public qui joue le rôle du tiers en position de juge. Le but
est alors de démontrer la supériorité morale de la prise de position d’une des parties
grâce aux jugements de valeur d’un public légitimateur. L’aspect que nous considérons
comme le plus important est la constitution de la controverse comme un moment
ouvert de « renversement potentiel des rapports et des croyances jusqu’alors
institués » (Lemieux 2007 : 191). Nos trois sujets de controverses partent de la défense
d’un sentiment d’injustice ou de désaccord dû soit à la définition de l’indignation, soit à
Conclusion
37 Hessel est une « figure emblématique » et sa mort constitue un événement qui est
l’occasion de revenir sur des controverses circulant dans l’ensemble de la société. Elle
fait l’objet d’un moment discursif en France durant lequel les controverses ont été
exploitées par les titres étudiés, non seulement pour participer au débat public, mais
aussi parce que plusieurs éléments qui jalonnent le parcours de Hessel constituent un
enjeu majeur pour la société française : la question du conflit israélo-palestinien, la
mobilisation des Indignés ou encore l’affaire des Sans-papiers. Il s’agit en effet de
portraits qui contribuent à construire sa figure emblématique, car ces récits sont issus
de sa reconnaissance, mais participent également à la mise en récit d’une
interprétation du monde.
38 La posture journalistique à partir de laquelle sont construits ces récits est à la fois
intérieure et extérieure, individuelle et collective dans la mesure où les journalistes
sont des individus qui agissent en société. C’est pourquoi différents procédés bien
distincts viennent caractériser ces journaux. Ainsi, globalement, le récit construit n’est
pas homogène ; il est constitué de discours qui manifestent divers positionnements et
points de vue. Or ces discours interagissent dans une forme d’interdiscursivité qui sert
de terrain aux journaux pour s’affronter afin de se positionner et de poser leur autorité
morale. C’est pour cela que ces articles reflètent les diverses facettes du parcours de
Hessel tout en parlant du lien entre son histoire personnelle et les objets actuels du
débat national. Enfin, nous ne pouvons pas oublier qu’une fonction socialisatrice se
cache derrière tous ces débats. Car c’est par le positionnement, sous prétexte
d’annoncer et d’énoncer la mort, que des rappels mémoriels, des visions du monde et
des prises de position sur la conception de la notion de nation entendue comme
« quelque chose d’historique » (Anderson 1996) émergent afin de s’affronter pour
construire la société à venir.
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NOTES
1. Pour Rosanvallon (2006 : 112), la catégorie « Généralité » est constitutive de la « légitimité de
l’ordre politique ». Elle a un lien direct avec la « volonté générale » et « l’intérêt général ».
2. D’après l’INA, il y a eu au moins 45 émissions de télévision en France consacrées à S. Hessel.
Selon Europresse, plus de 17.000 articles citent le nom « S. Hessel » à des fins diverses.
3. Voir « Simone de Beauvoir », « Portrait-robot du panthéonisable moderne », Libération
(27.05.2015).
4. Émission « Thé ou café », Stéphane Hessel, France 2, 16. 01. 2011, INA. 4370090001
5. Discours du chef d’État du 07. 03. 2013
6. Le lien entre mémoire collective, patrimoine culturel et histoire, est travaillé par Rautenberg
(2003 : 19).
RÉSUMÉS
Ce texte analyse les modalités selon lesquelles la presse française a annoncé la mort de Stéphane
Hessel, contribuant ainsi à l’étude discursive de la nécrologie. En explorant la manière dont les
médias ont mis en récit la trajectoire de S. Hessel à l’occasion de sa disparition il montre leurs
nettes divergences, tout en soulignant qu’ils ont tous participé à la réactualisation d’une
narration qui valide la construction, et le maintien, des figures tutélaires. L’article propose une
analyse contrastive du discours de trois grands journaux français (Le Monde, Libération, Le Figaro)
de tendances différentes en observant le poids des récits qu’ils dévident sur la configuration de
l’événement, et la façon dont ils mettent en place des interprétations contradictoires en prise sur
des questions de société actuelles. En s’appuyant principalement sur une analyse énonciative,
l’article cherche ainsi à faire le lien entre mémoire collective et figure tutélaire pour éclairer la
construction sociale de ce qui peut être considéré comme un patrimoine.
This paper analyzes the ways in which the French press announced the death of Stéphane Hessel,
thus contributing to the study of obituary as a genre of discourse. By exploring the way in which
the media have narrated the trajectory of S. Hessel on the occasion of his death, it shows their
divergences, while underlining that they have all participated in the re-actualization of a
narrative that validates the construction, and the maintenance, of the tutelary figure. The article
proposes a contrastive analysis of the discourse of three major French newspapers of different
tendencies (Le Monde, Libération, Le Figaro) by observing the weight of the narratives on the
configuration of the event, and the way in which they set up contradictory interpretations of
Hessel and his political commitment in relation to current social issues. By relying mostly on an
enunciative analysis, the article thus seeks to make the link between collective memory and
tutelary figure in order to shed light on the social construction of what can be considered as a
heritage.
INDEX
Mots-clés : figure tutélaire, Hessel, nécrologie, patrimoine
Keywords : heritage, Hessel, obituary, tutelary figure
AUTEUR
GAUTHIER ALEXANDRE HERRERA
ELICO, Université Lyon 2
Marie Reetz
Introduction
Cet article se propose de démontrer que l’appel « à la nature », constitutif des discours
eugéniques et ruralistes, remplit la fonction d’argument d’autorité destiné à justifier les
propositions racistes, antimodernes et anti-urbaines des mouvements fascistes de
l’Allemagne nazie, de l’Italie mussolinienne et de la France vichyssoise. Alors que
l’eugénisme se manifeste principalement dans le racisme/racialisme/antisémitisme, le
ruralisme réunit la vénération de la vie paysanne, la fortification de l’individu dans la
nature, l’admiration esthétique et la jouissance naturiste des paysages. La figure de
« l’homme nouveau », quant à lui, fait le pont entre les deux.
Afin d’être en mesure d’analyser l’appel à la nature en langue et en discours, l’enquête
a tenu compte d’ouvrages de philologues, lexicographes et terminologues, ainsi que
d’études sociologiques et historiques sur le discours fasciste dans ces pays. L’enjeu de
cette étude est cependant l’analyse des qualifications, des stratégies rhétoriques et des
métaphores biologiques et organicistes telles qu’elles apparaissent dans les
dictionnaires et dans des extraits des discours de Hitler, Mussolini et Pétain.
On présente, dans un premier temps, une réflexion théorique autour des notions de
nature, d’appel fasciste à la nature et d’argument d’autorité ayant la vénération de la
nature pour enjeu. En raison de la place proéminente du système racial/raciste
génocidaire en Allemagne nazie, d’une part, et d’autre part, de ses tendances
écologiques précoces, le cas du discours naturaliste nazi est traité séparément. On le
1. L’appel à la nature
1.1. La notion de nature dans tous ses états : analyse de ses sémies lexicales et
discursives
Sans vraiment nous renseigner sur l’acceptation et l’usage de ces termes par la
population en général, les dictionnaires de l’époque illustrent au moins le pouvoir de
nomination politique normatif de l’autorité qui cherche à inculquer et imposer sa
vision du monde au peuple allemand en codifiant des réalités créées par elle de toutes
pièces. La création lexicale s’avère en effet un moyen puissant pour encapsuler et
transmettre une idéologie ; on touche au pouvoir du nom (Butler 1997) qui donne son
identité sociale au sujet (l’assujettissement selon Althusser 1970). L’effet d’évidence est
particulièrement fort lorsqu’il se présente sous forme non propositionnelle (ibid.),
encapsulé dans un lexème ou une catégorie. C’est le pouvoir performatif par excellence
du système du langage que l’on voit se déployer du fait de cette création lexicale. La
fondation (ou redéfinition) de nouvelles catégories racistes (aryen, juif, « renordifier »,
etc.) étaye simultanément et fait advenir la « théorie raciale » ouvrant la voie à la
création de lois et d’institutions (l’attestation d’aryen) destinées à la mettre en œuvre.
Elles donnent ainsi lieu à de nouvelles réalités. Le dire devient réellement un faire (cf.
Austin 1967). Ces catégories sont quotidiennement et praxématiquement enacted et
embodied.
Avec l’introduction des « études raciales » (Rassenlehre) dès 1933 en Allemagne, émerge
une terminologie biologiste qu’adoptent rapidement tous les domaines de l’éducation
et de l’administration du pays. En témoignent les nouvelles entrées idéologiques
appartenant au vocabulaire nazi du dictionnaire de langue allemande Duden comme
Voici deux termes biologistes métaphoriques aux connotations positives : (1) aufarten
(« améliorer l’espèce », littéralement « sur-espécer »). C’est une métaphore
« orientationnelle »3 (Lakoff 2003 : 15-16) conceptualisant par l’intermédiaire du préfixe
auf- (« sur- ») « l’espèce (de qualité) supérieure/ meilleure, « au-dessus » d’une autre
espèce. Le terme (2) organisch (« organique ») véhicule, quant à lui, la métaphore
organiciste.
Les métaphores utilisées par Hitler dans Mein Kampf ont fait l’objet de multiples
analyses et mentions (Maas 1989 : 185, Volmert 1989 : 155‑56, Chilton 2005, Goatly 2007,
Musolff 2003, 2007, 2010, 2017 ; Musolff 2017 : 663 pour d’autres auteurs de linguistique
cognitive).
Volmert (1989 : 155‑56) souligne ainsi le rapport du langage hitlérien aux métaphores
relevant « de la biologie, de la zoologie, de l’hygiène et de la médecine », notamment
afin de personnifier des entités collectives comme le peuple : Volk et Volksgemeinschaft.
La « race » se présente comme une « force vitale » anhistorique, quasi-
transcendantale du peuple. Les minorités indésirables sont nommées des
« parasites » [Parasiten und Schädlinge], plus tard des maladies contagieuses ou
mortelles [Eiterbeulen, Pest]. (Volmert 1989 : 155‑56, je traduis)
Les métaphores organicistes connaissent un effet d’usure et deviennent des clichés.
Pour renouveler leur impact et pouvoir encore frapper les esprits, le rhéteur fasciste,
notamment Hitler, combine les métaphores usuelles du régime avec d’autres procédés
imagés (la personnification, la métaphore filée, le zeugme etc.) renforçant ainsi, à
travers des dédoublements et des cumuls d’effets, l’intensité mégalomane
caractéristique du style fasciste nazi. Voici un exemple qui cumule la métaphore
organiciste, la personnification et le zeugme :
Le colosse de la salle des congrès se lèvera et témoignera, comme premier
monument en granite, de la grandeur de l’idée qui le sous-tend ainsi que de la
grandeur de toute l’installation (Volmert 1989 : 156, je traduis).
Musolff (2007 ; 2010) aborde la question des métaphores biologiques du point de vue de
la linguistique cognitive et de sa Conceptual metaphor theory 4. Il identifie, comme
d’autres avant lui, mais de manière plus systématique, le scénario métaphorique des
Juifs comme une sorte de maladie/parasites menaçant le corps du peuple (Volkskörper)
allemand.
The mapping of biological and religious source inputs (i.e. parasite-disease-poison
and devil-personified evil) onto the socio-cultural/religious target category of
jewishness resulted in a special type of frame/scenario that depicted the supposed
racially constituted ‘people’s body’ (Volkskörper) as threatened by a deadly infection
caused by the devil-like Jewish ‘parasite’-race, which had to be annihilated (Musolff
2017 : 663).
Il soutient que c’est grâce au système totalitaire et à l’exercice d’un contrôle absolu
(surtout des médias) que le réseau de ces métaphores conceptuelles a pu être appliqué
et remplir la fonction de scénario auto-confirmateur PARASITE-ANÉANTISSEMENT,
exerçant une force rhétorique persuasive extraordinaire5. Cela permettait de
naturaliser le génocide des Juifs. La terminologie médicale, biologique, physiologique
dans Mein Kampf, telle que révélée par l’analyse de Musolff (2010 : 24) comprend 93
items en allemand. Les métaphores biologistes se divisent en :
b) organs, functions and health of bodies (body, heart, veins/ arteries, blood,
strength, health)
(Musolff)
L’appel à la nature se présente aussi dans le répertoire discursif nazi sous la forme de
l’argument du ruralisme, afin de valoriser l’attitude antimoderne et anti-urbaine
dominante.
Considérons la métaphore ruraliste et ses mots-valises en Asphalt (« asphalte »,
emblème matériel des chaussées urbaines) qui, contrairement aux exemples qui
précèdent, ne fait pas référence à la Rassenpolitik nazie. Lexème nominal métaphorique
dépréciatif, Asphalt- est très productif dans le langage nazi (Asphaltdemokratie,
Asphaltintellektualismus, Asphaltkultur, Asphaltliteratur, Asphaltpresse, Asphaltmenschen,
Asphaltorgane). La démocratie, l’intellectualisme, la culture, la littérature et la
presse « d’asphalte » sont autant de termes métaphoriques pour dénigrer les opposants
intellectuels juifs et non-juifs en les associant à des « enfants de grande ville, éloignés
de la nature/dénaturés » (naturentfremdete Grossstadtkinder) (Schmitz-Berning 2010 : 71).
Évoquant métonymiquement les grandes villes et les métropoles, Asphalt- inscrit les
concepts qu’il qualifie dans une opposition à la nature, l’asphalte recouvrant, éliminant
la nature (ibid.). L’axiologie positive interdiscursive6 attachée au concept de nature y
agit selon une logique d’argument a contrario. En tête du composé nominal qu’il
modifie, le composant Asphalt- confère une valeur axiologique négative au mot-valise.
Le contraste entre les citadins des métropoles et les autres Allemands (soi-disant en
harmonie avec la nature) est creusé par la propagande fasciste dans le but d’invalider
les normes qui étaient en vigueur avant la prise de pouvoir des Nazis et de
décrédibiliser les univers intellectuels, politiques et artistiques de gauche, associés aux
grandes villes.
politiquement endoctrinés et attachés à leur patrie par les liens du sang, de la terre et
des morts » (ibid.).
3.2. Ruralisme
Valeur phare des propagandes en Italie fasciste et à Vichy, le ruralisme s’incarne dans
l’idéalisation, voire la vénération du paysan et de la campagne, du forestier et de la
forêt ainsi que du montagnard, de l’alpinisme et des montagnes. On entend par nature,
ici, les paysages, le contact physique et sensoriel avec ces paysages et le travail dans la
nature. Ce ruralisme propagandiste est conçu par opposition à des contre-discours : il
se veut antimoderne, anti-urbain, anti-citadin et anti-mondain. La vie rurale, la nature
et les activités dans la nature sont présentées comme gages de la santé du peuple. Le
ruralisme fasciste prône la fortification et même la virilisation de la population,
notamment des jeunes, à travers la nature. Or, notons que la propagande fasciste
dissimule derrière la symbolique de la nature et de la santé un de ses objectifs
principaux : endurcir la main d’œuvre et les futurs combattants en temps de guerre.
Les programmes eugéniques de ces États existent pour la même raison.
L’efficacité du discours ruraliste repose largement sur la présence de pathèmes. Bien
que le pathos puisse être argumenté ou justifié (Amossy 2012 : 224-226), il repose
souvent sur une communication implicite, provoquant une adhésion quasiment
instinctive de l’auditoire cible. Par l’évocation de l’esthétique et de la superlativité de la
nature, il prédispose l’auditoire en faveur du système en l’émouvant. Il l’atteindra
également en convoquant une topique doxique partagée de la nature (topos de la vie
paysanne saine et honnête, p.ex.). La propagande puise ses connotations positives et
affectives dans la beauté et la grandeur de la nature, mettant en scène les dimensions
impressionnantes des très grands arbres ou des très hautes montagnes. Le lien
métonymique posé entre la santé, le rural et la beauté naturelle est réitéré de façon non
propositionnelle, aboutissant à un flou sémantique utile à la propagande.
Les études sur la langue et le discours fascistes italiens se concentrent pour la plupart
sur le parler de Mussolini. Même les lexicographes contemporains comme Panzini ont
accepté l’autorité du Duce et intégré ses façons de dire comme modèles dans leurs
dictionnaires. Ainsi, Panzini abandonne son purisme philologique habituel pour
sanctifier les emplois faits par Mussolini, s’inclinant ainsi devant le régime au pouvoir
(Leso 1978 : 19).
Un topos important des discours mussoliniens est le rapprochement entre ruralisme et
santé. C’est justement par leur santé que Mussolini associe les Italiens aux paysans : Il
popolo sano, il popolo tranquillo che lavora et che sopporta sacrifici senza protestare e che è più
sano spesso di coloro che presumono di rappresentarlo; [...] il popolo della provincia, ferreo,
fermo, solido, sano, laborioso”. » (cité dans Parodi 2017 : 52). Loin du concept moderne de
l’uomo nuovo, le sens de « sain » nous plonge ici dans la nostalgie des « vieilles et saines
coutumes de la campagne » (ibid.).
Un autre topos ruraliste est la fortification à travers la nature, censée combattre le
caractère « sceptique, matérialiste, hédoniste » de la jeune génération en Europe. En
1932, Mussolini demande que les jeunes dédaignent le confort, recherchent le risque,
abhorrent le fauteuil, aiment la « gifle du vent », se fassent « abreuver par la tempête »
et « tuent toute rhétorique » (Mussolini cité dans Parodi 2017 : 55). Pour lui, les
alpinistes sont des « héros » forts, tenaces, dotés de sang-froid et méprisant le danger :
Chi dice Alpini dice forza, tenacia, sangue freddo, sprezzo di pericolo: in una parola: eroismo.
Conservate queste solide virtù e trasmettetele ai vostri figli (cité dans Golino 1994 : 14‑15).
L’anti-urbanisme et l’anti-modernisme fascistes constituent un autre versant du
ruralisme propagandiste italien, fréquemment exprimés à travers les métaphores de la
maladie. Ainsi, l’uomo moderno serait pathologiquement « urbanisé, dégénéré,
alcoolique et apathique » (urbanizzato, degenerato, alcolizzato, apatico) (Parodi 2017 : 62).
Le discours fasciste médical s’insurge contre l’utopisme de l’homme moderne libéré de
tout effort et travail, qui serait donc paresseux, passif, stérile et sans foi. En creux,
« l’homme anti-rural » prend forme étant donné que « d’un trop de temps, les conforts
tuent les corps et les caractères […]. À la campagne et sans le confort citadin [l’homme
fasciste] naît encore », selon un auteur de la revue fasciste politique Gerarchia en 1935
(ibid. : 63)8. L’urbanisme serait une pathologie qui fait obstacle au rétablissement
(rinnovamento) des Italiens (64). Dans le numéro anti-urbain de L’Archivio (1929), on peut
lire : L’urbanesimo è un’ “ulcera maligna” che provoca il dissanguamento delle campagne, una
“elefantiasi” che cresce mostruosamente, o una “patologia” tout court (ibid.). La métaphore
est filée : l’urbanisme est considéré comme contagieux dans deux sens : il grandit
rapidement et il rend malade (potenzialità patogena). L’antidote serait la bonifica et, plus
concrètement, le retour vers le passé et à la terre en vue d’un « rétablissement »
(rinnovamento) – cf. Archivio 1932. S’inspirant des mouvements naturalistes et nudistes
en Allemagne et Autriche, ce naturisme veut aboutir au rinnovamento principalement
par aria, sole, movimento (« l’air, le soleil et le mouvement »). Or, ce retour des urbanisés
à « la vie naturelle et au plein air » est différent de leur ruralisation, car le naturisme
repose sur la jouissance (conçue dans les termes allemands müssiggängerisch « oisif » et
Lebensraum « espace de vie ») dans la nature, alors que le ruralisme prône le travail
(ibid.). Aspirant à ce que les travailleurs manuels et intellectuels trouvent une place
dans la nature, le ruralisme contribuerait ainsi à la « formation de l’uomo nuovo en
santé » (65). L’homme nouveau « des masses » est bien plus un homme « antique »
finalement, rural et robuste, un intermédiaire entre le soldat et le paysan (66).
Le ruralisme fasciste italien renferme lui aussi (voir supra) des positions de l’homme
vis-à-vis de la nature et de la modernité qui vont à l’encontre de l’idéologie fasciste et
de l’idée d’une nature surhumaine – l’homme dans la nature. Lorsque Mussolini
s’adresse aux alpinistes en disant que Non sono le Alpi che fanno gli Alpini, ma sono gli
Alpini che fanno gli Alpi (cité dans Golino 1994 : 14‑15), il place l’homme au-dessus de la
nature physique ou géographique afin de souligner la grandeur du fascisme ou de
l’homme nouveau. Autre exemple, employant une métaphore organiciste, Mussolini
affirme que les paysages, les champs et montagnes seraient des corps à former (Parodi
2017 : 54).
Dans le lexique mussolinien, le champ sémantique de la race joue un rôle important :
les termes razza, razzismo, razzista, razzistico, razziale, stirpe (les origines), sangue abondent
(Kolb 1990, 92). Terra et sangue sont des concepts d’une certaine importance, mais
n’égalent pas la politique nazie du Blut und Boden (« sang et sol »). Ils se matérialisent
dans des expressions comme purità di razza e quella incandescenza di sangue et la razza è un
dato scientifico, biologico, basato sull’ affinità del sangue (« la race est un fait scientifique,
biologique, basé sur l’affinité du sang » – ibid.).
Son rapport paradoxal à la modernité devient également apparent dans les métaphores
récurrentes que Mussolini emploie, évoquant la modernité, la force, la dureté du métal
et l’électricité. Le verbe vibrare (ainsi que ses dérivés vibrante, vibrato/-a, vibrazione)
ayant le sens de « électricité, être traversé d’énergie, de mouvement ou commotion »
est omniprésent dans le parler mussolinien. La forme adjectivale vibrante métaphorise
et axiologise positivement les partisans du fascisme dans les syntagmes suivants :
uomini vibrante di fede (« hommes vibrant de foi »), la vostra accoglienza così vibrante ed
entusiastica (« votre accueil si vibrant et enthousiaste »), ringraziamento per le parole così
vibrante (« remerciement par des mots si vibrants ») – cité dans Leso 1978 : 18. Lorsqu’il
utilise le verbe forgiare pour dire qu’il transforme les hommes (leurs âmes) en objets
métalliques : Ho forgiato per sette anni il ferro, ora forgio le anime (« J’ai forgé le fer pendant
sept ans, dès lors je forge les esprits ») – le dictionnaire Panzini, cité dans Leso 1978 –,
Mussolini exploite la topique de l’endurcissement et la métaphore du métal présentes
dans les discours fascistes en Allemagne et au Japon à la même époque (Reetz 2017 :
209-262).
Il n’existe que peu d’études linguistiques sur le discours vichyssois (1940 à 1944). Celles
que l’on peut trouver se concentrent sur les discours politiques prononcés par Philippe
Pétain, chef du régime. Elles ont pour cadre les théories du langage textuelles,
argumentatives et rhétoriques (Adam 1999, Adam et Herman 2000, Adam 2008) ou des
approches morpho- et pragma-syntaxiques (Danler 2007 ; 2012) ou encore celle de la
Critical Discourse Analysis (CDA) ou de Hanisch-Wolfram et Bach (2007, 2010).
S’intéressant à la dimension mythologique du « discours propagandiste totalitaire » de
Vichy, cette dernière étude traite fort peu l’argument « de la nature » – question qui se
trouve au cœur de notre investigation – lorsqu’elle aborde l’idéalisation de la personne
du paysan (Hanisch-Wolfram et Bach 2010 : 210).
L’on trouve un certain nombre de métaphores et de symboles de la nature qui par
l’esthétique du référent créent des effets pathémiques, provoquant des émotions, pour
adoucir les messages de la propagande ou pour renforcer ses thématiques et
arguments. Le programme « Retour à la terre » emploie la forêt comme symbole et lieu
de la « France éternelle », surtout en raison du lien qu’elle crée entre les générations
par ses arbres. La vie forestière ou la vie en forêt est la plus saine pour le corps et
l’esprit, nous libérant des artifices de la société moderne. L’effet pathémique déclenché
par la symbolique de l’arbre s’y fait de façon implicite.
Les travaux historiques sur la propagande vichyssoise soulignent la place qu’y occupe la
figure du paysan, notamment, dans le programme « Retour à la terre », élément de la
« Révolution nationale », politique réactionnaire emblématique menée par Pétain et
résumée dans le fameux slogan Famille, travail, patrie. Or, nous allons voir que d’autres
figures (que ce soient des personnes ou des paysages) sont associées à la nature au sein
du « Retour à la terre ».
Profondément antimoderne et anti-citadin, le programme politique « Retour à la
terre »9, qui serait un retour à la « vraie et éternelle France », met en avant le paysan,
cultivateur de la terre aux mœurs soi-disant simples, saines et bonnes.
Le paysan est l’élément sain du pays. Attaché à la terre, loin des tentations de la
cité, il perpétue les traditions. Retour aux sources, apologie du terroir, de l’homme
Conclusion
L’appel à la nature que cet article présente comme un trait essentiel du discours
fasciste permet, conformément aux besoins argumentatifs de la propagande, de
dissimuler un racisme génocidaire, de promouvoir la virilisation d’un peuple en guerre
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NOTES
1. Les dictionnaires de langue Duden et Zingarelli soulignent, de même pour l’allemand
et l’italien, l’absence d’implication de l’homme, quant à la sémie de l’entrée nature :
ohne Zutun des Menschen (sans l’activité humaine), se poco modificato dall’uomo (si peu
modifié par l’homme).
2. « Le droit naturel désigne toute recherche de normes transcendantes de droit en
fonction de la nature de l’être humain, indépendamment des droits positifs en vigueur
dans les sociétés humaines. [...] théorie élaborée par les théoriciens du contrat social,
Hobbes, Locke, Rousseau. » (Angenot 2013 : 143).
3. “Orientational metaphors give a concept a spatial orientation [that has] a basis in our
physical and cultural experience” (Lakoff 2003 : 15-16).
4. Tout comme Goatly 2007, Chilton 2005 et Charteris-Black 2005 (Musolff 2017 : 663)
5. Musolff fait également mention d’une tradition non-raciste, « de gauche », qui
emploie le cadre cognitif PARASITE-ANÉANTISSEMENT : la Russie de Lénine et de
Staline et les slogans maoïstes. Elle remonte jusqu’aux Jacobins accusant la monarchie
et les aristocrates d’être des parasites dans le corps du peuple (Musolff 2017 : 664).
6. Qui invoque le réseau des discours qui ont circulé ou circulent « avant, ailleurs
et indépendamment » (Pêcheux 1975 : 147).
7. Mussolini présente le « nouvel Italien » lors du congrès du Parti National Fasciste en
1925.
8. Da troppo tempo le comodità uccidono i corpi come i caratteri […]. In campagna e senza il
comfort cittadino si nasce ancora (Parodi 2017 : 63)
9. En dehors de sa fonction propagandiste, ce programme a surtout pour vocation de
recruter de la main d’œuvre en temps de crise. Malgré la volonté de Pétain d’en faire
une priorité dans sa politique, le programme « Retour à la terre » ne bénéficie que
modestement de l’appareil propagandiste et ne connaîtra pas le succès escompté par
son promoteur. Dès 1942, par la pression de la pénurie et des Allemands, le programme
« Retour à la terre » cède aux efforts de ravitaillement du régime avec des réquisitions
et le Service Civique rural (Rossignol 1991 : 159).
RÉSUMÉS
S’appuyant sur un vaste ensemble de recherches linguistiques et mobilisant divers aspects de la
lexicologie, de l’analyse du discours et de la théorie des métaphores, cette étude suggère que
« l’appel à la nature » est un argument de poids dans les discours fascistes de l’Allemagne nazie,
de l’Italie de Mussolini et de la France de Vichy. Il sert à justifier l’eugénisme, à façonner
l’identité nationale et à construire des catégories d’ennemis. La comparaison de ces trois pays
montre comment le langage et le discours fascistes articulent les concepts de nature, de ruralité
et de santé pour en faire le pôle positivement connoté de leur spectre identitaire, succinctement
incarné dans le discours sur l’homme nouveau inspiré de Mussolini. L’ennemi à l’autre extrémité
du spectre est la contre-nature : pathologique, urbain et moderne, incarné par l’homme moderne
de Mussolini et, plus violemment, par la métaphore parasitaire antisémite de Hitler.
Resting on a comprehensive body of linguistic research and taking into consideration aspects of
lexicology, discourse analysis and metaphor theory, this study suggests that the “nature
argument” is an important tool for Fascist discourses in Nazi Germany, Mussolini’s Italy and
Vichy France to justify eugenics, recruit, shape national identity and create enemy categories.
The comparison of these three shows how Fascist language and discourse bundle up the concepts
of Nature, Rurality and Health as the positively connotated end of their identity spectrum,
succinctly incarnated in the Mussolini-inspired New Man discourse. The enemy at the other end
of the spectrum is the unnatural: pathological, urban and modern, epitomized by Mussolini’s Modern
Man and, most violently, Hitler’s anti-Semitic parasite metaphor.
