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1

Aux sources de l’herméneutique occidentale:


les premiers commentaires dans les traditions grecque,
juive et chrétienne

Dans un volume consacré à la rhétorique, l’inclusion d’une étude sur le commentaire


semble à première vue déplacée, voire incongrue. Pour de nombreux critiques, en effet, le
commentaire apparaît plutôt comme le phénomène inverse de l’acte rhétorique. Michel
Charles rappelle à cet égard que l’autorité de tout texte se fonde sur deux perspectives
opposées : la dimension rhétorique et celle du commentaire. Dans le premier cas, l’œuvre
constitue un modèle d’écriture imitable et perfectible : elle relève alors d’une dimension
rhétorique (au sens de ‘production littéraire’) qui la relie à d’autres œuvres par des relations
hypertextuelles complexes. Loin d’être intouchable, le texte s’inscrit alors « dans une chaîne
continue, dans une série de transformations »1. C’est à ce titre, par exemple, que l’Enéide
constitue une ‘transformation rhétorique’ de l’Iliade et l’Odyssée. Dans le deuxième cas, au
contraire, l’œuvre est transmise comme un monument intouchable, que l’on peut citer sans
jamais imiter, et c’est alors la dimension du commentaire qui prévaut. Car même « si le travail
de l’interprète a (…) pour effet de transformer considérablement l’objet [de son
interprétation], cette transformation (…) est cachée, sinon honteuse : il s’agit toujours
d’affirmer que l’interprétation est juste, ou du moins efficace, qu’elle est en tout cas
nécessaire à la lisibilité de l’objet. L’interprète, quoi qu’il en soit, n’assume pas franchement
sa liberté, même si tout un appareil (rhétorique, précisément) lui permet de dire le contraire :
‘c’est ma lecture’, ou : ‘c’est une lecture’ ; certes, mais je n’en finis pas d’encenser le texte et
de l’interroger anxieusement pour savoir s’il vérifie mon propos »2.
Charles ajoute que les périodes historiques aux cours desquelles le texte, dans sa
matérialité, trahit une faible autorité correspondraient aux temps forts de l’activité rhétorique,
aux phases d’expansion culturelle, tandis que celles où l’œuvre devient intangible verraient
apparaître la canonisation d’un corpus d’auteurs et correspondraient à la quête des sources
identitaires, d’ouvrages de référence où l’activité interprétative peut s’affirmer.

1
M. Charles, Introduction à l’étude des textes (« Poétique »), Paris, Seuil, 1995, p.38.
2
Ibid., p.38-39.
2

Pour justes que soient ces observations, il nous faut cependant en nuancer la portée.
En effet, pour la période antique où la littérature, même écrite, reste toujours oralisée 3,
l’opposition entre la dimension rhétorique et celle du commentaire ne saurait être aussi claire
que dans les phases ultérieures. Outre que l’influence des rhéteurs a souvent marqué les
commentateurs païens4, juifs5 ou chrétiens6, il reste que le cadre même de ces commentaires
imposait à l’interprète, souvent conscient de la dimension littéraire de son ouvrage, une
attitude rhétorique. Ce cadre, en effet, qu’il fût liturgique ou pas, supposait en principe la
présence d’une assemblée relativement fournie. Dans ces conditions, il n’est pas toujours
possible de tracer pour l’Antiquité une ligne de démarcation tranchée opposant la dimension
rhétorique à celle du commentaire. Il faudrait plutôt considérer le commentaire comme une
œuvre littéraire au second degré dans la mesure où il se fonde sur un texte commenté qui
l’engendre et le suscite.
D’un point de vue générique, le commentaire antique constitue donc un discours sur
un texte : à ce titre, il semble capable de recevoir une description linguistique. La relation au
texte commenté y fait d’ailleurs apparaître un contraste essentiel que fondent deux
herméneutiques complémentaires : aux commentaires qui étudient la langue du texte pour
éclairer la portée de sa forme (herméneutique du paradigme) s’opposent ceux qui prennent en
compte sa parole, sa signification globale littérale ou figurée pour en exposer plus clairement
le sens (herméneutique du syntagme).
Cette distinction soutiendra la réflexion qui va suivre. Une définition du genre
littéraire de ces œuvres interprétatives précédera l’analyse du rapport herméneutique liant le
commentaire au texte commenté, tout au long des périodes antique et médiévale, dans les trois
sources principales de la culture occidentale : les domaines grec, juif et chrétien7.

3
On trouvera dans l’ouvrage de R. Thomas (Literacy and Orality in Ancient Greece, Cambridge University,
Cambridge, 1992) et dans celui d’E. Valette-Cagnac (La lecture à Rome, Paris, Belin, 1997) une riche
bibliographie sur cette question.
4
Puisque la rhétorique constitue précisément le fondement de l’éducation grecque (on lira à ce sujet l’ouvrage
clé de H. I. Marrou, Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, Paris, Seuil, 1948 : cf. tout spécialement le chapitre
10 de la 2e partie).
5
Il suffit d’évoquer l’influence de l’asianisme sur l’auteur des sermons sur Jonas et sur Samson (cf. Pseudo-
Philon, Prédications synagogales, édition de F. Siegert et J. de Roulet, Paris, Cerf, SC 435, 1999, p.29-31).
6
Ainsi, plusieurs commentaristes chrétiens se sont formés à l’école du célèbre professeur de rhétorique
Libanios : S. Jean Chrysostome et Théodore de Mopsueste à coup sûr, sans doute également S. Basile et S.
Grégoire de Nazianze.
7
Les pages qui suivent développent certaines idées exposées dans un article précédent : Ch. Rico, « Synchronie
et diachronie : enjeu d’une dichotomie », 228-265, in Revue Biblique, 108 (2001), p.248-259.
3

Définition du commentaire

Tout commentaire est engendré par un texte de référence. En effet, « l’acte de


commenter apparaît (…) comme un acte complexe, au cours duquel se trouvent confrontées
deux réalités : d’une part un donné fini et contraignant, le texte, noyau dur incontournable qui
a acquis une sorte d’objectivité, et d’autre part une pensée en acte qui réagit face à ce produit
fini en élaborant un texte nouveau (…). A son tour, le commentaire engendre d’autres
commentaires, des surcommentaires en quelque sorte, comme si la spirale de la pensée
pouvait s’exercer à l’infini et renouveler sans cesse la démarche herméneutique. »8 Avec
Gerhard Lohfink, nous pourrions donc définir le genre du commentaire comme une
interprétation continue d’un texte. Cette caractéristique exclut les glossaires, les scholies
(souvent extraites de commentaires) et les dissertations ou essais sur une œuvre (que Rudolf
Pfeiffer appelle ‘peri-literature’9) où certains problèmes littéraires font l’objet d’une étude
globale sans que le texte reçoive pour autant une analyse continue10.
A cette définition, Lohfink ajoute cependant deux autres éléments, sans doute plus
discutables. En premier lieu, le principe de l’adéquation du commentaire au texte de référence
lui permet d’exclure de cette catégorie générique les midrashim rabbiniques qui, tout en
interprétant la Bible dans le respect de sa continuité, réduiraient chacun de ses versets au rang
de simple « procédé mnémotechnique permettant de conserver les données de la tradition »11.
La décision de Lohfink entraîne cependant un risque majeur : celui de juger le commentaire
antique à l’aune des catégories qui modèlent la culture occidentale contemporaine. Existe-t-il
un seul critère qui détermine objectivement le degré d’adaptation du commentaire au texte
commenté ? Il nous paraît donc plus prudent de rejeter le principe de l’adéquation.
Aux yeux de Lohfink, d’autre part, le caractère interpellatif de l’homélie suggère que
l’on exclue ce discours liturgique de la catégorie du commentaire, laquelle ne comprendrait
que des textes purement argumentatifs. Cela dit, dans la mesure où les commentaires antiques
et médiévaux étaient généralement lus devant un public, l’argumentation y reste inséparable
de la fonction interpellative : la distinction entre ‘homélie-commentaire’ et ‘commentaire non
homilétique’ ne peut donc se fonder que sur la présence ou l’absence d’un cadre liturgique 12.
8
M.-O. Goulet-Cazé, « Préface », in M.-O. Goulet-Cazé éd., Le Commentaire entre tradition et innovation,
Paris, Vrin, 2000, p.7.
9
Cf. R. Pfeiffer, History of Classical Scholarship, Oxford, Clarendon Press, 1968, p.146, 275.
10
Cf. G. Lohfink, « Kommentar als Gattung », 1-16, in Bibel und Leben, 15 (1974), p.6.
11
G. Lohfink, art. cit., p.7.
12
« Toute la culture antique reposait sur la rhétorique : les écrits des Grecs et des Latins avaient une allure
parlée. L’œuvre de saint Jérôme (…) imite la conférence, voire parfois le dialogue. Cela lui donne une certaine
vie, même dans ces commentaires scripturaires que l’on pourrait craindre assez secs. » (Paul Antin, ‘Saint
4

Certes, il s’agit là d’espèces différentes que certains traits secondaires pourraient permettre de
caractériser. Du point de vue générique, cependant, aucune différence radicale ne semble
distinguer le ‘commentaire homilétique’ du ‘commentaire académique’ : dans les deux cas,
l’objet reste le même et la situation d’énonciation (discours face un public) demeure
largement comparable. Nous négligerons donc également ce dernier point de la définition de
Lohfink. Cet auteur reconnaît d’ailleurs que les passages interpellatifs, loin d’être spécifiques
de l’homélie, émaillent aussi parfois certains commentaires académiques 13.

Les commentaires littéraires et philosophiques anciens

Dans la culture gréco-latine, deux conceptions différentes de l’herméneutique donnent


le jour à des ‘commentaires’ au sens que nous venons de définir : l’interprétation fondée sur le
signifiant, représentée surtout par l’école d’Alexandrie, et l’herméneutique de l’énoncé,
qu’illustrent les académies philosophiques.

Herméneutique du paradigme

L’école d’Alexandrie va développer une méthode d’interprétation résolument


philologique, qui analyse le texte d’abord et surtout à partir de ses éléments constitutifs. Mus
par le souci de fournir une aide ponctuelle au lecteur qui butait sur le sens de certains termes
peu fréquents, ces travaux s’intéressent au signifiant du mot comme élément d’un paradigme,
plutôt qu’au sens syntagmatique généré par le texte14.

Jusque dans sa tradition grammaticale, l’école d’Alexandrie semble en effet centrée


sur l’explication des œuvres littéraires, surtout poétiques. Ce trait la caractérise face à la
tradition grammaticale stoïcienne, beaucoup plus tournée, nous le verrons, vers la production
de textes. Ainsi, la plus ancienne grammaire alexandrine (attribuée à Denys le Thrace)
s’oriente résolument vers le commentaire des œuvres :

Jérôme et son lecteur’, p.346, in Recueil sur saint Jérôme, Latomus, Bruxelles, 1968).
13
Cf. G. Lohfink, art. cit., p.8.
14
On distingue en linguistique l’axe de la combinaison (axe syntagmatique) de l’axe de la sélection (axe
paradigmatique). Quand nous parlons, nous opérons une sélection parmi les différents mots dont dispose la
langue pour exprimer une idée déterminée, et nous les combinons dans un syntagme particulier, qui relève de la
parole. Alors que le paradigme est virtuel, le syntagme, lui, est actuel. Cf. O. Ducrot et J.-M. Schaeffer, Nouveau
dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Éditions du Seuil, 1995 (2 e édition revue et
corrigée), p. 267-275.
5

« La grammaire est la connaissance empirique de ce qui se dit couramment chez les poètes et les prosateurs.
Elle comprend six parties. Premièrement, la lecture experte respectueuse des diacritiques ; deuxièmement,
l’explication des tropes poétiques présents dans le texte ; troisièmement, la prompte élucidation des mots rares et
des récits ; quatrièmement, la découverte de l’étymologie ; cinquièmement, l’établissement de l’analogie ;
sixièmement, la critique des poèmes –qui est, de toutes les parties de l’art, la plus belle. »15

L’élaboration de cette doctrine grammaticale représente en fait le point


d’aboutissement de l’herméneutique alexandrine, forgée autour de la plus grande bibliothèque
de l’Antiquité. Les commentateurs alexandrins sont avant tout des érudits qui, plutôt que sur
l’observation directe, fondent leurs remarques sur l’immense matériel livresque dont ils
disposent. Sans pousser aussi loin qu’Aristarque le principe d’explication du texte par lui-
même16, caractéristique d’une culture du livre, Didyme éclairera pourtant les œuvres qu’il
commente en fonction des références à l’histoire que lui fournissent les ouvrages conservés à
Alexandrie17. On est loin de l’attitude ethnologique d’un Aristote qui, pour éclaircir un
passage obscur d’Homère, ira citer les pratiques funéraires thessaliennes dont il a pu être le
témoin oculaire18.

