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L’intertextualité | Marie Miguet-Ollagnier, Nathalie Limat-Letellier
Historique du concept
d’intertextualité
Nathalie Limat-Letellier
p. 17-64
Texte intégral
1 Il est d’usage de remonter à l'étymologie pour établir le sens
élémentaire d'un concept. En ce qui concerne l'intertextualité,
le préfixe latin "inter-" indique la réciprocité des échanges,
l'interconnexion, l’interférence, l'entrelacs ; par son radical
dérivé du latin "textere", la textualité évoque la qualité du
texte comme "tissage", "trame"1 ; d'où un redoublement
sémantique de l'idée de réseau, d'intersection.
L'intertextualité caractériserait ainsi l'engendrement d’un
texte à partir d'un ou de plusieurs autres textes antérieurs,
l'écriture comme interaction produite par des énoncés
extérieurs et préexistants. Au-delà de ce premier constat, le
recours à l'étymologie s'apparente à une reconstitution
incomplète et sans doute artificielle. En effet, pour avoir été
reconnue comme une dimension essentielle de la
communication verbale, l'intertextualité renvoie surtout à des
enjeux cognitifs, à l'élaboration de méthodes d'analyse
littéraire actuellement très usitées. Le déploiement de ce vaste
domaine de recherches a donné lieu à des interprétations
variables, à des remaniements terminologiques et à des
rapprochements avec d'autres disciplines. Mais il importe
aussi de dégager les constantes, les recoupements possibles
entre des strates aussi diversifiées. Certes, les principales
contributions et les apports plus marginaux forment autant de
jalons qui confirment, d'un point de vue épistémologique,
l'étendue et la vitalité de ce champ notionnel.
2 En outre, une enquête rétrospective permet d'aborder un
autre problème : tandis que les phénomènes décrits par
l'intertextualité sont anciens, ce néologisme s'inscrit à
l'origine dans la filiation directe des théories du Texte qui, des
années 60 aux années 70, visent à substituer à l'histoire
littéraire des modèles empruntés à la linguistique structurale ;
son apparition renvoie à des objectifs, à des stratégies, à des
prescriptions de la modernité qui, depuis lors, ont eu
tendance à s'effacer, à se réduire. Son impact a suscité des
réactions hostiles ou des malentendus dont les
représentations négatives sont également révélatrices. Ainsi,
on a reproché aux études d’intertextualité d'ouvrir un abîme
insondable où se perdaient, d'écho en écho, la linéarité de la
lecture et la cohérence interne du texte. Par ailleurs, ce récent
métalangage ne risquait-il pas d'instaurer un décalage par
rapport à des pratiques que les écrivains eux-mêmes ont
désignées par d'autres termes ? De nombreuses études
critiques ont contribué à résoudre ces difficultés afin d'utiliser
l’intertextualité comme un ensemble d'indices et de repères,
en y introduisant des critères plus spécifiques comme le
contexte, l'auteur, le genre, le corpus.
3 L'ampleur des phénomènes considérés et les confrontations
nécessaires à des avancées théoriques ont probablement
préservé l'intertextualité du déclin ou d'une certaine
désaffection. Au-delà des effets de la mode et d'une simple
querelle d’étiquettes, cet objet du savoir littéraire semble
avoir atteint une phase de maturité et de stabilité relatives où
il compose plus aisément qu'à l'origine avec des centres
d’intérêt parallèles, avec des problématiques antérieures ou
dérivées.
3. Bilan et perspectives
57 Malgré le foisonnement des publications, le domaine de
l'intertextualité est aujourd’hui soigneusement défriché et
balisé par des bibliographies et de substantielles études de
synthèse. Les théories de Kristeva, de Riffaterre, puis de
Genette ont rapidement essaimé dans d'innombrables articles,
ouvrages et des numéros spéciaux de revues (Poétique,
Littérature, Texte75). Parallèlement, les encyclopédies et les
ouvrages didactiques ont permis de répandre et d'officialiser
le néologisme. Ce nouvel outillage théorique n'aurait pu
s'imposer sans ce travail de diffusion et de vulgarisation qui,
en retour, tend à confirmer l'efficacité d'une méthode.