INDEX
Mots-clés : discours biologiste, discours fasciste, métaphores pathologiques, homme moderne,
stratégie identitaire
Keywords : fascist discourse, identity construction, illness metaphors, Modern Man, organicist
discourse
AUTEUR
MARIE REETZ
Université du Québec à Montréal
L’argumentation radiophonique au
service de la promotion des femmes
au Niger
Radio argumentation for the promotion of women in Niger
Idé Hamani
Introduction
1 Le média radiophonique joue un rôle fondamental en Afrique et dans la société
nigérienne en particulier notamment en raison de son rôle d’information et de
formation. En effet, les acteurs politiques et associatifs s’adressent généralement aux
citoyens par l’intermédiaire de la radio. Leurs prises de parole comportent des enjeux
sociétaux importants et les émissions dites « de sensibilisation » jouent un rôle de
premier plan car elles sont censées contribuer à l’évolution des pratiques des
populations. Elles ont vocation à convaincre les auditeurs de modifier leurs
comportements, qu’il s’agisse de questions liées au développement ou à la
reconnaissance des droits des femmes.
2 C’est ce dernier point que nous explorerons à travers une émission intitulée « Femme
et développement » diffusée une fois par semaine sur les antennes de la station
publique la « Voix du Sahel ». Cette station, média de communication officielle dès son
origine1, émet sur tout le territoire en français et en langues nationales selon les
programmes et les publics visés. Elle représente, malgré les contraintes politiques et
institutionnelles, un espace d’expression citoyenne notamment dans les émissions de
libre antenne.
3 Les femmes n’ayant pas ou peu accès à l’expression publique constituent une catégorie
sociale dominée en quête d’émancipation. Elles ont accès aux programmes de
sensibilisation généralement diffusés dans toutes les langues du Niger, et sont invitées
à intervenir dans des émissions qui portent sur des sujets de développement, ouvrant la
possibilité d’une parole authentique en regard du discours officiel.
8 Le Niger est l’un des pays les plus pauvres au monde, plusieurs fois classé dernier à
l’indice de développement humain établi chaque année par le Programmes des Nations
unies pour le développement (PNUD). Des études en matière de développement
montrent que la pauvreté dans le pays touche plus les ruraux et particulièrement les
femmes que le reste de la population. Les inégalités hommes-femmes dans tous les
domaines socioprofessionnels constituent un frein à l’émancipation des femmes et à la
réduction de la pauvreté (Maman et Harouna 2006).
9 Cette situation de précarité n’est pas sans rapport avec l’écoute de la radio considérée
comme le média le plus accessible en Afrique, notamment parce qu’il ne nécessite pas
12 De manière générale, l’argumentation s’inscrit dans le cadre d’une interaction entre les
protagonistes d’un échange oral ou écrit et vise un objectif : celui d’instruire ou
d’établir une ligne de conduite (Dufour 2008 : 53). Elle consiste à convaincre autrui
(interlocuteur, auditoire) du bien-fondé des arguments que l’on avance (ibid. : 47). À cet
effet, tout énoncé peut conduire à une action (Austin 1991) « dans la mesure où il
cherche à influencer ou affecter un interlocuteur » direct ou indirect (Dufour 2008 : 48).
13 L’argumentation peut se définir comme l’ensemble des « techniques discursives
permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses qu’on
présente à leur assentiment » (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1976 : 5). La justification
des arguments y joue un rôle essentiel (Dufour 2008 : 23). Breton (2003 : 36) insiste sur
la présentation « de bonnes raisons de croire » afin de convaincre l’auditoire, tandis
que Doury privilégie la piste « de bonnes raisons pour une conclusion » (2016 : 11).
14 L’argumentation a des enjeux communicationnels tels que l’explication, la
démonstration et la persuasion (Charaudeau 2005 : 35) qui ont recours à la rhétorique, à
la logique et à la pragmatique (Amossy 2000 : 23-24). Amossy distingue entre les
discours à « visée argumentative », qui sont explicitement destinés à faire adhérer
l’auditoire à une thèse et des discours à « dimension argumentative », qui se présentent
comme une « simple tentative de donner à voir un pan de réel » (ibid. : 25) et peuvent
ainsi infléchir des façons de voir et de sentir (Amossy 2010 : 5) sans pour autant se
donner comme à une entreprise à visée persuasive.
15 L’auditoire est considéré comme une « construction » (Amossy 2000 : 36) de l’orateur
qu’il soit présent ou virtuel, homogène, composite, universel ou particulier. Il est
inscrit dans le discours par différents marqueurs, des plus visibles aux plus discrets
comme le souligne Amossy : « Ce qui se donne à voir dans le discours, ce n’est pas
seulement la façon dont le locuteur perçoit son ou ses partenaires, c’est aussi la façon
dont il leur présente une image d’eux-mêmes susceptible de favoriser son entreprise de
persuasion » (ibid. : 57).
16 L’orateur construit également son ethos. Maingueneau relève deux types d’ethos :
l’« ethos dit » et l’« ethos montré » (2014 : 31). La manière dont l’énonciateur tente de
persuader l’auditoire peut en effet dépendre de sa personnalité et sa manière d’être
(ibid. : 32). Cela entraîne la construction d’un double statut de l’ethos « [qui] est à la fois
visé par le locuteur et construit par les destinataires, qui ont besoin de faire des
hypothèses sur les visées du locuteur » (ibid. : 43) en fonction de leur mémoire
culturelle collective.
17 L’appel à la raison (logos) et aux émotions (pathos) (Amossy 2015 : 2) fait également
partie du champ de l’analyse argumentative : l’émotionnel et le rationnel se trouvent
imbriqués dans les discours argumentatifs, qu’il s’agisse de discours à visée ou à
dimension argumentative. Il faut toutefois noter qu’une mobilisation inappropriée des
émotions ou de l’affect de la part de l’orateur peut nuire à la visée qu’il se donne
(Amossy 2000 : 171). La question des valeurs, de la doxa et de l’opinion commune
s’intègre à notre analyse dans la mesure où elle tient compte du contexte
sociohistorique, culturel et politique dans lequel elle s’inscrit (Barry 2009 : 169, Quéré
1982 : 32). C’est ainsi que « [l]’argumentation trouve sa place dans une perspective
pragmatique dans la mesure où l’un de ses enjeux est d’affecter les croyances, les
opinions ou même les actions d’un interlocuteur » (Dufour 2008 : 48).
18 Média de communication qui bénéficie d’une grande facilité d’accès et qui s’adresse à
une grande diversité de publics, la radio produit des discours présentant un large
éventail de techniques d’argumentation dans le cadre d’un dispositif spécifique.
19 Au-delà du rythme de la musique propice à la sollicitation des affects et au sentiment
de bien-être, le média radio dispose de caractéristiques acoustiques relatives à la voix.
Les aspects prosodiques sont déterminants dans la structuration du discours
argumentatif qui prend en compte la syntaxe et la prononciation rythmique et
intonative des mots (Léon 1999 : 39). On note ainsi l’implication de la voix dans
l’orientation du comportement de l’auditoire notamment sur l’écoute d’un message
politique. Le discours radiophonique peut aussi éveiller une émotion collective lorsqu’il
renvoie à des valeurs communes évoquées par un personnage emblématique, par un
« tiers symbolisant » (Quéré 1982 : 33).
20 Une analyse argumentative du discours radiophonique se doit d’articuler différents
plans : celui des types d’arguments convoqués en mobilisant par exemple la typologie
de Perelman et Olbrechts-Tyteca (1976), de l’ethos ou image de soi que le locuteur
construit dans son discours, de la prise en compte d’auditoires hétérogènes et de
l’adaptation du discours au contexte social.
21 Nous allons nous intéresser à la visée argumentative et aux types d’arguments présents
dans le discours de Madame Mariama Gambo qui cherche à donner de « bonnes raisons
26 « Femme et développement » est une émission d’une durée qui varie entre vingt et
trente minutes pendant laquelle sont diffusés des témoignages. Sa thématique porte
généralement sur l’éducation et le développement socio-économique et elle vise à faire
la promotion des droits des femmes nigériennes. C’est le programme en français animé
chaque samedi depuis 1980 (11h30-12h) par Zara Maïna (journaliste à la Voix du Sahel)
qui nous intéresse. Ce programme remplace l’émission « Journal sonore de la femme » –
d’une durée identique sur le même créneau – créé par la première femme journaliste
du Niger, Mariama Keïta (décédée en octobre 2018)6. Le numéro que nous analysons a
été diffusé le 7 mars 2015 (19 min 24 s) et comporte le discours d’une femme engagée
dans la lutte contre les préjugés sociaux. Il s’agit de séquences sélectives du discours
transcrit dont la portée persuasive est relative à un ethos montré et à une atmosphère
sonore empathique.
27 L’émission est diffusée en cinq langues (le français, le hausa, le zarma, le fulfulde et le
tamasheq)7 avec une présentatrice différente pour chaque langue. Le contenu est
légèrement différent selon la langue et le statut socioprofessionnel des invité(e)s. En
français par exemple, les invitées sont des intellectuelles, généralement des militantes
associatives et politiques. L’émission aborde ainsi des thématiques relatives à
l’émancipation, à la scolarisation des jeunes filles, à l’engagement des femmes en
politique, etc. Dans les langues nationales, la parole est généralement donnée aux
femmes résidant en milieu rural pour témoigner de leurs conditions de vie : en raison
de la rudesse des travaux de la campagne, leur quotidien est plus éprouvant que celui
des citadines. Dans l’édition en français (la plus ancienne et la plus régulière)
l’animatrice invite des militants associatifs qui viennent défendre les droits des femmes
à l’antenne. Parfois elle invite une femme ayant réussi dans un domaine « réservé aux
hommes » pour témoigner de son expérience (Blandin 2011 : 10). Elle réalise également
des reportages enregistrés sur des femmes notamment en zone rurale qui sont diffusés
au cours de l’émission. Elle met en avant l’authenticité des témoignages (Quéré 1982 :
48), en donnant la parole à des agricultrices rencontrées dans les villages que certains
auditeurs peuvent facilement identifier.
28 En dehors des extraits de portraits de femmes et des passages musicaux, Zara Maïna est
souvent la seule personne qui prend la parole dans l’émission en direct. L’absence de
coénonciation directe fait penser à un « récit à une voix » (Deleu 2006 : 2007) qui
s’oppose à « une narration à deux voix » (Bornand 2009 : §4). « Femme et
développement » s’ouvre et se ferme sur une chanson traditionnelle « Laale Hadiza » 8
chantée par des jeunes filles et dédiée aux femmes, représentées ici par Hadiza
(prénom féminin), pour le travail exemplaire qu’elles accomplissent. La délicatesse du
rythme sonore des tambours et l’orchestration des voix des filles constituent un
hommage rendu à la femme travailleuse à qui appartient l’avenir. Cela constitue aussi
une indication pour les auditeurs afin qu’ils se préparent à écouter des témoignages de
femmes. Le seul signe distinctif (de la chanson) permettant à l’auditoire de comprendre
que le programme commence ou qu’il se termine est la voix de l’animatrice qui
29 Après avoir présenté les caractéristiques de l’émission, nous allons voir comment, dans
l’émission qui nous intéresse, l’animatrice fait croire aux auditeurs que le programme
est diffusé en direct et les implique ainsi mimétiquement dans l’auditoire d’une
allocution rediffusée. Nous allons par la suite étudier la manière dont le dispositif de
l’émission mobilise des mots en langue hausa et parfois en zarma bien que le discours
se déroule en français afin d’entrer en connivence avec l’auditoire. Pendant l’émission,
des extraits de la chanson « Laale Hadiza » sont diffusés en guise de pause musicale
avant que l’animatrice intervienne pour annoncer un autre sujet abordé par l’invitée.
30 L’émission que nous analysons porte sur l’activité d’une femme politique et militante
associative, Madame Mariama Gambo10. Dans l’extrait 1 que nous allons citer plus bas,
la présentatrice crée un effet de « présence au public » (Glevarec 2017) faisant croire à
l’instantanéité des interactions. Au cours de l’analyse, nous constaterons quelques
applaudissements (extrait 3) et des mots d’encouragement de la part du public présent
au moment de la prise de parole de Mme Gambo (extrait 2), mais celui-ci ne s’exprime
pas à l’antenne. Les émissions radiophoniques en direct présentent des caractéristiques
telles que les salutations, la présentation de l’invité, la justification de sa présence et
l’indication de déictiques de temps (Léon 1999 : 18). Gasquet-Cyrus explique que « le
faux direct consiste à simuler une interaction, avec tout ce que cela comporte de règles
à travers la mise en place d’un dispositif énonciatif factice » (2012 : 159). En fait, il s’agit
ici d’un reportage réalisé lors d’un congrès de femmes leaders, tenu à Niamey le 26 et 27
novembre 2014. La diffusion d’extraits du discours de Mme Gambo à l’occasion de ce
congrès et l’absence de rituels d’ouverture et de clôture (Kerbrat-Orecchioni 1990 :
220-221) impliquant l’invitée constituent des marques essentielles d’un faux direct. On
peut dire que la journaliste prépare les auditeurs à suivre l’argumentation de celle
qu’elle présente comme invitée en diffusant le reportage tout de suite après la
présentation, comme s’ils y assistaient et que Mme Gambo s’adressait à eux. Ce faisant,
son propos présente des éléments argumentatifs dans le sens où ils suscitent la
curiosité et l’implication de l’auditoire et l’orientent vers une conclusion : elle a des
choses importantes à raconter.
Extrait 1 (Zara Maïna, animatrice) : bonjour mesdames, bonjour mesdemoiselles,
messieurs bonjour. Bienvenue à tous et toutes à l’écoute de « Femme et
développement » qui reçoit aujourd’hui une femme leader politique et associative,
madame Souley Mariama Gambo dite la Marie est enseignante de profession. Après
avoir assis son leadership au sein du programme Mata Masu Dubara (MMD),
autrement dit femmes ingénieuses de CARE Niger, elle a poursuivi dans le domaine
politique en se faisant élire conseillère de Ville de Niamey au titre de
l’arrondissement communal Niamey III […] (00-2 min 3 s).
31 Mme Gambo est ainsi présentée aux auditeurs comme un modèle pour les femmes dont
elle serait la porte-parole. Au début de sa prise de parole au congrès, aussitôt diffusée,
c’est cette voix collective qu’on entend car l’oratrice scande un slogan féministe à
l’unisson avec le public qui lui répond :
Extrait 2 (Mariama Gambo, M.G11) : Mata (les femmes), [voix du public du congrès12 :
« masu dubara (créatives/ingénieuses) »], Mata (les femmes), [voix du public :
« masu dubara (créatives/ingénieuses) »], Mata (les femmes), [voix du public :
37 L’une des particularités de l’émission que nous analysons est le thème de la prise de
parole des femmes dans l’espace public médiatique (Blandin 2011), ainsi que la mise en
42 On constate que l’oratrice maîtrise sa communication, ce qui peut s’expliquer par son
passé professionnel (elle était enseignante), mais aussi parce qu’elle est militante
associative et politique. Son aptitude à manipuler le langage qui convient fait d’elle une
professionnelle de la parole. Avec l’évocation (« ce n’est pas être huit femmes-là qui me
fait mal, c’est que ces huit femmes proviennent toutes de deux partis politiques. [...] »)
et l’interrogation (« mais où sont les autres partis politiques il n’y a pas de femme
dedans ? »), elle dénonce le patriarcat, c’est-à-dire la masculinité du modèle politique.
Elle interpelle aussi les sympathisantes pour les inciter à assumer leurs responsabilités.
L’auditeur ou l’auditrice qui écoute ce discours d’appel s’émeut au même titre que le
public ayant assisté à son énonciation en direct lors du congrès. Le format du reportage
et le genre du discours qui le compose conditionnent la réception des visées des
séquences argumentatives.
43 Mme Gambo donne aussi des conseils aux femmes par le truchement d’une adresse
directe (« vous savez […] ») et la construction d’un « nous les femmes » inclusif qui
s’oppose à « ils/eux les hommes » ; l’usage du pronom indéfini « on » implique
également les auditrices. Son expérience d’élue municipale lui a permis de comprendre
que si les femmes sont unies, elles peuvent faire peur aux hommes. Il leur est facile
ainsi d’atteindre leur objectif.
44 L’oratrice recourt à des valeurs collectives partagées en jouant sur les différentes
nuances pronominales de l’inclusion et/ou de l’adresse et en impliquant au maximum
l’auditoire :
Extrait 5 (M.G.) : Et vous savez ce qui fait notre force au niveau du conseil de ville de
Niamey ? C’est l’union. Nous ne sommes que huit, d’abord on se réunit
régulièrement et on s’est toujours dit que attention hein, nous avons été élues par
un peuple à qui nous devons quelque chose et pour avoir cette chose-là il nous faut
former une force. Si on ne forme pas cette force-là, on n’aura rien pour leur
apporter. De cette manière toutes les huit femmes là quand une seule dit « chchch »
les autres disent explique nous. Tu expliques, tu arrives à convaincre tes camarades
[…]. Est-ce que vous savez c’est quoi ? Tous les hommes ont peur du bruit des
femmes et à quelque niveau qu’il soit. Ils ont peur à ce que les femmes fassent du
bruit, et quand vous vous mettez ensemble là vous commencez à riposter on dit que
« kaay ! » donnez-leur, alors je prends parce que c’est ce que je cherche. Donc
l’union fait la force (12ème min 41 s-13 min 40 s).
45 Dans cet extrait, la construction argumentative logique est liée à l’usage d’un
connecteur final et de la référence à un proverbe. Cela confirme la nécessité de se
rassembler pour défendre les droits des femmes. Elle pose un rapport de force (« Tous
les hommes ont peur du bruit des femmes et à quelque niveau qu’il soit ») entre les
hommes et les femmes et ce sont ces dernières qui finissent par s’imposer. Elle recourt
à un argument par la cause (« Ils ont peur à ce que les femmes fassent du bruit »)
conduisant à l’obtention de ce qu’elles désirent. La stratégie mise en place par la
locutrice permet de retourner la situation à l’avantage des femmes. L’usage de
l’alternance codique par l’interjection en langue hausa (« kaay ! ») 17 pour exprimer le
désarroi des hommes face aux revendications laisse entendre aux auditeurs que les
hommes ne peuvent pas tenir longtemps face à la détermination des femmes.
46 Elle livre par ailleurs une confidence sous forme d’une anecdote édifiante (extrait 6) en
s’appuyant sur l’argument du modèle. Étant enseignante de carrière, elle connaissait
les conditions de vie des instituteurs. Elle a décidé d’économiser de l’argent afin de
réaliser un projet d’ordre symbolique (Quéré 1982 : 42-43) dans une école de son
quartier. Ce faisant, elle s’est soucié aussi bien des enfants que de l’environnement :
Extrait 6 (M.G.) : Qu’est-ce que j’ai offert ? Juste des brouettes, des pelles, des
râteaux, des sacs de riz vides. Ces sacs de riz vides là on s’en sert pour faire des
poubelles que nous accrochons à des arbres, à des portes de classes. Et là quand les
enfants ramassent les sachets d’eau qu’ils ont utilisé et les papiers jetés, ils mettent
dans ces sacs. Donc dans ces écoles nous avons fait en sorte à ce qu’il n’y ait plus
d’ordures jetées partout. En faisant ce geste, je sais que je n’ai pas amené beaucoup :
deux brouettes, dix pelles, dix râteaux et cetera, mais je sais que les enfants en
parlent toujours, les parents sont contents, et de l’autre côté politiquement c’est un
gain [applaudissement du public] (3ème min 17 s-5 min 8 s).
47 Ce passage permet d’observer plusieurs facettes de l’image de l’énonciatrice construite
par son discours. L’ethos de la femme d’action qui sait prendre des initiatives s’allie à
celui de l’humilité et à l’art du récit. On constate que Mme Gambo est avisée : économe,
elle connaît aussi, par expérience, les domaines stratégiques où investir.
Deuxièmement, elle a su faire adhérer au choix de cette action dans la durée (« En
faisant ce geste je sais que je n’ai pas amené beaucoup : [...] mais je sais que les enfants
en parlent toujours, les parents sont contents »), en apportant pour les enfants des
outils de salubrité en guise de marques de solidarité. Elle contribue ainsi à l’entretien
de l’environnement, soit notamment de la cour de l’école. En recourant au marqueur
d’opposition « mais » (Anscombre et Ducrot 1983 : 31) l’énonciatrice montre qu’elle
admet l’objection qui pourrait lui être faite quant au caractère limité de son geste, soit
l’argument auquel elle va ensuite s’opposer. Cette concession lui permet de renforcer
l’affirmation du bien-être social résultant de son engagement et de solliciter l’adhésion
des auditeurs aux idéaux qu’elle leur présente. La conjonction joue ici un rôle de
passeur argumentatif. Sans la structure concessive la suite de l’énoncé n’aurait pas
l’impact positif désiré par Mme Gambo. Cela constitue une stratégie adaptée à la visée
argumentative d’inciter à l’action. Gresset et Mélis relèvent cette astuce argumentative
issue d’une structure concessive où l’énonciateur emploie un contenu propositionnel
concédé au profit d’une autre proposition mise en valeur (2020 : 3-4).
48 C’est de sa part une manière de dire à la population qu’avec peu de moyens chacun peut
agir dans son environnement immédiat. Pour mieux négocier le contenu de sa
communication et conquérir le cœur du public présent, elle mobilise son ethos tout au
long du discours. Les applaudissements de soutien semblent indispensables puisqu’ils
renforcent le dynamisme discursif de l’énonciatrice. Cela montre aussi que le public est
réceptif au discours qu’on lui adresse. Du côté de la « Voix du Sahel », la mise en scène
de l’émission et la diffusion de ces fragments de discours comportant des
applaudissements permet de faire (re)vivre l’événement et de donner l’adhésion du
public en exemple.
49 Nous allons voir maintenant comment Mme Gambo utilise les ressources de la
narration et de l’humour pour mettre en exergue une expérience personnelle dont le
retentissement est collectif.
50 L’ethos discursif de Mme Gambo est aussi renforcé par le fait des différents voyages
qu’elle a effectués, soit en tant qu’élue, soit en tant que militante associative
notamment du réseau MMD.
51 Le voyage occupe une place particulière dans le discours diffusé dans cette émission de
« Femme et développement ». En effet, le rappel des voyages effectués au nom des
femmes nigériennes conduit l’énonciatrice à solliciter l’acclamation du public
(« J’aimerais que vous applaudissiez ça parce que personne n’a su que j’ai été ») alors
que dans les extraits 3 et 6 le public applaudit de manière spontanée. Mme Gambo
insiste ici sur ce voyage car il constitue un exemple à suivre pour les femmes : celui
d’un mouvement vers l’autonomie et la liberté :
Extrait 7 (M.G.) : J’ai encore voyagé en novembre passé, j’étais en Inde […] toujours
en tant que qu’élue au nom de toutes les femmes nigériennes. J’aimerais que vous
applaudissiez ça parce que personne n’a su que j’ai été [applaudissement du public]
sauf bien sûr quelqu’un qui a financé. Là-bas aussi nous avons parlé de l’autonomie
financière, l’autonomie financière de la Femme. Avant de quitter ici je me suis dit
que non moi je ne vais même pas parler parce que chez moi je sais que nous
sommes les derniers. J’ai été là-bas, je me suis placée dernière, ensuite des gens
viennent s’aligner derrière moi. Donc je ne suis plus dernière [applaudissement du
public] (6ème min 38 s-8 min 57 s).
52 Ce voyage en Inde la distingue des femmes au foyer qui n’ont pas cette liberté de
déplacement et l’a aussi amenée à s’émanciper vis-à-vis de certaines représentations
sociales dominantes. Enfermée dans son imaginaire de ressortissante du pays placé
dernier au classement de l’IDH, elle s’est assise derrière pour ne pas se faire remarquer.
Contre toute attente, d’autres personnes se sont installées derrière elle. Cela l’a incitée
à présenter un exposé sur le dynamisme des réseaux des femmes au Niger. Dans ce
passage, elle fait passer en souriant un message important visant à libérer le public de
son imaginaire négatif. L’humour consiste en effet, au-delà de son caractère convivial
et ludique, à renforcer les liens sociaux (Bouquet et Riffault 2010) et à faire naître la
confiance entre le public et l’énonciatrice.
53 La morale que les auditeurs peuvent tirer de ce discours est de ne pas baisser les bras.
Mme Gambo met en cause les femmes qui ne font pas assez d’efforts pour se libérer des
préjugés sociaux les destinant uniquement aux travaux ménagers, y compris dans les
services institutionnels et elle prétend aussi parler au nom de son pays. Pour montrer
le bon exemple, elle décrit ses propres qualités, et cherche donc à persuader son
auditoire en exploitant les caractéristiques d’un ethos dit (Maingueneau 2014). Enfin,
Mme Gambo mobilise l’argument d’autorité afin de rappeler la responsabilité de chacun
dans l’émancipation des femmes. Il ne faut pas perdre de vue les enjeux politiques qui
la poussent à s’exprimer « au nom de toutes les femmes nigériennes » car pour son
mandat électif le voyage constitue une mission symbolique.
54 Au Niger, on a coutume de dire que c’est avec le bœuf de son propre père que l’on
apprend à devenir boucher. À l’instar de ce dicton, l’énonciatrice commence par
dénoncer la paresse des femmes avant de placer les hommes au cœur du problème et de
retourner la situation :
Extrait 8 (M.G.) : Nous les femmes nous sommes très, très, très paresseuses. D’abord
je suis élue, j’ai accepté d’être élue parce que on m’a quelque part dit que c’est du
bénévolat, et pourtant je l’ai accepté. Mais je dois être disponible pour mon
bénévolat. On dit conseil, des femmes qui sortent c’est pour préparer à manger aux
membres du conseil. Le conseil se passe de ton absence. Qu’est-ce que tu as compris
toi ? On dit conseil, tu te dis que « euh ! » aujourd’hui c’est mon tour à la maison, si
je ne fais pas un bon plat, tu vas faire le bon plat. Ici on travaille, qu’est-ce que tu as
compris de ce qui s’est passé après toi ? Rien. [...] (14ème min 22 s-16 min 01 s).
55 Mme Gambo opère un recensement critique des tâches attribuées aux femmes dans la
société. La manière dont elle présente, de façon paradoxale, l’une des caractéristiques
des femmes (« très, très, très paresseuses ») constitue un procédé argumentatif. Le
recours à l’humour consistant à présenter la préférence donnée aux activités
traditionnelles comme une forme de paresse est une stratégie de communication pour
inviter les auditrices à assumer une autre sorte de travail : la pleine participation aux
activités des élus. Son argumentation sous forme de récit montre la présence de
stéréotypes évoquant les contextes administratifs où les femmes sont amenées à servir
leurs collègues masculins : s’il y a « des femmes qui sortent c’est pour préparer à
manger aux membres du conseil. Le conseil se passe de ton absence ». Elle évoque une
anecdote imaginée qui comporte le discours rapporté d’une femme qui ne fait pas le
bon choix. Par le biais de cette mise en scène (une femme qui se trompe de décision)
elle s’adresse à toutes les femmes qui généralement sont censées être au service des
hommes sous les pieds desquels se trouverait leur paradis. Et de fait les hommes – et
plus particulièrement les marabouts – font comprendre aux femmes au foyer qu’elles
doivent obéir à leur mari pour prétendre entrer au paradis après leur mort. Dans des
sociétés majoritairement musulmanes comme le Niger, cela a un impact sur les
rapports hommes-femmes. Les réunions de travail entre élu(e)s reflètent ici les réalités
du contexte social qui attribuent le rôle de gardienne du foyer aux femmes. Celles-ci
sont ainsi exclues de la prise de décisions importantes au profit de la cuisine. Par
conséquent, elles ne sont plus en mesure de maîtriser les protocoles administratifs et
les techniques professionnelles nécessaires au fonctionnement de la vie civile au même
titre que les hommes. La narration particulièrement vivante de Mme Gambo passe par
un dialogue émaillé de questions et par un humour railleur dont les pratiques
discursives relèvent d’un ethos montré.
Conclusion
56 Les pratiques traditionnelles liées à la communication et à la transmission des savoirs
ainsi que le faible taux de scolarisation contribuent en Afrique et au Niger à la
perpétuation du rôle central de l’oralité. La radio considérée comme le média
fondamental de l’oralité reproduit quotidiennement les activités langagières des
populations sous toutes leurs formes.
57 L’émission de « Femme et développement » que nous avons analysée fait découvrir les
compétences et le combat d’une femme, Mariama Gambo, qui s’engage au nom du bien-
être social des femmes au Niger. Elle active, à cette fin, la théâtralisation d’un faux
direct permettant à l’auditoire de participer émotionnellement à son discours public.
58 En diffusant ce discours de promotion sociale, la station vise plusieurs catégories
d’auditeurs et tente d’agir sur deux plans : la promotion des femmes en vue de leur
émancipation sociale et professionnelle, mais aussi la sensibilisation des hommes à
cette émancipation. L’émission vise clairement à déconstruire les stéréotypes et aspire
à une utilité sociale. Le contexte sociolinguistique oriente simultanément le dispositif
radiophonique vers une alternance codique propice à la proximité avec les auditeurs.
Le discours de Mme Gambo confirme en fait celui du gouvernement et de ses
partenaires nationaux et internationaux qui prend appui sur des exemples comme le
sien pour sensibiliser les femmes dont on sollicite ainsi la contribution au
développement socio-économique du pays.
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Sandré, Marion. 2013. Analyser les discours oraux - Approche pluridisciplinaire (Paris : Colin)
NOTES
1. Créée sous le nom de « Radio Niger » en 1958, elle a permis au premier président du
Niger Hamani Diori de proclamer en direct l’indépendance politique le 3/08/1960. Elle
doit son nom de « Voix du Sahel » à un coup d’État militaire intervenu le 15 avril 1974.