La naissance des commentaires philologiques à Alexandrie peut être suivie pas à pas.
Les premiers bibliothécaires posent les principes de la critique textuelle dans leurs éditions
des poètes et dramaturges classiques (diorthôsis). Ils créent ainsi les premiers signes critiques
indiquant, en marge du texte traditionnel, les passages dont l’authenticité leur paraissait
suspecte (obel de Zénodote19 ; astérisque et sigma d’Aristophane de Byzance20, diplè et stigmè
d’Aristarque21). En composant leurs glôssai, ils renouvellent la tradition des recherches
lexicales, pratiquées depuis Démocrite22 et Prodicos23. Ces glossaires, dépourvus d’ordre
précis à l’origine, étaient d’abord destinés à rendre plus aisée la lecture d’Homère 24. Le
système va connaître une évolution rapide : Zénodote les classe par ordre alphabétique 25,
Callimaque constitue un lexique thématique à l’intention des écrivains littéraires 26,

15
Denys le Thrace, chapitre I, cf. La grammaire de Denys le Thrace, trad. J. Lallot, Paris, Editions du CNRS,
1989.
16
Homèron ex Homèrou safènizein, selon l’expression de Porphyre, cf. R. Pfeiffer, op. cit., p.225-227.
17
Cf. J. Irigoin, Histoire du texte de Pindare, Paris, Klincksieck , 1952, p.71.
18
R. Pfeiffer, op. cit., p.69.
19
R. Pfeiffer, op. cit., p.111, 115 : l’obel marque un passage athétisé.
20
R. Pfeiffer, op. cit., p.178 : l’astérisque indique la répétition de versets présents dans un autre passage, et le
sigma la présence de deux lignes consécutives interchangeables.
21
R. Pfeiffer, op. cit., p. 218 : la diplè signale un avis divergent sur une autre édition ; la stigmè, un passage dont
l’authenticité était mise en doute.
22
R. Pfeiffer, op. cit., p.78-79.
23
R. Pfeiffer, op. cit., p.39.
24
C’était le but recherché par Philètas et Simias de Rhodes (cf . R. Pfeiffer, op. cit., p.89-90).
25
R. Pfeiffer, op. cit., p.115.
26
R. Pfeiffer, op. cit., p.135.
6

Aristophane de Byzance, enfin, s’intéresse dans ses lexeis à un corpus beaucoup plus vaste au
point d’inclure tout mot, ancien ou récent, qui pourrait requérir une explication littéraire ou
linguistique27. Aux prises avec ce que l’on pourrait appeler de nos jours une linguistique de la
langue (par opposition à la linguistique de la parole), les premiers rédacteurs de dictionnaires
grecs vont éveiller l’intérêt des futurs commentateurs alexandrins à une herméneutique
centrée sur le signifiant.
Parallèlement, les recherches sur les grands dramaturges grecs rassemblent de
précieuses informations. Dans le sillage des travaux d’Aristote et de Dikaiarchos 28,
Callimaque va d’abord établir dans ses pinakes les listes alphabétiques précises des pièces
athéniennes ainsi que la chronologie de leurs premières représentations 29. S’appuyant sur ce
copieux matériel, Aristophane de Byzance fraiera la voie des futurs commentaires en
rédigeant des hypotheseis, brèves notices historiques incluant le résumé de chaque pièce et
dont nous avons par bonheur conservé un certain nombre d’exemplaires. Dans ces conditions,
quand Euphronius30 et Callistrate, l’élève d’Aristophane de Byzance, composent leur premiers
commentaires, ils s’inscrivent sans aucun doute dans une longue tradition de recherches
littéraires.
C’est le mot hypomnèma (littéralement, ‘aide-mémoire’ ; en latin : commentarium) qui
désigne en grec le ‘commentaire’ dès l’époque hellénistique, mais ce terme a revêtu d’abord
bien d’autres sens : « it may refer to notes reminding one of facts heard or seen in the past, or
to notes jotted down and collected as a rough copy for a future book, or to explanatory notes
to some other writing, that is, a commentary »31. L’histoire même du mot hypomnèma garde
ainsi la trace de cette herméneutique du signifiant qui a marqué dès leur naissance les
commentaires alexandrins : le terme évoque des notes destinées à éclairer des points
particuliers, plutôt qu’une œuvre qui exposerait, à nouveau frais, l’ensemble du message
véhiculé par le texte de référence.
A partir de son apparition, l’histoire de l’hypomnèma alexandrin subira les avatars de
l’évolution matérielle du livre antique. Le volumen, de par sa forme même, se prêtait mal aux
annotations marginales (lesquelles n’y étaient pas pour autant exceptionnelles 32). On
comprend dès lors que les premiers commentaires aient été conçus comme des ouvrages à part
27
R. Pfeiffer, op. cit., p.197-202.
28
R. Pfeiffer, op. cit., p.193.
29
R. Pfeiffer, op. cit., p.129 et 193.
30
R. Pfeiffer, op. cit., p.161.
31
R. Pfeiffer, op. cit., p.29, qui résume les observations de F. Bömer, « Der Commentarius », 210-250, in
Hermes, 81 (1953).
32
Cf. G. Cavallo, « Una mano e due pratiche », 55-64, in M.-O. Goulet-Cazé éd., op. cit., et I. Andorlini, 37-52,
ibid., qui cite à cet égard le témoignage de Galien (In Hipp. Epid. VI comm. IV 22).
7

entière, où le texte commenté figurait, sous forme de lemme, parfois abrégé, dans le corps
même de l’hypomnèma. Matériellement, un système de distinction entre commentaire et
lemme commenté voit alors le jour33. L’apparition du codex vers la fin du Ier s. de notre ère va
cependant rendre possible une véritable révolution dans la présentation matérielle de ces
commentaires. De nombreux spécialistes ont souligné le lien entre l’ampleur des marges du
codex de l’Antiquité tardive et le développement des scholies paratextuelles 34. Désormais
dépouillés des lemmes originels, réduits à leur quintessence, fondus dans des fragments
d’autres commentaires, les anciens hypomnèmata vont prendre finalement la forme
d’annotations marginales auprès du texte commenté. Leur contenu sera progressivement
élagué, réduit, adapté aux impératifs scolaires : la place accordée aux explications érudites
diminuera alors au profit d’informations élémentaires sur la mythologie ou parfois même
d’une simple paraphrase des textes littéraires classiques 35. De nombreux hypomnèmata
alexandrins vont perdre ainsi leur statut textuel d’origine pour ne plus subsister que sous
forme de paratexte36.
Quelques témoins nous permettent cependant d’imaginer leur teneur primitive : ils
montrent à quel point les « commentaires sont les ancêtres de nos éditions annotées »37. Ainsi,
les fragments de l’hypomnèma de Didyme sur une œuvre de Démosthène prouvent que le
commentaire donnait des aperçus philologiques ou historiques sur certains points du texte de
référence, sans analyser pour autant la totalité du discours ni en exposer le sens sous une
forme plus développée38. Ce trait, nous le verrons, distingue radicalement les hypomnèmata
alexandrins des commentaires des écoles philosophiques.

Bien qu’aucun commentaire alexandrin n’ait été entièrement conservé sous sa forme
originelle, la tradition de l’hypomnèma littéraire a été transmise aux philologues romains. Fort

33
I. Andorlini, art. cit., p. 39, rappelle le contraste matériel opéré par les copistes entre eisthesis ou texte en
retrait (pour le commentaire) et ekthesis ou texte mordant sur la marge (pour les lemmes).
34
K. McNamee, « Missing links in the Development of the Scholia », 399-414, in Greek, Roman & Byzantine
Studies, 36, 4, (1995); G. Cavallo, art. cit., p.56 ; J. Irigoin, op. cit., p.98, qui cite les souscriptions indiquant les
sources des scholies : celles-ci ‘se rapportent à un commentaire marginal’, comme le suggèrent les termes
paragegraptai, parakeitai.
35
Cf. H. Maehler, « L’évolution matérielle de l’hypomnèma jusqu’à la basse époque », 29-36, in M.-O. Goulet-
Cazé éd., op. cit., p.35 ; J. Irigoin, op. cit., p.104-105.
36
M. Del Fabbro, « Il commentario nella tradizione papiracea », 69-132, in Studia Papyrologica, 18 (1979),
p.92, suggère une évolution plus complexe que T. Dorandi (« Le commentaire dans la tradition papyrologique :
quelques cas controversés », 15-27, in M.-O. Goulet-Cazé éd., op. cit., , p.17) propose à juste titre de nuancer, en
raison du caractère fragmentaire de notre documentation.
37
L. Holz, Donat et la tradition de l’enseignement grammatical. Etude et édition critique, Paris, CNRS, 1981,
p.26.
38
Cf. l’édition du texte fragmentaire de ce commentaire : Didymus, In Demosthenem commenta, L. Pearson et S.
Stephens edd., Stuttgart, Teubner, 1983.
8

heureusement, quelques œuvres latines sont parvenues jusqu’à nous dans un état à peu près
complet. Si l’on néglige les introductions de ces commentaires, inspirées de la tradition
herméneutique des écoles philosophiques, la technique suivie reste essentiellement la même
que dans la tradition alexandrine. Prenons par exemple le commentaire de Servius sur
l’Enéide. Quoique tardive (IVe siècle de notre ère), cette œuvre semble bien avoir perpétué
une tradition scolaire d’explication de textes 39. Elle se présente en effet comme un
commentaire linéaire, conduit en principe vers à vers, parfois même mot à mot. Ce n’est pas
tant la portée du texte dans son ensemble, que l’on éclaire par cette analyse, mais plutôt ses
détails: l’explication philologique, minutieuse et pointilliste, donnait la signification des
termes rares ou obscurs dans un contexte déterminé 40, tout en analysant les figures de
rhétorique41. Elle rassemblait parfois l’ensemble des opinions des commentateurs précédents
sur un vers difficile, mais le commentaire suivait généralement une ligne directrice qui lui
était propre et n’hésitait pas à trancher parmi les différentes interprétations rapportées 42 :
« Nombreux sont ceux qui se demandent pourquoi, d’après Virgile, Enée aurait été le premier à venir en
Italie: la suite du texte nous apprend en effet qu’avant l’arrivée du fils d’Anchise, Anténor y avait déjà fondé une
cité [Patavium = Padoue]. La remarque est juste, mais, compte tenu de la période où se situe le récit, Virgile a
fait preuve de précision, étant donné qu’à l’époque de l’arrivée d’Enée en Italie, la frontière de ce pays était
marquée par le Rubicon (...). Plutôt qu’en Italie, Anténor est allé en Gaule Cisalpine, dans la région de Venise.
Par la suite, les frontières de l’Italie furent repoussées jusqu’aux Alpes et cette nouvelle situation finit par
provoquer la confusion que nous évoquons. La plupart des commentateurs cherchent cependant à résoudre la
difficulté en s’appuyant sur la suite du texte: Virgile aurait ainsi ajouté ‘vers les rives de Lavinium’ ( ad Lavina
litora) pour éviter toute confusion avec Anténor. Mais l’explication précédente paraît cependant meilleure. »

Il arrive également au commentateur latin de décliner la polysémie d’un terme dans


l’œuvre étudiée (ce qui donne lieu à une série de citations intratextuelles) tout en indiquant le
sens précis du mot dans le passage. C’est ce que fait Servius à propos de cano43 :
« cano est un terme polysémique. Il peut en effet revêtir trois acceptions : soit celle de ‘louer’, comme dans
le passage de regemque canebant (‘et ils louaient le roi’, VII, 698), soit celle de ‘prophétiser’, comme dans VI,
76 (ipsa canas oro : ‘je te prie de me les prédire toi-même’), soit enfin, comme c’est le cas ici, celle de ‘chanter’.
Cano signifie, en effet, à proprement parler, ‘chanter’, car les chants de l’Enéide sont destinés à être chantés. »

Dans ces conditions, le commentaire s’apparente beaucoup plus à des notes ponctuant,
en bas de page, le texte d’un auteur classique, qu’à un ouvrage proposant une nouvelle
formulation de son contenu. L’herméneutique impliquée dans ce genre de commentaires

39
Cf. sur ce point D. Van Berchem, « Recherche sur la tradition scolaire d’explication des auteurs », 79-87, in
Museum Helveticum 9 (1952), ainsi que l’édition du Commentaire sur Jonas de S. Jérôme établie par Y.-M.
Duval, SC 323, Paris, Cerf, 1985 (voir tout spécialement les p. 28-31).
40
Cf. Servius, In Aeneidem, I, 1, s.v. qui primus.
41
Ibid., I,1, s.v. arma. Servius reconnaît dans arma une métonymie pour bellum ; quant à arma virumque,
l’expression est interprétée comme une inversion pour virum armaque, d’après l’ordre effectivement suivi dans
la narration.
42
Cf. ibid., I, 1, s.v. qui primus. Passage traduit par nos soins.
43
Ibid., I, 1. Passage traduit par nos soins.
9

semble donc reposer sur la recherche d’un sens littéral, objectif et unique du texte,
correspondant à l’intention de l’auteur. C’est cette tradition que reprendront à leur tour les
Humanistes de la Renaissance, et qui caractérise encore aujourd’hui l’esprit des travaux de
philologie grecque et latine.