58 Le terme d’intertextualité introduit en 1966 par J. Kristeva est
repris dès 1968 dans la Théorie d’ensemble du Groupe Tel
Quel. En 1968 également, Barthes publie dans L’Encyclopedia
universalis un article sur "La Théorie du Texte" : très proche, à
cette date, des promoteurs du concept, il accorde une
attention bienveillante à "l'intertexte" et à d'autres hypothèses
qu'il reformule avec des qualités de style. Sa réputation
contribue à lancer un effet de mode, à cautionner ces
nouvelles théories auprès d'un public élargi. Barthes a pris
conscience des insuffisances de l'approche structurale de la
littérature. Au moment où il amorce le tournant de S/Z, son
intervention en faveur de l'intertextualité souligne que la
parole et le texte actualisent la langue dans un pluriel
irréductible d'indices énonciatifs :
Le texte redistribue la langue (il est le champ de cette
redistribution). L’une des voies de cette déconstruction-
reconstruction est de permuter des textes, des lambeaux de
textes qui ont existé ou existent autour du texte considéré, et
finalement en lui : tout texte est un intertexte [...]. [...]
L'intertextualité, condition de tout texte, quel qu'il soit, ne se
réduit évidemment pas à un problème de sources ou
d'influences ; l’intertexte est un champ général de formules
anonymes, dont l'origine est rarement repérable, de citations
inconscientes ou automatiques, données sans guillemets.
Épistémologiquement, le concept d'intertexte est ce qui
apporte à la théorie du texte le volume de la socialité : non
selon la voie d'une filiation repérable, d'une imitation
consciente, mais selon celle d'une dissémination [...]76.
Notes
1. Hans-George Ruprecht, "Intertextualité", Texte (Toronto), no 2,1983,
p. 13-15. (Prépublication d'une notice également prévue pour le
Dictionnaire international des termes littéraires).
2. Julia Kristeva, Semiotikè. Recherches pour une sémanalyse, coll. "Tel
Quel", éd. du Seuil, 1969, "Le mot, le dialogue et le roman", p. 145-146.
3. Tzvetan Todorov, Mikhäel Bakhtine : le principe dialogique, coll.
"Poétique", Seuil, 1981. Cet ouvrage comporte un chapitre intitulé
"Intertextualité" (p. 95-116) ; Todorov admet que l'usage répandu de ce
concept kristevien constitue la traduction française du concept bakhtinien
de "dialogisme".
4. Voir les pages 247-251 de la Bibliographie annotée de Don Bruce, Texte,
Toronto, 1983.
5. J. Kristeva, ibidem, "Le texte clos", p. 113.
6. Ibidem, p. 113. Cet article contient à titre d'illustration une étude de
Jehan de Saintré d'Antoine de la Sale ; il s'agit de montrer dans ce roman du
XVe siècle le passage d'une pensée symbolique fondée sur les universaux à
l'idéologème du signe, fondée sur l'écart, la contradiction ; cette thèse sera
développée dans Le Texte du roman, Mouton, La Haye, 1970.
7. "Pour une sémiologie des paragrammes"(1966), Semiotikè, ouv. cité,
p. 178. Les analyses consacrées à Mallarmé et à Lautréamont seront
reprises et développées en 1974 dans La Révolution du langage poétique.
8. "Problèmes de la structuration du texte", La Nouvelle Critique, no spécial
d'avril 1968, p. 60.
9. Voir J. Kristeva, La Révolution du langage poétique, éd. du Seuil, coll. "Tel
Quel", 1974, p. 59-60.
10. Ibidem, p. 340.
11. Ibidem, p. 339.
12. Michel Arrivé, "Pour une théorie des textes poly-isotopiques",
Langages, no 31, septembre 1973, p. 53-63.
13. On trouvera un résumé détaillé de cette contribution, et des exemples
dans Introduction aux études littéraires, Duculot, Paris-Louvain-la-Neuve
(Belgique), 1987, p. 115-120.
14. Roland Barthes, Le Plaisir du texte, coll. "Tel Quel", éd. du Seuil, p. 59.
15. Ibidem, p. 55-56.
16. Jean Ricardou, Pour une théorie du Nouveau roman, Seuil, 1971, p. 162
et suiv.
17. J. Ricardou, "Claude Simon, textuellement", in Claude Simon, Colloque
de Cerisy-la-Salle, Union Générale d'éditions, coll. "10/18", 1975.
