Vous êtes sur la page 1sur 175

Didier COSTE

COURS DE LITTÉRATURE GÉNÉRALE, t. 1 :


LA REPRÉSENTATION, THÉORIES ET
PRATIQUES 1

1 - N.B. L’introduction générale et la Leçon 1 ne sont pas communiqués, de même que la


Leçon 13, qui n’existent qu’en notes. La Leçon VI représente un échantillon de rédaction
quasi finale. Certaines autres leçons (9 à 12, par exemple), sans être aussi achevées, sont
développées au-delà de l’état qui a servi de base au cours magistral dispensé; d’autres
correspondent encore à ce premier état.
MIMESIS
______________________________________________________________

0. Introduction (extraits):

Ni le particulier n’illustre le général, ni le général ne régit le particulier,


mais l’un et l’autre (disons tel état textuel et tel genre ou telle esthétique) relèvent
de ce polysytème à la fois langagier et singulier dans ses manifestations, par le biais
duquel une société, elle-même d’une cohérence relative, jusque dans ses conflits, se
représente à elle-même.

0.2. LE CHOIX DU THÈME

Si la théorie littéraire a la portion congrue dans les études littéraires


françaises, voire même comparatistes, en France, la « poésie » (le lyrique, le vers)
et l’essai (l’argumentation et la délibération) n’y occupent non plus qu’une place
très ou ultra-minoritaire, par rapport au récit sous toutes ses formes (roman,
nouvelle, biographie et autobiographie, histoire et voyages, théâtre d’action, etc.).

On ne prétend pas ici contester ce fait, encore moins renverser cette


tendance, mais essayer de mieux comprendre pourquoi et comment, par un apparent
paradoxe, le récit (et, à titre ancillaire, la description), les flots d’une prose imitative
du temps qu’elle fabrique, transitive et assujettie à l’impermanence, dominent
absolument la scène de l’écriture en même temps qu’ils modélisent une critique et
des procédés de lecture qui recherchent, eux, la stabilité institutionnelle.

Les divers programmes offerts actuellement en Littérature sacrifient toutes


à la signifiance narrative et à son investigation, qu’il s’agisse d’un mythe, d’une
enquête, d’un voyage ou d’un mystère (séduction, percée, dissipation). Il est donc
souhaitable qu’une approche commune en prenne acte, sans nécessairement s’y
soumettre, et fasse question du consensus idéologique consacrant l’empire du
narratif. D’autre part, l’enseignement universitaire de la littérature, sans être
nécessairement —bien au contraire— historiciste, repose sur l’idée d’une causalité
sinon première, du moins chronologiquement plus que logiquement antérieure (les
archétypes, les modèles, les maîtres, les précurseurs...), transformant ainsi

2
MIMESIS
______________________________________________________________

rétrospectivement tout événement formel ou de pensée en une conséquence —


curieusement assortie d’intentions mais dépourvue de fonctions—, même lorsque le
label de « création » teinte de « rupture » pareil rapport au « toujours-déjà-là ».

Ce qui se reproduit dans la récitation du récit et la re-citation de la critique,


est-ce du réel, ou sa nomination ? est-ce une matérialité ou les formes d’une parole
qui lui résistent ou l’occultent ? est-ce une valeur d’usage ou une monnaie de papier
? À défaut d’une utopique histoire générale des poétiques, de la réception et de la
critique, la question de la représentation esthétisée en langue devrait permettre ,
tour à tour dans l’à-plat des concepts et dans les successives vicissitudes de la
terminologie, de demander avec une peu complaisante insistance à la « littérature »
à quoi elle sert, à quoi elle prétend, ce qu’elle sert et ce qu’elle fréquente, plutôt que
ce qu’elle est, comment elle travaille et pense plutôt que comment l’admirer, où elle
va plutôt que d’où elle vient.

0.3. L’ESPRIT DE CET ENSEIGNEMENT

La notion de théorie se présente dans le langage courant (un peu comme


celle d’interprétation) sous deux aspects contradictoires. D’un côté, « ce n’est
qu’une théorie », « c’est une théorie comme une autre » : on a affaire à une
hypothèse, souvent même hasardée, à un échafaudage de suppositions prêt à
s’écrouler « à l’épreuve des faits », qui ne pourra résister aux exigences de
l’administration de la preuve ; la théorie flirte alors avec l’incertitude, voire avec
l’improbabilité : « théoriquement, le train devrait être déjà arrivé ». De l’autre, la
diversité du réel ne se laisse pas enfermer dans le « carcan de la théorie », laquelle
nous écrase sous l’universaliité de ses certitudes, on n’a rien à faire de ses diktats :
la théorie est assimilée plus encore à un dogme (autoritaire, unique et invariant)
qu’à une doctrine (le corpus de ce que pensent les doctes). Dans tous les cas, elle
s’opposerait à la pratique, à l’expérience, soit comme rêverie, soit comme norme.

La théorie dont nous parlerons ici sera vue comme un geste d’abstraction
dynamique toujours soumis au questionnement non seulement de nouveaux objets
mais de nouveaux sujets, de ces sujets que nous sommes, toujours nouveaux à

3
MIMESIS
______________________________________________________________

chaque lecture, informés par une histoire dont les pauses elles-mêmes sont
théoriques.

On tentera donc de construire par une pensée dialogique et dialectique des


objets qui puissent être suivis jusqu’au moment où ils deviennent méconnaissables.
En nous situant en plein XIXe siècle occidental, par exemple, nous pourrions
essayer de cerner une idée du réel comme matérialité, envers et contrepartie de la
valeur d’échange, comme autre d’un imaginaire irresponsable, fuyant (clin d’œil à
Emma Bovary), mais ailleurs ou en-deça, le réel peut être l’immatériel, le spirituel,
opposé à l’illusion des sens et à la vanité des biens et des corps, tandis qu’au-delà,
plus près de nous, se développe le jeu du réel avec la catégorie du virtuel. Une
théorie de la représentation du réel devra tenir compte et d’un rapport fondamental,
largement transhistorique, du discours ou des images à l’autre de ce discours et de
ces images, et des renversements et bouleversements de rôles, et donc du système
qu’entraînent des constellations de valeurs et de concepts parfois superposées,
jamais figées.

Plutôt que de fournir un lexique (pourtant utile), on veut principalement


montrer ici comment il y a continuité et pertinence entre le travail minutieux du
« texte » dans ses moindres unités et les plus arbitrairement scindées (l’extrait, la
partie, le fragment), et la grande histoire des systèmes littéraires et culturels, dont
les textes ne relèvent pas de façon déterministe mais qu’il nous faut inventer pour
ajouter foi au(x) sens que, par nécessité, nous produisons.

4
MIMESIS
______________________________________________________________

Ière PARTIE - APPROCHE CONCEPTUELLE

LEÇON I – LA REPRÉSENTATION AILLEURS QU’EN


LITTÉRATURE (notes non fournies)

LEÇON II - LA LITTÉRATURE ET SES AUTRES (forme très


sommaire)

A - LA QUESTION DE LA RÉFÉRENCE

1.0 Nous ne tenterons pas ici de définir, positivement ou négativement


la littérature. On se souviendra seulement que cette notion, dans ses contours
actuels, est relativement récente, ne remontant en gros qu’à la fin du XVIIIe siècle
et que, en tant qu’elle désigne un ensemble de textes, elle a constamment tendu à
s’élargir, sinon à se distendre, pour englober paradoxalement des objets
périphériques2 sur le fond desquels se profilait sa « spécificité » : littératures orales,
populaires, textes sémiotiquement composites (B.D., roman-photo). Notons aussi
qu’en tant qu’objet d’étude , de recherche et d’interprétation dans le cadre scolaire
et universitaire, elle n’est pas qu’un corpus, mais un mode de communication et
d’action, un dépôt de savoirs morts ou actifs, une institution (paradoxalement
informelle, sinon occulte), un lieu idéologique, une scène où s’affrontent avec plus
ou moins de sérieux des volontés de pouvoir.

C’est donc de l’intérieur de telles pratiques (celles de l’écrivain, du


traducteur, de l’éditeur, du censeur, du lecteur, du critique, de l’enseignant) que
nous envisagerons le comportement de la littérature au regard du monde, l’image
que la littérature produit de ce rapport, et l’image que nous pouvons nous faire de
ce rapport et de son image.

2 - voir Mircea MARGHESCU : Le Concept de littérarité, Mouton, La Haye, 1974

5
MIMESIS
______________________________________________________________

Il faudra tenir compte de plusieurs dichotomies qui ne sont pas posées


uniquement pour les besoins de l’analyse mais qui révèlent des contradictions3 ou
des tensions, ouvertes ou larvées et signalent à notre attention logique et
philosophique un principe constitutif de discontinuité. Dichotomies, sur le plan
temporel, entre création et tradition, entre novation et pérennité, entre production et
signification; sur le plan identitaire entre singularité de la parole et manifestation du
social, de la grande Histoire; sur le plan thématique, entre le tout du monde et le
tout, sélectif, voire exclusif, de l’univers littéraire. La littérature, tout d’abord,
signifie en différé, elle se produit alors et signifie maintenant; ensuite, elle signifie
à l’écart, dans un certain écart, faute de quoi elle se perd dans l’incessante
conversation, la conversation courante, ce que d’aucuns appellent « la prose du
monde ». Il n’y a pas, dans le champ du littéraire, de miroirs plats, de reproduction
à l’identique, et il n’y a pas non plus de purs produits de synthèse : la séparation du
littéraire et de ses autres tient toujours à une exploitation, à un réemploi, elle est
donc fondamentalement ambiguë.

1.1 La question de la « référence »

1.1.1 Ce que référer veut dire

Le mot « référer », du latin referre porte encore dans ses emplois actuels la
trace de son ambiguïté originelle : rapporter ou renvoyer. Dans les deux cas, il
implique un rapport à l’autre comme doté d’une priorité logique ou temporelle.
Dans « se référer à » et surtout « en référer à » l’autre est une autorité dont le
jugement, la décision ou la valeur de vérité s’imposent et se substituent à notre
propre évaluation. D’après le Dictionnaire historique de la langue française
d’Alain Rey (« le Robert historique»), « référer à » traduit l’anglais refer to et
signifie « renvoyer à la réalité en tant que signe ». Or la « réalité » n’est-elle pas
précisément le hors-signe, ce qui ne fait pas signe, ce qu’il faut interroger pour

3 - voir Jacques RANCIERE : La Parole muette : essai sur les contradictions de la


littérature, Hachette Littératures, Paris 1998

6
MIMESIS
______________________________________________________________

tenter de faire que cela nous fasse signe et que le signe désigne comme son autre ?
En tout état de cause, la référence fonde le geste de la signification sur une absence
ou une distance. Ce qui réfère à pose l’éloignement de ce que le désignateur
rapproche virtuellement. Le différé du littéraire écrit et a fortiori imprimé redouble
et mire cette distance du signifié au référent.

1.1.2 Référence et idéologie littéraire

La référence en tant que dépendance ou hétéronomie —sinon soumission—


de la littérature, de la signification littéraire par rapport à quelque chose d’extérieur,
à elle-même ou, en tous cas, au langage en général, Dieu, le diable ou des valeurs
préétablies, la réalité ou la science, était aussi naturelle avant que le concept
moderne de littérature ne se forme qu’elle est devenue à tout le moins sujet de
méfiance depuis. Le formalisme (Roman Jakobson, en l’occurrence) a séparé la
« fonction référentielle du langage » de la « fonction poétique ». De l’art pour l’art
aux notions d’autotélie et d’autoréférence, de la défamiliarisation à la distanciation,
des premières pratiques de mise en abyme à la métafiction contemporaine, tout ou
presque se passe comme si la liberté et la dignité de la parole littéraire dépendaient
de plus en plus de son désintéressement ou de son abstraction de ce qui n’est pas
elle. Mais est-il possible, et en quel sens, qu’elle n’ait qu’elle-même pour objet,
qu’elle ne soit tournée que vers ou retournée que sur elle-même ?

En dehors des régimes totalitaires ou même des efforts de l’ordre moral pour
la subordonner à des « causes » de toutes sortes, des réactions à l’involution, au
solipsisme ou à la gratuité se sont fait périodiquement sentir et peuvent même
apparaître comme une constante dans l’histoire littéraire moderne, qu’il s’agisse des
théories du littéraire ou des pratiques à l’intérieur de chaque mouvement :
romantique, symboliste, surréaliste, nouveau roman, etc. C’est ce qu’on pourrait
appeler la « résistance de la référence », selon l’expression d’Ora Avni (The
Resistance of Reference, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1990) ou son
retour, comme dans les « néo-réalismes ».

7
MIMESIS
______________________________________________________________

1.1.3 Référence, référenciation, contextualité, intertextualité

Il n’en reste pas moins que a) la référence doit d’abord être comprise comme
une fonction linguistique, et que b) la ramener à l’intérieur du texte ou du système
textuel n’équivaut pas à l’éliminer.

En d’autres termes, il n’y a pas de signe sans objet, et , quelle que soit la
place de l’objet par rapport au signe et la nature de la relation qui les unit (voir
leçon IV), il s’établit entre eux un rapport ou référence qui fait que le signe puisse
tenir lieu de son objet, et tenir vis à vis d’autres signes une place ou un rôle
analogues à celui de l’objet par rapport à d’autres objets. Analytiquement, la
référence fonctionne terme à terme, mais le fait qu’elle soit prise dans un réseau ou
un système produit un effet d’équivalence qui n’est autre que l’effet de
représentation,

La référence ne doit pas être vue, dans cette perspective, comme un


phénomène lexical et ponctuel à la manière des dénotations indiquées
synchroniquement dans un dictionnaire de la langue contemporaine, comme
quelque chose qui fixe ou ancre le signe, mais comme une dynamique qui mobilise
les signes et leurs autres. La référence en tant qu’association possible et passive
d’un signe et d’un objet est une virtualité ou une valence; dans sa dynamique, nous
l’appellerons « référenciation », action de rapporter un signe à son autre —quel
qu’il soit : objet non signique, ou autre signe en tant qu’objet.
Le référent littéraire, en ce sens, peut donc se situer à l’intérieur d’une même
unité textuelle, dans un même ensemble textuel ou une unité plus vaste, ou encore
dans le hors-texte : la référenciation opère tour à tour ou à la fois de manière
intratextuelle, cotextuelle , contextuelle, extratextuelle.

Ainsi des déictiques qui pointent soit un objet mentionné dans le texte (ex. 1
et 2), soit un objet hors texte mais présent dans la situation de communication (ex.
3), soit encore un objet extérieur à la situation de communication (connu du seul
énonciateur, ou du seul énonciataire, voire inconnu des deux) (ex. 4 et 5).
L’anaphore et la cataphore sont des fonctionnements intratextuels de la deixis. La

8
MIMESIS
______________________________________________________________

monstration est un fonctionnement en situation ou contextuel, l’allusion un


fonctionnement hétérotextuel.

Exemples :

1 - Louis XIV fit construire le château de Versailles, ce monarque n’avait pas


prévu la Révolution.

2 - Ce roi de France s’appelait Louis XIV.

3 - Voyez ce portrait projeté à l’écran, c’est celui de Louis XIV.


4 - L’individu en question n’est pas celui que vous croyez.

5 - L’individu en question, personne n’a jamais su qui c’était, les poursuites


ont été abandonnées et l’affaire classée.

La référenciation fonctionne comme des liens hypertextuels dans une page


HTML, mais outre que le lien peut appeler un autre élément (fragment de texte,
image, son, voire autre lien) de la même page, ou une autre page texte ou
composite, il faudrait admettre un réseau tel que le lien puisse, sans opérations
matérielles extérieures, convoquer des objets non numérisés, tels que ceux
énumérés dans un catalogue.

On pourrait noter par la suite que, si la citation (inclusion dans un texte A


d’un énoncé connu comme appartenant à un texte B) tend à enclore tout objet
possible dans un univers de textes, et si l’allusion fait intervenir des sujets, leur
savoir et leur expérience, dans le système, la monstration dénonce l’insuffisance de
tout univers textuel au regard du monde en même temps qu’elle suggère la
complicité et la complémentarité des actes de parole avec leur autre, matériel ou
non.

9
MIMESIS
______________________________________________________________

B - LE JEU DES CONCEPTS / LES CONCEPTS EN JEU

1.2.0 Sans jamais oublier les fondements linguistiques des actes de


communication littéraire, il importe de se rendre compte qu’ils sont liés et souvent
confondus avec des phénomènes qui, d’une part, débordent largement les pratiques
conditionnées par la seule langue et, d’autre part, relèvent de différentes
spécifications ou spécialisations de la communication en langue. D’un côté, il
s’agit, pour ce qui nous concerne présentement, de référence par le biais d’autres
médias (visuels, sonores, tactiles, etc.); d’un autre côté, de comportements humains
quant au pouvoir, au désir, à la valeur, aux biens, qui possèdent une autonomie
certaine par rapport aux différents véhicules de communication et aux grammaires
correspondantes.

Dans tous ces différents domaines on rencontre cependant une même


constellation de concepts ou de quasi-concepts qu’il nous faut maintenant tenter
d’éclairer en les présentant par paires d’opposés ou d’analogues. Ce seront les
asymétries et la multiplicité des associations qui nous feront sentir, mieux que les
correspondances et les antonymies bien nettes, l’importance et la subtilité des
enjeux dans tout discours sur la représentation.

1.2.1 Re-présentation et figuration

L’idée de représentation implique, outre celle de l’absence actuelle de


l’objet, une première présentation ou du moins une présence préalable, d’une part,
et, d’autre part, l’idée d’une action en retour, ou répétée, ou insistante. Elle est a
priori antagoniste de la « création » ou difficilement conciliable avec elle, la
déplaçant sur un plan technique, par exemple. Si un texte « représente » (une scène,
un événement, un sentiment), l’écriture « créatrice » correspondante n’est telle que
par les moyens qu’elle déploie (stylistiques, rhétoriques), par la disposition des
parties, l’organisation textuelle, en bref, et non, de son propre aveu, par l’institution

10
MIMESIS
______________________________________________________________

d’un objet non encore connu ou supposé tel. La méconnaissance ou l’occultation de


ces moyens s’appelle inspiration, magie ou génie.

La (re)présentation suppose soit un texte préexistant (comme au théâtre),


soit quelque chose qui se donne/soit donné comme déjà en forme perceptible, prêt
à textualiser. En ce sens, il ne saurait exister d’irreprésentable, sauf à considérer
une radicale inadéquation du langage humain au langage des choses, lesquelles
n’ont de langage que celui qu’on leur prête.

Il faut aussi considérer (cause ou conséquence) la façon dont la non-


présence ou la moindre présence de l’objet de la représentation déteint sur le
langage de la représentation et, vice versa, l’usage de ce langage sur la présence des
« choses » représentées :
La question de la présence est donc au cœur de la représentation en tant que fait
sémiologique : les signes souffrent d’un manque de réalité indépassable, ils pâtissent de leur
incapacité à être pleinement ce qu’ils désignent, et l’honmme est ainsi séparé du monde par
l’épaiseur de son langage.4
L’opacité en question, le fait que la représentation, graphique, photographique ou
cinématographique aussi bien que langagière, puisse absenter le monde qu’elle vise
autant que le présenter ou le présentifier, a été un leitmotiv de l’ « ère du soupçon »
dans le Nouveau Roman comme dans une partie du cinéma de la Nouvelle Vague,
comme dans les théories de l’invisibilité de la peinture ou dans celle du « mythe »
chez Roland Barthes (voir leçon X)

Mais encore la représentation doit être comprise dans sa dimension


politique et juridique. Il s’agit là de délégation ou d’équivalence. « À la réunion
étaient présents ou représentés... », « un échantillon représentatif de la population ».
La représentation peut être démocratique et élective (la proportionnelle à
l’Assemblée Nationale), mais elle peut aussi être sélective (comme les films ou les
chansons qui représentent la France pour les oscars ou à l’Eurovision), ou encore
résulter d’un ordre supérieur, d’une proclamation de souveraineté, d’une

4 - Pierre GLAUDES : La Représentation, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 2000,


p.III

11
MIMESIS
______________________________________________________________

incarnation, comme lorsqu’un monarque de droit divin ou constitutionnel


représente le peuple, un dictateur ou un président plébiscité la nation.

Il en va de même en matière de représentation textuelle : tel texte peut


représenter son autre par synecdoque (« voici un exemple typique du discours de ce
personnage »), par symbolisation conventionnelle (la messe représente le sacrifice
du Christ), par transcription in extenso(« voici ce qu’on pouvait lire au fronton de
ce monument »), par métaphore (une devise politique, noble ou universitaire,
« honni soit qui mal y pense » « mens eadem sidere mutato » imageant une vertu,
une passion, une qualité abstraite), etc.

Considérons comment se représente l’oralité dans l’écrit, que cette oralité


doive ou non être restituée par une interprétation vocale (interprétation théâtrale,
lecture du dialogue de roman ou du récit d’un conteur) : cette représentation se fait,
en règle générale, par sélection de certains traits distinctifs, tels que l’élision, la
redondance, les marqueurs phatiques ou expressifs (« ya » pour « il y a », « et
puis... et puis... », « vous me suivez », « eh bien »), sans que ces traits soient tous
reproduits dans leur variété et leur abondance.

C’est dire que la (re)présentation n’est miroir que dans la mesure où celui-
ci est promené le long du chemin, qu’un simple enregistrement n’est jamais tel en
tant que représentation, et que si la figuration n’est pas identique à la représentation
ou n’est pas son tout, elle lui est liée et connexe. Nous parlerons plutôt de figuration
lorsque l’image initiale est soustraite à la comparaison ou se dérobe à la perception
: « Figurez-vous un carré de cent mètres de côté ». La représentation prétend offrir
l’équivalent d’une présence perdue. La figuration prétend donner figure à ce qui
n’en avait pas ou ne l’avait qu’insuffisante.

En fait, la mimêsis littéraire se situe toujours quelque part entre ces deux
pôles extrêmes : reproduire ce qui a ou aurait pu être entièrement imagé et
enregistré, ou bien donner un semblant de visage à ce qui n’en avait point en son
temps et lieu, dans l’ hic et nunc de son occurrence.

12
MIMESIS
______________________________________________________________

1.2.2 Imitation et reproduction

La représentation peut être vue comme une catégorie ou une modalité de


l’imitation (voir leçon III), mais en fait ces deux ensembles ne coïncident que
partiellement. Dans Le Joyau de la Couronne, roman de Paul Scott, un personnage
indien imite (mime) comiquement son ami gouverneur provincial britannique;
celui-ci lui fait cadeau de sa pipe pour rendre l’imitation plus convaincante; le
personnage indien, qui avait un musée personnel, fait mettre la pipe sous verre,
avec une plaque gravée : ici, la représentation proprement dite commence où
l’imitation cesse. A fortiori l’imitation sérieuse de l’action ou de l’apparence d’un
modèle (comme dans la fonction de doublure, dans les arts du spectacle) peut
drainer de tout contenu l’identité de l’imitateur, qui devient un simple exemplaire
de l’imité : c’est l’histoire des cerises d’Apelle, si bien imitées que les oiseaux
venaient les picorer (voir infra la problématique de l’hyperréalisme).

La représentation ne relève véritablement de l’imitation, et ne touche à sa


limite, que lorsque ses signes sont dans un rapport de ressemblance ou d’analogie
avec le représenté; c’est l’idée anglaise de likeness. (voir leçon IV, 2.1.2).

La représentation suppose un rapport signique dans lequel le


représentant est au représenté ce que le signifiant est au signifié. La reproduction
se contente de multiplier par 2 ou par x un signe. C’est pourquoi Umberto Eco
considère, dans son Traité de Sémiotique, que l’image dans le miroir n’est pas un
signe. L’imitation se situe entre les deux : un deuxième signifiant , analogue au
premier, est associé au premier signifié et, ce faisant, redouble et déplace la
signification première en la mettant en évidence. L’imitation est, sans se confondre
avec elle, de l’ordre de la métaphore.

1.2.3 Nature et rôle des représentants

1.2.3.1 Pour ce qui nous concerne, les « représentants » sont des textes, et
plus concrètement des phénomènes discursifs appartenant à ces textes et mis en
œuvre, chacun à sa façon dans des actes de communication : le style, le rythme, les

13
MIMESIS
______________________________________________________________

structures temporelles, actionnelles, les systèmes descriptifs, etc., tous ces éléments
textuels sont pris dans une double dépendance. D’une part, ils signifient ou
suggèrent ce qu’ils désignent ou quelque chose que cache, recèle ou suggère à son
tour ce qu’ils désignent. D’autre part, ils sont attribués à une instance énonciatrice
dont ils manifestent les propriétés, le vouloir-faire, le savoir-faire et le pouvoir-faire
(il s’agit, en termes jakobsoniens, de leur fonction expressive). On pourrait croire
que le texte représente, de part et d’autre, et de la même façon, ce qui l’origine, son
auteur, par exemple, et ce qu’il vise, un « monde », un autre de référence. Ce serait
pourtant confondre, ou du moins associer trop vite les fonctions expressive et
référentielle du langage, l’expression et la représentation. Ce n’est pas à dire
qu’expression et représentation ne puissent pas être imbriquées ou superposées,
comme c’est le cas dans l’autobiographie ou le lyrisme personnel, voire en partie
dans le témoignage, mais le fonctionnement du signe de l’expression est d’abord de
nature indicielle, tandis que celui de la représentation est d’abord de nature
symbolique ou iconique (voir leçon IV). Tout le débat ressassé et souvent confus
sur le degré d’objectivité ou de subjectivité d’une vision romanesque, ou encore
celui sur les mérites respectifs de l’originalité et de la conformité esthétiques,
tiennent en grande partie à l’équivoque entre expression et représentation, laquelle
existait, au moins épisodiquement, depuis toujours, mais qu’aggrave l’esthétique
romantique, en misant sur elle, en en faisant un trait constitutif du langage
artistique.
1.2.3.2 Outre le pourquoi de la représentation, il faut encore se poser la
question de son pour-quoi. À quelles fins, à la recherche, couronnée ou non de
succès, de quels effets, (et sur qui ?), représente-t-on? Une réponse commode serait
que la littérature (en particulier), mais aussi la production artistique en général, sont
le produit d’un besoin d’auto-représentation des sociétés, en offrant un double point
d’appui (une matérialité transmissible dans le temps, et un projet anticipateur) à
l’institutionnalisation, à la continuité et à l’auto-reproduction, d’une part, et aux
changements, révolutions ou adaptations sans lesquels les sociétés ne survivraient
pas, d’autre part.

14
MIMESIS
______________________________________________________________

Or cette réponse est insuffisante. On est conduit aux objectifs, conscients


ou inconscients, peu importe, de la représentation, à son faire-agir (fonction
conative) par au moins deux démarches stratégiquement différentes, bien que liées
et parfois confondues dans la pratique : la didactique (le faire-savoir, dans toutes
ses modalités) et la persuasion (le faire croire). Ces deux démarches demandent
une inégale participation du récepteur, lui reconnaissent une inégale autonomie,
l’accompagnent inégalement loin vers la réalisation des objectifs : la didactique
demande un exercice logique et une volonté pour passer de la connaissance des
conditions de l’action au choix et à l’accomplissement d’une action (délibération et
passage à l’acte), tandis qu’il suffit de consentir à la persuasion. Les techniques de
représentation qui « enchantent », transportent, ravissent, séduisent le lecteur, font
dépendre de l’accomplissement d’une action dans le monde le succès de sa
lecture,et l’accomplissement cité correspond à une transformation de l’image de
soi. Les techniques de représentation qui « enrichissent » de savoir — et
d’interrogations— le lecteur, en faisant comme si le dossier de l’affaire du monde
était posé sur sa table, ne sont pas pour autant moins efficaces que les techniques
illusionnistes : elles bercent le lecteur de sa liberté, elles lui font convoiter le
pouvoir de décider.

1.2.4. - vérité/mensonge vs. document/fiction


Il n’y a point de symétrie entre ces deux paires d’opposés, ni d’antonymie
complète entre leurs termes propres; leurs termes respectifs n’ont même qu’une
analogie trompeuse. Le mensonge n’est qu’une modalité du faux, à côté de l’erreur
ou de l’impertinence; le faux lui-même n’est qu’une catégorie du non-vrai, à côté
de l’incertain ou du possible. Un document n’est pas nécessairement authentique au
regard de ce qu’on veut lui faire attester, mais il documente toujours quelque chose,
fût-ce une falsification. C’est dans cette vaste zone de construction du sens propice
aux équivoques et aux interpolations logiques que prospèrent les attitudes
romantiques, le lyrisme personnel, les esthétiques de la surprise et de l’ironie (« le
mentir vrai », « mensonge romantique et vérité romanesque », « le réalisme

15
MIMESIS
______________________________________________________________

magique —d’Asturias—, ou merveilleux —de Carpentier », etc.) mais aussi tous


les discours qui contribuent à former l’image de non-fiabilité, voire
d’irresponsabilité attachée à la parole et au sens littéraires depuis Platon jusqu’au
marxisme orthodoxe. On verra plus bas que la fiction, comme sérieux et comme
jeu, est mieux comprise en termes de simulation, de mondes possibles et d’univers
de référence. Elle occupe, au mieux, une position de tiers vis à vis des catégories du
vrai et du faux. Avançons, à titre d’hypothèse de travail, une définition simple (et
qui devra être révisée) : la fiction est l’acte de représenter une entité absente de la
situation de réception par la figuration d’une entité absente à la fois de la
situation de réception et de la situation d’énonciation. On pourra dresser un
parallèle avec la métaphore qui déplace le signifiant au nom de la présence réelle ou
supposée d’une propriété sémique commune. Si je dis que mon collègue
Tartampion est un rat de bibliothèque, parce qu’il furète dans tous les rayons et
parce qu’il dévore les livres, je suis certainement critique mais pas nécessairement
diffamateur. Si je suis représenté au tribunal par mon avocat, personne (ni lui, ni
moi, ni le juge, ni l’adversaire, ne prétend qu’il est moi ou que je suis lui). Ce qui
est intéressant, c’est que la fiction, ainsi conçue, n’est ni mensonge ni même
fausseté. Un billet de banque n’est pas un faux; un faux billet n’est pas une fiction.

1.2.5 - la notion de modèle : expérimentation, simulation et


« répétition »

La notion de modèle pourra nous aider à débrouiller un peu plus les


rapports complexes entre imitation, représentation et fiction.

Un modèle peut être un imitant ou un imité (un modèle réduit de VW


« Coccinelle », un parangon de vertu), mais il n’est pas un simple analogue ou
ressemblant (un jumeau n’est pas le modèle de l’autre). Modèle est à la fois sujet et
objet de la modélisation, comme « hôte », en français, est à la fois sujet et objet de
l’hospitalité. La relation entre le modèle et ce dont il est modèle est une relation
active et orientée, et ce n’est pas non plus une relation instrumentale et mécanique :

16
MIMESIS
______________________________________________________________

un modèle n’est pas un moule. En outre, modèle implique classe, typification et


exemplification : « nous avons plusieurs modèles en magasin ».

Les hagiographies médiévales, comme la Légende dorée de Jacques de


Voragine, ne peuvent se comprendre qu’à travers une imitation redoublée. La
biographie d’un saint (qu’il faut lire : légende) est la représentation-imitation des
actions de ce saint, lequel a imité en acte les actions du Christ, ou d’un autre saint
imitant en acte les actions du Christ, elles-mêmes représentées-imitées, en mots,
dans les évangiles; les actes du saint représentés dans la légende doivent être lus
pour être imités en acte et, à leur tour ces actes du juste lecteur pourront être imités-
représentés dans sa biographie, et ainsi de suite. Dans cette perspective, l’imitation
de la « nature » (modèle peint) et l’imitation des textes sont presque totalement
« confondues », comme le sont des entités géométriques superposables. En tout état
de cause, le système des modèles est un moyen de répétition et de perpétuation.

Mais le modèle peut aussi être tourné vers le présent ou vers l’avenir,
conçu comme le substitut de ce qui est ou peut-être actuellement, mais pas ici, ou
ici mais pas maintenant. Il peut être le moyen d’une reconstitution et/ou d’une
expérimentation (une culture cellulaire ou bactérienne à partir de tissus prélevés sur
un patient vivant). Il peut aussi être le moyen d’une projection, un prototype
matériel ou un système logique de données permettant le calcul d’un état futur du
système (exemple des modèles économiques) . Les simulateurs, de conduite, de
pilotage, de situation d’apesanteur, relèvent à la fois de l’imitation de ce qui est et
de l’anticipation de ce qui sera ou pourra être, leurs usages sont analogues à ceux de
la « répétition » théâtrale. « Répéter », à ce sens (rehearse en anglais), c’est faire en
sorte qu’une action à venir soit la répétition de ce qu’on fait actuellement, c’est
instaurer la possibilité de la reproduction.

Proposons-nous de comparer différents genres de fiction avec différents


aspects et fonctions des modèles : quel genre de modèle est un roman historique,
une histoire belge, une utopie ?

17
MIMESIS
______________________________________________________________

1.2.6 - comment faire que cela soit (comme si c’était) ici ?

(de l’inventio à la prophétie en passant par l’exposition :


monstration/inspiration/imagination/anticipation)

Revenons à cette question. Sans doute couvre-t-elle la plupart des actes de


fiction, au sens où on l’entend communément, aussi bien au plan narratif qu’au
plan descriptif, mais elle n’épuise pas les moyens de la figuration (l’ensemble des
procédés par lesquels un texte amène son récepteur à « se figurer » ou à « se
représenter quelque chose », à voir ou mieux voir ce qu’il ne voyait pas ou voyait
mal).

Le conteur, le « déclarateur forain », l’accusateur ou le défenseur, le


dessinateur de rue qui « brossent le portrait » d’une personne présente sur scène ou
parmi le public, a fortiori le professeur de sciences naturelles qui désigne de sa
baguette les os du squelette de service en les nommant ne font pas en sorte que
quelque chose d’absent soit rendu présent, et pourtant ils re-présentent, au sens de
présenter plus fortement ce qui ne se présente, prétend-on, qu’insuffisamment.
« Voyez ce monstre à deux têtes », « Voyez ce pauvre homme, cet orphelin, cet
enfant maltraité », « Observez l’articulation fémorale ». Si, dans tous ces cas, la
monstration, la deixis en présence est une composante nécessaire de la
représentation, dans tous les autres, l’acte de représentation comporte une
composante de monstration : « Voyez ou prenez ce que vous connaissez déjà, ce
qui est autour de vous ou ce que vous avez en mémoire pour vous figurer (par
analogie ou par opposition) ce que vous ne connaissez pas ».

Ainsi comprendra-t-on mieux en parcourant l’histoire de la mimêsis que


l’invention puisse tour à tour désigner le choix du sujet (sur une liste limitée) ou
bien la fabrication d’un sujet inédit, ou encore que l’imagination soit tantôt mise en
images de ce qui est, et tantôt production, plus ou moins arbitraire ou hasardée, de
ce qui n’est pas. Entre les deux, l’exposé (des « faits ») et/ou l’exposition (des
images) Dans la prophétie et la prévision aussi bien que dans l’ars memoriae, le
geste commun n’est pas seulement celui de l’imitation mais encore celui de
montrer; la nature du succès, s’il se produit, est celle d’un faire-paraître.

18
MIMESIS
______________________________________________________________

19
MIMESIS
______________________________________________________________

LEÇON III – BREF APERÇU HISTORIQUE DE LA NOTION DE


MIMESIS ET DE SES USAGES

ATTENTION :

a) si l’histoire de la mimêsis est une pièce essentielle de l’histoire des


poétiques, la seconde ne se résume ni ne s’identifie à la première; si, par exemple,
des règles de versification peuvent être associées à une théorie de la représentation
(justifiées ou motivées par elle), la même versification, à une autre époque, peut
être pratiquée au nom d’une autre théorie ou en dehors de toute théorie consciente
ou avouée de la représentation

b) la clarté et la brièveté du résumé historique qui suit sont


malheureusement dues à des réductions et simplifications poussées et souvent
contestables; réduction et simplification ne doivent jamais remettre en cause une
conception non linéaire de l’histoire des idées et des pratiques; les leçons 7 à 10
montreront amplement que, lorsque plus rien ne s’efface ou lorsque seul l’oubli est
oublié, on vit dans plusieurs temps historiques à la fois.

c) l’historique ci-dessous se limite à un espace culturel occidental, du


moins jusqu’à l’aube des mondialisations; il faut se garder de transposer dans
d’autres aires culturelles les problématiques mises à jour; cette étroitesse de vues
n’est pas volontaire, elle tient à la fois à l’ignorance de l’auteur et à l’obligation
pratique de se concentrer sur le genre de corpus que nous imposent
l’européocentrisme européen et plus particulièrement le francocentrisme français.

1.3.1 Séduction et purgation mimétiques : Platon et Aristote

Platon, contrairement à Aristote, ne consacre pas d’ouvrage particulier à la


poésie ni aux autres arts du langage. Ses réflexions à ce sujet sont dispersées
notamment dans la République, Ion, Phèdre et l’Apologie de Socrate.
Dans le débat sur le degré de réalité de la représentation, Platon est à l’origine d’un vaste
courant de pensée qui minimise son pouvoir et l’entoure de méfiance. À l’origine de cette attitude

20
MIMESIS
______________________________________________________________

suspicieuse se trouve le statut que le philosophe assigne aux objets sensibles. Ceux-ci, on le sait, ne
sont jamais que des images se rapportant au Idées, avec lesquelles ils entretiennent un lien de
parenté. Cependant ces images sont toujours diminuées par la résistance irréductible que la matière
oppose à une parfaite reproduction de leur modèle idéal.5
Devons-nous nous tenir pour des « hommes attachés depuis l’enfance, les
jambes et le cou enchaînés, de sorte que nous ne puissions bouger ni voir ailleurs
que devant nous » selon le « mythe » de la caverne ? N’avons-nous pas volé le feu
pour projeter à notre gré nos images ? Ne nous sommes-nous pas retournés, au
grand dam d’Eurydice, qui regardait, enchaînée au désir de vivre et de suivre, droit
devant elle ?

L’idée bien connue d’une hostilité au poète, que Platon voudrait bannir de sa
cité idéale, parce que l’objet sensible qu’il produit ne pourrait être discriminé de ces
ombres que sont les objets matériels, ou parce que ces objets sensibles sont dans
une relation de valeur dégradée par rapport à leur concept, cette idée doit
néanmoins être à la fois tempérée et comprise dans le cadre d’une
instrumentalisation morale et politique des discours qui n’est particulière ni à ce
philosophe ni à son époque.

Ce qui nous importe, c’est que la poésie (ce que nous pourrions traduire,
sans coïncidence complète de compréhension ni d’extension, par littérature) est
condamnée au nom de l’imitation et tolérée, sinon rachetée au nom de l’inspiration
(d’une fureur et d’une dictée du divin) qui évite en quelque sorte la secondarité de
son rapport à la forme idéale. L’imitation-reproduction du réel (matériel, sensible),
lequel n’est qu’une reproduction- reflet de l’idée, est d’entrée de jeu dévalorisée par
le Socrate de Platon. Mais le beau a ses règles, et sa séduction —le plaisir qu’il
apporte— peut aussi contribuer à l’éducation et à l’équilibre du citoyen en lui
inculquant une discipline.

Aristote, outre la Poétique et la Rhétorique, avait consacré d’autres


ouvrages, perdus, aux arts du langage. La séparation de la poétique et de la
rhétorique ne signifie ni la gratuité de la poésie, ni que ses moyens sont

5 - Ibid., p.VI

21
MIMESIS
______________________________________________________________

essentiellement différents, mais une distinction entre les domaines d’action, les
modes d’énonciation et les récepteurs concernés.

Aristote s’oppose fondamentalement à Platon non pas sur le plan du


principe d’utilité civique auquel la poésie doit se soumettre, ni sur l’idée que la
poésie est imitation des actions humaines, mais sur le plan de son action effective.
Platon concevait un récepteur incapable de dissocier les émotions, les passions, les
incitations à l’action illusoires suscitées par l’illusion poétique, d’émotions, de
passions et de velléités d’action réelles. Pour Aristote il y a un plan de la
participation et de l’identification poétique qui est distinct du plan de l’action réelle
et lui est parallèle. C’est ce qui permet la catharsis, purgation des passions exercées
dans l’univers simulé du théâtre tragique. On sort de la « littéralité » de la
reproduction, sans doute parce que le sujet qui s’individualise n’est plus enferré de
la même façon à la communauté de l’espèce. Le détachement de la conscience ou
de l’interprétation de la perception par rapport au percept, mime le détachement de
l’être politique par rapport à l’appartenance générique.

Outre qu’Aristote institue une convenance interne, constitutive de l’art,


dans la représentation comme écart « positif », valorisant, par rapport à ses objets6,
Une grande nouveauté de la théorie aristotélicienne, il est convenu de le dire, est
celle qui fonde et légitime la dimension spéculative de l’imitation des actions
humaines, c’est-à-dire ce que nous appelons communément « fiction ». « Puisque
le poète est imitateur tout comme le peintre et tout autre artiste qui façonne des
images, il doit nécessairement toujours adopter une des trois manières d’imiter : il
doit représenter les choses ou bien telles qu’elles furent ou sont réellement, ou bien
telles qu’on les dit et qu’elles semblent, ou bien telles qu’elles devraient être. »
Notons toutefois que si les réalités possibles font leur apparition, c’est seulement
sous le couvert, soit de l’apparence et de la doxa, soit du déontique. On est encore

6 - voir les remarques judicieuses de S. Thorel-Cailleteau à ce sujet : « Il s’ensuit que


l’exigence artistique n’est pas exigence de vérité mais de vraisemblance, c’est-à-dire que la
vérité en art est un effet produit par la mise en œuvre d’une rhétorique particulière, où n’agit
pas le principe d’identité » (Réalisme et naturalisme, Hachette Supérieur, coll. Les
fondamentaux, Paris, 1998, p.22

22
MIMESIS
______________________________________________________________

loin du règne de l’imagination créatrice dans lequel l’irréel du passé ou du présent


(les propositions contrefactuelles), la figuration d’un avenir ni nécessaire ni
probable, ou encore l’exploration de mondes composés par les seuls possibles du
langage revendiquent leur supériorité sur l’imitation du connu et du connaissable
empiriques, éthiques ou mythiques. Ces limitations de la mimêsis aristotélicienne
correspondent aussi à une liste déjà vaste mais par principe (logique et idéologique)
limitée de genres.