Herméneutique du syntagme

L’herméneutique pratiquée dans les commentaires des écoles philosophiques de


l’Antiquité paraît radicalement différente. Commençons par l’école stoïcienne. C’est la
phrase, avant ses éléments, qui intéresse la philosophie du Portique. Les Stoïciens ont en effet
développé une logique grammaticale fondée sur l’énoncé, qu’on pourrait presque qualifier de
‘linguistique de la parole’. Déjà Platon affirmait44 que, pris séparément, les éléments (onoma :
‘nom’, rhèma : ‘verbe’) du logos (‘énoncé’) étaient dépourvus de signification : ils ne peuvent
produire un sens qu’au sein de l’énoncé 45. A la suite du Sophiste, les Stoïciens définissent eux
aussi le nom et le verbe de façon secondaire « par rapport à cette antériorité de l’énoncé
premier ou du premier entrelacs (prôtè sumplokè). (…) Aristote, en revanche, dans le traité De
l’Interprétation, s’attachait à élaborer en priorité les termes, nom et verbe, dont la
composition produirait l’énoncé. Surplombant, pour ainsi dire, la référence aristotélicienne et
la logique aristotélicienne comme analyse des termes, les Stoïciens, d’une manière qui
s’accorde avec le contenu propositionnel qu’ils reconnaissent à la représentation, en
reviennent à la primauté ou au privilège de la proposition (axiôma) sur les termes qui la
composent. »46.
La grammaire stoïcienne est de fait orientée, non pas vers l’analyse commentée d’une
œuvre, comme celle des Alexandrins à l’origine, mais plutôt vers la production du texte, vers
la rhétorique, comme le montre « le plus ancien archétype de nos grammaires, la technè peri
phônès du Stoïcien Diogène de Babylonie », au IIe siècle av. J.-C. 47, dans les fragments qu’en
a conservés la compilation de Diogène Laërce 48. A l’exposé des lexeôs stoicheia (éléments
constitutifs du mot écrit) faisait suite celui des parties du discours (merè logou) et, enfin, la
présentation des qualités et défauts de ce discours. Cette dernière section, caractéristique d’un
bon nombre de grammaires de l’Antiquité (dont celle de Donat), traitait notamment des tropes
et s’appuyait en dernière analyse sur les qualités traditionnelles du langage (hellènismos ou
44
Sophiste, 262ac.
45
Même si le Cratyle semble offrir la démarche inverse (de l’analyse vers la synthèse), cf. L. Holz, op. cit., p.60.
46
F. Ildefonse, La Naissance de la Grammaire dans l’Antiquité grecque, Paris, Vrin, 1997, p.144.
47
L. Holz, op. cit., p.59.
48
7, 55-60.
10

correction de la langue, saphèneia ou clarté, kataskeuè ou disposition harmonieuse, prepon ou


convenance49) auxquelles les Stoïciens ont ajouté la kuriologia (propriété des termes) et la
suntomia (brièveté).
Ce qui intéresse l’école stoïcienne avant tout, c’est donc le message, la pensée
véhiculée par le texte. Confrontés à un texte, fût-il de nature littéraire (ouvrages d’Homère,
Hésiode ou Orphée), les Stoïciens y liront d’abord sa portée philosophique, son enseignement.
D’où le souci de sauver Homère contre ses détracteurs en recourant à l’allégorie. Ce procédé,
illustré pour la première fois par Théagène de Rhégium 50, et qui apparaît déjà dans les
fragments de commentaires les plus anciens conservés par nos papyrus 51, sera hautement
revendiqué par le Stoïcien Cratès de Mallos à l’Ecole de Pergame, face à l’herméneutique
littérale d’Aristarque en Alexandrie52. Cette tradition interprétative inaugurée par les Stoïciens
inspirera, nous le verrons, les commentaires qui verront le jour dans les autres écoles
philosophiques.
L’activité herméneutique des Stoïciens ne revêt pas toujours la forme du commentaire
suivi, du moins à l’origine, et l’on doit leur reconnaître une prédilection ancienne pour le
genre des problèmata ou zètèmata53 quand il s’agit d’interpréter des textes littéraires 54. Les
commentaires au sens strict apparaîtront plus tard : ils porteront alors sur des textes
philosophiques. Vers le Ier siècle av. J.-C., l’Académie et le Lycée commencent en effet à
produire des ouvrages interprétant leurs textes fondateurs. Au sein de ces écoles va prendre
forme une tradition d’explication des œuvres, dont les principes ne seront fixés que sous
Proclus, au Ve siècle de notre ère55. Ce philosophe établit en effet un modèle d’introduction
aux commentaires des textes d’Aristote et de Platon, dont l’étude constituait la base du cycle
des études néoplatoniciennes. Pourtant, dès le IIe siècle de notre ère, on voit apparaître les
principales étapes de ces introductions, malgré certaines fluctuations dans l’ordre et la
49
Ce sont là les qualités que distinguait déjà Théophraste dans son Peri lexeôs, ouvrage malheureusement perdu :
cf. L. Holz, op. cit., p.71 et 137.
50
Cf. R. Pfeiffer, op. cit., p.10.
51
Ainsi, dans le papyrus de Derveni, qui porte sur des textes d’Orphée, et dont le texte a été publié dans
Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, 47 (1982), pages annexes 1-12. Cf. en outre R. Pfeiffer, op. cit.,
p.103, n.3, p.237 et 239.
52
Sur ce point, on consultera l’article d’A. Le Boulluec, « L’allégorie chez les Stoïciens », 301-321, in Poétique,
23 (1975), qui montre comment l’allégorie stoïcienne, reposant sur l’étymologie, « a néanmoins pour matière des
énoncés complets » (p.301) et se situe de ce fait à la jonction entre l’axe paradigmatique (cf. p.306) et
syntagmatique (‘écriture d’une histoire’, p.315).
53
La ‘peri-literature’ chère à R. Pfeiffer : cf. ci-dessus, n.9. Ce genre littéraire fut inauguré par Aristote et
Héraclide du Pont (R. Pfeiffer, op. cit., p.69-71 et 145).
54
Parmi les œuvres que nous avons conservées, il en est deux qui illustrent bien ce genre littéraire : les
Quaestiones homericae d’Héraclite le Stoïcien ainsi que le De Homero du Pseudo-Plutarque, sorte de rhétorique
des tropes exemplifiée par le texte homérique.
55
Cf. I. Hadot, « Les introductions aux commentaires exégétiques chez les auteurs néoplatoniciens et les auteurs
chrétiens », 99-122, in Les règles de l’interprétation, M. Tardieu éd., Paris, Cerf, 1987.
11

terminologie exacte des éléments : skopos (but de l’œuvre), chrèsimon (utilité), gnèsion
(authenticité), taxis (place de l’ouvrage dans l’ordre de lecture), aitia tès epigraphès (raison
du titre), diairesis (division des livres)56. Une fois reconnu le dessein général de l’œuvre,
l’auteur d’un commentaire devait en effet signaler la place de l’ouvrage étudié dans
l’ensemble du corpus d’un philosophe et dégager les divisions du texte, avant de procéder au
commentaire proprement dit.
Ce sont là, pour la plupart, les points d’introduction que reprendra la tradition littéraire
d’explication d’auteurs au cours de l’Antiquité 57. Ainsi, chez Servius, une introduction, plus
ou moins fouillée, aborde des questions générales sur l’écrivain et son ouvrage. Le
commentateur de Virgile présente en effet « la vie du poète, le titre de l’œuvre [titulus =
epigraphè], la nature du poème, l’intention de l’écrivain [scribentis intentio = skopos], le
nombre de livres [numerus = diairesis], leur ordre [ordo = taxis]»58. L’introduction pouvait
comprendre également un exposé sur le genre littéraire dont relevait le texte, voire un résumé
de l’œuvre commentée : tel est le cas des pages de Donat sur l’Andrienne de Térence.
Le plan des introductions aux commentaires philosophiques variait toutefois selon le
genre de l’œuvre commentée. Ainsi, pour les dialogues de Platon, Proclus établissait une
forme de prologue particulière incluant, outre des éléments classiques (tels que le skopos, le
chrèsimon, la taxis et la diairesis ou oikonomia), un exposé sur la mise en scène (hypothesis),
l’interprétation allégorique des personnages (ta prosôpa), le caractère philosophique
(charaktèr) et la forme de l’entretien (tropos tès sunousias). A la fin de l’introduction à son
Commentaire sur le Timée, Proclus énumère quelques-unes de ces étapes :
« Quant au but (skopos) de ce dialogue, nous en avons déterminé le caractère et la portée ; nous avons pu
parler du plan (oikonomia) et de l’alliage surprenant que constitue la forme littéraire (charaktèr) de ce texte ;
nous avons rappelé toutes les circonstances (hypothesis) de l’entretien et remarqué, en particulier, la conformité
des caractères (prosôpa) avec les propos tenus : il faudrait à présent passer au texte lui-même (tèn lexin) pour en
examiner chaque élément (hekasta), dans la mesure de nos forces. »59

56
Cf . R. E. Heine, « The introduction to Origen’s Commentary on John compared with the introductions to the
ancient philosophical commentaries on Aristotle », 3-12, in Origeniana Sexta, G. Dorival et A. Le Boulluec
édd., Leuven, Peeters, 1995.
57
Cf. D. van Berchem, « Poètes et grammairiens. Recherche sur la tradition scolaire d’explication des auteurs »,
79-87, in Museum Helveticum, 9 (1952). Nous ne partageons pas l’hypothèse de cet auteur, pour lequel le plan
des introductions aux commentaires littéraires proviendrait en dernière analyse du schéma I) L’art, II) L’artiste,
III) L’oeuvre, qui était caractéristique des traités (technai) en général, et de ceux de rhétorique notamment (cf.
art. cit., p.81-82). Il nous semble plus prudent de voir dans le plan des prologues des hypomnèmata littéraires
une influence directe des schémas couramment suivis dans les introductions aux commentaires philosophiques.
58
Servius, In Aeneidem, ed. G. Thilo et H. Hagen, Hildesheim, 1961, I, 1, p. 1, l. 13 et ss.
59
Proclus, Commentaire sur le Timée, Livre I, §9.25-31. Passage traduit par nos soins.
12

Dès l’origine60, le commentaire philosophique lui-même se caractérisait par une


explication suivie du texte, exposant le message sans le réénoncer, c’est-à-dire, sans que le
commentateur reprenne à son compte le statut d’énonciateur du texte commenté (d’où les
fréquentes incises eipôn, legei, etc). Les écoles philosophiques maintiendront cette tradition
tout au long de l’Antiquité. Ainsi, dans ses commentaires sur les œuvres de Platon ou
Aristote, Proclus s’appuie sur les principes dégagés par Jamblique, qui fixe un canon
d’ouvrages à lire et formule des règles d’exégèse. La méthode de Jamblique, telle qu’on peut
la dégager des quelques fragments qui nous sont restés, semble considérer les digressions
étrangères au skopos (but général permettant d’interpréter l’ensemble de l’œuvre) comme un
eikôn (un symbole) de sa théologie, laquelle faisait figure de paradeigma (modèle ou
référence ultime)61: comme c’était le cas dans les explications stoïciennes du texte homérique,
on peut donc parler, pour les textes philosophiques, d’une recherche du sens allégorique à la
lumière du but ultime de l’ouvrage.
L’explication du texte proprement dite découpe d’abord l’œuvre d’un philosophe par
unités de sens (ta pragmata), comprenant souvent plusieurs phrases. Dans un deuxième
temps, on aborde des questions plus particulières, allant jusqu’à expliquer parfois le mot à
mot du texte (hè lexis). Ce dosage caractéristique dans l’analyse du syntagme et celle du
paradigme est tout à fait original, car on ne trouve rien de tel dans les hypomnèmata littéraires
issues de l’école alexandrine. « Les commentaires de Proclus sont toujours souplement
organisés, en fonction d’un passage graduel du général au particulier. Le début du
commentaire est consacré aux questions les plus universelles (...) puis l’on passe, petit à petit,
à des questions plus spécifiques soulevées par le texte commenté et l’on en arrive tout
naturellement, pour finir, à des remarques sur des termes particuliers du passage »62. Voici par
exemple un extrait de son commentaire sur le Premier Alcibiade :
« <La raison de cela…tu connaîtras plus tard la puissance. (103 A 4-6)>
Socrate, comme on l’a vu, est un sujet d’étonnement pour le jeune homme déjà pour les raisons qu’on vient de
dire, à cause de la constance de son amour, de sa vie immaculée et de la providence sans relation qu’il exerce sur
le jeune homme - car que pourrait-il y avoir de plus divin dans la vie humaine que ceux qui manifestent cette
admirable providence des dieux à l’égard des êtres inférieurs ? (…) Car trouver un meilleur aide, dit Socrate,
que l’amour pour la philosophie, voilà qui n’est pas facile, comme il l’enseigne par ailleurs. Socrate apparaît
donc déjà comme un être démonique parce qu’il suscite en lui un étonnement encore plus grand et multiplie son
admiration pour la philosophie. »63
60
A en juger d’après les plus anciens commentaires philosophiques complets que nous ayons : ceux d’Alexandre
d’Aphrodisie, du IIIe siècle après J.-C. Des fragments de commentaires philosophiques plus anciens ont été
conservés sur papyrus. Ils semblent toutefois manifester les mêmes caractéristiques que les textes ultérieurs qui
nous sont parvenus dans leur intégralité. Voir à ce sujet H. Snyder, « Naughts and crosses : Pesher Manuscripts
and their significance for reading practices at Qumran », 26-48, in Dead Sea Discoveries 7/1 (2000).
61
Cf. A. Ph. Segonds, dans son introduction au commentaire de Proclus (Sur le premier Alcibiade, T. 1, Paris,
Les Belles Lettres, 1985, p.XXIII-XXIV).
62
A. Ph. Segonds, ibid., p.XLIV-XLV.
63
éd. de A. Ph. Segonds, op. cit., p.49-50.
13

Les commentaires de Proclus offrent ainsi plusieurs traits remarquables. Tout d’abord, le texte
de Platon ne subit aucune réénonciation, puisque Proclus fait constamment référence à
l’auteur de l’Alcibiade, qualifié de ‘théologien’ (legôn ho theologos64). Le commentateur,
d’autre part, sans négliger les explications d’ordre paradigmatique, s’attache avant tout au
sens général du texte et à ses unités syntagmatiques. Enfin, tout comme dans les
commentaires des textes littéraires, on pratique également le principe cumulatif des opinions
précédentes, en les discutant : selon son propos, Proclus cite Jamblique autant que Longin,
Aristote ou Porphyre aussi bien que Praxiphane ou Atticus.