Le gouvernement contrôle l’information diffusée sur cette station à diffusion nationale.
2. Pour plus d’information, voir le site canadien consacré à l’aménagement linguistique
dans le monde : http://www.axl.cefan.ulaval.ca/afrique/niger.htm. Page consultée le
06 juillet 2022.
3. L’alternance codique relève de la production d’énoncés « bilingues » dans le même
discours (Calvet 2017 : 22).
4. Au Niger les radios communautaires n’ont pas l’autorisation de diffuser des bulletins
d’information. Les émissions de sensibilisation des stations communautaires du Mali et
du Niger contribuent à combattre les stéréotypes et encouragent les femmes à être
capables de prendre des décisions (Heywood 2021).
5. Sept des dix-sept émissions de « Femme et développement » recensées ont été
transcrites.
6. La première héritière de cette émission, Zara Maïna (aujourd’hui à la retraite), nous a
dit se souvenir de l’année où elle a commencé à l’animer (1980), mais ignore la date de
création.
7. Les quatre langues nationales retenues comme langues de diffusion de l’émission
sont les plus parlées en termes de nombre de locuteurs dans le pays. Le français quant à
lui est la langue officielle et a un rôle de promotion sociale.
8. Laale est un refrain que l’on peut trouver dans des chansons traditionnelles en hausa
et en zarma. Il permet de souhaiter la bienvenue à quelqu’un dont on cite le nom.
9. Le faux direct constitue une réponse possible aux conditions spatiotemporelles et
techniques de production/diffusion de l’émission radiophonique (direct, préenregistré,
podcast, etc.). On peut le retrouver dans tous les genres radiophoniques notamment le
journal parlé, le magazine, mais aussi le reportage, l’interview ou la chronique.
10. Elle est élue municipale et secrétaire générale du réseau des femmes élues locales
du Niger.
11. Nous utilisons le diminutif M.G. devant chaque extrait du discours de Mariama
Gambo.
12. Dans l’émission que nous analysons ce n’est pas le public présent qui applaudit,
mais celui du congrès.
13. Mata est le pluriel de macce/matché qui signifie femme en langue hausa.
14. Le terme « tontine » est utilisé en Afrique subsaharienne pour désigner la micro-
finance traditionnelle.
15. Voir l’article du journal gouvernemental nigérien Le Sahel mis en ligne le 05 juin
2020 : https://www.lesahel.org/mme-aminatou-daouda-haynikoye-responsable-du-
projet-mata-masu-dubara-mmd-a-care-international-niger-nous-voulons-quaux-
prochains-scrutins-la-moitie-des-elus-soit-des-femmes-e/. Page consultée le 29 juillet
2022.
16. Amiru est un mot emprunté à l’arabe. Il désigne le chef de canton (Bornand 2005).
En Afrique, la chefferie traditionnelle est une institution politique régie par des
systèmes organisés autour d’un chef assisté par des notables.
17. Cette interjection est utilisée en hausa comme en zarma pour exprimer un
sentiment ou une émotion.
RÉSUMÉS
Cet article propose d’analyser l’argumentation d’une militante associative diffusée sur les
antennes de la radio publique du Niger (Voix du Sahel), dans une émission qui invite
généralement des femmes : « Femme et développement ». Il a vocation à faire comprendre le
fonctionnement discursif d’un dispositif radiophonique qui vise à faire la promotion sociale des
femmes. En tenant compte de la situation sociopolitique et économique des femmes ainsi que de
l’orientation idéologique de la station, l’article s’attache aux stratégies d’argumentation
radiophonique mises au service d’un discours féministe et entend contribuer à la recherche
scientifique actuelle sur l’analyse du discours médiatique en contexte africain.
This article proposes to analyze the argumentation of an associative activist broadcast on the
public radio of Niger (Voix du Sahel), in a program which generally invites women: « Woman and
development ». It aims at showcasing the discursive functioning of a radio device that aims at the
social recognition of women. Taking into account the social, political and economic situation of
women in Niger as well as the ideological orientation of the station, the article focuses on the
strategies of radio argumentation in the promotion of a feminist discourse and intends to
contribute to the current scientific research on the analysis of media discourse in the African
context.
INDEX
Mots-clés : discours de promotion des droits des femmes, dispositif médiatique, discours
radiophonique, émission de sensibilisation, Niger
Keywords : awareness radio program, discourse of women empowerment, media device, Niger,
radio discourse
AUTEUR
IDÉ HAMANI
Université de Lorraine
Introduction
1 Il est maintenant clairement établi que le modèle d’éducation rhétorique fournit une
réponse pertinente aux questionnements sur les méthodes et sur les contenus d’une
formation à la citoyenneté en démocratie1. L’évolution des pratiques des sociétés
démocratiques, toujours plus digitales, les inquiétudes sur les normes de la parole
publique et médiatique, soulignées par la création de nouveaux concepts comme ceux
de fake news ou post-vérité, ont renouvelé l’attention de la recherche sur les objectifs
d’une formation à la citoyenneté démocratique et les conditions pratiques d’émergence
de l’esprit critique auquel se réfèrent tous les programmes pédagogiques européens, du
primaire à l’université2.
2 Dans le cadre d’une réflexion sur les limites de la raison scientifique pour prendre en
charge les débats et les conflits de valeurs en démocratie, Chaïm Perelman et Lucie
Olbrechts-Tyteca publiaient en 1958 la Nouvelle Rhétorique et initiaient un mouvement
de réhabilitation de la rhétorique d’Aristote. La théorie de l’argumentation et la
réflexion normative sur le discours et la discussion se sont depuis largement
développées dans des directions différentes, mais toutes orientées vers une commune
réflexion sur le langage en démocratie3. Récemment, on observe en Europe un regain
d’intérêt pour les pratiques argumentatives, les débats et la logique informelle. En
l’occurrence, un nouveau paradigme se diffuse actuellement et trouve ses racines dans
étaient timides et quelques fois peu assurées, la création d’un groupe uni, la mise en
place d’un cadre de confiance et l’entrainement ont permis que les performances
finales soient beaucoup moins hésitantes. Ensuite, le travail sur le style et l’expression
(elocutio) ainsi que sur l’organisation des discours (dispositio) a été abordé lors des
ateliers et des exercices d’écriture. En effet, certains exercices préparatoires, comme
l’éthopée, la fable ou l’ekphrasis18, invitaient plus particulièrement à une réflexion sur
les figures de style, le choix du vocabulaire et la forme du discours. Enfin, des
conférences de spécialistes et l’apport d’outils rhétoriques ont contribué à la recherche
des arguments et au travail d’inventio.
8 L’entrainement à ces tâches de l’orateur était organisé en six modules. Chaque module
était explicitement construit en deux volets : un volet théorique et un volet pratique. À
l’instar des progymnasmata, nous les avions conçus dans le but de mener
progressivement les étudiants à la production d’un discours délibératif complet. Le
premier module (unité 1), exclusivement théorique, consistait en une introduction
historique et philosophique à la rhétorique. Le second module (unité 2) était consacré
au genre rhétorique délibératif19 et comprenait un exercice pratique de rédaction et de
présentation orale d’une fable. Le troisième module (unité 3) se concentrait sur la
notion de vraisemblance20, aspect théorique accompagné par un exercice d’ekphrasis. Le
quatrième module (unité 4) portait sur la distinction perelmanienne entre le rationnel
et le raisonnable21 et s’accompagnait d’un exercice de dissociation de notions 22. Le
cinquième module (unité 5) abordait la question de la théorie rhétorique des émotions
dans le discours23, accompagnée d’un exercice d’éthopée. Enfin, le sixième et dernier
module (unité 6) était uniquement pratique : la préparation guidée et la présentation
finale d’un discours délibératif dont le sujet et la position (pro/contra) avaient été
attribués en amont du stage.
9 Le fait de lier la formation théorique, comme nous avons essayé de le faire, non
seulement à une étude de cas pratique mais aussi à des exercices de production active
d’arguments est une caractéristique importante de l’éducation rhétorique. D’autres
voies étaient pourtant possibles : nous aurions pu, sur dix jours, proposer une
formation intensive à la pensée critique d’origine anglo-saxonne et à l’analyse des
fallacies dans les discours liés à la politique climatique 24. Par exemple, nous aurions pu
décrypter avec les étudiants les erreurs de raisonnements et les sophismes utilisés par
les climato-sceptiques. Cette formation aurait alors eu pour objectif d’expliquer aux
étudiants la logique et la construction du savoir scientifique en rappelant les normes de
vérité. Nous aurions également pu, pour éviter d’entrer dans ces questions logiques,
nous concentrer seulement sur les connaissances scientifiques disponibles, le fond des
dossiers et le travail des experts. Alors, cette formation aurait consisté en une synthèse
des résultats et des savoirs sur le changement climatique, ses impacts et leurs gestions
politiques au niveau européen. Nous aurions pu aussi nous concentrer sur le travail du
style, la compétence orale afin de former les étudiants à la prise de parole en public.
Dans ce cas, cette formation aurait principalement porté sur la confiance en soi, la
gestion du stress, l’incarnation d’un discours politique et personnel, en même temps
qu’un travail sur la forme du discours et ses effets sur le public. Enfin, nous aurions pu
nous concentrer sur l’analyse des discours eux-mêmes, en attirant l’attention des
étudiants sur les figures, les topiques et les types d’arguments mobilisés dans les
discours politiques sur le climat. Ce faisant, cette formation aurait pris la forme d’un
va-et-vient entre les concepts de l’analyse rhétorique et des discours politiques.
10 Sans écarter ces différentes voies, nous avons cherché à reconstruire une forme de
cohérence, dont nous avons trouvé l’exemple dans les traités de rhétorique ancienne 25.
Invention, disposition, élocution, action et mémoire, mais également poésie,
philosophie, histoire et littérature y sont travaillées dans l’objectif commun de
développer le jugement critique (iudicium) de l’orateur, de lui donner non seulement
une culture générale (encyclios paideia)26, mais également des compétences pratiques de
persuasion et d’incarnation du discours en situation. Cette démarche rhétorique
implique une conception ouverte des stratégies d’argumentation et de persuasion. En
effet, certaines procédures, comme l’argument d’autorité ou l’appel aux émotions,
peuvent être, dans des approches normatives, a priori disqualifiées 27. Dans notre
approche, il s’agit ainsi de ne plus segmenter les tâches de l’orateur et ses principales
opérations – juger, critiquer, organiser, rédiger, interpréter –, mais bien de construire
une combinatoire et une accumulation de compétences. En effet, une formation
complète du citoyen devrait non seulement lui permettre de juger et d’analyser des
arguments, mais également de les sélectionner et de les utiliser dans un discours
persuasif en action. Par « argument », nous désignons ici un ensemble large de
stratégies de persuasion que la tradition rhétorique nomme « preuves ». Nous
distinguons ainsi les preuves techniques, qui sont construites par l’orateur dans et par
son discours et les preuves extra-techniques qui existent en-dehors du discours et sont
exploitées par l’orateur28. Il est apparu, dans notre université d’été, que cette
distinction ancienne de la rhétorique recouvrait deux approches différentes mais
complémentaires de notre formation à la citoyenneté : acquérir, d’une part, des
compétences actives en argumentation et en analyse du discours et, d’autre part, des
connaissances scientifiques sur le changement climatique. Cette articulation évitait
ainsi d’emblée le malentendu commun qui fait de la rhétorique une préparation aux
discours vides.
11 En pratique, notre choix d’inscrire les délibérations des étudiants dans un contexte
politique réaliste impliquait par ailleurs de distinguer, d’un côté, certains faits, qui
fournissent la matière des preuves extra-techniques, qui existe indépendamment de
l’orateur et de son discours29 et, de l’autre, les questions ou sujets de controverse, qui
concernent une décision pratique à prendre, un point à trancher, et qui mobilisent des
valeurs et des opinions30. Cette bipartition invitait les étudiants à distinguer plus
clairement la démonstration scientifique de la décision politique, qui est le territoire de
la rhétorique délibérative31. En effet, dans un cas, il s’agit de démontrer des relations de
causalité, par exemple, entre les activités humaines depuis la révolution industrielle et
le dérèglement climatique. Dans l’autre, il s’agit d’argumenter et de persuader en vue
d’une décision pratique, qui ne relève pas d’une logique du vrai et du faux mais du
préférable. En l’occurrence, il ne s’agit pas de se demander si l’usage de la voiture a un
impact sur le climat (la question de fait relève des sciences), mais s’il faut modifier nos
usages de la voiture (question pratique et politique).
12 Cette distinction rencontre néanmoins de nombreuses critiques et obstacles en
pratique comme en théorie. D’abord, la frontière entre discours rhétorique et discours
scientifique est loin d’être évidente. Par exemple, il est tout à fait possible d’analyser la
rhétorique des économistes, des climatologues ou des roboticiens. La théorie
rhétorique contemporaine ne réduit plus la rhétorique aux trois genres traditionnels
(délibératif, judiciaire, épidictique) et il est désormais admis qu’il existe autant de
rhétoriques que de pratiques discursives32. On peut en effet considérer que tout
discours qui comporte une visée persuasive est rhétorique, dans la mesure où il
articule, d’une certaine façon, dans un certain cadre, selon certains standards sociaux,
épistémologiques, discursifs une forme et un fond. Dans notre démarche, en pratique,
cependant, nous n’avons pas interrogé avec les étudiants cette question de la frontière
entre discours scientifique et discours rhétorique, puisque notre objectif était de
développer des compétences citoyennes actives et pratiques. Il ne s’agissait pas
d’étudier les pratiques rhétoriques des scientifiques (quelle que soit leur discipline) qui
travaillent sur la question climatique33, mais de pratiquer et d’exercer des formes de
discours délibératif. Dans ce cadre les catégories de questions de faits et de questions
politiques étaient particulièrement utiles d’un point de vue fonctionnel pour distinguer
les points dont les étudiants auraient à débattre (la décision à prendre, le point
controversé) de la matière et des faits sur lesquels ils pouvaient s’appuyer pour
construire leurs argumentations.
13 La démarcation n’est cependant jamais si claire entre faits et valeurs, entre questions
de vérité et questions politiques34. L’intrication permanente, en réalité, entre jugement
de faits et jugement de valeurs ne rendait pas pour autant cette distinction inutile dans
la perspective de production de discours. En effet, dans notre formation rhétorique,
cette dichotomie avait une utilité pratique qui permettait, précisément, d’écrire des
discours en neutralisant une question épistémologique très complexe. Dans notre cas,
nous avons délibérément choisi de nous appuyer sur le consensus scientifique
concernant le changement climatique, sans faire état des controverses au sein du débat
scientifique lui-même. Néanmoins, lors de cette université d’été, un climatologue est
venu expliquer en détail le statut des vérités scientifiques sur le climat 35. Plus
précisément, il est venu expliquer que ce que le langage courant nomme vérité
correspond, dans la démarche scientifique théorisée par Karl Popper 36, à des
vraisemblances, à des vérités révisables jusqu’à preuve du contraire (critère de
falsifiabilité). Par ailleurs, pour introduire la question du discours politique et ses
particularités, un politologue est venu présenter aux étudiants les discours et les
arguments des extrêmes droites européennes dans le débat autour de la politique
climatique37.
14 Néanmoins, les six sujets proposés relevaient pleinement de la rhétorique délibérative
et de son régime épistémique et pratique particulier : la prise de décision en contexte
incertain. Christian Plantin en résume clairement les principales caractéristiques que
nous reprenons ici38 : d’abord, les questions délibératives (ou « situations
argumentatives ») sont dures et « mobilisent des systèmes de valeurs et d’intérêts
incompatibles » (c’est le désaccord qui suscite l’argumentation) ; ensuite,
16 Bien que ne relevant pas de la science, la technicité de ces sujets, tirés des propositions
de la Commission européenne pour le Green Deal, nécessitaient des apports précis pour
être compris et traités par les étudiants. C’est pourquoi, nous avions donné ces sujets
un mois à l’avance, accompagné d’un fichier de documentation succinct mais suffisant
pour une première approche des enjeux de la mesure en question. De plus, pendant le
stage, plusieurs experts sont intervenus pour apporter des éclairages supplémentaires
sur leurs sujets et le contexte institutionnel, politique, économique et culturel de la
politique climatique. D’abord, pour rappeler aux étudiants le contexte institutionnel
européen (Parlement, Commission, Conseil) et ancrer leur discours dans la réalité des
débats parlementaires, nous avons organisé une visite du Musée du Parlement
européen et de la Maison de l’Histoire européenne. Ensuite, pour mieux faire
comprendre les enjeux économiques et politiques de ces propositions, deux experts ont
apporté des informations plus ciblées. Un universitaire, Professeur de Sciences
environnementales a présenté un bilan de l’impact des émissions carbone dans le
monde et en Europe41. Un haut fonctionnaire, spécialiste de la politique climatique et
ancien agent de la Commission européenne, a proposé une évaluation des avantages et
des inconvénients de chacune de ces mesures42. Enfin, pour nourrir la réflexion des
étudiants, une spécialiste de la culture antique, Professeure de Langue et Littérature
latines, a présenté aux étudiants un regard philosophique et historique sur les relations
entre l’homme et la nature dans l’Antiquité43. L’objectif final était néanmoins d’ordre
rhétorique et c’est pour cette raison que les exercices proposés étaient fermement
ancrés dans une pratique que nous développons depuis quelques années à Bruxelles
(Dainville et Sans 2016, Danblon et al. 2021, Pieters, Danblon et Laumond 2021, Sans
17 Ainsi, toujours dans le même objectif d’accompagner les étudiants dans l'écriture et
l'interprétation de leur discours délibératif, nous avons combiné trois aspects de la
formation rhétorique traditionnelle qui sont habituellement traités de façon
segmentée : d’une part, les émotions de l’orateur et de l’auditoire, créées dans et par le
discours, qui comprend un travail sur la présence scénique et la performance, nommé
actio dans la tradition rhétorique, mais également une réflexion théorique sur le statut
des émotions dans l’argumentation ; d’autre part, les schèmes d’argumentation et la
part dialectique de la recherche d’arguments, sans disqualifier a priori telle ou telle
procédure d’argumentation. Alors que les émotions sont souvent considérées comme
des freins à la délibération rationnelle ou assimilées à des stratégies potentiellement
illégitimes, nous les avons inscrites dans une théorie de l’argumentation et de la
persuasion qui leur laisse aujourd’hui une large place dans une double dimension
persuasive – l’objectif d’efficacité – et cognitive, comme jugement sur la réalité 45.
18 Ces deux sessions de quatre heures n’avaient pas pour objectif de proposer aux
étudiants un modèle unique et formaté de prise de parole en public, qui leur aurait
indiqué des recettes automatiques pour capter l’attention de l’auditoire ou des
méthodes infaillibles pour l’émouvoir. Au contraire, nous avons préféré proposer aux
étudiants un travail plus approfondi, sur des compétences plus larges impliquées dans
la prise de parole en public : la présence devant un public (relation de l’orateur avec
son public) et l’incarnation (la relation entre le discours et le corps de l’orateur). En
pratique, par exemple, les étudiants ont été amenés à prendre conscience de leur
relation personnelle et subjective à la prise de parole en public. Ce travail réflexif était
articulé autour de deux questions : comment je me vois quand je prends la parole en
public ? comment je pense que les autres me perçoivent quand je prends la parole en
public ? Pour ne pas limiter le travail sur les émotions à la seule performance oratoire,
le parcours proposé avait pour objectif de les associer à une réflexion théorique sur le
rationnel et le raisonnable. Cet objectif unitaire a permis d’éviter de réduire la
formation rhétorique à une séquence d’obligations soit psycho-sociales (se présenter de
telle ou telle manière standardisée), soit dialectico-logique (utiliser ou ne pas utiliser
telle ou telle forme d’arguments). Plutôt qu’une formation segmentée et
nécessairement limitée, il nous a semblé plus intéressant de travailler à l’acquisition
d’une habileté générale au discours (hexis, firma facultas)46 qui est bien résumée, dans la
tradition rhétorique, par la notion d’aptum47 et d’adaptation aux différents contextes.
19 Lors du stage, les productions écrites et orales d’une étudiante en particulier ont
illustré cette difficulté majeure48, éprouvée par tous les participants à des degrés divers,
d’adapter son discours au public, au contenu et, pour ainsi dire, à l’occasion. Dans le
module 5 consacré aux émotions, nous avions demandé aux étudiants de produire à
l’oral, après une phase de composition écrite, une éthopée (ou prosopopée) 49, dont la
consigne était la suivante : « Que dirait la forêt à l’Homme pour l’alerter de l’urgence
climatique ? ». Lors de sa prestation orale, la charge émotionnelle et les qualités
expressives de l’éthopée de cette étudiante avaient impressionné les participants, qui
avaient tous observé, lors de la discussion réflexive, que l’exercice avait été
particulièrement réussi. Dans l’extrait que nous transcrivons ci-dessous, nous
voudrions surtout insister sur un procédé rhétorique étudié lors du stage, l’ekphrasis
(ou description saisissante), et utilisé ici, dans un but argumentatif, comme moyen de
preuve par l’expérience sensible et la « communication émotive » 50 :
Et puis, un nouvel être est arrivé, il avait les mains douces, il caressait l’écorce des
arbres et ceux-ci étaient si heureux qu’ils bougeaient leurs feuilles en symphonie
avec le nouvel être. Et sa voix était belle, son chant attirait les chiens, les
grenouilles, les singes et même les oiseaux. Tous chantaient car ils étaient heureux
d’être avec l’être humain. [...] Il revint et amena d’autres êtres comme lui, et ils
avaient avec eux de terribles instruments métalliques, qui émettaient un bruit
terrible, et ils emportèrent les animaux. Et ils commencèrent à couper les arbres
qui, un par un, tombaient et mouraient. [...] Et ils coupèrent tellement, et ils tuèrent
tellement qu’il ne restait bientôt plus que le premier des arbres, et bien sûr, ils le
coupèrent aussi…
20 Comme les étudiants l’ont remarqué, la maîtrise de l’exercice n’a pas seulement reposé
sur les qualités littéraires et stylistiques du discours, mais aussi sur les compétences
d’incarnation, de présence et de diction de l’étudiante. Tout au long de l’éthopée, celle-
ci a ménagé des effets de rythme, de pause, des modulations dans la hauteur de sa
voix – tantôt plus grave et profonde, tantôt plus aigüe – et dans son intensité, en jouant
sur les sons forts et les sons faibles pour susciter et maintenir la tension émotionnelle.
21 Or, dans l’exercice délibératif final, par lequel se terminait le stage, le réemploi de la
description saisissante et de l’éthopée n’a pas eu l’effet persuasif visé. Dans son exorde,
en guise de captatio benevolentiae, l’étudiante avait mis en scène un petit enfant de dix
ans qui témoignait des rigueurs de l’hiver, tout en assurant une transition thématique
pour présenter sa question délibérative portant sur l’usage du bois comme énergie :
Il fait si froid, je suis gelé, mes mains tremblent, je ne sens plus mes doigts. [...] Ma
maman est allongée sur le lit, elle ne bouge pas, j’ai essayé de la réveiller mais elle
est extrêmement froide... J’ai peur, je suis terrifié. [...] J’ai trouvé du bois, et je l’ai
allumé [...] ma mère se réveille, oh c’est incroyable, le bois c’est formidable. J’espère
que tous les gens qui ont froid peuvent se procurer du bois.
22 Dans leur évaluation individuelle des discours présentés, plusieurs étudiants ont
commenté, à l’écrit, l’échec persuasif de cette éthopée en notant, par exemple : « Je n’ai
pas apprécié la première partie du discours, avec l’histoire de l’enfant. Elle y a mis trop
de pathos, nous ne comprenions pas le rapport que cela avait avec le but du discours ».
Le commentaire réflexif écrit de l’étudiante-oratrice a également identifié cet excès
dans le maniement du pathos : « Cependant, je pense que je suis allé trop loin avec le
pathos. Je voulais convaincre, et mon éthopée a pris trop d’ampleur avec le récit. Après
coup, je me suis dit que si je l’avais fait avec une voix monotone, l’effet aurait pu être
meilleur. Parfois, on va trop loin pour convaincre, et il faut se dire que le plus simple
est le mieux ». Si l’on pourrait regretter que les qualités de l’exercice préparatoire
n’aient pas été mécaniquement transférées à l’exercice final, on remarquera, au niveau
de la pédagogie rhétorique, que l’échec de la persuasion n’invalide en rien la démarche.
Il s’agit moins, en effet, sur un modèle agonistique, de vaincre à coup sûr dans les
situations d’argumentation, que d’acquérir un « regard rhétorique », par
l’expérimentation, sur ses productions et celles des autres. Or, cette expérience
rhétorique, par définition, ne peut s’acquérir qu’à partir de tentatives, plus ou moins
réussies.
Conclusion
23 Ainsi, au terme de ce parcours, nous pourrions reprendre la question de Socrate,
adressée à Protagoras, le sophiste maître des mots, « Quel profit peut-on tirer de tes
leçons ? » (Platon, Protagoras 318a). De nos jours, en effet, quel profit pensons-nous que
les étudiants puissent trouver dans une formation rhétorique ? D’abord, il nous a
semblé évident que ce type de formation pouvait susciter l’intérêt des étudiants, quelle
que soit leur discipline – alors même que la discipline rhétorique, en Europe, n’est bien
souvent connue que des étudiants de Sciences humaines, et surtout dans son versant
théorique. Bien sûr, nos modalités de travail actives et personnalisées n’ont été rendues
possibles que par l’effectif limité de 12 étudiants. Ensuite, concernant notre démarche,
nos sujets de discussions politiques auraient pu rencontrer davantage de critiques de la
part des étudiants, par exemple si certains avaient avancé soit des arguments climato-
sceptiques – que nous n’aurions pas prévu, en tant que tel, de déconstruire – soit si
certains avaient considéré qu’il n’était pas nécessaire d’agir contre le changement
climatique, sans nier sa réalité. En effet, dans la pratique, l’organisation de tels débats
délibératifs suppose de préparer une zone où le débat est possible, ce qui élimine
d’emblée les sujets soumis à un désaccord profond (Fogelin 1985, Ranalli 2021). Qu’il
s’agisse d’un désaccord profond sur les valeurs – par exemple, le voile, l’avortement, ou
des questions religieuses dans une société polarisée sur ces questions – ou bien
d’épistémologie – sur la construction des vérités scientifiques qui confirment la réalité
du changement climatique ou l’efficacité de tel ou tel vaccin –, ce type de désaccord
empêche de considérer la rationalité d’un point de vue autre. Cependant, pour éviter le
risque d’un « dialogue de sourds »51 ou bien d’une délibération sans controverse et donc
sans enjeu (Fabre 2014), nous avons dû appuyer notre formation au discours sur
l’intervention de spécialistes pour apporter aux étudiants des faits et des connaissances
fiables. De fait, nous nous sommes délibérément situés dans le paradigme de la
rhétorique ancienne qui exploite et articule d’autres disciplines en vue de la maîtrise de
l’art de la parole en contexte politique (épidictique, judiciaire, délibératif). En ce sens,
aujourd’hui, il nous a semblé que c’est dans l’interdisciplinarité que le travail du
rhéteur est rendu le plus pertinent pour répondre aux besoins de formations politiques
et citoyennes. Plus largement, loin d’épuiser toutes les formations à la citoyenneté ni
toutes les formations possibles au discours, la souplesse de cette approche unitaire et
pratique de la rhétorique nous est apparue, pour finir, un bon argument en faveur d’un
meilleur équilibre entre « culture du commentaire » et « culture rhétorique » en
Sciences humaines et sociales.
Remerciement
Nous remercions chaleureusement les étudiants pour leur investissement ainsi que
tous nos collègues qui ont contribué à la réussite de cette université d’été.
BIBLIOGRAPHIE
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NOTES
1. Dryzek 2010 ; Kock et Villadsen 2012 ; 2015 ; Sans 2015 ; Di Piazza et al. 2018 ; Chiron
2018 ; Plantin et Guerrini 2018
2. La vaste enquête menée en 2017 par le réseau Eurydice de la Commission européenne
sur les contenus scolaires de la formation à la citoyenneté dans les pays européens a
distingué quatre grands domaines de compétences de l’éducation à la citoyenneté :
interagir de manière efficace et constructive avec les autres ; agir de manière
socialement responsable ; agir démocratiquement et, enfin, développer un esprit
critique (p. 9). Sur l’« esprit critique » et sa fréquente réduction à l’« esprit
scientifique » ou à la logique, voir notamment Hitchcock 2020 ; Pasquinelli et Bronner
2021 ; Vincent-Lancrin et al. 2020. Sur la notion d’éducation à la citoyenneté et ses
théorisations, voir Feyfant 2010.
3. En plus de van Eemeren et al. 2014, voir Boger 2006 sur les principes de la
philosophie de l’argumentation ainsi que le panorama récent de Nickerson 2021.
4. Chiron et Sans 2020
5. Danblon et al. 2021
6. Danblon 2013 ; Tindale 2004
7. Pour le contexte, en France, voir Houdart-Merot 1998 ; 2018 ; Jey 1998 et, par
exemple, les réflexions de Maingueneau 2008 sur la place singulière de l’étude de la
littérature dans la recherche académique sur le discours.
8. Voir, par exemple, Périer 2017 et l’essor des concours d’éloquence comme
« Eloquentia » en France ou « Réciproque » en Belgique.