1.3.2 Imitation et tradition (un aspect du Moyen-Age et de la


Renaissance)

Le Moyen-Age chrétien et la Renaissance, dans la mesure où celle-ci reste


pré-moderne, sont avant tout marqués par une doctrine de l’imitation qui se trouve
compliquée et multipliée par rapport à la mimêsis antique. Il ne s’agit plus
seulement d’imiter les actions humaines mais d’imiter des textes qui servent de
modèles, même si leurs fonctions et les poétiques correspondantes sont mal
comprises et inadaptées aux concepts chrétiens de l’homme et de l’histoire, et
encore de reproduire le message biblique-évangélique. « Le respect de la
transcendance divine impose le détour, qui se retrouve dans la démarche figurative
du trobar », écrit Marie-Françoise Notz7 et Gisèle Mathieu Castellani affirme : « À
la Renaissance comme au Moyen-Âge, la création littéraire ne se conçoit pas sans
l’a priori d’une re-production, et la poétique des genres se donne pour premier
objet de déterminer des modèles, et des procédures de réécriture. La référence du
texte reste la tradition, réservoir de formes et de contenus »8 (voir aussi, à ce sujet,
la leçon V)

À partir du moment où le verbe s’est fait chair et où le temps se divise


entre un avant et un après de la révélation et du commencement de la rédemption, il
y a dualité des univers de référence : le sacré et le profane, et tout art littéraire sera

7 Histoire des poétiques, p. 58


8 ibid., pp. 112-113

23
MIMESIS
______________________________________________________________

tendu entre les deux, soit pour les rapprocher, soit pour les dissocier totalement, soit
pour résorber l’un dans l’autre, d’abord le profane dans le sacré, le séculier dans le
spirituel, puis, au contraire, au fil des siècles ultérieurs, le sacré dans le profane.
Dans cette perspective, l’imitation des modèles littéraires et l’imitation de la nature
seront tantôt d’un côté, tantôt de l’autre de la ligne de division. Les modèles
antiques (païens), par exemple, manifesteront tantôt le pressentiment de la parole
révélée, tantôt une indépendance de l’art par rapport à elle, tandis que l’imitation de
la nature sera tantôt hommage à celle-ci comme Création divine, et tantôt une prise
de distance par rapport à la sacralité du texte, l’amorce d’une autonomie de
l’homme, sinon d’un sujet singulier et qui cherche à se construire, non pas
seulement à se connaître comme destiné.

Cette première dualité d’univers de références commence, à la


Renaissance, à se doubler d’une autre, entre imaginaire et réel, et l’on pourrait en
tracer la concurrence et les combinatoires jusqu’à nos jours. On est accoutumé de
considérer Don Quichotte comme le premier roman « moderne », parce qu’il
semble prendre fait et cause pour une convenance nouvelle, la vraisemblance
(conformité à l’expérience, au sens commun, non à un texte, au sens transcendant),
mais je vous propose de le lire aussi comme manifestant la résistance de l’esprit
médiéval à la nouvelle configuration, toute profane, des univers de référence (voir
infra).

1.3.3 Le paradigme classique/baroque

On veut faire d’un siècle aux limites incertaines et variables selon les pays
(Siècle d’or, XVIIe, siècle de Louis XIV) celui du classicisme ou du baroque,
entièrement ou mi-partie. Si forte est la tentation, que l’on préfère couper Corneille
ou même Racine en deux plutôt que de reconnaître que classique et baroque sont les
deux faces d’une même médaille imprimée d’un seul motif, lisible en creux d’un
côté, en plein de l’autre, ou si l’on veut, les deux faces d’un même tapis.

24
MIMESIS
______________________________________________________________

En ce qui concerne la représentation, le classicisme serait du côté des


règles qui la contraignent et la brident en établissant ses conditions de possibilité :
les unités dramatiques, la bienséance, la mesure, l’alexandrin, la période en prose;
le baroque serait du côté de la fantaisie, de l’amplification, de l’allégorèse, de la
surcharge et de la démesure qui libéreraient la représentation au point de la
brouiller, de la rendre inopérante en mettant ses moyens au premier plan, en
dénonçant ses artifices. On opposera donc aussi bien une face ou un pan d’une
œuvre à l’autre pan ou à l’autre face, qu’un écrivain à un autre (Quevedo à
Góngora) pour mettre en évidence une schize, celle du sujet classique ou celle de
l’absolutisme, ou un schisme (réforme et contre-réforme). Nous ne nions pas
absolument qu’une telle fissure traverse l’époque, mais c’est elle qui en constitue
l’unité relative, et cette unité se fait autour du problème devenu ou redevenu central
qui est celui de la représentation (hors ou au-delà de l’imitation-reproduction).
Faut-il, pour représenter, s’effacer derrière la règle qui permet la mise en ordre et le
sens, ou donner libre cours à l’ingéniosité et à la sensibilité qui, pour l’une, déniche
le caché, le secret ou l’inapparent sous le visible opaque et, pour l’autre, donne voix
au phénomène ?

Dans l’ordre classique, s’il est un ordre imposé, le réel fait irruption sous
les espèces du monstre (Phèdre elle-même, ou le récit de Théramène; l’amour de
Mme de Clèves pour Nemours). Dans le désordre baroque, le tout-possible, il fait
irruption aussi sous la forme d’un ordre fatal, celui du destin ou de la raison qui
mènent l’un et l’autre à la mort.

La représentation est dualité là où l’incarnation est unité. Mais cette dualité


n’est pas qu’opposition entre la stabilité d’une grille de vision et la mobilité du
vivant, son insaisissabilité, sa transitivité, l’irréversibilité de l’histoire, elle oppose
aussi l’artifice à la nature des choses, et l’expression à l’impression. La
problématique qui voit alors le jour, même si elle est moins consciente que
maintenant ou trouve des solutions qui ne sont plus aujourd’hui possibles, est
encore en partie la nôtre, comme on s’efforcera de le montrer en 3.1.

1.3.4. La mimêsis des Lumières : inventaire et pluralisme

25
MIMESIS
______________________________________________________________

Nous serons de plus en plus brefs en avançant dans le temps, les différents
points suivants devant être repris et affinés dans la 3ème partie sur les pratiques.

Nous caractériserons donc la mimêsis des Lumières par trois traits


seulement :

a) l’extension, ou plutôt l’illimitation du domaine de la représentation; ce


qu’on appelle « encyclopédisme ».

Le savoir n’a plus de limites de principe, le monde est explorable dans sa


totalité, l’histoire est reconstituable et interprétable sans discontinuité depuis les
origines, et l’avenir, s’il n’est pas forcément connaissable en dehors de notre action,
en devient justiciable, légiférable (utopies, projets de constitution). L’acte de
représenter consiste à inventorier exhaustivement (ce pour quoi il faut classer) et
décrire précisément (selon des critères) —ce qui permet de nouveaux classements,
de plus en plus fins, un inventaire plus complet. La même démarche se rencontre en
ce qui concerne le vivant, les corps chimiques, les mœurs des peuples, le folklore,
les formes de gouvernement, les religions, les monuments du passé, les langues, les
ressources naturelles, les techniques... Elle n’est évidemment pas désintéressée : le
savoir, inscrit, devient un capital et son inscription une prise de possession, une
territorialisation, pas seulement symbolique, en ce qu’elle conduit autant à la
maîtrise des choses qu’à la consolidation de l’identité individuelle et collective.

b) le dialogisme
Ce qui se dit, tout ce qui se dit, l’infinie variété des discours, fait partie des
choses à enregistrer. Pour inventorier, maîtriser et posséder, on est donc conduit à
donner la parole à une pluralité de sujets, de points de vue, de classes. Le roman
devient épistolaire, les épîtres ne sont plus à sens unique, le dialogue philosophique
n’est plus un dialogue des morts, le récit est sujet à interruption (et à caution), les
discours d’un même énonciateur se font concurrence. D’un côté on débouche sur la
démocratie, au risque de la cacophonie; de l’autre, on s’assoit à la table bien servie
des négociations : il y a un monde, LE monde à se partager, puisque Dieu et le
diable l’ont perdu.

26
MIMESIS
______________________________________________________________

c) la chute du vers, comme langage réservé

La littérature commence où la poésie se termine. La poésie, c’était d’abord


un langage spécial : le vers. Non pas que la littérature y renonce, mais elle refuse de
s’y cantonner, elle se donne désormais tous les moyens, selon les circonstances. Le
Télémaque de Fénelon, poème épique (et didactique) en prose, marque dès l’aube
du XVIIIe siècle, ce commencement scandaleux mais bientôt théorisé. La « poésie
conversationnelle » revendiquée, à l’extrême fin du siècle, par les Ballades lyriques
de Wordsworth et Coleridge, est son pendant. En conquérant la prose, en
multipliant les genres et en rendant perméables leurs frontières, la littérature gagne
du terrain et des armes pour la représentation-possession, mais elle perd ses
fortifications. La ville est ouverte et, bientôt, toutes les expressions verbales, quels
que soiten leur grammaire, leur mode d’organisation, leur nature rhétorique, vont y
circuler librement en réclamant un droit et une capacité égale à représenter. La
littérature, d’une certaine façon, se condamne à disparaître par son propre acte de
naissance.

1.3.5 Des paradoxes romantiques et postulats réalistes

Avec la fin de l’esthétique de l’imitation-tradition et le commencement de


la valorisation de l’originalité, qui permet seule la distinction quand tout est
représentable et que tous les moyens sont bons, l’universalité de la représentation
littéraire n’est plus fondée sur un concours de conformités mais sur l’unique,
l’irremplaçable, sur la vérité d’un sujet singulier. Le paradoxe de l’entreprise de
vérité confessionnelle de Rousseau n’est pas résolu mais aggravé par le paradoxe de
l’écho sonore hugolien. Tout se passe comme si l’extrême dissémination de la
représentation appelait en réponse une extrême solitude de l’individu devant
l’univers. L’équivoque qui se trame et devient de plus en plus opérationnelle, se
joue entre exemplarité et singularité. L’expression ou auto-représentation d’un sujet
plutôt abandonné que délié devient à la fois l’unité minimale et typique de l’auto-
représentation d’une société atomisée, pas plus grande que la somme de ses
composants.

27
MIMESIS
______________________________________________________________

Littré, en 1876, définit le réalisme comme « attachement à la reproduction


de la nature sans idéal »9. On pense tout de suite à la plaque photographique. Mais
cette définition est intrigante par ses non-dits autant que par son orientation vers la
production, et même le producteur du texte réaliste. Un « attachement à » est une
volonté, un désir, éventuellement une passion qui motive un effort, mais rien ne dit
que cet effort est ou peut être couronné de succès, que la nature peut être reproduite
« sans idéal ». D’autre part, un attachement, s’il ne constitue pas un idéal, doit du
moins être sous-tendu par un idéal (dans ce cas, celui que nous nommons
d’objectivité, ou scientifique, ou matérialiste). L’idéal dont est privée la nature
réaliste est donc spirituel et/ou subjectif, c’est un modèle concurrent de la nature (le
beau artistique ou l’ordre classique, par exemple), et un modèle concrétisé dans des
textes, des représentations antérieures. On ne doit pas toutefois s’étonner outre
mesure, chez un proche d’Auguste Comte, d’une telle critique implicite du
réalisme, car la séparation des domaines de l’art et des sciences est désormais bien
établie.

Le réalisme postulerait-il que la réalité est connaissable (visible) dans sa


totalité, qu’elle doit être représentée et que sa représentation peut et doit n’être
qu’un enregistrement-reproduction ? À quoi bon, alors, représenter ? Pour deux
raisons au moins : la réalité change et changera (elle est historique), donc la
représentation réaliste est un acte de conservation du patrimoine qui permettra à
tout instant de mesurer le chemin parcouru et le chemin encore à parcourir sur la
voie du progrès, ou sur celui de la décadence; et encore, la réalité n’est accessible
dans sa totalité qu’à travers une telle textualisation qui implique une sélection,
notamment celle de l’inessentiel, de l’apparemment insignifiant : la mimêsis
réaliste est un raccourci pour la connaissance (dans le naturalisme expérimental,
elle deviendra aussi une simulation en laboratoire). En fait, l’ambition panoptique
est irréalisable, par inadéquation native de ses instruments, d’où il résulte que le

9 - Révisé par le Robert, cela donne « conception de l’art, de la littérature, selon laquelle
l’artiste ne doit pas chercher à idéaliser le réel ou à en donner une image épurée » (voir Guy
LARROUX : Le Réalisme; éléments de critique, d’histoire et de poétique, Nathan Université,
coll 128, Paris, 1998, pp.9-11). Ces définitions négatives du réalisme font bon marché de son
volontarisme.

28
MIMESIS
______________________________________________________________

réalisme élève la technique au rang d’un art, elle ne supprime pas l’artifex mais le
revalorise dans des termes analogues à ceux des acteurs du développement
scientifique et technique, ce qui exclut tout amateurisme. Il est clair que la
littérature devient dépendante des « techniques de reproduction » comme elle
l’avait souvent été de la rhétorique dans le passé. Ces techniques évoluant, elles
datent le réalisme historique au point de le faire apparaître souvent de nos jours
comme un catalogue d’artifices destinés à produire des effets de familiarité, de
simplicité, de candeur, de sincérité, de vraisemblance, etc., qui ne trompent plus
personne. Le réalisme, en fait, a vécu, comme les romantismes, d’une rente
d’innovation acquise par l’imitation (souvent métaphorique) de modes de
reproduction autres que ceux des arts de langage, et non pas d’une grande ou plus
grande « fidélité » à la nature. La plupart de ses théoriciens militants, au XIXe
siècle, qu’ils aient, comme Duranty, revendiqué ce terme, ou qu’ils la’ent, comme
Flaubert, rejeté, en étaient conscients, d’ailleurs.

1.3.6 La première modernité10, la crise de la représentation ou


l’involution littéraire

L’humanisme, puis l’encyclopédisme, avaient étendu extrêmement le


domaine du discours littéraire en multipliant à la fois ses moyens et le champ de la
représentation, comme pourraient le montrer aussi bien l’histoire de la poésie
scientifique que celles de l’historiographie, du récit de voyages ou du roman
psychologique. Casanova, docteur en droit canon, vénitien écrivant en français,
espion, pour le compte de Louis XV, de la flotte hollandaise, historien de la
Pologne et des institutions politiques italiennes et théoricien de la sexualité, invente
le loto et discourt avec précision et pertinence des opérations de la cataracte ou des
systèmes de transcription et de notation graphique linguistiques et musicaux. Un
siècle plus tard, l’immense travail de documentation socio-économique de Zola

10 - Nous prenons ici « modernité » au sens anglais de « modernism » et non à celui qui
résulterait de la notion d’histoire moderne ou de temps modernes, ou même, en général à des
emplois tels que « la vie moderne » ou « modernité de Baudelaire ».

29
MIMESIS
______________________________________________________________

débouche sur une impasse lyrique, utopique et prophétique, et René Ghil se


ridiculise par sa tentative de « poésie scientifique ». Que s’est-il passé ?

La médecine appartient désormais aux médecins, le droit aux juristes, la


linguistique aux linguistes, l’histoire aux historiens, la politique aux politologues, la
musique aux musicologues, la guerre aux stratèges, la terre aux géographes et, pour
comble, la philosophie aux philosophes (institutionnels). La conquête de la nature,
l’accumulation du capital productif, la croissance économique passent par la
division du travail. Le savoir, la pensée, sont compartimentés, parcellisés. Les
écrivains ne sont plus les conseillers des princes. Que leur reste-t-il ? Rien en
propre, sauf, peut-être, la pulsion de l’écriture et une connaissance, d’ailleurs
diminuée par le défaut d’apprentissage formel, de ses moyens. La littérature entre
dans le cercle vicieux de la considération de ses propres conditions de possibilité ou
d’impossibilité : de l’art pour l’art à la fonction poétique jakobsonienne du langage,
de l’art pour l’art à la disparition élocutoire du poète, en passant par le livre sur rien
flaubertien, de l’ennui fin de siècle (syndrome de vanité de des Esseintes) à
l’aventure du récit dans le Nouveau Roman, la littérature n’a plus le choix qu’entre
la complaisance du non-sens et de la gratuité et quelques refuges localisés dans les
lacunes ou les rebuts des discours pragmatiques ou socialement payants
(l’inconscient surréaliste, l’ésotérisme, l’érudition antiquaire). C’est l’involution
littéraire, qui peut aller jusqu’au culte de l’absurde, à l’autisme, à la folie, à la
violence autodestructrice .
Sous une forme atténuée, la représentation ne s’épuise pas dans le
solipsisme de l’auto-représentation, elle se sustente d’une mise en crise et nous
avons affaire à la métafiction, aux échappatoires digressives, fantaisistes et
ironiques, à une stratégie du détour. Interviennent enfin, depuis les années 20 de ce
siècle, des réactions extrêmes

1.3.7 Crises de la modernité, seconde modernité, postmodernité

30
MIMESIS
______________________________________________________________

Les avatars du réalisme au XXe siècle sont surdéterminés, ambigus dans


leurs fonctions et leurs motivations, et particulièrement difficiles à interpréter.

Certains (certaines formes de néo-réalisme, de réalisme social, ou le


réalisme socialiste) peuvent assez aisément passer pour une réponse conservatrice
et moralisatrice, sinon parfois totalitaire aux avant-gardes formalistes, à leur
désengagement du sort de la cité.

D’autres jouent double jeu, comme :


- les pratiques surréalistes ou apparentées d’insertions de realia dans le
texte descriptif ou narratif (textes d’enseignes et d’affiches, cartes de visite, cartes
postales)

- la récupération savante des littératures dites de masse, populaires, ou


infra- et paralittératures (polar, SF, roman rose, roman-photo, B.D.) dans leur
thématique, leurs structures, voire leurs modes d’écriture

- la fiction factuelle, ou documentaire, les transcriptions de récits de vie,


les témoignages déplacés de leur contexte sociologique et historique,
décontextualisés et recontextualisés, de telle façon qu’ils deviennent représentation
de la représentation, mise en abyme de la prose du monde.

Ces modes mimétiques, par leurs surenchères, dénoncent comme


conventions traditionnelles et insincères les procédés du premier réalisme et de ses
imitateurs ou modernisateurs non radicaux, tout en misant sur l’effet de choc de ces
mêmes procédés hyperbolisés pour les réactiver et tenter de produire à nouveau une
hypotypose, un effet de présence. Le problème devient alors de savoir si le vérisme
est tel qu’on « croirait y être » (dans le monde représenté), ou bien si l’on n’y est
pas tout simplement —dans l’entropie, dans le temps agité en tous sens de la
« posthistoire » (auquel cas il n’y a plus représentation et la démission de la parole
littéraire est parachevée).

31
MIMESIS
______________________________________________________________

IIe PARTIE - APPROCHE SÉMIOLINGUISTIQUE

LEÇON IV – MIMESIS ET SIGNE LITTÉRAIRE 1 : UNE


TYPOLOGIE SÉMIOTIQUE ET SES LIMITES

2.0 AVERTISSEMENT .
Si représenter est toujours signifier, signifier n’est pas seulement représenter :
enjoindre, prier, conjurer sont des façons de signifier, pas nécessairement de
représenter. Mais si la représentation est un des modes de signification, nous
devons nous interroger sur les moyens de signification du texte littéraire en général
pour tenter de déterminer ceux qui sont mis en œuvre par l’acte ou l’intention de
représenter et pour nous faire une idée de leurs combinatoires historiques et
génériques, des présupposés de ces choix, des difficultés rencontrées, des bénéfices,
des contradictions et des limites de ces pratiques.

2.1 - UNE TYPOLOGIE SÉMIOTIQUE

2.1.0 Il n’y a pas qu’une seule typologie sémiotique —du signe ou de la


fonction-signe—; certaines se fondent sur le mode de production du signe, d’autres
sur les codes qui sont mis en œuvre, d’autres encore sur l’efficacité
communicationnelle du signe (rapport traits distinctifs, redondance, bruit, par
exemple). Quoique toutes ces typologies permettent d’éclairer la nature et le
fonctionnement du « signe littéraire », celle qui nous intéresse le plus ici, du fait de
son rapport avec la fonction référentielle du langage et donc avec la monstration et
la représentation, se base sur le rapport du signe avec son objet. C’est la triade
symbole-icone-indice, que nous empruntons, en la simplifiant et en la réorientant, à
Charles Sanders Peirce, revu, développé et critiqué par Umberto Eco dans son
Traité de sémiotique.

32
MIMESIS
______________________________________________________________

Dans ce cadre, il faut soigneusement distinguer le sens sémiotique des


termes « symbole », « icone », « indice », tant de leur sens « vulgaire » (le taureau
est symbole de force), que d’autres sens techniques (comme dans la symbolique
freudienne, les icones informatiques et les icônes religieuses orthodoxes). Les
définitions que nous proposons initialement ont un simple caractère d’hypothèses
de travail et nous verrons qu’elles se heurtent à certaines objections, mais elles
restent un outil commode, bien que rudimentaire, commode parce qu’il a déjà
beaucoup servi à analyser les modes de représentation. Nous ne devons jamais
oublier toutefois :

- qu’il s’agit d’un mode de fonctionnement du signe et non d’une typologie


des signifiants, et donc qu’un même couple signifiant-signifié peut fonctionner tour
à tour, voire simultanément, comme symbole, icone et indice

- que tous les signes sont codés culturellement (aucun objet ou événement
du monde naturel ne constitue un signe par lui-même : la pluie ou la mort ne sont
signes de quoi que ce soit, ni d’elles-mêmes qu’en tant que pièces mises en
circulation par un code de communication qui permet leur re-connaissance)

- que nous ne nous plaçons pas au seul niveau des unités signifiantes
minimales du type du phonème, du graphème, du mot, du lexème, du syntagme,
mais aussi au niveau d’unités complexes telles que la séquence, l’isotopie, le
rythme, etc.

2.1.1 Symboles

Le symbole est un signe dont le lien avec son objet est arbitraire, c’est-à-
dire contingent et conventionnel (non pas anarchique).

Un rectangle blanc oblong inscrit dans un cercle rouge pourrait aussi bien
nous annoncer la présence d’une boite aux lettres ou l’encerclement d’un bataillon
tsariste par les bolcheviques s’il ne figurait pas dans le code de la route comme
panneau de sens interdit.

33
MIMESIS
______________________________________________________________

De même il n’y a aucune nécessité spécifique, aucune nécessité autre que


celle des structures et de l’histoire des différentes langues qui fasse qu’un Médor
anonyme soit désigné en français par le mot « chien », en allemand par le mot
« hund », en anglais par le mot « dog », en espagnol par le mot « perro », en catalan
par le mot « gos », etc. Que le lien avec l’objet soit en ce sens « arbitraire », qu’il
soit contingent, historique et circonstanciel, ne veut pas dire qu’il est anarchique
comme l’est peu ou prou le nom propre donné à un canidé, un cheval ou un bovin
individuel par ses propriétaires. Ce lien est contingent dans le sens où le signe
pertinent et ses effets dépendent du choix (libre ou contraint) de langue et de
registre ou de sociolecte, de l’état de langue, ainsi que de la situation de
communication (facteurs pragmatiques). « Toutou », « chienchien », « ouaoua »,
« clebs », « meilleur ami de l’homme », réfèrent tous à la même famille d’animaux
en français moderne. De même pour « can » en vieil espagnol et « perro » en
espagnol moderne. Que le lien soit conventionnel ne veut pas dire non plus qu’il
fasse l’objet d’un contrat explicite, ou que les clauses de la convention soient
librement négociées, mais qu’ « il est convenu d’appeler » un chien un chien, c’est-
à-dire que pour réaliser les conditions d’accomplissement d’un acte de
communication en langue naturelle, nous sommes tous tenus de nous plier dans une
large mesure à sa loi lexicale aussi bien que grammaticale. Aux conventions d’une
langue (ou d’un socio- ou régiolecte, d’un sabir ou d’un pidgin) s’en ajoutent
d’autres dans le cas de la communication littéraire, par exemple des clauses de
bienséance, de poéticité. Si ces clauses sont enfreintes, le mode de communication
et de représentation peuvent sortir du régime littéraire (caractérisé notamment par
l’esthétisation et la polysémie active), et/ou le fonctionnement du signe change,
devenant iconique et/ou indiciel. Si j’emploie « clebs » ou « clébard » pour désigner
un chien en général, mon destinataire doit détecter une hostilité à l’endroit de la
gent canine et sans doute une intention de la faire partager, nous avons affaire à un
indice, un signe d’affectivité du locuteur; le locuteur est devenu autant ou plus que
le référent l’objet du signe. Si l’on emploie « ouaoua », le signe fonctionne encore,
comme dans le cas précédent, comme symbole et comme indice (le choix de
signifiant nous dit que le locuteur est un jeune enfant, ou fait l’enfant, ou s’adresse

34
MIMESIS
______________________________________________________________

à un enfant), mais aussi comme icone sonore (si l’on prononce [uaua] avec une
certaine intonation, on imite suffisamment un aboiement pour qu’un chien lui-
même puisse s’y tromper).

On pourra se demander à propos d’un texte narratif ou descriptif, si ses


signes (lexicaux ou autres) témoignent d’une telle sélection et d’une telle
disposition que, pour en faire sens, on doive d’abord et/ou surtout les faire
fonctionner symboliquement, ou bien iconiquement ou encore indiciellement. En
outre, il importe de déterminer dans quel ordre la chaîne de ces différents
fonctionnements se dessine de la façon la plus immédiatement efficace ou la plus
productive à terme. On pourra enfin se demander quel degré de cohérence produit
chaque type de fonctionnement et si ces cohérences cohèrent entre elles ou sont
plus ou moins incompatibles. On posera ici, par exemple, comme hypothèse à
propos du texte classique ou lisible (en termes barthésiens) que son fonctionnement
signique est avant tout symbolique et que le produit des fonctionnements iconique
et indiciel recoupe celui du fonctionnement symbolique.(voir Leçon 7)

En tant que conventionnel, le fonctionnement symbolique renvoie


logiquement tout d’abord à un code en vigueur au moment de la production du
texte, à une synchronie contemporaine de l’énonciation, mais, on le verra, la
configuration de cette synchronie peut être vue en tant que produit net, moyen ou
cumulatif, de tous les usages ou bien en tant que résultat provisoirement terminal
d’une histoire évolutive. Ici se pose la question, historiciste et fortement
idéologique, du « sens étymologique ». D’autre part, les conventions en question,
s’agissant d’une communication différée et à distance, sont toujours au moins
partiellement réaménagées par la lecture qui les actualise.

2.1.2 Icones

L’icone est un signe dont le lien avec son objet est d’ordre analogique (la
reconnaissance ou identification du signe et la perception-identification de l’objet
procèdent suivant des critères et une démarche communs).

35
MIMESIS
______________________________________________________________

Un signe qui réfère à un événement cinématographique et dont le signifiant


a le contour d’une longueur de pellicule 35 mm, ou d’une caméra, a un
fonctionnement iconique.

Quand j’écris « une intersection en forme de T majuscule » ou bien un « t-


shirt », ni le graphème T ni le lexème « t » n’ont le même fonctionnement que
lorsque je dis « Charlotte s’écrit avec deux t ». Ils désignent une intersection ou une
chemise sur lesquelles les parcours visuels et tactiles possibles seront les mêmes
que ceux de la lettre citée. De même, au plan phonique, le mot anglais « stutter », le
mot espagnol « tararear », le mot français « marmonner » imitent des sons produits
communément par quelqu’un qui, respectivement, chantonne un air, bégaie ou parle
indistinctement à part soi.

En dehors des icones lexicalisés ou autrement fixés (certains signes de


correction typographique, par exemple), il en est de nombreux qui, dans les
langages artistiques (littéraire, pictural, musical) sont supplémentaires et/ou
déviants par rapport au système des symboles et au fonctionnement symbolique de
ces mêmes langages. Tel est le cas, bien connu, de la poésie visuelle et des
calligrammes. Si j’écris un poème bachique en forme de cratère, un poème sur la
mer en forme de vagues, un poème sur le Christ en forme de croix, si je choisis
pour représenter une montagne des mots qui exhibent une graphie particulièrement
dentelée, ou bien si je pratique une harmonie imitative sonore sur le chant des
oiseaux, le glouglou du ruisseau ou les langueurs des violons, je promeus un
fonctionnement iconique de l’ensemble de mon texte (macrosigne) mais je
supplémente aussi le système symbolique de la langue par un système
essentiellement différent qui relève de l’imitation, de la reproduction, du reflet, de
l’ombre portée ou de l’enregistrement sonore. Cela n’exclut nullement que le signe
iconique ait un fonctionnement symbolique de deuxième niveau (exemple de la
croix, du ciboire et autres ustensiles liturgiques dans la poésie religieuse de la
Renaissance) et/ou encore un fonctionnement indiciel (un palindrome suggérant un
auteur ambidextre ou bien une idéologie de compromis entre les valeurs de l’islam
et celles de la chrétienté).

36
MIMESIS
______________________________________________________________

Un haut degré d’iconicité, malgré sa parenté évidente avec la


photographie, ne signifie donc pas nécessairement, ou pas seulement, ou pas
univoquement, un souci de réalisme ou une appréhension matérialiste du monde :
on le voit bien dans le cas des emblèmes, des rébus, de textes ésotériques... Cette
hypercodification peut répondre au contraire, le cas échéant, à un souci de cryptage
plutôt qu’à une esthétique de l’évidence. L’insertion de realia ou de pseudo-realia
graphiques ou sonores dans un texte littéraire n’est ainsi pas toujours exempte
d’ambiguïté, depuis le Sterne de Tristram Shandy jusqu’à Le Clézio, en passant par
les surréalistes (pensons au Paysan de Paris ou à Nadja). D’une part, la
reproduction d’une carte de visite, d’une enseigne, d’une épitaphe ou des mots et
chiffres imprimés sur le bulbe d’une ampoule électrique visent un effet
d’immédiateté, de présence vériste du monde dans le livre; d’autre part, leur
incongruité tend à dénoncer l’insuffisance de toute représentation symbolique en
langue, quitte à la revendiquer comme condition essentielle de l’art littéraire, en
tant que son discours s’opposerait à la langue, s’en détournerait ou la détournerait.
Dans le cas des textes composites (enluminés, illustrés, agrémentés de partitions),
dont le corpus est énorme et ne cesse de croître, il faudra se demander s’il y a
redondance, complémentarité, indifférence ou contradiction entre les significations
véhiculées par les différentes composantes signiques.

D’une façon plus générale et plus subtile, la citation explicite, le fac-


similé, le discours rapporté, le procédé du manuscrit trouvé, de Don Quichotte à
Louis Palomb en passant par Jan Potocki, accroissent la visibilité du signe (pas
forcément, dans ce cas, celle du signifiant), contestent l’illusion romanesque par
une dimension métalinguistique, tout en adhérant à un idéal de transparence vis à
vis de la chose même. Ils tendent à faire du texte un microcosme-échantillon et
dérivent donc vers un fonctionnement indiciel : empreinte ou trace (« X est passé
par ici, telle date »).

2.1.3 Indices

37
MIMESIS
______________________________________________________________

L’indice est un signe dont le lien avec son objet est d’ordre étiologique (le
premier est motivé par le second; le second est considéré comme l’origine ou la
cause du premier).

S’il n’y a pas de fumée sans feu, la fumée, comme signe que « ça brûle »,
pas comme particules déplacées dans l’air par la chaleur de la combustion, a un
fonctionnement indiciel. Mais la fumée blanche qui sort de la cheminée du Vatican
pour dire qu’un pape est élu a un fonctionnement symbolique (qu’elle partage avec
les signaux de fumée des Indiens dans les westerns). Et celle à laquelle on donne la
forme du champignon d’Hiroshima dans le cadre d’une campagne antinucléaire a
un fonctionnement iconique (l’analogon nous rappelle l’horreur de la guerre
nucléaire).

On remarquera que le texte imprimé (dans l’âge de la reproduction


mécanique et massive), contrairement au manuscrit ou à l’énonciation orale
(théâtrale, conteuse ou conversationnelle) n’offre guère, par ses caractéristiques
matérielles, la possibilité de faire indice. Les indices sont justement souvent
thématisés dans les correspondances fictives ou dans la présentation du discours
rapporté des personnages : « Je te demande pardon pour ces quelques mots écrits à
la hâte sur une feuille arrachée à un vieux cahier d’écolier », « Quand tu liras ces
lignes brouillées par mes larmes, je ne serai plus », « Alors il reprit, d’une voix
tremblante... ». La séduction des brouillons, pour les amateurs d’authenticité
comme de critique génétique, est peut-être bien due en bonne partie à une intimité
surprise par le voyeurisme de tout enquêteur.

Ainsi quand on lit un texte, dans l’une quelconque de ses dimensions


(stylistique, structurale ou thématique) comme expression involontaire des états
d’âme de son auteur, on le tire du côté d’un fonctionnement indiciel. C’est en
particulier le cas des lectures psychocritiques ou psychiatriques qui cherchent dans
les récurrences des obsessions de l’auteur, ou dans des incohérences syntaxiques ou
des équivoques lexicales les symptômes de troubles de son comportement de type
paranoïaque ou schizophrénique.

38
MIMESIS
______________________________________________________________

Mais, si l’indice constitue par excellence l’auto-inscription du monde dans


l’espace textuel, par la médiation du metteur en texte, quel qu’il soit, certes, il ne
saurait être délié d’une historicité qui dépasse les circonstances personnelles de son
producteur.

Dans ce cas, sous un œil sociocritique et, plus précisément, dans la


perspective d’une lecture politique, les indices seront tout autant lacunaires que
positivement marqués. Le non-dit en tant que manifestation supposée d’un interdit
de représentation ou de pensée, d’une censure sociale, deviendra spécialement
significatif. Ainsi, dans un roman situé dans un pays colonial (La Peste), l’absence
de toute mention d’indigènes à Oran, à côté de l’omniprésence des rats, pourra se
lire comme une substitution des premiers par les seconds. Ou, dans La Jalousie de
Robbe-Grillet, l’impossibilité, pour le narrateur, de distinguer les uns des autres les
ouvriers noirs de la plantation bananière, trahirait-elle l’invisibilité du dominé ou du
colonisé, invisibilité devenue d’ailleurs complètement clichée depuis le roman
célèbre de Ralph Ellison. Néanmoins il n’y a de non-dit que par rapport à ce qui est
dicible dans un autre discours pertinent (au genre, à une époque —celle de la
production du texte, celle de la diégèse ou la nôtre, si elles ne coïncident pas toutes
trois—). On doit peut-être se garder de délires indiciels par trop mal fondés : si le
théâtre classique ne représente pas de copulations (ou d’assassinats) sur scène,
avons-nous affaire à un indice de « puritanisme » ? Ou bien, si l’obscénité est
l’autre désigné nécessairement par toute mise en scène, c’est que l’obscénité
classique se loge ailleurs.

2.1.4 Duplicité et perversion des signes

Nous avons déjà vu que tel ou tel signe ne fonctionne pas toujours d’une
seule manière. Le type sémiotique de la fonction signique dépend à la fois des
propriétés du signifiant, de celles du signifié, du contexte et de la situation de
communication. Mais il y a mieux, ou plus intéressant : à savoir le fonctionnement
indirect, voire même en boucle, des fonctions-signes.

39
MIMESIS
______________________________________________________________

Prenons le mot « aboie » dans un contexte adéquat : par exemple, le titre


du roman de Gérard Jarlot Le Chat qui aboie. Au premier niveau de concrétisation
sémantique, « aboie » est un symbole qui renvoie aux sons émis par un chien (et
permet donc de s’en former une image mentale, par remémoration de l’expérience
sensorielle). A un autre niveau, [aboie] peut être pris comme une imitation sonore
et fonctionner iconiquement. Mais cette imitation elle-même (s’agissant ici d’un
chat), peut être prise comme indice (d’une obsession canine chez le locuteur, par
exemple, ou d’une confusion des espèces ou, par extension, des sexes). Le chien
sous-jacent ainsi désigné pourra, à travers des métaphores lexicalisées, représenter
(symboliquement) l’agressivité, la fidélité, etc. On notera que les fonctionnements
autres que ceux du premier degré correspondent à une signification connotative.

Il est donc important de repérer, dans le discours littéraire, l’ordre et la


hiérarchie des types de fonctions-signes qui sont proposés par le texte. Les effets de
littéralité ou de naturalité en dépendent (voir leçon suivante). Le langage littéraire,
en particulier —mais pas seulement— dans ses manifestations « poétiques »
travaille et dévie ou pervertit les fonctions-signes à des fins de représentation
diverses. Si une technique iconique est prévalente, par exemple, quelque chose nous
est dit, rpétons-le, sur l’inadéquation des langues naturelles pour représenter le
monde et, en même temps, sur un souci de représentation sans perte, qui fait passer
la matérialité préalable du monde et des percepts avant les produits de l’intellection
et de la rationalisation. Le langage de la publicité, dans le même cas, ne connaissant
pas de telles angoisses, puisque la marchandise existe indubitablement en tant que
telle dans sa logique, voudra plutôt intriguer ou retenir l’attention du consommateur
: son iconicité renforcera les fonctions phatique et conative de la communication.

40
MIMESIS
______________________________________________________________

LEÇON V – MIMESIS ET SIGNE LITTÉRAIRE 2 : AUTRES


TYPOLOGIES

2.2.0 Les signes mis en œuvre par la communication littéraire visent à


convaincre (fût-ce de leur pertinence, sinon d’une vérité) et à plaire (pour acheter la
complaisance, la complicité du lecteur). Selon la façon dont ils procèdent à ces
deux premiers égards, ils entrent dans différentes catégories rhétoriques et
esthétiques.
Ces mêmes signes ne circulent pas dans un espace abstrait et désert, ils
sont émis par un destinateur concret qui les adresse à un destinataire concret ou
virtuel (mais toujours concrétisé à un moment ou à un autre, sans quoi il n’y a pas
d’acte de communication), et observés par un observateur concret (le critique ou le
linguiste, par exemple). À ce titre, leur sélection, leur organisation et leur efficacité
dépendent de relations non linguistiques ou paralinguistiques entre les acteurs de la
communication, et en même temps révèlent ces relations; ils entrent donc dans des
classes pragmatiques. Or la pragmatique renvoie toujours à des valeurs justifiant ou
dirigeant l’action des participants dans le monde (c’est-à-dire, pour simplifier, hors
de l’univers du discours), aucune représentation n’étant désintéressée pour celui qui
représente ni pour celui qui se représente ce que le premier lui représente; nous
devrons en conséquence envisager l’existence de classes éthiques de signes.

2.2.1 Classes rhétoriques et esthétiques de signes

Les aspects rhétoriques et esthétiques du signe littéraire doivent être


rapprochés si le régime littéraire de communication se définit non seulement par
une volonté cognitive, didactique et conative (l’ « utile », qui relève et dépend des
techniques de persuasion) et, à l’époque moderne, par une polysémie active, mais
encore, transhistoriquement, par son esthétisation (l’ « agréable »). Mais ces deux
aspects ne doivent pas être confondus, car le beau et le laid, le plaisir et le déplaisir

41
MIMESIS
______________________________________________________________

du texte ne sont pas les seuls instruments ou la seule monnaie de persuasion, et ils
n’ont pas un rapport univoque à celle-ci.

2.2.1.1 Signes naturels et artificiels


Il n’y a pas de signes naturellement « naturels » (non codés ou incorporant
leur code unique) en langue, et a fortiori dans le discours littéraire. Un cri, un
gémissement, en tant que réactions réflexes, ne relèvent ni de la linguistique ni
surtout de la littérature. Si l’on en parle à son propos, c’est métaphoriquement, en
fonction d’un idéal de spontanéité. Tous les signes littéraires sont artificiels (des
produits de l’art, du faire d’un artifex). Ce qui nous intéresse, ce sont donc les
procédés et les situations qui font passer ou tentent de faire passer des signes pour
naturels ou pour artificiels.
On peut concevoir deux cas principaux où des effets de naturalité sont
susceptibles de se produire, où peut avoir lieu une naturalisation des signes :
a) lorsque la langue elle-même est tenue pour naturelle et adéquate au
monde auquel elle renvoie
C’est, par exemple, ce qui tend à se passer en situation d’unilinguisme et, à
plus forte raison, lorsque la seule langue reconnue et/ou pratiquée par une culture
littéraire est mythifiée comme d’origine divine. La langue du peuple élu ou de la
vraie religion, celle dans laquelle Dieu ou son prophète se sont exprimés lors de la
révélation, est langue naturelle par excellence, créée et mise à la disposition de
l’homme de la même façon que le reste de la Création, l’homme et son âme y
compris, avec les mêmes privilèges et engageant la même responsabilité. Les
langues successives de la Bible (hébreu, grec, latin, voire l’anglais de la King James
Bible) ont pu successivement jouer ce rôle dans différentes civilisations judéo-
chrétiennes, de même qu’aujourd’hui encore l’arabe « littéraire » (la langue du
Coran) dans l’Islam. D’une façon plus générale, la langue nationale d’une
communauté patriotiquement exaltée est vue comme naturelle à l’intérieur de cette
nation ou de cette communauté : l’idée du génie français ou de l’esprit du peuple
allemand renvoie à un bien-dire du fait de la langue privilégiée. Le romantisme

42
MIMESIS
______________________________________________________________

figure aussi cette pseudo-naturalité euphorique par ses images exaltées de la Nature.
La laïcisation progressive de la vie intellectuelle et politique française, avec à la clé
le centralisme « jacobin » reposant sur l’idée du peuple-un, s’est ainsi accompagnée
d’une naturalisation du discours littéraire en français (la nation unique remplaçant
le monothéisme) en même temps qu’étaient réprimées, supprimées ou abolies les
communications en langues régionales, en langues étrangères et en langues
anciennes.
L’émergence littéraire des langues vulgaires à la fin du Moyen-Âge, celle des
langues « indigènes » dans les situations de colonisation, la renaissance de langues
dites régionales, ou encore les phénomènes de diglossie liés à des migrations,
continentalisations ou mondialisations, effectuent et manifestent autant de
dénaturalisations de la ou des langues précédemment employées. En sens inverse
—mais pas totalement— de ce qui a pu se passer à l’époque romantique, nous
verrons au chapitre 12 que l’hybridation postcoloniale cherche, en juxtaposant
cacologie et merveilleuse rencontre des signes à dénaturaliser toute nomination. Ce
qui se figure aussi thématiquement par la mascarade, l’incessante métamorphose, le
manque d’épaisseur des décors mettant à nu la fabrique des illusions mimétiques, et
une artificialisation de la Nature qui apparaît comme l’ombre portée des
mégalopoles.
La traduction reste très ambiguë sous ce rapport, puisque, d’un côté, elle
repose sur un principe d’équivalence et d’universalité et que, de l’autre, elle signale
une différence irréductible de statut entre l’original (naturel parce qu’originé ou
censé l’être dans le monde représenté) et le traduit (rapporté, rajouté, artificiel).
L’hypothèse de Sapir et Whorf peut être invoquée au bénéfice d’une telle primauté
en même temps qu’elle servirait d’argument pour nier toute universalité d’une
langue quelconque. Elle peut aussi être retournée au bénéfice de la traduction dans
la mesure où celle-ci, par sa « déficience » même jette un doute rétroactif sur tout
acte de nomination initiale.
Le jeu des langues dans un texte mimétique (de Montaigne aux écrivains
indo-anglians en passant par Milton et par Joyce et Pound) est toujours indice d’un

43
MIMESIS
______________________________________________________________

malaise de la représentation par rapport à des idéaux de naturalité, d’évidence et


d’universalisme.
b) lorsque certains procédés sont systématiquement employés pour
effectuer une présence du monde dans/ à travers le texte
La naturalité des langues va souvent de pair avec l’idée d’une adéquation
des signes au monde en ce que ces signes seraient le fidèle reflet des objets
auxquels ils renvoient (« cratylisme » vulgaire), mais à défaut d’une telle croyance,
ou devant le constat de son mal-fondé, les usages littéraires de la langue peuvent
chercher, par sélection et organisation des signifiants, à les remotiver. On assiste
alors typiquement à un accroissement de l’iconicité du langage littéraire par rapport
à des états précédents ou aux langages conversationnels, scientifiques, juridiques,
etc. C’est une grande partie des ressources poétiques de la modernité
(calligrammes, harmonies imitatives, synesthésies déjà évoquées), mais la prose
narrative et descriptive peut y avoir recours aussi, et même aller plus loin, comme
on l’a dit précédemment (voir 2.1.2).
Il faut encore souligner que les effets de naturalité sont historiquement
contingents. L’insertion de realia , populiste (de l’argot de Villon à celui des
Mystères de Paris) ou surréaliste, nous apparaissent de nouveau comme des
trucages assez grossiers, comme ce pouvait être le cas des publics pour lesquels
c’était la langue de Molière, celle de Voltaire ou d’Anatole France qui était
naturelle. On doit prendre en compte, à côté des « révolutions » discursives, des
« cycles » de familiarisation et de défamiliarisation, des cycles non bouclés et se
traçant en parallèles d’orientations contraires, sur des groupes d’objets et de signes
différents.