En définitive, les commentaires anciens des auteurs gréco-latins, qu’ils relèvent de la


tradition philologique d’Alexandrie ou de celle des écoles philosophiques, annoncent dès
l’introduction la clé de lecture : leur intentio ou skopos. Mais la nature du sens dégagé par
l’explication dépendra essentiellement de la tradition herméneutique dont relève le
commentaire : l’analyse philologique des hypomnèmata littéraires, fondée sur les unités
paradigmatiques du texte commenté (mots ou expressions, éléments d’une langue littéraire)
s’oppose aux interprétations issues des écoles philosophiques, qui suivent surtout l’axe
syntagmatique du texte, énoncé ou paragraphe, acte de parole révélateur d’une pensée.
Le commentaire alexandrin voit ainsi le jour dans un milieu de spécialistes de la
littérature, philologues (grammatikoi) et linguistes (technikoi), qui disposent d’une
gigantesque base de données (leur fameuse bibliothèque), et s’intéressent essentiellement au
texte fixé, établi, dont on peut paradigmatiquement étudier le corpus, la concordance, les
informations d’ordre encyclopédique nécessaires à sa lecture. En revanche, le commentaire
philosophique, issu des écoles d’Athènes, offre une réflexion qui se nourrit à chaque pas de la
parole d’un penseur éminent, au sein d’une tradition d’explication et d’approfondissement du
message, sans cesse revu, revisité, développé, voire infléchi, mais jamais, pour autant,
réénoncé : à travers la parole du commentateur, c’est toujours le philosophe qui parle en son
propre nom.

Les commentaires juifs anciens et médiévaux

64
§66, 14-15.
14

En marge65 des traditions herméneutiques que nous venons d’examiner, le judaïsme


applique dans ses commentaires des principes d’interprétation originaux. Deux grands traits
distinguent, en effet, l’herméneutique juive de celle du monde gréco-latin. En premier lieu,
contrairement aux philologues et philosophes de l’Antiquité dont les commentaires
s’adressaient toujours à un public académique restreint, l’herméneutique juive peut prendre
parfois la forme d’un véritable discours public sur des textes religieux 66. Dans le monde juif,
d’autre part, le commentaire pourra apparaître centré tantôt sur le sens littéral, tantôt sur la
portée allégorique ou figurative, mais contrairement à ce qui était le cas pour les
commentaires philosophiques, l’allégorie élargira, sans l’annuler pour autant, le sens littéral
des textes commentés. L’herméneutique juive se caractérise, à date ancienne, par le sort
réservé à la potentialité du sens. La signification du texte biblique y apparaît donc comme une
dimension d’une richesse inépuisable67.
Cette double circonstance nous engage à tenir compte, dans toute comparaison avec
les traditions interprétatives précédentes, de l’originalité foncière de l’herméneutique juive
que certains traits majeurs distinguent de l’herméneutique gréco-latine. Dans les pages qui
vont suivre, nous ne saurions traiter dans son ensemble la question fort complexe des
commentaires rédigés au sein du judaïsme depuis les origines jusqu’au Moyen Age et des
règles d’interprétation qu’ils ont progressivement dégagées. Nous nous en tiendrons donc
essentiellement à un point de vue linguistique sur ces ouvrages, en vue de les comparer, dans
les principes sémantiques qu’ils mettent en œuvre implicitement, aux hypomnèmata littéraires
ou philosophiques composés à date ancienne, ainsi qu’aux commentaires chrétiens d’avant la
Renaissance. Dans quelle mesure les deux approches interprétatives précédemment
rencontrées, celle du syntagme et celle du paradigme, parcourent-elles les commentaires du
judaïsme ? Peut-on attribuer la préférence pour l’une ou l’autre de ces approches à des
tendances historiques déterminées ?

65
Nous ne prétendons pas que l’herméneutique juive ait été entièrement imperméable aux influences grecques
(surtout à Alexandrie). Il reste qu’elle relève d’une tradition différente de celles de l’hellénisme et doit être
étudiée pour elle-même.
66
A propos des sermons sur Jonas et sur Samson du Pseudo-Philon (traduction française : Prédications
synagogales, éd. par F. Siegert et J. de Roulet, Paris, SC 435, Cerf, 1999), F. Siegert (« Early Jewish
Interpretation in a Hellenistic Style », 130-198, in Hebrew Bible / Old Testament, M. Saebø ed., I/1, Göttingen,
Vandenhoeck & Ruprecht, 1996, p.192) affirme qu’ils prouvent que « the art of public preaching, i.e. of
applying rhetoric to scriptural explanation, had been developed before the Church adapted it to her needs. It was
a Jewish innovation. Pagans never did their Homer exegesis in public ; they taught it to schoolboys ».
67
On souligne habituellement la fréquence de l’exégèse figurative dans les commentaires juifs de l’Antiquité, au
point que la Mekilta de Rabbi Ishmaël, avec son goût marqué pour l’exégèse littérale, ou les sermons sur Jonas
et sur Samson du Pseudo-Philon, apparaissent comme des exceptions. La tendance générale des commentaires
juifs anciens à explorer les ‘soixante-dix visages de l’Écriture’ contraste en effet avec l’attention quasi exclusive
réservée au sens littéral dans nombre de commentaires médiévaux (ceux d’Ibn ‘Ezra’ ou de Rashbam [Rabbi
Samuel Ben Meir], par exemple).
15

Herméneutique du syntagme

Les commentaires juifs les plus anciens que nous connaissions relèvent
essentiellement d’une interprétation centrée sur l’énoncé. Il semble même que cette approche
herméneutique fut habituelle dans le judaïsme jusqu’aux tout premiers siècles de l’ère
chrétienne. Un trait majeur qui la caractérise est, comme dans les commentaires grecs des
textes philosophiques, celui de la contextualisation : le commentaire suit le texte dans sa
progression dynamique, en Judée comme à Alexandrie. Ce sont sans doute les commentaires
de Philon qui paraissent les plus proches de ceux des écoles philosophiques. Dans son traité
Sur la Création, l’écrivain alexandrin affirme par exemple :
« Moïse dit qu’ ‘au commencement, Dieu créa le ciel et la terre’, mais il n’entendait pas le mot
‘commencement’, quoi qu’en pensent certains, au sens temporel. Il n’y avait pas de temps, en effet, avant la
création du monde (...). Si donc le terme de ‘commencement’ n’est pas pris ici dans le sens temporel, il est
vraisemblable qu’il signale l’ordre qualitatif, de sorte que ‘au commencement Dieu créa’ équivaudrait à ‘le ciel,
il le créa supérieur’. Il est en effet tout à fait raisonnable que le ciel soit premier par l’origine, étant donné qu’il
est la plus parfaite des choses créées et qu’il est formé de la substance la plus pure, étant donné qu’il allait
devenir la demeure très sainte des choses divines visibles et perceptibles» 68.

De type nettement allégorique69, l’interprétation de Philon s’intéresse avant tout au


message du texte commenté qu’il reformule à l’aide des notions fondamentales de la
philosophie grecque, celles du Platonisme et du Stoïcisme notamment. Même dans ses
Quaestiones in Genesim, présentées sous forme de questions et de réponses au fil du texte, le
commentaire, loin d’atomiser l’ouvrage de référence, suit en fait pas à pas l’ensemble de
l’œuvre commentée pour en réexposer la pensée. Dans les Quaestiones, en effet, il suffirait de
formuler les questions sous forme d’énoncés affirmatifs pour obtenir un commentaire de
même type que le traité Sur la Création:
« Pourquoi, lorsqu’il réfléchit sur la création du monde, Moïse dit-il : ‘Ceci est le livre de la genèse du
ciel et de la terre, quand ils furent créés’ ? (Gen. 2, 4) L’expression ‘quand ils furent créés’ semble indiquer un
temps indéterminé. C’est là un argument qui couvre de confusion ceux qui font le total des années à partir du
moment où ce monde peut avoir reçu l’existence. Mais l’expression : ‘Ceci est le livre de la genèse’ désigne en
vérité le livre que voici, lequel contient la création du monde ou le rapport entre le récit de la création du monde
et ce qui s’est réellement produit.
Que signifie : ‘Et Dieu créa toute verdure de champ avant qu’elle fût sur la terre , et toute herbe, avant
qu’elle poussât sur la terre’ ? Par ces mots, (l’Ecriture) fait allusion aux idées incorporelles. En effet, ‘avant
qu’elle fût’ fait allusion à l’achèvement de toute verdure et herbe, de plantes à semer et d’arbres. et ‘avant qu’elle
poussât sur la terre’, il créait, dit (l’Ecriture), la verdure, l’herbe et toutesles autres plantes. Il est évident qu’il

68
Liv. I, 7. Passage traduit par nos soins.
69
L’allégorie, chez Philon, peut être le fait de l’influences des écoles philosophiques. Pour autant, l’actualisation
‘spiritualisante’ d’un texte à lumière d’une nouvelle situation ou d’un événement nouveau apparaît déjà dans la
Bible elle-même : F. Dreyfus (« L’actualisation à l’intérieur de la Bible », 161-202, in Revue Biblique 83 (1976),
pp.174-176, 186-189 et 191-194) donne de nombreux exemples de la façon dont les Prophètes et les Psaumes
interprètent les textes de la Torah en élargissant, sans le nier pour autant, leur sens littéral.
16

créa aussi les idées modèles comme les (idées) incorporelles, conformément à la nature intelligible, et les réalités
sensibles existant sur cette terre devaient les reproduire. »70

Le même respect de l’ordre syntagmatique du texte de référence se retrouve dans les


pesharim de Qumrân71, à en juger d’après les fragments conservés. L’interprétation s’y
présente là aussi comme un commentaire suivi qui développe le sens prophétique ou
eschatologique de son contenu. Même si le commentateur sollicite l’œuvre de référence dans
sa dimension figurative ou prophétique, la suite naturelle des idées est généralement
respectée72. Par rapport aux œuvres de Philon, cependant, les pesharim offrent une
particularité frappante : celle de l’actualisation du message, dont le contenu est constamment
appliqué à la situation présente73. On peut lire ainsi dans le pesher de Nahum74 :
« Dans l’ouragan, dans la tempête il fait sa route, les nuées sont la poussière que soulèvent ses pas .
Interpretation (pishro) : ‘l’ouragan et la tempête’, c’est le firmament de ses cieux et de sa terre, qu’il a créés. Il
menace la mer, il la met à sec. Interpretation : ‘la mer’, ce sont tous les Kittim 75... afin de prononcer contre eux
son jugement et de les supprimer de la face de la terre, eux et ceux qui les gouvernent, dont le pouvoir cessera. »

L’homilétique juive de la diaspora (homélies du Pseudo-Philon76) nous fait également


découvrir une herméneutique qui, tout comme le pesher, s’appuie sur l’ordre syntagmatique
du texte et tente de l’actualiser pour l’auditoire, quoique dans un respect plus grand du sens
littéral. Le texte, rarement cité, est toujours exposé dans son contexte logique, comme un récit
suivi dont l’homéliaste tire une leçon pour l’assemblée :
« Les parents de Samson avaient longtemps vécu ensemble et espéré le fruit de leur union sans
l’obtenir. La glèbe féminine attendait impuissante : elle recevait bien la semence mais aucun fruit ne poussait. De
même que notre terre, quand elle est desséchée et improductive, a besoin de l’intervention divine et des ruisseaux
célestes, à la terre de la femme, quand elle refuse son fruit, il faut la source et la grâce divines. Un chef
d’entreprise capable, par exemple un cultivateur compétent, arrache et écarte ce qui retient la terre dans sa
70
Quaestiones et solutiones in Genesim, liv. I et II, trad.de Charles Mercier, Paris, Cerf, 1979, I, q.1 et 2.
71
Sur la question de la catégorie générique dont relève les pesharim, voir I. Fröhlich, « Le genre littéraire des
pesharim de Qumrân », 383-398, in Revue de Qumrân, 12 (1986).
72
Ce qui n’empêche pas, du fait même de l’actualisation constante que le commentateur fait subir au texte
commenté, que certains pesharim puissent offrir par moments une décontextualisation du message (cf. F. Bruce,
Biblical exegesis in the Qumran texts, Den Haag, Van Keulen, 1959, p.11-12). Dans d’autres fragments, en
outre, le pesher n’hésitera pas à transformer l’ordre des lettres d’un mot clé du texte (cf. ‘ml, ‘œuvre’ en m‘l,
‘transgression’, dans 1QpHab 2, 5-6), ce qui pousse le principe du paradigme jusqu'au niveau de la deuxième
articulation du langage (jusqu’aux phonèmes). Il n’importe : dans son ensemble, le commentaire suit cependant
pas à pas le fil syntagmatique du texte.
La méthode du pesher paraît avoir caractérisé à date ancienne certains discours homilétiques juifs : on le
retrouve attesté dans une homélie prononcée par Eliézer ben Hyrcanus, avant l’an 70 de notre ère, cf. Gen. R.,41,
et A. Finkel, The Pharisees and the Teacher of Nazareth, Leiden-Köln, Brill, 1964, p.150.
73
Cf. le déchiffrement de J. M. Allegro dans Discoveries in the Judean desert of Jordan V, Oxford, 1968, p.37.
74
Na 1,3-6 : 4Q169. Passage traduit par nos soins.
75
Terme désignant à l’origine les habitants de Chypre descendant des Grecs, puis l’ensemble des Grecs de
l’Orient méditerranéen, puis les Romains.
76
On se reportera à la publication récente des Prédications synagogales du Pseudo-Philon, cf. n.65. Il s’agit
d’une version arménienne (du VIe siècle) à partir d’un original grec comprenant deux prédications, l’une sur
Jonas, l’autre sur Samson. L’orateur y propose un commentaire de type syntagmatique, au fil du texte, qui
réénonce le récit des deux livres bibliques correspondants. L’auteur du texte grec serait à peu près contemporain
de Philon.
17

stérilité, et il la rend fertile et meuble pour le semeur. Mais c’est la grâce de Dieu qui fera germer la semence.
(…) Il en va comme des médecins, quand ils pratiquent avec plus de sagesse que de simple métier pour guérir les
humains : ils s’informent d’abord des conditions physiques du patient, pour apprécier les forces du malade avant
d’appliquer les remèdes qui conduiront à la guérison. Ainsi Dieu guérit-il les maux de ceux dont l’âme est
malade. Il ne leur donne pas de remède inefficace ou inadapté ».77