18. Cette terminologie complémentaire est beaucoup moins répandue que
le concept d'intertextualité ; on en trouve, à ma connaissance, une
première mention sous la plume de Jean Verrier dans Poétique, no 26, 1974,
"Segalen lecteur de Segalen", p. 338-339 ; mais le sens en est proche de la
composition circulaire et spéculaire (qu'on appelle parfois plutôt
"autotextualité") : « Le jeu des reflets et des répétitions ne s'établit pas
entre le texte du roman et un référent, mais à l'intérieur du texte même. Il
est le fruit du travail de l'écriture et particulièrement de ce que l'on
pourrait appeler "l'intratextualité" ». Chez Todorov, le régime
"intratextuel" s’oppose à l'extratextuel (voir Symbolisme et interprétation,
coll. "Poétique", Seuil, 1978, p. 61-62). Enfin, dans la revue Texte (1983),
Brian T. Fitch situe "l’intra-intertextualité" au point d'intersection de
l’intertextuel et de l'intratextuel (l'intertextualité externe/générale et
l'intratextualité, au sens d'intertextualité interne – restreinte aux textes
d'un même auteur) (Texte, ouvrage cité, p. 85-86).
19. Leyla Perrone-Moisés, "L'intertextualité critique", Poétique, no 27, 1976,
p. 372-384.
20. Laurent Jenny, "La stratégie de la forme", ibidem, p. 262.
21. Ibidem, p. 281.
22. Paul Zumthor, "Le carrefour des rhétoriqueurs : intertextualité et
rhétorique », ibidem, p. 336 ; voir aussi Poétique, "Intertextualités
médiévales", no 41, février 1981.
23. Tzvetan Todorov, Symbolisme et interprétation, coll. "Poétique", Seuil,
1978, p. 61-62.
24. T. Todorov, Mikhaïl Bakhtine : le principe dialogique, Seuil, 1981.
25. Léon Somville a fait un compte rendu plus détaillé de cette
contribution (et de quelques autres) dans Introduction aux études
littéraires (Sous la direction de Maurice Delcroix, Fernand Hallyn),
Duculot, Paris-Louvain-la-Neuve (Belgique), 1987, p. 120-125 ; voir aussi la
bibliographie p. 364-365.
26. Michael Riffaterre, "L'intertexte inconnu", Littérature, no41, février
1981, p.4-5.
27. M. Riffaterre, La Production du texte, coll. "Poétique", Seuil, 1979, p. 76.
28. M. Riffaterre "La trace de l'intertexte", La Pensée, no215, octobre 1980,
p. 4.
29. Ibidem, p. 18.
30. Ibidem, p. 5
31. Umberto Eco, Interprétation et surinterprétation, P.U.F., trad. fr., 1996,
p. 23.
32. André Topia, "Contrepoints joyciens", Poétique, no 27,1976, p. 351-371.
33. Antoine Compagnon, La Seconde Main, ou le travail de la citation, éd. du
Seuil, 1979, p. 27.
34. Ibidem, p. 34.
35. R. Barthes (S/Z, Seuil, 1970, p. 10) cité par A. Compagnon, op. cité, p. 35.
36. A. Compagnon, ibidem (p. 35).
37. Voir aussi A. Compagnon, "Proust sur Racine", La citation, Revue des
sciences humaines, no 196,1984, p. 39-64.
38. A. Compagnon, La Seconde Main, ouvrage cité, p. 55.
39. Ibidem.
40. Une trace de cette confusion est repérable dans un ouvrage récent qui
commence par analyser les personnages citant des propos fictionnels,
malgré l'absence d'emprunt attesté dans ce cas : Annick Bouillaguet, Le Jeu
intertextuel, Éditions du Titre, 1990, p. 17.
41. A. Compagnon, ouvrage cité, p. 337.
42. G. Genette, "Proust palimpseste", Figures I, Seuil, 1966, p. 39-67.
43. G. Genette, Palimpsestes, La littérature au second degré, Seuil, coll.
"Poétique", 1982, p. 8.
44. Annick Bouillaguet, "Une typologie de l'emprunt", Poétique, no 80,
novembre 1989, p. 496.
explicite non explicite
littéral citation plagiat
non littéral référence allusion
Auteur
Nathalie Limat-Letellier
Université de Besançon
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L’intertextualité