2.2.1.2 Signes immédiats et ornatus : la question de la figuralité


et de ses « degrés »
On confond souvent rhétorique avec « figure » et « figure » avec « trope »,
donc avec déviance. Il n’est pas rare non plus de considérer le « style littéraire »
comme déviant (par rapport à quelle norme), plus figural, c’est-à-dire indirect, et

44
MIMESIS
______________________________________________________________

plus orné que le « simple langage de tous les jours » ou que celui de l’objectivité
scientifique ou technologique. Le raisonnement mathématique et les conversations
sur la pluie et le beau temps seraient ainsi, par rapport au discours littéraire, placés
sur le même plan. Pour éviter de telles aberrations, partons plutôt du principe
tautologique qu’il n’y a pas de figuration sans figures et que tout langage, en tant
que tel, est figuratif. Il n’y a pas plus de signes immédiats ou directs qu’il n’y a de
signes naturels. Ce qu’il y a, ce sont des effets d’immédiateté ou de « littéralité » à
côté d’effets d’indirection et de perlaboration.
Dans l’effort mené du XVIIe au XXe siècle pour « élever » la prose au
rang de la poésie (en vers) et pour maintenir la seconde dans le statut de haut
langage (Jean Cohen), une stylistique de l’écart s’est développée aussi bien pour la
prose littéraire que pour les formes contraintes traditionnelles ou innovantes.
Stylistique qui ne se fonde que sur l’idée d’une non-figuralité ou d’une moindre
figuralité de la prose « courante » ou ordinaire. Le réalisme photographique, cru,
« sans idéal », se trouverait ainsi rejeté de la sphère de l’extraordinaire et, de ce fait,
exclu de la littérarité par son excès de littéralité. C’est négliger qu’appeler un chat
un chat dans une pratique discursive où un chat s’appelle aussi volontiers un matou,
un minet ou un félin domestique, est une figure de plus, un mode de figuration
caractérisable selon une norme, résultant d’un choix et le manifestant.
Le seul cas, pure hypothèse d’école, où le discours littéraire ne serait pas
figural, c’est celui où il n’y aurait pas d’alternative entre modes de représentation.
Dans un tel système totalitaire, où toute parole serait nécessaire et dictée, il n’y
aurait ni littérature ni représentation : se dirait seul le système, son diktatt. Mais
alors la seule jouissance disponible, hors jeu, serait la pure jouissance de la loi,
comme il en va dans l’illitérarité totale des littéralismes bibliques, par exemple.
Ni la communication littéraire en général, ni son aspect, ses moyens ou ses
intentions mimétiques ne peuvent se laisser enfermer dans un « plus », un excès ou
un supplément quelconques, sans quoi la représentation n’appartiendrait pas au
monde qu’elle construit elle-même.

45
MIMESIS
______________________________________________________________

2.2.1.3 Signes apparents, cachés et subliminaux)


(lexique/disposition/ syntaxe/structure
Certains signes peuvent être plus apparents que d’autres en ce que leurs
signifiants doivent être immédiatement reconnus pour permettre la simple
construction dénotative du sens et que ces signifiants ont une matière sonore et
graphique — c’est le cas du lexique—, tandis que d’autres signes ont une valeur
essentiellement connotative et que leurs signifiants sont insubstantiels : considérons
le cas de l’antéposition de l’adjectif en français.
Certains signes peuvent même être « cachés » (ce qui ne veut pas dire
introuvables mais enfouis à un niveau de textualité qu’on n’explore pas
habituellement); c’est le cas lorsqu’un texte prend un nouveau sens par
recombinaison anagrammatique ou autres procédés de lecture relevant de cryptages
particuliers (l’un des cas les plus simples est celui du poème acrostiche quand le
nom inscrit par les initiales des vers n’est pas graphiquement souligné).
« main dans la main, penchés sur le grand gouffre des
années, ils ne pourront pas y jeter leurs dés... »
Entre ces deux situations, beaucoup de signes ont une perceptibilité
intermédiaire, à peu près comme la bouteille de lave-vaisselle qu’on entr’aperçoit
sur l’évier dans un feuilleton « réaliste » quand la famille se réunit pour le petit-
déjeuner. C’est le cas, par exemple, dans un texte littéraire, des marques d’ironie
subtiles (deux personnages d’opinions opposées mais appartenant au même milieu
reprennent le même énoncé au sujet d’un troisième : cela implique-t-il que leurs
préjugés de classe sont plus puissants que leurs différences individuelles, ou bien
que des énoncés textuellement identiques peuvent avoir des sens opposés selon le
ton et le contexte de leur émission, ou encore une inadvertance fortuite, délibérée,
ou faussement fortuite, ou faussement délibérée de l’instance narratrice ?). Les
signes subliminaux ou subliminaires, en dessous ou au bord du seuil de conscience
du lecteur virtuel ou du lecteur pragmatique, peuvent agir sans être perçus comme
tel, en créant un malaise, un doute vague, ou au contraire un sentiment de confort
inexpliqué; ils sont de l’ordre des effets de « déjà vu ».

46
MIMESIS
______________________________________________________________

Certaines esthétiques de la représentation jouent sur la haute visibilité des


signes, par exemple celles qui cherchent à dénoncer ou défamiliariser, à provoquer
des chocs iconoclastes. D’autres, par des signes cachés ou réputés cachés à la
plupart des récepteurs potentiels, produisent un effet de complicité chez ceux qui
les identifient aisément (comme un argot ou un jargon), une autosatisfaction chez
ceux qui croient en avoir fait la trouvaille ou les avoir décryptés en dépit de leur
inapparence, et enfin réservent une lecture partielle, défavorisée, dévalorisée ou
déplacée vers l’évident ou le futile, aux lecteurs qui « n’y voient que du feu ». C’est
en général à l’existence de signes cachés que l’on se réfère quand on parle de
« plusieurs niveaux de lecture » pour une même œuvre, tel un roman de coupe
apparemment populaire et simpliste qui « livre des messages complexes » au
lecteur savant ou initié. Dans la mesure où toute inscription d’un texte dans un
genre comporte un potentiel de parodie ou de pastiche, la visibilité des signes joue
un rôle déterminant dans l’interprétation.

2.2.1.4 Beau signe et signe indifférent (le mot poétique et le mot


vrai)
Pour qu’un signe soit beau, encore faut-il qu’il soit visible, mais si la
condition est nécessaire, elle est loin d’être suffisante.
La « beauté » des signes dont nous parlons ici n’est pas un effet interne à
un texte ou à un système textuel, mais une valorisation esthétique préconstituée de
certains signes, comme lorsqu’on dit aux enfants qu’il « ne faut pas employer de
vilains mots », ou qu’un étudiant assure trouver une description « très poétique ».
C’est qu’elle n’a rien de choquant, elle se compose d’éléments qui sont tous déjà
cotés dans des systèmes descriptifs établis et qu’on peut traduire en numéraire,
porter au crédit du descripteur et du monde, en un seul geste. À côté des signes
beaux ou laids (important dans le texte des valeurs esthétiques associées à certains
discours sociaux, à certaines traditions telles que le sentiment du décorum, de
l’honneur, du respect de l’autorité temporelle ou divine), il y a des signes
esthétiquement neutres ou indifférents, à la façon des mots-outils de la langue
quand leur fréquence ne montre pas de variation significative par rapport à la

47
MIMESIS
______________________________________________________________

moyenne de la pratique écrite. Certaines esthétiques réalistes vont chercher dans


une telle grisaille leurs critères de vérité ou d’objectivité. Mais, face à la
disponibilité simultanée et à la mise à plat de toute l’histoire accumulée des modes
de représentation, le paradoxe de la post-modernité est peut-être qu’il n’y a plus de
signes esthétiquement neutres (puisque ceux-ci ont déjà été valorisés
esthétiquement par tel réalisme ou tel classicisme) ni esthétiquement saillants
(puisque ces derniers ont été banalisés, clichés ou stéréotypés par tel baroque ou tel
romantisme). Si le signe beau au milieu de signes laids, ou vice versa, a pu être
dans le passé, par son incongruité, déclencheur du burlesque et du grotesque,
respectivement comique ou dramatique, un tel dispositif est facilement neutralisé
aujourd’hui, s’il nous renvoie d’abord à une pratique carnavalesque rabelaisienne, à
la folie shakespearienne, à l’antithèse hugolienne ou à la fantaisie de Jarry, plutôt
qu’il ne vise une « déclaration » concernant le monde représenté. La longueur et la
lourdeur de telles médiations tuent la différence, en tous cas l’épuisent. Nous
verrons plus bas que l’involution de la représentation littéraire est marquée
notamment par ce genre de phénomènes et liée à l’expansion illimitée de la
mémoire mécanique (le tout-documenté de la bibliothèque de Babel ou de l’archive
universelle).

2.2.2 Classes pragmatiques et éthiques de signes

Nous serons beaucoup plus brefs sur ce sujet, qui n’en est pas moins
important, mais dont les enjeux apparaîtront mieux à l’évocation de quelques
exemples textuels que dans un exposé philosophique abstrait.
Rappelons que, si dans les arts tout est phénomène, ce n’est pas que tout
est représentation mais que tout est communication —action et interaction. La
représentation peut être à la fois la visée et le moyen d’un acte de parole, mais elle
n’en constitue jamais l’essence exclusive (la fonction référentielle n’est jamais la
seule en jeu et, aux fonctions monologiques et unidirectionnelles du schéma
jakobsonien il est indispensable d’ajouter des fonctions dialogiques et

48
MIMESIS
______________________________________________________________

bidirectionnelles que nous pourrions appeler polémiques ou agonistiques, d’une


part, et consensuelles ou coopératives, d’autre part). Les perspectives pragmatique
et éthique sont celles qui resituent la représentation dans le cadre de l’action, de ses
contraintes et de sa liberté, au lieu de la considérer simplement comme une
compulsion anthropologique ou comme un fait immanent à la textualité.

2.2.2.1 - Le signe dans la communication : le principe


d’interlocution; force et orientation des signes
La perspective pragmatique, depuis Charles Morris, est celle qui prend en
compte la relation des signes avec leurs utilisateurs. La pragmatique littéraire, par
rapport à celle de beaucoup d’autres discours, doit faire face à une complexité
accrue. Tout d’abord, la communication littéraire étant une communication différée,
dans son principe même, les « utilisateurs du signe » ne sont ni co-présents ni en
nombre limité, pas plus qu’ils n’ont des rôles exclusifs et étroitement définis.
Contrairement à ce que l’on imagine volontiers lorsqu’on la confond avec les
« exercices » dont elle fournit malheureusement le prétexte, la communication
littéraire, est de moins en moins, si elle l’a jamais été, une liturgie qui suit un
« script » fixe et sépare commodément les officiants des simples fidèles et ceux-ci
des simples spectateurs. C’est précisément un des vices les plus graves de
l’enseignement universitaire de la littérature, tel qu’il est encore trop souvent
pratiqué dans le cadre des programmes de langues et littératures nationales, que de
faire comme si une telle liturgie était encore possible aujourd’hui.

Aux constats qu’un texte n’est jamais définitivement délimité et unifié, que
les vœux et la titularité de ses prêtres sont révocables, et que les hérétiques ne
peuvent plus être brûlés sans risques d’embrasement général, s’ajoutent des
problèmes qui relèvent de la structure interne de l’énonciation littéraire et qui n’ont,
eux, rien de nouveau. Ces problèmes sont de trois ordres : d’une part l’emboîtement
ou l’étagement des énonciations énoncées, d’autre part la coexistence, voire la
superposition, totale ou partielle des trois modes (monologique, dialogique et

49
MIMESIS
______________________________________________________________

choral), enfin les déplacements et subversions énonciatives produits à la faveur des


flottements d’identification du récepteur.

Il n’en reste pas moins que tout acte de communication littéraire repose —
même s’il cherche à le violer ou à l’exploiter de façon déviante ou perverse— sur
des principes partagés avec ceux qui président aux autres actes de communication
verbale (ou actes de langage —speech acts en anglais—, tels que le principe
d’interlocution et le principe d’interrogativité.

Le principe d’interlocution pourrait être défini comme une spécification


énonciative du principe de coopération de Grice (voir Maingueneau : Pragmatique
pour le discours littéraire. pp. 101-102), selon laquelle tout énonciateur se pose
comme sujet énonçant par rapport à un ou plusieurs co-énonciateurs et, ce faisant,
lui ou leur assigne une place dans la situation de communication. Le co-énonciateur
indispensable est celui qui va faire sens de l’énoncé émis en tentant de l’intégrer à
son propre stock d’énoncés, en le traitant par le moyen de ses propres codes ou de
ceux qu’il peut reconnaître ou développer en l’occurrence. Réciproquement, pour
qu’un acte de communication puisse avoir lieu, il faut que le récepteur de l’énoncé
accepte cette coopération, cette coénonciation, fût-ce à titre expérimental. Or, dans
la communication littéraire, l’autorité de l’auteur (qui tient en partie au différé, au
fait que l’auteur « était toujours là avant » ou « a parlé le premier ») est à double
tranchant, elle peut aussi bien faciliter la révolte que la soumission, en particulier
lorsque la représentation est, pour une raison ou pour une autre, inacceptable au
récepteur et que celui-ci, séparé dans le temps et dans l’espace, se sent impuissant à
l’amender, ne peut pas exercer jusqu’au bout son rôle de co-énonciateur en obtenant
une reformulation ou un changement de propos de l’énoncé.
Dans l’interlocution de la communication littéraire, écrite en particulier,
mais pas seulement, nous avons avons affaire à une asymétrie fondamentale des
activités austiniennes d’énonciation entre locuteur (co-énonciateur) premier
(mettons : l’auteur) et locuteur (co-énonciateur) second (mettons : le lecteur). Si
tous les deux réalisent également des actes locutoires (« produire une suite de
signifiants dotée de sens dans une langue »), le premier est mieux placé pour

50
MIMESIS
______________________________________________________________

réaliser une activité illocutoire (« produire un énoncé auquel est attachée


conventionnellement, à travers le dire même, une certaine ‘ force ’ »11, et le second
est à peu près complètement dépourvu des moyens d’une activité perlocutoire
(« provoquer des effets dans la situation au moyen de la parole »12. Il en résulte que
toute représentation littéraire se présente a priori comme une proposition de loi ou
une motion sur laquelle on doit voter par oui ou par non, et ce dans la mesure même
où cette représentation se donne comme cohérente et complète (« texte lisible »
barthésien).
L’orientation des actes de communication littéraire est toujours « vers
l’aval », qu’il s’agisse d’écriture-lecture ou de lecture-écriture. La représentation
littéraire a ceci de commun avec une construction onirique qu’aucune interprétation
ne pourra faire qu’elle ne soit advenue aussi pour l’avenir et qu’elle ne persiste à y
agir. Il y a donc sur ce plan deux sortes de signes : ceux qui agissent et reviennent
indéfiniment, sous une autre forme et à un autre effet, parce qu’ils se laissent ou se
font oublier, et ceux qui, labiles et transformables, agissent par une activation
mnémonique fonctionnelle, liée aux circonstances de « la vie » —tandis que
l’invariant (refoulé) est mortifère.

2.2.2.2 - Signe et autorité : (le principe d’interrogativité et la


liberté de délibération)
Si toute action (même folle) prend en compte des conditions de possibilité,
elle repose sur une représentation (consciente ou non), une duplication
« expérimentale » du monde sur lequel et dans lequel elle va se produire. La
représentation est nécessaire à l’action humaine parce qu’elle est le terrain sur
lequel peuvent se rejoindre et se transformer l’une dans l’autre virtualité et
actualité. En sens inverse, aucune représentation n’est innocente au regard de
l’action, puisque la première conditionne la seconde, et, ce faisant, elle constitue
elle-même une action. Les théories de la mimêsis ne tournent jamais le dos à ce fait

11 - voir Maingueneau, Pragmatique, op.cit., p.7


12 - Ibid.

51
MIMESIS
______________________________________________________________

—sinon parfois par provocation, et alors c’est au profit d’une autre éthique. Mais la
façon d’appréhender la responsabilité des actes de représentation peut varier
considérablement, on l’a vu, selon qu’elle s’institue au regard des dieux ou de l’être
du monde (métaphysique ou ontologique), des autres en société, ou encore de
l’image de soi-même.
Quel que soit l’objet vis-à-vis duquel la représentation est (rendue)
responsable, ses signes peuvent être plus ou moins autoritaires et ils peuvent
s’inscrire différemment dans le schéma d’interlocution. C’est là qu’intervient le
principe d’interrogativité, selon lequel tout acte locutoire, quelle que soit sa position
au regard du sens propositionnel, correspond à une question, implicite (le plus
souvent) ou (parfois) explicite. Un énoncé peut ainsi répondre à une demande
extérieure ou intérieure d’information (posée par l’énonciateur, par l’énonciataire
ou par un tiers), comme il peut reformuler une question ou l’anticiper. Et rien
n’exclut que, dans sa surdétermination, il fasse tout cela à la fois.
Il y a plusieurs façons dont un énoncé peut être autoritaire (c’est-“-dire,
non pas proposé comme matériau sécable, mais « à prendre ou à laisser », en bloc;
ou encore faisant prise et emprise mais n’en offrant point).
Tout d’abord lorsqu’il est impossible de le laisser sans s’exclure soi-même
de la situation de communication, de la fabrique du sens, lorsqu’il est indispensable
d’en accepter le sens (unique) et d’admettre sa pertinence pour faire sens de
l’ensemble du texte, pour assurer sa cohérence : en d’autres termes, tout énoncé
obligatoirement assorti d’un « admettons que » performatif. Dans le cas d’un
syllogisme dont les contenus sémantiques sont indifférents à la validité de
l’argumentation en tant que telle, ces contenus sémantiques n’ont pas à être
questionnés, ils « passent avec » la bonne forme de l’argumentation. Si les hommes
étaient posés comme bleus dans la majeure au lieu d’être posés comme mortels,
Socrate se trouverait bleu en fin de compte, mais le syllogisme n’en serait pas
moins juste. Le raisonnement syllogistique est autoritaire parce qu’il ne permet pas
de poser les questions correspondant au contenu sémantique des prémisses : « Tous
les hommes sont mortels » passe pour réponse à la question « Les hommes sont-ils
mortels ? » sans que celle-ci constitue le propos du contrat d’interlocution qui se

52
MIMESIS
______________________________________________________________

trouvera en fin de compte avoir été conclu, et surtout sans que cette question puisse
être décomposée, déconstruite, par exemple, en : « Qu’est-ce qu’un homme ? »,
« Qu’est-ce qu’être mortel ? », « Qu’est-ce qu’une totalité ? ». L’autorité de la
prémisse n’est pas due à son caractère apodictique, encore moins à son caractère
affirmatif, mais à l’initiative d’un contenu sémantique qui ne peut être contrecarrée,
si l’interlocuteur n’est pas habilité à émettre l’objection : « Ce n’est pas la
question » (on nous dirait qu’elle n’est pas pertinente au message intentionnel
affiché). La majeure du syllogisme n’est qu’un instrument partiel de réponse à une
question que personne n’a posée : (« Socrate est-il mortel ? »), et pour cause,
puisqu’on sait que Socrate est mort. On m’objectera peut-être que « Tous les
hommes sont mortels » n’est pas un énoncé mimétique mais conceptuel-logique. Je
répondrai qu’en langue naturelle, il est impossible de dissocier totalement la
fonction mimétique du discours de sa fonction spéculative et que le résidu
mimétique des énoncés spéculatifs, logico-conceptuels, est précisément un haut lieu
idéologique, un lieu où la doxa mimétique joue à l’ombre d’une structure formelle :
« Les idées vertes incolores dorment furieusement ».
On remarquera que le récit, dans son procédé cataphorique, joue d’une
autorité du même type, qui avance cachée. Il se fait passer, en quelque sorte, pour
un exemple de grammaire. « La marquise sortit à cinq heures » : quelle est la
question à laquelle répond ou correspond cette énoncé ? Est-ce « À quelle heure
sortit la marquise ? », ou bien « Que fit la marquise à cinq heures ? » ou encore
« Qui sortit à cinq heures ? » Surtout, qui a posé la question, et qu’est-ce qui
déterminera quelle était cette question ? La suite du texte, la suite des événements
posera à ma place, et rétrospectivement, la question à laquelle répondait cet énoncé.
Le récit, en particulier le récit romanesque, en tant qu’il se réserve —mieux que les
formes narratives brèves, d’une part, ou la narration historique, d’autre part— la
formulation de l’énigme, fait de son récepteur un second Watson, jamais un autre
Sherlock.
Question dérivée : y a-t-il des récits non autoritaires ? S’agirait-il de ceux
qui mettent en scène des mondes anomiques ou entropiques ? Ou bien de ceux qui
permettent à leur récepteur de construire des alternatives finalement

53
MIMESIS
______________________________________________________________

indéterminables ? En entreprenant, ou feignant d’entreprendre, dans Agathe, la


figuration d’un sommeil profond du personnage, Valéry ne complétait-il pas sa
critique du récit par une critique de la description pour recourir à un exercice non
mimétique du langage ?
Mais l’autorité, mimétique ou autre, ne résulte pas toujours de la
dissimulation, elle peut être le produit et de l’apparat ou de l’humilité. L’apparat
(comme le beau signe) de la proclamation ou de l’exposition crédite les contenus
mimétiques d’une valeur empruntée en amont, aux discours d’autorité et aux
discours certifiants cette fois-ci : selon les environnements, la magie, le texte sacré
(la révélation), la loi, la science; ou encore il déplace prophétiquement la véracité
des contenus sur un référent à venir. Tout destinataire ne peut manquer de vouloir
rentabiliser la production du sens d’un texte, notamment d’un texte euphorique : « I
have a dream », déclare l’énonciateur, et nous allons tous le réaliser. D’autre part, et
pas vraiment en sens inverse, nous avons besoin de recevoir une parole étayée par
un sujet entier et digne; qui dit : « d’après moi », « les choses, telles qu’humblement
et sans garantie aucune, je me les représente » empruntera son autorité au
destinataire qui doit la lui concéder pour être adressé par quelqu’un de fiable,
recevoir quelque chose qui ne sera pas aussitôt retiré. On verra ainsi, du classicisme
au romantisme, puis du romantisme au réalisme, un aller et retour de sources
externes d’autorité (extérieures à la situation de communication) à des sources
internes (intérieures à cette situation).
Pour finir, notons qu’au plan de la représentation les énoncés injonctifs ne
sont en aucune façon les plus autoritaires, ni les énoncés interrogatifs les moins
autoritaires. Pour que « Fermez la porte ! » avec ou sans « s’il vous plaît » et avec
ou sans point d’exclamation, soit, m’étant adressé, autre chose que vaines paroles et
lettre morte, c’est-à-dire pour que cet énoncé décrive dans son actualité l’action
dont il parle, encore faut-il que j’exécute moi-même cette action : l’exercice de ma
libre délibération est une condition sine qua non de la valeur de représentation de
cet énoncé. Si c’est l’énonciateur qui, devant ma surdité, mon incapacité, mon refus
ou mon apathie, se décide à fermer lui-même la porte, l’énoncé n’aura pas décrit ce
qu’il prétend décrire (« [vous] fermez la porte »). En outre, l’injonction, de même

54
MIMESIS
______________________________________________________________

que la sollicitation et la prière, reflètent, au lieu de l’occulter, le différé constitutif


de la communication littéraire et de la sorte la fragilisent, la mettent en risque.
En sens inverse, la question « Y a-t-il un pilote dans l’avion ? » ou « Is
there a text in this class ? » (Stanley Fish), de même que tant d’autres, ne fait que
feindre de dépendre de ma réponse pour effectuer une description du monde qu’elle
évoque. Elle m’oblige, quelle que soit la réponse que je lui donne, à élaborer un
espace mental dans lequel « avion » et « pilote » ou « texte » et « classe » sont
pertinents l’un à l’autre. Cette question a la même structure tendancieuse que
« Dieu existe-t-il ? ». D’une façon générale, dès que l’on doit, ou même dès que
l’on peut répondre à une question explicite ou implicite par « oui », « non » ou
« peut-être », on a affaire à un énoncé qui occupe une partie significative du terrain
de l’autorité en décidant de quoi il s’agit. Le récit, de fiction ou d’histoire, en tant
que renvoi au non-présent sur le mode de l’actualité (certaine ou incertaine) et non
de l’irréel ou de l’hypothèse ouverte, exerce ou joue l’autorité.
Question à approfondir : le discours descriptif a-t-il-vocation à être moins
autoritaire que le discours narratif ? À quelles conditions ?
Si nos exemples sont tous, pour la commodité, des énoncés simples, il va
de soi que les inquiétudes, sinon les analyses qu’ils suscitent, peuvent être
transposées à l’échelle métaphrastique, voire même à celle d’un texte complexe ou
d’un ensemble intertextuel pris de façon holistique. Par contre, une intertextualité
ouverte ou indéfinie, de même qu’une autorité énonciative sujette à une ironisation
illimitée, en écho, au renvoi dos à dos, ne nous prendront qu’au piège de la
séduction, de l’illusion d’une liberté qui nous serait reconnue. Certains (les lecteurs
post-modernes) préfèrent être mangés à cette sauce. Et la représentation « post-
totalitaire » s’en accommode.
Il nous reste maintenant à voir comment le changement et la multiplication
des univers de référence facilitent à la fois l’exercice (ou la simulation) du jugement
sur la représentation, et l’autosatisfaction de celui qui l’exerce.

55
MIMESIS
______________________________________________________________

2.3. — LEÇON VI - RÉGIMES ET UNIVERS DE RÉFÉRENCE :


APPROCHE THÉORIQUE ET HISTORIQUE

2.3.0. L’étude systématique des signes du discours littéraire mimétique, ou


considéré sous son aspect mimétique, nous aura permis de mieux comprendre
comment, au niveau de la production du texte, sont liées, en interdépendance, les
doctrines de la mimêsis et les moyens dont se dote le scripteur. À ce titre, lors de
l’étude historiquement ordonnée des pratiques littéraires mimétiques (3ème et 4ème
parties), les analyses stylistiques et rhétoriques auxquelles nous nous livrerons
auront une portée dépassant de loin celle du « traitement d’un thème » par un
auteur, un « mouvement », ou une littérature nationale : la sélection thématique sera
vue comme elle-même liée aux moyens signiques conformes à une doctrine de la
représentation, qui déterminent et limitent le champ du représentable et ses objets
saillants ou privilégiés. D’un point de vue lectoral, d’autre part, rappelons-le, les
systèmes signiques mis en œuvre fixent dans une large mesure les règles du jeu
pour la signifiance de l’œuvre et son appréciation esthétique, et leur rigueur ou leur
souplesse relatives contribuent de façon décisive à conditionner la « permanence »
ou l’impermanence des œuvres, leur oubli, leur dépréciation ou leur revalorisation à
des moments historiques déterminés.

Mais les signes du discours littéraire ne font pas que s’échanger terme à
terme avec d’autres signes, dans une même unité discursive (contextualité) ou entre
unités discursives (intertextualité), ils constituent un système dont ils dépendent. Ce
système, s’il est descriptible et reconnaissable, et qu’il soit clos et fini ou non, doit
pouvoir être distingué d’autres systèmes (systèmes de non-signes et systèmes de
signes autres que littéraires). Nous nous intéresserons maintenant, pour mieux
comprendre la représentation, à ces deux distinctions et aux différents rapports qui
peuvent se jouer et s’établir entre les systèmes de signes littéraires, d’une part, et,
d’autre part, des systèmes signiques non littéraires et des systèmes non-
signiques. Ce sont désormais de tels rapports, conçus comme interactions, que
nous appellerons « référence ».

56
MIMESIS
______________________________________________________________

Nous aurons pour principale hypothèse de travail que, de même que toute
littérarité (au sens moderne du terme) repose sur une polyvocité et une polysémie
actives, toute représentation littéraire repose sur un régime de polyréférence. Ce
sont les grands régimes de polyréférence et leurs principales modalisations que
nous allons aborder maintenant dans une séquence historique très simplifiée en
distinguant un régime mythique, un régime sacré/profane, un régime
réel/imaginaire, et enfin un régime en cours de formation qui est peut-être celui de
l’actuel et du virtuel. Nous emprunterons nos exemples tour à tour : pour le régime
mythique principalement, à un conte immédiatement contemporain du romancier
australien Peter Carey (né en 1943), auteur, notamment, de Oscar et Lucinda, Un
écornifleur, et Jack Maggs13; pour le régime sacré/profane principalement, à des
œuvres plus ou moins canoniques françaises du XVIe et du XVIIe siècles (Marot et
Racine); et enfin, pour le régime réel/imaginaire principalement, à Don Quichotte.
Soulignons que, si les exemples, pour des raisons pratiques, doivent être exploités
au niveau de textes, voire d’énoncés ou même de lexèmes apparemment isolés,
nous nous efforcerons toujours néanmoins de les envisager dans leur appartenance
systémique. En effet, la principale incidence de la polyréférence ne se situe pas aux
simples niveaux sémantique (construction dénotative et connotative du sens) et
esthétique primaires, mais au niveau herméneutique : engageant complètement
notre activité d’interprétation, de translation des messages littéraires dans un monde
dont nous sommes aussi acteurs, elle met en jeu très fortement la dimension éthique
de la communication littéraire.

2.3.1. Fiction, représentation et polyréférence

Essayons de sortir encore une fois un instant —le plus long possible— des
apories, déjà signalées, des oppositions « fiction vs. réel » ou « représentation vs.
présence ».

13 — Nous le retrouverons à la Leçon XII, sur les « figurations postcoloniales ».

57
MIMESIS
______________________________________________________________

Un acte de communication en langue repose sur le transfert d’un énoncé à


l’intérieur d’une situation de communication (d’interlocution). Pour qu’un tel
transfert s’accomplisse effectivement, l’énoncé en question doit remplir des
conditions de trois ordres diffréents, bien que toutes liées : à savoir, des conditions
de cohérence, de propos ou de pertinence, et enfin de référence. Laissons de côté
provisoirement les deux premières, nous les retrouverons au fil des analyses. Il
suffira ici d’affirmer que tout énoncé, outre qu’il renvoie à « lui-même » —à sa
propre énonciation, à sa propre forme, et ainsi de suite—, désigne, postule, suscite
ou de toute autre façon renvoie à quelque chose hors de lui-même; et ce quelque
chose ne saurait être complètement isolé, singulier ou unique; en d’autres termes il
a, relève de ou appartient à un univers, une classe, fût-ce celle des objets qui sont
les seuls membres de leur classe (paradoxe de Russell). L’univers en question est ce
qu’on peut appeler un univers de référence.
Maintenant, si tous les énoncés (groupes, séquences d’énoncés, textes)
d’une pratique discursive appartenaient chacun à un univers de référence distinct, si
l’ensemble des univers de référence était fragmenté en autant de monades ou
d’hapax, il n’y aurait ni comparaison possible, ni différentiation, ni valeur ni sens.
Au royaume des borgnes les borgnes sont borgnes. Au royaume des aveugles les
aveugles sont aveugles, rien d’autre. Pour que les borgnes soient rois, il faut qu’il
existe un royaume commun aux aveugles et aux borgnes (celui, disons, des mal-
voyants).
En sens inverse, si nous avons affaire à un seul univers de référence pour
tous les handicapés sensoriels, nous aurons du mal à déterminer qui, des sourds ou
des aveugles, peut y gouverner. Cette question devait fort tourmenter Platon quand
il résolut de partir en croisade contre dame Mimêsis.
Nous proposerons à nouveau (voir 1.2.1. sq) quelques idées
(trompeusement) simples, légèrement reformulées ou déplacées sur un autre plan :
- Quand nous parlons de re-présentation comme effectuation d’une
présence temporellement ou logiquement seconde, nous impliquons que la
représentation se produit dans ou, si l’on veut, à travers un ensemble d’au moins
deux univers, celui où la chose re-présentée est ou était ou sera présente, et celui

58
MIMESIS
______________________________________________________________

d’où elle est absente, où il faut donc l’introduire en figure14). Quand nous parlons
de représentation comme présentation insistante, aidée, surlignée, c’est-à-dire plutôt
comme une espèce d’exposition ou de monstration, la dissociation impliquée
distingue, elle, des sujets (de l’action) plutôt que des univers : ces sujets sont la
chose montrée en tant qu’elle se montre (insuffisamment), et l’instance
anthropomorphique qui complète l’automonstration, qui pallie sa déficience. Dans
les deux cas, il y a déjà séparation des univers de référence, soit des objets, soit des
sujets de la représentation.
- Quand nous parlons de fiction comme à la fois feintise (acte de « faire
semblant », de « faire comme si ») et son résultat (suspension d’incrédulité,
illusion fictionnelle, effet de réel, leurre, etc.), l’important est le « comme si » qui
dénie l’identité de la chose feignante avec la chose feinte (comme dans la re-
présentation simple, elles ne sont pas au même endroit, elles n’appartiennent pas au
même espace perceptuel ou cognitif); mais plus encore le « comme si » confère une
existence négative à la chose feinte : je feins ce qui n’est pas, n’a jamais été et ne
sera jamais (je mens ou j’invente); je feins ce qui n’est plus maintenant mais a été
(je raconte, rappelle, mets au présent ce qui appartient au passé); je feins l’être ici et
maintenant de ce qui pourrait être ailleurs ou dans un autre temps, ni attesté ni
déterminé (j’hypothétise); je feins ici et maintenant ce qui n’est pas encore, soit en
feignant son être ici et maintenant (je répète, au sens théâtral, rehearse en anglais),
soit en faisant référer à un à-venir mon présent énonciatif (j’utopise). Dans tous ces
cas, nous mettons à la disposition de notre récepteur-interlocuteur, dans l’espace
mental (sémantique et iconique) que nous partageons avec lui, des formations
sémantiques et sensorielles qui ne pourraient être suscitées indépendamment de
notre activité de communication, qui effectuent dans le hic et nunc du lieu et du
moment de félicité de l’acte de communication un analogue d’empreintes autrement
irréalisables (relevant d’univers différents).

14 - On notera qu’il en va différemment lorsque nous parlons de reproduction ou d’imitation,


ou a fortiori de reflet, puisque rien n’empêche un père et son fils, un modèle et son portrait,
un miroir et sa belle d’exister dans le même espace synchronique ou dans le même continuum
temporel.

59
MIMESIS
______________________________________________________________

Sans pour autant préjuger de l’étendue du champ commun de la fiction et


de la représentation, nous pouvons chercher à montrer comment la différentiation et
la démultiplication successives des univers de référence conditionnent les pratiques
mimétiques artistiques et littéraires et leur portée dans des cultures géo-
historiquement circonscrites.

2.3.2. - Premier exemple : ce qu’en pensent les licornes

Les licornes ne comprennent pas.


Nous avons eu de longues conversations, mais ce n’est pas facile pour elles. Elles
soutiennent que je suis venu chercher le corps de l’une d’entre elles, mais elles font remarquer en
même temps qu’il n’y a pas de corps, qu’il a été ramassé par un autre homme avant mon arrivée.
Elles insistent sur ces deux points, et ça les fait rire que je sois venu chercher quelque chose qui
n’est pas là.
Je leur ai demandé ce qui leur faisait penser que je ne pouvais avoir qu’une raison de leur
rendre visite; elles m’ont répondu qu’il en avait toujours été ainsi : les hommes arrivent, tels des
vautours, quand il s’est produit un décès, pour s’occuper du corps.
J’ai suggéré que les hommes sont cruels, les licornes ne l’ont pas admis, elles disent qu’ils
se contentent d’accomplir avec efficacité la tâche que Dieu leur a donnée. On ne peut pas, disent-
elles, tenir les hommes pour responsables de la mort des licornes.
Je leur parle fusils. Mais elles ne savent rien des fusils, ni d’ailleurs de quelque sorte
d’armes que ce soit. Je leur décris donc la tranchée profonde qui parcourt la ligne de crête. Ainsi que
le parc de stationnement en arrière de la tranchée, et les voitures qui arrivent, pleines d’hommes et
de fusils. Mais elles n’ont pas la moindre idée de la nature des voitures ou de leur fonction —c’est
une fausse piste, je ne réponds pas à leurs questions au sujet de la nature des voitures. En revanche,
je leur explique que les hommes attribuent une grande valeur à une tête de licorne et qu’ils payent
trois mille livres pour le privilège d’en abattre une. Je leur explique que les hommes descendent dans
la tranchée et attendent que les licornes traversent la lande en courant.
Quand je reviens sur le sujet des fusils, ça fait rire les licornes : elles rejettent la tête très
haut en arrière et cabriolent de façon désordonnée dans la grotte. Leur chef, Moorav, m’avertit en
gardant le sourire, que ce que je prétends pourrait être pris pour un blasphème : Dieu, dit-il, a seul le
pouvoir d’ôter la vie.
Il me raconte alors que, dans les temps anciens, les licornes vivaient indéfiniment,
respectées des hommes et des animaux, sans ennemis naturels. Mais il ajoute toutefois que cela,
c’était aux temps païens, avant la venue de Dieu au monde. C’est Dieu, me révèle-t-il, qui a octroyé
aux licornes (et je cite ses propres mots) « le don de la mort ».
Il me rapporte l’existence d’une vieille légende selon laquelle les licornes avaient été
amenées d’un bizarre pays chaud, de l’autre côté des eaux, jusqu’à cette lande qui était devenue leur
patrie. C’est ici que Dieu leur avait fait sa promesse à propos de la mort, et ici aussi qu’il avait
décidé que les mâles devraient habiter ensemble dans les grottes de l’Éminence Nord et les femelles

60
MIMESIS
______________________________________________________________

dans celles de l’Éminence Sud. Ces lois ont toujours été strictement respectées et le sont encore
aujourd’hui.15

Supposons un monde dans lequel le présent ne soit rien d’autre que le


temps dans lequel le passé se manifeste et qui contient tous les œufs de l’avenir et
eux seuls; un monde dans lequel chaque foyer aurait, selon l’expression de
Lawrence Durrell à propos des anciens Grecs, « un dieu dans son arrière-cour », ou,
si vous préférez, serait équipé en dieux (forces, explications, croyances) comme
nous sommes équipés en électro-ménager, informatique et télécommunications; un
monde dans lequel tout récit (toute vie) ne serait que reprise (représentation), dans
le meilleur ou le pire des cas avec variante ou mutante, de récits toujours déjà
connus et faisant partie eux-mêmes d’un macro-récit immensément ancien (Ur-
Narrativ); un monde enfin qui ne connaîtrait que des actualisations nécessaires,
inévitables et en même temps indifférentes à la marche de l’univers, dans lequel
tout récit serait itératif, toute occurrence événementielle comptant pour plusieurs,
tandis que plusieurs occurrences n’en signifieraient qu’une seule, non datée et
primordiale. Un tel monde, moniste, un monde à une seule place pour chaque entité
et à une seule entité pour chaque place, serait l’univers mythique dans sa pureté.
Dans un tel monde, il n’est pas besoin de faire être ce qui doit être; bien plus, il ne
faut pas le faire être (ce pourrait être une rebellion perturbant l’ordre universel), il
faut le laisser advenir conformément au grand dessein.

N’est-ce pas dans un tel monde que semblent vivre les licornes de notre
conte ? Du point de vue du narrateur, un tel univers moniste est à la fois
obscurantiste et auto-destructeur : « les licornes ne comprennent pas », elles ne
peuvent ni ne veulent comprendre et vont ainsi à leur perte, victimes autant de leur
ignorance complaisante que de la méchanceté, de la perversion des hommes qui
font commerce mortifère des valeurs symboliques.

15 - première page, traduite par mes soins, de la nouvelle de Peter Carey, « Conversations
with unicorns » in Collected Stories, University of Queensland Press, St Lucia, Australie,
1994, pp.166-167.