Ce dernier type de commentaire offre cependant un trait singulier, absent des œuvres
examinées jusqu’à présent : la réénonciation du texte commenté. De façon tout à fait
originale, certains des plus anciens commentaires juifs que nous connaissions assument
hardiment l’instance énonciative du texte commenté, ce qui contribue singulièrement au
caractère vivant de ces homélies78.
Ce trait est d’ailleurs partagé par les targums, pour peu qu’on les considère non pas
comme une simple traduction plus ou moins glosée du texte, mais plutôt comme une véritable
reformulation de son contenu79. La pratique du targum pourrait déjà être évoquée dans la
Bible : le livre de Néhémie80 rapporte en effet comment Esdras et les Lévites « lisaient le livre
de la Loi de Dieu, en traduisant point par point, de manière intelligible, et les gens
comprenaient la lecture ». On s’en fera une idée plus précise en comparant le début du targum
Neofiti sur la Genèse à une traduction littérale du texte massorétique correspondant:
(Targum) Dès le commencement, avec sagesse, [la Parole] du Seigneur créa [et] acheva le ciel et la
terre. La terre était déserte et chaotique, privée d’êtres humains et de bêtes, vide de toute culture de plantes et
d’arbres, l’obscurité s’étendait sur la face de l’abîme et un esprit d’amour venant du Seigneur soufflait sur la face
des eaux. Et la Parole du Seigneur dit : ‘Que la lumière soit’, et la lumière fut, selon la décision de sa Parole.81

(Texte Massorétique) Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. La terre était déserte et
chaotique, l’obscurité [était] sur la face de l’abîme, et le souffle de l’esprit de Dieu planait sur la face des eaux.
Et Dieu dit : ‘Que la lumière soit’ et la lumière fut82.

77
Op. cit., p.109-111.
78
Les citations du texte commenté, assez rares au demeurant, sont parfois directement intégrées dans le texte de
l’homélie sans aucun marqueur explicite (cf. par exemple Sur Samson, 15 ; 30). Quand ils existent, les renvois
directs au texte de référence ne mentionnent ni un livre ni un auteur particulier, mais simplement ‘l’Ecriture’
(Sur Jonas, 11, 47 ; 37, 145 ; Sur Samson, 11 ; 18 ; 24 ; 27 ; 39 ; 44) ou bien ‘la Loi’ (Sur Jonas, 44, 176).
79
« Le Targum entend interpréter l’Ecriture, c’est-à-dire en livrer clairement le sens et il est notoire qu’il a
conservé, jusqu’à nos jours, sa valeur de commentaire, bien après la cessation de son usage comme traduction. »
(Targum du pentateuque, T. I Genèse, trad. de R. Le Déaut, Paris, SC 245, Cerf, 1978, p.49). Si la date précise
de leur composition semble controversée, on s’accorde à reconnaître que le principe de la traduction targumique
est ancien dans le judaïsme et précéderait le début de l’ère chrétienne. La découverte de fragments de targums à
Qumrân a en effet montré que des versions araméennes de la Bible étaient déjà en circulation au Ier siècle après
J.-C. Faisant l’état de la question, M. McNamara (Targum Neofiti 1 : Genesis, Collegeville, The Liturgical Press,
1992, p.44-45) assigne au targum palestinien de Neofiti la date approximative du IVe siècle après J.-C. et Le
Déaut (op. cit., p.40) soutient que « le texte de base qui aboutit à [Neofiti] remonte au IIe-IIIe siècle de notre ère
et (…) représente l’une des mises par écrit d’une tradition orale bien plus ancienne » .
80
8, 8.
81
Genèse, 1,1-3, Targum Neofiti, passage traduit par nos soins : cf. texte araméen édité par A. Díez Macho
(Neophyti 1, Tomo 1 : Génesis, Madrid-Barcelona , Consejo Superior de Investigaciones Científicas, 1968, p.3).
82
Genèse, 1,1-3, passage traduit par nos soins : l’expression ‘souffle de l’esprit’ traduit l’ambiguïté sémantique
de l’hébreu ruah, qui désigne à la fois le ‘vent’ et l’ ‘esprit’. Dans la mesure du possible, le texte des deux
traductions proposées cherche à rendre sensible à la fois les points communs de ces deux textes et la part de
paraphrase interprétative du targum de Neofiti.
18

Cet exemple montre à quel point le cadre global de ces traductions-commentaires reste l’ordre
syntagmatique du texte biblique que la version targumique développe, actualise et réénonce
tout à la fois83.

Herméneutique du paradigme

Malgré son caractère traditionnel, l’herméneutique du syntagme cédera bientôt la


place à un autre type d’interprétation. A partir du IIe siècle de l’ère chrétienne, dans les textes
rabbiniques, l’herméneutique du paradigme va en effet s’imposer au point que les
commentaires syntagmatiques semblent disparaître. Les commentaires du judaïsme ancien
seront dès lors fondés sur les unités lexicales du texte, parfois même sur les phonèmes de ces
unités.
Cette circonstance se manifeste tout d’abord par la décontextualisation, plus ou moins
radicale selon les cas, que subit le texte commenté. Le procédé, nous l’avons vu à propos de
certains pesharim de Qumrân, n’était pourtant pas entièrement nouveau. Le texte même de la
Bible hébraïque nous invite parfois à une interprétation fondée sur l’axe paradigmatique des
phonèmes : il suffit, pour s’en convaincre, de songer aux psaumes alphabétiques, où le
nombre des lettres de l’aleph-beth impose la forme du texte et donne la clé de
l’interprétation : l’ordre, la clôture, la rigueur et la perfection de l’alphabet constituent en effet
la figure par excellence de la perfection, celle du juste (Ps. 37, Ps. 112) ou celle de la Loi de
Dieu (Ps. 119), de ses œuvres (Ps. 111, Ps. 145) et de sa fidélité envers ceux qui l’invoquent
(Ps. 9-10, Ps. 25, Ps. 34).
Dans l’herméneutique rabbinique, ce type d’interprétation devient cependant
prépondérant, voir exclusif. L’attention accordée au paradigme reflète ainsi la conception
d’après laquelle la clé de l’Ecriture reste immanente à l’Ecriture elle-même, ce qui permet de
valoriser, dans une grande partie de la tradition juive ancienne et médiévale 84, la manifestation
précise de son signifiant, oral ou écrit, et pousse l’analyse du paradigme jusqu’aux phonèmes
ou aux graphèmes du texte.

83
Sur l’actualisation de l’Ecriture dans le targum, voir Le Déaut, op.cit., p.57-62. Certes, comme le souligne cet
auteur (p.56-57), dans le targum, l’analogie constante des passages parallèles et les liens que le texte établit entre
les différents épisodes bibliques, souvent au mépris de la chronologie, aboutissent parfois à « une exégèse
‘atomistique’, des mots et des phrases étant expliqués en dehors de leur contexte proche ou global ». Il
n’empêche : le cadre d’explication du texte reste fondamentalement celui de l’énoncé.
84
Un simple coup d’œil aux traités de Ibn ‘Ezra’, de Rashbam, de Rashi ou du Nahmanide permet de reconnaître
le caractère atomisé du commentaire, conçu davantage comme des notes sur le texte biblique que comme un
discours sur celui-ci, même si les unités commentées peuvent être parfois plus longues que celles du Midrash
Rabba, par exemple, et s’étendre jusqu’au verset.
19

Ainsi, à en juger d’après les commentaires rabbiniques de l’Antiquité ou du Moyen-


Age que nous avons conservés, l’interprétation y repose souvent sur les rapprochements entre
racines et sur la pluralité de significations possibles pour un terme précis : un mot demeure
toujours le symbole d’une réalité plus élevée. Ce type d’interprétation se rencontre dès la
Mishna85. A cet égard, l’exemple fourni par les textes du Midrash reste emblématique. La
multiplicité des significations de chaque mot de l’Ecriture s’appuie souvent sur les
occurrences variées d’un terme dans d’autres passages de la Bible. L’Ecriture étant conçue
comme un tout unitaire86, l’intertextualité (il faudrait plutôt parler d’intratextualité au sein
d’un livre unique constitué par la Bible) est ici de règle. Elle fonde le caractère multiple de
l’interprétation, où la diversité des sens invoqués pour un mot particulier (principe de la
mahloqet) conduit à une conservation cumulative des différentes opinions
On se fera une idée de ce type d’herméneutique, qui joue à la fois sur les
énumérations, le goût de l’énigme et l’intertextualité biblique, en comparant cet extrait du
Midrash Rabba sur le début de la Genèse au targum du même passage cité ci-dessus :
« Rav Houna dit au nom de Rav Matna : ‘Le monde fut créé en considération de trois choses : le
prélèvement sur la pâte, les dîmes et les premiers fruits. La preuve ? ‘Avec commencement [beréchit] Elohim
créa’ (Gen. 1,1). Or par ‘commencement’ (réchit), l’on entend ‘prélèvement sur la pâte’, selon les mots :
‘Prémice (réchit) de votre pétrin’ (Nom. 15,20). Par ‘commencement’, l’on entend ‘dîmes’, selon les mots :
‘Prémice (réchit) de ton froment’ (Deut., 18,4). Enfin, par ‘commencement’, l’on entend ‘premiers fruits’, selon
les mots : ‘Prémices (réchit) des premiers fruits de ta terre’ (Ex. 23,19) »87

Le même texte s’interroge un peu plus loin 88 sur la raison pour laquelle la Torah
commence par la 2e lettre de l’aleph-beth plutôt que par la première. Les motifs invoqués
concernent, entre autres, la forme presque carrée de la lettre beth. Celle-ci ne permet de
regarder ni ce qui est au-dessus, ni ce qui est au-dessous, ni ce qui est derrière, symbolisant
par là-même l’idée de ‘commencement’. La lettre n’est en effet ouverte que vers l’avant : on
ne peut donc interroger que sur ce qui est postérieur au jour de la création du monde.
L’intertextualité peut être poussée, surtout dans le Midrash, jusqu'à la
décontextualisation absolue. Ainsi, dans l’extrait cité précédemment, le mot réchit se charge
en Genèse I, 1 des sens qu’il revêt dans d’autres passages de la Torah. J.-G. Kahn89 n’hésite