9. Ces questionnements concernent les études littéraires et la (re)définition de leurs
approches (Ahr 2015; Citton 2010; Schaeffer 2011; Maingueneau 2006) dont témoigne
par exemple l’essor de la recherche-création à l’université (Houdart-Merot et Petitjean
2021) mais également l’ensemble des Sciences humaines et sociales, de l’histoire et de
ses modes d’écriture et de preuve (Jablonka 2014; Ferry 2015) à l’enseignement de la
philosophie (Cospérec 2019) ou à la sociologie (Heinich 2017, 349‑90).
10. Charles 1985
11. Voir Plantin 2016, s.v. « rhétorique argumentative » (p.514-519).
12. van Eemeren et Houtlosser 2006
13. Le 14 juillet 2021, la Commission européenne a présenté un ensemble de
propositions pour atteindre la neutralité carbone de l’Union européenne avant 2050.
Cet ensemble de propositions, dans le cadre du « Green Deal », a fait l’objet de débats au
Parlement européen et au Conseil de l’Union européenne, qui réunit les ministres des
États membres de l’Union. Nous avons proposé à chacun des étudiants participants à
l’université d’été d’incarner l’ethos d’un parlementaire européen discutant, au sein du
parlement, une mesure que nous avions formulée à partir des propositions de la
Commission.
14. Chez Quintilien, par exemple, l’imitation n’est en rien servile et ne vise pas à
reproduire à l’identique le style, les paroles ou les manières d’expressions des modèles
illustres (Inst. or. X, 2, 1). Mais la tradition rhétorique et Quintilien lui-même, à partir de
l’idéalisation de Cicéron ou de Démosthène, a pu parfois favoriser une relation
d’admiration avec des modèles à la perfection indépassable, bien éloignée de
l’émulation critique et créative. Voir à ce sujet le conseil fameux de Quintilien, attribué
à Tite-Live : « après Cicéron, on lira les autres auteurs, à proportion de leur
ressemblance à Cicéron » (II, 5, 20 ; cf. X, 1, 39 et VIII, 2, 18).
15. Voir la mise au point de Petitjean et Rabatel 2007.
16. Dans la tradition rhétorique, cette idée est notamment exprimée à travers deux
images : la figure mythologique de Protée, et sa capacité à se métamorphoser, et celle
des abeilles, qui font leur miel à partir de fleurs variées (cf. par exemple, Lucrèce III,
11-12 ; Sénèque, Lettre à Lucilius 84 ; mais aussi Montaigne, Essais I, 26). Selon Denys
d’Halicarnasse, le grand Démosthène « n’a pas cherché à imiter un seul modèle […] il a
choisi chez chacun ce qu’il y avait de meilleur pour se forger une expression à la fois
courante et pleine d’humanité » (Démosthène, V, 33, 3). Sur le style en rhétorique, voir
Molinié et Cahné 1994.
17. Brune Bazin est une comédienne et metteuse en scène française.
18. La fable, l’éthopée et l’ekphrasis font partie de la série – relativement stable – des
exercices de la rhétorique ancienne d’entraînement à la maîtrise du discours public,
nommés progymnasmata. Chez le rhéteur grec Aelius Théon (Ier s.), la fable est définie
comme un discours fictif, dont l’exposé est suivi (ou précédé) par une morale et
participe à l’apprentissage de compétences narratives et argumentatives. L’éthopée, ou
prosopopée, invite l’élève à endosser l’ethos d’un autre locuteur en écrivant son
discours. L’ekphrasis, ou la description, est « un discours qui présente en détail et met
sous les yeux de façon évidente ce qu’il donne à connaitre ». Pour plus de détails, voir
Aelius Théon, Progymnasmata, texte établi et traduit par Michel Patillon 1997, Paris : Les
Belles Lettres, 30-38, 70-73 et 66-69.
19. Voir Di Piazza et al. 2018 ; Kock 2009 ; Amossy 2014 ; 2012.
20. Voir Kraus 2006; Piazza et Di Piazza 2012.
21. Chaïm Perelman distingue, d’une part, le rationnel logique ou scientifique, et
d’autre part, le raisonnable, c’est-à-dire, la logique du discours « ordinaire », la logique
informelle et non-démonstrative que l’on retrouve dans les raisonnements, par
exemple, du juriste ou du politicien, voir Angenot 2011.
22. Selon Perelman si certaines valeurs – comme la liberté, la justice, l’équité – sont
présentes dans nos argumentations, c’est justement en raison de leur caractère flou et
indéfini. Leur application, en revanche, dans une situation concrète, implique une
opération logique de « dissociation de notion », c’est-à-dire la distinction temporaire
entre une définition valide et une définition invalide.
23. Voir Micheli 2014 ; Plantin 2011a.
24. Parmi l’abondante littérature pédagogique anglo-saxonne sur l’argumentation,
institutionnellement soutenue par des cours de « pensée critique », voir Hoaglund et
Plantin 1990, on peut citer le manuel particulièrement clair et pédagogique de Douglas
Walton 2006.
25. Chiron 2017 ; F. Piazza 2004
26. Quintilien, Inst. or. I, 10, 1
27. Eemeren et Houtlosser 2017
28. Aristote, Rhét., 1356a 1-3
29. Id., Rhét. 1355b235
30. Id., Rhét. 1357a1
31. Kock 2009 ; D. Piazza et al. 2018
32. Leff 1987
33. Dryzek 1997
34. Perelman et Olbrechts-Tyteca mettaient notamment en garde, à la fin du Traité de
l’argumentation, contre l’abus de cette distinction (p.680). Sur cette question, voir
Guerrini 2019, Heinich 2017 et le débat entre Paveau 2013 et Koren 2019 sur les valeurs
dans l’analyse du discours.
35. Vincent Moron est climatologue (CEREGE, Aix-Marseille Université).
36. Popper 2007
37. Camil Pârvu est professeur associé à la Faculté des sciences politiques de
l’Université de Bucarest et spécialiste des rhétoriques populistes, voir Pârvu 2016.
38. Plantin 2011b, 13‑14
39. Dans la tradition antique les dissoi logoi, les « discours doubles », avaient pour
ambition de former l’étudiant à l’argumentation, voir Pearce 1994.
40. Nous traduisons librement en français les sujets donnés en anglais.
41. Edwin Zaccai est Professeur de Sciences environnementales à l’Université libre de
Bruxelles, fondateur du Centre d’Etudes du Développement durable (CEDD).
42. Jean Sevestre-Giraud, actuellement chef du bureau « Politique climat et
atténuation » au Ministère français de la Transition écologique, a été expert national
détaché auprès de la Commission européenne (2018-2021) dans le secteur de l’énergie.
43. Sabine Luciani, Professeure de Langue et Littérature latines à Aix-Marseille
Université (TDMAM – CNRS), est spécialiste de Lucrèce et de Cicéron.
RÉSUMÉS
Il est maintenant clairement établi que le modèle rhétorique fournit une réponse pertinente aux
questionnements sur les méthodes et sur les contenus d’une formation à la citoyenneté en
démocratie. En Europe toutefois, ce modèle rencontre encore des difficultés pour être reconnu
comme une formation au discours légitime. À partir de l’expérience d’une université d’été
intitulée « Citoyenneté européenne et argumentation rhétorique : le cas du changement
climatique », nous répondons aux principales critiques adressées au modèle rhétorique et
montrons comment il peut être utilisé, aujourd’hui, pour développer l’esprit critique et les
compétences citoyennes.
Even though it is now clearly established that the rhetorical education model provides a relevant
framework to question the methods and contents of a democratic citizenship education, this
model still encounters difficulties in Europe for recognition as a valid pedagogical approach for
working on critical thinking and citizenship skills. Based on the experience of a summer school
entitled “European Citizenship and Rhetorical argumentation: the case of climate change”, we
will try to answer the criticisms addressed to rhetoric and show how it can be used to develop
citizenship skills nowadays.
INDEX
Mots-clés : argumentation, citoyenneté, démocratie européenne, Nouvelle Rhétorique,
pédagogie
Keywords : argumentation, citizenship, European democracy, New Rhetoric, pedagogy
AUTEURS
LUCIE DONCKIER DE DONCEEL
Università degli studi di Palermo & Université libre de Bruxelles, doctorante
BENJAMIN SEVESTRE-GIRAUD
Université Aix-Marseille & Université libre de Bruxelles, doctorant
Sébastien Chonavey
3 En effet, cette notion s’est construite pour Chaïm Perelman à partir des débats qui ont
présidé à la Déclaration universelle des Droits de l’Homme proclamée devant l’ONU à
Genève en 1948. Durant les années 50, Perelman accordera en outre, dans sa tentative
de fonder une nouvelle rhétorique, une attention particulière à la question des
différents types d’auditoires (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1958). Repartant de l’idée
que l’argumentation humaine porte sur des normes et des valeurs, Perelman tentait de
distinguer à côté des auditoires particuliers, un auditoire universel. Celui-ci était, selon
lui, composé de l’ensemble des humains « adultes et normaux » (1958 : 39) et incarnait
véritablement l’idéal de la raison humaine (Danblon 2004 : 24).
4 Or, si cette notion n’est pas sans poser quelques problèmes de fondements 1, elle
suppose surtout une exclusion théorique de la catégorie des enfants 2 à laquelle,
pourtant, les prises de parole réelles des oratrices de notre corpus semblent s’opposer
frontalement. C’est que, face à l’intervention de Severn C.-Z. et Greta Th. à l’ONU et à la
construction, dans leur discours, d’un ethos d’enfant assumé voire revendiqué, cette
notion de l’auditoire universel semble fragilisée.
5 Nous nous proposons donc dans cet article d’examiner d’une part l’inscription des
discours de Severn C.-Z. et Greta Th. dans un genre rhétorique et de l’autre, la
compatibilité de leur ethos discursif avec la conception de l’auditoire universel chez
Perelman. La problématisation de cette notion s’effectuera en s’appuyant sur les
éléments dégagés de l’analyse rhétorique du discours de Severn C.-Z. et de Greta Th.
6 Fille de l’écrivaine Tara Elisabeth Cullis et du généticien canadien David Suzuki, Severn
C.-Z. n’est pas connue du grand public au moment où elle prend la parole à l’ONU : elle
avait créé avec quelques amis un groupe environnemental pour enfants à Vancouver
baptisé The Environmental Children’s Organization. Apprenant la tenue d’une réunion
internationale consacrée à la Terre, elle avait organisé une collecte de fonds afin de
participer au Sommet des O.N.G. environnementales en marge de la rencontre à l’ONU.
Elle s’y était vu proposer par le secrétaire général d’alors, Maurice Strong, un bref
temps de parole dans l’hémicycle officiel (Vidal 2022). Plusieurs objectifs importants y
étaient annoncés (Collectif 1992), bien que, pour l’essentiel, il s’agissait d’arriver à
concilier le développement économique mondial avec la protection de
l’environnement.
7 Dans ce cadre, le discours de Severn C.-Z. répond à trois objectifs : assumer une triple
représentation – son association, « les générations futures » (Malnis 2019) ainsi que les
O.N.G. –, lier le problème de l’écologie mondiale aux problèmes sociaux dont les favelas
de Rio constituent le symbole et faire agir les dirigeants mondiaux concrètement
contre la pollution.
adultes : changer les habitudes de consommation (« pour vous dire, à vous les adultes,
qu’il faut changer vos habitudes »), puis rassurer les enfants quant à la possibilité de
vivre sans crainte sur Terre (« Les parents devraient pouvoir réconforter leurs enfants
en leur disant : Tout va bien se passer, ce n’est pas la fin du monde, et nous faisons et
faisons encore de notre mieux. »). Troisièmement, Severn C.-Z. renforce sa proposition
par le biais de plusieurs exemples – ou paradeigma en rhétorique classique (Aristote
2007 : 135) qui sont chargés de décliner l’urgence de la résolution proposée à travers
diverses situations. Severn C.-Z. s’y applique en relevant celle des hommes ou des
nombreux animaux qui meurent sur la planète : « Je suis ici pour parler au nom des
enfants affamés du monde entier dont les cris ne sont pas entendus. Je suis ici pour
parler au nom des innombrables animaux qui meurent sur cette planète, car ils n’ont
nulle part où aller. »
9 Ou en évoquant la situation des espaces sauvages qui disparaissent : « J’ai rêvé de voir
les grands troupeaux d’animaux sauvages, les jungles et les forêts tropicales pleines
d’oiseaux et de papillons, mais je me demande maintenant s’ils existeront même pour
que mes enfants les voient. »
10 Ces exemples sont pour certains décrits plus longuement via une figure que l’on
pourrait rapprocher de la description ou ekphrasis, c’est-à-dire d’« un discours qui
présente en détail et met sous les yeux de façon évidente ce qu’il donne à connaître » 4.
C’est le cas des nombreux poissons morts qu’elle explique avoir trouvés « plein de
cancers » ou encore d’un petit enfant rencontré à l’occasion de sa visite dans les favelas
de Rio :
Il y a deux jours, ici au Brésil, nous avons été choqués lorsque nous avons passé du
temps avec des enfants vivant dans la rue […]. Si un enfant des rues qui n’a rien est
prêt à partager, pourquoi sommes-nous encore si avides de tout ? […] je pourrais
être un de ces enfants qui vivent dans les favelas de Rio.
11 Le renforcement de ces exemples se fait aussi grâce à la convocation de situations
puisées dans l’expérience quotidienne ; ils accentuent alors le sentiment d’anxiété
suscité par l’effondrement redouté et mettent en exergue une sensation de changement
d’époque : les générations précédentes pouvaient être insouciantes alors que les
générations suivantes sont angoissées par les problèmes écologiques : « J’ai peur de
m’exposer au soleil maintenant, à cause des trous dans notre ozone. J’ai peur de
respirer l’air, parce que je ne sais pas quels produits chimiques il contient. »
12 Quatrième et dernier point sur le genre épidictique : Severn C.-Z. choisit de justifier
l’opportunité de sa proposition – « l’utilité » en termes aristotéliciens (Aristote 2007 :
117) – en mettant en avant le bonheur et le bien collectif sur lesquels l’action qu’elle
propose pourrait déboucher. Ce faisant, les adultes pourraient « rassurer les enfants » :
leur faire connaître le monde naturel dans lequel ils ont autrefois vécu normalement,
ou encore mettre en acte les « paroles d’amour » qu’ils leur destinent habituellement.
Ces procédés relèvent de l’amplification et du genre épidictique qui, mis au service de
la proposition délibérative, sert à la création et à la promotion d’un horizon commun.
Les valeurs y sont alors partagées par les membres de la communauté ; ici, le respect de
l’environnement, la solidarité et l’amour entre les êtres vivants.
13 Cette utilisation de l’épidictique se manifeste également dans la présentation d’une
vision universelle de l’humanité (« nous sommes une même famille », « nous sommes
dans le même bateau ») que Severn C.-Z. oppose au gaspillage et aux intérêts
individuels. En effet, pour illustrer cette idée, elle recourt au blâme en critiquant les
objectifs habituellement attribués aux décideurs mondiaux (ne pas « perdre une
élection ou quelques points en bourse ») ainsi qu’à une triple répétition : « nous
achetons et nous jetons, nous achetons et nous jetons, nous achetons et nous jetons et
pourtant les pays du Nord ne partageront pas avec les nécessiteux ». Présentant la
pollution sous son angle inutile et la lutte contre celle-ci comme une nécessité, Severn
C.-Z. propose donc aux adultes d’agir concrètement. Elle les conforte dans un rôle actif
et positif vis-à-vis du problème écologique et semble donc les réinstaller dans une
véritable disposition à l’action en faveur de l’écologie.
14 Pour ce faire, elle s’emploie à construire auprès de son auditoire une image d’elle-
même qui tranche avec celle habituellement affichée par les orateurs dans des
circonstances internationales similaires. En termes rhétoriques, ce positionnement
atypique rencontre la problématique de la construction de l’ethos. Cette notion issue de
la tradition aristotélicienne peut être définie comme un moyen de preuve à la
disposition de l’orateur pour persuader son auditoire à agir conformément à son
objectif. Distingué du pathos ou du logos, l’ethos se concentre sur la mise en avant par
l’orateur de tel ou tel élément de sa personnalité devant son auditoire, tout en veillant
à s’adapter à celui-ci (Danblon 2005 : 132). Dans la perspective de l’École de Bruxelles,
nous soutenons une approche à la fois généalogique et pragmatique de ce concept.
Ainsi, nous référant à la définition d’Aristote, nous intégrons l’apport des travaux de
Maingueneau (2002), Amossy (2010), Meizoz (2009) et Woerther (2007) sur la question
du rapport de l’ethos à l’éthique et à la vertu.
15 Dans le discours, cette preuve est développée en trois temps. Severn. C.-Z. mentionne
d’abord le caractère tout à fait exceptionnel de sa présence en utilisant à plusieurs
reprises l’anaphore selon laquelle elle « n’est qu’une enfant ». Recourant à une forme
de captatio benevolentiae, elle souligne sa qualité d’enfant en évoquant son manque de
connaissances (« je n’ai pas toutes les solutions ») ou en tenant des propos qui semblent
relever de l’évidence (« l’argent de la guerre pourrait servir à sauver l’humanité » ou
encore « je sais que nous faisons partie d’une famille »).
16 Dans un second temps cependant, et comme pour compenser cette présentation
modeste, la jeune oratrice rappelle sa qualité de représentante d’une O.N.G. composée
d’enfants qui se proposent « de faire la différence » et d’envoyer un message aux
adultes afin de leur dire de changer « leurs habitudes ». Ensuite, elle se propose de
représenter, à travers son discours, l’ensemble de la jeunesse : « je suis ici pour parler
au nom de toutes les générations à venir ». Dans ce cadre, la jeunesse apparaît comme
un groupe en souffrance qui doit aussi supporter ses douleurs en silence. La nature
paraissant sur ce point semblable à la jeunesse, cette dernière serait davantage capable
de la défendre : « je suis ici pour parler au nom des enfants affamés du monde entier
dont les cris ne sont pas entendus. Je suis ici pour parler au nom des innombrables
animaux ». Se faisant, Severn C.-Z. cherche à installer dans son auditoire l’idée que s’en
prendre à la nature, c’est aussi s’en prendre à la jeunesse et inversement. Cette
représentation ne l’empêche pas d’entrer en empathie avec son auditoire en tentant de
le lier lui aussi à la jeunesse. Pour ce faire, elle évoque d’abord des scènes d’enfance
communes à nombre d’entre eux : une partie de pêche avec un parent (« j’allais pêcher
à Vancouver, chez moi, avec mon père ») ou un rêve de nature (« j’ai rêvé de voir les
grands troupeaux d’animaux sauvages, des jungles et des forêts tropicales pleines
d’oiseaux et de papillons »). Elle rappelle ensuite la supériorité des liens familiaux sur
les identités professionnelles ou politiques :
Vous êtes des délégués de vos gouvernements, des hommes d’affaires, des
organisateurs, des journalistes ou des politiciens. Mais en réalité vous êtes des
mères et des pères, des sœurs et des frères, des tantes et des oncles et vous êtes tous
des enfants de quelqu’un.
17 Dans un troisième temps, comme pour parachever la construction de ce lien entre la
jeunesse, sa représentation et le monde des adultes, Severn C.-Z. emploie un « nous » à
la tonalité épidictique. Celui-ci ne désigne, au début de son discours, que son groupe de
jeunes venus à l’ONU (« Vanessa Suttie, Morgan Geisler, Michelle Quigg et moi. Nous
avons récolté tout l’argent nécessaire pour venir ici nous-mêmes faire 5 000 miles ») en
opposition aux adultes présents (« pour vous dire, à vous les adultes »). Ce « nous » se
transforme peu après en un « nous » englobant et universel qui finit, au milieu de son
discours, par intégrer complètement les adultes. Severn C.-Z. rappelle en effet
l’importance de leur identité commune via les liens familiaux : « nous faisons tous
partie d’une famille forte de 5 milliards d’individus ». Elle s’intègre elle-même dans ce
groupe lorsqu’il s’agit d’évoquer les responsabilités vis-à-vis de la nature : « dans mon
pays, nous faisons tellement de déchets, nous achetons et nous jetons » ; ou encore
« pourquoi sommes-nous encore si avides de tout ? ». Cependant, ce « nous » se dissocie
à nouveau dans la péroraison du discours afin de placer les adultes en face de leurs
responsabilités vis-à-vis des enfants et de leur besoin de protection. Ce procédé a pour
but de renforcer l’argument ad hominem qui occupe le cœur de l’argumentation de
Severn C.-Z. et que l’on peut résumer ainsi : les adultes enseignent aux enfants des
règles morales et pratiques qu’ils ne respectent pas eux-mêmes :
À l’école, même à la maternelle, vous nous apprenez comment nous comporter dans
le monde. Vous nous apprenez à ne pas nous battre avec les autres, à résoudre les
problèmes, à respecter les autres, à nettoyer notre gâchis, à ne pas blesser d’autres
créatures, à partager, à ne pas être avide. Alors, pourquoi allez-vous faire les choses
que vous nous dites de ne pas faire ?
18 Dès lors, après avoir annoncé qu’elle n’était pas à sa place, Severn C.-Z. se présente
comme la déléguée d’une jeunesse qui, à l’image de la nature, est certes en souffrance
mais demeure malgré tout ouverte aux adultes. C’est pourquoi les nombreuses
catégories qu’elle tâche de mobiliser relèvent d’une volonté commune, englobante
(« toutes les générations à venir », « tous les enfants affamés », etc.) ou collective
(« nous sommes tous dans le même bateau »). Celles-ci impliquent un type d’auditoire
dont la portée est universelle et que Severn C.-Z. tente précisément de mettre au
service de sa position argumentée en faveur de l’écologie. Après avoir analysé la prise
de parole de Severn C.-Z., examinons maintenant les choix rhétoriques de Greta
Thunberg.
19 Environ trente années plus tard, Greta Th. intervient dans un tout autre contexte. Cela
fait depuis environ un an que la jeune Suédoise est connue de l’opinion publique
internationale pour ses actions réclamant des mesures politiques plus écologistes avec,
en août et septembre 2018, la première grève scolaire pour le climat reprise ensuite
sous l’égide de « Fridays for Future ». C’est d’ailleurs avec ce mouvement que
surviennent, en amont du Sommet, trois événements conjoints : la traversée de
l’Atlantique par Greta Th. à bord d’un bateau à faible empreinte carbone, un immense
22 Il semble à première vue que, comme pour Severn C.-Z., la prise de parole de Greta
Th.se situe du côté du genre délibératif. En effet, nous pouvons noter que son discours
se tient lui aussi dans un lieu caractéristique de la délibération politique internationale.
Cependant, si l’on analyse plus attentivement le contenu du discours, deux obstacles
semblent se dresser contre cette première interprétation.
23 En premier lieu, Greta Th. ne semble pas fournir une proposition d’action concrète à
son auditoire. À peine a-t-elle fini d’évoquer un objectif commun de réduction des
émissions de gaz à effet de serre (« de moitié dans dix ans »), qu’elle qualifie cette
proposition « d’idée commune ». Elle signale en outre qu’il s’agit d’une mesure qui,
selon elle, n’est peut-être pas assez efficace pour pouvoir effectivement offrir un futur
aux générations suivantes. Pour renforcer ce constat, elle mobilise non pas un exemple
historique (paradeigma) orienté vers le futur – comme l’y encouragerait la rhétorique
classique (Aristote ; Stroh 2010) – mais au contraire, une situation durablement
présente : « les gens souffrent, des gens meurent et des écosystèmes s’écroulent ». Cette
situation préfigure d’ailleurs selon elle une catastrophe écologique majeure : « Nous
sommes au début d’une extinction de masse ».
24 D’autre part, son désir d’action ne semble ni vouloir être utile ni impliquer son
auditoire, puisque les perspectives tracées notamment dans la partie finale de son
discours présentent un tableau plus pessimiste qu’optimiste. En effet, la jeune oratrice
insiste davantage sur les conséquences négatives de la situation donnée (« avec les
niveaux d’émissions actuels, le budget CO2 aura entièrement disparu en moins de huit
ans et demi. ») que sur le potentiel positif d’un passage à l’action pour son auditoire :
« le monde se réveille et le changement arrive, que cela vous plaise ou non ». Plusieurs
éléments laissent à penser que le discours de Greta Th. serait plutôt tourné vers le
genre judiciaire.
25 La prise de parole de Greta Th. peut tout d’abord être considérée comme la mise en
place d’un long enthymème (Aristote 137) formé de plusieurs propositions. Il s’agit
dans un premier temps d’une prémisse mineure : les adultes violent la possibilité pour
les enfants de grandir et de s’éduquer dans un cadre apaisé (« ce n’est pas normal. Je
devrais être en classe de l’autre côté de l’océan ») ; suit une conclusion, conséquence de
la prémisse mineure, qui annonce que les jeunes vont arrêter, surveiller et même
éventuellement punir les adultes (« nous allons vous surveiller », « Nous ne vous
pardonnerons jamais » ou encore « nous ne vous laisserons pas vous en sortir »).
Comme dans tous les enthymèmes, le passage de la prémisse mineure à la conclusion se
fait par le moyen d’une prémisse majeure sous-entendue. Cette dernière agit comme
une forme de garantie générale, de fondement partagé par l’auditoire (Plantin 2005 :
37), et implique, dans ce cas précis, l’idée qu’on ne peut bafouer les droits de l’enfant à
vivre et s’éduquer sereinement.
26 Ensuite, dans le prolongement de l’enthymème, Greta Th. cherche à renforcer ses
différentes propositions par des accusations construites à l’appui de faits qu’elle
présente au passé ou dans un présent de vérité générale (Danblon 2005 : 168). Selon une
gradation des plus légères aux plus graves, les réquisitions débutent par la mention de
l’imprudence : premièrement, les adultes sont accusés de ne recourir qu’à des solutions
classiques, alors que le problème écologique nécessite des changements plus amples
(« Comment pouvez-vous prétendre que ceci peut être résolu en faisant comme
d’habitude »). Deuxièmement, la franchise des adultes est remise en question au motif
d’un manque de maturité qui les éloigne de toute compétence et de la vérité : « Aucune
solution, aucun plan ne sera présenté pour résoudre ce problème ici, car ces chiffres
dérangent et vous n’êtes pas assez matures pour dire la vérité ».
27 Troisièmement, Greta Th. accuse les adultes de faire preuve d’irresponsabilité en ne
venant au secours ni de la nature ni des personnes qui souffrent et qui risquent de
mourir : « Des gens souffrent, des gens meurent, et des écosystèmes s’écroulent ». Cette
responsabilité est, selon elle, aggravée par la manière dont les adultes minimisent le
sérieux de la situation en lui substituant des problèmes de rentabilité et de croissance
perçus dès lors comme des illusions merveilleuses : « tout ce dont vous parlez c’est
d’argent, et de contes de fées racontant une croissance économique éternelle ».
28 Cette accusation est ici amplifiée par une gradation conduisant à décrire la situation de
façon apocalyptique (« des gens souffrent, des gens meurent, et des écosystèmes
s’écroulent »), elle-même construite en opposition avec des termes appartenant au
champ sémantique de la naïveté et du merveilleux qu’incarnent les adultes (« conte de
fée racontant une croissance économique éternelle »). Ce mouvement oratoire s’achève
par l’anaphore « Comment osez-vous ? » qui souligne leur irresponsabilité : « Comment
osez-vous encore regarder ailleurs ? Vous venez ici pour dire que vous faites assez,
alors que les politiques et les actions nécessaires sont inexistantes. »
29 En plus d’être irresponsables, les adultes sont accusés d’entretenir des espoirs infondés
sur la résolution de la situation (« pourtant vous venez tous nous demander, à nous les
jeunes, de continuer à espérer ») et, ce faisant, ils sont accusés de « voler » leur vie en
recourant à des discours trompeurs : « Vous avez volé mes rêves et ma jeunesse avec
vos mots creux ».
30 Fidèle au genre judiciaire, le discours de Greta Th. semble donc dénoncer une véritable
trahison des jeunes générations par les adultes qui les abandonnent à la catastrophe. Sa
conclusion se transforme alors en un constat désabusé sur l’état des forces en présence
(« vous nous laissez tomber »), ainsi que sur la conviction de la présence d’une source
d’angoisse : elle-même et les jeunes de sa génération vont « devoir vivre avec les
conséquences ».
31 Ce constat et les accusations portées dans l’enthymème incitent Greta Th. à afficher un
ethos jeune et indigné par le comportement des adultes. Même si, comme démontré
précédemment, elle mentionne le caractère anormal de sa présence, elle en impute la
responsabilité aux adultes. Greta Th. leur précise d’ailleurs d’emblée, sous forme d’une
condamnation préalable, le but de sa prise de parole : « Mon message est que nous
allons vous surveiller ».
32 Nous pouvons déjà observer qu’à l’instar des pratiques du genre judiciaire, l’accusateur
se place dans une position de surplomb vis-à-vis de l’accusé. C’est que dans les
circonstances d’urgence écologique, Greta Th. affirme faire preuve d’une prudence
inexistante chez les adultes : elle voit plus loin que leur pensée et préfère anticiper les
problèmes éventuels relevant de tous les domaines (y compris sociaux) plutôt que de
les ignorer : « 50%, c’est peut-être acceptable à vos yeux, mais ce nombre ne comprend
ni les moments de bascule, ni les réactions en chaîne, ni le réchauffement
supplémentaire caché par la pollution toxique de l’air ou les notions d’égalité et de
justice climatique. »
33 Sa prudence se double de connaissances dans le domaine scientifique qui lui confèrent
à la fois un accès à la vérité et un statut d’expert judiciaire : la science est claire et les
adultes ne font rien (« Depuis plus de 30 ans, la science est parfaitement claire.