61
MIMESIS
______________________________________________________________

On observera néanmoins que l’univers de référence des licornes, tel qu’il


est décrit par le narrateur, est déjà scindé entre un avant et un après. Au début des
« conversations », les licornes parlent de ce qui a « toujours » été, sans
commencement (les hommes sont toujours venus chercher les corps de licornes
mortes; ils ne font que ce que Dieu a ordonné). Or, en fouillant un peu plus dans la
mémoire collective, le personnage-narrateur fait émerger « un vieux conte »; à
l’inverse d’un songe tellement tenu pour vrai qu’on croit avoir vécu la situation
qu’il met en scène, cette histoire-là a pour principale fonction, en se laissant
oublier, d’entraîner dans l’oubli toute possibilité d’un autre état de choses, d’autres
lois que celles qui sont actuellement connues. Les « temps anciens » (« early
days »), ceux d’avant la révélation constitutive de l’origine (de la naissance des
licornes à leur distinction, à leur identité collective), sont rejetés hors du temps,
dans l’impertinence (la non-appartenance), le non-propos, le non-sens : on ne peut
pas expliquer le présent par autre chose que ce qui l’a institué, et ce qui l’a institué
(la volonté divine) l’explique suffisamment et totalement. La coupure qui se fait
difficilement jour, sous l’insistante pression du narrateur, sépare donc un univers de
référence moniste (mythique) vidé de son sens, d’un autre univers d’où la plénitude
divine du sens exclut tout questionnement : le sacré, qui se substitue au mythique.
L’univers antérieur, « païen », est désormais dévalorisé en tant que le contraire
« profane » de l’univers actuel.

Le personnage-narrateur, une sorte d’écologiste athée, « comprend » ces


catégories sans partager les valeurs auxquelles elles sont associées. Il tente de les
faire émerger pour dualiser l’univers de référence courant des licornes, comme le
sien est duel. Mais le sien est divisé en deux sous-univers bien différents : le réel et
l’imaginaire, le premier étant le lieu de la valeur (voir le réel, en tenir compte, agir
selon le réel, c’est pour le narrateur rendre le bien-être, le bonheur, la vie éternelle
ici-bas possibles) et le second le lieu de la non-valeur.

La discussion s’engage avec un vieux prêtre licorne, qui taxe le narrateur


de blasphème parce que celui-ci attribue à l’homme et à ses instruments
technologiques (les fusils en particulier) la cause de la mort des licornes. De jeunes

62
MIMESIS
______________________________________________________________

licornes commencent à prendre le narrateur physiquement à partie. Le narrateur


déclare qu’ « il est seulement venu [les] sauver de la mort, il n’est pas venu discuter
de théologie mais exposer des faits »16. Les licornes ne sont pas disposées à en
entendre parler, se fâchent et soumettent le narrateur à un traitement violent et
vexatoire, le faisant courir tout nu à quatre pattes d’un bout à l’autre de la grotte. Il
se retrouve assommé, avec une jambe et plusieurs côtes fracturées, sur la lande où
les chasseurs, qui ignorent son activité missionnaire, le récupèrent et le conduisent à
l’hôpital. Guéri et non découragé, il retourne chez les licornes, décidé à leur
prouver par l’expérience quelle était la cause de leur mort. Un tir en l’air ne
convainc personne. Moorav, le chef des licornes, considère le narrateur comme un
fou, il lui demande de tirer sur lui. Moorav meurt, la communauté est plongée dans
le silence. Le prêtre, finalement, s’entretient avec le narrateur : il a compris que,
même s’il essayait de les retenir, il ne pourrait pas empêcher ses congénères de
quitter cette partie de la lande et de s’installer un peu plus loin, hors de portée des
chasseurs :
Il y aura retour à l’ancien temps et personne ne mourra plus. Les licornes, sans dieux ni
ennemis, s’enfonceront lentement dans un profond désespoir et passeront des heures à chercher le
sommeil, un sommeil dans lequel elles rêveront peut-être de mourir. Elles finiront par oublier qu’il a
jamais été possible de mourir.
[...] Il ne me demande qu’une chose, d’utiliser mon instrument sur sa personne. Il le
prendrait comme un grand service.
Je charge mon fusil, tristement. Dans la grotte, les licornes sont couchées tranquillement,
elles n’ont pas conscience qu’elles vivront éternellement.17
Ce n’est pas ici le lieu d’épiloguer sur les fonctions métalittéraires du
nouveau « tour d’écrou » donné au récit par Peter Carey, ni sur les nombreuses
« clés » allusives, telle celle, vraie ou fausse, que nous tend le nom, à consonance
amérindienne, du chef Moorav. On remarquera seulement 1) qu’ayant placé dans le
réel à la fois la mort et l’éternité (des licornes), le narrateur n’assigne à l’imaginaire
que la causalité divine, 2) qu’en conséquence l’imaginaire remplacera le profane
comme lieu de non-valeur, tandis que le réel remplacera le sacré comme lieu de la
valeur, mais 3) que, le sacré et l’imaginaire étant totalement discrédités, seront

16 - ibid., p168.
17 - ibid., p170.

63
MIMESIS
______________________________________________________________

oubliés, ou presque, ne faisant retour que dans le rêve nostalgique : on en revient


donc à un univers de référence unique et non divisé, celui du réel. Le réel, s’il est le
seul univers de référence, est un mythe comme un autre, semble nous dire Peter
Carey. Dans les régimes de référence, si l’on en croit cet apologue, ce ne sont pas
les contenus d’univers de référence qui comptent, mais les fonctions des ensembles,
le mode de relation du discours à ce qu’il pose comme non-lui. On pourrait dire que
c’est une vision structuraliste, et c’est cette conception qui fera question un peu plus
loin.
Dans l’immédiat, il convient d’approfondir la notion d’espace mythique.

2.3.3. L’espace mythique

L’espace mythique de référence est un espace totalitaire; outre ce qui est,


seul son reflet y est concevable, en tant que le reflet n’est ni signe ni autre ni
double, mais même sans ajout, sans surplus. Dans un monde ainsi conçu toute
minêsis serait a priori condamnable, pas seulement en tant qu’inexacte, insuffisante,
indigne du modèle dont elle offre une image dégradée et dégradante, sujette aux
distorsions, infidélités et autres omissions caractéristiques de l’imperfection des
actions humaines, mais en tant que duplication diabolique, en tant qu’elle ajoute à
un univers complet des objets superfétatoires concurrençant les objets nécessaires et
leur prenant au moins une partie de l’espace qui leur appartient. Pour justifier la
production de simulacres (par l’homme), il faudrait supposer l’incomplétude ou
l’insuffisance de la Création divine (ou naturelle, peu importe). Dans un espace
mythique de référence, aucune fiction ne serait, bien sûr, autorisée ni même
possible. La fiction revient à formuler l’hypothèse qu’il pourrait en être autrement
du monde. L’immortalité des licornes est, au départ, une fiction pour les licornes —
une fiction licite, puisque c’était avant Dieu (avant Dieu, les choses pouvaient être
n’importe comment); leur immortalité à venir, par contre, est pour elles une fiction
illicite, puisqu’elle représente une alternative au monde établi par Dieu. Blasphème
et antiphysis sont tout un dans ce contexte. La mort est, symétriquement, invisible,
irreprésentable pour les licornes : les hommes qui enlèvent les corps ne sont que les
agents de Dieu, s’il n’y a pas d’ailleurs; or, la représentation est impossible, s’il n’y

64
MIMESIS
______________________________________________________________

a pas d’ailleurs. La condamnation de la mimêsis sous sa forme extrême aboutirait à


un interdit de figuration total : iconoclastie, prohibition de la description et de tout
récit autre que celui des mythes fondateurs indéfiniment répétés en tant
qu’exécution d’une parole toujours déjà là et disant tout ce qu’il y a à dire du
monde.

Jean-Marie Schaeffer observe qu’au temps de Platon, cependant, se produit


déjà
la dissociation de la modélisation « mythique » en deux types de narration à statut
pragmatique fort différent, à savoir l’historiographie d’un côté, la fiction narrative —c’est-à-dire
l’imitation verbale ludique— de l’autre. C’est sans doute l’épopée qui est le lieu de ce passage, du
moins si on est en droit d’admettre qu’à l’époque classique elle passe progressivement du statut
« mythique » au statut d’une imitation qui ne vaut plus « pour de vrai » : le fait que dans la Poétque
d’Aristote elle soit traitée sur un pied d’égalité avec la poésie dramatique, dont la « nature »
fictionnelle était déjà clairement reconnue [...] semble révélateur de ce nouveau statut qui en fera la
matrice de légitimation originaire des fictions romanesques à venir (dès l’époque héllénistique).18
Schaeffer fait tenir cinq ou six siècles en une phrase. Il reste qu’en fait,
comme l’illustre la nouvelle de Peter Carey, le modèle rigide d’un espace de
référence unitaire mythique n’est jamais ni nulle part pleinement réalisé. Cet édifice
est toujours fissuré, au nom même de l’ordre auquel il aspire : les pratiques qui
agissent (enact) le mythe s’institutionnalisent, il y a une heure de la prière et un jour
du sacrifice, et la sphère du sacré tend à se distinguer de celle du profane; les signes
sont émis et interprétés par des agents particuliers (oracles, prêtres) avant les prises
de décision, et la sphère du virtuel tend à se distinguer de celle de l’actuel; à une
autarcie de subsistance se substitue en partie une économie de l’échange, et les
valeurs tenues pour des biens par une société sont confrontées à d’autres valeurs,
d’autres biens, faisant qu’une subjectivité, un relativisme entrent en jeu qui
amènent à distinguer le mien du tien et ceux-ci du nôtre, de telle sorte que seul le
nôtre soit matière et terrain de l’échange, donc réel.

L’espace mythique de référence, dominant sans doute dans la Grèce pré-


classique, puis à nouveau dans la chrétienté du haut Moyen Âge, comme encore
dans la culture hindouiste jusqu’aux chocs de la conquête moghole, puis de la

18 - Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ÷, Seuil, coll. « poétique », Paris, 1999, pp.
48-49

65
MIMESIS
______________________________________________________________

pénétration européenne, devient ensuite l’objet perdu d’une nostalgie de l’unité


première, d’un âge d’or où tout était simple et conforme. Il ne disparaît pas
entièrement mais se transforme en cet horizon rétrospectif sur le fond duquel
opèreront les systèmes de référence duels ou pluriels permettant un exercice de plus
en plus plein, en même temps que complexe et hasardeux, de la re-présentation et
de la fiction. En sens inverse, son retour non pas rêvé mais mis en œuvre et ainsi
dévastateur, correspond à la clôture du scientisme ou à celle des nationalismes
exclusifs, des fondamentalismes, des racismes et des sectarismes de tout poil.
2.3.4. Sacré et profane

Ou divin et humain, spirituel et temporel, surnaturel et naturel,


transcendant et immanent : les dichotomies de cette série ne se recoupent pas
exactement quant aux classes d’objets qui peuvent se trouver incluses dans chacun
de leurs ensembles opposés, et elles peuvent être associées à des états de société, à
des perspectives philosophiques et théologiques assez variables. Il n’en reste pas
moins que les univers de référence qu’elles délimitent toutes sont a priori ordonnés
et hiérarchisés verticalement de façon homologue à une hiérarchie des genres selon
leurs thèmes et selon leur langage, et ces univers offrent un modèle de dissociation
quantitative et qualitative des valeurs qui peut essaimer et se reproduire à l’intérieur
de chaque ensemble. De plus, une ou plusieurs catégories de transition viennent
souvent occuper l’hiatus, avec un pied dans chaque univers; par exemple les demi-
dieux, les héros, les saints ou les sages entre dieux et hommes tout court, les biens
et territoires d’église entre le spirituel et le temporel.

Face à un tel système d’univers de référence, des procédés spécifiques de


représentation se développent, telle l’allegoresis dans la mesure où elle figure des
abstraits, des immatériels par des personnages humains et des circonstances
terrestres et matérielles, ou, dans une certaine (mais imparfaite) symétrie, le
travestissement mythique qui figure les humains en olympiens, leurs propriétés,
leurs domaines et leurs paysages en attributs et territoires divins. Incarnations et
avatars, comme ascensions, gloires et apothéoses, exhibent des structures de la
référence et de la représentation susceptibles de modéliser des fictions et de

66
MIMESIS
______________________________________________________________

s’interpréter comme fictions dès lors que le « faire comme si » dans son
intentionnalité délibérée l’emporte sur la logique de l’affinité continue que présente
la métamorphose.

Comme nous l’avons déjà avancé, l’espace de référence mythique connaît


dès une haute antiquité des fêlures et des équivoques —sans lesquelles le sens
n’aurait pas commencé à se dessiner comme la visée qu’il est devenu (une visée
n’est pas simple ni parfaite coïncidence). On pensera, dès « l’aube de l’histoire »,
dès les premières traces écrites des facultés humaines de mémoire et de fabulation,
au personnage d’Atrahasis (alias Noé), le Super-Sage, qui construisit un vaisseau et
sauva l’humanité de la destruction, lorsque Gilgamesh s’adresse à lui, sous le nom
d’Ut-napishtim :
Gilgamesh lui parla, à Ut-napishtim le très lointain/ : « Je te regarde, Ut-napishtim / Et tes
membres ne sont pas différents —tu es tout comme moi./ En vérité tu n’es pas du tout différent —tu
es tout comme moi./ J’ai envie de me mesurer à toi qui te tiens couché sur le dos./ Comment es-tu
arrivé à faire partie de l’assemblée des dieux ? Comment as-tu recherché la vie éternelle ?19
Cette coupure entre homme et Dieu, entre chair et langage, l’incarnation
christique —imparfaite parce que mission temporaire et non ambassade
permanente— n’y remédie que partiellement, le temps d’un récit dont, partis d’en-
bas et non d’en-haut, nous ne pouvons répéter qu’à l’envers les épisodes. À l’idéal
mythique du palindrome succède le boustrophédon de la fiction : le figurable et le
figuré se croisent de ligne en ligne parallèle sans jamais s’étreindre et se confondre,
de même que les univers de référence du sacré et du profane, obstinément comparés
sans disposer d’un point de vue commun actualisé, qui serait celui de l’apocalypse,
ne s’approchent l’un de l’autre que par l’exercice périlleux de la métaphore.

Il serait intéressant d’examiner comment une longue période, autour de la


Renaissance mais s’étendant au moins de Dante au XVIIe siècle, sinon plus tard,
produit à la fois des allégories chrétiennes et des versions païennes de l’actualité
historique comme des récits mythiques ou assignés aux temps mythiques. Si, d’un
côté le sacré revendique sa réalité par une manifestation humanisée (la Charity de

19 - d’après Myths from Mesopatamia, traduit et présenté par Stephanie Dalley, Oxford
University Press, Oxford et New York 1989, p. 109

67
MIMESIS
______________________________________________________________

Bunyan), de l’autre, le siècle revendique sa sacralité par un habillage mythologique


antique ou pré-chrétien en général (le Roi Soleil). Les catégories du réel et de
l’imaginaire, naguère attributs exclusifs, respectivement du sacré et du profane, ne
sont pas seulement sur le point de s’inverser dans le passage de la foi au
matérialisme, elles sont en train de s’autonomiser et de se substantiver pour devenir
le nouveau paradigme dominant de la modernité. La paire d’opposés sacré vs
profane ne disparaît pas, mais elle s’adjective. Le réel et l’imaginaire seront tour à
tour respectivement sacrés ou profanes selon les écoles de pensée et les pratiques de
représentation.

2.3.5. Exemples 2 et 3 : Unions maudites, unions sacrées

Les licornes (mâles) de Peter Carey rencontraient la mort en se rendant


chez les femelles, les chasseurs étant à l’affût dans leur tranchée sur les quelque
trois kilomètres de lande qu’elles avaient à traverser. La reproduction était (sans
doute) devenue nécessaire à cause de la mort (instituée par Dieu, selon les licornes,
décrétée par la cruauté des chasseurs, selon le narrateur); réciproquement, la
nécessité de la copulation, dans un cas comme dans l’autre, fournissait l’occasion
de la mort. La seule différence entre ces amours fatales et celles que content la
plupart des fables humaines de l’antiquité à nos jours tiendrait à l’individualisation
des secondes par rapport aux premières, l’aventure et les risques de l’espèce étant
de plus en plus portés par des sujets en voie de singularisation. Il en va ainsi de la
fable de Léandre et Héro. Circulant dès avant Virgile, elle fut mise en forme
discursive par Ovide, puis en forme narrative par un poète grec du Ve siècle, Musée
le Grammairien, dont on sait peu de chose. Au temps de Clément Marot, comme à
celui de Marlowe, on le croyait pré-homérique, non pas héllénistique. Marot en
donna, du latin, une très belle version en français. Il existe plusieurs dizaines de
traductions, imitations, pastiches, parodies, adaptations théâtrales et autres du
poème, en diverses langues européennes.

Résumé : Héro, fille de bonne famille, et d’une exceptionnelle beauté, est


prêtresse de Vénus, recluse en une tour sur le rivage de l’Hellespont, près sa ville
de Sestos. Léandre habite Abydos, sur la rive asiatique. Il voit Héro à Sestos lors de

68
MIMESIS
______________________________________________________________

grandes fêtes et conçoit un grand désir d’elle; seul il se déclare et obtient ses
faveurs, mais secrètes. Leur union ne sera consommée que la nuit. Héro allumera
une flamme pour le guider tandis qu’il traversera le bras de mer à la nage (pour ne
pas exciter la curiosité). La mauvaise saison arrivée, le vent éteint la flamme,
Léandre se noie et Héro se suicide en se jetant de sa tour sur la grève ou gît le corps
de Léandre :
Tandis Héro avait ses beux yeux verts
Toujours au guet, vigilants et ouverts,
Et lors sur pieds pleurant, pensant, rêvant,
La misérable, en sa face levant,
Va voir du jour la claire étoile Aurore,
Et ne voit point son cher époux encore.
Par quoi, étant ja éteint le flambeau,
Deçà, delà, jeta son œil tant beau
Sur le grand dos de la mer, pour savoir
Si son ami naviguant pourra voir :
Mais, las ! si tôt qu’elle eut jeté sa vue
En contrebas, la pauvre dépourvue
Va voir au pied de la tour, déchiré
Contre les rocs, son ami désiré,
Dont par fureur rompit son vêtement
Autour du sein, puis tout subitement
Jetant un cri de personne insensée,
Du haut en bas de la tour s’est lancée.
Ainsi Héro mourut, le cœur marri
D’avoir vu mort Léander son mari :
Et après mort, qui amants désassemble,
Se sont encore tous deux trouvés ensemble.20
Une des questions qui semblent souvent se poser dans l’interprétation de
cette œuvre, en particulier dans sa version marotique, est celle de la chaîne causale
menant à la mort de Léandre —et de la place occupée dans cette chaîne par la
responsabilité de Héro. En bref, Héro est-elle une tentatrice, une femme fatale, une
nouvelle Ève, agent du Malin, qui tend à Léandre une lumière traîtresse et fausse ?
Est-elle esclave de son propre plaisir d’amour, inconsciente et indifférente à la
sécurité de son amant ? Marot dit d’elle, un peu plus haut : « Hélas ! Héro, de bon

20 — Héro et Léandre, traduction par Clément Marot (1541), in Musée, La Touchante


aventure de Héro et Léandre, [introduction, traduction et anthologie annexe par Thierry
Sandre], Edgar Malfère, Amiens, 1924, pp.120-121.

69
MIMESIS
______________________________________________________________

sens dépourvue, / Devait l’hiver se passer de la vue / De son ami [...] »21. Il
s’agirait d’une vision chrétienne (et misogyne) de la faute. Ou bien les deux amants
sont-ils ensemble victimes de quelque puissance supérieure et extérieure, soit
indifférente, soit hostile à l’homme en général, ou plus particulièrement à la liberté
des individus ? Dans cette seconde perspective, ce sont des forces (sans
conscience), et non pas un ou plusieurs personnages, qui causent la catastrophe :
hasard, nature, surdité ou complot des dieux; ou revanche, par leur intermédiaire, de
l’ordre rituel, social, familial, bafoué par les amants. Quand Léandre est aux prises
avec la tempête, « ... nul dieu aquatique / A son prier n’a l’oreille inclinée, / Et n’a
l’Amour su vaincre destinée ».22 Dans ce cas, on retournerait au tragique païen.

En réexaminant ce texte sous l’angle de sa polyréférence, nous devrions


être à même de reformuler la question posée de façon à pouvoir statuer au moins
sur son indécidabilité et à en comprendre, le cas échéant, les raisons et les
fonctions; nous devrions pouvoir saisir le moment historique dans une plus grande
complexité, et enfin élaborer plus finement le rapport interactif entre genre littéraire
(relative autonomie esthétique) et idéologie (relative autonomie du social).

L’avant-dernière séquence du poème est tout entière consacrée au


personnage de Léandre, de ses affres agoniques dans la tempête à sa mort « digne
de grand pitié ». La dernière séquence, logiquement, se retourne vers Héro et son
attente anxieuse, Héro sans Léandre. Dans l’absence, que le lecteur sait définitive,
de l’autre, comment sera nommée, en co-vision, à la fois par le narrateur et par le
personnage féminin, la relation de celui-ci à Léandre ? Successivement, au
singulier, il est « son cher époux », « son ami désiré », « son mari », et, au pluriel,
dans la mort, mieux, « après mort » comme dans la vie, ils sont « amants
ensemble ». Ces mots ont un historique dans le poème. Ainsi « amie » est-il
d’abord employé par Léandre, « amant » (=amoureux désireux, dans son rôle de
séducteur), pour obtenir une réciprocité de tendresse en disant le désir : « Viens,

21 — Ibid., p119.
22 — Ibid., p120.

70
MIMESIS
______________________________________________________________

viens, m’amie, et d’une amour égale / Entrons tous deux en sa loi conjugale ; »23
Aussitôt après, dans cette tirade persuasive, venaient « noces », impliquant
« épousailles » et « époux », comme « conjugal »; puis « mari » : « Et me reçois, en
laissant tous ces vœux, / Pour humble serf, ou mari, si tu veux »24 . Dans cette
phrase, l’ambiguïté du « ou » est d’ailleurs admirablement sylleptique; « ou » a à la
fois valeur d’alternative et d’équivalence : « serf », c’est-à-dire mari, placé sous la
loi conjugale, dans la dépendance, à la merci de l’autre comme de l’Amour —
comme en témoigne le concetto attendu (Serf que pour toi Cupido a vené »—; et
« serf » ou bien mari, si tu l’acceptes, avec l’autorité maritale subséquente : « aux
choses que j’ai dites / Te faut ranger ».25 Quand Héro accueille, la première nuit,
Léandre chez elle et en sa couche, il est trois fois nommé « époux », deux fois
directement par le narrateur, et la troisième indirectement par Héro elle-même.26
Malheureusement, on sait que, les parents d’Héro étant « contraires » à cette union,
la noce devra rester secrète : « C’était un lit, mais lit sans accordances / D’hymnes
chantés ».27. Il s’agit d’une noce profane en tant que clandestine et qu’illicite au
regard des figures d’autorité (prêtres, parentés, amis des deux familles) qui
devraient y présider. En même temps, son caractère sacré n’est pas complètement
nié, il est seulement restreint, gravement restreint à ce qu’on appellerait aujourd’hui
« la sphère du privé » : « nul poète on n’y vit / Qui du sacré mariage écrivît »28. Le
poète proclamant l’épithalame, qui manque au chevet des épousés, est assimilé à un
officiant bénissant l’union. À sa place, rien que le silence de la nuit; au lieu de la
lumière d’un « cierge béni » et des fleurs de rhétorique du chant poétique,
l’obscurité pour seul ornement. L’hésitation perpétuée jusqu’à la fin du poème entre
« amitié » profane et « mariage » sacré tient certes à la motivation du dénouement

23 — Ibid., pp109-110.
24 — Ibid., p110.
25 — Ibid.
26 — « mais sachez qu’à la porte, / Elle embrassa, d’amour et d’aise pleine, / Son cher
époux » (pp116-117); « ainsi parlant à son époux » (p117); « tu as beaucoup de travail pris,
/ Plus qu’autre époux n’en a onc entrepris; » (ibid.).
27 — Ibid., p117.
28 — Ibid.

71
MIMESIS
______________________________________________________________

tragique : seule la mort partagée, donnée par les Dieux et, elle, publique et publiée,
motif-clé de la légende, pourra sacrer et transférer dans l’éternité un hymen
éphémère (relevant de la chair, de la vie vécue, du cycle nycthéméral et saisonnier).
Le sacrement de la mort renvoie (enfin), par une terrible nostalgie, à un espace et
un temps mythiques (infinis et immobiles, pure étendue et pure durée), en deça et
au-delà de la scission sacré/profane qui a institué le passage du temps irréversible,
avec la faute au début, la rédemption ou la damnation à la fin, la lancinante
transitivité du récit épique, puis historique. La tentation et le péché sont reconvertis
en absolution pa le pire.

Mais quelle est la position du poète-narrateur, traducteur et traduit (Marot-


Musée), vis-à-vis de cette noce d’où il était absent comme célébrant « au moment
opportun » ? En tant qu’il montre ce qui, dans ce monde réel-là, devait rester caché
(aux parents sévères, aux dieux jaloux, aux rivaux malheureux, au jour indiscret), il
est voyeur, complice et partie prenante à l’acte de chair commis dans le péché et la
tromperie; il nous conduit au bord de la couche et en écarte pour nous les courtines;
il nous fait transgresser, avec lui et avec les amants, tous les interdits, profaner la
sacralité d’une chaste étreinte par un ton parfois « galant » et amusé, bon vivant,
voire ironique, écho de celui adopté dans tant d’autres textes, comme cette version
d’un épigramme de Martial dédiée à Rabelais :
Mais sous belle ombre en chambre et galeries
Nous promenans, livres et railleries
Dames, et bains, seroient les passetemps
Lieux et labeurs de nos espritz contens.29
D’autre part, en tant qu’il proclame. révèle, éclaire et orne rétrospectivement
(mais aussi dénonce, délate) ce qui a eu lieu hors le regard du jour, ce qui s’est
fomenté comme actualisation d’un imaginaire profane, il chante les « chants
nuptiaux » qui « point n’y furent chantés », il rétablit par la belle et digne écriture
du poème, la sacralité alors omise, il s’efforce de gommer et de réunifier la
duplicité d’Héro qui « de jour vierge et de nuit femme était ». En conséquence de

29 — Traductions du latin en francoys, initations et inventions nouuelles, tant de Clément


Marot, que d’autres des plus excellens Poëtes de ce temps, Paris, de l’imprimerie d’Estienne
Groulleau, 1550, p6. (source « Gallica », BNF).

72
MIMESIS
______________________________________________________________

quoi, la question initialement posée d’une interprétation chrétienne ou païenne de la


conduite d’Héro, doit être complétement réécrite : la diégèse marotique de Héro et
Léandre étant profondément différente de celle d’Ovide, sa représentation renvoie à
un univers de référence à dominante duelle, sacré/profane, dans lequel le panthéon
gréco-latin (d’ailleurs indistinctement mêlé dans l’onomastique) et les pratiques
religieuses antiques sont en partie plaqués sur la théologie et les pratiques
chrétiennes et vice-versa (d’où le double sens de « nonnain de Vénus », à la fois
bonne sœur et prostituée). Ce placage forcé et partiel, avec ses décalages, laisse des
restes, de part et d’autre : un univers mythique, en tant que tel, perdu ou largement
estompé, d’un côté; et un univers moderne, en cours d’émergence, auquel on aspire
tout en le redoutant, dont les pôles seraient le réel (social, corporel, etc.) et
l’imaginaire (individuel, sentimental, etc.). Au plan de ce nouvel axe de référence,
c’est la question de la possibilité (encore paradoxale au XVIe siècle) du mariage
d’amour, qui se pose. Question qui n’était nullement celle d’Ovide et qui va, de
diverses façons et dès le siècle suivant, autoriser les remaniements « bourgeois »
(comique) et « romantique » (dramatique) du thème de Léandre et Héro, de
Bracciolini et Scarron à Schiller et Grillparzer.

Un interdit familial et divin, un désir maudit (mal dit, parce qu’indicible)


et non béni (bien dit, parce que sujet encomiastique), nous le retrouvons chez
Racine, en particulier dans Phèdre. Mais hyperbolisé de telle sorte par la gravité
absolue de l’inceste, que les problèmes de la représentation du corps et de son désir
dans l’histoire en sont eux aussi exacerbés. Nous nous intéresserons un moment au
célèbre récit final de Théramène, dont nous ne pouvons malheureusement pas citer
en entier les 95 vers :
J' ai vu des mortels périr le plus aimable,
et j' ose dire encor, seigneur, le moins coupable. (...)
sa main sur ses chevaux laissoit flotter les rênes.
Ses superbes coursiers, qu' on voyoit autrefois
pleins d' une ardeur si noble obéir à sa voix,
l' oeil morne maintenant et la tête baissée,
sembloient se conformer à sa triste pensée.
Un effroyable cri, sorti du fond des flots,
des airs en ce moment a troublé le repos ;
et du sein de la terre une voix formidable

73
MIMESIS
______________________________________________________________

répond en gémissant à ce cri redoutable.


Jusqu' au fond de nos coeurs notre sang s' est glacé ;
des coursiers attentifs le crin s' est hérissé.
Cependant sur le dos de la plaine liquide
s' élève à gros bouillons une montagne humide ;
l' onde approche, se brise, et vomit à nos yeux,
parmi des flots d' écume, un monstre furieux.
Son front large est armé de cornes menaçantes ;
tout son corps est couvert d' écailles jaunissantes ;
indomptable taureau, dragon impétueux,
sa croupe se recourbe en replis tortueux.
Ses longs mugissements font trembler le rivage.
Le ciel avec horreur voit ce monstre sauvage ;
la terre s' en émeut, l' air en est infecté ;
le flot, qui l' apporta, recule épouvanté.
Tout fuit ; et sans s' armer d' un courage inutile,
dans le temple voisin chacun cherche un asile.
Hippolyte lui seul, digne fils d' un héros,
arrête ses coursiers, saisit ses javelots,
pousse au monstre, et d' un dard lancé d' une main sûre,
il lui fait dans le flanc une large blessure.
De rage et de douleur le monstre bondissant
vient aux pieds des chevaux tomber en mugissant,
se roule, et leur présente une gueule enflammée,
qui les couvre de feu, de sang et de fumée.
La frayeur les emporte ; et sourds à cette fois,
ils ne connoissent plus ni le frein ni la voix.
En efforts impuissants leur maître se consume,
ils rougissent le mors d' une sanglante écume.
On dit qu' on a vu même, en ce désordre affreux,
un Dieu qui d' aiguillons pressoit leur flanc poudreux.
à travers des rochers la peur les précipite ;
l' essieu crie et se rompt. (...)
J' ai vu. Seigneur, j' ai vu votre malheureux fils
traîné par les chevaux que sa main a nourris.
Il veut les rappeler, et sa voix les effraie ;
ils courent. Tout son corps n' est bientôt qu' une plaie.
De nos cris douloureux la plaine retentit.
Leur fougue impétueuse enfin se ralentit :
ils s' arrêtent, non loin de ces tombeaux antiques
où des rois ses aïeux sont les froides reliques.
J' y cours en soupirant, et sa garde me suit.
De son généreux sang la trace nous conduit :
les rochers en sont teints ; les ronces dégouttantes
portent de ses cheveux les dépouilles sanglantes. (...)
Cher ami, si mon père un jour désabusé
plaint le malheur d' un fils faussement accusé,
pour apaiser mon sang et mon ombre plaintive,
dis-lui qu' avec douceur il traite sa captive ;

74
MIMESIS
______________________________________________________________

qu' il lui rende... " à ce mot ce héros expiré


n' a laissé dans mes bras qu' un corps défiguré,
triste objet, où des dieux triomphe la colère,
et que méconnoîtroit l' oeil même de son père. (....)
Mais trop sûre à la fin qu' il est devant ses yeux,
par un triste regard elle [Aricie] accuse les dieux ;
et froide, gémissante, et presque inanimée,
aux pieds de son amant elle tombe pâmée. (...)
Et moi, je suis venu, détestant la lumière,
vous dire d' un héros la volonté dernière,
et m' acquitter, seigneur, du malheureux emploi
dont son coeur expirant s' est reposé sur moi.
Mais j' aperçois venir sa mortelle ennemie.30
De tout récents éditeurs de Phèdre nous rappellent que « ce récit très
célèbre est un passage obligé du sujet de Phèdre et Hippolyte depuis son origine
[...] », que, chez Racine, c’est « un véritable exercice de réécriture » et que « dès le
XVIIe siècle, des critiques ont reproché à Racine de sacrifier le naturel au profit du
poétique.’31 Ce récit a par ailleurs été infiniment commenté, nourrissant de façon
privilégiée de nombreuses réflexions sur Phèdre, voire sur l’œuvre de Racine en
général, comme on peut le constater par exemple chez Roland Barthes32 ou chez
Francesco Orlando33. Le point de vue psychanalytique conduit naturellement à
privilégier la figure du monstre, dans sa contradiction optique : il est à la fois le
plus visible dans son apparence et le plus inconcevable dans sa nature, à la fois au
centre de la scène et obscène... Sans du tout contester son omniprésence (chaque
personnage de la pièce est en effet « mosntrueux » pour quelque autre, à un moment
ou un autre), nous nous demanderons si un tel aveuglant étalage n’est pas lui aussi
en quelque mesure une représentation-écran qui nous aveuglerait à la lecture de ce

30 — extraits des vers 1502 à 1593 (Acte V, scène VI), d’après l’édition Paul Mesnard, in
Oeuvres de J. Racine, t.3, Hachette, Paris, 1885, pp388-97 (source document numérique
Frantext, sur serveur « Gallica », BNF).
31 — RACINE, Phèdre, édition Christian Delmas et Georges Forestier, Gallimard, col.
« Folio Théâtre », Paris, 1995, note 1 à la p105, p152.
32 - BARTHES, Roland, Sur Racine [1960], Seuil, col. « Points essais », Paris, 1979,
notamment pp114-115
33 - ORLANDO, Francesco, Lecture Freudienne de Phèdre, [1971], Les Belles Lettres,
Paris, 1986.

75
MIMESIS
______________________________________________________________

qui se cache derrière le monstre, quelque chose de beaucoup plus simple et de tout
aussi saisissant, si l’on franchit le rideau de fumée.

On se souviendra que Thésée, pour ne pas, dit-il, « tremper sa main dans


son sang », n’a pas exécuté lui-même Hippolyte, mais a délégué le châtiment au
Dieu Neptune. Les propres chevaux d’Hippolyte, qui, affolés par le monstre marin,
le traînent à la mort, ont, dans ce contexte narratif, une valeur particulière sur
laquelle il convient de se pencher. Hippolyte, qui, d’habitude, conduisait ses
« coursiers » avec la maîtrise d’Apollon, est d’abord abattu, astre déclinant qui va
rentrer dans l’ombre de l’exil, les ténèbres d’une injuste tache l’offusquant.
Neptune « vomit » à terre le monstre, mi-taureau, mi-dragon (solaire et enflammé),
qui épouvante ses propres flots (ses propres coursiers) reculant, sur eux-mêmes
repliés. Mais pourquoi, par quel enchaînement, Hippolyte périt-il ? Sa bravoure et
son imprudence cessent d’être quelconques dès lors que le reste de la compagnie
cherche un asile dans le temple voisin. Hippolyte, seul, « digne fils d’un héros »,
héros lui-même donc, refuse cette protection —qui serait aussi une soumission—; il
tente encore, en « poussant au monstre » de s’égaler au surhumain (ou au
surnaturel), au divin. Mais la mort du monstre ne lui servira de rien; les chevaux
solaires qui avaient naguère la tête baissée, deviennent furieux, contaminés par les
chevaux marins métamorphosés en taureau; éperonnés par Neptune, ils trahissent
leur maître qui a cessé un moment de les conduire, leur maître qui s’est révélé
simple humain, et ils le déposent mourant « non loin de ces tombeaux antiques / où
des rois ses aïeux sont les froides reliques », rivant dans toute conscience le clou de
cette mortalité humaine qui encadre admirablement le récit : « des mortels le plus
aimable », au début, « j’aperçois venir sa mortelle ennemie » (encore une syllepse),
à la fin. Ce qui se raconte ici, et dans toute cette tragédie des erreurs, tendue à
craquer par son Deus ex machina destructeur et obstiné à survivre coûte que coûte
en pertes humaines, c’est bien plus qu’une catastrophe tragique individuelle ou
même familiale, c’est la fin d’une race, celle des héros et demi-dieux, hybrides
divins-humains. La médiation des chevaux, convertis par Neptune, tirés par lui de
leur soumission à l’homme, force divine en tant que naturelle, divine par le bas,
dans sa bestialité, sa brutalité indomptable, est essentielle. Notre attention a été vite

76
MIMESIS
______________________________________________________________

asttirée sur eux par cette bizarrerie descriptive en parlant du corps d’Hippolyte
malmené : « de ses cheveux les dépouilles sanglantes », de même que « sourds à
cette fois », au vers 1535, s’entend aussi « à cette foi » (fidélité, obéissance) . De
même est essentielle la médiation du sang. Le sang, celui de la filiation comme
celui de la vengeance et de la souffrance, est désormais (comme parfois la voix) le
propre du mortel, homme ou animal, de l’ordinaire vivant; les dieux et leurs
émissaires ont le cri et l’humeur. Le monstre, largement blessé au flanc, ne saigne
pas explicitement dans ce texte; sa gueule enflammée couvre les chevaux de sang,
comme de feu et de fumée, mais on ne sait au juste s’il s’agit de son sang ou du
leur. Hippolyte, lui, n’est bientôt plus qu’une plaie, tout le paysage est maculé, et
même « teint » de son sang qui trace un chemin vers lui. Sang et encre se
confondent maintenant dans la tragédie, il n’est plus question de mourir ni d’écrire
proprement, quand la représentation de l’horreur, par le biais d’une hypotypose
déléguée à une voix si secondaire qu’elle en devient anonyme, fait, à cette entrée
dans l’histoire, à cette sortie des temps mythiques, irruption sur la scène de
l’imaginaire.

En ce qui concerne le régime de polyréférence, le chronotope de Racine est


clairement différent de celui de Marot, comme lui auteur courtisan et comme lui
chrétien dissident, un peu plus d’un siècle avant. Le mythe a reculé hors de tout
éclairage euphorique ou idyllique; insaisissable, il est devenu ténébreux chaos, déjà
tout plein de sacré, quoique informe et confus; il n’y a plus d’avant la faute, la faute
est au commencement de tout; il n’y a plus d’innocence, c’est pourquoi l’amour
d’Aricie et d’Hippolyte, on l’a souvent dit, est si peu convaincante, si improbable.
Mais, tandis que le sacré était encore promesse chez Marot, promesse négligée,
oubliée, mais enfin retrouvée, de réunion des domaines et de résurrection des corps
dans l’éternité, la dévoration de tout l’univers de référence par le sacré chez Racine,
son Dieu ogre dissocie le sacré de rien; réel et imaginaire restent enlacés dans une
étreinte serpentine, leur distinction est ajournée sine die. De là sans doute, une
esthétique de la représentation que l’on qualifie volontiers de baroque (par la
surcharge de procédés rhétoriques complexes, la surabondance des tropes, la
redondance et la polyvalence des signifiants), mais, en sens inverse, c’est bien la

77
MIMESIS
______________________________________________________________

mise à disposition de tels moyens signiques pour Racine, par une esthétique
baroque préexistante et qui a atteint avnt lui la plénitude de ses dispositifs, qui lui
permet, dans un geste désespéré, de cabrer une dernière fois la tragédie contre le
changement menaçant du paradigme de référence. Cervantes, au début du siècle,
n’était peut-être pas plus rassuré que Racine, par les annonces de cette révolution
qui allait bien vite bouleverser le rôle de l’écrivain et rendre bien plus périlleux
encore l’exercice de son art, mais il s’y prend autrement pour résister, il joue double
jeu, un pied de chaque côté du fossé.
2.3.6. Imaginaire et réel. Exemple 4 : l’enchantement de Don
Quichotte

Soit un lieu dans lequel les facultés mentales de l’homme (de classification
et de combinaison, d’analyse, d’association et de recombinaison des données
perceptuelles, par exemple) ne sont plus à l’image d’un Dieu coextensif à sa
Création (sauf quelques aberrations dues au Malin) mais relèvent d’une
phylogénèse spéciale, servent l’intérêt particulier de l’espèce, et bientôt de ses
individus, un lieu dans lequel ces facultés font l’objet, naturellement et non
accidentellement, d’un exercice agonistique : ce lieu est celui où se forme le
concept de l’homme moderne. Et l’homme moderne est celui qui développe une
conception utilitariste (plus encore qu’hédoniste) de ses opérations mentales et de
ses contenus de conscience. Conquérant de la nature, y compris de la sienne propre,
il dissocie la cible de la visée, l’objet du sujet, le résultat des moyens, le savoir de
l’apprentissage, et le réel de l’imaginaire. À la limite, le réel, c’est l’autre sans moi
et en tous cas sans je, c’est ce qui existe indépendamment de toute connaissance
que j’en aie, sans interférence avec l’impression qu’il me fait, avec sa nomination et
sa désignation par la langue, avec sa description et son animation par ce qu’on en
conte. Et l’imaginaire, au contraire, c’est, à la limite, ce qui n’existe que comme
contenu de conscience ou de préconscience, comme nom, description ou récit,
comme fonction de mon désir ou de mon manque ou encore comme surplus sans
objet de mon activité intellectuelle et affective d’appropriation du monde. À la

78
MIMESIS
______________________________________________________________

limite le réel est inimaginé et inimaginable, et l’imaginaire non seulement irréel


mais irréalisable.

Entre ces deux pôles gît tout ce qui relève de la représentation. Et les
univers de référence réel et imaginaire sont eux-mêmes des formations de
compromis par rapport aux horizons radicalement opposés, exclusifs et non
communicants, déliés, que l’on vient d’évoquer. Tous les genres de fictionalité que
nous connaissons le mieux et qui articulent encore aujourd’hui de façon dominante
la scène de la représentation tiennent d’abord à cette double référence (au réel et à
l’imaginaire), à la comparaison des produits respectifs de ces références (laquelle
des deux, ou quelle proportion de chacune produit la plus grande cohérence ?) et à
l’intensité de la comparaison nécessaire pour produire le sens le plus homogène ou,
alternativement, le plus riche. Dans un espace saturé dont les axes seraient celui de
la référence (imaginaire <-- --> réel) et celui de la comparaison des références, on
trouverait aisément l’emplacement du merveilleux, du fantastique, du réalisme, du
documentaire, etc. Le merveilleux, qui décroche délibérément et d’entrée de jeu des
lois posées comme celles du monde réel, renvoie massivement à l’imaginaire et
réduit à un minimum la comparaison des références (elle ne ferait que parasiter son
fonctionnement, elle serait un bruit). Le documentaire, lui, renvoie massivement au
réel et cherche à éviter le trouble d’une comparaison avec la référence à
l’imaginaire. Tandis que le fantastique, tout en exigeant un haut degré de
comparaison, renverrait plutôt à l’imaginaire qu’au réel, et le réalisme plutôt au réel
qu’à l’imaginaire, sans que la frontière, mainte fois franchie, passée et repassée,
dans tant d’œuvres modernes, soit souvent plus qu’une passoire.