85
On aura accès à un bon exemple de cette herméneutique à travers la lecture de l’article de Dov Hercenberg
(« La transcendance du regard et la mise en perspective du tekhelet (‘bleu’ biblique) », 387-411, in Revue
d’Histoire et de Philosophe Religieuses, 78/4 (1998) : le terme tekhelet, dans les différentes sources talmudiques
et rabbiniques citées, est associé à différentes racines (celle de kalah, ‘engloutir’ ; de takhelit, ‘but’ ; de kalyl,
‘parfait’) et rapproché de nombreuses citations bibliques.
86
Cette sensibilité à l’unité du texte biblique est commune à l’ensemble de la tradition juive : elle se manifeste
par exemple dans les targums, cf. Le Déaut, op.cit., p.53-57.
87
Midrash Rabba, I, 4, traduit par B. Maruani et A. Cohen-Arazi, annoté et introduit par B. Maruani, Lagrasse,
Verdier, 1987, pp. 37-38.
88
Midrash Rabba, I, 10.
89
Le Midrash. Essai de mise au point, Jérusalem, Studio Rami VeJacki, 2001, p.98-99.
20

pas à écrire que « la clef la plus importante pour la compréhension du Midrash est la
dialectique du signifiant et du signifié. (…) [Dans] le Midrash et la Kabbale, on assiste à cet
étrange retournement : c’est le signifiant qui prime le signifié. Les mots, les lettres de
l’alphabet, les autres symboles de la vie religieuse, acquièrent brusquement un statut
ontologique autonome et primordial. Tant pis si la réalité physique, historique et sociale se
trouve bousculée. »
D’autres commentaires anciens ou médiévaux, sans doute plus philologiques (ainsi la
Mekilta de Rabbi Ishmaël ou les passages exégétiques du Guide des égarés de Maïmonide,
parmi tant d’autres) offriront une attention beaucoup plus grande au contexte. Mais dans les
deux cas, le principe paradigmatique sera néanmoins respecté : l’interprétation s’attache au
mot à mot ou au phrasé du texte dans le respect du signifiant textuel, plutôt que d’en proposer
une explication syntagmatique : l’importance attachée à la forme exacte de l’œuvre
commentée conduit à éviter toute reformulation du contenu.
Cette stratégie interprétative se retrouve dans les homélies tardo-antiques du cycle
triennal palestinien, reconstitué par Jacob Mann. Prenons le cas des textes de la Bible prévus
pour le premier shabbat de ce cycle. Ils comprenaient le seder ou lecture de la Torah (en
l’occurrence, Genèse 1,1 à 2,3), que complétait la haftarah ou lecture des Prophètes (Isaïe
65,17-29). Dans une ancienne homélie correspondant à ce premier shabbat que le Midrash
Tanhuma-Yelamdenu nous a conservée, l’homéliaste partait d’un point précis de la halacha90 :
comment doit-on procéder pour bénir une nouvelle maison que l’on vient de construire ? Le
choix de cette question était inspiré par les versets 17 et 21 de la haftarah qui faisaient
précisément référence à l’idée de ‘nouveauté’ et de ‘construction’ (17 : Car voici que je vais
créer des cieux nouveaux et une terre nouvelle ; 21 : Ils bâtiront des maisons et les
habiteront). En outre, le v.23 de la haftarah (Ils seront une race de bénis de Yahvé) évoquait
le thème de la bénédiction divine qui comble l’homme. Ces versets de la haftarah, sans être
jamais cités directement par l’homéliaste, constituaient le lien implicite entre Loi écrite (le
séder) et Loi orale (la question halachique soulevée).
La réponse donnée par l’homéliaste à la question soulevée était la suivante : l’homme
doit réciter dans ce cas la bénédiction sheheheyanu91 ‘afin de plaire à son Créateur’. Dieu, à
son tour, bénira l’homme pour sa bénédiction. Ce trait de la bonté divine apparaît d’ailleurs
dans la série de fêtes où la bénédiction sheheheyanu doit être récitée, au cours desquelles Dieu
souhaite au peuple juif de se réjouir et de pouvoir les revivre d’année en année. Voilà donc
90
La halacha est la réglementation juridique et morale qui définit l’observance correcte du judaïsme. Conservée
par la loi orale, elle a été consignée dans la Mishna et le Talmud.
91
Mishna, traité Berakhot, 9,3.
21

une première raison pour accomplir le devoir de bénir Dieu lorsqu’on construit une nouvelle
maison. Une autre raison, poursuivait l’homéliaste, c’est d’imiter Dieu, puisque Lui aussi, en
créant de nouvelles choses dans le monde, prononça la bénédiction sur elles 92. Il en va de
même pour la nourriture : si nous en remercions le Créateur, Dieu continuera de pourvoir à
notre besoin.
L’homéliaste établissait alors un contraste entre l’homme et Dieu, afin de souligner la
toute-puissance du Créateur. Trois exemples étaient alors donnés dont le dernier correspondait
précisément à la création des cieux avant celle de la terre. De ce fait, le lien avec la phrase
liminaire du séder (Gen. 1,1) pouvait enfin être établi. Par la suite, l’orateur développait le
thème de la bénédiction en citant un texte des Proverbes (Prov. 10,6 : Bénédictions sur la tête
du juste, mais la bouche des impies recouvre la violence), suggéré par le verset 23 de la
haftarah cité ci-dessus. Cette référence aux Proverbes constituait en fait la petihtah de
l’homélie (verset souvent cité à l’ouverture du discours et qui constituait le lien avec la
troisième partie de la Bible hébraïque: les Ecrits93). Le rôle de l’homéliaste était en effet de
montrer la relation qui liait entre elles les trois parties de la Bible hébraïque (Loi, Prophètes et
Ecrits) avec la Loi orale.
Le thème de la bénédiction conduisait donc l’homéliaste à s’interroger sur la raison
pour laquelle le récit de la Création commence par la deuxième lettre de l’alphabet (beth)
plutôt que par la première (aleph). Réponse : baroukh (‘béni’) commence par beth tandis que
’arour (‘maudit’) commence par aleph. Le v. 20 de la hafatarah évoque d’ailleurs le thème de
la malédiction : ‘c’est à cent ans que le pécheur sera maudit’. En outre, la lettre beth permet
de symboliser les deux mondes (le nôtre et celui de l’au-delà), contre les Saducéens qui ne
croient qu’à celui-ci, ce qui conduit l’homéliaste à citer de nouveau Prov. 10,6 à leur
encontre, établissant ainsi le lien entre ce verset et le premier du séder.
L’homélie se poursuivait sur l’évocation du pouvoir de Dieu, manifesté par la
Création, et l’allusion à quatre autres exemples illustrant le contraste entre le Créateur et les
rois de ce monde. Le sermon s’achevait enfin sur une péroraison évoquant le contraste entre le
lot du pécheur et celui du juste, ce qui permettait de conclure sur une dernière allusion à la
haftarah (Is. 65,20).
On le voit : dans ces discours liturgiques, la technique interprétative sous-jacente est
celle des harouzim (‘enfilage de perles’) qui permet d’effectuer, tout au long de l’homélie, un

92
Cf. Gen. 2,3.28 ; 5,2.
93
Cf. sur ce point Ch. Perrot, La lecture de la Bible dans la Synagogue, Hildesheim, Gerstenberg, 1973, p.20 et
189-190.
22

saut paradigmatique constant d’un verset à l’autre de chacune des parties de la Bible, dans une
concordance vivante établie pour l’ensemble du texte du Tanakh.

En somme, les commentaires du judaïsme, primitivement fondés de façon primordiale


(mais non exclusive) sur l’herméneutique du syntagme, semblent avoir privilégié, à partir de
l’Antiquité tardive et tout au long de la période médiévale, une approche paradigmatique de
l’œuvre commentée94. Les exceptions à ce principe, fort rares au demeurant, semblent
confirmer la règle. Dans le judaïsme tardo-antique ou médiéval, les seuls commentaires
fondés sur un exposé syntagmatique du texte commenté, se situent en marge de la tradition
rabbinique. C’est le cas par exemple des commentaires karaïtes, tournés vers le sens littéral du
texte95 et qu’illustre cet extrait du commentaire de Yefet ben ‘Eli (2 e moitié du Xe siècle) au
livre de Ruth :
« Et il arriva, au temps où gouvernaient les Juges » : le récit est donc lié aux événements historiques
survenus aux temps des Juges. Ces événements figuraient dans le livre des Juges, mais l’auteur a tenu à raconter
séparément l’histoire de Ruth et Booz, où n’intervenaient pas les Juges en tant que tels. L’auteur a donc placé ce
rouleau avant les autres, d’après sa position chronologique, car la vie de Booz précède l’époque du roi Salomon.
[D’ailleurs, l’expression] « au temps où gouvernaient les Juges » désigne non pas les juges de la loi, qui
n’apparaissent pas dans l’Ecriture, mais les juges de la guerre, tels que Othniel, Ehud, Shamgar, Deborah et
Gédéon, parmi tant d’autres. « Au temps où gouvernaient les Juges » : le texte, qui ne porte pas [le syntagme]
« aux jours des Juges », fait donc référence à la période de leur mandat effectif en tant que juges ; l’expression
« aux jours des Juges » n’aurait pu renvoyer à la période où ils exerçaient le pouvoir suprême sur Israël. (…)
[Il arriva] qu’une famine survint dans le pays –cette situation ne concerne pas seulement la ville de
Bethléem, pour en exclure le reste de la Palestine, car il est écrit un peu plus loin que le Seigneur se souvint de
son peuple pour leur donner du pain, désignant par là l’ensemble du peuple qui se trouvait en Palestine. Bien
plus, s’il n’y avait eu en Palestine qu’un seul endroit affranchi du fléau de la famine, Elimélek s’y serait rendu
plutôt que d’émigrer dans les Champs de Moab. »96

Quelques philosophes juifs des XIIIe et XIVe siècles semblent appliquer eux aussi une
méthode très éloignée de l’herméneutique rabbinique traditionnelle. Le plus illustre est sans
doute Lévi ben Gershom (1288-1344). Dans son œuvre, le texte commenté est exploré d’après
l’ordre syntagmatique, à partir de l’intention qu’il manifeste, dans toutes les potentialités de
ses figures allégoriques. En outre, et ce trait est spécifique des ouvrages du Gershonide, le
commentateur cherche constamment à extraire du texte commenté les ‘leçons’ (to‘aliyot) que
le lecteur ou l’auditeur doit en tirer. Voici un extrait de son commentaire au Cantique des
cantiques :
94
Le judaïsme rabbinique a parfois nuancé la portée de cette ‘herméneutique du signifiant’. La mida de Rabbi
Yishmaël (Sifré 112 sur Nombres 15, 17) rappelle en effet que la Torah s’est exprimée dans le langage des
hommes, au point que l’élaboration midrashique ne saurait jouir d’un statut privilégié par rapport au sens obvie.
95
Jacob Al-Kirkisani, exposant les principes de l’interprétation karaïte de la Bible, n’hésite pas à écrire :
« Scripture as a whole is to be interpreted literally, except where literal interpretation may involve something
objectionable or imply a contradiction. » (L. Nemoy, Karaite anthology, New Haven, Yale University Press,
p.60).
96
Yefet ben ‘Eli, Commentaire de Ruth, 7-9 et 12. Passage traduit par nos soins, à partir de la version anglaise de
Nemoy .
23

Exquise est la senteur de tes parfums ; ton nom est comme l’huile qui s’épanche ; il rend les jeunes vierges
(ici, le texte hébreu porte le pluriel du mot ‘almah) amoureuses de toi (I, 3). Ce désir naturel qui nous fait
rechercher, dans la mesure de nos forces, la connaissance de Dieu, [Salomon] l’explique en affirmant que la
simple saisie de l’ordre et de l’équilibre de l’univers, la simple perception de la sagesse qui partout s’y
manifeste, nous font apprécier l’immensité de la grandeur divine. Voilà pourquoi les jeunes vierges ont pour lui
de l’amour –ces jeunes filles étant les femmes qui n’ont pas connu d’homme, c’est-à-dire, les âmes rationnelles
avant la mise en acte de leurs puissances- : le désir naturel nous porte en effet vers l’objet de valeur : plus grande
est sa valeur, plus grand sera aussi le désir qu’il provoque. Quant à la senteur exquise de tes parfums, vous
n’ignorez pas, sans doute, que les sages et les prophètes comparaient la connaissance à un liquide, comme cela
est écrit : Ah ! vous tous qui avez soif, venez vers l’eau (Is. 55,1) et buvez du vin que j’ai préparé (Prov. 9,5) :
que le parfum ne manque pas sur ta tête (Eccl. 9,8)97.

Faut-il, avec Colette Sirat, attribuer la méthode d’exégèse du Gershonide à une


influence chrétienne ?98 Quoi qu’il en soit de cette question fort controversée, Ben Gershom
semble conscient, dans son introduction, de l’originalité de sa démarche :
Il m’a paru nécessaire de commenter comme je le comprenais le rouleau du Cantique des cantiques, car
je n’ai trouvé aucun autre commentaire de ce texte que l’on pourrait tenir pour une explication fidèle des paroles
qu’il contient. Bien au contraire, j’ai trouvé que tous les commentaires qui nous sont parvenus adoptaient la
méthode midrashique, et offraient de ce fait des interprétations contraires à l’intention de l’auteur du Cantique.
Pour utiles que soient ces développements, on ne saurait en tenir compte pour l’interprétation des textes
auxquelles ils se réfèrent sur un plan midrashique. Voilà pourquoi celui qui souhaite expliquer ce genre de textes
ne devrait pas les traiter selon les développements midrashiques qui les concernent mais devrait plutôt
s’appliquer à les interpréter d’après l’intention qu’ils manifestent99.

2.2.4. L’herméneutique chrétienne ancienne

Les pages qui précèdent montrent sans doute l’ampleur de la dette contractée par
l’herméneutique chrétienne auprès des traditions qui l’ont précédée : on a souvent souligné,
chez Origène100 ou S. Jérôme101, l’influence de la méthode philologique inaugurée par les
commentateurs alexandrins. Des études récentes ont également montré tout ce que devaient
les introductions de certains commentaires patristiques aux traditions des écoles
philosophiques102. Mais c’est surtout l’herméneutique prérabbinique qui va marquer dans deux
domaines essentiels l’interprétation chrétienne. En premier lieu, les commentateurs chrétiens
sauront élargir le sens littéral à la perspective allégorique, sans nier pour autant, sauf cas

97
Lévi ben Gershom, Commentaire du Cantique des Cantiques, Ière partie, 1, 3. Passage traduit par nos soins.
98
Cf. sur ce point l’article très éclairant de C. Sirat (« Biblical commentaries and Christian influence : the case of
Gersonides », 210-223, in Hebrew Scholarship and the Medieval World, N. de Lange ed., Cambridge, University
of Cambridge, 2001).
99
Lévi ben Gershom, Commentaire du Cantique des Cantiques, Introduction.
100
A. Bastit, « Conception du commentaire et tradition exégétique dans les In Mattheum d’Origène et d’Hilaire
de Poitiers », 675-692, in G. Dorival et A. Le Boulluec édd., op. cit, p.676.; B. Neuschäfer, Origenes als
philologe, Bâle, 1987 ; J. Pépin, La tradition de l’allégorie de Philon d’Alexandrie à Dante, Paris, 1987, p.54-
56.
101
L. Holz, « Le rôle des commentaires d’auteurs classiques dans l’émergence d’une mise en page associant
texte et commentaire (Moyen-Age occidental) », 101-117, in M.-O. Goulet-Cazé éd., op. cit., p.105-106. Jérôme
Labourt (Introduction, p.XXX, dans l’édition des Lettres de S. Jérôme, T.1, Paris, Les Belles Lettres, 1949)
rappelle l’usage des obèles et astérisques par le solitaire de Bethléem dans le Psautier gallican.
102
Cf. R. E. Heine, art. cit.
24

exceptionnel, le premier niveau au profit du second 103. A cet égard, le Nouveau Testament lui-
même montrait aux premiers commentateurs chrétiens le modèle à suivre puisque, dans sa
relecture de l’Ancien, il opère un élargissement systématique 104. D’autre part, l’interprétation
chrétienne héritera du judaïsme la double herméneutique du syntagme et du paradigme. C’est
ce dernier aspect qui fera ici l’objet de notre analyse.