Comment osez-vous encore regarder ailleurs ? »). De plus, elle dispose d’une maturité
supérieure à celle des adultes : « ces chiffres dérangent et vous n’êtes pas assez matures
pour dire la vérité ».
34 Les motifs de sa présence restent implicites : elle choisit de ne pas évoquer son rôle de
porte-parole (soit de représentante de son association, d’instigatrice de mouvements de
grève, d’oratrice). Cette représentation de la jeunesse semble alors aller de soi, car elle
en fait partie.
35 Représentant une jeunesse qui juge ses aînés comme moralement inférieurs, l’ethos de
Greta Th. se construit dans une opposition entre adultes et enfants renforcée par
l’emploi d’un « nous » épidictique qui s’en prend aux adultes, regroupés quant à eux
dans un « vous » disqualifiant. Ce vous est énoncé tout au long du discours dans un jeu
de double adresse qui vise à la fois les adultes présents et aussi le monde des adultes en
général. Puisque ces différents auditoires correspondent symboliquement à l’auditoire
universel, nous analysons ici le discours de Greta Th. comme une adresse à celui-ci.
36 Si l’on retourne au premier moment saillant de cette adresse au « vous » disqualifié (au
milieu du discours), nous constatons que Greta Th. tente d’y pointer la duplicité des
adultes et des dirigeants mondiaux : ils semblent à la fois comprendre l’urgence de la
situation, mais, d’après elle, ils échouent à agir véritablement. Elle sous-entend même
que leur comportement relève d’une morale diabolique : « Car si vous comprenez
vraiment la situation, tout en continuant d’échouer, c’est que vous êtes mauvais » 6.
Cependant, et cela s’avère être la seule marque d’empathie – quoique teintée d’ironie –
vis-à-vis de l’auditoire, elle affirme se refuser de le croire : « et ça, je refuse de le
penser ». L’acmé de cette utilisation d’un « vous disqualifiant » s’effectue au moment de
la péroraison. Dans celle-ci, et à l’instar de ce que nous avons souligné précédemment,
Greta Th. n’effectue aucune proposition de passage à l’action auprès de son auditoire.
En effet, ce « vous » ne peut plus, en raison de sa malhonnêteté, être persuadé ; seul le
« nous » demeure susceptible d’agir. L’adresse au « vous » ne sert donc, encore une fois,
qu’à blâmer celui-ci.
37 Cette affirmation d’un désaccord profond (Fogelin 1985, Ranalli 2018), d’une discorde,
semble donc obéir à une logique épidictique du blâme des adultes qui composent
pourtant l’auditoire à qui Greta Th. s’adresse. Nous pouvons rapprocher cette attitude
de la construction d’une forme d’ethos de rupture (Guérin 2022) qui se déploie en trois
temps. Greta Th. procède, tout d’abord, à une disqualification de l’assemblée
délibérative qui passe par des accusations graves (imprudence, mensonge,
irresponsabilité, vol et trahison), suivies de la mise en doute de la fonction même de
celle-ci. Le Sommet de l’ONU y est perçu non plus comme une assemblée délibérante,
mais « congratulante » qui a toutes les apparences de l’inutilité et de la malfaisance.
Ensuite, le discours construit, via la figure du « vous », une image unifiée de l’adversaire
qui englobe tous les adultes également inactifs dans le cas du climat et coupables de
condamner l’avenir des jeunes. Enfin, dernière étape de la mise en place de l’ethos de
rupture : à ce « vous » de discorde est opposé un « nous » de concorde rassemblant les
jeunes qui, eux, favorisent véritablement l’écologie et font preuve de prudence ainsi
que d’expertise. Cette rupture permet de dégager une figure positive qui, du fait de sa
représentativité et de ses qualités peut condamner moralement l’assemblée à laquelle
elle s’adresse : « Vous nous laissez tomber. Mais les jeunes commencent à voir votre
trahison ».
38 Plus loin encore, elle va jusqu’à rappeler la surveillance et la menace qu’elle fait figurer
en guise de préambule, de titre de son discours : « Nous ne vous laisserons pas vous en
sortir. Nous mettons une limite, ici et maintenant ». Comme on peut le constater, cet
argument ad baculum (Walton 2000 : 140, Plantin 2011 : 81) passe soit par la convocation
de la jeunesse qui se donne pour mission de poursuivre les adultes et de leur imposer
une limite, soit par l’intervention d’un cataclysme débouchant sur une régénération.
D’où le « Merci ! » sibyllin qui clôt le discours. Si l’on rapproche cette conclusion du
préambule de mise en garde, nous pouvons constater que c’est même la totalité du
discours de Greta Th. qui est organisée autour de la menace formulée à l’endroit des
adultes.
39 Au sortir de cette stratégie de rupture, l’auditoire direct de la jeune oratrice n’est pas
tout à fait celui auquel elle destine son réquisitoire et son blâme. Elle s’adresse à une
partie plus vaste, celle d’un auditoire universel : l’auditoire composé non seulement des
dirigeants mais aussi de l’opinion mondiale amenée à juger sévèrement l’action de ses
représentants. Greta Th., en tant qu’accusatrice indignée, ne s’adresse donc pas
seulement à l’assemblée du Sommet de l’ONU comme à une juge, mais bien comme à
l’accusée d’un vaste procès intenté par les jeunes générations devant le jury des
peuples du monde.
40 Greta Th. semble donc ici s’inscrire dans le scénario bien connu du duel médiatique
entourant la préparation d’un affrontement judiciaire : la tentative de conquête de
41 Bien que de nombreux commentateurs aient souligné les points communs entre les
deux oratrices (de très jeunes filles, représentantes d’ONG, et habituellement absentes
dans les assemblées de l’ONU, etc.), nous observons que celles-ci construisent des
discours aux caractéristiques très différentes.
42 Du point de vue du genre discursif tout d’abord : Severn C.-Z. ancre son discours dans le
genre délibératif conformément au lieu de sa prise de parole et en essayant de proposer
à son auditoire un futur passage à l’action écologique. Elle promeut à la fois son utilité
et sa possibilité grâce aux amplifications de l’épidictique et à l’usage d’un paradeigma
d’autant plus persuasif qu’il repose sur un lieu commun : celui de l’expérience
quotidienne et des souvenirs d’enfance. De son côté le discours de Greta Th. rompt
d’emblée la convention délibérative en interpellant les adultes et en les mettant « sous
surveillance » ; elle accuse son auditoire (composé de représentants adultes) de
maltraitance envers la nature et donc envers les nouvelles générations, de cadre de vie
pérenne.
43 Du point de vue de la construction de l’ethos ensuite : même si la figure de l’enfant
retenue par les observateurs a permis aux oratrices de renforcer le bien-fondé de leur
venue, la construction de leur ethos respectif s’est faite d’une manière classique dans le
cas de Severn C.-Z. et dans un esprit de rupture pour Greta Th.
44 Si nous avons souligné que cette double différence de genre discursif et d’ethos
renvoyait bien à des intentions discursives opposées, nous constatons également que
ces distinctions ont des conséquences sur la manière d’envisager leur auditoire. En
effet, si l’auditoire doit être entendu comme « l’ensemble de ceux sur lesquels l’orateur
veut influer par son argumentation » (Perelman et Olbrechts-Tyteca 1988 : 25), il y a
bien pour les oratrices une nécessité de s’adapter à leur public ou, plus précisément, à
l’idée qu’elles peuvent s’en faire. Comme le précise Amossy (2010 : 118), ce regard
rhétorique sur la notion d’auditoire a des conséquences importantes pour la notion
d’ethos : « cette vision implique une construction en miroir de l’image des
interlocuteurs ». Or, dans la vision perelmanienne, ce reflet des interlocuteurs se
heurte à un obstacle majeur vis-à-vis de l’auditoire universel. En effet, si cette dernière
notion englobe effectivement, comme principe régulateur du raisonnable (Angenot
2012), l’ensemble des humains « adultes et normaux » (Perelman et Olbrechts-Tyteca
1988 : 39), il intègre néanmoins trois types de limites : le fou, l’enfant et le récalcitrant
(ibid. : 43). En ce qui concerne l’enfant, les raisons qui motivent son exclusion
consisteraient dans son besoin d’éducation, son instabilité psychologique et son
manque de compétence dans la conduite d’une discussion (Fumaroli 1999 : 547). Depuis
l’Antiquité, cette exclusion de l’enfant connaît des exceptions sur lesquelles s’appuient,
de manière différente, Greta Th. et Severn C.-Z.
45 En effet, lorsqu’elle propose humblement aux adultes de délibérer et de changer leurs
habitudes ou encore lorsqu’elle recourt à l’argument ad hominem pour souligner un
écart entre leurs paroles et leurs actes, Severn C.-Z. se conforme non seulement à la
théorie aristotélicienne de l’ethos, mais elle souligne aussi par-là la place pleine et
entière des adultes dans ce qui compose pour elle l’auditoire universel. Elle demande
simplement aux adultes, en raison de leurs liens familiaux, du danger qui les menacent
tous, de leur ignorance et de leurs souffrances communes7 d’entendre également la
voix des enfants ainsi que celle de la nature. Cette demande est amplifiée de manière
spécifique chez Severn C.-Z. grâce à l’utilisation nuancée d’un « nous » et d’un « vous ».
À travers eux, l’oratrice construit une identité collective rassemblant les enfants qui
agissent. Cette identité intègre également les adultes aussi fautifs qu’eux de gaspillage.
S’ils doivent certes changer leurs habitudes, les adultes font partie, dans le discours de
Severn C.-Z., de la même famille que les enfants : celle des humains. C’est d’ailleurs en
se rappelant eux aussi avoir été des enfants qu’ils pourront écouter davantage les
jeunes générations et agir, conformément à leurs valeurs, pour la protection de tous.
L’auditoire universel est donc entendu ici dans une vision extensive de ses termes : les
adultes s’y trouvent, mais doivent pouvoir y inclure aussi les enfants et la nature. Cette
nouvelle ouverture de l’auditoire aux enfants et à la nature n’empêche pas les adultes,
dans ce discours de Severn C.-Z., de retrouver la position que, selon elle, ils n’auraient
jamais dû quitter : celle de parents qui ne cessent de consoler ni de protéger les enfants
d’un danger à l’apparence réelle et imminente.
46 Greta Th., quant à elle, ne fait, fidèle à un ethos de rupture, aucune proposition aux
adultes. Elle requiert leur condamnation en raison de leurs fautes vis-à-vis des enfants.
Ces derniers disposent d’ailleurs d’une expertise morale et scientifique supérieure,
puisque, contrairement aux adultes, eux sont vraiment honnêtes : ils ont le courage de
ne pas atténuer la vérité de la science. Comme chez Severn C.-Z., ce sentiment de
défiance est amplifié par l’utilisation d’un « nous », mais qui, ici, souhaite punir les
adultes englobés dans un « vous » malfaisant. En effet, ces derniers ne s’abstiennent ni
ne s’indignent de l’extinction de masse et abandonnent les jeunes générations. Ils sont
donc coupables et doivent faire l’objet d’une surveillance, afin que les enfants puissent
survivre. Comme chez Severn C.-Z., les enfants et la nature font dès lors aussi partie des
êtres véritablement raisonnables et sensés, mais avec deux nuances importantes. Chez
Greta Th., l’entrée des enfants et de la nature dans l’auditoire universel ne se fait pas en
raison de liens spécifiques, mais plutôt en raison de leur statut commun de victime 8. Les
adultes, quant à eux, semblent être exclus de l’auditoire universel puisqu’ils sont, aux
yeux les jeunes générations, responsables de la situation9. Ainsi, l’auditoire universel
semble être conçu, dans le discours de Greta Th., comme une notion à la fois extensive
vis-à-vis des jeunes et de la nature, mais aussi restrictive vis-à-vis des adultes. Cette
perception de l’auditoire universel semble donc effectuer une inversion complète de sa
définition perelmanienne.
Conclusion
47 Finalement, à la suite des analyses effectuées dans cette contribution et à titre
d’hypothèse, nous pouvons rendre compte de ces nouveaux regards sur l’auditoire
universel, en évoquant l’évolution de la conception de l’humain et de la
société concernant un nouveau rapport entre les adultes et les enfants. Ce nouveau
rapport est mis en évidence par l’analyse rhétorique des discours de Severn C.-Z. en
1992, de Greta Th. en 2019 et par leur comparaison avec la notion d’auditoire universel
définie par Perelman en 1958. Nous sommes ainsi passés, consciemment ou non 10, d’une
époque perelmanienne considérant les adultes comme supérieurs aux jeunes
générations, comme les parents de leurs enfants, à celle de Severn C.-Z., où les adultes,
comme les jeunes, apparaissent comme les enfants de leurs parents, pour aboutir enfin
avec Greta Th. aux temps contemporains, dans lesquels, comme semble le sous-
entendre l'oratrice, les adultes, inférieurs aux jeunes, peuvent apparaître comme les
enfants de leurs enfants.
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NOTES
1. Nous renvoyons sur la question de l’aspect non-contradictoire de la définition
perelmanienne de l’auditoire universel, entre autres, aux analyses d’Emmanuelle
Danblon, Ruth Amossy, Christopher Tindale ou encore Salvatore Di Piazza : Danblon
(2004) ; Amossy (2021 : 39-70) ; Tindale (2009 ; Di Piazza (2019), Séminaire du GRAL
(Bruxelles : à paraître)
2. Nous reviendrons dans la suite de l’article sur les raisons évoquées par Perelman
pour fonder cette exclusion.
3. En effet, depuis Aristote, on distingue, de façon pragmatique, via leur adaptation à
différentes institutions présentes dans la vie publique : le politique (dans les
assemblées), le judiciaire (dans les cours de justice) et l’épidictique (dans différentes
situations symboliques collectives). Voir Aristote. 2007. Rhétorique. Présentation et
Traduction par Pierre Chiron ; Pernot (1993 : 11) ; Dominicy et Frédéric (2001 : 19).
4. Pour une compréhension pragmatique de cette figure utilisée depuis l’antiquité dans
les exercices rhétorique voir Chiron (2019 : 109).
5. « We have come here to let you know that change is coming, whether you like it or
not. The real power belongs to the people. » Discours de Greta Thunberg à la COP 24 en
Pologne le 15 décembre 2018.
6. « Because if you really understood the situation and still kept on failing to act, then
you would be evil. »
7. « Nous faisons tous partie d’une même famille » ; « nous sommes tous dans le même
bateau » ; « Je ne suis qu’un enfant et je n’ai pas toutes les solutions. Je veux que vous
compreniez, vous aussi, cela ».
8. « Et encore, je fais partie des plus chanceux ! Des gens souffrent, des gens meurent,
et des écosystèmes s’écroulent ! »
9. « Vous n’êtes pas assez matures pour dire la vérité. Vous nous laissez tomber. Mais
les jeunes commencent à voir votre trahison. Les yeux de toutes les générations futures
sont tournés vers vous. »
10. Danblon, Emmanuelle. 2013. L’homme rhétorique : culture, raison, action (Paris : Le
Cerf), 192
RÉSUMÉS
Dans cet article, nous effectuons une analyse rhétorique des discours de Severn Cullis-Suzuki
(1992) et de Greta Thunberg (2019). Notre attention s’y est focalisée sur la question du genre
rhétorique et de la preuve par l’ethos. Nous défendons l’hypothèse selon laquelle la construction
de l’ethos de ces deux oratrices de générations différentes témoigne d’un changement de
conception de la notion perelmanienne d’auditoire universel.
In this paper, we conduct a rhetorical analysis of the speeches of Severn Cullis-Suzuki (1992) and
Greta Thunberg (2019), focusing on the issue of rhetorical genre and evidence through ethos. We
defend the hypothesis that the construction of the ethos of these two speakers from different
generations testifies to a shift in the conception of the Perelmanian notion of universal audience.
INDEX
Keywords : child, Cullis-Suzuki, ethos, youth, rhetoric, Thunberg, universal audience
Mots-clés : auditoire universel, Cullis-Suzuki, enfant, ethos, jeune, rhétorique, Thunberg
AUTEUR
SÉBASTIEN CHONAVEY
Université libre de Bruxelles, doctorant
Stefano Vicari
Introduction
1 Les médias sociaux1 sont souvent l’objet de critiques portant sur l’absence ou la carence
de contrôles et, plus généralement, d’autorité, comme le montrent certains titres
récents de la presse, sans souci d’exhaustivité :
Le Conseil d’État veut réguler la jungle des réseaux sociaux (Le Figaro, 27/09/2022).
2 Les lacunes des mécanismes de régulation sont aussi mises en évidence par de
nombreuses recherches qui se penchent sur les dérives, telles que la circulation de
fausses nouvelles (Cetro et Sini 2020), de bulles de filtre (Figeac et al. 2019) et de
discours extrêmes et violents (Monnier et alii. 2020). Ces phénomènes semblent justifier
le fait de considérer les médias sociaux comme « une vaste mêlée hargneuse et
haineuse » (Angenot 2014), où les usagers peuvent exprimer leur opinion sur n’importe
sentiments et d’engagements au sujet d’une relation avec les autres » (Origgi 2008 : 13)
qui se construit à travers « un espace de discours permettant la création d’une nouvelle
forme de légitimité morale. […] L’acte de confiance est principalement discursif » (ibid. :
84). Cela montre non seulement que l’autorité est une notion multidimensionnelle
identifiée sur la base de déterminations discursives, sociologiques et symboliques, mais
aussi que la composante discursive joue un rôle central et justifie une étude dans le
cadre de l’analyse du discours.
8 En second lieu, la position de surplomb tient plus directement aux déterminations
historiques et sociologiques qui font de l’autorité une notion située historiquement.
C’est ainsi que l’autorité doit être comprise comme une notion polymorphe, dans la
mesure où ses manifestations sont déterminées par les conditions socio-historiques de
validation des savoirs propres à chaque époque, suivant les régimes de vérité (Leclerc
1996) qui se succèdent dans le temps. Comme Oger (2021) l’a très bien montré dans son
aperçu historique de la notion, si les signes de l’autorité ont toujours évolué et changé
(au moins depuis le Moyen-Age et jusqu’à nos jours), la relation d’autorité, fondée sur la
crédibilité d’une source et sur la dissymétrie des places, est constante dans le temps. Il
s’ensuit que toute étude du discours d’autorité doit accorder une place privilégiée
autant aux caractéristiques proprement discursives qu’à ses conditions de production
et aux caractéristiques et structures des dispositifs où le discours se produit, surtout
dans le cas des médias sociaux, où « les déterminations techniques co-construisent les
formes technolangagières » (Paveau 2017 : 11).
9 Par ailleurs, d’un point de vue strictement technique, le terme « autorité » fait déjà
partie de l’éventail terminologique des concepteurs des dispositifs qui l’utilisent pour
désigner le paramètre des liens qui pointent vers une page et dont le nombre
déterminerait le degré d’autorité de la page. La construction des discours d’autorité
dans ces dispositifs s’enrichit donc d’un aspect technique entraînant un basculement
vers des questions technologiques liées aux notions de visibilité et de popularité
(Alloing 2014, Broudoux et Ihadjadene 2020) et, notamment, à celle de réputation. Selon
Origgi, en effet, la réputation serait « un phénomène d’intelligence collective : c’est le
savoir des autres qui nous informe et c’est la façon dont l’autorité de ce savoir est
construite qui nous donne confiance pour l’acquérir par le biais d’autrui » (2015 : 194).
La structure réputationnelle du Web 2.0, loin de constituer un espace de discours
dérégulé, favoriserait la mise en place de systèmes de recommandation automatique et
collaborative qui, selon Broudoux (2007), participent de la construction d’une « autorité
informationnelle ». L’autorité informationnelle peut être rattachée à un individu, un
groupe, mais aussi à un média, comme c’est le cas avec Twitter ; elle est fondée sur la
compénétration et l’interdépendance de strates d’autorité sociale, énonciative (celle de
l’auteur) ou institutionnelle (celle de l’appartenance à un groupe hiérarchisé), strates
du savoir où l’on distingue une autorité épistémique (de première main) et une autorité
cognitive (de seconde main) et, enfin, du média, qui prend en compte le support (type,
lectorat, périodicité) et le public.
10 Ce modèle permet ainsi d’appréhender différentes manifestations de l’autorité propres
aux dispositifs du Web 2.0 et se configure donc comme un cadre particulièrement apte
à analyser tout type de discours se fondant sur une dissymétrie des positions et sur la
construction de la confiance épistémique dans l’univers numérique.
16 Il s’agit ici de tenter de recenser quelques questions de fond : quelles sont les stratégies
technodiscursives mises en place par ces médecins-influenceurs relevant de ce qu’on
peut considérer comme une « prétention » au discours d’autorité ? Dans quelle mesure
ce discours est-il tributaire des affordances de la plateforme et exploite-t-il,
notamment, les possibilités de liens sociaux et du réseautage (hashtags, mentions,
retweets, etc.) ? Comment les followers réagissent-ils à cette prétention à faire autorité ?
La réponse à ces trois questions me paraît indispensable pour vérifier mon hypothèse
concernant la permanence des mécanismes d’autorité dans les dispositifs 2.0 et la
métamorphose de leurs manifestations.
17 Pour ce faire, je me limite dans cette étude à l’analyse des profils Twitter de DrMus et
de Marine Lorphelin3. Ces deux comptes ont été choisis parce que DrMus constitue un
exemple de médecin nano-influenceur, avec ses 9250 followers, et Marine Lorphelin, un
exemple d’interne micro-influenceuse, avec plus de 216 000 followers : ils rentrent donc
dans les deux catégories d’influenceurs qui, selon des agences marketing comme
Digimind (Hearn et Schoenhoff 2015), seraient capables de mobiliser leur communauté
davantage que des influenceurs plus connus (Bour 2018). En outre, les deux médecins
sont souvent recommandés par des agences de marketing d’influence ainsi que par des
journaux en ligne4 et présentés comme des influenceurs de santé à suivre pour
connaître l’actualité du Covid-19. Sur leurs comptes, ils dispensent régulièrement des
conseils, diffusent des informations liées aux tendances pandémiques, informent leur
public sur les mesures à adopter, etc.
18 Le corpus a été recueilli à l’aide du logiciel Twittonomy 5 qui non seulement permet le
stockage de tous les tweets (nouveaux tweets, réponses, retweets) de chaque compte, mais
effectue aussi les calculs concernant les métriques réputationnelles (nombre de likes, de
retweets, de partages, etc.) et recueille les informations concernant les followers (profils,
nombre et type d’interactions avec le compte, etc.). Le corpus de tweets publiés entre
mars 2020 et juillet 2022 est ainsi constitué :
Tableau 1 : pourcentages des activités des influenceurs
29 + 6 auto- réponses
DrMus 119 72 (61%) 12 (10%)
(threads) (29%)
48 + 2 auto-réponses
469
Marine Lorphelin 591 72 (12%) (threads)
(80%)
(8%)
Figure 3 : DrMus
24 Son activité de youtubeur est reprise par le tweet épinglé juste au-dessous de son profil,
où l’aperçu statique de la vidéo le saisit, cette fois-ci, dans son uniforme médical :
28 L’une des affordances de Twitter consiste dans la possibilité de relier entre eux des
usagers ayant des intérêts communs et spécifiques, voire une profession commune.
Twitter favoriserait ainsi la constitution de réseaux dont la taille et le type dépendent
des stratégies adoptées par chacun. Dans le but de décrire les réseaux créés par les deux
influenceurs, je prends en compte des paramètres à la fois quantitatifs et qualitatifs. En
ce qui concerne la première catégorie, je retiendrai les pourcentages de tweets « likés »/
favoris, des retweets effectués par leurs followers et du nombre de réponses des
influenceurs à leurs followers. Ces trois paramètres se situent dans un ordre croissant
d’engagement de la part du réseau des followers et des influenceurs : si le
bouton « j’aime » sert à manifester son accord avec une publication, avec le retweet le
message apparaîtra directement sur le fil du retweeteur qui devient à son tour agent de
diffusion des contenus. Ces deux données permettent en effet de montrer le degré
d’appréciation des tweets, voire d’engagement, dans les réseaux respectifs. Le dernier
paramètre tient au tissage des liens entre les influenceurs et leurs followers, via les
interactions sur les fils respectifs. Voici quelques données :
Tableau 2 : Données des followers
29 Comme ces pourcentages le montrent, bien qu’en termes absolus le réseau de DrMus
soit plus restreint, les appréciations et le taux d’engagement de ses followers sont plus
élevés. Plus de 80% de ses tweets reçoivent un nombre important de likes et plus de la
moitié est retweetée par les followers. Le nombre de réponses suggère aussi qu’il prend
davantage en compte le point de vue de ses followers par comparaison avec Marine
Lorphelin : presque un tiers de l’activité de DrMus sur son compte est consacré aux
interactions, alors que cette dimension est presque absente sur le compte de Lorphelin.
30 En ce qui concerne les profils les plus retweetés par les deux influenceurs, les plus
mentionnés dans leurs tweets et, enfin, ceux qui leur répondent le plus, la situation est
sensiblement plus homogène. Dans les deux cas, il s’agit surtout d’autres médecins,
dont la plupart sont internes et entretiennent des comptes similaires sur Twitter : ce
sont de jeunes médecins influenceurs partageant leur quotidien professionnel sur
Twitter et affichant leur volonté de vulgariser les informations surtout autour de la
pandémie. C’est ainsi le cas de BienDansMaTheseDr, AviScene, InterneDTM, 236Medecine qui
dialoguent avec les deux influenceurs. A côté de ce socle commun, parmi les comptes
les plus mentionnés par Lorphelin, on trouve aussi de nombreux profils de médias
traditionnels (télévision et presse), dont elle partage les informations. En résumé, les
usagers avec lesquels ils entretiennent presque la totalité des interactions sont des
professionnels de la santé, ce qui ne fait que reproduire la constitution d’une
communauté d’experts légitimés par les institutions médicales dont ils font partie. Le
tissage des relations avec ces usagers permet la constitution d’un groupe auquel eux
aussi appartiennent. Ils montrent ainsi la volonté de relier leur propre compte à une
communauté d’experts, dont les propos seraient fondés sur des données scientifiques
fiables, des recommandations institutionnelles et sur l’expérience directe du terrain,
dans une sorte d’enchevêtrement des traces d’autorité.
31 Le souci d’inclusion dans un groupe de professionnels est confirmé par les hashtags
qu’ils utilisent le plus dans leurs posts, à savoir « covid_19/covid19 », « médecine »,
« internat », « externat », « dermato » et « doctoctoc ». Si « covid_19 » permet de
repérer le sujet le plus traité par les médecins et de faciliter le repérage de leurs posts
dans le flux d’informations sur Twitter, « médecine », « internat », « externat » et
« dermato » fonctionnent davantage comme les cautions des dires de ces usagers. En
effet, tout en identifiant des spécialisations médicales, ils signalent l’appartenance
professionnelle de l’instance énonciative en la marquant du sceau de la légitimité. Cela
est également confirmé par le dernier hashtag, « doctoctoc », qui renvoie à une
communauté de médecins fournissant gratuitement des conseils en ligne. Ce hashtag
affiche non seulement l’appartenance au groupe de professionnels de santé tout comme
les autres, mais il s’ouvre aussi vers l’extérieur, en favorisant un lien avec la
communauté de non professionnels et montre, par-là, une certaine volonté de
vulgarisation du savoir médical.
32 En dépit de quelques différences d’ordre quantitatif, tant l’un que l’autre présente de
fortes ressemblances au niveau des stratégies adoptées dans leurs fils Twitter.
33 En effet, dans les deux cas, les retweets ne sont jamais accompagnés de commentaires
personnels. C’est une posture de coénonciation (Rabatel 2004) qui domine et qui permet
de mettre en avant la polyphonie d’instances énonciatives qui se superposent tout en
restant visibles et distinctes. La seule orientation pragmatique de ces retweets (pro-
vaccination, gestes barrières, etc.) montre l’adhésion des deux internes aux discours
retransmis sur leurs fils. Marine Lorphelin se présente comme un point de relais
informationnel entre le domaine scientifique et celui des décisions politiques, ce qui la
rapproche de la figure plus traditionnelle de l’expert sollicité par les instances
politiques afin de justifier certaines prises de décision :
44 C’est bien la recherche d’une communion émotionnelle avec ses followers qu’elle semble
viser dans une autre série de tweets où elle met en évidence la relation avec ses patients
et son propre état d'âme :
sépare de leurs abonnés. Ces dernières stratégies rappellent de très près ce que
Rosanvallon (2008) appelle, dans le contexte politique, « légitimité de proximité » qui
est consubstantielle au tissage des liens de confiance entre gouverneurs et citoyens
dans les démocraties contemporaines. Celle-ci comprend aussi (et côtoie) une
« légitimité d’impartialité » garantissant une certaine distance à l’égard des intérêts
particuliers. C’est ce souci d’impartialité qui caractérise bon nombre d’échanges entre
les influenceurs et leurs followers et qui contribue à faire surgir au cours des échanges la
question de la confiance qu’on peut leur octroyer.