Mais il ne faut pas perdre de vue que la relative « monoréférence »


mythique et la double référence sacré/profane restent présentes, sous forme
vestigiale, ou de recours nostalgique ou en concurrence ouverte avec la dualité
réel/imaginaire. Le merveilleux comme le documentaire, en rejetant la comparatio,
tendent vers un idéal de monde unique qui ressemble étrangement à celui des temps
mythiques, mais l’un tend à sacraliser l’imaginaire, l’autre le réel. Les catégories du
sacré et du profane auraient au contraire une pertinence très affaiblie, sinon nulle,

79
MIMESIS
______________________________________________________________

dans les fictionalités fantastique et réaliste, lesquelles pourraient opérer aussi


suivant un autre partage des valeurs, entre humain et non humain.

Selon une vue simpliste, la plus répandue, du « sens » de Don Quichotte, le


personnage éponyme et son rustique écuyer « représenteraient », l’un l’imaginaire
et l’idéal, l’autre le réel et le matériel, parce qu’ils adhéreraient respectivement à
l’imaginaire et au réel, et chacun aux valeurs correspondantes; et encore, non plus
au plan de leur identification à une visée ou à une appartenance acquise, mais à
celui de leur détermination par une origine, parce que le premier serait le produit
d’un livre ou des livres en général, et le second, illettré, le produit du « terroir »,
d’une nature naturelle et d’une société d’avant l’artifice de la représentation
littéraire, sinon même d’avant toute représentation. Or, on s’aperçoit de suite, en
analysant ces formulations, qu’elles sont contradictoires : Don Quichotte est l’idéal,
mais le monde idéal (idylliquement simple) est celui de Sancho. Sancho est le réel,
mais, l’étant, il ne peut pas se voir comme tel, et il tend tout entier vers un autre, un
meilleur état de choses. Et ainsi de suite. Ces contradictions, toutefois, sont en
général assimilées, comprises et exploitées par la critique cervantine, par la lecture
savante. Les aspects métalittéraires, si riches et si complexes, de l’œuvre, tendent,
eux, à être dissociés des « contenus » de représentation, référentiels, et de leur
insertion idéologique. Or on pourrait montrer, je crois, en s’interrogeant sur le
système de polyréférence de Don Quichotte, que cette dissociation n’est pas fondée
et obscurcit la lecture d’une cohérence produite par la conscience d’un impossible,
à l’aube —pressentie, mais non consentie— de ce qui sera plus tard le réalisme. Cet
impossible, à la fois sérieusement quêté et redouté, donc poursuivi sur le mode de la
dénégation ironique, est un peu de la même nature que la créature de Frankenstein :
la production d’un être qui sortirait valide et viable du miroir déformant tendu au
monde par la représentation en tant que mimêsis naïve.

Au chapitre XLVI de la Première Partie, alors que don Quichotte nourrit le


projet de libérer la reine Micomicona, tous —police, d’un côté, curé et barbier, de
l’autre— veulent s’emparer de lui —les gardes pour le traduire en justice, car ils ne
savent pas encore qu’il est fou; les amis du village pour le ramener chez lui afin de

80
MIMESIS
______________________________________________________________

soigner sa folie à domicile. On est à quelques dizaines de pages de la fin de cette


partie, qui devait être celle du roman; arrêter le chevalier errant et le raccompagner
dans ses foyers, au point de départ, c’est clore, boucler le récit. Comment s’y prend-
on ? On sait que don Quichotte, malgré ses nombreuses mésaventures, est encore
capable d’opposer une vigoureuse résistance à tous ceux qui tenteraient de barrer la
route glorieuse de ses exploits. Il pourrait être lui-même blessé dans la bagarre. Et
comme le dualisme du physique et du moral prévaut et que deux précautions valent
mieux qu’une, on s’occupe à la fois de son corps et de son esprit : on fait en sorte
de lui pieds et poings lier par surprise, dans son sommeil, et de l’enfermer dans une
cage des plus solides; d’autre part, le barbier va lui tenir un discours prophétique et
prometteur qui le rassurera sur l’issue et tentera d’établir pour l’impatient héros lui-
même, et dans sa logique romanesque, des conditions de vraisemblance préservant
sa dignité malgré le traitement avilissant qu’il subit.

Commençons par ce discours, en une traduction « littérale » et qui tienne


compte des ambivalences lexicales :
« O chevalier à la Triste Figure ! Que ton ambulante prison ne te chagrine pas [ne te donne
pas demeure en terre], car c’est ce qu’il faut pour terminer plus vite l’aventure en laquelle t’a mis ton
grand effort. Laquelle aventure finira quand le furieux lion taché [de la Manche] sera conjugué
[cogisant] avec la blanche colombe tobosine, après avoir humilié leurs hauts cols sous le doux joux
de mariage; de laquelle association inouie sortiront à la lumière du globe les vaillants [sauvages]
lionceaux qui imiteront les griffes rapaces du valeureux père. Et cela sera avant que le poursuivant
de la nymphe fugitive ait fait deux fois visite aux lumineuses images dans sa course rapide et
naturelle. [...]
Et comme il ne m’est pas permis [licite] de dire autre chose, adieu [avec Dieu restez]; quant à
moi, je m’en retourne où je sais. »
Et en terminant sa prophétie, il rendit sa voix plus aiguë, puis l’adoucit et prit de si
tendres accents que même ceux qui étaient au courant de la plaisanterie faillirent croire en la vérité
de ce qu’ils entendaient.34
Le barbier remplit son office conventionnel d’affabulateur, et déclare
d’ailleurs à Sancho, dans les lignes omises, faire des promesses au nom de la « sage
Mentironiana ». Comme tel, il ne serait à première vue que l’un des agents
conscients de la métalittérarité du roman, contrastant au principal bénéfice de la

34 - texte espagnol, édition Aguilar (ci-après référencée comme « Aguilar »), Madrid, 1957,
pp884-85, ma traduction; voir aussi la traduction Viardot, éditée et présentée par Maurice
Bardon (ci-après référencée comme « Viardot »), Garnier, Paris, 1954, p467.

81
MIMESIS
______________________________________________________________

seconde une représentation fantaisiste du monde dictée par le désir, le principe de


plaisir, avec celle de l’auteur-narrateur Σ (Cervantes), moraliste astreint au sévère
principe de réalité. Mais notre attention doit se porter, au-delà de ce truisme, sur la
rhétorique et la pragmatique du passage.

Ironique, parodique ou non, il obéit nécessairement à certaines règles de


l’ars oratoria, et connaît auprès de son destinataire premier, et même du public, des
auditeurs en général, un succès quasiment merveilleux. À quoi, outre les
dispositions circonstancielles plus ou moins favorables des récepteurs, le pouvoir
de persuasion d’un tel discours est-il dû ? Puisque son rapport de dépendance au
réel est ténu, est-ce à sa logique interne, à la forme du contenu ? Ou bien plutôt au
plaisir procuré par la forme de l’expression, plaisir qui constituerait pour les
auditeurs une simulation, un échantillon et un avant-goût de ceux, plus concrets,
qu’il annonce ? Il s’agirait, par exemple, pour Don Quichotte, de faire en sorte qu’il
n’ « éprouve pas de mal » du fait de sa prison en cessant d’éprouver le mal causé
par sa séparation de Dulcinée (laquelle va bientôt prendre fin), ou, pour Sancho,
dépourvu de tout, de lui révéler qu’il possède des qualités certaines, comme il
possèdera de grands biens. L’amalgame des causes et des effets, du présent et de
l’avenir, du matériel et du spirituel, etc., n’est possible que par une condensation au
niveau du signifiant, dont la double-entente, la paronomase et la syllepse incongrue
donnent l’exemple —toutes condensations génératrices du double plaisir de
l’emballage et du déballage, du caché-dévoilé, du resserrement et de l’expansion.
Ainsi afincamiento, comme doublet ancien d’ahincamiento, et d’une même racine
latine signifiant « fixer », est-il à la fois acquisition d’une terre, établissement sur
celle-ci, et pression exercée sur quelqu’un, d’où angoisse et tristesse; et une prison
itinérante, qui ne saurait fixer son prisonnier, ne peut non plus lui causer
d’angoisse, q.e.d..

Mais plus encore, comme l’indique le commentaire du narrateur en


position de témoin oculaire et surtout auditif, le discours du barbier agit-il par la
modulation de la voix, d’abord effroyable, puis perçante, puis caressante —
infligeant une crainte, puis une douleur, puis la calmant par la douceur : véritable

82
MIMESIS
______________________________________________________________

défloration amoureuse. La douleur et la cessation de la douleur (promise) sont


toutes deux mimées par l’action de la sonorité du discours, reprenant sur le plan
phonique l’un des procédés de charme de la rhétorique aristotélicienne. Nous avons
affaire à une incantation, à la persuasion par le chant. Ne serait-ce pas, tout
simplement, que la voix, elle, estphysique, présente et immédiate, dotée donc d’une
matérialité ou au moins, pour les sens, d’une apparence de matérialité plus grande
que celle de son ombre, de son double second et symbolique, l’écrit ?

En effet,
Don Quichotte se sentit consolé en écoutant la prophétie35, car il en démêla36 de point en
point le sens et la portée. Il comprit qu’on lui promettait de se voir engagé dans les liens d’un saint
et légitime mariage avec sa bien-amée Dulcinée du Toboso, dont les flancs heureux mettraient bas
les lionceaux, ses fils, pour l’éternelle gloire de la Manche. Plein d’une ferme croyance à ce qu’il
venait d’entendre, il s’écria en poussant un profond soupir : « O toi, qui que tu sois, qui m’as prédit
tant de bonheur, je t’en supplie, demande de ma part au sage enchanteur qui s’est chargé du soin de
mes affaires, qu’il ne me laisse pas périr en cette prison où l’on m’emporte à présent, jusqu’à ce que
je voie s’accomplir d’aussi joyeuses, d’aussi incomparables promesses. [...] »37
On constate que Don Quichotte, tout nourri et engrossé des paroles qui lui
assurent une descendance vivante, répond d’une voix forte et en exhalant un grand
soupir, en répandant au dehors l’air intime, du corps autant que de l’âme —corps et
âme qu’il n’est pas prêt à rendre avant de s’être vu réincarné dans sa postérité.

On sait trop bien, néanmoins, que telle ne sera pas sa fin. Tout se passe,
dans l’économie de la diégèse, comme s’il s’agissait d’empêcher Don Quichotte de
se reproduire dans la vie, de se perpétuer autrement que dans les écrits de « Cide
Hamete », comme si l’on cherchait à le dépouiller posthumément de toute existence
autre que livresque, comme si l’on souhaitait le réduire à ce que l’on peut entrevoir
de lui à travers les renglones, lignes et barreaux de l’écriture. Toutes les tentatives
des bons amis pour le libérer de certains livres —des romans romanesques, des
romans d’errance et de cavalcade, de cavale, par où il s’évadait— ne visent et ne

35 - littéralement : « par la prophétie écoutée ».


36 - en fait, coligió, soit tout le contraire de « démêler » : relier, réunir, faire collection, faire
cohérer.
37 - Viardot, pp467-68.

83
MIMESIS
______________________________________________________________

concourent-elles pas à le fixer, l’enfermer et l’immobiliser, rigide figure de pierre,


entre les parois d’un autre livre ?
.Ce résultat fut qu’on apporta la cage auprès de son lit, qu’on l’enferma dedans et qu’on
cloua les madriers si solidement qu’il aurait fallu plus de deux tours de reins pour les briser.38
Don Quichotte se laissait aller, assis dans la cage, les mains attachées, les pieds étendus, le
dos appuyé sur les barreaux, gardant le même silence et la même immobilité que s’il êut été, non
point un homme de chair et d’os, mais une statue de pierre.39
On dirait presque d’un sujet platonicien lié dans la caverne, le dos à
l’ouverture sur le monde et ne voyant devant lui que des ombres projetées.
Cervantes, plus encore que Platon, a besoin d’emprisonner l’humain dans l’espace
clos de l’écrit pour le maîtriser et le montrer, lion de ménagerie, esclave ou
prostitué, prisonnier, dira-t-on de ses illusions.

Mais il faut concéder à ce sujet assujetti quelques semblants de moyens de


défense, pour mieux défléchir ses questions, mieux réfuter ses interprétations et ses
arguments. Don Quichotte, qui se sait enchanté puisqu’il est dans l’incapacité de se
mouvoir, ne manque pas de s’étonner du défaut de décorum, de la lourdeur et de la
lenteur de l’équipage (« réaliste » ?) :
jamais je n’ai lu, ni vu, ni ouï dire qu’on emmenât ainsi les chevaliers enchantés [...]. En
effet, on a toujours coutume de les emporter par les airs avec une excessive rapidité, enfermés dans
quelque nuage obscur, ou portés sur un char de feu, ou montés sur quelque hippogriffe. Mais me
voir à présent emmené sur une charrette à bœufs, vive Dieu ! j’en suis tout confus. Néanmoins, peut-
être que la chevalerie et les enchantements de nos temps modernes suivent une autre voie que ceux
des temps anciens; peut-être aussi, comme je suis nouveau chevalier dans le monde, et le premier
qui ait ressuscité la profession déjà publiée de la chevalerie errante, a-t-on nouvellement inventé
d’autres espèces d’enchantements et d’autres manières de conduire les enchantés.40
Une fois de plus, l’intuition de Don Quichotte ne le trompe guère quand il se
considère cobaye et victime, soit de la simple modernisation, soit d’une novation
qui tout à la fois prétend faire revivre les récits d’aventures du passé en les répétant
et les restaurant, et de fait les métamorphose au point de les rendre méconnaissables
par cette aventure majeure du récit qu’est son appropriation totale et définitive par
la plume. Le passage des signes exaltés mais éhémères d’air et de feu, de la légèreté

38 - Viardot, pp466-67.
39 - Viardot. p472.
40 - Viardot, p469.

84
MIMESIS
______________________________________________________________

et de la vitesse du vol et de la fulgurance, au signe de terre, à la pesanteur et à la


lenteur des bœufs conjugués sous le joug et creusant laborieusement les régulières
ornières de la mémoire avec l’élégance d’une charrue, est saisissant. Fin de la fable,
(re)commencement du règne de la Bible.

Ce nouveau mode d’enchantement met le personnage, Don Quichotte en a


bien conscience, en danger de mort.

Qu’en était-il, dira-t-on, des vieux livres de chevalerie, volumineux et peu


maniables, dont quelques uns de ceux qui voulaient du bien à notre héros ont fait un
bûcher d’inquisition, acte de feu et de foi, avec la joie de les voir partir en vaine
fumée, dans la cour ? Sancho nous fournit la réponse en les appelant judicieusement
escrituras andantes, « écritures errantes »41. Ces livres n’étaient qu’autant de boîtes
de Pandore incapables de contenir sous leur couvercle la volatilité des voix, celles
des conteurs comme celles de leurs complices, les enchanteurs. On racontait alors
n’importe quoi, le Verbe n’était pas incarné, arrêté, fixé et crucifié, mais flottant
sans but. La parole n’avait d’autre propos que d’illustrer son propre idéal. N’allant
nulle part en particulier, elle risquait bien, cette sirène, de nous conduire au tréfonds
marin ou en d’autres mauvais lieux bien plus chauds. Le roman nouveau va
réformer tout cela, par l’autorité d’une inscription première, par l’autorité d’un
auteur exclusif et légalement déposé.

Contrairement à ce qui se passe chez Racine (dans un monde textuel à


dominante comique, ou dont le tragique a viré au comique par la labilité
ingénieusement légère de ses signes), les pôles de référence réel et imaginaire sont
déjà très saillants, incontournables, portés d’office sur le devant de la scène; mais le
sacré et le profane, qui, vivement défendus par un auteur « vieux chrétien »,
devraient non seulement maintenir leur prééminence théocratique mais reconquérir
le terrain perdu, ont le plus grand mal à se greffer ou se fixer sur l’un ou l’autre de
ces pôles de référence nouveau. Leur errance constitue le moteur des aventures de
Don Quichotte et de Sancho comme de celle du récit, il s’agit d’une véritable

41 - Viardot, ibid. ; Aguilar, p889. Sancho, le terrien, dit d’ailleurs qu’il n’est pas aussi leído
que son maître dans ces écritures : pas versé en, et pas lu dans (il n’y figure guère).

85
MIMESIS
______________________________________________________________

péripétie, qui devra ramener les protagonistes, guéris du changement, à l’humble


pureté de leur point de départ, réévalué à l’aune saine d’un ordre ancien,
immémorial, fondé par l’évangile de charité et de renonciation. Contrairement à
Racine et à Marot —et en cela, Cervantes le moderne est aussi et tout autant un
médiéval, un archaïque— l’espace mythique de référence ne correspond pas à une
Atlantide païenne ni à de ténébreuses limbes d’avant la révélation, il est encore à
portée de la main, au chevet du personnage malade d’errance, dans les sacrements
de la confession et de l’extrême-onction, à défaut du mariage ou de l’union
mystique.

2.3.7. État des lieux de la référence, perspectives, spéculations

Où en sommes-nous aujourd’hui ? Sommes-nous encore pleinement dans


l’espace moderne de la référence, amorcé en Occident avec l’humanisme, ou bien
avons-nous régressé, ou sommes-nous menacés de régression, ou encore sommes-
nous sur le point de passer à un état profondément nouveau du système dans lequel
s’introduiraient de nouveaux pôles ou de nouveaux univers opposés de référence ?

Comme en témoignent des ouvrages récents de philosophie, d’esthétique,


d’épistémologie, etc., ainsi que la rumeur culturelle, plusieurs catégories ou aires de
référence nouvelles sont candidates à l’entrée dans le système polyréférentiel, donc,
en quelque sorte aussi, à sa réforme constitutionnelle. Citons l’actuel et le virtuel, le
digital et l’analogique (ou le discontinu et le continu, ou le binaire et le ternaire), ou
encore le flou et le déterminé, l’ouvert et le clos —ce n’est pas une liste exhaustive.
Rien ne prouve que de telles paires d’opposés (même la première, la plus évidente
ou la plus insistante par ses liens avec les techniques de représentation graphique
nécessaires à la construction d’artéfacts ou à la thérapeutique médicale), issues
qu’elles sont des mathématiques, de la physique théorique, de la psychologie
cognitive, de l’intelligence artificielle ou d’autres secteurs des sciences
spéculatives, soient anthropologiquement pertinentes; rien ne prouve le contraire
non plus. Ce qui est intéressant, c’est que l’état des lieux de la référence nous
permet, d’une part, d’envisager une complexité accrue du système et, d’autre part,
qu’elle montre d’indéniables signes de trouble, d’agitation, d’insatisfaction en ce

86
MIMESIS
______________________________________________________________

qui concerne les deux grandes paires d’opposés qui ont régné, l’une pendant des
millénaires, et l’autre depuis deux ou trois siècles. Dans ces conditions, il peut
paraître vain, voire même dangereux de rabattre les problèmes et les enjeux actuels
de la représentation tant sur les présupposés qui furent ceux du réalisme que sur
ceux qui présidèrent à la formation des esthétiques classiques. Bricolage,
installation, manipulation, « morphing », nouveaux motifs récurrents de la pulsion
et du geste mimétiques contemporains sont en effet éthiquement étrangers aux
responsabilités que Platon aussi bien que Zola assignaient à ces praxis, si ni l’Ordre
des Idées ni celui de l’Histoire ou du Vivant ne sont plus joignables par l’exercice
du langage (ils n’en seraient que les effets ou le mirage) et ne peuvent plus se porter
garants de la validité des simulacres.

Nous devrons garder présentes à l’esprit ces problématiques tant dans nos
lectures des pratiques historiquement bien (trop bien) cernées de représentation
littéraire (3ème partie du cours), que dans celles des pratiques trop hâtivement
incluses dans la catégorie fourre-tout du post-moderne (que nous explorerons dans
la 4ème partie).

87
MIMESIS
______________________________________________________________

IIIe PARTIE - HISTOIRE DES PRATIQUES TEXTUELLES

LEÇON VII - 3.1- L’ÉCRITURE ET LA TRANSPARENCE : DU


« CLASSICISME » AU « DEGRÉ ZÉRO DE L’ÉCRITURE »

3.1.1 - Que la représentation classique est une représentation symbolique


Par mimêsis « classique » nous n’entendrons pas spécialement ni surtout
exclusivement celle qui fut centrale et institutionnalisée au XVIIe siècle français,
mais un mode de représentation connu depuis l’Antiquité classique et qui peut, dans
son principe, se prolonger jusqu’à nos jours et se retrouver dans des cultures fort
éloignées les unes des autres.

La mimêsis classique est un mode de représentation caractérisé par la


prédominance du signe symbolique (conventionnel), dans le cadre d’une
communauté de communication assez consensuelle dans son paratage des univers
de référence et de leurs médiations pour que l’adéquation des procédés de
représentation symbolique au monde représenté se donne comme naturelle. C’est ce
que l’on pourrait appeler (effet de) transparence. En vertu de l’application des
règles de convenance, de l’étroite sélection des thèmes et des façons de les traiter,
tout se passe comme si le travail du texte ne s’interposait pas entre le « regard » du
lecteur et le monde représenté.

3.1.1.1 - Théories (encore)

Comme on s’en rend compte aisément à la lecture des théories du roman


offertes entre autres par Huet ou Marmontel, la représentation littéraire —ou
artistique en général— est encore conçue par l’idéologie dominante aux XVIIe et
XVIIIe siècles (comme elle le restera pour les « bien-pensants » de toutes eaux, y
compris les « politiquement corrects » d’aujourd’hui) comme une entreprise
d’édification morale. Lors même qu’on n’y croit plus vraiment, on n’ose pas ne pas

88
MIMESIS
______________________________________________________________

faire semblant. Quelle que soit la perversion mise en scène par Sade, elle n’est pas
« amorale » mais se fonde sur le prétexte de la loi morale et de sa transgression. Les
appels à une lecture sensée et sensible, la haine récemment renouvelée de la
« théorie », ou de la science de la littérature, de la « gratuité » formaliste, relèvent
de la même attitude.

Dans ces conditions, tout récit est allégorie, une « histoire qui est en réalité
deux histoires » (l’une matérielle ou concrète, renvoyant au monde des corps, des
objets et des paysages; l’autre morale ou abstraite, renvoyant au monde des valeurs,
des concepts et des idées), et la première est alors au service de la seconde, pour
l’illustrer, l’imager, la rendre intéressante et la faire mieux comprendre, elle n’a pas
le loisir de « peindre le monde » à l’aventure, ni de le peindre à la fantaisie de
l’écrivain. Double limitation : du côté du représentable, voire de l’observable, qui
ne saurait être frivole, ludique ou dilettante; et du côté des moyens de la
représentation, laquelle doit charmer, séduire pour attirer l’intérêt du récepteur,
d’une part, et le convaincre, d’autre part —une prime de plaisir étant accordée à qui
accepte la vérité de la loi.

Marmontel écrit, dans son Essai sur les romans :


Demandez à l’historien pourquoi il se consume à découvrir les traces du passé, et dans le
naufrage des nations les débris de leur existence : il vous dira que ce sont des exemples, des leçons,
des avis salutaires qu’il veut transmettre à l’avenir, et sans cela le plus laborieux ferait son tourment
d’amuser une curiosité vaine, métier stérile et méprisable, ou de montrer indifféremment les jeux
divers de la fortune42
et encore :
sans cela le plus fidèle imitateur des faiblesses du cœur humain, de ses passions, de ses vices
même, ne serait qu’un vil complaisant et qu’un servile adulateur43

La sincérité, la vérité entière comme conformité au vécu, ne sont pas une


justification suffisante pour « tout dire » : Marmontel déclare donc qu’il « est loin
de penser que la licence que Rousseau s’est donnée de tout dire dans ses mémoires,

42 Essai sur les romans, pp287-88


43 ibid., p289

89
MIMESIS
______________________________________________________________

soit un exemple à suivre. 44 Même si, au nom de la science, l’écriture miroir de


l’observation devait plus tard devenir au contraire le but déclaré du réalisme et du
naturalisme, il y aura toujours des restes de moralisation dans leur discours, fût-ce
pour justifier une restriction de champ dans la représentation de l’action inverse de
celle des classiques (lorsqu’on investit dans le roman du crime, du vice, de la
décadence). Quoi qu’il en soit, décence, moralité, bienséance ou convenance
correspondent à des ressources expressives « simples », c’est-à-dire doublement
conventionnelles : au présent, en ce qu’elles sont disponibles à tous les honnêtes
gens, et dans la pérennité, par la tradition antique, retrouvée, entretenue et
améliorée par les « bons auteurs ».

3.1.1.2 - Pratiques

De tout cela, il résulte paradoxalement (du moins à nos yeux) que simplicité
et transparence sont obtenues à la fois par des lacunes textuelles et par un mode de
référence fondamentalement indirect. On s’en aperçoit en considérant les procédés
classiques de la description, et plus encore sa quasi absence dans un roman comme
La Princesse de Clèves.

Trois exemples, l’un du début, les suivants empruntés aux deux scènes du
pavillon :
1 - Jamais cour n’a eu autant de belles personnes et d’hommes admirablement bien faits; et il
semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les plus grandes
princesses et dans les plus grands princes. Mme Élisabeth de France, qui fut depuis reine d’Espagne,
commençait à faire paraître un esprit surprenant, et cette incomparable beauté qui lui a été si
funeste. Marie Stuart, reine d’Écosse, [...]était une personne parfaite pour l’esprit et pour le
corps.45

1bis - Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa parure. [...] Ce prince était fait d’une sorte
qu’il était difficile de n’être pas surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu, surtout ce soir-là,
où le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne;46

2 - Il arriva dans la forêt et se laissa conduire au hasard par des routes faites avec soin, qu’il
jugea bien qui conduisaient vers le château. Il trouva au bout de ces routes un pavillon, dont le

44 ibid., p330
45 Madame de la Fayette, La Princesse de Clèves, Édition « Folio », p130
46 ibid., p153

90
MIMESIS
______________________________________________________________

dessous était un grand salon accompagné de deux cabinets, dont l’un était ouvert sur un jardin de
fleurs, qui n’était séparé de la forêt que par des palissades, et le second donnait sur une grande allée
du parc. Il entra dans le pavillon, et il se serait arrêté à en regarder la beauté, sans qu’il vît venir
[...] 47

3 - elle fut surprise de toutes les beautés qu’elle y trouva et surtout de l’agrément de ce
pavillon. Mme de Clèves et elle y passaient tous les soirs. La liberté de se trouver seules, la nuit,
dans le plus beau lieu du monde, ne laissait pas finir la conversation entre deux jeunes personnes,
qui avaient des passions violentes dans le cœur; et, quoi qu’elles ne s’en fissent point de confidence,
elles trouvaient un grand plaisir à se parler.48
3bis - Il vit qu’elle était seule; mais il la vit d’une si admirable beauté qu’à peine fut-il maître du
transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge, que
ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y
avait plusieurs corbeilles pleines de rubans; elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours
remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit qu’elle faisait des
nœuds à une canne des Indes fort extraordinaire [...] 49
Dans le premier passage, comme partout ailleurs, l’adjectif « beau » ou le
substantif « beauté » fonctionnent sémantiquement sur deux modes distincts à la
fois. Tandis que, pour nous, lecteurs modernes, postromantiques, « la beauté est
dans l’œil du spectateur », elle réside ici, comme « l’air brillant » de Nemours,
dans un objet qui suscite nécessairement un jugement consensuel. Le jugement de
valeur désigne en même temps une communauté de goût dans laquelle « il serait
difficile » de n’être pas « surpris », émerveillé, admiratif. D’autre part,
contrairement à ce que nous pourrions imaginer aujourd’hui, et pour les mêmes
raisons, « beau » constitue une véritable description : la satisfaction d’un certain
nombre de critères discriminatoires, tels que ceux du teint, de la taille, du port du
corps, etc. On aurait tort d’objecter que rien ne nous dit de concret : si la dame avait
des fossettes aux joues, un grain de beauté, et des cheveux bruns ou blonds. En effet
tout système descriptif d’époque, dans une culture déterminée, est complet pour
cette époque et cette culture; les autres critères ne sont pas pertinents, pas plus que
des qualités de neige pour un habitant des tropiques. La communauté des lecteurs
virtuels sait quels ensembles de traits sont beaux et lesquels ne le sont pas, et la
liste des possibles est restreinte dans les limites de ce que Roland Barthes eût

47 ibid., p238
48 ibid., p279
49 ibid., p281

91
MIMESIS
______________________________________________________________

appelé le « code culturel ». À la différence des descriptions romantiques et surtout


réalistes, ou encore « objectales », lesquelles sont univoques au plan de la
matérialité du référent, la description classique est univoque quant à sa valeur.

La représentation classique est sous-tendue par la notion d’un ordre préétabli


et constant, idéel et idéal, dont les objets réels, qu’ils soient naturels ou produits de
l’art, approchent plus ou moins. C’est la « route faite avec soin » qui mène au
château, comme le texte fait avec soin mène au beau et au vrai. Les qualités de
l’esprit sont appariées à celles du corps, qui les rendent visibles, comme, en sens
inverse, l’admiration (inéluctable) de la communauté (ici, la cour) décrit les corps.
Les arts, de même, tout en gardant leur spécialité et parce qu’ils la gardent,
s’adressant à des sens différents, collaborent à une même entreprise. Ce qu’on
nomme « un tableau charmant » ou « grandiose » dans le texte littéraire, renvoie à
des images bien connues produites par les peintres, divulguées par la gravure,
reproduites éventuellement sur la scène des théâtres; de même que les tableaux
peints et gravés ou les tableaux vivants, fixes ou animés, du théâtre et du ballet,
renvoient à des récits racontés dans les histoires, les romans, les poèmes. Les textes
canonisés (d’Homère, Virgile, Horace ou Tacite, à Ronsard, puis à Racine, puis à
Fénelon et Voltaire) ne sont pas seulement des parangons et des modèles dont on
doit imiter les qualités, la force, la virtus pour tenter de les égaler, sinon de les
surpasser, ils servent, avec la mythologie classique ou biblique qu’ils contribuent
d’ailleurs à véhiculer, de réservoirs d’images mentales. La pré-figuration peut, dans
une quasi-circularité des codes, aller jusqu’à dispenser de la figuration : une Vénus,
une Junon, une Diane, aussi bien qu’un « beau jardin de fleurs » sont donc
suffisamment décrits par leur nomination. Nemours, se fût-il attardé à contempler,
n’aurait pas découvert un jardin inédit, il l’aurait reconnu. C’est le comportement
héroïque de Mme de Clèves, lui sans exemple, qui peut être découvert et fait le
propos de l’observation et du récit.

3.1.2 - Classicisme et baroque

Nous avons déjà mentionné brièvement ce problème en 1.3.3. et formulé


quelques positions de principe. Il faut néanmoins ajouter que, si le baroque n’est

92
MIMESIS
______________________________________________________________

pas le contraire antagoniste du classique mais son envers nécessaire, l’envers n’est
pas, dans sa teneur, son grain, semblable à l’endroit. Il en montre les ficelles, il
déploie ses restes, il décharge sa retenue, il explose et dénonce ses apories. (Et vice
versa).

Le texte baroque peut donc apparaître aussi bien comme un texte classique
inachevé —au sens, par exemple, où l’inventio, le choix du sujet, n’a pas été
suffisamment fixée, où l’épuration du matériau n’a pas été menée à son terme—,
que comme un texte classique surachevé, dont le travail d’économie, l’effort
d’abstraction, la rhétorique allégorétique, finissent par tourner à vide. Dans les deux
cas, le baroque constituerait du « moins sublime » par rapport au classique, une
sorte de retour de son refoulé; soit qu’on ait affaire à une sublimation seulement
partielle du désir que l’acte de représentation satisfait fantasmatiquement
(métamorphose incomplète de l’objet ou inaccomplissement du choix d’objet), soit
qu’il s’agisse d’une désublimation (concrétisation seconde) du fantasme produit par
cet acte.

Les lectures françaises de Milton et de Shakespeare au XVIIIe siècle, voire


plus tard encore, en opposant le génie à la mesure, l’exubérance à la contention, le
barbare au policé, font du baroque un état primitif de l’art où tout est servi pêle-
mêle, les beautés avec les horreurs, le diamant avec sa gangue; le baroque y est
interprété comme brouillon du classique : on n’y voit pas clair là-dedans, on n’y
voit pas bien ce qu’il faudrait y voir parce que cela reste à l’état brut, ce n’est pas
dégagé et nettoyé de ses impuretés. En sens inverse, les critiques de la préciosité
française, du marinisme ou du cultisme espagnol, dénoncent à la fois une
élaboration excessive et une gratuité (immorale, bien sûr —voir supra Marmontel)
du travail rhétorique qui, outrepassant sa qualité instrumentale et dépassant son
objet, réduit celui-ci à l’insignifiance d’un prétexte. Je propose de relire dans cette
perspective aussi bien des textes dont la séduction mise sur l’illimitation des tropes
(Voiture, le dialogue de la Sylvie de Mairet) que ceux qui jouent sur la résistance de
l’effet de représentation (résistance à la contradiction interne ou externe,
métalinguistique), tels que L’Illusion comique, Le Menteur ou La Comédie des

93
MIMESIS
______________________________________________________________

Comédiens de Scudéry. Tous ont pour effet de mettre en question l’évidence et la


transparence supposées de la représentation classique, ce qui ne veut pas dire, bien
au contraire, qu’ils en abolissent la nécessité, puisqu’ils produisent un malaise
qu’elle seule, alors, peut guérir. Telle est peut-être, à l’époque contemporaine, et
face à une « conscience » aiguë de l’absurde ou de l’entropie du réel, la principale
fonction des écritures « blanches » comme celle d’Albert Camus romancier, mais
aussi, plus récemment, de nombreux minimalistes ou de « témoins de leur temps »
hyperréalistes.
3.1.3 - Degrés zéro

Si l’on demandait en classe quel est l’écrivain français du XXe siècle qui est
le plus fidèle au mode classique de représentation, j’imagine que la réponse toute
prête serait Valéry et non pas Camus, sans doute parce que le premier utilisant à
souhait les références antiques, son monde, est de ce fait un monde de symboles a
priori lisibles à travers leur tradition, tandis qu’il ne s’embarrasse guère plus qu’un
Yves Bonnefoy des référents sociaux et technologiques actuels. Or pourtant il n’en
est rien. Le refus même du roman, chez Valéry, et parallèlement son propos
provocateur de mettre en histoire ou du moins en discours un état nul de la
conscience, prouvent sa méfiance profonde vis-à-vis de tout ce qui pourrait nous
procurer l’illusion d’une figurabilité fixe et réglée du monde (que ce soit sous
l’aspect des étants concrets ou sous celui des valeurs). Lisons par exemple, à la fin
des « Propos sur le progrès » :
Parmi tant de progrès accomplis, il n’en est pas de plus étonnant que celui qu’a fait la lumière.
[...] Enfin cette même lumière, qui était le symbole ordinaire d’une connaissance pleine, distincte et
parfaite, se trouve engagée dans une manière de scandale intellectuel. Elle est compromise, avec la
matière sa complice, dans le procès qu’intente le discontinu au continu, la probabilité aux images,
les unités aux grands nombres, l’analyse à la synthèse, le réel caché à l’intelligence qui le traque —
et pour tout dire l’inintelligible à l’intelligible. » 50
Je ne veux pas dire que chez Camus, que ce soit dans L’Étranger ou dans La
Peste, la lumière figure encore, « comme toujours » ou « comme de droit », la clarté
du sens, le moyen de distinguer entre les objets matériels, de séparer le tien du

50 Paul Valéry, Œuvres, coll. de la Pléiade, t.II, Gallimard, Paris, 1960, p1027

94
MIMESIS
______________________________________________________________

mien, le bien du mal et le beau du laid, mais que, si sa symbolique est renversée,
elle n’est qu’inversée et reste univoque :
Peu après le prêche, les chaleurs commencèrent. On arrivait à la fin du mois de juin. Au
lendemain des pluies tardives qui avaient marqué le dimanche du prêche, l’été éclata d’un seul coup
dans le ciel et au-dessus des maisons. Un grand vent brûlant se leva d’abord qui souffla pendant un
jour et qui dessécha les murs. Le soleil se fixa. Des flots ininterrompus de chaleur et de lumière
inondèrent la ville à longueur de journée. En dehors des rues à arcades et des appartements, il
semblait qu’il n’était pas un point de la ville qui ne fût placé dans la réverbération la plus
aveuglante. Le soleil poursuivait nos concitoyens dans tous les coins de rue et, s’ils s’arrêtaient, il
les frappait alors. Comme ces premières chaleurs coïncidèrent avec un accroissement en flèche du
nombre des victimes <...>, une sorte d’abattement s’empara de la ville.51
La lumière ne fait plus la lumière, elle aveugle, littéralement et
métaphoriquement (les yeux du corps et ceux de l’esprit). La chaleur ne promeut
plus la vie, ne réconforte plus, elle « abat »; de même que, dans L’Étranger, la mer
n’ouvre pas l’horizon mais le ferme. « Le soleil de la peste éteignait toutes les
couleurs et faisait fuir toute joie. »52 Mais ce simple retournement, qui est aussi un
retournement simple, correspond à un choix tout aussi simple entre clé gréco-latine
et clé judéo-chrétienne d’interprétation du symbole, un « néo-biblisme » se
substituant de manière historiquement régressive aux néo-hellénismes humanistes.
C’est aussi l’Ancien Testament contre le Nouveau. Nous faisons retour aux plaies
d’Égypte, à la pluie de feu, au soleil arrêté et, derrière lui, au Dieu de colère. Il y a,
pour tous « nos concitoyens » —un peuple désélu—, correspondance étroite entre
les flèches solaires qui frappent les passants, et la mort qui monte « en flèche ». À
une indifférence cruelle, privée de sentiment et de conscience (tous les actes
humains se font, à Oran, « d’un air frénétique et absent »), correspond l’indifférente
cruauté divine. Si à l’absurde ou au non-sens répond un autre absurde ou un autre
non-sens, la symétrie rétributive rétablit le sens. Certes la symbolique stable qui
fondait la représentation classique est appauvrie et dégradée, signifiant une
pauvreté et une dégradation du monde dans lequel Camus et ses personnages
croient vivre (et aussi, parce qu’il ne faut pas trop demander à Camus, « philosophe
pour classes terminales »), mais son principe demeure, et, avec lui, une lisibilité qui

51 Albert Camus, La Peste, Livre de Poche Hachette, 1959, pp89-90


52 ibid., p91

95
MIMESIS
______________________________________________________________

dissimule le travail de la représentation, sa fragilité, sa contingence, ses artefacts, et


doit tout à cette dissimulation. Si nous ne pouvons produire la cohérence du texte
(celle de la signifiance aussi bien que celle du point de vue) qu’en acceptant le pré-
interprété, le prêt-à-lire, le point de vue du monothéisme, nous voici forcés d’entrer
dans la communauté et de lire, bon gré mal gré, avec elle ce qui a été depuis
toujours écrit du monde par un seul auteur (Dieu), et seulement cela. À cette
extrémité, la référence classique rejoint la référence mythique.

Espérons seulement, pour dissiper un peu l’illusion, en notre capacité


d’ignorer, d’oublier efficacement « ce qu’on peut lire dans les livres » —soit, ce
qu’on doit y lire (Peste, 247).

96
MIMESIS
______________________________________________________________

LEÇON VIII - 3.2. Y A-T-IL UNE MIMESIS ROMANTIQUE ? UNE


DOUBLE TORSION, DE HUGO À BRETON ET AU-DELÀ

Puisque nous ne consacrerons pas ici de chapitre distinct à la mimêsis des


Lumières, rappelons les trois points par lesquels nous avons caractérisé ses
conditions d’exercice : 1) illimitation du domaine de la représentation; 2)
dialogisme; 3) chute du vers. Précisons toutefois que, dans l’Occident de la fin du
XVIIIe siècle, ces trois traits sont encore programmatiques, ce sont, plutôt que des
acquis ou des contraintes, des objectifs pour ou contre lesquels il faut se battre.
Nous pourrions montrer d’ailleurs que, si nombre d’auteurs problématisent la
représentation en fonction de ces éléments nouveaux, ils le font au niveau des
structures narratives, des choix thématiques ou du système énonciatif, tandis que le
mode de référence et la « mise en conscience » correspondante demeurent
classiques (chez Sterne comme chez Diderot, chez Sade comme chez Fielding, avec
des nuances). C’est justement sur les deux derniers plans que l’esthétique
romantique va agir et compliquer, ou plutôt embrouiller durablement les choses.

3.2.0 - Position du problème esthétique

Je me permets tout d’abord de revenir, autant pour les qualifier que pour les
prendre en compte, sur quatre lieux communs qui configurent désormais pour nous
l’environnement historique et idéologique du romantisme, donc son « esprit » :
— Mort de Dieu et du Roi

Ceci n’est pas à prendre littéralement : le romantisme commence avant la


Révolution française et se développe tout autant dans des pays où elle n’a
d’incidence que stratégique; les romantiques ne sont pas nécessairement des
régicides, bien au contraire, pas plus qu’ils ne sont athées. Ce dont il s’agit, c’est
l’affaiblissement progressif, puis l’entrée en crise d’un ordre qui était autant un
ordre du discours qu’un ordre politique ou une cosmologie. On passe, ou l’on
repasse, du droit divin ou naturel (accomplissement de la Loi universelle) au droit
humain (vu comme contingent et pluriel, relatif aux structures des sociétés et aux

97
MIMESIS
______________________________________________________________

circonstances historiques), un droit qui n’accomplit rien de supérieur ou d’antérieur


à lui-même, mais sert à régler ou à prévenir les conflits pour assurer un exercice des
actions humaines qui soit le plus profitable à tous et à chacun, dans une
communauté déterminée. Non seulement le Soleil ne tourne-t-il plus autour de la
Terre, mais le Soleil cesse bientôt d’être seul de son espèce et « fixe au milieu des
planètes » : il y a pluralité des mondes et pluralité des Livres; tout bouge parce que
tout tombe, tous les corps sont entraînés les uns autour des autres, mais on ne sait
pas si ni comment tous ensemble autour de quoi : la vérité n’a plus de lieu vers
lequel on pourrait se diriger, elle est en mouvement, elle n’est peut-être que
mouvement sans but.