Herméneutique du paradigme

En raison tant de leur formation littéraire profane (Origène, par exemple, a subi
l’influence de son milieu alexandrin, et S. Jérôme celle des cours de Donat) que de leurs
contacts avec le monde juif, certains Pères de l’Eglise vont accorder une importance toute
spéciale à l’herméneutique du paradigme. Dans son commentaire sur la lettre aux Ephésiens 105
Jérôme n’hésite pas à écrire :
« Dans la Sainte Ecriture, toute phrase, toute syllabe, tout jambage ou signe de ponctuation regorgent de sens »
et il ajoute dans sa fameuse lettre De optimo genere interpretandi :
« Oui, je l’avoue et je vais même le déclarer tout net : en traduisant le grec, sauf dans la Sainte Ecriture, où
jusqu’à l’ordre des mots couvre un mystère, plutôt que de rendre un terme par un autre, je cherche à exprimer la
signification du texte »106

Fidèle à cette conception, prenant appui sur le psaume alphabétique 119 (Vg 118), l’illustre
traducteur de la Bible n’hésitera pas à consacrer toute une épître à l’explication du sens
symbolique de chacune des lettres de l’aleph-beth107.
Toutefois, chez les Pères de l’Eglise, la clé christologique constamment donnée au
texte biblique préserve cette analyse textuelle d’une décontextualisation absolue de l’œuvre
commentée. Le commentaire chrétien n’équivaut jamais, dans l’Antiquité pas plus qu’au
Moyen-Age, à une édition de texte annotée. Un simple coup d’œil à cet extrait du
commentaire de Jérôme au livre de la Genèse permettra de comprendre la méthode mise en
œuvre:
« ‘Au commencement Dieu créa le ciel et la terre’. La plupart comprennent : ‘Dans le Fils, Dieu créa le ciel
et la terre’ (...). Que cette interprétation soit erronée, c’est ce que manifeste la vérité du texte lui-même. Car la
LXX (...) a compris ‘au commencement’. En outre, le texte hébreu porte bresith (ce qu’Aquila traduit par ‘En
tête’), et non pas baben (qui aurait voulu dire ‘Dans le Fils’). Voilà pourquoi on s’appuiera davantage sur la
103
J.-M. Poffet, La méthode exégétique d’Héracléon et d’Origène, Fribourg, Editions Universitaires Fribourg
Suisse, 1985, p.138, n.114 ; G. Dorival, « Exégèse juive et exégèse chrétienne », 169-181, in M.-O. Goulet-Cazé
éd., op.cit., p.176-177.
104
A cet égard, Gal 4,22-26 constitue un texte clé : des deux enfants d’Abraham, l’un est né selon la chair,
l’autre en fonction de la promesse. Pour S. Paul, ces faits sont exposés allègoroumena (avec une portée
allégorique), puisque le fils de la servante représente l’Ancienne Alliance et le fils de la femme libre la Nouvelle.
105
3, 6 ; PL 26, col. 481. Passage traduit par nos soins.
106
Epître 57, A Pammachius. Passage traduit par nos soins.
107
Epître 30, Ad Paulam.
25

signification du texte [sensum] que sur la traduction des mots [verbi translationem] pour appliquer cette
expression au Christ, lui qui, dans l’ouverture même de la Genèse, tout comme dans le prologue de l’évangile de
Jean, est reconnu pour Créateur du ciel et de la terre. C’est la raison pour laquelle le Christ dira de lui-même au
Psaume 39 (v. 9) : ‘Au commencement du livre, c’est de Moi qu’il est écrit’, entendons, au commencement de la
Genèse. Et l’Evangile nous dit : ‘Tout a été fait par Lui, et sans Lui, rien n’a été fait’ (Jn 1,3)»108.

La même attitude peut être relevée chez Origène. Comme le résume Robert Wilken 109 :
« Origen considered his first task as homilist (and biblical commentator) to understand what
was written (or read) in the biblical text and to render it intelligible (…) by putting questions
to the text in the fashion of commentators on classical texts (…). Grammatical and
philological analysis, however, were not the end of exegesis. Their role is preparatory to the
chief task of the interpreter and that, according to Origen, was to discover meaning in the text
for his hearers. » Et plus loin, ce spécialiste ajoute : « The way into Origen’s exegesis is
through the Bible as it was received within early Christian tradition. »110

Herméneutique du syntagme

L’originalité fondamentale des commentaires chrétiens, et qui rend compte de l’air de


famille qui les distingue, réside en effet dans cette clé christologique retenue pour
l’interprétation du texte. Une telle approche situe l’explication au niveau d’un énoncé unitaire,
l’Ancien Testament étant relu à la lumière du Nouveau, passage par passage, plutôt que mot à
mot. Ce trait est caractéristique des deux grandes écoles chrétiennes d’exégèse dans
l’Antiquité : celle d’Alexandrie et celle d’Antioche. Cela dit, dans les deux cas, l’explication
porte généralement sur un passage dans son ensemble plutôt que sur un mot précis : le primat
habituel du syntagme sur le paradigme caractérise donc l’herméneutique chrétienne primitive.
C’est de façon superficielle que l’on oppose parfois ces deux écoles, en exagérant sans
doute les caractères qui les distinguent : pour Alexandrie, la recherche systématique du sens
spirituel et allégorique ; pour Antioche, l’interprétation du seul sens littéral. En fait, par des
voies différentes, toutes deux recherchent dans le texte un sens plus profond que celui de la
signification immédiate. Jacques Guillet rappelle en effet que, dans le livre des Psaumes, les
Antiochiens tendent, « comme les Alexandrins, à chercher aux textes un triple sens : celui
qu’ils ont dans l’histoire de David lui-même, celui qu’ils ont dans l’histoire du peuple, et celui
qu’ils prennent en la personne du Christ. Alexandrie ignore généralement le second sens et va
droit à l’accomplissement de l’Ancien Testament par le Sauveur. Mais la différence majeure
108
Liber Hebraicarum Quaestionum in Genesim, PL 23, 937-939. Passage traduit par nos soins.
109
« Origen’s Homilies on Leviticus and Vayikra Rabbah », 81-91, in G. Dorival et A. Le Boulluec édd., op.cit.,
p.85.
110
Ibid., p.90.
26

est qu’elle retrouve en chaque texte le Seigneur, alors qu’Antioche ne l’y voit que par
échappées »111. « Faut-il vraiment opposer les deux écoles ? (…) Toutes deux veulent
retrouver dans l’Ancien Testament le mystère du Sauveur. Antioche s’attache à ce qui lui
paraît incontestable, Alexandrie à ce qui lui donne accès plus profond au mystère. Antioche
est plus attentive à la physionomie propre de chaque scène, de chaque personnage biblique ;
Alexandrie songe surtout à la signification des épisodes et des auteurs dans le drame total.
Antioche fonde sa foi sur l’annonce du Christ ; Alexandrie nourrit la sienne de la présence du
Seigneur. Antioche trace l’histoire de l’action divine ; Alexandrie est avide d’en scruter la
nature »112. En termes linguistiques, on pourrait dire qu’Antioche semble scruter dans
l’Ancien Testament les signes du Nouveau au niveau littéral du texte (désignation directe),
tandis qu’Alexandrie scrute ce sens au niveau de la figure : tout, dans l’Ancien Testament lui
parle du Nouveau (désignation indirecte).
Etant donné qu’aucune désignation directe ne parle du Christ dans les premiers versets
de la Genèse, S. Jean Chrysostome commente ce passage en y décelant une intention
christologique virtuelle, que les circonstances particulières de la rédaction ont empêché
l’auteur d’actualiser. Par ce procédé, le Chrysostome peut évoquer le rôle du Verbe, en qui le
Père a créé l’univers : au texte de la Genèse, il superpose en effet un passage du Nouveau
Testament qui en fournit la clé de lecture. D’emblée, le commentateur de l’école d’Antioche
déclare que Moïse a évité de dévoiler toute sa science prophétique, car les éléments les plus
profonds de sa doctrine auraient dépassé les capacités de son auditoire. Voilà pourquoi
l’auteur de la Genèse a dû consacrer les premières phrases de son récit à la création des êtres
visibles, plutôt qu’à celle des anges. S. Paul, en revanche,
« enseignait sous la conduite de l’Esprit les hommes qui acceptaient sa doctrine. C’est en effet la différence
de capacité dans chaque auditoire qui fonde la différence dans le propos : vois comment, dans son épître aux
Ephésiens, il (...) leur parle autrement : ‘Parce qu’en Lui, Il a créé toute chose, ce qui est aux cieux et ce qui est
sur terre, les choses visibles et invisibles, Trônes et Souverainetés, Autorités et Pouvoirs, tout fut créé par Lui et
en Lui’»113.

Cet extrait montre comment le simple rapprochement d’un texte majeur du Nouveau
Testament permet à S. Jean Chrysostome d’indiquer la clé christologique des premiers
versets de la Genèse sans se départir pour autant du sens littéral de ce passage : ce que Moïse
aurait pu dire, il n’a pu l’exprimer eu égard aux circonstances de son auditoire. Pour l’école
d’Antioche, le sens christologique reste en quelque sorte virtuel dans la pensée de l’auteur
vétero-testamentaire, sans être pour autant contenu dans le texte.
111
« Les exégèses d’Alexandrie et d’Antioche : conflit ou malentendu ? », 257-302, in Recherches de Science
religieuse, 34 (1947), p.268, n.36.
112
Ibid., p.297.
113
Homiliae in Genesim, II, 3 ; PG 53, col.29. Passage traduit par nos soins.
27

Origène, en revanche, va relever dans la page liminaire de la Bible tout ce qui pourrait
constituer une désignation indirecte du Christ :
« Au commencement, Dieu fit le ciel et la terre. Quel est le commencement de tout, sinon notre Seigneur et
Sauveur universel (I Tim 4,10), le Christ Jésus, premier né de toute créature (Col 1,15) ? Or c’est dans ce
commencement, c’est-à-dire dans son Verbe que Dieu fit le ciel et la terre selon ce que dit l’Évangéliste Jean au
début de son Évangile : Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu. Il était
au commencement en Dieu. Tout par lui a été fait et sans Lui rien n’a été fait. L’Écriture ne parle pas d’un
commencement temporel ; mais elle dit que c’est dans ce commencement qu’est le Sauveur, qu’ont été faits le
ciel et la terre et tout ce qui a été fait. »114

Les principes de l’herméneutique du syntagme porteront la patristique chrétienne à


concevoir l’ensemble de l’Ecriture non seulement comme un message unitaire et cohérent, où
la Bible elle-même peut éclairer la Bible 115, mais encore comme la figure du Corps du Christ,
incarnation du Logos ou Parole de Dieu.
Ignace d’Antioche déclarait déjà dans son épître aux Philadelphiens 116 qu’il allait
chercher refuge dans l’Evangile comme dans la chair même du Christ (prosfugôn tôi
euaggeliôi hôs sarki Ièsou)117. Par la suite, l’analogie entre l’Ecriture et le Corps du Christ
sera constamment rappelée. L’archevêque de Mayence, le Bienheureux Raban Maur, écrivait
par exemple au VIIIe siècle118 :
« Aux derniers jours, celui qui est Parole de Dieu est entré dans le monde, vêtu de la chair qu’il a prise
de la Vierge Marie : dès lors, ce qui de Lui pouvait se voir différait de ce qui s’y cachait…De même, quand la
Parole de Dieu est annoncée aux hommes à travers Moïse ou les Prophètes, cela ne peut se faire sans le vêtement
approprié…de telle sorte que le mot, dans sa littéralité, apparaît comme une chair, bien qu’on puisse reconnaître
que le sens spirituel qui s’y cache est bien celui de la divinité ».

Mais c’est surtout chez Origène que ce thème a été développé :


« C’est non seulement dans le rite sacramentel que nous buvons le Sang du Christ, mais aussi dans
l’accueil réservé à sa Parole, car c’est elle qui est la vie, comme il l’a dit Lui-même : Les paroles que je viens de
vous dire, c’est l’esprit et c’est la vie » 119.