48 L’analyse des échanges publiés en dessous des tweets et des retweets partira des cas où
les deux internes répondent à leurs followers, ce qui permet d’observer comment se
tissent les relations entre leurs interlocuteurs et eux au long des interactions. Il est à
nouveau possible de constater une tension entre des stratégies de construction de la
confiance reposant sur le tissage de liens communautaires avec d’autres professionnels
et des stratégies visant à rétablir une certaine hiérarchie entre eux et les followers
moins experts.
49 En ce qui concerne le premier type de stratégies, il s’agit surtout de messages de
soutien et d’empathie qu’ils échangent avec d’autres médecins partageant les mêmes
expériences et ressentis :
En guise de conclusion
55 Cette étude de cas ne permet pas de répondre de manière définitive à toutes les
questions posées dans l’introduction puisqu’elle repose sur un « petit corpus » (Danino
2018) et concerne uniquement deux exemples issus de la même plateforme, Twitter.
Néanmoins, elle montre la persistance, dans le numérique, de la nécessité d’une
modélisation de l’information suivant des processus de validation qui permettent la
création d’un espace discursif de confiance. L’absence de procédures classiques
d’authentification (signatures, cautions éditoriales et/ou institutionnelles),
d’approbation des savoirs scientifiques, de certifications sur la base d’expertises
professionnelles ou techniques n’entraîne pas forcément, en effet, la disparition de
l’exigence d’un socle marquant du sceau de la fiabilité les discours produits dans ces
environnements numériques.
56 On constate une forme d’autorité qui se développe à travers une influence régulière où
la dissymétrie entre les influenceurs et leurs followers est constamment ménagée au
cours des échanges et des publications, dans un jeu entre proximité et distance et où les
indices visibles/affichés de confiance sont de nature mixte et s’étalent sur les différents
niveaux identifiés dans le modèle de l’autorité informationnelle de Broudoux (2007). Si
les paramètres quantitatifs (nombre de followers, nombre de retweets, nombre de likes,
etc.) contribuent à faire basculer cette autorité du côté de la popularité et de la
visibilité et relèvent des caractéristiques du média, d’autres traces permettent
d’identifier le maintien d’une autorité « sociale », tant au niveau des postures
énonciatives adoptées par les influenceurs que dans la constitution de réseaux
professionnels « spontanés » dont les membres partagent non seulement des savoirs et
des compétences, mais aussi les mêmes ressentis. Les contenus des tweets et des retweets
montrent bien, en outre, la construction d’une autorité épistémique, fondée sur la
maîtrise de la terminologie scientifique et sur la mise en avant de l’expérience de
terrain garantissant la véracité des dires.
57 L’ensemble des stratégies technodiscursives observées constitue autant de traces de
validation des discours des influenceurs et obéissent à des tendances différentes mais
tout aussi fondamentales pour la création d’un discours d’autorité dilué. Ces stratégies
composent une véritable stratification des manifestations d’autorité à différents
niveaux de la production des technodiscours et si, du fait de leur stratification et
éparpillement, elles atténuent ce discours d’autorité, celui-ci n’est pas pour autant
moins efficace. Cela apparaît, par ailleurs, clairement dans le fait que les followers
thématisent, discutent, voire récusent, parfois, la prétention à la crédibilité et/ou à la
légitimité des influenceurs, ce qui n’est, en principe, en rien limitatif de l’autorité de
ces figures. Pour qu’il y ait autorité, en effet, il faut bien que l’espace de parole soit
libre, que l’autorité puisse faire l’objet de négociations et éventuellement d’une remise
en question.
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de la revue Argumentation et Analyse du Discours 26 [En ligne] https://journals.openedition.org/
aad/4929
NOTES
1. Ils sont définis comme : a group of Internet-based applications that build on the ideological
and technological foundations of Web 2.0, which allows the creation and exchange of user-
generated content (Kaplan et Haenlein 2010 : 61) « un groupe d’applications en ligne qui
se fondent sur l’idéologie et la technologie du Web 2.0 et permettent la création et
l’échange du contenu généré par les utilisateurs » (ma traduction). La dénomination
« médias sociaux » recouvre les mêmes phénomènes que ceux qui sont désignés par
« réseaux socio-numériques » (RSN), « Web 2.0 », et que je considère comme
équivalents.
2. Pour d’autres cas d’étude sur les médecins influenceurs, voir Vicari (2022).
3. DrMus : https://twitter.com/LeDrMus ; Marine Lorphelin: https://twitter.com/
MarineLorphelin. Les comptes des deux locuteurs sont ouverts et publics.
RÉSUMÉS
Dans cette étude, je voudrais démontrer, par une étude de cas, les procédés et les stratégies
techno-discursives déployées par deux médecins influenceurs pour créer un discours d’autorité
dans Twitter. D’abord, je présente le cadre théorique au prisme duquel j’appréhende la notion
d’autorité, au croisement des conceptions développées par Oger (2021) en analyse du discours,
par Origgi en épistémologie sociale (2008) et par Broudoux en sciences de l’information et de la
communication (2007), ainsi que des études de cas menées par moi-même (Vicari, 2021, 2021b,
2022) en analyse du discours. Cela me permettra de cerner les éléments fondant ce qu’on peut
considérer comme une relation d’autorité que je me propose d’analyser, dans un second temps,
dans un corpus de tweets issus des comptes d’un nano-influenceur de santé (Le DrMus) et d’une
micro-influenceuse de santé (Marine Lorphelin) ; tous deux sont de jeunes médecins
particulièrement actifs sur Twitter depuis le début de la pandémie du Covid-19. Mon objectif est
de montrer que loin d’effacer tout type d’autorité, les dispositifs numériques, et notamment
Twitter, favorisent l’essor de relations de confiance à partir de manifestations de l’autorité se
situant à mi-chemin entre les paramètres technologiques des dispositifs et les pratiques
discursives.
In this paper, I would like to demonstrate through a concrete case study, the processes and
techno-discursive strategies deployed by two medical influencers to create a discourse of
authority in Twitter. First, I will present the theoretical framework through which I understand
the notion of authority at the intersection of the conceptions developed by Oger (2021) in
discourse analysis, by Origgi in social epistemology (2008), and by Broudoux in information and
communication sciences (2007), as well as the case studies conducted by myself (Vicari, 2021,
2021b, 2022) in discourse analysis. This will allow me to identify the elements that form the basis
of what can be considered a relationship of authority, which I propose to show in a second phase,
on a corpus of tweets borrowed from the accounts of a health nano-influencer (DrMus) and a
health micro-influencer (Marine Lorphelin), both of whom are young doctors who have been
particularly active on Twitter since the beginning of the Covid-19 pandemic. My aim is to show
that far from erasing any type of authority, digital devices, and in particular Twitter, favor the
development of trusting relationships based on manifestations of authority that are situated
halfway between the technological parameters of the devices and discursive marks.
INDEX
Mots-clés : analyse du discours numérique, discours d’autorité, médecin-influenceur, Twitter
Keywords : authority discourse, digital discourse analysis, medical influencer, Twitter
AUTEUR
STEFANO VICARI
Università di Genova
Réflexions critiques
Dominique Maingueneau
RÉFÉRENCE
Ruth Amossy, « La notion d’ethos : faire dialoguer l’analyse du discours selon D.
Maingueneau et la théorie de l’argumentation dans le discours », AAD [En ligne], 29 |
2022, URL : http://journals.openedition.org/aad/6869 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
aad.6869
abordé des données très diverses : des annonces sur les sites de rencontre aux prières
en passant par des textes politiques, littéraires ou médiatiques. Comme l’a bien vu R.
Amossy, j’ai en outre mis l’accent sur le corps et les conditions matérielles de
l’énonciation. J’ai ainsi été amené à aborder des facettes de l’ethos auxquelles on prête
habituellement moins d’attention. Mais comme je n’ai sans doute pas suffisamment
commenté les choix que je faisais j’ai inévitablement prêté le flanc à quelques critiques.
3 Un point qui a retenu mon attention dans la lecture qu’a faite R. Amossy est son
sentiment que j’aurais une vision quelque peu « déterministe » de l’ethos. Pour elle,
mon analyse « ancrée dans la notion d’énonciation et située à la croisée du discursif et
du social confère une importance considérable aux déterminations sociales,
institutionnelles, culturelles, idéologiques qui pèsent sur la présentation de soi ». Il lui
semble que cela se fait au détriment de l’agentivité des acteurs sociaux. Je pense que
cette critique ne concerne pas les nombreux genres de discours pour lesquels
l’agentivité des locuteurs en matière d’ethos est très faible, voire nulle : les rédacteurs
des textes de loi ou d’articles de dictionnaire, par exemple, n’ont en matière d’ethos
guère de marge de manœuvre. Leurs textes peuvent s’accommoder de quelque
variation stylistique, qu’à vrai dire seuls les connaisseurs perçoivent, mais l’ethos peut
difficilement varier.
4 Il est vrai que je mets l’accent sur les facteurs qui contraignent l’ethos des locuteurs,
mais il me semble que cela tient au point de vue que j’adopte dans les analyses
concernées. Je ne nie pas que les locuteurs aient une marge d’autonomie, qu’ils opèrent
des choix en fonction de stratégies, qu’ils réfléchissent sur leur ethos et s’efforcent
d’agir sur lui. Je n’aurais pas manqué de mettre cet aspect en évidence si j’avais adopté
le point de vue du locuteur en situation (ce que j’ai fait néanmoins dans la 4° partie
quand j’ai étudié la profession de foi de José Bové aux élections présidentielles de 2007).
Mais plutôt que d’étudier un texte pour montrer comment les locuteurs s’efforcent
d’agir sur un auditoire déterminé, ma perspective a plutôt consisté à mettre en
évidence les contraintes qui ont pesé sur leurs choix, à montrer les limites qu’imposent
l’époque, le positionnement, le genre ou le type de discours. J’analyse par exemple (IV,
chap. 1) le début d’un discours de Robespierre en faveur de l’abolition de la peine de
mort où il s’appuie sur un exemplum emprunté à l’Antiquité grecque. Bien entendu,
l’orateur aurait pu procéder de bien d’autres façons pour s’adresser à son auditoire : la
rhétorique lui offrait de multiples ressources. Cela serait ressorti si j’avais comparé
différents discours qu’il a tenus devant le même auditoire ou comparé divers orateurs
révolutionnaires. Mais mon propos a plutôt consisté à montrer comment le choix qu’a
fait Robespierre porte l’empreinte d’une certaine culture.
5 À cette critique sur l’agentivité fait écho la réticence qu’éprouve Ruth Amossy à l’égard
de l’importance que je donne à l’« adhésion ». Il lui semble que cela se fait au détriment
de l’argumentation au sens usuel : « Dans tous les cas, « le trait d’union » entre le
locuteur et l’allocutaire dont traite D. Maingueneau est censé se faire de façon
immédiate, spontanée : le corporel ne suppose pas la réflexion, le choix ; il se situe en-
dehors de la persuasion comme tentative de rallier à ses vues un autre qui est libre
d’accepter ou de refuser les arguments avancés. » Dès lors, j’aurais tendance à penser
que l’argumentation ne sert à rien, que d’une certaine façon les jeux sont faits.
6 Je comprends fort bien que R. Amossy ait pu avoir cette impression, car la notion
d’adhésion est beaucoup plus large que celle d’argumentation et peut même s’appliquer
à des situations où il n’y a à proprement parler aucune argumentation : par exemple
quand un groupe chante à l’unisson un hymne ou récite une prière. Mais je pense qu’il
y a là à nouveau un malentendu. Je parle d’« adhésion » non pas pour laisser penser que
le destinataire serait touché en quelque sorte mécaniquement, de manière « immédiate
et spontanée ». Au demeurant, je ne pense pas que l’ethos provoque mécaniquement
une adhésion : ceux qui lisent ou entendent un texte peuvent rejeter l’ethos qui le porte
simplement parce qu’il est associé à un certain positionnement ou parce qu’il leur
déplaît. Je pense que l’objection de R. Amossy concerne surtout les analyses que j’ai
consacrées à des positionnements collectifs : l’humanisme dévot, les start-ups, l’école
républicaine ou l’Action française. J’ai sans doute eu le tort de ne pas distinguer plus
clairement deux niveaux d’appréhension de l’ethos, qui cumulent leurs effets. Mon
propos a consisté à dégager un ethos qu’on pourrait dire « enveloppant » qui sature à la
fois le contenu et la scène d’énonciation, qui « incarne » dans l’énonciation une vision
du monde, voire une manière d’être au monde. Ce type d’ethos est peu exploré par les
travaux sur l’argumentation, et à juste titre car, comme le rappelle R. Amossy, « on est
loin de la rhétorique classique, où l’art oratoire permet à un locuteur individuel de
façonner un ethos approprié à ses desseins relevant d’une volonté personnelle, d’un
libre choix et d’une stratégie consciente dirigée vers un objectif déterminé. » Mais le
fait que je me sois focalisé sur ce type d’ethos ne signifie pas que les textes concernés ne
sont pas, par ailleurs, structurés par une trame argumentative. Les locuteurs qui se
réclament de ces positionnements sont bien obligés d’argumenter et de déployer des
ethè spécifiques, relatifs à l’activité discursive singulière dans laquelle ils sont engagés.
L’auteur humaniste dévot du XVII° siècle ou le fondateur de start-up d’aujourd’hui
déploient des stratégies argumentatives très variées dans les textes qu’ils énoncent,
mais sur le fond d’un ethos collectif. Ce type d’énonciation agit donc sur les
destinataires par deux voies : l’ethos proprement argumentatif est le produit d’une
stratégie qui prend en compte les contraintes attachées à la situation de
communication, alors que l’ethos « enveloppant » découle de l’appartenance à un
positionnement collectif. Ces deux registres d’ethos ne sont cependant pas étanches, ne
serait-ce que parce que les scénographies sur lesquelles s’appuie l’ethos argumentatif
doivent être compatibles avec l’ethos « enveloppant. Mais, qu’il s’agisse d’ethos
argumentatif ou d’ethos enveloppant, la prétention de l’énonciation est d’enfermer
l’allocutaire dans sa trame.
7 Mais cette complémentarité entre les deux types d’ethos ne vaut évidemment pas pour
n’importe quels corpus. Elle n’a pas grande pertinence pour étudier une allocution d’un
chef de gouvernement, un article de journal ou une plaidoirie d’avocat. Dans ce cas, les
locuteurs doivent avant tout argumenter, sans pouvoir s’appuyer sur un ethos
« enveloppant » partagé par ceux qui adhèrent au même positionnement. Cela limite
beaucoup les pouvoirs supposés d’une adhésion en quelque sorte pré-argumentative.
8 Les réticences qu’éprouve R. Amossy à l’égard de la notion l’adhésion ne sont pas sans
affinités avec celles qu’elle éprouve et l’égard de la tendance que j’aurais à
« minoriser » l’ethos discursif au profit de l’ethos des sociologues : « Il s’agit plus de la
façon dont une manière d’être et de faire enracinée dans une culture transparaît dans
la parole d’un locuteur, que de la façon dont ce dernier gère une présentation de soi
destinée à atteindre un objectif ou à réaliser une interaction. […] L’approche de D.
Maingueneau a tendance à minoriser (sans bien sûr l’effacer) la part de choix et la
dimension d’action orientée que l’argumentation dans le discours, plus proche de la
tradition rhétorique, confère à la construction ethotique du locuteur ou de l’instance
de locution. » À son sens, mon livre « n’établit pas toujours une distinction nette entre
l’ethos individuel et l’ethos collectif, pris dans le sens que donnent à l’ethos les sciences
sociales ». R. Amossy aurait parfaitement raison si les deux conceptions de l’ethos se
trouvaient au même niveau, si ce qui est donné à l’une devait être retiré à l’autre. En
m’intéressant à cet ethos collectif mon intention n’était pas d’ignorer la « dimension
d’action orientée » de l’argumentation qui structure un texte, mais de souligner qu’elle
intervient sur fond d’un ethos collectif, qui lui-même a une importance variable selon le
type de production discursive qu’on envisage. En fait, tout dépend dans quelle
perspective on travaille. Dans mon livre, j’ai par exemple étudié une publicité d’une
école de commerce internationale, l’ESADE. Il s’agit d’un texte dont la visée
argumentative est patente, mais j’ai choisi de l’aborder comme un texte qui met en
scène un ethos collectif et non comme un texte argumentatif singulier qui vise à
orienter ses destinataires vers une certaine décision, à savoir s’inscrire dans cette
école. Dans l’étude que je menais sur l’ethos entrepreneurial, mon propos n’était pas en
effet de mettre l’accent sur les ressources argumentatives mobilisées par tel ou tel
texte, mais sur leur enracinement commun dans un ensemble de routines locutoires qui
sont stabilisées - validées et diffusées - dans un certain milieu à la fois par des manières
de parler et par une certaine représentation du corps.
9 De toute façon, dès qu’on parle d’ethos collectif, il est difficile de ne pas croiser l’ethos
des sociologues. Je me suis efforcé d’articuler les deux visions de l’ethos, au lieu
seulement de constater leurs divergences. Quand un fondateur de start-up s’adresse à
ses collègues au cours de quelque forum, son comportement discursif est aussi un
comportement social. Quand il cherche à les convaincre de l’intérêt de ses produits, il
ne se contente pas d’énoncer un certain nombre d’arguments, il le fait en s’appuyant
sur l’ethos qu’il partage avec eux, un ethos qui implique un certain imaginaire du corps
entrepreneur, et au-delà une manière d’envisager le monde.
10 J’en viens à présent à un point que R. Amossy juge « capital ». Il concerne le glissement
que, dans la définition de l’ethos discursif, j’aurais opéré, du locuteur vers le
destinataire : « Il apparaît clairement que l’ethos est ici défini dès le départ, moins en
termes d’image de soi que le locuteur construit dans son discours, que comme le
résultat d’une interaction entre le locuteur et l’allocutaire, donc “en termes de tension”
entre ce que projette l’un et ce que perçoit l’autre. » Dès lors, « faut-il en conclure que
l’ethos est moins le fait du locuteur que de l’allocutaire ? Faut-il chercher l’image de soi
que projette le locuteur dans la trame du discours, ou se focaliser sur celle que
l’auditoire perçoit dans la parole de l’énonciateur ? En gros, il s’agit de savoir si c’est
dans l’interprétation que fait l’allocutaire que se construit l’ethos, ou dans le discours
du locuteur. » J’avoue que je ne me reconnais pas dans l’alternative que propose R.
Amossy ; parler de « tension » entre les deux pôles de la communication, ce n’est pas
dire que l’ethos se réduit à l’interprétation qu’en fait tel ou tel destinataire et qu’il faut
le chercher ailleurs que « dans la trame du discours ». En parlant de tension, j’entendais
seulement caractériser l’expérience que fait le locuteur. Je me permets de me citer :
à partir de ce qui est dit et de la manière de le dire, le destinataire construit une
représentation évaluée du locuteur en s’appuyant sur les catégories et les normes
de la communauté concernée. Dès lors, ceux qui prennent la parole s’efforcent plus
ou moins consciemment d’orienter dans un sens qu’il pense leur être favorable
l’interprétation des signes qu’ils envoient. L’ethos implique ainsi une tension entre
les locuteurs et les destinataires, dont bien souvent les intérêts divergent. (p.11)
11 Plutôt que d’adopter le point de vue de l’analyste qui met à plat un texte déjà énoncé et
en infère l’ethos à partir de divers indices, j’ai seulement voulu rappeler l’expérience
dont ce texte est la trace, une expérience où le locuteur doit combler l’écart qui le
sépare d’allocutaires dont il doit, par des ressources discursives, orienter l’évaluation
pour se faire reconnaître et faire accepter son point de vue. Cette tension est
constitutive : si des routines se sont établies en matière d’ethos, c’est précisément pour
sécuriser la communication, pour que les locuteurs la gèrent plus aisément. Cependant,
cette tension est beaucoup plus forte dans certaines situations que dans d’autres.
L’employé des impôts qui recourt à un ethos administratif dans un courrier adressé à un
contribuable ou l’auteur d’un article dans une revue de neurobiologie qui n’est lu que
par ses collègues de la même discipline n’éprouvent guère de tension ; en revanche, le
candidat à une élection qui s’adresse à la télévision à un public invisible aussi vaste
qu’hétérogène peut difficilement ne pas la ressentir.
12 L’analyste du discours peut se focaliser sur les indices de l’ethos que montre
l’énonciation et ignorer les images du locuteur que les destinataires construisent, mais
il peut aussi les prendre en compte, quand il y a accès évidemment. S’il les prend en
compte, cela ne signifie pas qu’il considère que c’est elles qui définissent l’ethos du
locuteur, mais parce qu’il estime qu’elles ont une action sur le monde. Dans mon étude
sur la « petite phrase » attribuée à Sarkozy « Zapatero n’est pas très intelligent » 1, j’ai
essayé de montrer que l’ethos arrogant qui lui a été associé ne correspondait pas à la
complexité de l’énoncé source, mais c’est bien cette interprétation de son ethos qui a
motivé la diffusion massive de cet énoncé et engendré une crise diplomatique avec
l’Espagne. L’analyste du discours est contraint de tenir les deux bouts de la chaîne :
d’un côté il s’efforce d’analyser l’ethos à partir de divers indices, d’un autre côté il est
souvent amené à prendre en compte les effets qu’engendrent les interprétations qui en
sont faites.
13 R. Amossy s’est montrée beaucoup plus critique à l’égard de ce que j’ai appelé « l’ethos
intrinsèque », qu’elle pense relever en fait de l’ethos prédiscursif (ou préalable), c’est-à-
dire des propriétés attachées à une personne avant qu’elle ne prenne la parole. Je
reconnais que j’aurais dû davantage justifier l’introduction de cette catégorie qui
modifie le modèle traditionnel. Mais il faut aussi se demander à quel besoin répond
cette innovation, en quoi le modèle qu’on peut dire standard est insatisfaisant.
14 J’introduis cet ethos « intrinsèque » de la manière suivante : « Au-delà de l’opposition
entre ethos discursif et prédiscursif il faut faire une place à un ethos qu’on pourrait dire
intrinsèque, constitutif de l’individu et qui interagit inévitablement avec les autres
facettes de l’ethos : être adulte ou enfant, jeune ou vieux, femme ou homme, ayant tel
handicap, telle couleur de peau… » (p. 12). La formulation « au-delà de l’opposition
entre ethos discursif et prédiscursif » est sans doute maladroite ; mais c’est une manière
de souligner la spécificité de ces propriétés. La réputation des locuteurs et le statut
social qui leur donne accès à la parole peuvent changer ; quant à l’ethos discursif, il
varie en fonction des scènes d’énonciation. Mais les propriétés que je range dans l’ethos
« intrinsèque » sont difficilement modifiables, sauf circonstances exceptionnelles. La
question est de savoir s’il faut intégrer ces propriétés, comme le pense R. Amossy, dans
l’ethos prédiscursif défini comme « l’ensemble des données disponibles sur le locuteur
au moment où il prend la parole ». Les intégrer à l’ethos prédiscursif est une solution
efficace, mais qui a l’inconvénient de prendre insuffisamment en compte les différences
entre les divers composants de cet ethos prédiscursif. Être une femme, ce n’est pas du
même ordre qu’être députée ou de passer pour quelqu’un d’honnête et d’énergique…
Ces divers composants n’agissent pas de la même manière : les destinataires peuvent
avoir des connaissances et des opinions très variables sur la réputation des locuteurs,
voire ne rien savoir du tout ou savoir des choses fausses ; ils peuvent par ailleurs
accorder plus de poids à l’ethos prédiscursif qu’à l’ethos discursif, ou l’inverse. En
revanche, le sexe, la couleur de peau, la taille, les particularités de la voix… sont des
éléments qui s’imposent de manière stable. Je plaiderai donc pour une meilleure
distinction entre un point de vue logique, qui range à juste titre ces propriétés d’ethos
« intrinsèque » dans l’ethos prédiscursif, et un point de vue communicationnel, qui leur
accorde un statut spécifique. Il est bien entendu que le problème se pose de manière
très différente à l’écrit.
15 Comme je le souligne au début de mon livre, l’ethos n’est pas un concept aux limites
claires qui circulerait dans un champ de recherche homogène. C’est ce qui m’a amené à
distinguer (p. 5-6) l’ethos comme potentiel, comme notion et comme concept :
« – En tant que potentiel, au-delà des diverses disciplines susceptibles de les prendre
en charge l’ethos recouvre un ensemble diffus de phénomènes intuitivement liés,
relatifs à la manière d’être d’un individu ou d’un groupe.
– En tant que notion, l’ethos s’inscrit dans des espaces disciplinaires spécifiques ;
c’est ainsi que dans les sciences du langage ou la rhétorique il touche à « la
production d’une image de soi dans la communication verbale et non verbale »
(Amossy, 2014 : 13). En sociologie il est plutôt affaire de « style de vie »,
d’« attitude », de « vision du monde »... (…)
– Enfin, en tant que concept, l’ethos s’intègre à un réseau de termes propres à un
auteur ou un courant relevant d’un champ de recherche déterminé. »
16 La position de l’analyste du discours n’est pas la même que celle du spécialiste
d’argumentation, ne serait-ce que parce qu’il travaille sur des corpus beaucoup plus
diversifiés. Ce qui a inévitablement une incidence sur sa conception de l’ethos.
Néanmoins, je ne prétends pas incarner à moi seul toute l’analyse du discours, et
encore moins dans un seul livre : si, comme le fait remarquer justement R. Amossy, je
n’accorde pas de place à des problématiques comme celle du « retravail de l’ethos » ou
celle du « potentiel d’action de l’ethos collectif comme construction identitaire dans une
situation de revendication ou de lutte », ce n’est pas parce que l’analyse du discours est
incapable de le faire, mais parce que j’ai mis en avant certains aspects de l’ethos qui
m’intéressaient davantage et en ai laissé d’autres à l’arrière-plan. J’ai beau avoir abordé
des corpus variés, je suis bien conscient qu’ils couvrent un espace très limité si l’on
songe à l’infinie diversité des activités discursives. Mais peut-on faire autrement ? Le
problème est de savoir si la démarche que j’ai adoptée permet d’éclairer les textes que
j’étudie et, au-delà, si elle fait avancer la réflexion sur l’ethos.
NOTES
1. « Sur une petite phrase “de” N. Sarkozy. Aphorisation et auctorialité »,
Communication et Langages, n°168, juin 2011, pp. 43-56.
AUTEURS
DOMINIQUE MAINGUENEAU
Sorbonne Université
Défense et illustration de
l’argumentation des valeurs :
réflexions à partir des travaux de
Jean-Claude Guerrini
Defense and illustration of the argumentation of values: a critical reading of
Jean-Claude Guerrini’s work
Roselyne Koren
RÉFÉRENCE
Jean-Claude Guerrini. 2019. Les valeurs dans l’argumentation L’héritage de Chaïm Perelman
(Paris : Éditions Classiques Garnier), ISBN 978-2-406-08360-3, 395 pages.
Jean-Claude Guerrini. 2022. Conflits de valeurs et corrida Une étude argumentative de la
controverse (Paris : L’Harmattan), ISBN : 978-2-343-24752-6, 552 pages.
Introduction
1 La référence aux valeurs et aux jugements de valeur fait certes partie des discours
circulant dans l’espace public. Mais ces références y suscitent souvent des réactions de
méfiance : on y voit soit l’invocation de belles-âmes moralisatrices soit, au contraire,
l’une des causes d’une stigmatisation plus ou moins violente de l’adversaire. Les raisons
d’être multiples et complexes de l’invocation des valeurs et de l’activation bénéfique et
inéluctable des jugements de valeur sont méconnues. C’est à en dégager l’importance
que s’attaquent, à la suite des travaux pionniers de Chaïm Perelman, des ouvrages
récents sur le rôle des valeurs dans l’argumentation et, en particulier, les deux volumes
de Jean-Claude Guerrini (2019 et 2022) qui en entreprennent une exploration
systématique à la fois diachronique, synchronique et pluridisciplinaire.
2 Une mise en dialogue des textes de Guerrini avec l’ouvrage Rhétorique et Éthique Du
jugement de valeur de Roselyne Koren devrait permettre de mieux comprendre la nature
et la complexité de l’argumentation des valeurs. Les deux chercheurs partagent en effet
une même passion pour le versant axiologique de l’argumentation dans le discours et
leurs perspectives s’avèrent souvent complémentaires. Cependant, leur conception de
ce champ donne parfois lieu à des prises de position différentes, voire opposées, et ces
divergences suscitent des questionnements stimulants.
3 On ne mettra pas ici au centre de la réflexion « la convocation ou l’invocation » des
valeurs « dans leurs formes les plus caricaturales (le discours de tribune des campagnes
électorales par exemple) » (Guerrini 2022 : 186) où l’auditoire les perçoit souvent
comme les entités vides de sens d’une langue de bois (ibid. : 429). Les valeurs qui sont
l’objet des réflexions ci-dessous sont au contraire perçues par les deux auteurs comme
des entités jouant un rôle central et quotidien dans nos vies individuelles et collectives.
Aussi analysent-ils leur force illocutoire et l’influence qu’elles exercent sur le choix de
nos actes en leur restituant la place qui leur revient dans la théorie de l’argumentation.