— Solitude du sujet

L’effondrement des certitudes déductives, de la centralité rayonnante des


principes, d’une logique hiérarchique mirée et se mirant à l’infini dans la hiérarchie
du pouvoir, de la naissance et de la parole, va de pair avec l’émergence d’un sujet
désemparé, non protégé, non couvert, non répondant, non motivé ni déduit. Il n’est
plus placé sous un regard qui le fonde et le dirige; son propre regard est responsable
et de son être et de l’être du monde, mais il est en compétition avec tous les autres
regards tournés vers l’intérieur; le monde ne le regarde pas, il doit s’occuper de ce
qui ne le regarde pas pour que ça ne lui tombe pas dessus par hasard; cerné par
l’indifférence du monde, il se voit assigner, pour simplement survivre, la tâche
prométhéenne d’aménager le monde à sa propre forme, qu’il doit encore découvrir;
rien d’autre qu’un tel aménagement ne le rend irremplaçable et ne le justifie.

— Esthétique de l’originalité vs. esthétique de l’imitation

L’originalité consiste à originer des originaux, ce qui est loin d’être une
tautologie, mais bien plutôt un nid de paradoxes. L’origine commune étant perdue,
chacun doit faire origine en « créant » ex nihilo, à partir de rien d’autre que ce soi-
même qui n’existe pas avant d’engendrer; originer est en même temps s’originer.
Dieu était, on ne lui posait pas la question de son origine, de son autocréation; mais
nous, qui ne sommes pas sans ce qui nous objective, comment faisons-nous pour
commencer absolument ? Le monde-déjà-là, qu’on appelait jusque là la Création,

98
MIMESIS
______________________________________________________________

risque de devenir un sérieux embarras, et avec lui toute re-présentation. En outre, la


« création » originale se définit comme le contraire de l’imitation; même
négativement, elle ne peut se définir que par rapport à ce qui a déjà été produit :
comment faire pour que les contraires ou les négatifs de ce qui est déjà ne se
ressemblent pas entre eux ? Pour qu’il n’y ait pas d’embouteillage à la porte de
l’enfer pour y trouver du nouveau, pour que la cote de la boue n’égale pas celle de
l’or, si c’est elle qui fait l’objet de la plus forte demande ? Enfin, comment faire
pour que le produit original soit à la fois admiré, connu pour tel, et ne soit pas imité,
ne devienne pas l’origine d’une tradition ? Rousseau affirme, par une facile
symétrie, dans le paragraphe liminaire des Confessions, que son entreprise n’a point
eu d’exemple et n’aura point d’imitateurs; or, comme l’histoire littéraire le prouve,
il n’en est guère qui aient autant fait école. L’esthétique de l’originalité conduit,
d’un côté à l’abstraction (à la non-figuration), de l’autre au secret de fabrication
(propriété littéraire et artistique comme propriété industrielle), dont les pendants
critiques sont le « génie » de l’auteur surtout, de la nation, de la langue ou du
moment en guise de compromis, et l’intuition du lecteur qui va à l’essentiel, rejette
d’un air outragé les apparences, bien évidemment trompeuses, de conformité au
déjà vu, déjà pensé, déjà dit.

— Primat de l’intérêt affectif

Écoutons encore Marmontel, déjà cité, car les médiocres sont ceux qui nous
permettent de prendre la température du temps et de mieux comprendre comment
une pensée se construit sur des lieux communs et parvient ainsi à s’accorder avec
elle-même :
La vérité historique a pour nous trois sortes d’attraits : l’un de curiosité pure, l’autre
d’affection, et l’autre enfin d’utilité. [...] L’intérêt d’affection est quelquefois plus vif encore [que
celui de curiosité], mais il n’est pas le même pour toute espèce de vérité. Il tient à l’exercice d’une
autre faculté que celle de l’entendement, et ne s’attache qu’à des objets qui nous émeuvent comme
nous voulons être émus. Or l’âme, pour jouir de son émotion, se donne rarement la peine d’examiner
si ce qui la remue est la vérité ou le mensonge. Ce qui lui est le plus analogue est ce qui lui est le
plus cher.53

53 Marmontel : Essai sur les romans, p357

99
MIMESIS
______________________________________________________________

On ne doit pas oublier le contexte : l’auteur vient de prononcer une


condamnation sans appel de la séduction affective de La Nouvelle Héloïse. Le
romantisme, en prenant le contre-pied de ce jugement banal, en entretient aussi
toute l’insidieuse banalité. Sa réfutation ne porte pas sur le fond mais sur la seule
valeur. Résumons et réécrivons la citation : a) l’intérêt d’affection est indifférent à
la vérité en soi, mais pas à la façon dont l’information est communiquée; b) la
faculté à laquelle il tient est autre que l’intellect, mais elle n’est pas nommée, peut-
être même pas nommable [on ose à peine le suggérer, mais c’est, hélas, la faculté de
rechercher le plaisir]; c) l’intérêt d’affection est narcissique (auto-érotique et
immobiliste), il est issu de l’âme telle qu’elle est et veut rester, il se porte sur le
même, non sur l’autre. On comprend dès lors pourquoi cet intérêt (sinon indifférent
au partage dichotomie/mensonge, du moins complaisant) sera le moteur, avoué ou
inavoué, de l’esthétique romantique de l’originalité; pourquoi l’imaginaire va
primer sur le réel (l’utilité, morale, est étrangère au moi) et, mieux, pourquoi, dans
cette esthétique, le réel lui-même n’aura de valeur qu’en tant qu’il peut passer pour
produit de l’imaginaire (autocentré), hallucination, illumination, révélation
foudroyante plutôt que constat vérifiable.

3.2.1 - La mise en sens, ou le représentatif, 1ère version

Il faudra longtemps (au moins jusqu’à la « révolution du langage poétique »)


pour que les conséquences extrêmes de la problématique esthétique du romantisme
aboutissent au cœur des pratiques artistiques : ce seront, on le verra, l’iconoclastie
des avant-gardes, l’éloignement, voire l’interdiction de la mimêsis , la fuite devant
le sens.

En attendant, le sens donné, la loi établie, les réponses confortables aux


questions de toujours sont encore trop près pour qu’on ne cherche pas à retrouver
les satisfactions solides qu’elles procuraient. Francis Claudon a raison de rappeler
que « les ouvrages d’Aristote n’ont pas disparu subitement de la conscience
esthétique collective; au contraire, on les réédite jusqu’à une date très tardive. [...]
Oui, les épigones du Classicisme et des Lumières forment un chaînon

100
MIMESIS
______________________________________________________________

historiquement essentiel. »54 Des formations de compromis, par substitutions de


rôles, trucages et déstabilisations prudentes de l’ancien système mimétique, sont à
celui-ci ce que les révolutions bourgeoises, non pas anarchistes ou communistes,
sont à la monarchie. Delille mettait Newton à la droite de Dieu : sans Dieu, il n’y
aurait pas de monde, mais sans Newton, nous n’aurions pas connu le monde. Avec
le romantisme on va un peu plus loin. Le monde a perdu son sens propre ou
immanent, vu, curieusement, la démission du garant; la nécessité du monde n’est
plus fondée si la nécessité de la Nécessité a disparu; l’être du monde devient
précaire, s’il contient la possibilité de son non-être. Il est urgent de prendre les
choses en main si l’on ne veut pas qu’elles finissent de nous filer entre les doigts.
Qui va le faire ? Chacun, et chacun séparément, puisque seul désormais peut fonder
quelque chose le sujet (sujet de et à la sensation, à l’affect). Je sens, donc je suis.
C’est moi qui vais donner sens, mettre en sens ce qui n’en a plus ou pas encore. Et
l’acte de mise en sens ne sera justiciable que de mon sentiment du sens, à travers
l’émotion que me donne l’effet de sens. La nature de ce qui est suscité à l’être
importe moins que sa mise au monde du sens, sensible.

Tout ceci pourrait être illustré par de nombreux exemples frappants, de


Coleridge (« Le dit du vieux marin ») et de Hölderlin (Hyperion) au premier
Mallarmé (« Hérodiade »), en passant par Chateaubriand, Emily Brontë ou Fernán
Caballero, mais nous préférerons un passage, d’ailleurs assez connu, des
Misérables, dans lequel la tension entre l’ordre fragilisé et précairement reconstruit
de l’ancienne mimêsis et la férocité de ce qui est, hors langage, dictant
implacablement sa loi de pure matérialité, se trouve figurée spatialement. Ce
« moment » de la pensée littéraire, étalé et éclaté, avec quelques importantes
différences historiques, de la fin du XVIIIe siècle à la première moitié du XXe,
pourrait se résumer dans le « recours au représentatif »; il s’agit, sans s’y réfugier,
d’opérer une sélection des objets de l’univers de référence telle que, d’une part, ces
objets soient majoritairement ou entièrement attestés dans le réel de référence, mais
qu’ils soient passibles, d’autre part et en même temps, d’un arrangement ou

54 Francis Claudon : « La Poétique des romantiques » in Histoire des Poétiques, pp297-98

101
MIMESIS
______________________________________________________________

réarrangement, rhétorique et métaphysique, qui permette de les utiliser ensemble


comme signifiants d’un ordre humain et divin sous-jacent ou surplombant, d’une
téléologie morale et sémantique, peut-être temporairement flouée par troubles et
révolutions, mais restaurable à terme.
FOLIIS AC FRONDIBUS
Ce jardin ainsi livré à lui-même depuis plus d’un demi-siècle était devenu extraordinaire et
charmant. Les passants d’il y a quarante ans s’arrêtaient dans cette rue pour le contempler, sans se
douter des secrets qu’il dérobait derrière ses épaisseurs fraîches et vertes. Plus d’un songeur à cette
époque a laissé bien des fois ses yeux et sa pensée pénétrer indiscrètement à travers les barreaux de
l’antique grille cadenassée, tordue, branlante, scellée à deux piliers verdis et moussus, bizarrement
couronnés d’un fronton d’arabesques indéchiffrables.
Il y avait un banc de pierre dans un coin, une ou deux statues moisies, quelques treillages
décloués par le temps pourrissant sur le mur; du reste plus d’allées ni de gazon; du chiendent
partout. Le jardinage était parti, et la nature était revenue. les mauvaises herbes abondaient, aventure
admirable pour un pauvre coin de terre. La fête des giroflées y était splendide. Rien dans ce jardin ne
contrariait l’effort sacré des choses vers la vie; la croissance vénérable était là chez elle. Les arbres
s’étaient baissés vers les ronces, les ronces étaient montées vers les arbres, la plante avait grimpé, la
branche avait fléchi, ce qui rampe sur la terre avait été trouver ce qui s’épanouit dans l’air, ce qui
flotte au vent s’était penché vers ce qui traîne dans la mousse; [....] la végétation, dans un
embrassement étroit et profond avait célébré et accompli là, sous l’œil satisfait du Créateur, en cet
enclos de trois cents pieds carrés, le saint mystère de sa fraternité, symbole de la fraternité humaine.
[...]
Le pavé de Paris avait beau être là tout autour [...] quarante ans d’abandon et de viduité avaient
suffi [...] pour que la nature qui déconcerte les arrangements mesquins de l’homme et qui se répand
toujours tout entière là où elle se répand, aussi bien dans la fourmi que dans l’aigle, en vînt à
s’épanouir dans un méchant petit jardin parisien avec autant de rudesse et de majesté que dans une
forêt vierge du Nouveau Monde.
Rien n’est petit en effet; quiconque est sujet aux pénétrations profondes de la nature, le sait. [...]
Même promiscuité, et plus inouïe encore, des choses de l’intelligence et des faits de la substance.
Les éléments et les principes se mêlent, se combinent, s’épousent et se multiplient les uns par les
autres, au point de faire aboutir le monde matériel et le monde moral à la même clarté.55

J’ai tronqué ce chapitre pour ne pas alourdir le cours, je vous invite cependant
à le lire en entier, sa complexité et son brin de folie en valent la peine. Nous nous
contenterons de trois groupes d’observations fondamentales pour tenter de
comprendre comment la description, prise au cœur de la narration et transfigurée
par sa pression, révèle à une lecture rhétoriquement et historiquement attentive, la

55 Victor Hugo : Les Misérables, IV-iii-3, Marabout, Verviers, s.d. (ca 1960), t.II, pp152-154

102
MIMESIS
______________________________________________________________

tension, voire l’écartèlement de la mimêsis romantique, bien observée par ailleurs,


sous un angle voisin, par Jacques Rancière dans La Parole muette.

a) Un avatar du locus amoenus

Remarquons tout d’abord le titre latin du chapitre ( = « des feuilles et des


branches ») qui renvoie encore plus explicitement que celui de la Partie (« L’Idylle
rue Plumet ») à une esthétique classique de la nature. Mais le hortus, locus
amoenus, est profondément reconverti et resitué, pas seulement repris, à peine
révisé et faiblement recontextualisé comme il pouvait l’être à la fin du XVIIIe
siècle par Thomson, Saint-Lambert, Bertin ou Delille. On retrouvera d’ailleurs
encore un travail analogue beaucoup plus tard dans « Le tombeau de Virgile »,
l’une des parties du Bourlinguer de Cendrars. Deux autres topoï structurants se
combinent pour opérer cette conversion : celui, biblique, du jardin d’Eden, et celui,
proprement romantique, des êtres-phénix. La métaphorisation enjambe donc, en
quelque sorte, le lieu classique dans lequel ordre et nature sont réunis de manière
euphorisante. L’Eden à présent, loin d’être celui d’avant le péché originel, à jamais
perdu, est un lieu auquel on revient, ou plutôt qui nous est revenu, par un pardon,
un apaisement ou un miracle local. L’eros classique, païen, s’est transformé en
agape, le désir en tendresse : « Paphos s’était refait Eden. On ne sait quoi de
repentant avait saisi cette retraite. »56 C’est la ruine qui est passée par là, « rendant
à la nature ses droits », droits sacrés, bien entendu. La résurrection du sens
immédiat (« l’effort des choses vers la vie ») est le résultat d’une dévastation : « la
mort des anciens propriétaires, une révolution qui avait passé, l’écroulement des
antiques fortunes, l’absence, l’oubli, quarante ans d’abandon et de viduité ».57 À
l’intérieur, donc, le « désert », dans lequel l’humain, les vices de l’histoire,
n’interfèrent pas pour l’instant avec l’harmonie et la symétrie d’une rencontre
verticale.

b) L’encerclement du réel séculier

56 Ibid., p.155
57 Ibid., p153

103
MIMESIS
______________________________________________________________

Mais à l’extérieur, le « pavé de Paris » gronde : dureté des monuments


institutionnels, faste et vanités, stérile agitation, cupidité, entrecroisement des
véhicules et des diatribes politiques. Le nostalgique nid du phénix est tout entouré
de rapaces prêts à le déchirer (c’est l’épopée contre l’idylle). On retrouvera mainte
fois, plus ou moins laïcisée à l’époque contemporaine, cette situation où tout ce
qu’il y a de délicat et de touchant dans une inaction consacrée à la mémoire passive,
n’est protégé que par un oubli temporaire du monde humain dans sa dynamique
implacable (pensons à une nouvelle comme « Villa Aurore » de Le Clézio).
L’intérieur, l’espace privé est le lieu dont la réalité coïncide avec l’idéal, idéal dont
la description relevait naguère du symbolisme classique; tandis que l’extérieur, qui
est barbarie, demanderait un regard hébété, la froideur du constat, le réalisme. La
mimêsis romantique se situe entre les deux, sur leur seuil instable; dans ses
moments heureux, elle se place au-dessus des deux.

c) Le livre-microcréation réunit l’esprit et la matière

C’est que ce jardin comprimé dans un espace si étroit explose de tout ce qui y
est nommable dans son entrelacement serré dont seul peut rendre compte le double
geste lyrique de la convocation énumérative et de la prolifération analogique :
Ce jardin n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale, c’est-à-dire quelque chose qui
est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre
comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une
foule.58
Le monde créé est tout entier contenu ici, au double sens de « contenir »; y
compris tout ce qui se presse au bord et qu’un mur croulant, une grille vétuste
endiguent « symboliquement ». Le mal Javert ou le mal Ténardier, l’affairement et
la pauvreté, l’injustice et les révoltes, les accidents et les barricades, la mort et la
perte, comme l’orgueil de la foi et les desseins impénétrables du Destin, tout est là
aussi, dans ce petit abyme, mais atténué, rendu, pourrait-on croire, inoffensif par la
sublimation tropique. On aura reconnu le Livre lui-même, cet épitomé, cette arche
de Noé, assez vaste pour une jungle et une jonglerie de mots, pour qu’y joue son
rôle un échantillon de chaque chose. L’auteur-créateur y préside; ce qu’il place

58 Ibid.

104
MIMESIS
______________________________________________________________

dans ce temple lui rend hommage. Que le livre soit de pierre ou d’herbe, il
conjugue en une unité fantasmée le substantiel et l’intellectuel comme
l’immensément grand et l’infiniment petit, « employant tout, ne perdant pas un rêve
de pas un sommeil, semant un animalcule ici, émiettant un astre là, oscillant et
serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un élément... »59 Les
univers de référence imaginaire et réel sont projetés l’un sur l’autre, comme le
profane et le sacré, et l’acte de représentation est celui qui force cette superposition
et l’empreinte réciproque. Cependant, et dans le même temps esthétique, la
dissociation guette.

3.2.2 - Où rien n’est plus certain : le fantastique, le nostalgique et le flou

Le projet totalitaire de l’Encyclopédie, qui ne voulait pas répertorier que le


présent et le passé, mais encore un avenir maîtrisé, est allé de pair avec une poussée
utopique considérable. Deux sortes de possibles ont renforcé mutuellement leur
expansion : ceux relevant du pouvoir-faire ou du pouvoir-advenir (possibles
narratifs, actionnels ou non), et ceux relevant du pouvoir-connaître ou du pouvoir-
concevoir (possibles descriptifs et axiomatiques). Quand la science prend le relais
de l’alchimie —ce qui se cherchait dans l’une n’étant pas très différent de ce que
l’autre livre—, pour percer les secrets de la nature et répandre ses trésors, ne faut-il
pas des pouvoirs occultes eux aussi ? L’utopie comme le rêve utilise une fiction en
images pour satisfaire illusoirement un désir censuré. Encore qu’il y ait deux types
d’utopies à cet égard : les utopies programmatiques énonçant à la manière d’un
code normatif comment le monde devra être (celles de Fourier, par exemple),
décrivant un monde dont notre action devra fournir le référent (f)actuel, matériel; et
les utopies représentant des mondes « alternatifs », qui pourraient être à la place de
celui où nous vivons, ou bien où nous pourrions vivre au lieu d’ici. L’entre-siècles
XVIIIe-XIXe voit éclore des utopies des deux types, lesquels ne sont pas des genres
complètement étanches : Sébastien Mercier, Casanova et Rétif de la Bretonne ont
tous produit, après Swift, d’importantes utopies « alternatives ». Dans ces textes,
certains traits essentiels du monde terrestre connu sont altérés : des caractères

59 Ibid.,. p154

105
MIMESIS
______________________________________________________________

anthropologiques, des caractéristiques de la biologie et de la physiologie animale ou


végétale, etc., mais, à la différence du conte merveilleux, les paramètres spatio-
temporels essentiels et le postulat d’identité ergative —qui fondent la prédication
narrative et toute historicité— ne font pas l’objet de changements majeurs par
rapport aux données connues de l’action humaine. Il y a contiguïté proche entre ce
réel-ci et celui qui est vécu comme tel par le personnage-visiteur et/ou l’instance
narratrice accréditée. Dès que ces sujets s’interrogent sur la nature, réelle ou
imaginaire, matérielle ou immatérielle, naturelle ou « surnaturelle », de leur
expérience, ou font en sorte, en tout état de cause, que le lecteur s’interroge sur elle,
nous passons de l’utopie au fantastique. Ce n’est donc pas un hasard que ce genre
naisse à la même époque, de Cazotte à Edgar Poe en passant par Jan Potocki.

En naissant, pourtant, il portait et programmait sa fin (scénario depuis tant de


fois rejoué dans le genre lui-même). L’épilogue du Manuscrit nous conduit avec le
narrateur Alphonse van de Worden dans les souterrains du cheikh :
La mine d’or qui depuis mille ans constituait la fortune de notre famille paraissait inépuisable.
[...] J’ai foré la roche en plusieurs endroits et j’ai trouvé que partout le filon touche à sa fin. Le
seigneur Moro s’est chargé de vérifier les richesses restantes et de calculer la part de chacun d’entre
nous.60
Le livre d’or de l’aventure, dans son bariolage, sera résolu en ses
composantes, et le métal précieux transformé en monnaie de singe, papier-monnaie,
papier-minerai, grimoire de fer vêtu, qu’il faudra découvrir et extraire pour lui
rendre son brillant éphémère.
[...] je me rendis chez les frères Moro et les priai de me rendre le rouleau scellé que j’avais
déposé auprès d’eux vingt-cinq ans auparavant : c’était le journal des soixante-six premières
journées de mon séjour en Espagne.
Je le recopiai de ma main et le déposai dans une cassette de fer où mes héritiers le
retrouveront un jour.61
Le fantastique ne procède pas, comme le « grand » romantisme, à une suture
volontariste des termes de l’antithèse, quelle qu’elle soit, de la terre et du ciel, ou du
représenté et du représentant; il reste sur le fil du miroir, c’est son mérite et sa

60 Jan Potocki : Le Manuscrit trouvé à Saragosse, nouvelle édition intégrale, José Corti,
Paris, 1990, p636
61 Ibid., p637

106
MIMESIS
______________________________________________________________

fragilité. Les tresses de cheveux y sont aussi, mais tour à tour, pour une conscience
à deux faces, des cordes de gibet. Aucun des deux mondes n’est plutôt l’extérieur
que l’intérieur, le réel que l’imaginaire. Il y a un silence pudique au centre, sur le
rêve qui joue, exécute et exauce, à sa façon elliptique, l’indicible plaisir d’une
représentation non secondaire ni ultérieure, en tous points égale à l’expérience :
Puis Emina tira une épingle d’or qui retenait sa chevelure et s’en servit pour fermer
exactement les rideaux de mon lit.
Je ferai comme elle, et je jetterai un rideau sur le reste de cette scène. Il suffira de savoir
que mes charmantes amies devinrent mes épouses.62
Il suffira ou il suffirait ? Mais comment vraiment savoir ? La représentation
fantastique participe de plusieurs modes antérieurs ou contemporains, et les
conteste tous. Elle fait d’abord appel à une lisibilité classique en utilisant par
exemple les signes établis de la présence du Malin et de ses œuvres; puis aux
techniques d’inventaire, de classification et de description mécanique d’items
matériels (êtres, objets, paysages et éléments de paysage) relevant des Lumières,
comme dans les rapports de voyageurs en terres lointaines mais certaines; enfin,
aux quatre traits de l’esthétique romantique que nous venons de définir (absence de
garant du sens, solitude du sujet, originalité, prégnance de l’intérêt affectif). Tandis
que les caractères 2, 3 et 4 amorcent ou renforcent une involution de la
représentation en mettant en question, à travers la validité du point de vue, la
subjectivité singulière elle-même qui vient d’émerger, avec d’autres facteurs issus
de la matrice autobiographique, comme fondement du récit moderne, le pot-pourri
des modes de mimêsis coexistant dans le fantastique annonce la mise à plat
postmoderne, en simultané anhistorique, des ressources et des modes de pensée
littéraires et artistiques, cette cacophonie que l’on fait volontiers passer pour la fin
de l’histoire.

Si le fantastique commence avec le romantisme qui lui confère ses principales


particularités comme mode de fictionalité spécifique, il connaît donc néanmoins des
mutations ultérieures importantes, aussi bien avec le réalisme qu’avec le
formalisme et les métalittératures en expansion depuis un siècle : l’après-Borges ou

62 Ibid., p85

107
MIMESIS
______________________________________________________________

certaines marges de la fantasy fiction ne sauraient être confondus avec les troubles
du « réel » chez Hoffmann, Poe, Gauthier, Villiers, ou même Henry James. On
passe d’une relativement simple non-coïncidence des présupposés (les vivants, par
exemple, contrairement aux morts, tendent à croire que ces derniers ne reviennent
pas) à des paradoxes eschériens, puis à une kaléidoscopie et à des emboîtements
illimités —tels que ce dont parle le langage, ce qu’il dit et ce avec quoi il le dit
puissent de plus en plus facilement s’échanger, traverser ou occuper un même plan.
La nostalgie des règles, des conventions, des positions généralement partagées du
sujet de l’observation qui permettaient de reconnaître à peu de frais l’objet de la
représentation (et de ce fait les objectifs du discours littéraire), cesse assez vite
d’être ce qu’elle était et débouche sur le flou, le bougé, le tremblé ou le louche : le
voisinage de l’ère du soupçon.

3.2.3 - Persistances, ou « le XIXe siècle n’est pas terminé »

Il va de soi que, quantitativement, une grande partie de la figuration littéraire


du XXe siècle, même récent, sa production de masse, reste pour le moins autant
tributaire des dominantes du romantisme que, comme on le verra, d’un état moyen
du réalisme dix-neuviémiste. Ce sont encore, dans la culture « culte », les amours
mortes qui font retentir les pianos fermés dans les salles de bal d’une certaine
Marguerite Duras, c’est la saveur préraphaélite de maint récit d’Anais Nin (La
Maison de l’inceste, par exemple), ou bien les flammes purificatrices qui
entretiennent indéfiniment la virginité de Jeanne d’Arc. Mais il est moins
intéressant de relever de tels immobilismes, des résurgences ou des sédimentations
aussi prévisibles, que de voir ce qui persiste du romantisme dans des secteurs de la
production littéraire où l’on se défendrait avec le plus de véhémence d’être
« romantique attardé ».

Le surréalisme et ses séquelles n’ont pas peu contribué à l’évolution signalée


ci-dessus, mais, on peut y voir aussi, comme dans le « symbolisme » finiséculaire,
une force inverse, de résistance, adaptation et stabilisation du romantisme, soit
activement soit par inertie. Encore faut-il distinguer entre quelques perturbations
plus complexes ou plus arbitraires, ou quelques subversions plus radicales telles

108
MIMESIS
______________________________________________________________

qu’elles peuvent se produire dans tels textes d’Aragon (Anicet, Télémaque) ou de


Huidobro (Altazor) et une voie tempérée conduisant de Breton romancier ou poète
lyrique à André Pieyre de Mandiargues.

Du premier côté on trouve des écritures qui recherchent la perte du sens ou y


consentent et se soucient donc peu du « représentatif »; il peut s’agir, séparément
ou tout ensemble, d’une systématisation « folle » de l’illogisme, du paralogisme ou
de logiques paradoxales, en donnant libre cours à un démon ou un autre (celui,
entre autres, de l’analogie —lignée Roussel—, ou du grotesque —lignée Jarry), et
de l’abandon total d’une homologie supposée des moyens de la représentation à
l’objet qu’elle construit comme référent (formalismes qui autonomisent et
automatisent en dehors de tout tréfonds de conscience la production du texte) :
Roussel encore, Perec, Ricardou se rencontreraient ici par l’effet de générateurs
théoriquement indépendants de toute visée imitative (textuelle ou non) tels que
paronomases, lipogrammes ou anagrammes.

Du second côté, la nostalgie du sens créé, d’un sens à trouver déjà déposé
dans le monde plutôt que se faisant dans le texte, prend son essor et s’exprime par
la recherche du secret, du caché, du hasard, de l’inexplicable qui explique tout,
d’une magie, d’un orphisme, etc., lesquels font appel, très paradoxalement, à une
prétendue spontanéité débridée, à un imaginaire enfoui et privé, alors que toutes les
conditions de la représentation sont déjà modelées par des pratiques sanctionnées :
on ne retiendra du monde que le « merveilleux », l’improbable, l’inédit (l’inouï),
parce que son inquiétante étrangeté est celle du déjà vu, déjà écrit par un autre qui
fut je. Lisons Nadja :
Le pouvoir d’incantation* que Rimbaud exerça sur moi vers 1915 et qui, depuis lors, s’est
quintessencié en de rares poèmes [...] est sans doute, à cette époque, ce qui m’a valu, un jour où je
me promenais seul sous une pluie battante, de rencontrer une jeune fille la première à m’adresser la
parole, qui, sans préambule, comme nous faisions quelques pas, s’offrit à me réciter un des poèmes
qu’elle préférait : Le Dormeur du Val. C’était si inattendu, si peu de saison.63
et, en note :

63 André Breton : Nadja, Le Livre de Poche, Paris, 1964, pp58-59

109
MIMESIS
______________________________________________________________

* Rien de moins, le mot incantation doit être pris au pied de la lettre. Pour moi le monde
extérieur composait à tout instant avec [le monde de Rimbaud] qui, mieux même, sur lui faisait
grille : sur mon parcours quotidien [...] s’instauraient avec le sien, ailleurs, de fulgurantes
correspondances.64
Il faut toujours des correspondances pour organiser la figuration du monde,
lequel n’est pas rendu sensé par le seul langage, véhicule de vérité, mais au lieu de
rechercher directement ces correspondances dans la « forêt des symboles », forêt de
croyances, elles sont médiées par le texte romantique et postromantique
(« symboliste »), et en outre, elles ne sont plus seulement génératrices d’une action
de description du monde (affirmative ou interrogative), elles engendrent dans le
monde de la diégèse les seuls événements et actions dont on doive faire le récit
(« J’ai commencé par revoir plusieurs des lieux auxquels il arrive à ce récit de
conduire »65). L’intertextualité romantique, largement métaphorique autant que
métaphysique, qui entremêlait le texte du génie avec le texte du Créateur, de la
Création ou de la Nature, se prolonge certes, mais elle ne le fait plus désormais
qu’au prix d’une clôture intralittéraire ou intra-artistique, pas très différente de celle
correspondant au refus de la représentation dans les autres avant-gardes. La
différence qui demeure avec l’anti-mimétisme radical —et qui demeure tout autant
au titre du réalisme que du romantisme— est l’appel constamment fait à une
iconicité de circonstance : « Un journal du matin suffira toujours à me donner de
mes nouvelles. »66 La figure du « songeur » hugolien a réussi d’une certaine façon,
performative, si l’on veut, à passer de l’autre côté des grilles, celle de la poésie
rimbaldienne comme celle du jardin de la rue Plumet. Aujourd’hui encore, c’est
donc peut-être du côté d’une écriture en première personne, n’ayant pas (afin, sans
doute, de donner une assise sentimentale au sujet autobiographique), renoncé au
pouvoir proclamatoire de la poésie, qu’on pourrait aller chercher les survivances les
plus convaincantes de la mimêsis romantique. La « poéticité » de telles fictions
contemporaines

64 Ibid., p58
65 Ibid., p175
66 Ibid., p186

110
MIMESIS
______________________________________________________________

LEÇON IX - 3.3. DU RÉALISME AUX NÉORÉALISMES : UN


MONDE SANS AUTRE OU LE MONDE DES AUTRES ?

3.3.1 - Quelques présupposés du réalisme

Nous avons déjà commencé (notamment en 1.3.5) à situer le contexte


idéologique du réalisme; il importe de rappeler qu’il s’implante sur un manque et
une déception et son triomphalisme d’emprunt le cachera toujours mal :
a) Ses bases sont les mêmes que celles du romantisme, à savoir la perte, la
dépréciation ou la mise en faillite d’un discours sur le monde et l’homme qui,
même sans être universellement partagé, puisse servir de point d’appui et de butoir
à toutes les représentations et apparaître comme le lieu d’une vérité antérieure,
toujours-déjà-là, jamais totalement prétérite même aux temps d’oubli et d’obscurité,
une vérité que l’on pourrait et devrait donc exhumer et faire revivre.

b) Le sujet individuel, qui se construit sur les ruines d’une telle foi, ou du
moins d’une telle conformité, est en même temps, quelque orgueil qu’il puisse en
tirer, un sujet dé-solé, réduit à une solitude telle que l’autre n’est plus le prochain
mais le lointain. La représentation devra dès lors, pour être refondée, faire un sort
particulier au « moi ». Cet ersatz de garant, un assureur non réassuré, connaîtra des
versions lyriques (avec la poésie, généralement élégiaque, du sentiment personnel),
esthétisantes (avec l’égotisme stendhalien), psychologiques (de Stendhal, encore, à
Henry James et Proust, en passant par Fromentin et tant d’autres), mais en est-il qui
autorisent le réalisme ?

c) Si le réel, « c’est l’autre sans moi et en tous cas sans je », il semblerait


que non; que le réel ne peut se dire qu’au prix d’un mutisme de l’écriture, d’un
bâillonnement de l’imaginaire privé, afin de le « laisser parler » ce réel. Alors, ou
bien l’art se déferait, tenterait de se défaire de tout geste de représentation, et l’on
irait à l’abstraction —le réel est, dans ce moment idéologique, l’autre de l’art—; ou
bien, dans un souci exclusif de figurativité, il s’effacerait devant son objet, et l’on
irait à l’anti-art, au ready-made, à la mort de l’art ou au moins à une position de

111
MIMESIS
______________________________________________________________

l’art et de l’artiste sur la corde raide, au bord du néant. L’artiste deviendrait avant
tout le spectateur de sa propre fragilité. Mais il y a sans doute une troisième voie
qui est bien en fait, si tortueuse soit-elle, celle du réalisme : s’imaginant changé en
« objectif » par sa transparence, de lentille, de cornue ou d’éprouvette, il se
recodifie suivant l’objet qui entre dans sa mire parce qu’il l’y a mis. Ce réel érigé
en insaisissable objet de désir n’est peut-être que la nouvelle figure ou le nouveau
vêtement de l’imaginaire.

d) Le réel du réalisme étant réputé présent avant sa représentation, fait avant


d’être fabriqué, étant avant d’être construit, on ne saurait s’étonner non seulement
de la dépendance du réalisme vis-à-vis du « temps » mais de sa quasi-fusion avec
l’historiographie. D’un côté, comme le dit Sylvie Thorel : « le temps, désormais,
façonne les œuvres à plusieurs titres. Dans la mesure, d’abord, où sa marche peut
les rendre caduques, l’époque imposant d’autres formes et d’autres sujets. »67
Autrement dit, la mode, cet esprit du temps qui, du cheval de l’Histoire, descendra
pour Kundera dans les dessous féminins. Contrepartie du « progrès dans les arts ».
D’autre part, il s’agit d’une mise en perspective historique traitant les données de
l’expérience courante, actuelle ou immédiate comme résultant du poids et des
engrenages du passé (forces et système de causalité), mais surtout comme histoire à
venir, passé anticipé; d’où l’équivoque bien compréhensible par laquelle Le Rouge
et le Noir ou Lucien Leuwen sont vite devenus, malgré la contemporanéité de leur
écriture au contexte événementiel public, des romans plus « historiques » que La
Chartreuse, plus romanesque. Comme le rappelle Jean Bessière, « cette connexion
du réalisme et de la pensée de l’histoire donne les thèses déterministes qui font de
la littérature et de son pouvoir de représentation le résultat et le reflet d’un état de la
société »68La relation du réalisme « dix-neuviémiste » au romantisme pourrait ainsi
être mieux comprise comme une filiation —affiliation ou filiale— que comme une
réaction ou opposition. Balzac, Flaubert, Sue, Maupassant ou Zola se comporteront
donc en « antiquaires » du présent dans leurs descriptions, leur rendu dialogique ou

67 Sylvie Thoreil-Cailleteau : Réalisme et naturalisme, Hachette, Paris, 1998, p.15


68 in Histoire des poétiques, p.341

112
MIMESIS
______________________________________________________________

leurs physiologies, anatomies et psychologies sociales, se donnant le même mal


pour reconstituer qui l’ouvrier, qui le délinquant, qui l’homme d’affaires ou la
cocotte de leur temps, que Walter Scott le costume du serf saxon au temps de
Richard Cœur de Lion.

Cet ensemble de présupposés est à la fois signifié et servi par des techniques
narratives et descriptives et une rhétorique particulières.

3.3.2 - Techniques et ambitions


3.3.2.1 Deux oxymores : un art sans artifice, une émotion froide

Nous avons déjà cité une définition technique (et idéologique) du réalisme,
celle de Littré. Ajoutons-en quelques autres :

« effort, tendance délibérée de l’art d’approcher la réalité » (Harry Levin,


1951)

« Le Réalisme conclut à la reproduction exacte, sincère, du milieu social, de


l’époque où l’on vit » (Duranty, 1856)

« Conception de l’art, de la littérature, selon laquelle l’artiste ne doit pas


chercher à idéaliser le réel ou à en donner une image épurée. » (Petit Robert)

L’aspect positif (primat de l’observation, attention historienne au document,


recherche d’une « vérité » majoritaire et non exceptionnelle ou paradoxale, de la
règle et non de l’anomalie, du type et non du singulier) est inséparable de l’aspect
négatif de cette esthétique (rejet de l’ornement, de l’artifice, de la métaphore, de la
rêverie, de la voix directive de l’auteur, etc.) comme dans cette exagération
parodique de Dickens : « You must discard the word Fancy altogether. You have
nothing to do with it. » (dixit un personnage de Hard Times). C’est encore ce qu’on
voit dans cette remarque de Lanson : « Le genre dominateur de la littérature entre
1850 et 1890, a été le roman, comme dans la première moitié du siècle, la poésie
lyrique. [...] par définition, le lyrisme est l’expression du moi, et le roman doit être

113
MIMESIS
______________________________________________________________

la perception du non-moi. » 69 qu’il développe particulièrement à propos de


Flaubert. La « rude école de la nature » implique docilité et patience dans la
« copie » (ne dirait-on pas Bouvard et Pécuchet ?): « Il travaille à s’éliminer de son
œuvre, c’est-à-dire à n’y rester que par la maîtrise de sa facture ».70 En quelque
sorte, l’art s’appliquerait à se nier, l’artiste à s’ignorer en tant qu’être sensible ou
complaisant à soi-même. L’humilité devant le monde du non-moi, le monde
« extérieur », n’est peut-être rien d’autre en fait qu’une rationalisation de la volonté
de puissance, tournée contre l’émotion déliquescente, la passion affaiblissante, une
façon de se prémunir et de se bander contre sa propre faiblesse. L’artiste ne dit plus
: « Ceci est mon corps, ceci est mon sang », mais « Ceci est le monde, auquel j’ai
sacrifié mon corps, mon sang et mon verbe. » C’est une forme d’ascétisme.
Relisons donc la préface de Thérèse Raquin :
« On commence, j’espère, à comprendre que mon but a été un but scientifique avant tout. [...]
J’ai simplement fait sur deux corps vivants le travail analytique que les chirurgiens font sur des
cadavres. [...]
...je me suis perdu dans la copie exacte et minutieuse de la vie, me donnant tout entier à
l’analyse du mécanisme humain [...] L’humanité des modèles disparaissait comme elle disparaît aux
yeux de l’artiste qui a une femme nue vautrée devant lui, et qui songe uniquement à mettre cette
femme sur la toile dans la vérité de ses formes et de ses colorations. » 71
On pourrait aller chercher dans la correspondance où l’on trouverait cette
« confession » bien différente : « Je crois m’y être mis cœur et chair. Je crains
même de m’y être mis un peu trop en chair... »72, mais les contradictions internes
du passage ci-dessus sont plus frappantes encore. Les simples « tempéraments »
que seraient Thérèse et Laurent sont qualifiés de « corps vivants » sur lesquels
opère le romancier « physiologiste », tandis que le chirurgien en est réduit à la
dissection post mortem. Le premier exerce à chaud, le second à froid. Et lorsque le
premier se compare au peintre académique, désintéressé de toute autre chose
qu’une complétude ou exactitude formelle, il ne peut s’empêcher de dire le modèle

69 Gustave Lanson : Histoire de la littérature française, 11e édition, Hachette, Paris, 1909,
p.1072
70 Ibid., p.1074
71 Émile Zola : « Préface à la deuxième édition » in Thérèse Raquin, Le Livre de Poche,
Paris, 1997, pp.18-19
72 cité dans l’introduction de la même édition, p.7

114
MIMESIS
______________________________________________________________

« vautré », avec tout ce que cela implique d’abandon, de chute ou de déchéance, de


lasciveté et de tentation. Ce saint met sa vertu en péril; il se présente bien plus en
douteux héros de la contention qu’en justicier impassible, et, dans sa position de
tiers, il a les yeux trop grand ouverts pour ne pas, comme et avec Laurent,
rencontrer Camille dans l’embrassement de Thérèse. Le réalisme ne saurait
« oublier le monde » en le fabriquant à l’image des peurs que celui-ci lui inspire et
de la terreur de soi-même comme autre-du-monde qu’il ne parvient plus à sublimer;
même si, curieusement, il assure se plonger dans un tel oubli : « Tant que j’ai écrit
Thérèse Raquin, j’ai oublié le monde. »73 « Le monde », dont il est question ici, est
celui que l’on pourrait vivre autrement que dans sa mise en livre. En montrant qu’il
redoute les effets extrêmes (sur lui-même) de son art qui se veut illusionniste, le
réaliste, préjugeant de ses pouvoirs et renversant l’antériorité du modèle, se
proclame Pygmalion suprême.

Ce qui ne l’empêche pas toujours, bien au contraire, de pratiquer l’ironie, de


manifester une présence de conteur désinvolte, tantôt critique, tantôt manipulateur.