Et dans un autre texte, l’Alexandrin ajoute :


«C’est caché dans un corps que le Christ est venu, pour que tous ceux qui sont charnels, voyant son
apparence corporelle sans apprécier ses perfections, ne voient en Lui qu’un [simple] être humain, et qu’au
contraire, les hommes spirituels, négligeant l’apparence corporelle pour apprécier les œuvres de ses perfections,
puissent le reconnaître comme Dieu. D’une façon comparable, toute l’Ecriture divine est revêtue d’un corps
(incorporata), surtout celle de l’Ancien Testament. En effet, le sens spirituel et prophétique de l’Ecriture est
caché dans l’histoire des événements exposés, de telle sorte que les esprits simples voient l’ensemble de

114
Origène, Sur la Genèse, traduction de L. Doutreleau, Paris, SC 7, Cerf, 1944, p.63.
115
J. Guillet, art.cit., p.269-271 ; voir le concept de contextio chez Cassiodore dans B. Bureau, « Littera : ‘sens’
et ‘signification’ chez Ambroise, Augustin et Cassiodore », 213-237, in Lingua Latina (Conceptions latines du
sens et de la signification), Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 5 (1999), p.233-235.
116
5, 1.
117
Cf. J. H. Crehan, « The Analogy between Verbum Dei incarnatum and Verbum Dei scriptum in the Fathers »,
87-90, in Journal of Theological Studies, 6 (1955), p.88.
118
PL 108, col. 247-248, traduit par nos soins.
119
Hom. in Num., 16, 9, traduit par nos soins.
28

l’Ecriture comme une histoire tandis que les personnes spirituelles et parfaites parviennent à la comprendre
comme un mystère spirituel »120.

Comme on l’a vu, ce mystère de l’Ecriture s’éclaire, dans le christianisme, à la lumière


de la clé christologique que toute la tradition patristique lui reconnaît. Voilà pourquoi le
Nouveau Testament citera souvent l’Ancien au moyen d’une terminologie nouvelle, absente
des commentaires du judaïsme121: les verbes plèrousthai (‘être rempli’, ‘trouver la
plénitude’)122 et teleiousthai (‘être achevé’).

Contrepoint

On n’a sans doute pas assez souligné à quel point la structure littéraire du texte
biblique pris comme un tout soulignait en elle-même la nécessité d’une interprétation. Dans
son Introduction à l’étude des textes, Charles distingue les œuvres consistant en une
collection d’énoncés (dont la relation entre eux est neutre, comme dans les Essais de
Montaigne) et les œuvres qui constituent un système (dont la relation entre les énoncés est
hiérarchisée, comme dans L’Andromaque de Racine, qui comporte des unités prédéterminées
à trois niveaux : l’acte, la scène et le vers)123. De ce point de vue-là, purement littéraire, on
pourrait dire que l’ensemble des livres de la Bible (et non pas tel livre de la Bible en
particulier), au sein de chaque Testament, constitue une collection plutôt qu’un système,
comme le suggère d’ailleurs l’étymologie : ta biblia, ‘les livres’.
Or « l’interprète (...) a toujours plus à faire avec le fragmenté, le discontinu, voire le
lacunaire»124. Dans le judaïsme rabbinique, plus encore que dans une perspective sémantique,
l’énigme de cette fragmentation sera résolue par la clé pragmatique que constitue la halakha,
sous l’éclairage de la Loi Orale. En effet, l’interprétation ultime du texte biblique est donnée
dans le judaïsme par la façon concrète de l’appliquer à la vie quotidienne, véritable
120
Ser. Matth., 27 ; PG 13, col. 1633, traduit par nos soins. Cf. également, Hom. in Lev. 1, 1 ; 7, 5 ; In Ioh.
Comm. 1, 33 ; 1, 85-86 ; 5, 5-8.
121
Cf. B. M. Metzger, « The Formulas introducing quotations of Scripture in the New Testament and the
Midrash », 297-307, in Journal of Biblical Literature, 70 (1951), p.306-307. Le parallèle le plus proche de
plèrousthai ou teleiousthai se trouve dans le correspondant araméen du mot haftarah, c’est-à-dire dans le terme
ashlematah, tiré de la racine shlm, ‘achever’, ‘accomplir’. La lecture des Prophètes, dans l’office synagogal, est
en effet celle qui achève, conclut et accomplit le texte de la Torah (Perrot, op.cit., p.186).
122
Jésus lui-même, selon l’Evangile de Luc (4,21), emploie ce verbe au parfait (peplèrôtai) à la synagogue de
Nazareth pour signaler l’accomplissement en sa Personne de la prophétie d’Isaïe (61,1 et 58,6).
123
« Le modèle de la relation neutre, c’est la liste : série d’éléments que rien ne permettrait, a priori, de
structurer en des ensembles de niveaux différents.(...) Les Essais de Montaigne sont une collection, comme les
Maximes de La Rochefoucauld, comme les Caractères de La Bruyère, comme les Fables de La Fontaine,
comme tel recueil de poèmes (...). Par contre, une tragédie ou un roman sont a priori des systèmes, le critère
étant ici la possibilité de les résumer avec plus ou moins de précision, plus ou moins de détail, ce qui veut dire
que l’on descend plus ou moins dans la hiérarchie des structures » (M. Charles, op.cit., p.55).
124
M. Charles, ibid., p.55.
29

introduction du sens biblique dans le paradigme des actions journalières. En fonction des
problèmes nouveaux ou des circonstances changeantes de l’existence, l’autorité de la Torah
(écrite ou orale) conduit constamment à un développement de la manière pratique de mettre
en œuvre les mitsvot ou commandements explicites. Ce développement (halakha) sous-tend la
visée de l’ensemble des commentaires rabbiniques et permet d’actualiser le texte à travers une
orthopraxie.125
Dans le christianisme, en revanche, l’énigme ne sera résolue que par la perspective
christologique, comme le souligne le Nouveau Testament lui-même. C’est la raison pour
laquelle Jésus interprète les Ecritures aux disciples d’Emmaüs. Les prophéties sont en effet
discontinues et fragmentées. Elles apparaissent dans des livres différents, sous des aspects
complémentaires, sans qu’il soit possible de les prévoir en fonction de la structure littéraire de
l’ensemble de la Bible en tant que telle, comme on pourrait prévoir l’apparition du cinquième
acte après le quatrième d’une tragédie classique. Pour pouvoir vraiment lire, il faut
comprendre : c’est là d’ailleurs la question de Philippe à l’Eunuche de la reine Candace 126.
« La collection est ici un terrain d’élection [pour l’interprète] »127.
Ces différences entre la tradition chrétienne et la tradition rabbinique au niveau de
l’interprétation se retrouvent dans la relation qu’entretiennent l’une et l’autre vis-à-vis des
livres sacrés eux-mêmes : dans le judaïsme, « les exemplaires usagés des rouleaux sacrés ne
sont pas jetés s’ils restent au moins partiellement lisibles, mais ‘enfouis’ dans des lieux
spéciaux (geniza) ; même altérée, la lettre peut encore en être scrutée. Au contraire, le support
matériel de la Bible chrétienne, quoiqu’elle soit un écrit inspiré, n’a jamais fait l’objet d’un tel
soin : ce n’est que proclamée qu’elle est parole de Dieu, et c’est pourquoi le récit de la vie de
Jésus est défini comme ‘bonne nouvelle’ (Mc 1,1) ».128 La clé de l’Ecriture, dans le
christianisme, apparaît en effet, non plus dans son paradigme, mais dans son syntagme, dans
son énoncé christologique, et comme le rappelle l’Apocalypse, la Bible constitue un livre
scellé dont personne ne peut briser les sceaux si ce n’est l’Agneau immolé : le Christ est donc
à la fois celui qui accomplit l’Ecriture et qui en donne l’interprétation, comme les disciples
d’Emmaüs ont pu en faire l’expérience129.

125
On consultera sur ce point les remarques éclairantes d’E. Nodet et J. Taylor, dans leur Essai sur les Origines
du Christianisme, Paris, Cerf, 1998, p.241, n.1.
126
Actes 8,30.
127
M. Charles, op. cit., p.56.
128
E. Nodet, « De l’inspiration de l’Écriture », 237-274, in Revue Biblique, 104 (1997), p. 268.
129
Cf. ibid., p. 268. Dans le Nouveau Testament, l’Écriture est constamment relue à la lumière des Paroles du
Christ et du Mystère pascal : foi et compréhension de la Bible apparaissent alors liées, cf. Jn 2,22 : « Aussi,
quand il ressuscita des morts, ses disciples se rappelèrent qu’il avait dit cela [‘Détruisez ce sanctuaire et en trois
jours je le relèverai’], et ils crurent à l’Écriture et à la parole qu’il avait dite. »
30

Ainsi donc, les commentaires rabbiniques et chrétiens semblent se distinguer par une
différence d’attitude vis-à-vis du texte sacré. Alors que l’herméneutique juive tardo-antique et
médiévale se fonde sur l’étude de l’Ecriture, et se nourrit des discussions savantes des écoles
rabbiniques dans une attitude révérencielle envers le texte écrit, l’herméneutique chrétienne se
fonde sur la proclamation du mystère de Jésus, qu’elle réénonce dans un cadre homilétique,
oral : le commentaire chrétien vaut dès lors pour lui-même, comme un discours autonome et
non pas comme une annotation du texte biblique. De la Bible, il dégage des péricopes qu’il
réexpose en les actualisant.
Les commentaires rabbiniques, en revanche, plutôt que de réénoncer le texte sacré,
portent sur lui un regard destiné à en scruter la signification, dans une attention extrême à
l’écrit, à sa forme, dont les moindres détails sont signifiants. Une édition comme celle des
Miqre’ot gedolot, qui enchâsse le texte biblique dans ses commentaires, apparaît ainsi
caractéristique de cette approche interprétative130.
Enfin, les deux traditions herméneutiques s’opposent par la clé retenue pour le texte
sacré : dans un cas, le sens ultime du texte est recherché dans une double perspective, la clé
sémantique de l’axe paradigmatique, où la multiplicité des sens invoqués pour un mot
déterminé (principe de la mahloqet) conduit parfois à la conservation cumulative des
différentes opinions, et la clé pragmatique ultime de la halacha qui permet d’actualiser la
Torah dans la vie quotidienne, devenant source de bénédiction pour celui qui la pratique; dans
l’autre, la conviction que le Christ accomplit les Ecritures pousse à rechercher un sens unitaire
de la Bible et aboutit à un élargissement du sens littéral au spirituel, dans une cohérence qui
est recherchée en dehors de la matérialité du texte, dans ce vers quoi il pointe. Certes, les deux
traditions connaissent des variations dans l’attention accordée, selon les écoles, au sens
littéral, tantôt conçu comme exclusif, tantôt considéré comme un signe conduisant à la
signification spirituelle. Mais ce qui caractérise chacune des deux herméneutiques, c’est la
dimension linguistique retenue pour le commentaire : le critère du paradigme s’oppose
généralement à celui du syntagme. On pourrait sans doute avancer, au risque de paraître
schématique, que dans un cas (judaïsme rabbinique), la synchronie (ensemble des occurrences

130
Il peut être significatif, à cet égard, d’évoquer le genre des Chaînes, dans l’interprétation chrétienne, qui se
rapprochent, par certains côtés, de celui des Miqre’ot gedolot ou du Midrash. Des caractères spécifiques les en
distinguent cependant : tout en citant les commentaires d’un ou plusieurs Pères de l’Église sur un verset
déterminé, les Chaînes ne visent pas l’exhaustivité des témoignages. Elles cherchent en fait à garder la continuité
générale propre au commentaire syntagmatique (comme le suggère précisément le nom de ‘chaîne’) et pourraient
à la limite se passer du support du texte biblique. Enfin, leur destinée est significative. Certaines chaînes
deviendront en effet des commentaires, ou des homélies, à partir du Xe siècle, et la boucle sera alors bouclée :
les chaînes sont nées du discours homilétique et y retournent (cf. P. M. Bogaert et al., Dictionnaire
encyclopédique de la Bible, Turnhout, Brepols, 1987, s. v., p. 256).
31

du même mot dans la Torah) semble donner la clé de la signification, puisque c’est à travers
le paradigme que le sens du texte est exploré, alors que dans l’autre (christianisme), c’est la
signification générale reconnue au texte (sa visée christologique) qui en éclaire la
synchronie131.

131
Serait-il téméraire de suggérer que, pour l’herméneutique rabbinique, le sens doit être scruté dans
l’immanence du texte, dans son en deçà, tandis que pour l’herméneutique chrétienne celui-ci doit être recherché
dans sa transcendance, dans son au-delà ? L’herméneutique rabbinique semble en effet reposer sur ‘l’émulsion’
du sens, sur sa fragmentation au sein de petites unités, en vertu d’un enveloppement du signifié qui peut revêtir
parfois une triple dimension :
a) le signifié est tout d’abord recherché au sein du signifiant plutôt que dans sa visée
b) le signifiant repose souvent sur la forme écrite plutôt que sur la forme orale (l’écriture consonantique du texte
poussant en quelque sorte à loger la tradition orale -les voyelles- au sein de l’écrit -les consonnes-)
c) le signifiant est lui-même parfois décomposé dans les unités de deuxième articulation, au niveau de l’oral
(phonèmes) ou de l’écrit (graphèmes). C’est ce qui fera dire à J.-G. Kahn (op.cit., p.68 et cf. p.75) : « Le Midrash
trouve souvent la signification profonde de[s] éléments [de la seconde articulation du langage] qui, selon la
théorie linguistique, devraient être dénués de signification ».

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