4 Les travaux de Guerrini et de Koren ont un point commun : la place centrale qu’ils
accordent au rôle pionnier de la Nouvelle Rhétorique (désormais NR) en matière
d’argumentation des valeurs. Guerrini suit pour ce faire les étapes épistémiques
suivantes : une approche historique du contexte scientifique ayant précédé ou
déclenché l’émergence de la NR et son exploration des notions de valeur, jugement de
valeur et axiologie ; un état des lieux pluridisciplinaire de la recherche contemporaine
liée à la notion de valeur ; la définition et l’analyse approfondie des contributions
majeures de Perelman à l’argumentation des valeurs, mais aussi la désignation de leurs
lacunes. L’ancrage de l’argumentation des valeurs dans le langage, du lexème aux
énoncés et aux discours les plus complexes, remplit une fonction centrale dans les deux
ouvrages de Guerrini et donne lieu à des recensements inédits et innovateurs de
« mots-valeurs ». Ceux-ci servent de tremplin à sa tentative de proposer, à son tour,
une topique axiologique conjecturale déduite des controverses pour ou contre la
corrida (2022 : 441-491).
5 Les réflexions critiques, objet de cet article, vont donc suivre l’ordre suivant :
1. Une présentation synthétique sélective de l’état des lieux de la recherche pluridisciplinaire
sur la notion de valeur, telle que Guerrini la conçoit, suivie par des données
complémentaires proposées par Koren
2. La désignation des richesses et des lacunes de la NR selon Guerrini et les commentaires
critiques de ces prises de position
3. La confrontation dialogique des conceptions de l’argumentation des valeurs des deux
auteurs et l’analyse d’un exemple représentatif de la méthode analytique élaborée par
Guerrini
4. Un débat autour de la notion d’« engagement » du chercheur invoquée par Guerrini au
moment de conclure Conflits de valeur et corrida (2022 : 500).
l’ancrage des valeurs dans les systèmes du langage et du discours. Or, la recherche
contemporaine en sciences du langage a élaboré des théories permettant et favorisant
le développement d’un tel domaine de recherche. (Guerrini 2022 : 179-189, 456-464).
7 Trois sociologues lui semblent particulièrement proches de ses travaux en raison de
l’importance qu’ils accordent aux procédures de justification du point de vue, notion
qui joue un rôle central dans la conception du « rationalisme critique » spécifique de la
NR (Perelman & Olbrechts-Tyteca 1983 : 681) : Luc Boltanski, Laurent Thévenot (1991)
et Nathalie Heinich (2017) (Guerrini : 459-464). Mais il existe, même chez ces
chercheurs, des lacunes liées à « l’usage argumentatif » des valeurs (ibid. : 459) et
surtout à l’absence d’analyses des « pratiques langagières » qui les mettent en œuvre.
8 La nouveauté des travaux de Nathalie Heinich est particulièrement due, affirme
Guerrini (461-464), aux instruments que la sociologue a mis au point afin de « classer et
organiser les valeurs ». Elle propose en fait une « sociologie axiologique » considérant
les valeurs non pas comme « des réalités ni des illusions », mais comme « des
représentations collectives cohérentes et agissantes » (Heinich 2017). Si la chercheuse
distingue entre trois catégories de valeurs : « la valeur-grandeur », « la valeur-objet » et
la « valeur-principe », c’est à cette dernière qu’elle accorde la primauté, ce qui rend son
approche particulièrement pertinente pour tout chercheur en argumentation. Guerrini
y trouve la confirmation de ses propres hypothèses lorsque la sociologue propose
comme principe de classement de cette catégorie de valeurs, l’oscillation entre
« régime de communauté » et « régime de singularité » (Heinich 2017 : 264). Ceci
permet en effet de distinguer entre le versant contraignant de la mise en œuvre de
valeurs collectives et son versant inverse : celui de l’autonomie partielle, mais
néanmoins bien réelle de tout sujet d’énonciation responsable de ses choix, de ses
décisions et de ses actes.
9 Les choix axiologiques effectués individuellement par les sujets du discours sont, ajoute
Koren, dans la majorité des cas, les parents pauvres de la réflexion pluridisciplinaire
sur les valeurs. Elle signale qu’il existe pourtant des ouvrages de sociologie leur
accordant une attention particulière. Trois sociologues : Bréchon (2003), Reszohazy
(2006) et Boudon (1995)1 partagent les points de vue philosophiques et/ou rhétoriques
centrés sur le sujet. Ils évoquent son aspiration à l’autodépassement et à l’idéal. Les
valeurs, déclare Bréchon, « constituent son identité profonde, ce qui le mobilise et le
fait vivre » ; ce sont des « éléments primordiaux de la dynamique de construction des
individus ». Rezsohazy (2006 : 5-7) le confirme en ces termes : « tout ce que les hommes
apprécient, estiment, désirent obtenir, recommandent […] comme un idéal, peut être
considéré comme une valeur » (voir Koren 2019 : 84). Les systèmes de valeurs sont
également perçus en l’occurrence, comme des « systèmes vivants, extrêmement
complexes, toujours exposés au changement ». Le juste, le bien, le beau, le
vraisemblable et leurs contraires sont en eux-mêmes des valeurs fondamentales, mais
la définition de leurs référents dépend en permanence d’une multiplicité de
collectivités ou d’individus d’origines diverses ; ceux-ci sont par ailleurs également
tributaires de contextes culturels, socio-historiques spécifiques en perpétuelle
évolution2.
10 Notons ici que la place accordée par Koren aux travaux de Boudon suscite une
divergence entre les deux chercheurs sur un point qui mérite de retenir l’attention :
celui de l’« objectivité » des valeurs. Guerrini (2019 : 316) reconnaît l’importance de la
contribution de ce sociologue à l’analyse des « bonnes raisons » conduisant les
individus à choisir les valeurs faisant sens à leurs yeux, mais il lui reproche de
« relativiser l’idée webérienne de conflit tragique entre valeurs » et de tendre à leur
octroyer une « objectivité » et un « caractère univoque ». Défendre cette thèse
reviendrait à nier le pluralisme inéluctable des valeurs et le droit de les choisir, de les
invoquer et de les interpréter librement. Aussi Guerrini (278) considère-t-il que Koren
commet une erreur lorsqu’elle voit, dans un article de Pratiques (2014 : § 19), des
similitudes entre la conception du sujet d’énonciation de Boudon (1995) et celle de
Perelman, similitudes liées à la capacité du sujet de justifier clairement et
rigoureusement ses jugements de valeur.
11 Il est vrai que l’ouvrage de Boudon, Le juste et le vrai (1995) a pour sous-titre Études sur
l’objectivité des valeurs et de la connaissance. Une lecture attentive de ce dernier (1995 :332
et ss.) permet cependant de constater qu’« objectif » ou « objectivité » ne renvoient pas,
dans les travaux du sociologue, à l’intention de voir dans les valeurs des entités réifiées,
transmises par une inculcation institutionnelle absolutiste à des sujets d’énonciation
inéluctablement dominés. Boudon ne cesse de répéter en effet qu’« objectif » renvoie,
dans ses argumentaires, à l’aptitude de tout individu à énoncer les raisons conscientes
profondes l’ayant amené à adhérer aux valeurs inculquées ou à défendre des valeurs
choisies individuellement, de son propre gré. Le fait de croire dans la légitimité de ses
choix peut, affirme Boudon, dans les énoncés ci-dessous, conduire le sujet à considérer
les valeurs comme des réalités partageables. L’individu y croit alors avec une force
comparable à celle de la croyance absolue du rationaliste dans la Vérité, d’où un fort
sentiment d’objectivité. Voici ce que Boudon lui-même (1999 : 11) déclare sur ce point à
ses opposants :
De façon générale, les discussions sur les valeurs sont obscurcies par un
malentendu de caractère linguistique. Dès qu’on parle de l’« objectivité » des
valeurs, on suscite une représentation malencontreuse : celle d’objets invisibles
auxquels on pourrait avoir accès par on ne sait quelle concentration mentale ou
quelle ascèse spirituelle. Or cette représentation se dissipe dès qu’on observe que
les valeurs n’existent que par les jugements de valeur auxquels adhèrent les sujets
sociaux. La notion de valeur résume en d’autres termes […] l’observation selon
laquelle tout sujet social émet constamment des jugements de valeur. Ces
jugements, il les perçoit normalement comme fondés, et en ce sens comme
objectifs.
12 Boudon effectue ici un rapprochement comparatif entre la force de convictions
axiologiques profondes et celle du fait objectif. Il s’agit d’une similitude ponctuelle et
non pas d’une assimilation totale.
13 Ce sont en fait les théories contemporaines du langage et la recherche linguistique sur
la mise en mots des valeurs qui contribuent le plus, selon Guerrini, à pallier les lacunes
de la NR concernant l’ancrage de l’argumentation des valeurs dans le discours : la
sémantique, la pragmatique, la sémiotique greimassienne et la théorie de
l’argumentation dans la langue de Ducrot et Anscombre. Guerrini (2022 : 97-106, 268,
304, 356) accorde ainsi une place particulière aux travaux de Catherine Kerbrat-
Orecchioni (1980) sur les traces verbales de la subjectivité axiologique et à sa définition
du concept de « ricochet axiologique ». Il consacre, de plus, un chapitre entier : « Actes
de langage, énonciation, sémantique » (2022 :73-133) aux apports théoriques qui ont
tracé les voies permettant d’identifier la dimension argumentative axiologique des
discours. Parmi ces voies : celles des concepts pragmatiques de force illocutoire, d’acte
de langage, d’ascriptivisme et de descriptivisme, la théorisation des évaluatifs selon
Toulmin, puis Ducrot et Anscombre, l’apport de Charles Bally en matière de subjectivité
18 Le jugement de valeur tel que le théorise Perelman est, à mes yeux, l’une des
contributions épistémiques les plus importantes de la NR. Il ne doit pas sa force
argumentative à des vertus « instrumentales » (Guerrini 2022 : 437) polémiques ou
prescriptives, mais à une fonction cognitive fondamentale, emblème de la raison
pratique et de ses enjeux existentiels (Koren 2019 : 94-98). Comment évaluer
rationnellement, en cas de dilemme, de malaise existentiel, d’incertitude ou de
délibération individuelle et/ou collective, le pour et le contre, puis choisir, décider et
passer à l’action en connaissance de cause, si l’on ne met pas auparavant des jugements
de valeur cognitifs en œuvre ? Ceux-ci poursuivent un but profondément différent de
celui des jugements de valeur stigmatisants. Il ne s’agit pas alors de discréditer
l’adversaire, mais de prendre en compte, au contraire, l’ensemble des points de vue
défendus dans une situation de crise, de tenter de distinguer entre l’essentiel et le
secondaire, le pour et le contre et d’être ainsi en mesure de justifier ses décisions. Cela
implique de considérer la NR comme une théorie de la connaissance tentant de
complexifier la notion de savoir en y intégrant l’apport de l’argumentation des valeurs
perçue comme une « logique du préférable » (Perelman 1989 : 77) et donc la possibilité
d’élaborer un type de rationalité axiologique procédural (Koren 2019 : 105-109, 316). S’il
n’existe pas d’évidences absolues et indiscutables dans le champ de la raison pratique,
du moins le savoir « imparfait » qui s’y construit y est-il « perfectible » (Perelman 1989 :
432) et adéquat à un contexte socio-historique particulier accordant une place centrale
à la discussion.
19 La question de l’argumentation des valeurs conduit Guerrini à souligner six lacunes : (1)
l’abandon de la triade aristotélicienne ethos/pathos/logos au profit, essentiellement, du
logos ; (2) l’absence presque totale d’une analyse descriptive approfondie de l’ancrage
de l’argumentation des valeurs dans le langage ; (3) la question du rapport des
différents genres discursifs aux valeurs (voir quant au genre de la controverse :
Guerrini 2022 : 381) ; (4) le fait que la NR ne traite pas la question des fallacies ; (5) le
refus perelmanien de confronter les notions de raison et d’émotion et d’analyser leurs
interactions inéluctables.
20 Le sixième et dernier point (6) concerne une question fondationnelle : la construction
épistémique du corpus. Guerrini (2019 et 2022) critique la « relation unilatérale de
l’orateur vers son auditoire ». Les interactions « orateur/auditoire » fonctionneraient
dans la NR « à sens unique » (2022 : 204) soit entre un orateur souverain et un auditoire
à dominer par la mise en œuvre de stratégies de persuasion. Or, le seul cadre
épistémique valide et adéquat, permettant d’observer la dynamique de l’argumentation
des valeurs et des jugements de valeur, serait, selon Guerrini, celui d’un discours et de
son contre-discours concomitant. Une analyse argumentative ne comprenant pas de
confrontations avec des contre-discours serait selon lui problématique et erronée (voir
2019 : 138 et 2022 : 204, 207, 487,488).
21 Guerrini est pourtant parfaitement conscient que le dialogisme est inhérent au système
du langage et que ce fait est reconnu par les théories qu’il intègre dans ses références
épistémiques : la linguistique de l’énonciation, la sémantique pragmatique et la
sémiotique greimassienne (2022 : 218-219-221, 223, 494-495). Il n’y a pas, dans
27 La prise de conscience des six lacunes de la NR joue un rôle central dans la décision de
Guerrini de passer de la critique à l’action et de contribuer ainsi au balisage de
l’argumentation des valeurs dans le langage et le discours. L’usage des « mots-valeurs »
n’est signalé dans la NR que dans le cas de « l’étude des clichés » (2022 : 61) ou de
valeurs que l’on brandit dans les cérémonies officielles, comme les notions de liberté et
de démocratie. Le projet de recenser le plus grand nombre possible de « mots-valeurs »
est dicté à Guerrini par la conviction qu’ils « véhiculent en quelque sorte des
programmes axiologiques » (2022 : 207). Le chercheur (135-204) s’emploie donc à
combler cette lacune et à explorer les « marques les plus explicites de l’appel aux
valeurs et de la (dé)valorisation » dans la totalité du chapitre 3. La décision d’y analyser
les « modes d’insertion des mots-valeurs dans le discours argumentatif » le conduit
ainsi à distinguer entre « valeurs invoquées » et « valeurs convoquées », distinction
constituant l’un des leitmotive de ses deux ouvrages. Ces deux qualifications sont
illustrées respectivement par les deux énoncés suivants :
Au nom de l’égalité, nous ne pouvons admettre cette répartition des tâches entre
les hommes et les femmes qui empêche ces dernières d’avoir une véritable vie
sociale (ibid. :148)
En s’exprimant en toute liberté dans le cadre d’ateliers d’écriture, beaucoup
d’adultes peuvent renouer avec la langue écrite et surmonter les appréhensions
nées d’une scolarité décevante » (149)
28 « Invocation » et « convocation »renvoient à « deux phénomènes discursifs » majeurs,
permettant de percevoir des « niveaux différents d’explicitation des valeurs ». La
locution emblématique « au nom de » – qui joue dans l’ensemble des travaux de
Guerrini un rôle fondamental – est liée dans ses commentaires à une dimension qu’il
qualifie de « verticale », « ascendante », recherchant la caution d’une autorité
supérieure, mais sans que soit évoquée la notion de dimension éthique de
l’argumentation des valeurs. L’autorité invoquée peut être, à ses yeux, une divinité, un
souverain, un chef ou encore « le porte-parole, le représentant, le délégué d’un groupe,
d’une collectivité de plus ou moins grande ampleur » (150).
29 « Convocation » est en revanche, souligne Guerrini (2022 : 149, 185), de l’ordre d’une
mobilisation « horizontale », activée par un locuteur « qui rassemble ses moyens de
persuasion ». Il réserve ce terme aux cas « où le mot-valeur intervient comme
“adjuvant axiologiqueˮ de la thèse défendue, sans que son caractère de garant soit mis
en scène et souligné par des procédés rhétoriques délibérément voyants ». « S’exprimer
en toute liberté » est un jugement valorisant, un éclairage axiologique circonstanciel et
non pas une valeur invoquée pour servir de garantie idéale, en surplomb, à l’ensemble
de l’énoncé6.
30 L’exploration des mots-valeurs culmine dans un inventaire de 234 mots (176-177), suivi
par un ensemble de remarques sur « le “sensˮ des valeurs », les valeurs mentionnées et
celles « objectivées », par une approche morphologique des « maîtres-mots », puis du
« schéma actanciel » lové dans le sens des mots-valeurs.
31 Cette dimension « verticale » désigne, aux yeux de Koren (2019 : 78-88), l’aspiration du
sujet de l’argumentation à un autodépassement éthique perfectionniste, évoqué afin de
désigner la valeur guidant ses actes et le jugement de valeur cognitif lui permettant
d’en justifier le choix. L’élan perfectionniste, revendiquant le droit des femmes d’avoir
une « véritable vie sociale », est l’un des traits distinctifs de l’énergie communiquée aux
discours par les valeurs. L’approche philosophique de l’éthique et le positionnement de
trois linguistes, analystes du discours et du système du langage aussi différents que
Maingueneau, Angenot et Ducrot sont, dans ce cas, convergents. Maingueneau évoque
l’adresse implicite du sujet du discours à un tiers abstrait qualifié de « surdestinataire »
(voir Koren 2015), Angenot (2008 : 441-442) le désigne, quant à lui, en recourant, entre
autres, au terme d’ « arbitre spectral » transcendant, devant lequel le locuteur « semble
encore chercher à se justifier » et à être approuvé et Ducrot (2004 : 30-31) évoque « une
sorte de sur-moi abstrait » qui conduirait tout locuteur, sincèrement ou non (doxa
morale du sens commun oblige), à montrer, par exemple, dans le cas de l’un des
emplois de la conjonction « mais », qu’il prend les points de vue contraires aux siens en
ligne de compte.
32 La méthode d’analyse mise en œuvre par Guerrini construit des outils épistémiques
transmissibles et précieux permettant de repérer les lieux discursifs où surgissent et
s’accomplissent des jugements de valeur. On peut cependant se demander si cette
approche peut rendre compte de la totalité et de la complexité des procédures
d’axiologisation des pratiques discursives. Ne risque-t-on pas – à force de construire
des grilles analytiques, ancrées, au départ, dans des lexèmes ou des locutions
spécifiques, de réifier l’argumentation des valeurs dans le discours et de ne plus
pouvoir rendre compte du dynamisme, de la plasticité et de la complexité de pratiques
discursives et argumentatives en constante interaction ou de jugements de valeur
véhiculés par des lexèmes ou des énoncés neutres en soi, mais soudain axiologisés par
le cotexte ou le contexte socio-historique ?
33 L’importance fondamentale accordée par Guerrini aux valeurs « invoquées » ou
« convoquées » prenant corps dans des mots-valeurs ne signifie cependant pas qu’il
limite son approche de l’argumentation des valeurs au recensement de cette catégorie
de lexèmes déclencheurs. Il développe, comme nous allons le voir, un ensemble de
procédures analytiques agencé étape par étape et permettant de décrire les voies
épistémiques menant du mot-valeur à la totalité de l’argumentaire. C’est à la
présentation sélective de ces voies et d’un exemple type qu’est consacré le
développement suivant, mais aussi à l’analyse critique d’une partie de ses prises de
position. L’analyse du point de vue de Guerrini y sera suivie d’un rappel sélectif des
choix épistémiques de Koren afin de démontrer la complémentarité et les divergences
des deux approches.
3.3. De la légitimation épistémique d’un choix sélectif des valeurs de l’« axe »
« morale-éthique »
valeurs sans verser dans une normativité prescriptive ? Est-il possible d’étudier
l’argumentation des valeurs ou des « contre-valeurs » dans la totalité des discours
argumentatifs sans prendre position ? Lorsque Guerrini qualifie la prise de position
d’Onfray de « simplisme provocateur » et celle de Bergamin de « subtile » est-il un
analyste neutre ou un juge ?
Conclusion
54 L’apologie du pluralisme, de la déculpabilisation de l’opinion, de la prise de position
constructive et de la critique de l’absolutisme et du dogmatisme ne sont pas dans
Guerrini (2019 et 2022) ni dans Koren (2019) les preuves d’un idéalisme ou d’un désir de
moralisation invétérés, mais au contraire une forme de réalisme et de lucidité,
pratiquée à dessein dans le cadre épistémique des sciences du langage. L’argumentation
des valeurs et leur hiérarchisation ne sont pas uniquement des objets d’étude
scientifiques, mais des pratiques quotidiennes profanes vitales qui permettent à tout
sujet de l’éthique de résister aux crises et aux conflits, imprévisibles et inéluctables, de
la vie socio-politique collective et/ou individuelle contemporaine.
BIBLIOGRAPHIE
Amossy, Ruth. 2000. L’argumentation dans le discours (Paris : Nathan)
Angenot, Marc. 2008. Dialogues de sourds Traité de rhétorique antilogique (Paris : Mille et Une Nuits)
Boltanski, Luc & Laurent Thévenot. 1991. De la justification Les économies de la grandeur (Paris :
Gallimard)
Boudon, Raymond. 1995. Le juste et le vrai Études sur l’objectivité des valeurs et la connaissance (Paris :
Fayard)
Heinich, Nathalie. 2017. Des valeurs Une approche sociologique (Paris : Gallimard)
Jackiewicz, Agata. 2014. « Études sur l’évaluation axiologique : présentation », Langue française
184, 3-14
Jackiewicz, Agata. 2016. Études sur les discours évaluatifs et d’opinion (Paris : L’Harmattan)
Koren, Roselyne. 2014. « Pérégrinations d’une analyste du discours en territoire éthique : la prise
de position dans tous ses états », Pratiques 163-164 [En ligne] DOI : 10.4000/pratiques.2358
Koren, Roselyne. 2017. « La métaphore axiologique et ses auditoires : une fonction critique dans
tous ses états », Métaphore et argumentation, Bonhomme, Marc, Anne-Marie Paillet, Philippe Wahl
(éds.). (Louvain-la-Neuve : Academia-L’Harmattan), 153-168
Paveau, Marie-Anne.2013. Langage et Morale Une éthique des vertus discursives (Limoges : Lambert-
Lucas)
Perelman, Chaïm & Lucie Olbrechts-Tyteca. 1983. Traité de l’argumentation La nouvelle rhétorique,4 e
éd. (Bruxelles : Éditions de l’Univ. de Bruxelles)
NOTES
1. Guerrini ne cite ni Bréchon ni Rezsohazy, mais inclut des références aux travaux de
Boudon dans ses deux ouvrages.
2. Voir l’analyse d’un exemple type illustrant ces définitions dans Koren (2019 : 86-88).
3. La conception de l’argumentation et les publications de Plantin jouent un rôle
central dans les travaux de Guerrini. Le lecteur en trouvera les références dans Guerrini
(2019 : 367) et (2022 : 520).
4. Le lecteur trouvera dans les ouvrages de Guerrini de nombreuses références à des
travaux de recherche pluridisciplinaires sur les notions de jugement de fait et de
jugement de valeur. Voir, entre autres 2019 (378-379) et 2022 (132, 493, 495).
5. Ces deux notions jouent un rôle méthodologique central dans les travaux de
Guerrini. Voir, entre autres, 2022 : 185-189, 243, 247-248, 494.
6. La locution « au nom de » occupe une place emblématique parmi les « mots-valeurs »
recensés par Guerrini (2022 : 151-154). Il en explore, tour à tour les usages polémiques
(154-159), les « ressources polyphoniques » (159-162), son adéquation à la fonction
d’« extracteur de valeurs » (162-166). Il accorde cependant aussi une attention
particulière au mot « respect », puisque « les valeurs, en tant qu’objets d’accord sont
aussi objets de respect » (2022 : 185). Recourir à la formule « au nom du respect » de
telle ou telle valeur, c’est admettre, affirme-t-il, que le respect puisse avoir le statut de
« garant d’un jugement de valeur ». Voir aussi les emplois de ce mot p. 253, 277, 327,
386-387.
RÉSUMÉS
Cette « réflexion critique » examine la façon dont les deux ouvrages de Jean-Claude Guerrini
(2019 et 2022) Les valeurs dans l’argumentation L’héritage de Chaïm Perelman et Conflits de valeurs et
Corrida Une étude argumentative de la controverse traitent de l’argumentation des valeurs et de sa
mise en mots. Elle souligne l’intérêt d’une recherche qui offre de multiples données et
illustrations permettant d’analyser la dimension axiologique des pratiques discursives et
argumentatives. En même temps, l’auteure confronte l’approche de Guerrini à sa propre éthique
des valeurs pour montrer comment deux théories peuvent appréhender différemment un sujet
encore trop négligé dont toutes deux soulignent la centralité : le rôle des valeurs dans
l’argumentation.
This “critical reflection” examines the way in which Jean-Claude Guerrini's two books (2019 and
2022) Values in Argument: The Legacy of Chaïm Perelman and Value Conflicts and Bullfighting: An
Argumentative Study of Controversy deal with the argumentation of values and how to put it into
words. It emphasizes the importance of a research work that offers multiple data and
illustrations to analyze the axiological dimension of discursive and argumentative practices. At
the same time, the author confronts Guerrini's approach with her own ethics of values to show
how two theories can apprehend differently a still too neglected subject whose centrality they
both underline: the role of values in argumentation.
INDEX
Mots-clés : argumentation, controverse, (dé)valorisation, éthique, Guerrini, Perelman
Keywords : argumentation, controversy, (de)valorization, ethics, Guerrini, Perelman
AUTEURS
ROSELYNE KOREN
Université Bar-Ilan, ADARR
Comptes rendus
RÉFÉRENCE
Sarfati, Georges-Elia. 2022. Six leçons sur le sens commun. Esquisse d’une théorie du discours
(Paris : L’Harmattan, coll. « Du sens »), ISBN 978-2-343-24606-2, 193 pages.
1 Le livre dont nous allons rendre-compte est l’aboutissement d’un travail de longue
haleine, commencé par l’auteur, philosophe du langage, linguiste et psychanalyste,
Georges-Elia Sarfati, il y a une trentaine d’année (voir le nombre de ses articles et
ouvrage sur ce sujet cités dans sa bibliographie). Six leçons sur le sens commun. Esquisse
d’une théorie du discours est un premier ouvrage en sciences du langage qui propose une
théorisation et une modélisation des formations du sens commun appréhendées à
travers une théorie des états du discours. Ce livre, très dense et savant, écrit par un
homme-orchestre des sciences humaines et sociales, s’adresse au public connaisseur,
car tout en s’inscrivant dans la tradition de la philosophie analytique, de la
pragmatique linguistique et de l’énonciation, le modèle présenté dans ce volume
s’inspire de la psychanalyse, des sciences cognitives, de la sociologie, de l’anthropologie
et de la psychologie sociale. Autant dire, qu’il s’agit ici d’un travail qui atteste d’une
immense culture et d’une grande rigueur intellectuelle.
2 Ce livre part d’un constat : la notion de sens commun, ainsi que la notion d’évidence ne
font pas consensus chez la plupart des spécialistes-experts. On pourrait illustrer cette
situation par un exemple : un patient qui vient voir un analyste (psychothérapeute,
psychanalyste, etc.) pour se faire soigner a des évidences, qu’il croit partagées, mais
lors des séances, il découvre que c’est loin d’être le cas et que les choses sont bien plus
compliquées. Il faut parfois des années d’analyse pour remettre en question les
« évidences », soit en les nuançant et en les affinant, soit en en acquérant d’autres. C’est
ce que montre travail proposé dans cet ouvrage : passer par des étapes différentes de la
compréhension du sens commun, pour montrer que sa construction est inséparable de
l’interaction entre l’institution du sens, les institutions de sens et les communautés de
sens, mais aussi de la manière dont le sujet s’inscrit dans le monde qui nous est
commun, et du rapport du sens commun au sens critique, vecteur indispensable de la
transformation de ce dernier.
du langage qui ont marqué Sarfati, J.-L. Austin et J.-R. Searle occupent une place
importante. Le modèle d’Austin contient trois strates de constitution du sens qui se
situent respectivement sur le plan sociologique (strate institutionnelle), sur le plan
cognitif (strate des représentations) et sur le plan sémiotique (production et diffusion
des formations du sens commun) ; celui de Searle propose une élaboration novatrice
des arrière-plans de connaissance sous-jacents aux prises de parole.
8 Reconnaissant sa dette vis-à-vis des modélisations de la philosophie analytique, mais
insatisfait de la place insignifiante de la discursivité et de sa compréhension au sein de ces
théories, Sarfati propose alors d’affiner ces modèles en insistant sur la dimension
discursive de la constitution du sens commun, en en dégageant les paramètres propres
et en décrivant la dynamique de sa construction.
Discours
14 Sarfati propose également une nouvelle manière d’examiner les dynamiques des
discours qui contribuent à l’émergence du sens commun. Il passe en revue les
définitions du discours, connues des spécialistes, en privilégiant notamment celle
donnée par le Dictionnaire d’Analyse du Discours (dir. P. Charaudeau et D. Maingueneau)
et celle proposée par Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage (A.-J.
Greimas et J. Courtès). Sarfati remarque à propos de la première que « cette conception
ne dit rien de ce qui caractérise un discours à partir de ses possibles variations compte
tenu de la “source d’énonciation” dont il procède. D’autre part, cette même définition
ne paraît pas faire de différence entre la “conversation”, comme fait de discours, et le
discours comme expression d’un dispositif institutionnel » (103). Il reproche également
aux définitions données par le Dictionnaire d’Analyse du Discours le fait que la conception
du discours proposée ne s’intéresse pas à la temporalité propre du discours (« tout
discours possède ses propres normes d’instanciation et de linéarisation et que sa
temporalité soit irréductible à tout autre »). Quant à la deuxième définition, celle du
Dictionnaire raisonné du langage, elle omet, selon Sarfati, la dimension proprement
dynamique du discours et ne mentionne pas les étapes sémantiques nécessaires pour
son expansion énonciative. Redevable également aux théories de J.-P. Faye et de M.