L’ironie (et plus généralement l’humour, tendre, caustique, ou les deux à la


fois), on le voit bien chez Dickens, n’est pas en effet qu’une défense ou un faible
retour du refoulé. Plus et mieux encore que les « irruptions d’auteur » ou les
jugements de valeur explicites de l’instance narrative-normative, elle est la marque
d’une prise ou reprise de responsabilité vis-à-vis du monde présenté ou représenté
(et de son référent); comme quoi, finalement, « la réalité, aux yeux de l’artiste, est
toujours quelque chose de créé; elle n’existe pas a priori. »74

Comparons, par exemple, les noms de personnages chez Dickens et chez les
romantiques. N’est-il pas bizarre que dans Les Hauts de Hurleventt ceux-ci soient
complètement vraisemblables et n’aient nul besoin d’être remotivés ou surexploités,
y compris le nomen du champi gitan Heathcliff (simple morceau de paysage),

73 « Préface », ibid., p.19


74 A.A. Mendilow : Time and the Novel, Londres, 1952, p.36, cité par Damian Grant :
Realism, Methuen, Londres, 1970, p.16

115
MIMESIS
______________________________________________________________

tandis que la narration en forme de confession autobiographique des Grandes


espérances débute précisément par une telle élaboration :
My father's family name being Pirrip, and my Christian name Philip, my infant tongue could
make of both names nothing longer or more explicit than Pip. So, I called myself Pip, and came to
be called Pip.
I give Pirrip as my father's family name, on the authority of his tombstone and my sister - Mrs.
Joe Gargery, who married the blacksmith.75
On trouvera plus loin et en nombre disproportionné, comme ailleurs dans
l’œuvre de Dickens, des patronymes tels que Pocket, Hubble, Wopsle,
Pumblechook et Magwitch, « top beaux pour être vrais », comme le Passavant des
Faux-monnayeurs. Dès lors l’écriture réaliste, dans un volontarisme qui poursuit la
tradition du fabliau et du roman comique et force la nature à parler plus fort que
nature, ne se traduit pas du tout nécessairement par l’ « effacement de la voix de
l’auteur omniscient »76 Cet effacement (classique et non pas réaliste) serait tout
aussi difficile à constater chez Flaubert, d’ailleurs, que chez Dickens, pour d’autres
raisons, et l’on se demandera avec profit si le gâteau de mariage de Madame
Bovary est plus réaliste que celui de Miss Havisham. Le premier est déjà prêt à
devenir le second; le second est d’ailleurs antérieur au premier dans l’histoire
littéraire. Mais l’un et l’autre sont contemporains dans l’absolu d’une
présentification descriptive qui arrête son temps de référence et le niche en un point
fixe de l’Histoire. Les araignées en viennent et y retournent affairées, comme s’il se
produisait là un événement public de grande importance pour leur communauté :
"What do you think that is?" she asked me, again pointing with her stick; "that, where those
cobwebs are?"
"I can't guess what it is, ma'am."
"It's a great cake. A bride-cake. Mine!" 77
Les vêtements et accessoires des noces de la littérature et du réel —qui n’ont
pas eu lieu— sont tout aussi jaunis que le papier où la description n’a pu déposer
concrètement ses objets, où ne glissent que leurs fantômes.(« I saw that everything

75 Charles Dickens : Great Expectations, texte électronique « Project Gutenberg », Book 1,


Ch.1
76 Colette Becker reprenant des thèses déjà anciennes de Philippe Hamon, in Histoire des
poétiques, op. cit., p.340.
77 Charles Dickens : Great Expectations, ibid. Book 1, Ch.11

116
MIMESIS
______________________________________________________________

within my view which ought to be white, had been white long ago, and had lost its
lustre, and was faded and yellow »78) La littérature est un musée de cire; c’est
sinistre parce que ce n’est pas surréel mais réel; on voudrait crier si l’on pouvait, on
voudrait retrouver une parole qui soit en même temps un cri, mais on ne peut pas.
Le cri du cœur est remisé aux accessoires du romantisme. Et cette représentation
desséchée que Dickens, avec Miss Havisham, donne du cérémonial de l’attente
amoureuse, toujours déçue, se répète indéfiniment sur la scène du réel où une
chaussure jamais mise n’a pu protéger le bas correspondant d’une usure abjecte. Le
réel littéraire ne maintient sa cohérence précaire qu’à la flamme d’une chandelle
dans un espace confiné : la lumière du jour le réduirait en poussière. (« I have often
thought since, that she must have looked as if the admission of the natural light of
day would have struck her to dust. »)79

La déception du scripteur-observateur est si grande qu’il se sent forcé de


rapporter de son exploration du « Manoir », aussi appelé « Satis House », la
« Maison d’Assez » dans une langue ancienne quelconque, un butin descriptif
beaucoup plus brillant et surtout animé (« la vie »). Tout le monde le croit, mais
face à son beau-frère Joe le forgeron, il avoue son mensonge et promet de ne plus
recommencer. Il devra viser sa propre transformation personnelle en gentleman, en
être non commun.

Comme on le voit dans tout ce passage, la question de la représentation est


intimement liée à celle d’une justice (distributive et rétributive) à la fois
individuelle et sociale. L’histoire des grandes espérances de l’homme au nom trop
petit, bien trop petit, est celle d’une fausse reconnaissance, doublement fausse, celle
du bagnard pour le petit héros qu’il n’a pas été, et de la sienne pour la vieille dame
desséchée qui n’a en fait rien accompli pour lui. Devant cette méconnaissance qui
nous afflige tous et qui est la condition de toute mise en intrigue, le réalisme doit
dessiller les yeux de la conscience (morale) et correspond à un engagement, à une
militance qui passerait par la démystification de l’écriture elle-même.

78 Charles Dickens : Great Expectations, ibid. Book 1, Ch.9


79 Ibid.

117
MIMESIS
______________________________________________________________

3.3.2.2 Réalisme et engagement; autodestruction ou


normalisation ?

L’engagement réaliste-naturaliste, on le sait, se manifeste d’abord par une


extension du champ social, aussi bien que psychologique et moral, de la
représentation, une décensure, un débordement du convenu et du convenable, une
sortie de scène vers l’obscène, le parterre, mais surtout les coulisses, la fosse
d’orchestre et le poulailler, les espaces périphériques et cachés, les alcôves, les
banlieues, les asiles, les prisons, les bordels, les fabriques, la province, les villages
perdus, les fermes isolées, les officines, les chambres de bonnes, les galetas
ouvriers, la mine, le bouge et le bistroquet. Ce sont les « scènes de genre » et le
pittoresque des orients les plus proches et que l’on prétend dépouiller de leur aura,
ou plutôt que l’on fait semblant de livrer tout crus parce que les territoires de
l’instinct, de la bestialité sont une conquête récente de l’art, au même titre que le
poème en prose.

A travers le roman populaire, notamment (voir l’Eugène Sue des Mystères


de Paris), avant même le naturalisme « extrême », la représentation dite réaliste se
spécialise thématiquement dans les classes défavorisées, le cœur pourri et les
ceintures ouvrières des capitales. C’est la périphérie, comme on dit aujourd’hui, ce
sont les marges qui intéressent et viennent occuper le centre du texte. Il s’agit en
partie de l’extension des domaines de représentation, de l’impérialisme du roman
parti à la conquête du monde, aussi bien par l’exotisme, l’orientalisme, l’intégration
du récit de voyage et d’exploration, d’une colonisation d’aires jusque là restées en
blanc sur les cartes (comme les sources du Nil dans Cinq semaines en ballon), mais
le besoin d’une justification morale se laisse pour le moins entrevoir, pour faire
pièce à l’esthétique classique et se poser à égalité avec la grandeur supposée de ses
motivations. Entre la curiosité (que tels bourgeois jugeront malsaine) et la
revendication, réformiste ou révolutionnaire, de justice sociale (là les versaillais
vont tirer) la frontière est ténue, et le roman va appeler l’abolition de ce qu’il
s’emploie à mettre en évidence et qui fait sa matière privilégiée : l’esclavage,
l’exploitation de l’homme par l’homme, l’aliénation sous toutes ses formes

118
MIMESIS
______________________________________________________________

(analphabétisme, brutalité, alcoolisme, prostitution). Quelles que soient les


positions politiques effectives des auteurs, la représentation du malheur social, de la
pauvreté, de l’endettement, de l’éviction et de la maladie, des illusions de
promotion individuelle, voire de la méchanceté et de la bêtise, passent rapidement
pour un engagement dans le bon sens, celui de l’égalitarisme et de la solidarité.
Longtemps avant le Parti Communiste, Zola « récupère » l’ultra Balzac, comme le
romantisme social avait récupéré le très conservateur Scott longtemps avant Giorgy
Lukàcs.
Jusqu’à ce que l’extrême droite fasse pâture du pessimisme (de Céline à
Cioran) et même après, le bonheur sans ou avant la révolution a mauvaise presse,
tout contentement passe pour lâcheté et indifférence, le sentiment amoureux lui-
même n’est que complaisance, repli sur soi-même, perte de temps ou mensonge au
regard de l’Histoire (il ne faut pas se regarder dans les yeux mais regarder ensemble
dans la même direction). S’il peut revenir au premier plan, c’est, comme dans
l’idéologie chrétienne dont le marxisme orthodoxe prend la succession, à titre
symbolique, métaphorique et prophétique, mais encore la ligne de partage est
générique (voir Aragon) : ce qui convient en poésie, où la femme est l’avenir de
l’homme, n’est pas pour autant admissible dans le roman du « monde réel ». Le
réalisme engagé se coupe ainsi de toute une partie de l’expérience humaine. Un
choix semble s’imposer entre une démarche qui débouche sur l’autodestruction
d’un réalisme « sans rivages » par la spécialisation dans le « noir », la noirceur folle
ou criminelle, ou la violence expressionniste, et une certaine « normalisation » qui
bride elle aussi le représentable et les moyens stylistiques de la représentation (on
parle alors de « réalisme modéré » ou de roman bourgeois, de « mainstream novel »
ou de roman balzacien, mais on peut aboutir à l’économie de compromis du
cinéma-vérité ou de la tranche de vie ou du récit de vie ordinaire).

3.3.3 - Avatars contemporains

Tout comme la mimêsis classique ou la mimêsis romantique, la mimêsis


réaliste ne disparaît donc pas avec le modernisme et la post-modernité, elle se
ritualise en s’esthétisant par association nostalgique avec le passé où elle était

119
MIMESIS
______________________________________________________________

innovation, se rénove en inaugurant ou en empruntant de nouvelles techniques,


s’hyperbolise dans une systématisation qui, aussi bien, l’annule en un formalisme
de plus, ou encore forme des mixtes plus ou moins instables avec d’autres mimêsis
héritées ou continuées, voire avec les tendances antimimétiques auxquelles elle doit
désormais se mesurer. Nous n’envisagerons que quelques uns de ses avatars, en
allant des plus simples aux plus complexes, mais n’oublions pas que nous
retrouverons, bien que dépassée, une composante réaliste dans les entreprises
féministes, postcoloniales, voire post-totalitaires, d’affrontement radical aux apories
de la représentation littéraire.

3.3.3.1 Néoréalismes américain et européens

« Néoréalisme » est une étiquette dont l’emploi est souvent limité à un


secteur du récit de fiction et du cinéma italien de l’après-guerre. Nous l’étendrons,
par commodité mais aussi pour signifier la large homogénéité historique et
esthétique d’une pratique de textualisation, au réalisme américain de l’entre-deux-
guerres —qui fournit, directement ou indirectement, l’un des modèles majeurs aux
littératures européennes et péri-européennes d’après 1945— ainsi qu’au « réalisme
social » espagnol ou à l’œuvre des « angry young men » anglais; il faudrait encore
y inclure certaines œuvres indûment logées à l’enseigne du réalisme socialiste, du
roman prolétarien, du roman régionaliste, etc. Il n’est pas question pour autant de
donner un répertoire plus ou moins exhaustif des résurgences réalistes postérieures
aux avant-gardes antiréalistes, formalistes ou antimimétiques. On prendra
seulement un exemple-type pour montrer comment mécanisation des procédés et
innovation formelle se combinent dans cette esthétique pour défamiliariser le déjà-
représenté et valoriser la dépendance supposée du mode de représentation vis-à-vis
du moment historique.

On a souvent demandé au romancier espagnol Luis Romero s’il avait lu


Manhattan Transfer (1925) avant d’écrire sa Noria (1951), il a toujours répondu
que non et il y a tout lieu de le croire, bien que le roman de dos Passos ait été
traduit en espagnol dès 1941, à Buenos Aires où La Noria a été écrit. La
convergence des procédés narratifs en devient d’autant plus intéressante.

120
MIMESIS
______________________________________________________________

La Noria est censée nous fournir un compte-rendu de vingt-quatre heures


de la vie de Barcelone. Si la ville, chacun de ses quartiers, un grand nombre de ses
rues sont nommés, ni l’année, ni la date précise ne sont désignés, mais l’on peut
déduire aisément des contenus textuels qu’il s’agit d’un lundi de fin juin à une
époque de l’après-guerre civile encore proche et pratiquement contemporaine du
moment de l’écriture, 1949-1950. Il serait commode de dire que le personnage du
roman, de bout en bout, est véritablement la ville de Barcelone, comme on l’a
proclamé hâtivement de tant d’autres «romans de la ville», depuis Zola, ou même
Victor Hugo ou Ainsworth. Encore faudrait-il que les fonctions sémiologiques du
personnage, ses rôles dynamiques d’agent et de patient, ses rôles actantiels, ses
contributions à la textualisation descriptive aussi, soient remplis avec une certaine
cohérence par cette entité. Or, ni la topographie urbaine, ni le climat, ni un passé
spécifique cristallisé dans des représentations mythiques agissantes n’ont sur ce
roman de pouvoir organisateur effectif et majeur. Contrairement aux deux grandes
traditions du roman historique, nous n’avons affaire ni à des mouvements de masse
(armées en marche, peuples en luttes de conquêtes ou de résistances ) ni à des
figures de leadership (icônes cultuelles, modèles de comportements, dépositaires
d’autorité). La ville n’est rien de tout cela. En sens inverse, perception, conscience
ou méconscience du monde ne sont pas centrés comme dans tant d’autres roman
néoréalistes sur un seul personnage ( Samedi soir et dimanche matin d’Allan
Sillitoe, ou 325000 francs de Roger Vailland ) ni sur un petit groupe (cellule
familiale, collègues d’entreprise, habitués d’un lieu, promotion d’une école).
Chacun des trente-sept chapitres de la Noria correspond à une plage horaire unique
et limitée; chacune des plages horaires et textuelles est occupée principalement par
un personnage distinct. Chaque personnage permet d’en introduire un autre en fin
de chapitre sans qu’on sache toujours lequel ce sera, et aucun personnage ne fait de
réapparition ultérieure d’aucune sorte. La seule boucle qui soit bouclée est une
boucle temporelle, celle des horloges, du cycle astronomique, d’une aurore à
l’aurore suivante. Il y a passation de proche en proche du point de vue, mais pas de
la causation comme dans un ébranlement sismique. Si le roman continuait le
lendemain, il devrait continuer avec d’autres personnages; il est bâti sur un principe

121
MIMESIS
______________________________________________________________

de non-coïncidence, et de non-centralité. La Noria n’est pas une roue pleine; malgré


son nom elle réalise même le paradoxe d’une roue sans axe, d’une roue désaxée.
Aucune des consciences mises en scène—et elles le sont par une vaste gamme de
procédés, de la description clinique des contenus de conscience à d’assez longs
monologues intérieurs, en passant par des dialogues éclairs— n’est une conscience
lucide en profondeur du zéro à l’infini, ni en angle panoramique, à 360 degrés. Bien
au contraire, la plupart font l’objet de restrictions de champ et de distance sévères;
beaucoup, même sur leurs objets limités sont mal focalisées, déformantes, plus
illusoires ou illusionnées qu’illusionnistes. Certes la voix de l’instance narratrice
centrale intervient, parfois très explicitement, parfois par ironie ou allusion, pour
invalider chacune de ces optiques déficientes, mais aucun modèle supérieur, aucune
conscience d’ensemble, aucun système de valeurs universel ne sont proposés en
lieu et place de tels fragments de miroirs mal polis et mal orientés.

Ce qui nous est montré, ce sont sans doute aussi, comme nombre d’intitulés
de chapitres l’indiquent, des «caractères» en galerie : un prolétaire, des braves gens,
une maîtresse femme, le père, la coquette, le joueur. Mais la loi ou les lois qu’ils
illustreraient positivement ou négativement, par leur déviance, restent obstinément
cachées. De même ce qu’il peut y avoir de transhistorique ou d’anhistorique, dans
une galerie de caractères classique, est ici complètement historisé. Comment ? Eh
bien, justement par un ancrage dans une société maintenue artificiellement en vie
par des besoins primaires et des discours creux, sans prise sur son réel, une société
qui traverse son présent au jour le jour, dont l‘avenir est incertain, fallacieux ou
indésirable, et dont le passé pseudohéroïque de part et d’autre de la fracture
politique, est devenu tout aussi indéchiffrable. En ce sens, à l’opposé des thèses
d’Auerbach ou, a fortiori , de celles de Lukàcs, on se demandera si ce que le
réalisme avait de plus novateur et de plus radical, loin des mirages romantiques qui
étaient encore ceux du vieux comme du jeune Zola, il ne parvient pas à le faire
aboutir en se déprenant des derniers enchantements qui pouvaient troubler son
regard : celui de l’histoire (comme dessein ou comme dynamique systématique) et
celui de la science, d’ailleurs réunis pour le pire dans le matérialisme dialectique
orthodoxe. De la sorte, la multiplication à la fois entropique et formelle, formalisée,

122
MIMESIS
______________________________________________________________

des faux semblants, des vues truquées, des faux espoirs, qui pourraient réunir le
Romero de la Noria au William Gaddis d’American Gothic, en passant par le
Pavese du Bel été, et le Roberto Arlt des Sept Fous , nous permet-elle de mieux
comprendre et de mieux fonder la persistance d’une visée et d’une poétique de
représentation réaliste que ne le font ses deux autres extrêmes, hyperréaliste et
objectal.

3.3.3.2 Hyperréalismes
Sous ce terme peuvent se regrouper des tendances qui constituent d’une part
le prolongement idéologique des néoréalismes, avec leur charge d’engagement
politique (laisser parler la cruelle réalité, après avoir utilisé, au XIXe siècle, les
rapports sur la condition ouvrière), et d’autre part, l’aboutissement de pulsions
« antiartistiques » provenant des avant-gardes, de l’aspect spontanéiste du
surréalisme, par exemple. D’un côté, l’écoute, une écoute qui se voudrait passive,
se substitue à l’observation « scientifiquement » active prônée par le naturalisme,
avec le roman expérimental; de l’autre, c’est le hasard de la rencontre, la minceur
ou la banalité du fait divers, de l’anecdote, qui rédigent le monde, son peu de sens,
pour le compte de ce flâneur solitaire, paysan de Paris ou de New York, qu’est
l’écrivain « postmoderne ». Entre les deux, entre le souci d’utilité qui travaille plus
ou moins ouvertement le roman ou le cinéma-vérité (Jean Rouch), et l’ironie légère
ou passionnée qui marque des points aux dépens de la contingence et de
l’insignifiant, il y a la prééminence de l’absurde, du vide, de la non-pensée, du si
ordinaire qu’on n’en avait jamais rien dit jusqu’ici, une dernière frontière.

Ce serait un exercice de lecture très profitable que de situer dans cette


configuration nombre d’œuvres des trente ou quarante dernières années; on verrait
que l’unité de l’hyperréalisme, entre le néoréalisme et le réalisme objectal et contre
eux, est négative plus qu’affirmative, tenant essentiellement à une éviction ou à un
refoulement systématique du symbolique, tandis que le statut du réel comme
horizon de référence y est très varié, oscillant d’un inatteignable, et peut-être
intouchable, offusqué par le simulacre, à une fuite de l’écriture devant l’effet de

123
MIMESIS
______________________________________________________________

présence du langage tout-prêt issu du « réel » (des récits de vie, des talk-shows, du
tract syndical, des fiches de police et du bar des Sports). Prenons deux exemples
américains notoires.

In Cold Blood (De sang froid) de Truman Capote a pour sous-titre « A True
Account of a Multiple Murder and Its Consequences » et pour date de copyright
l’année même (1965) où les deux assassins de masse, ses protagonistes, ont été
exécutés. Capote annonce dans sa page de remerciements, que
Toute la matière de ce livre autre que celle tirée de mes propres observations, provient soit de
documents officiels, soit d’entrevues avec les personnes directement concernées, et le plus souvent
de nombreuses entrevues étalées sur une période de temps considérable80
Comme certains romans « policiers » (pas tous), ce récit fait entrer
matériellement, factuellement en collision deux « mondes » (réseaux de
personnages de niveaux socioculturels et de mentalités différentes). Or, ni le crime,
ni l’enquête policière, ni la rétribution du crime ne les rapprocheront jamais
logiquement ou psychologiquement, même par les ressorts des passions à la fois
individuelles et collectives que peuvent être l’envie, le ressentiment, le désir de
vengeance. La folie, ou plutôt les folies différentes de Perry Smith et de Dick
Hickock ne communiquent pas avec le monde saturé de valeurs positives de la
famille Clutter, leur victime, ou de l’enquêteur Alvin Dewey, ni vice versa. Ainsi
les deux enfants survivants n’assistent pas au procès, un frère de Mr Clutter publie
dans la presse une déclaration contre la peine de mort, et si Perry et Dick
interjettent des appels contre leur jugement et obtiennent des sursis à exécution
pendant cinq ans, ce n’est au nom d’aucune conviction éthique et à peine par désir
de survie; il s’agirait plutôt de regagner des points dans une partie de toute façon
perdue parce qu’une faute irréparable a été commise (laisser un témoin en vie). Le
rôle de l’instance auctorale se limite à une organisation du récit, à une présentation
des témoignages et de leur contexte qui prétendent justement à un minimum
d’intervention et semblent attester une impuissance aussi totale que possible à
manipuler le réel pour le faire cohérer. Le système des énonciations énoncées
(« Smith said in his confession », « he was to recall later ») est fidèle à cette

80 Truman Capote : In Cold Blood, Hamish Hamilton, Londres, 1966.

124
MIMESIS
______________________________________________________________

position qui réduirait, ou exalterait, c’est selon, la fonction de l’écrivain à celle d’un
arrangeur désintéressé (non impliqué) et purement extérieur à la diégèse, de telle
sorte que le récit, lui aussi, serait commis « de sang froid ». Mais les points de vue
partiels, associés aux différents personnages, font très souvent l’objet d’une
subjectivation poussée, d’une forte prise de participation ressemblant à celle d’un
acteur qui se met, en voix et par le geste, dans la peau de son personnage. Dès la
description initiale du village de Holcomb, la personne-support passe assez vite du
« on » le plus creux au collectif des habitants, puis à différents individus de la
maisonnée Clutter. En fait, sous les espèces du goût, de la sensibilité, des jugements
de valeur, le fantôme du romancier, sinon du conteur, rôde nostalgiquement sur la
rive d’un océan de gens et de choses à ces gens, qu’il défie et voudrait maîtriser en
les « documentant ». Peine perdue.

Que c’est peine perdue, c’est sans doute ce que Raymond Carver sait
d’entrée de jeu, dès les nouvelles deWill you Please Be Quiet, Please qui lui ont
acquis un large public en 1976. La « personne qui parle » lui est évidemment
indifférente, si c’est de la même distance qu’est perçue l’impersonnalité ou la
dépersonnalisation de « je » ou celle de l’autre. Ce dont il est question, depuis « Le
Gros » jusqu’à « Tiens-toi tranquille, je t’en prie », c’est en effet ce qui ne saurait
avoir d’importance pour personne, pas même le sujet dont « cela » va changer la
vie. Car cela ne change pas grand chose que votre vie change, au fond; le répertoire
des vies possibles est aussi limité, en nombre et en variété, que le lexique imposé
des conversations quotidiennes :
« What do you do? » the first woman asked me.
« Right now, nothing, » I said. « sometimes, when I can, I go to school. »
« He goes to school, » she said to the other woman. « He’s a student. Where do you go to
school? »
« Around, » I said.
« I told you, » the woman said. « Doesn’t he look like a student? »
« What are they teaching you? » the second woman said.
« Everything. » I said.
« I mean, » she said, « what do you plan to do? What’s your big goal in life? Everybody has a
big goal in life. »

125
MIMESIS
______________________________________________________________

I raised my empty glass to the bartender.81


Si le quotidien, celui des hommes et femmes de la rue —dans ce cas, du bar
de nuit— est plein de rien ou vide de tout, il reste peu de choix pour les actes de
discours qui, se consacrant à sa représentation, ne peuvent postuler qu’un lecteur
nul, un non-lecteur, ou un lecteur supérieur, non immergé dans ce quotidien ni
même touché personnellement par lui : ou bien le texte se détache de ses
personnages et les confond avec des objets inanimés, leur déniant d’entrée de jeu
tout droit à l’intériorité dont leur être social et leur pauvreté mentale les privent —
cette littérature devient anti-littérature, littérature du rien pour personne, au bord du
silence de mort avec lequel joue la gratuité perverse; ou bien, affectant le
minimalisme stylistique, il désigne de façon criante par cet artifice visible tout ce
qu’il se prive délibérément de faire et de faire comprendre; le ton devient, pour le
lecteur éclairé, simplement amusé ou cynique, et une complicité est regagnée entre
lecteur et narrateur au détriment de la froideur, de l’impersonnalité du regard
hyperréaliste.

3.3.3.3 Réalisme objectal

Le qualificatif d’objectal ne dénote pas seulement un rôle prééminent


accordé aux objets dans la représentation littéraire. Il faudrait sinon inclure de très
nombreuse œuvres tant en vers qu’en prose, et quasiment de toutes époques dans ce
champ esthétique et idéologique : emblèmes et poésies graphiques ou
calligramatiques, fables et aventures d’objets tel que le kohinoor ou le collier de la
reine, récits d’objets-narrateurs comme tant de miroirs, le Divan de Crébillon, ou
encore les meubles de Les Choses voient d’Edouard Estaunié, sans compter les
objets à fonctionnement langagier: livres, manuscrits trouvés, buvards délateurs,
signifiants à tiroirs comme ceux de Léiris ou de Ponge. Certes il y aurait des
découvertes à faire en incluant dans une même lignée tout ceci avec des blasons du
corps féminin de la Renaissance, des poèmes descriptifs du XVIIIe siècle, les outils

81 Raymond Carver : Will you please be quiet, please, The Harvill Press, Londres, 1995,
pp.70-71

126
MIMESIS
______________________________________________________________

d’un artisan dans l’atelier nocturne du Pueblo d’Azorín, l’épine d’Ispahan de


Cendrars, les haricots sauteurs de Breton, et le célèbre quartier de tomate de Robbe-
Grillet. Mais nous concentrerons précisément notre attention sur ce symptôme de la
crise de la représentation et de son renouvellement, d’ailleurs largement interprété
par ses manifestants, qu’a pu révéler une certaine pratique descriptive commune
dans un secteur du nouveau roman français, chez Claude Simon, Michel Butor,
Claude Ollier, entre autres, et tout particulièrement chez Alain Robbe-Grillet. Pour
étudier ce phénomène et tenter d’en dégager quelques significations, à la fois
intentionnelles, conscientes, volontaristes, et refoulées, inconscientes ou
préconscientes, symptomatiques, nous nous concentrerons sur quelques traits et
quelques passages du roman La Jalousie (1957).

Comme chacun le sait, le titre lui-même, La Jalousie, a un double sens


sylleptique. La Jalousie est tout à la fois, nécessairement à la fois, le volet à lattes
qui admet et tamise ou barre la lumière à l’intérieur, qui interdit ou découvre et
découpe la vue pour l’observateur, et le sentiment ou la passion qui se nourrit de
cette observation, que l’on suscite ou contre lequel on se prévient en se cachant à
cette ombre. Le roman, situé en Afrique noire sur une propriété bananière, joue le
jeu du roman colonial; il a donc un nombre réduit de protagonistes, tous européens,
deux qui sont constamment «visibles», et souvent ensemble, foyers centraux de
description ou figurant dans l’espace décrit —ce sont A..., la jeune femme à la
longue chevelure noire, maîtresse de maison sur une concession, et Franck, ici en
visite, invité ou non, titulaire qu’il est d’une concession voisine; puis Christiane,
l’épouse de Franck, jamais décrite, nommée mais absente de la scène; enfin le
quatrième ni nommé, ni décrit, ni participant à l’action désignée, mais dont
l’existence est nécessairement inférée de deux façons. D’une part, il y a un point de
vue cohérent et même ressassant sur A..., sur A... et Franck, sur la maison, sur le
paysage, qui exige un support anthropomorphique et subjectif indépendamment de
toute énonciation en première personne, ou de toute expression de sentiments ou de
sensations internes; d’autre part, il y a trois verres d’alcool servis ou trois couverts
mis ou les traces de trois sièges sur la terrasse lorsque seul Franck et A sont
désignés présents et que l’absence de Christiane est mentionnée. Ce sont donc à la

127
MIMESIS
______________________________________________________________

fois des objets décrits et un «regard» sur ces objets qui construisent un personnage
essentiel à la cohérence narrative.
Les trois fenêtres sont fermées, et leurs jalousies n’ont été qu’entre ouvertes, pour empêcher la
chaleur de midi d’envahir la pièce. (...) A est immobile, assise bien droite au fond de son fauteuil.
Elle regarde vers la vallée, devant eux. Elle se tait. Frank invisible sur la gauche se tait également,
ou bien parle à voix très basse. (...) La table est mise pour trois personnes. A vient sans doute de
faire ajouter le couvert de Frank, puisqu’elle était censée n’attendre aucun invité pour le déjeuner
d’aujourd’hui.
Les trois assiettes sont disposées comme à l’ordinaire, chacune au milieu d’un des bords
de la table carrée.82
On voit dans ce passage que, si l’existence du tiers constructeur de la
diégèse est signalée indiciellement par des objets qui lui sont associés, elle n’est
assertée comme conscience que par l’expression du doute, et une interprétation
probabiliste de ce qui est donné à voir. Il est donc logique et inévitable que pareille
incertitude fondatrice rejaillisse, en sens inverse, sur la consistance des objets
diégétiques animés ou inanimés. Au nom même du réalisme objectal, tout ce qui
nous est donné à voir en images mentales par le biais du langage doit être
objectivement traité comme images d’images, images des images que s’en forment
les personnages ou qui s’imposent à eux :
Il vaudrait mieux rentrer la camionnette sous le hangar, à l’ombre, puisque personne ne doit
l’utiliser au début de l’après midi. Le verre grossier de la vitre entame la carrosserie, à la base,
derrière la roue avant, d’une large échancrure arrondie. Bien au dessous, isolé de la masse principale
par une zone de terre caillouteuse, un demi-disque en tôle peinte est réfracté à plus de cinquante
centimètre de son emplacement réel. Ce morceau aberrant peut du reste se déplacer à volonté,
changer de forme en même temps que de dimensions.83
L’image verbale n’est bizarrement ni tridimensionnelle comme elle
prétendait jadis l’être dans la copie de la réalité ou mieux de la vie, ni
bidimensionnelle comme ce à quoi le cliché évocateur, le système descriptif du
tableau vivant ou de la nature morte pouvait la réduire, cette image est devenue un
transparent sans fin superposable à d’autres, ainsi que tous les hic et nunc de la
fiction : «Maintenant l’ombre du pilier...», «Maintenant A est entrée dans la

82 Alain Robbe-Grillet: La Jalousie, Minuit, Paris, 1957, pp.48-49


83 Ibid., pp.95-96.

128
MIMESIS
______________________________________________________________

chambre...», «Elle s’est maintenant retournée vers la porte pour la refermer...»,


«Maintenant l’ombre du pilier se projette sur les dalles...»84

Si toute image renvoie de signifiant en signifié et de signifié en référent à


une autre image, et ainsi de suite, une sorte de sujet est réinjecté dans le système de
représentation; pas nécessairement un sujet psychologique dans son intégrité
exagérément complète ou menacée, mais du moins un sujet de l’écriture, entité qui
supporte et trace le parcours de référence en référence, d’image en image.

D’échos en reflets, le réalisme objectal n’est plus centrifuge mais centripète,


il se forge une nouvelle clôture en éparpillant et détruisant en son sein l’illusion
d’une altérité. En effet le nouveau roman ne se produit pas seulement au terme d’un
réalisme forcé et épuisé, il pousse aussi à son terme, à son extrême et dans son
retranchement l’involution de la représentation qui depuis longtemps déjà
manifestait et répondait par l’absurde aux apories du réalisme dixneuviémiste.

84 Ibid., respectivement p.9, p.10, p.10, p.210.

129
MIMESIS
______________________________________________________________

LEÇON X - 3.4. INVOLUTIONS LITTERAIRES : UN SIÈCLE DE


CRISE DE LA REPRÉSENTATION

3.4.0 - Préliminaires idéologiques


A cause du caractère particulier de ce genre de mélodies, il est difficile de déterminer si le chant
s’est arrêté pour une raison fortuite (...)
A d’autres endroits, en revanche, quelque chose semble en train de se terminer; tout l’indique :
une retombée progressive, le calme retrouvé, le sentiment que plus rien ne reste à dire; mais après la
note qui devrait être la dernière en vient une suivante, sans la moindre solution de continuité, avec la
même aisance, puis une autre, et d’autres à la suite, et l’auditeur se croit transporté en plein coeur du
poème...quand, là, tout s’arrête, sans avoir prévenu.85
L’homme chante un air indigène, une très longue phrase sans paroles qui semble ne devoir
jamais finir, bien qu’elle s’arrête tout à coup, sans raison plausible. A..., terminant son geste, pousse
le second battant.86
Ces quelques fragments, parmi bien d’autres, de La Jalousie, désignant la
substitution de la mélopée à l’épopée, peuvent et doivent être considérés comme
révélateurs, sous une forme très condensée, à la fois de la crise de la représentation
qui agite et déstabilise idéologie et production littéraire depuis le milieu du XIXe
siècle, et des trois principales directions dans lesquelles les littératures modernes et
contemporaines enregistrent la conscience de cette crise et tentent d’y répondre en
s’inventant des objectifs nouveaux, des motivations et des techniques nouvelles.

Les Lumières, la laïcisation de la pensée et de la société, un humanisme


rationaliste et à vocation universaliste, parce que délié des contraintes du
christianisme occidental, avaient mis à la disposition des écrivains un champ
d’investigation et un répertoire d’images apparemment illimités. Rien ne barrait
plus la curiosité, de l’infiniment petit à l’infiniment grand, de l’infiniment proche à
l’infiniment lointain, de l’infiniment humble à l’infiniment puissant. Et l’esprit
romantique, comme Guizot disait à chaque bourgeois et à chaque groupe social
«enrichissez-vous», mettait au concours pour chaque nation, chaque région, chaque
culture, chaque individu, la concession légale d’un tel droit à l’exploration. Or, dans
ce free for all, la littérature ne devait pas tarder à être dépouillée de ses privilèges

85 Alain Robbe-Grillet : La Jalousie, op.cit. pp100-101.


86 Ibid., p119.

130
MIMESIS
______________________________________________________________

en même temps qu’elle se voyait attribuer une liberté sans borne. Mise en
concurrence avec toutes les autres formes de la parole par sa réduction égalitariste
aux seules armes de la prose, sans la supériorité d’un métier traditionnel et d’un
langage particulier et réservé, elle n’allait pas tarder à reperdre, un à un, au non de
la division du travail et du savoir, au nom de la spécialisation efficace et pointue,
chacun des territoires qu’elle venait de conquérir. Incapable, on l’avait vu pendant
la Révolution française, d’assumer par elle-même le double héritage, spirituel et
séculier, de la théologie, car son dogme était libéral, elle seule parmi tous les
discours sociaux ne pouvait pas s’institutionnaliser pleinement. Quel terrain allait-
elle occuper, quelle crédibilité pourrait-elle encore maintenir, une fois que chacune
des sciences et chacun des modes de pensée et de discours spéculatifs ou mémoriels
aurait construit son institution et balisé son territoire, aurait assuré sa légitimité et
capturé ses parts de marché ? Désormais la philosophie appartenait aux
philosophes, l’histoire aux historiens, les langues aux linguistes, la loi aux juristes,
la politique aux politiciens, les comportements aux psychologues, la science aux
savants, l’économie aux économistes, la guerre aux stratèges, l’enseignement aux
pédagogues...L’écrivain, ce non-spécialiste, ce touche-à-tout, n’a plus le choix que
de se mettre à l’école de ceux qui savent tout ou presque tout sur quelque chose en
particulier ( c’est ce que feront, au moins officiellement, tels réalistes et naturalistes
ou tels poètes scientifiques ) ou bien de s’occuper de rien de précis , du flou, du
vague-à-l’âme, du rien et du presque rien, du je-ne-sais-quoi, de l’indicible, de la
littérature elle-même dans son concept, dans son isolement, dans son absence
d’objet. Ou encore la littérature s’attribuera-t-elle, tour à tour ou tout à la fois, les
dons de la naïveté et ceux de la magie. De plus en plus rares cependant allaient être,
à partir de la fin du siècle, les narrateurs et descripteurs osant, comme George Eliot,
proclamer en incipit leur capacité de faire participer instantanément le lecteur à un
monde représenté fort distinct de son expérience :
D’une seule goutte d’encre sur le miroir, le sorcier égyptien entreprend de révéler à tout passant
de hasard les profondes visions du passé. C’est ce que j’entreprends de faire pour vous, lecteur. De
cette goutte d’encre qui est au bout de ma plume, je vais vous montrer le vaste atelier de Mr

131
MIMESIS
______________________________________________________________

Jonathan Berge, charpentier et constructeur, au village de Hayslope, tel qu’il était le 18 juin, l’année
du seigneur 1799.87
En fait il y a même de la provocation et sans doute un certain malaise dans
cette proclamation qui voudrait restaurer performativement les capacités
d’enchantement du conteur traditionnel (au profit, d’ailleurs, d’un récit et social et
moral). Dans les lignes qui suivent, George Eliot osera nous plonger dans l’intimité
des odeurs, des bruits, des gestes de l’atelier, et même postuler que nous pouvons
reconnaître quelque chose de nous-mêmes dans le sentiment de confort du chien
installé sur un tas de copeaux, la tête entre les pattes. Quelle différences avec les
précautions, les doutes, les incertitudes, le «repli frileux» du narrateur robbe-
grilletien ! Le texte de la deuxième moitié du XXe siècle combinera les trois
tendances, apparues plus tôt, correspondant à la crise ci-dessus décrite de la
représentation et qui sont souvent désormais étroitement emmêlées dans une seule
oeuvre :

—une tendance franchement antimimétique, fuite devant la représentation


ou combat contre elle, par l’abstraction, le non-sens, la difficulté sémantique ou le
développement potentiellement illimité des contraintes structurales;

—une tendance à l’exploration intérieure des images et des processus


mentaux, à la figuration des contenus de conscience, images troubles,
symbolisation onirique plutôt qu’insciption objective des percepts;

—Enfin une tendance à complexifier, enrichir, étager, décaler ou torpiller la


représentation par l’inclusion critique dans le texte d’une réflexion sur ses
conditions, son expression et sa réception (développement des phénomènes de
métalittérarité).

3.4.1 - Antimimétismes, abstractions formelles, limites du sens.

Au répertoire de ce premier titre, il faudrait inclure des mots tels que


fantaisie, spéculation, verbalisme, évocation, allusion, constructivisme,
créationnisme; et de nombreux noms entre Rollinat et Blanchot, parmi lesquels

87 George Eliot : Adam Bede [1859], Chap. I, ma traduction d’après le texte électronique du
« Projet Gutemberg » (1996)

132
MIMESIS
______________________________________________________________

ressortiraient ceux de Mallarmé et Lewis Carroll, de Ramón Gómez de la Serna et


de Huidobro, celui de Raymond Roussel. Pour mettre un peu d’ordre dans ce
disparate et dans l’impossibilité d’exploiter ici tant de matière, nous nous bornerons
à passer brièvement en revue trois positions capitales également fondatrice d’une
modernité antimimétique : celles de Mallarmé, de Roussel et de Huidobro.

Mallarmé a la hantise de l’usure, de la pollution, de l’avachissement du


langage, comme d’une monnaie passée par trop de mains malpropres. Cette
dévaluation, ce dépérissement ne consiste pas en un affaiblissement de la capacité
de désignation, en une imprécision croissante de la dénotation; il résulte en quelque
sorte du contact prolongé avec les objets dans un emploi dénotatif et pragmatique
des vocables. Est appauvri, avili pour lui le langage qui ne s’appartient plus, qui
n’appartient plus au poète, qui s’est vendu pour trois fois rien au monde des choses,
qu’il s’agisse des consommables ou des savoirs programmés. La revalorisation
réclamée et entreprise est donc bien une abstraction au sens étymologique du terme
: une séparation, une ascèse, un retrait du langage de ce à quoi il s’est indûment
confondu. Mais en dépit ou à cause de l’idéal du Livre, l’abstraction n’est pas
qu’isolement, repli, et enfermement du langage poétique hors de l’expérience du
monde. Le langage poétique (littéraire) en s’abstrayant, rapporte, retire tout le fruit,
souvenir et leçon, de l’expérience vulgaire et citoyenne, de la longue promiscuité
des usages ordinaires du discours avec la monde des choses. L’action littéraire telle
que la promulgue Mallarmé, s’attaque à un ennemi à trois faces qui sont la
monstration, la nomination, la référence prétendument directe et inéquivoque. A ces
trois maux, Mallarmé réagit par la métaphore, l’allusion, la construction interne et
inachevée du sens. Quelques citations :
Je comprends mon devoir en le péril de la subtile exhibition, ou qu’il n’y avait au monde pour
conjurer la défection dans les curiosités que de recourir à quelque puissance absolue comme d’une
métaphore.88
Les jeunes sont plus près de l’idéal poétique que les Parnassiens qui traitent encore leurs sujets à
la façon des vieux philosophes et des vieux rhéteurs, en présentant les objets directement. Je pense

88 Mallarmé : «La déclaration foraine» in Poèmes en prose, Oeuvres complètes, Pléiade,


Gallimard, Paris, 1945, p273.

133
MIMESIS
______________________________________________________________

qu’il faut, au contraire qu’il n’y ait qu’allusions. (...) Nommer un objet, c’est supprimer les trois
quarts de la jouissance du poëme qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve.89
Pour moi, le cas d’un poëte, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c’est le cas d’un
homme qui s’isole pour sculpter son propre tombeau.90
Les choses existent, nous n’avons pas à les créer; nous n’avons qu’à en saisir les rapports; et ce
sont les fils de ces rapports qui forment les vers et les orchestres.91
RIEN /.../ N’AURA EU LIEU /.../ QUE LE LIEU /.../ EXCEPTÉ /.../ PEUT-ÊTRE /.../ UNE
CONSTELLATION /.../ froide d’oubli et de désuétude / pas tant / qu’elle n’énumère / sur quelque
surface vacante et supérieure / le heurt successif / sidéralement/ d’un compte total en formation.92
Jean Bessière définit bien le processus de lecture correspondant à cet idéal
de composition, lorsqu’il dit que «l’inexplicite relève moins d’une exigence
d’interprétation qu’il ne suscite un procès de caractérisation du texte.»93. Pas plus
que le calcul du texte n’est encryptage plus ou moins complexe et secret, protégé,
d’une information préexistante sur un réel préexistant, le calcul de la lecture n’est
un décryptage qui restituerait l’information, la reconstituerait ou la remonterait en
son état primitif. La lecture «joue suivant le jeu du texte»94
C’est pourquoi il y a au moins trois mauvaises façons de comprendre la
démarche de Raymond Roussel, son exemplarité. Peu importe la pathologie de
l’homme Roussel : si ce nomade agoraphobe a fait le tour du monde sans rien voir,
nous devrions au moins admettre que sa «vie» n’est pas de nature à éclairer, ni à
obscurcir, son oeuvre. Roussel n’est donc pas d’abord, comme le voudrait le
surréalisme banalisé, un malade mental à l’imaginaire bizarre et proliférant, saisi
par le démon de l’analogie, qui nous entraînerait dans des mondes fictifs, astucieux,
cocasses, enfantins, et ludiquement spectaculaires. Il n’est pas davantage comme y
porterait la textique de Jean Ricardou, résumable au jeu et au travail du signifiant
qui matérialiserait son opacité, monde du langage remplaçant tout d’un coup pour

89 Mallarmé : «Réponse à Jules Huret» ibid., p869.


90 Ibid.
91 Ibid., p871.
92 Mallarmé : «Un coup de dés», ibid., pp474-477.
93 Jean Bessière : Dire le littéraire, Mardaga, Bruxelle, 1989, p236.
94 Ibid.