Foucault, Sarfati observe néanmoins, que tout en s’intéressant aux dimensions
politiques des discours, elles n’appréhendent pas les mécanismes discursifs qui leur
sont constitutifs.
15 L’auteur insiste sur la nécessité, pour une théorie du discours, non seulement de rendre
compte de la matérialisation du sens commun dans les pratiques sociales et discursives,
mais surtout de caractériser de manière fine ses manifestations verbales. Pour cela, il
théorise la fonction de quatre constituants essentiels de toute configuration discursive :
cognitif, domanial, proprioceptif et discursif. Dans chaque institution de sens, un
constituant occupe une position dominante (la connaissance, l’opinion, la perception).
Le discours d’une institution de sens peut subir des variations formelles que Sarfati
appelle les états du discours d’une institution de sens. Ces variations peuvent être
ramenées à quatre états de discours qui, bien que différenciés, sont fonctionnellement
liés. Il s’agit du canon, de la vulgate, de la doxa et de l’idéologie.
16 L’institution de sens est sous-tendue par le discours fondateur. Le canon est, de ce point
de vue, un discours premier qui se caractérise par un geste de légitimation auto-
réflexif. La vulgate est un discours chronologiquement second, obtenu par dérivation
de la strate canonique. La doxa est subséquente à la vulgate par la réitération qui peut
se faire aussi en dehors du dispositif discursif originaire. Le stade ultérieur à la doxa est
l’état discursif de l’idéologie. Ce dernier ne doit pas être confondu avec la doxa, une
élaboration diffuse et involontaire. L’idéologie résulte d’un calcul argumentatif qui
préfigure la construction stratégique de l’état idéologique. La combinatoire de ces états
de discours permet de définir les cycles discursifs. La distinction entre différents états
de discours d’une même institution de sens introduit une nouvelle perspective sur
l’interdiscursivité et, partant, sur l’intertextualité.
17 Chaque état du discours peut être caractérisé par des critères fonctionnels : statut
discursif, régime sémantique, régime d’hétérogénéité discursive, orientation
pragmatique, degré de réflexivité, portée déictique et type de saisie.
18 La théorie des états de discours, décrits dans leurs fonctionnalités, entretenant des
relations logiques, situées dans des rapports de croisement, pose ainsi les fondements
d’une grammaire du sens commun. Elle définit les unités minimales de cette grammaire
et permet de penser la dynamique des discours. L’analyse sophistiquée des interactions
des états de discours met en évidence la relation d’implication et de présupposition
qu’ils entretiennent, et rend possible l’analyse des formes discursives non seulement
d’une seule institution de sens, mais également les effets de discours que celle-ci peut
faire apparaître dans les institutions voisines.
-Chez les pragmaticiens et/ou les philosophes, les activités du sujet sont
déterminées par l’ordre socioculturel.
Remarques critiques
24 Ce livre, qui se savoure tant par les connaisseurs aguerris aux théories du discours que
par les amateurs (suffisamment) éclairés, en passe de découvrir de nouveaux chemins
du discours, pâtit d’un manque d’exemples concrets. Pour des linguistes qui n’ont pas
de formation poussée en philosophie analytique ou qui n’ont pas fait de lectures
importantes en psychologie sociale ou en sciences cognitives, la compréhension de
certaines notions ou de certains paramètres de modélisation, peut être gênée par le
haut degré d’abstraction, liée à la fois à la culture philosophique et psychanalytique de
l’auteur et à la polysémie et la nouveauté d’une terminologie spécialisée. Je ne donnerai
qu’un exemple de la frustration qu’on éprouve devant certains concepts qui ne sont pas
illustrés par des exemples et qui laissent planer un doute sur la bonne compréhension
de l’exposé théorique. L’un des composants de la structure sémio-discursive d’une
formation de sens commun est le composant « proprioceptif » (105). Le terme
proprioceptif réfère à la sensibilité du système nerveux, et, par extension, à la
En guise de conclusion
27 Au bout de la lecture de cet ouvrage novateur, inspiré par des univers intellectuels
différents, par des modes de raisonnement souvent éloignés les uns des autres, par les
acquis des théories du langage les plus puissants du siècle passé et présent, un
continent de recherches s’ouvre devant les spécialistes du discours qui s’intéressent
tant à la construction du sens qu’à la construction du sens commun. Six leçons sur le sens
commun propose un nouveau départ aux chercheurs, qui souhaiteront s’inspirer de
cette première grammaire du sens commun. Le travail de G.-E. Sarfati enrichit de
manière considérable le champ des recherches sur le sens dans son rapport intrinsèque
avec les pratiques sociales, les pratiques culturelles et les constructions idéologiques.
Les lecteurs de Faire sens de F. Rastier, ou encore de Pour une théorie des formes
sémantiques de P. Cadiot et Y.-M. Visetti, reconnaîtront dans cet ouvrage la puissance
analytique et la capacité modélisatrice qui caractérise les penseurs dont les ouvrages
font date au sein des disciplines du discours.
28 Par ailleurs, la lecture de ce livre a le grand mérite d’ouvrir des pistes de recherches
inexplorées, tout en proposant une base théorique solide à tout analyste qui
s’autorisera à puiser dans cet océan d’épistémologie du discours.
NOTES
1. Le tournant linguistique en philosophie (the linguistic turn) a été popularisé par Richard Rorty à
partir de 1967. Il s’agit d’un tournant méthodologique consistant à privilégier l’analyse du
langage pour rendre compte d’un certain nombre de questions philosophiques. Parmi les
philosophes qui incarnent ce tournant, les plus marquants sont B. Russell et surtout L.
Wittgenstein.
AUTEURS
YANA GRINSHPUN
Université Paris III-Sorbonne Nouvelle
RÉFÉRENCE
Passard, Cédric et Denis Ramond. 2021. De quoi se moque-t-on ? Satire et Liberté d’expression
(Paris : CNRS Éditions), ISBN 9782271136565
1 Que faire du rire pris entre plaisir et suspicion ? Si les auteurs de l’ouvrage rappellent
que la tradition des études sur la satire est très vivante aujourd’hui (20), il manquait à
cette thématique une large étude interrogeant sa dimension à la fois éthique et
politique. En effet, l’humour peut être la source de suspicion en raison des risques de
violence qu’il peut occasionner ; l’actualité sanglante de ces dernières années en
témoigne.
2 À ce titre, l’ouvrage, dédié à la mémoire de Samuel Paty – ce Professeur d’histoire et de
géographie assassiné pour avoir montré des caricatures de Charlie Hebdo - constitue
une remarquable synthèse sur la pratique de la satire, son esprit, son esthétique, sa
constitution en genre et son actualité. Ainsi, le livre rassemble dix-sept contributions
dirigées et introduites par Cédric Passard et Denis Ramond selon une approche
résolument pluridisciplinaire mêlant droit, philosophie, histoire, sciences politiques,
sociologie et linguistique autour de la satire dans ce qu’elle a de spécifique : l’humour
mis au service de la dénonciation publique à des fins morales ou politiques (20).
3 L’ouvrage comporte trois parties qui contribuent à définir la satire dans son évolution
historique, mais aussi dans ses zones grises. L’étude couvre la France ainsi que ses
NOTES
1. Citation reprise p. 22 : Marc Angenot. 1995. La Parole pamphlétaire. Typologie des
discours modernes (Paris : Fayard, 36 et ss.)
AUTEURS
SÉBASTIEN CHONAVEY
Université libre de Bruxelles, doctorant
RÉFÉRENCE
François-Emmanuël Boucher. 2020. Le Trumpisme. Contribution à l’analyse rhétorique du
discours national-populiste (Québec : P. U. Laval), ISBN: 978-2-763-74834-4, 137 pages
issu de « nouvelles formes des tensions et des clivages qui grugent l’ordre social des
démocraties occidentales modernes » (13). Boucher appelle cette conjoncture
historique actuelle « l’âge du national-populisme ». Quels sont donc les piliers logiques
de cette mouvance ?
9 Son approche inclut les dimensions protestataire et identitaire du populisme (si l’on se
réfère aux travaux fondamentaux de Pierre-André Taguieff). Selon lui, c’est « la
réaction la plus hostile, la plus hargneuse contre l’ordre actuel du monde et des valeurs
qu’il promulgue » qui se matérialise dans un « mouvement qui vient du bas et qui
s’inscrit dans une sorte de verticalité sociale » (14). Ce mouvement oppose le bas – « les
gens ordinaires » (ibid.) (ou ceux qui se considèrent comme des gens ordinaires) et le
haut – « l’élite transnationale, écoresponsable, frénétiquement tolérante,
multiculturelle et libre-échangiste » (15).
10 L’auteur souligne, en suivant aussi d’autres théoriciens du populisme (comme Müller),
que le mouvement populiste ne s’inscrit pas dans une doctrine ou une idéologie, il n’est
ni de gauche ni de droite. Sa nature est « chaotique » parce qu’il provient de la colère
sociale, à laquelle s’ajoutent les possibilités interactives offertes par l’Internet et les
réseaux sociaux qui la rendent « contagieuse » (15). Sa logique naît de l’impression de
se faire tromper et voler depuis trop longtemps par une « ploutocratie » « planétaire »
(16). Boucher évoque toute une « course aux boucs émissaires », caractéristique du
national-populisme qui, dans le cas de Trump, débouche sur un « pêle-mêle » des
responsables potentiels des malheurs sociaux, dont l’énumération occupe presque une
page : la Chine, l’OTAN, les Arabes, les migrants, Israël, les Turcs, le multiculturalisme …
(ibid.)
11 Pour l’auteur, le national-populisme est loin d’être une doctrine à cause de l’absence de
systématicité apparente, et l’hétérogénéité de la catégorie de « peuple » ; pour lui, c’est
une posture, une manière de penser et de s’exprimer, fondée sur la « rage » sociale (17)
et alimentée par la peur, mais aussi la haine, le ressentiment (20, 21). Boucher donne
une réponse assez précise à la question de savoir de quoi les gens ont peur. La réponse
est double et comprend des préoccupations de nature économique : précarité,
déclassement, mais aussi identitaire : peur de perdre leurs repères culturels, peur de
l’autre, de l’étranger, et surtout : la peur que la classe politique ne prenne pas au
sérieux leurs peurs et ne s’occupe pas de leurs problèmes (21).
12 Au fond, Boucher suggère que le « mérite », (dans le sens de « l’atout » argumentatif) de
Trump réside dans sa capacité à instrumentaliser les passions et les peurs sociales :
« canaliser » le désir de « gueuler » (16) contre le système qui maltraite les gens
ordinaires ; « reconfirmer » de manière vulgaire, « en criant haut et fort », ce que ses
électeurs « pensent et savent déjà » (18) ; pour leur promettre, dans la veine du
national-populisme, « d’enfin mettre le terme à cette avarie planétaire » qu’est la
mondialisation (22).
13 Après un tour d’horizon sur le national-populisme, l’auteur passe aux particularités de
l’argumentaire de Trump qu’il distribue, comme nous l’avons déjà noté, en trois
composantes puisées dans la rhétorique d’Aristote. « On croit, on démontre et on
argumente » (64) : c’est ainsi que Boucher explique les « opérations mentales »
caractéristiques des humains, pour ensuite spécifier qu’« en politique, en principe, on
ne croit pas, on ne démontre pas, mais on argumente ». Il constate ainsi le caractère
arbitraire et la potentielle réfutabilité de toute argumentation politique, qui ne relève
pas de la logique stricte des mathématiques et ne possède pas le statut d’une vérité
sacrée dans laquelle on croit sans l’analyser de façon critique.
14 Comme le livre semble être destiné au grand public, chaque chapitre commence par
une entrée en matière instructive. Le chapitre premier est consacré au « Caractère » de
Donald Trump dans le sens de son image discursive politique.
15 Tout d’abord, l’auteur fait un excursus vers la théorie pour expliquer, dans le contexte
contemporain, le concept aristotélicien d’ethos et son rôle dans l’entreprise de
persuasion. Il renvoie aux travaux savants (à savoir, « L’Ethos aristotélicien » de
Woerther qui se réfère au « vocabulaire des institutions indo-européennes » de
Benveniste) pour mettre en valeur l’ancrage social de la construction de l’ethos
politique qui doit nécessairement correspondre aux convictions d’un groupe et éveiller
un sentiment de communauté. En ce qui concerne l’ethos de Trump, Boucher affirme
qu’il va à l’encontre des postulats classiques (« prudence, vertu, bienveillance »,
recherche de la « vérité », modération …). Pour illustrer ce que Trump n’est pas,
Boucher, avec son penchant pour les canons classiques, puise dans l’« Iliade » d’Homère
le personnage de Nestor, le roi de Pylos, qui illustre « la nature de l’orateur accompli »
(38) et symbolise « la conception élitiste de la pratique oratoire » (40) manifestement
contestée par le président américaini.
16 Boucher affirme qu’à l’époque contemporaine cette conception idéale, qui aspire à un
débat constructif et digne, se trouve discréditée, parce qu’elle symbolise « l’orateur du
haut qui s’adresse à ses semblables » ; ses paroles ne sont pas destinées à la plèbe, qui
tout simplement ne les comprendra pas (42). C’est depuis cette position que Donald
Trump construit son ethos (41) que l’auteur dénomme « un bully milliardaire à la
Maison-Blanche » – appellation qui reflète les composantes de l’ethos de Trump. Il parle
« d’en bas », il modèle l’ethos « crédible à l’âge où le peuple cherche […] à vivre dans une
démocratie sans élites », où les attributs de l’ethos nestorien « suscitent le rire, mais
surtout la haine » (42). Sans doute est-ce la tendance générale de notre époque, mais le
discours de Trump se distingue néanmoins par son degré et son intensité : selon
Boucher, il « pousse le plus loin cet archétype oratoire » (49).
17 Dans ce cadre, Boucher tente de discerner les éléments de l’ethos qui lui assurent la
confiance du public.
• Premièrement, il indique qu’être au goût du jour signifie un refus des convenances, surtout
dans l’espace virtuel où Trump est très actif, ce qui débouche sur l’insolence, l’irrévérence,
le dénigrement et des insultes à l’égard de ses homologues.
• De plus, il incarne l’« american dream », en jouissant « à chaque instant de sa vie » de
milliardaire, dont les valeurs proviennent du culte de la consommation (46). Il incarne la
« mythologie du capitalisme » et la posture du gagnant, en préconisant les qualités que
« chérit » le national-populisme : être en action, être « fort, spontané, direct, instinctif,
irréfléchi » (47). Son autorité « s’impose en raison de sa capacité de conclure des deals et de
négocier » (50).
• Il est dur et intolérant, il insiste même s’il a tort, en changeant ainsi les « enjeux de la
délibération » (48), ce qui entre en résonance avec les théories du populisme, par exemple
celle de Müller (2016), lequel insiste sur le fait que les populistes revendiquent pour eux un
« monopole de représentation » en réfutant tout dialogue avec les opposants. Dans cette
veine, Boucher conclut qu’« il n’y a plus désormais de … vérités ou de faussetés, […] de
nuances, mais un gagnant et un perdant, peu importe le débat » (48).
• Il est grossier, violent, et haineux, mais reste dans les limites du verbe, « selon les critères
propres à une démocratie riche et pacifiée » ; il n’est pas donc un autocrate ou un
tortionnaire (50).
• Il est « un maître de l’image télévisuelle » qui bénéficie de la couverture médiatique grâce à
son style, dans la mesure où « sa vulgarité galvanise les foules » (ibid.).
• Il s’écarte, depuis le début, du groupe des hommes politiques professionnels, « pour ne pas
parler comme eux », qui suscitent la haine de l’électorat potentiel (ibid.) ; son « caractère »
est celui du « garant » de la rupture (53).
18 Dans la même partie, Boucher s’intéresse à la sociologie électorale (thème qu’il
développera dans les chapitres suivants) et touche à une caractéristique de
l’électeur typique de Trump : en général, c’est celui qui se distingue par un niveau de
culture assez bas, et qui donc appartient à la plèbe. Selon l’auteur, « désormais
quiconque crie, injurie, paraît fort en coups de gueule, intransigeant, sans manières,
devient, avec Trump, un vrai Américain, un véritable patriote » (ibid.).
19 De plus, l’auteur s’interroge sur la façon dont le milliardaire et héritier a réussi à
toucher (paradoxalement ?) les « Américains de base » (54) ? D’un côté, il se positionne
comme celui qui est unique, qui n’est pas comme les autres (« ni un républicain normal,
ni un homme d’affaires typique, ni un politicien de la droite traditionnelle »), « le
moins présidentiable » parmi tous (56). De l’autre côté, il sait faire « rêver », rêver
qu’avec Trump, on va « tirer le diable par la queue », railler avec le gagnant : « Je vote
Trump, donc moi aussi je suis de la race des insoumis » (ibid.).
20 Afin de déchiffrer ces paradoxes argumentatifs, l’auteur procède au second chapitre
(« Sa logique ») à l’étude de la logique de Trump. À la suite d’une plongée dans l’histoire
du concept de logos, son sens classique et ses interprétations dans différentes cultures,
Boucher constate sa dégénérescence dans le discours du 45e président des États-Unis. Il
approfondit ici la position déjà mentionnée associée à la théorie de Müller sur le rejet
de la discussion et du débat (69). Mais c’est la dimension numérique ou technologique
qui selon lui rend le discours de Trump vraiment spécifique. « Trump ne discute pas »,
dit Boucher, il tweete sans arrêt pour « saturer l’espace du dicible » (69), sans réelle
possibilité de réponse, « sans interaction concrète avec quiconque » (77). Il pulvérise
quiconque n’est pas d’accord avec lui (70), il « crie, hurle, jappe et injurie » en ligne
(77), et emporte ainsi l’adhésion de ceux qui sont séduits par son ton catégorique.
Boucher appelle cette stratégie l’ « éradication de l’ennemi ».
21 L’argumentation dans ce cas se distingue par une « simplification exceptionnelle », les
explications deviennent même un peu « suspectes » (79). Cela s’aligne sur les théories
majeures du populisme qui voient dans la simplification des thèses proclamées l’un des
indices du phénomène politique.
22 Son discours enflamme les « instincts les plus tordus » des Américains par le refus des
nuances, l’humiliation des adversaires qui viennent du haut, le rejet de
l’intellectualisme, la mise en scène d’une virilité criante et démesuré, une grossièreté
visible et déplacée (79-80). Ce discours est, selon Boucher, symptomatique du national-
populisme, guidé par des « logiques rudimentaires : animosité envers le haut, quête de
boucs émissaires, promulgation de théories complotistes » (81), le complot majeur
étant ourdi par ses adversaires et les médias traditionnels. Cela mène à un schisme
social avec expulsion du point de vue opposé.
29 Pour expliquer la diversité apparente des problèmes que soulève Trump dans son
argumentation, Boucher affirme que son pathos est censé réunir et entremêler les
diverses questions qui troublent la communauté afin d’alimenter une « conscience
paranoïde » sensible aux dangers de l’invasion. La haine interdit tout esprit critique,
elle est aveugle, irrationnelle, affirme l’auteur en se référant aux classiques (dont
Aristote). Il évoque la nature essentialisante de la haine : selon lui, « elle crée des
identités » et « cimente des communautés » (119) plus qu’aucune autre émotion.
30 Après avoir examiné le discours national-populiste de Trump à travers le prisme de la
rhétorique classique, Boucher conclut qu’à l’époque moderne, « les modes
argumentatifs ont été modifiés de fond en comble » (124). Il dénonce littéralement
l’exploitation effectuée par Trump des angoisses sociales et l’instrumentalisation des
bas instincts à son profit électoral : Trump parle « leur » langage pour leur montrer que
c’est lui seul qui les comprend et qui leur redonnera l’espoir et le droit à la haine.
31 Le livre Le Trumpisme a vu le jour en juillet 2020. Cela signifie que l’auteur a eu le temps
de se faire une opinion sur les premières réactions de Donald Trump à ce qu’il a appelé
le virus chinois. Boucher y consacre une petite postface qui date de début avril 2020.
Selon l’auteur, Trump est dans le déni d’une situation potentiellement sérieuse, en
mobilisant ses motifs préférés du complot ourdi par ses adversaires et les principaux
médias. Il affirme que c’est « their new hoaks » (leur nouveau canular – notre
traduction), qui cherchent à miner ses positions avant les élections américaines (qui
auront lieu en novembre 2020). Selon Boucher, c’est un des problèmes principaux du
populisme : « un relativisme absolu qui nie […] le principe même de compétence
intellectuelle », parce qu’elle provient d’en haut, et de ce fait « n’a aucune valeur »
(135).
32 L’ouvrage de Boucher essaye d’englober les logiques qui meuvent les foules déçues,
« électrifiées » par une longue période d’instabilité socio-politique globale, et
d’identifier les voies argumentatives qu’emprunte Trump pour s’imposer en tant que
leur porte-voix (« They are trying to stop ME, because I am fighting for YOU ! » [125]).
L’auteur pose que le « style » de Trump « fait école » (5), dans le sens de son impact
significatif sur les discours des autres leaders politiques du même format, en
repoussant, sinon en effaçant, toutes les limites de l’éthique considérée comme
acceptable dans la communication politique. Le travail fournit ainsi des repères pour
l’analyse des postures et des argumentaires au service des leaders populistes.
33 Il est à noter qu’à côté de l’analyse du discours politique, l’auteur, en traitant de la
sociologie électorale, s’engage sur la voie de la critique sociale et presque d’une analyse
anthropologique. Il le fait d’une manière assez critique (d’autant plus qu’il le fait, il faut
l’avouer, de manière très convaincante), par exemple en intitulant la conclusion « Les
déplorables à l’assaut de la mondialisation ». Il lie, littéralement, le succès phénoménal
de Donald Trump à la dégradation, ou même à la dégénérescence morale, humaine et
éthique massive de son électorat. Ce geste interprétatif donne l’impression de
déresponsabiliser en quelque sorte l’homme politique concerné qui, par cette logique,
ne génère pas (discursivement) la haine : il ne fait que l’orienter et lui offrir un
débouché.
34 François-Emmanuël Boucher constate, avec un regret qui se lit à travers les lignes, le
dépérissement de l’intellectualisme, des standards, de la compétence tant dans le
discours politique que dans la culture mondiale de l’interaction. La vision du monde
qu’offre le populisme dans sa version nationaliste contemporaine, légitime la
BIBLIOGRAPHIE
Benveniste, Émile. 1969. Le Vocabulaire des institutions indo-européennes (Paris : Minuit)
Schütrumpf, Eckart. 2014. The Earliest Translations of Aristotle's Politics and the Creation of
Political Terminology (Paderborn: Fink)
Wisse, Jakob. 1989. Ethos and pathos: from Aristotle to Cicero (Amsterdam: Hakkert)
AUTEURS
MARIA SALTYKOV
Université de Tel Aviv, ADARR
RÉFÉRENCE
Régent-Susini, Anne et Yana Grinshpun (éds). 2021. L’indignation entre polémique et
controverse (Paris : Presses Sorbonne Nouvelle) ISBN 978-2-37906-071-7
1 Dans un de ses nombreux écrits sur la théorie philosophique des controverses, Marcelo
Dascal (2001) considère l’art de la controverse comme une activité critique dialogique
et polémique, qui « implique toujours l’imprévisible » (the unexpected), synonyme
d’innovation, et propose « un modèle alternatif de la rationalité » sans nécessairement
tendre vers une résolution (je traduis). Son approche consiste notamment à étudier les
différentes formes d’interaction conflictuelle – relevant de l’exercice du droit de
contester – comme des « échanges polémiques ». Cette catégorisation conceptuelle
pourrait servir de fer de lance aux tentatives heuristiques de distinguer entre deux
« modes de gestion du conflictuel » (Amossy 2014), la controverse et la polémique
publiques, dans une configuration argumentative. L’enjeu de la définition, dans ce cas,
serait d’« impulser la réflexion et diriger le questionnement en détectant des points
nodaux » (ibid. : 45).
2 C’est cet enjeu de taille que se fixent Anne Régent-Susini et Yana Grinshpun dans
l’ouvrage collectif L’indignation entre polémique et controverse (2021), qui souhaite
explorer l’indignation en tant que « fait de discours » (7) dans ces deux formes du
discours agonal qui attestent de la complexité du sujet. Dans le texte 1 que signe ce
collectif, Alain Rabatel (228) pose la problématique en ces termes : « S’interroger sur
"l’indignation, entre polémique et controverse" n’est pas chose aisée » en raison des
intellectuel : plutôt que de glisser vers la haine et nourrir la polémique au prix d’excès
et de violences, l’indignation comme « cri de l’âme » (127) peut s’opposer à la haine
pour se changer en admiration, « qui la transforme alors en un mouvement d’adhésion
collective, tourné vers un projet porteur d’avenir » (133).
16 « De quoi nous parle l’indignation ? » s’interroge Catherine Brun (135-148), dans une
étude épistémique qui examine « un mécanisme d’effacement paradoxal » (136) dans
lequel le sujet de l’indignation « tend à être occulté par les motifs de l’indignation […] »
(137). Les débats d’intellectuels indignés dans les années 50 sur l’exercice de la torture
en Algérie seraient donc éclipsés par « les principes au nom desquels les indignés
s’indignent » – des « passions rationnelles » (Cordell 2017) propres à l’épidictique et à
l’adhésion aux « valeurs », considérées comme un terme « moins péjoratif » par
Perelman et Olbrechts-Tyteca (2000 : 630), au service de la « communion des esprits »
(ibid. : 72). Pour construire son angle d’attaque, l’auteure convoque une conception
cognitive de la rationalité due au sociologue Boudon (1995 : 174) où « le sujet a de
bonnes raisons, c’est-à-dire des raisons transubjectivement valides d’endosser une
croyance », ainsi que la posture du philosophe Michaël Fœssel (2016) sur l’indignation –
« une colère qui affirme son bon droit » – tandis que le sujet est supposé s’indigner « de
l’injustice que l’on fait à un autre » (2016 : 136, 147). L’auteure résume les raisons
diverses de l’indignation des intellectuels sur la torture en Algérie : « l’outrage à la foi
(Mauriac), à l’honneur de la patrie, à la liberté humaine » (143), distinctes donc du sujet
(la torture). Si, pour Sartre, la torture se pense en termes de « processus de
déshumanisation et de haine radicale de l’homme » (146), il évoque, par ailleurs, le cas
de la « victime qui a vaincu la torture » (142). Un long développement sur les exemples
mobilisés aboutit à l’affirmation de l’auteure que « les indignations nous parlent des
indignés bien plus que des victimes ». D’où une nouvelle orientation de la question
originelle « Faudrait-il se demander de qui nous parle vraiment l’indignation ? » qui
interpelle l’ethos (146). C’est à l’aune d’une réflexion philosophique sur « cette pureté
ou impureté prétendue » de ce sentiment moral que l’auteure choisit de se tourner vers
l’éthique « inextricable » de l’indignation quand « ce que subit autrui devient
constitutif du sujet indigné lui-même » qui regarde autrui comme un autre soi-même
sous l’angle ricœurien (147-148).
17 « Existe-t-il une éthique du discours indigné ? Ou quand un "compagnon de combat"
juge son semblable » s’interroge Roselyne Koren (149-169), qui s’intéresse au rapport
entre l’énonciation de l’indignation et les réfutations polémiques dont celle-ci peut
faire l’objet dans les espaces publics. L’auteure se propose d’explorer les enjeux
éthiques du discours indigné qu’elle relève dans l’argumentaire de l’avocat Sydney
Chouraqui dirigé contre l’opuscule Indignez-vous ! de Stéphane Hessel (2011). Ce « cri de
la conscience morale d’un sujet altruiste » (152) renferme, néanmoins, le risque d’être
interprété comme « un appel à la haine de l’Autre » au nom de valeurs morales
présentées comme indiscutables. Le nerf de cette polémique collective est, pour
Chouraqui, le « renoncement de Hessel à une conception de la rectitude éthique »
(155), entendue dans le champ de la raison pratique comme « l’intégrité des
justifications du proposant ou de l’opposant […] mises en œuvre pour hiérarchiser les
valeurs qui font sens à leurs yeux ». (154) Le cadre théorique englobe des auteurs de
différentes disciplines, notamment des théoriciens de l’argumentation, Perelman et
Tyteca (1983) ainsi que Plantin (2012), un sociologue, Boltanski (2007), une politologue,
Cordell (2017) dont les conceptions se recoupent. Il permet d’évaluer « la rationalité et
la rectitude des jugements de valeur activés par l’indigné » (153) qui assume une
BIBLIOGRAPHIE
Amossy, Ruth. 2014. Apologie de la polémique (Paris : PUF)
Charaudeau, Patrick. 2017. Le débat public, entre controverse et polémique (Limoges : Lambert-
Lucas, 2017)
Cordell, Crystal. 2017. « Emotions entre théories et pratiques », Raisons Politiques 65, 5-13
Dascal, Marcelo. 2001. « How rational can a polemic across the analytical continental divide be? »,
International Journal of Philosophical Studies 9, 313-339
NOTES
1. « Indignation contenue (ou hyperbolisée) en régime de controverse (ou de polémique) dans
"l’Affaire du prédicat" », infra.
AUTEURS
CLAIRE SUKIENNIK ABÉCASSIS
ADARR