134
MIMESIS
______________________________________________________________

nous le monde des choses, ou du moins nous en barrant l’accès. Enfin, il n’est pas
non plus essentiellement, comme il semblait vouloir se voir lui-même, savant et
puissant constructeur de machines textuelles productrices —par leurs seules
structures— de plaisir intellectuel, ludique, didactique, et esthétique, voire même
sentimental, donc d’admiration et de reconnaissance de la part du lecteur pour leur
auteur-inventeur. L’œuvre, d’ailleurs à bien des égards hétérogène, de Roussel,
signale et transcende l’impuissance et le refus de la représentation caractéristiques
de la plupart des avant-gardes au tournant du siècle en Europe, non seulement par la
combinaison positive des trois gestes décrits ci-dessus (extension, sur le mode de la
science-fiction vernienne, des mondes possibles sollicitant notre suspension
d’incrédulité; mise en avant du signifiant; primat de la syntaxe sur le lexique), mais
encore et peut-être surtout par l’art de produire, d’accommoder, d’arranger et en
somme de recycler les résidus : déchets des échecs de la représentation et de
l’abstraction, sous-produits des gestes palliatifs. C’est ainsi, comme je le
remarquais déjà dans un article d’Encyclopédia Universalis en 1969, que la
difficulté même des Nouvelles impressions d’Afrique, unique phrase à
enchâssements et parallélismes multiples, nous tourne vers une lecture au mot à
mot, plus additive que métonymique, qui constitue un formidable inventaire, un
catalogue inouï des images, de mode ou d’Épinal, des objets, des gadgets, des
manies et des humeurs de la Belle Époque. Le monde de la signification littéraire,
l’espace de référence de la fictionalité est rond : en fuyant le réalisme vers un
formalisme abstrait, on finit par se retrouver plus près du documentaire brut qu’en
essayant de tirer dans ce sens les procédés monstratifs et démonstratifs. C’est aussi
ce qui arrive, et fort heureusement, à Perec dans une grande partie de son œuvre. Si
Flaubert était réaliste par défaut, en utilisant pour matériaux du livre sur rien la
matière la plus proche de rien aux yeux du dandysme unissant subtilement Stendhal
et Barbey, Baudelaire et Wilde, c’est-à-dire la banalité du quotidien, les petits

135
MIMESIS
______________________________________________________________

budgets, les idées reçues, Roussel est aussi réaliste par défaut, mais par un défaut
plus grand puisque, Bouvard et Pécuchet étant passés par là, on ne peut plus copier
même le monde le plus ordinaire, ni à la cuisine ni dans les loges, mais seulement
des textes : annuaires, catalogues, répertoires, recueils de personnages,
d’accessoires, de faits divers, de blagues, d’anecdotes, de passions. Quoi qu’il en
soit, la désespérance de représenter par le langage, y compris celle de parvenir à
mettre en scène et en gloire son moi idéal, désespérance que Rousseau n’avait pas
connue, n’affecte qu’individuellement certain membres des générations qui vont de
Rimbaud à Roussel, et elle n’entame que pour le compte personnel de quelques uns
une foi fondamentale, voire de plus en plus exaltée, placée par la culture
européenne dans le langage. Le silence de Rimbaud, la crise de Tournon de
Mallarmé, le suicide de Roussel après son abandon de la littérature pour les échecs,
à des dates assez éloignées, ne cristallisent pas le panorama général de l’époque.
C’est avec Dada et les surréalistes que la crise de la mimêsis est imputée aux
ressources du langage elles-mêmes et entraîne, comme par vengeance, les plus
sanglantes agressions contre un langage qu’on ne croit plus pouvoir épurer, ni
conserver, ni moderniser ni modeler —et à quelle fin, d’ailleurs ?

On a déjà défait le vers, démonté la période de la grande prose, métissé


l’académie avec les mots de la rue, des champs, et du bagne, glissé de l’étranger en
contrebande dans le « patrimoine national » de la langue; il faut dire qu’on croyait
aussi ce faisant, l’enrichir, ce patrimoine, s’enrichir donc, comme y croit encore
Henri Messchonnic. Désormais on va s’attaquer au coeur du médium : cohérence
du récit, cohérence phrastique, principe de non-contradiction sémantique, rythme
phonique et rythme sémique, homogénéité graphique, unité textuelle, identification
générique, identité énonciative, unilinguisme et univocité de principe... Entre
l’Apollinaire de « Zone » et l’anarchie formelle de tant d’héritiers tels que les
catalans Salvat Papasset et Joan Brossa, il est loisible de voir dans le Vicente

136
MIMESIS
______________________________________________________________

Huidobro des années vingt et trente, celui d’Altazor et de Tremblement de ciel une
figure centrale de ce déchirement. À une échelle, précisément, dérisoirement
réduite par rapport aux grandes entreprise de Joyce et de Pound, Altazor se présente
extérieurement comme le poème (épique) d’une odyssée —«voyage en
parachute»— et comme un mythe de création, en sept chants. Dès la préface nous
apprenons qu’ «il faut écrire en une langue qui ne soit pas maternelle»95 et pourtant
si le héros, comme le Stephen de Joyce, n’est autre que le sujet poétique, «né à
trente-trois ans le jour de la mort du Christ»,96 son retour sur terre désamarré d’une
langue originelle, ne peut être qu’un retour en terre, le récit —constitué et retardé
par quelques artifices dilatoires— d’une lente mort annoncée : « Et maintenant mon
parachute tombe de rêves en rêves à travers les espaces de la mort.»97 Le thème de
la rupture parcourt la totalité de cette oeuvre depuis le Chant I «tu es perdu Altazor
/ seul au milieu de l’univers / seul comme une note qui fleurit sur les hauteurs du
vide»98 jusqu’au Chant VII («le paysage / monsieur le vers / qui aurait dit / qu’il
s’en allait »)99. Mais c’est petit à petit, ou plutôt par à-coups, par rafales
successives, que le détachement, la déliaison, le démembrement, contaminent le
texte. Un tournant décisif, c’est le cas de le dire, se produit au Chant V avec la
rencontre, l’affrontement quichottesque de la parole figurative et du moulin à vent.
« Meunier tu dors, ton moulin va trop vite ». La musique, la musiquette délirante et
délyrée des mots séparés de leurs phrases, puis des syllabes, puis des simples
phonèmes, commence par réécrire, réinterpréter le romantisme d’Espronceda, puis
elle confine à la fin, au chant d’un rossignol démythifié, une Philomèle sans nom et
qui n’a plus rien a dire; mais comment faire pour que le langage, hors tout autre

95 Vicente Huidobro : Altazor (1919-1931), Catedral, Madrid, 1981, p57.


96 Ibid., p55.
97 Ibid.
98 Ibid., p51.

137
MIMESIS
______________________________________________________________

sens, ne figure pas au moins le non-sens de la nature ? Tel n’est pas le souci du
poète qui a trouvé en lui la volonté et peut-être les ressources pour présenter au
lecteur une création parallèle et étrangère à celle de Dieu, une nature autonome, non
naturée, auto-naturante.

3.4.2 Intérieurs de consciences :

Il y a sans doute plusieurs manières d’interpréter l’apparent repli que


constitue vers la fin du XIXe siècle européen, un déplacement certain de l’objet de
la représentation, du «monde extérieur», de l’action, des rapports sociaux, de
l’histoire, des paysages urbains ou ruraux, vers un monde «intérieur», vers les
paysages mentaux, les pulsions et pulsations intimes, la rêverie et l’imagerie de
sujets individuels. Nous pourrions encore une fois avoir recours à la lucidité de
Mallarmé. Toujours interrogé par Jules Huret, sur l’évolution littéraire, il associe
l’avènement des «psychologues» à la fin du naturalisme. L’écriture psychologique
dont il s’agit au début de la dernière décennie du siècle est avant tout celle de Paul
Bourget et sans doute celle de quelques romanciers et romancières encore plus
complètement oubliés aujourd’hui, mais dans lesquels il ne serait pas pour autant
complètement faux de voir des prédécesseurs du premier Proust. Remarquons que
ni Bruges la morte, de Georges Rodenbach ni Les Plaisirs et les jours ne sont
encore parus. Mallarmé considère donc le roman psychologique comme une
retombée, une chute en arrière, un régression plutôt qu’une réaction après le grand
moment réaliste naturaliste de Flaubert, des Goncourt, et de Zola : «On est revenu
aujourd’hui au vieux goût français du siècle dernier, beaucoup plus humble et
modeste, qui consiste non à prendre à la peinture ses moyens pour montrer la forme
extérieur des choses, mais à disséquer les motifs de l’âme humaine.»100.

99 Ibid., p133.
100 Mallarmé, Oeuvres complètes, op cit, p871.

138
MIMESIS
______________________________________________________________

Néanmoins comprenons bien que si Mallarmé éprouve une grande admiration, mais
pas sans réserve, pour Zola, ce n’est nullement au titre de ses capacités d’enquêteur
et d’informant, d’observateur scientifique ou de photographe panoramique des
réalités sociales : les grandes oeuvres de Zola, comme celles de Flaubert et des
Goncourt sont des «sortes de poèmes»; elles valent par leur qualité
d’«organisation», par la puissance évocatoire de la composition. Il en résulte que la
faiblesse du psychologisme contemporain ne tient pas à son choix d’objet, mais à
son impuissance créatrice. Un impuissance à produire le sens par la forme, la
pensée par l’écriture, la sensation par la disposition des mots. Ni Huysmans, ni
Henri de Régnier ni Maupassant, qui pourraient tous à des titres divers être
considérés comme psychologues, n’entrent dans la ligne de mire de Mallarmé.

L’exploration répétée ou renouvelée des méandres de l’âme humaine est


surdéterminée dans l’histoire culturelle, l’histoire de la mimêsis et l’histoire
littéraire. Elle est un aboutissement extrême de l’individualisme, un refuge pour le
poète à qui «cette société ne permet de vivre», elle traduit une aversion pour le rôle
d’exhibiteur, de monstrateur et démonstrateur, de crieur public proposé à l’écrivain
qui, pour sa gloire ou même sa survie, peut de moins en moins appartenir au monde
des belles-lettres, doit de plus en plus s’intégrer à celui de l’information, du
journalisme et du spectacle; mais cette exploration est encore et pourra devenir tout
autant une plongée illimitée dans les profondeurs de l’écriture, un investissement
des lieux de l’imaginaire et du désir, de sens et de sensations non bridés, non
retenus par des prétextes utilitaires, des considérations morales, des convenances
sociales, des impératifs religieux. Nous n’avons pas affaire, comme le voudrait le
marxisme orthodoxe, à un simple réflexe de classe ou à une fuite devant les
responsabilités de l’art et de la littérature; il s’agit aussi, comme l’a tout de même
en partie compris l’école de Francfort, de Benjamin à Marcuse, d’un mouvement de
libération, d’un travail sur soi et sur les moyens de la représentation et de la

139
MIMESIS
______________________________________________________________

communication, qui est un intense effort de désaliénation. A cette lumière, il


devient évident que, contrairement aux thèses d’Auerbach, l’importance de
Stendhal réside moins dans l’ancrage de la personnalité de Julien Sorel dans un
moment historique précis, que dans la pluralité des voix qui composent
l’inconsistance de Julien, de Fabrice ou de Lucien. Quoi qu’il y ait à voir, la leçon
de Proust, de James, de Joyce, de Wharton, de Woolf, et plus tard de Compton-
Burnett ou de Sarraute, n’est pas leçon de ténèbres.

Ce qu’il y a à voir peut se voir à l’intérieur, tout y passe, tout se modèle par
le langage et ses environs, et c’est au changement de contours du langage que cela
s’apprécie et se mesure. Il faut pour l’apprécier pleinement relire la préface de 1909
de Ce que savait Maisie. Et James est le presque exact contemporain de Mallarmé.
Il présente son roman comme un arbre développé à partir d’une petite graine, bien
au-delà du potentiel initial et apparent de la semence. Et le germe n’est précisément
pas la qualité dramatique d’une anecdote ou d’une situation, c’est un problème à
résoudre : le problème de faire oeuvre esthétique et de produire une vérité ironique
complète à partir de la triste banalité, de la quasi nullité d’une anecdote ou d’une
situation. Soit un couple londonien de mondains médiocres. Ils divorcent. Ils se
battent judiciairement pour la garde exclusive de leur petite fille. Finalement elle
passera six mois de l’année chez chacun des deux parents qui se haïssent à mort.
D’abord ils se l’arrachent. Ensuite chacun se remarie, elle avec un jeune noble, lui
avec sa jeune gouvernante impécunieuse. C’est à celui des deux parents qui se
débarrassera de Maisie en l’envoyant chez l’autre. Il serait facile de raconter les
souffrances de la pauvre petite; il serait logique, selon le sens commun, qu’entourée
de méchanceté et d’immoralité, une pareille déshéritée ne comprenne plus rien au
monde des adultes, refuse de devenir adulte, devienne stupide, tourne mal. Surtout
si les beaux-parents respectifs correspondent aux modèles convenus de la marâtre et
du parâtre jaloux et acariâtres, comme, dans ce cas, l’enfant à celui d’un être sans

140
MIMESIS
______________________________________________________________

défense. Supposons au contraire que Maisie joigne à une intelligence native et à une
sensibilité aiguë, une remarquable capacité de résistance. Supposons qu’elle voie
tout ou presque tout, surtout ce qu’elle n’est pas censée voir; et qu’elle comprenne,
qu’elle acquière une maturité et une maîtrise de sa propre situation et de ce qui
l’entoure, bien supérieures à celles d’un autre enfant de son âge dans une situation
«normale». Ceci n’a logiquement et psychologiquement rien d’impossible mais
comment en convaincre le lecteur, comment le « faire passer » littérairement,
comment le valider artistiquement ?

Là commence le défi, les difficultés s’accumulent. En premier lieu celles du


langage : la capacité de verbalisation d’une enfant de six, sept, huit et même dix
ans, surtout mal éduquée, mal enseignée, est très inférieure à ce que stocke et
analyse sa conscience. Le rôle du narrateur, la fonction puissante et délicate de
l’écriture consistera précisément à se porter au centre de cette conscience, à y
demeurer, à en faire son soin, pour en rehausser les couleurs, pour «tirer sur des
fils» qui sont là et qui «en valent intrinsèquement la peine». Le deuxième gros
problème est un problème d’intrigue : si les parents sont mauvais et superficiels, si
leur principal appétit est appétit de vengeance et de conquête, ils vont faire tomber
dans leurs filets de nouveaux partenaires meilleurs que les précédents, meilleurs
qu’eux. Et ce sont les deux beaux-parents, floués comme l’enfant, qui vont être
rapprochés par elle, par son problème, par sa conscience. Le défi du vrai et du
vraisemblable psychologiques est une contrainte supplémentaire pour forcer
l’écriture figurative à remplir le programme complet que lui assignait plus haut
Mallarmé.

Les techniques diverses de la représentation de la conscience qui naissent ou


s’affirment à cette époque sont analysés très finement par Dorrit Cohn dans
Transparent Minds, dans le cadre de deux fois trois grandes catégories
correspondant respectivement au récit « en troisième personne» et au récit «en

141
MIMESIS
______________________________________________________________

première personne». De la «psychonarration» au monologue intérieur exemplaire,


celui de Molly Bloom dans Ulysse, la progression s’il en est une, n’est pas tant celle
de la précision ou de l’exactitude de la représentation des contenus de conscience
que l’autonomisation progressive d’un type de discours (justifiée par la «vérité» du
courant de conscience) et sa mise à la disposition du discours littéraire. Peu importe
dès lors que la référence psychologique soit jamesienne, bergsonienne, freudienne,
ou, plus tard, lacanienne : un lexique, une rhétorique, une syntaxe, des rythmes de
la prose, des modes d’énonciation jusque là interdits à la littérature, réservés à
d’autres discours, sont un par un définitivement annexés. Ils permettent à la fois
d’enrichir la production de représentations nouvelles, de la représentation du
nouveau et du changement, et de raviver, restaurer la lecture de trames, de discours
anciens devenus lettres mortes (d’Homère à la tragédie néoclassique). Mais tous ces
nouveaux moyens se détachant par leur profusion, leur provocation, leur
hétérogénéité, sur le fond plutôt gris ou du moins restreint du répertoire limitatif
antérieur, se mettent aussi en question et en relief les uns les autres, comme ils
mettent en crise tout le reconnaissable, aussi bien la «transparence» des constantes
symboliques classiques que ce qui est devenu immédiatement lisible et réductible,
ou l’est resté dans les esthétiques romantiques et réalistes de la représentation.
Comme l’involution abstraite et conceptuelle, l’involution psychologique participe
déjà fortement d’une écriture à la fois autocritique et autoreprésentative, elle
débouche sur la métafiction, d’abord comme interrogation, puis comme système,
enfin trop souvent comme cliché structural, stérilement antimimétique, répétitif,
dont il faudra se dégager à nouveau.

4.3 Tours critiques, réflexivité, métafiction, réécritures :

Le terme de métafiction, que nous allons privilégier, désigne communément


un secteur de la production romanesque et nouvellistique nord-américaine
contemporaine incluant parmi les principaux noms tout ou partie de l’oeuvre de
Nabokov, John Barth, Donald Barthelme, Richard Brautigan, Robert Coover,

142
MIMESIS
______________________________________________________________

William Gass et Thomas Pynchon. Nous le prendrons néanmoins avec une


extension géographique et historique beaucoup plus large couvrant non pas toutes
les formes d’autoreprésentation de l’écriture, de la production et de la
communication littéraire, ce qui serait presque infini, mais du moins toutes les
mises en scène et les mises en question, toutes les autoreprésentations de la
représentation littéraire. Dès lors entrent dans le champ le roman sur le roman (Don
Quichotte, Tristram Shandy, La Recherche du temps perdu , Les Faux-monnayeurs,
Les Fruits d’or de Nathalie Sarraute, L’Immortalité de Milan Kundera, pour ne
prendre que quelques exemples parmi les plus proches ou les mieux connus ), le
théâtre sur le théâtre (Le Saint Genêt de Rotrou, L’Illusion comique de Corneille),
le conte sur le conte, l’anecdote sur l’anecdote. Nous avons choisi ce terme non pas
pour sa limpidité mais précisément en raison de son ambiguïté significative. Il est
difficile de dire si, dans métafiction, le préfixe « méta » (trans, au-delà) a la même
valeur que dans métamorphose (changement et non dépassement de la forme), dans
métaphore (trope substituant un signifiant à un autre), dans métastase (expansion au
delà des limites d’un organe), ou encore dans métalinguistique (message
commentant la forme du message). Le « méta » de métafiction semble impliquer
deux mouvements, peut-être contradictoires, en tout cas de sens opposé, à la fois :
un excès, une transgression des bornes de la fiction, qui dépasserait son objet, sa
visée représentative, comme on dit que «la réalité dépasse la fiction»; et
simultanément, un retour sur soi tel que l’acte de fiction se détournerait de tout
objet «naturel», externe, autre, hétérogène ou hétéroscriptural, pour ne s’intéresser
narcissiquement qu’à soi-même.

Mais encore une telle substitution d’objet —du même ou du propre à


l’autre— signifie-t-elle une évacuation ou une occultation du corps étranger du
référent ? Ou bien la fiction au second degré est-elle métaphore de la fiction au
premier degré, mettant en lumière aussi bien son objet que son procédé par ce

143
MIMESIS
______________________________________________________________

détour d’éclairage ? Voilà une question à laquelle il est impossible d’apporter une
réponse unique ou même univoque, fût-ce au cas par cas. La métafiction est certes,
comme et plus encore que la fiction, un jeu. Jouer pour jouer est-il plus ou moins
sérieux que jouer tout court ? Plus ou moins gratuit, ou plus ou moins révélateur ?
Lorsque Jean Ricardou assurait que la modernité littéraire —incarnée, bien entendu,
dans le nouveau roman— était passée du récit de l’aventure à l’aventure du récit, il
allait peut-être vite en besogne et cependant pas assez loin, à moins qu’il n’eût
mesuré le porte-à-faux et la portée suspensive du chiasme. On l’a déjà vu à propos
de Raymond Roussel, dont nombre d’oeuvres peuvent être traitées comme
métafictionnelles, avec des spécifications diverses (métadescriptive dans La Vue,
métacritique dans L’Ame de Victor Hugo-Mon Ame, métanarrative dans Locus solus
ou Impressions d’Afrique ); on pourrait le redire évidemment à propos de tous les
aspects ou presque des contraintes, et a fortiori des contraintes autoréflexives ou
autocritiques oulipiennes et similaires chez Georges Perec, voire même dans le
récent Filo de la Luna (Fil du miroir) d’Antonio Altarriba ou dans Alphabetical
Africa de Walter Abish : il y a toujours, à défaut de totale abstraction, ou d’un
ressassement aux confins de l’autisme, de l’idiotie, de l’aphasie, un certain résidu
libre d’hétéroréférence, de désignation des produits et traces de l’expérience
humaine partagés par le lecteur, d’un monde concret, matériel, non verbal,
préverbal, ou postverbal.

En dehors de ces reliquats obligés et qui, dans certains cas, pourraient passer
pour involontaires, les procédés métafictionnels, en attirant l’attention sur
l’artificialité de l’art de la représentation, sur le caractère fabriqué, le caractère
d’artéfact du texte littéraire, tendent à le distinguer plus nettement des mondes réels
ou imaginaires, empiriques ou hypothétiques, auxquels il prétend renvoyer, et ce
faisant, renforcent presque paradoxalement l’idée de matérialité, de concrétude, de

144
MIMESIS
______________________________________________________________

naturalité dans leur être-là, de ces mondes et de leurs contenus.101 Passant pour
irreprésentables, ils acquièrent une présence nauséabonde dans leur propre lieu. La
métafiction, que ce soit par son humour, son ironie, son insolence, par le doute
qu’elle sème, ou par sa difficulté langagière ou structurale, parfois extrême, donne
du travail, du fil à retordre au lecteur; elle accroît sa responsabilité, sinon toujours
son plaisir dont elle change la nature. D’un même geste, elle défamiliarise tant le
monde représenté que le mode de représentation. Cet effet peut être obtenu
occasionnellement par la recontextualisation d’un mode discursif, par l’utilisation,
par exemple, d’un style, d’une présentation d’informations, d’une rhétorique
journalistique dans un format autre que la presse. C’est pourquoi, comme l’observe
Patricia Waugh102, rien n’empêche un roman d’être à la fois factuel, «non
fictionnel» et métafictionnel : ce serait aussi bien le cas de In Cold Blood, déjà cité,
que de The Public Burning, de Robert Coover, ou de récits de vie tels que Les
Sanchez d’Oscar Lewis, La Planque de Ronald Frazer, ou tant d’autres suscités ou
exhumés depuis les années 70 par des sociologues et des promoteurs de
l’autobiographie ou de l’épistolaire (en France : Maurice Cattani, Philippe Lejeune,
Mireille Bossis, etc.) La dimension métafictionnelle, la réflexion provoquée sur
l’artificialité, voire l’arbitraire de l’art, la non-naturalité des procédés de
représentation, la mise à distance des objets de figuration, relèvent alors de
pratiques et de concepts voisins de ceux du ready-made ou de l’art brut. Il s’agit de
supprimer la médiation de la mise en forme et, en même temps, non sans une
inquiétante contradiction, de souligner la médiation de la mise en scène.

Que ce soit par cette démarche ou par celle, en principe opposée mais
complémentaire, de la métamorphose, de la réécriture, du remake, la métafiction

101 Voir les remarques de John Barth citées par Linda Hutcheon dans Narcissistic Narrative,
Wilfrid Laurier University Press, Waterloo, Ontario, 1980, pp48-49.

145
MIMESIS
______________________________________________________________

recycle de plus en plus systématiquement et presque exhaustivement toutes sortes


de discours figuratifs, tant littéraires (de haute culture comme de culture populaire
ou de masse) qu’extralittéraires. Récupération et recyclage mettent à profit des
techniques éprouvées, souvent vieilles comme la littérature : copie, pastiche,
parodie; ou, plus précisément, allusion, citation, collage, plagiat, imitation
thématique, structurale ou stylistique, avec ou sans variantes et mutantes
incongrues. C’est en ce sens que l’Ulysse de Joyce ou Les Reconnaissances de
Gaddis sont métafictionnels, comme l’hypothétique « Don Quichotte de Pierre
Ménard », raconté par Borges. Pourtant la métafiction touche ici à l’une de ses
limites, la même en fait que celle rencontrée par le minimalisme sociologique,
journalistique, ou confessionnel d’Annie Ernaux, de François Bon et de la nouvelle
«école de Minuit» ces dernières années en France. Cette limite est celle de
l’indistinction. La défamiliarisation par le non-art ou l’anti-art, ne se produit plus,
la distance par rapport aux représentations convenues, reconnues et préinterprétées,
est nulle. Retour au degré zéro de l’écriture sous le couvert d’une post-modernité
régressive et immature.

L’autre limite, déjà assez abondamment esquissée, est celle d’un


dépérissement solipsiste du sens. A force de se mirer elle-même, la littérature ne se
voit même plus, ne donne plus rien à voir que la réification qui accompagne sa
déréalisation. Il n’était peut-être pas inutile de nous faire toucher du doigt d’une
façon aussi frustrante et cruelle que l’ont fait Christine Brooke-Rose ou Jean
Ricardou, dans son oeuvre tardive, les apories modernes de la représentation, mais
cette voie est un cul-de-sac, la sortie est derrière nous. Se cogner la tête contre le
mur du fond est une expérience profitable; recommencer indéfiniment est dans le
meilleur des cas, sadomasochiste, dans le pire, suicidaire ou les deux à la fois.

102 Voir Patricia Waugh : Metafiction, The Theory and Practice of Self-conscious Fiction,
«New Accents», Methuen, Londres, 1984, p105.

146
MIMESIS
______________________________________________________________

Les apories de la représentation ainsi dramatisées mais non résolues, ni


même purgées ou exorcisées par quelque catharsis (la folie de l’autoréférence n’est
pas tragique, elle est bien plutôt grotesque), sont-elles originelles et constitutives,
ou bien au contraire liées à un certain état de culture, à une certaine structure du
pouvoir, à des formes historiques de domination et d’aliénation qui s’inscrivent
dans le discours des maîtres ? C’est une intuition que viendront, je l’espère,
largement confirmer les voies innovantes, peut-être libératrices, ouvertes par
certaines problématiques et pratiques de représentation littéraire issues de groupes
subordonnés et/ou minoritaires ou des périphéries de l’Occident.

147
MIMESIS
______________________________________________________________

IVe PARTIE : AVENIRS DE LA


REPRÉSENTATION
LEÇON X - 4.1 ENTRE IDENTITÉ ET ALTÉRITÉ 1 : FIGURATIONS
FEMININES

4.0 Introduction :

Si toute littérature, au sens moderne du terme, peut être considérée comme


l’autoreprésentation esthétisée d’une société dans un état historique déterminé, cette
autoreprésentation ne répond pas du tout nécessairement pour autant, et moins
encore que les démocraties de tous types, à l’idéal démocratique du gouvernement
du peuple par le peuple et pour le peuple, en l’occurrence à l’idéal d’une
représentation de toute la société par toute la société et pour toute la société. Ceci à
la fois pour des raisons structurelles transhistoriques et pour des raisons historiques
—dans le long terme, selon les grandes lois de l’évolution anthropologique, et dans
le moyen ou le court terme, selon des contingences locales ou conjoncturelles. De
même que l’origine sociale, l’appartenance sociale, l’origine et l’appartenance
géographique, l’âge, le niveau d’éducation et le sexe des représentants du peuple ne
sont pas neutres ni indifférents dans la gestion du présent et de l’avenir d’une nation
ou d’un groupe quelconque par la formulation des lois et leur application ou
l’application de la force, de même tous ces facteurs ont une forte incidence sur la
sélection des objets de la représentation littéraire, sur ses modalités, ses procédés,
sa permanence, sa dynamique, et les valeurs qu’elle promeut, ou qu’elle déplace.

Or il est incontestable que, si les femmes, d’après toutes les études


scientifiques, sont réputées dans l’ensemble posséder des capacités d’acquisition,
de maniement et d’usage créatif des langues naturelles pour le moins égales sinon

148
MIMESIS
______________________________________________________________

supérieures à celles des hommes, leur part historique dans l’inscription littéraire de
ces capacités et de cette créativité reste très inférieure celle des hommes. En dépit
d’un changement accéléré depuis quelques générations, l’égalité en ce domaine est
loin d’être conquise au début du XXIe siècle, même dans les sociétés les plus
«avancées». L’essor des intégrismes, fondamentalismes et autres orthodoxies, va de
pair —le jeu de mot est intentionnel— avec l’effort de guerre défensive, puis
offensive, des patriarcats et phallocraties menacés pour faire rentrer honteusement
les femmes dans leur silence public ancestral. Ce silence des femmes, l’absence
dans l’arène ou sur la scène des représentations publiques, autorisées ou non, de
leur point de vue sur elle-même ou sur le monde, prend, comme toutes les
exclusions, de nombreuses formes. Les femmes n’écrivent pas (n’étant pas lettrées,
elles parlent, ou bien même elles ne font que chuchoter, balbutier), les femmes
écrivent mal, (elles n’ont pas de métier, pas de tradition d’écriture, pas de
formation); elles ne sont pas publiées, ou sont mal publiées; elles n’ont pas de
succès ou bien elles n’ont de succès que d’estime ou bien auprès de ceux qui ne
comptent pas ( le lecteur populaire, le lecteur non sérieux, les autres femmes). Mais
aussi les femmes, comme tous les subalternes et les dépendants, peuvent être
réduites au silence de leur parole en étant forcées, incitées ou invitées à copier,
imiter et répandre le discours, le point de vue masculin : soit celui d’une tradition
patriarcale oppressive en tant qu’immobiliste, soit celui d’une conquête du monde
par les plus forts, par ceux que désigne un pouvoir préexistant. Ainsi, souvent au
XIXe siècle ou encore dans la première moitié du XXe n’auront-elles droit de cité
qu’en adoptant, par provocation ou par conformité, des pseudonymes masculins,
que ce soit dans la sphère de la haute littérature ou dans celle du roman populaire :
George Sand et George Eliot, Gérard d’Houville, Henry Gréville ou Pierre de
Coulevain. L’inverse est rarissime et marginal, qu’il s’agisse de l’imitation d’une
parole féminine sous signature masculine (tel roman érotique ou pornographique du

149
MIMESIS
______________________________________________________________

XVIIIe siècle ) ou d’un exercice presque privé, mais révolutionnaire en effet, de


frivolité formalisée dans l’éphémère magazine La Dernière mode de Mallarmé.

L’une des apories de la représentation littéraire qui commence à être décelée


au milieu du XIXe siècle, est précisément la suivante : comme on l’a vu à propos
du romantisme et du réalisme, l’innovation, les bouleversements et révolutions
esthétiques caractérisant le premier modernisme ou la nième modernité doivent
encore se justifier par un principe moral ou d’utilité, désormais politique quelle que
soit sa coloration. L’écrivain doit prêter sa «voix» tantôt à l’individu,
paradoxalement opprimé par une société bourgeoise fondée sur une idéologie
individualiste, tantôt aux masses miséreuses et souffrantes que l’on ne cesse
d’oublier que pour les exploiter. Or l’individu représenté n’est pas celui qui est
réduit au silence : ce révolté est l’auteur lui-même, qui a les moyens d’une révolte
dans et par le langage. Les masses aliénées et de même les femmes, ou la femme, se
voient, se verront encore plongées, maintenues dans un silence continué par ces
mêmes «peintres de portraits» qui dépeignent leur étouffement. De Mme Bovary à
Ana, de Fleur de Marie à Monelle, et de pécheresse en pécheresse jusqu’à Lady
Chatterley et Molly Bloom comprises, rien à faire pour établir la vérité des fictions
modernes tant que leur facticité était aussitôt dénoncée par le nom de l’auteur. Il
fallait que la femme sortît de son image et s’en séparât pour produire à son tour des
images qui ne puissent être portées au crédit de Pygmalion, des images non
reconnaissables, non appropriables par la tradition de l’écriture masculine. C’est
pourquoi nous ne nous intéresserons pas ici aux figurations littéraires féminines qui
jouent exclusivement sur les vieux terrains balisés par l’identité et l’altérité, le
même et l’autre, l’intérieur et l’extérieur, le territoire, la possession, l’exercice du
pouvoir. Comme l’a dit avec une cruelle efficacité une célèbre boutade, l’élection
de Léopold Sedar Senghor et de Marguerite Yourcenar à l’Académie Française n’a
fait que confirmer la nature de club strictement blanc et masculin de cette

150
MIMESIS
______________________________________________________________

institution. Pour dépasser le dilemme, du mensonge et de la copie, de la production


et de la reproduction, pour surmonter les apories de la représentation, il était exclu
de trancher, il fallait falsifier les dilemmes, démonter la question de l’origine,
rendre impertinente la question de la maîtrise. A côté des revendications
symétriques, des oppositions frontales, des répliques du tac au tac, il y a un vaste et
puissant courant d’écriture féminine qui déplace les problèmes de la représentation,
prend le langage de biais, l’histoire par le travers et invente la position du tiers.

4.1 Délier la langue

Mon corps, dit-elle, ne m’appartient pas. D’ailleurs, où est-il ? Lui, il dit que
je, mon corps, lui appartient. Il dit qu’il veut me posséder. Il dit qu’il me possède.
Mais pourquoi recommence-t-il ? Il possède, dit-il, et il veut posséder, encore,
encore. Ce qu’on possède, ne l’a-t-on pas ? Pourquoi vouloir le posséder, encore et
encore ? C’est sans doute que je, mon corps, finalement ne lui appartient pas, pas
une fois pour toutes; peut-être rien que toutes pour une fois. Il dit que je suis
absente, que je, mon corps est absent. Je suis absente, j’ai été absente, je serai
absente. J’ai une absence, j’ai eu une absence, j’aurai une absence. D’où suis-je
absente, où suis-je absente ? Je suis absente de chez lui, chez lui. Car je ne suis pas
chez moi, parce que chez moi il n’y a pas de chez pour faire un (chez) moi.
Puisqu’il n’y a pas de chez moi, il n’y a personne chez moi. Je mon corps ne
m’appartient pas, il ne me manque pas non plus, il lui manque à lui, il manque chez
lui où il lui appartient. Mais il ne lui appartient pas, il n’est pas le sien, il n’est pas
lui, il n’est pas son corps, il est celui qui lui manque, le corps qui lui manque.
L’objet manquant de son manque, pas du mien. Je, mon corps qui manque, pas à
moi, est apparemment perdu. Perdu où ? Perdu dans les mots avec lesquels, sans
moi, il dit que je, mon corps lui manque. Je, mon corps n’est pas dans je qui est
mon corps, mais dans ses mots. Dans les mots avec lesquels il dit en disant tu, que
je lui manque. Il ne m’y retrouve pas, dans ses mots. Il ne s’y retrouve pas non plus,

151
MIMESIS
______________________________________________________________

car il ne s’y cherche pas, dans ses mots, c’est je, mon corps qu’il cherche manquant
dans ses mots.

Je, ma langue m’appartient. S’appartient. Ne lui appartient pas. Je, ma


langue m’appartient, car elle ne lui manque pas, elle ne me manque pas. Je, ma
langue elle est bien dans ma bouche. Je veux être pendue si elle n’est pas bien
pendue dans ma bouche. Il n’est pas pendu à mes lèvres, je, ma langue est pendue à
ma bouche, dans ma bouche. Ceci veut dire que j’y suis, je ma langue n’est pas
sortie, n’est pas de sortie. Elle est bien pendue parce qu’elle parle absente, sans
faire attention à son absence à elle, de là où il dit qu’elle est absente. Ceci, qu’elle
est bien pendue dans ma bouche, veut dire cela. Mais ceci le dit-il ? Pourquoi ceci
voudrait-il dire cela si, ceci, je ma langue le dit sans le vouloir ? C’est lui qui
voudrait dire, qui voudrait me dire, me dire moi à moi. Je, moi ma langue, ne veux
rien dire, ne veux rien lui dire, ne lui dis rien. Je, ma langue se dit à elle, moi,
qu’elle se dit, elle, sans rien faire que de ne pas manquer, de ne pas vouloir. Je, ma
langue ne manque pas de vouloir, n’a pas besoin de manque. Je, ma langue dans ma
bouche ne s’entend pas ni avec lui, qui m’attend, ni avec je, mon oreille qui ne me
parle pas. Je, ma langue se parle.

Une langue est une langue est une langue est une langue.

Les lignes qui précèdent ne sont de personne, à personne. Condensation et


combiné, elles ne sont pas à la manière de X ni de Y. Mais de X, Y, Z et après.
Chose certaine, chose négative, on n’y reconnaîtra rien de Colette, de Katherine
Mansfield, d’Ivy Compton-Burnett, de Françoise Sagan. Pastiche ou parodie, ce
très succinct dérapage disperse un puzzle et tente d’évoquer un paysage d’écritures
ample et varié, riche de détails et d’imprévu, un bocage avec des zones désertiques,
luxuriant de contradictions, d’affinités.

152
MIMESIS
______________________________________________________________

Je, ma langue ne s’y retrouve pas dans ma bouche, lui non plus ne s’y
retrouve pas, ce n’est pas lui qu’il cherche, c’est moi. Je, ma langue ne s’y retrouve
pas non plus parce qu’elle ne se cherche pas, elle n’a pas besoin de se chercher, elle
n’a pas besoin du manque, elle ne s’y retrouve pas, car elle ne s’y est pas trouvée,
elle s’y trouve, encore par hasard.

Dans la géographie que nous disions, il y a des maisons habitées pour que
l’on se rende visite et aussi des voyageuses et aussi des errantes. Par quelque biais,
truchement ou circonstances, de proche en proche ou de loin en loin, se profilent les
écritures de Gertrude Stein, Djuna Barnes, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute,
Hélène Cixous, bien d’autres. Ces écritures ont ceci de commun qu’elles
configurent ensemble et différemment, un mode de pensée littéraire figurant le
monde et l’écriture en tant que pas encore figurés par les femmes. Deux anecdotes
tirées de L’Autobiographie d’Alice B. Toklas, dont l’une resservira un peu plus loin,
viennent à point et se font subtilement écho :

— Gertrude Stein fait imprimer son premier livre, Trois vies, à New-York.
Un jour un jeune homme frappe à sa porte, rue de Fleurus à Paris, il demande à
parler à Mlle Stein; «moi-même», dit-elle. «Je viens de la part des presses so and
so, mais vous êtes bien Mlle Stein ? —Certainement ». Le directeur des presses qui
imprimait Three Lives à New-York se demandait si Mlle Stein qui habitait Paris
depuis des années, n’avait pas un peu oublié son anglais. Il voulait savoir si c’était
bien délibérément, en toute connaissance de cause qu’elle écrivait comme elle
écrivait. Sinon, il pourrait lui procurer un correcteur compétent.

—Picasso, mais c’était avant le cubisme, avait peint le portrait de Gertrude


Stein. Après des dizaines et des dizaines de séances de pose, il n’avait toujours pas
retrouvé la tête qu’il avait dessinée dans son esquisse. C’était en l’absence de
Gertrude Stein, qui était en voyage, que Picasso avait finalement exécuté cette tête,

153
MIMESIS
______________________________________________________________

très rapidement, de mémoire, car plus elle avait posé, moins il l’avait vue. Gertrude
Stein aimait beaucoup son portrait par Picasso, bien que tout le monde dît que cela
ne lui ressemblait pas. Picasso, lui, disait que si cela ne lui ressemblait pas, cela lui
ressemblerait un jour.

Les écritures dont nous parlons sont dans une langue, ou parfois dans des
langues qui n’avaient pas l’air très ressemblantes aux langues «naturelles» de leur
temps, en des langues qui n’avaient pas l’air naturel alors, mais auxquelles les
langues naturelles se sont mises, plus tard, à ressembler étrangement :

It is natural and therefor a preparation it is natural and therefor a preparation. (...)


There are no men no women needed for love there are no women no men needed for love. There
are no women no men needed for love.
It only goes to show. (...)
It is naturel to suppose that a rose is a rose is a rose is a rose. It is as naturel to suppose that
everything is why they went. It is also as naturel to suppose that they might be inattentive when they
had aroused what was why and when it could be lost. Where could it be lost. It is natural to suppose
that because inadvertently they were obliged to be careful they might be nearly very often very well

inclined to like and admire it here.103

Gertrude Stein et ses commentateurs disent d’elle que c’est un génie, que la
modernité littéraire commence avec elle, que c’est la première écriture «post-
sacrificielle». Certes la trinité de questions pesantes et lancinantes qui avaient
connu un développement phénoménal depuis le XVIIIe siècle, jusqu’à James et, un
peu plus tard, Proust, Joyce et Woolf, soit la question du corps, celle de la
conscience (psychologique = consciousness ) et celle de la loi, ne sont nullement
ignorées dans le courant de pensée littéraire de la représentation qui commence
avec Stein et se propage encore de nos jours chez quelques écrivaines. Certes la

103 Gertrude Stein : How To Write, (1931), Dover Publications, New-York, 1975, pp218-19.

154
MIMESIS
______________________________________________________________

question de la langue, de son autonomie, du dépassement de sa maîtrise, était déjà


au cœur de l’oeuvre et des recherches tardives de Mallarmé. Mais il y a une
différence : la trinité héritée de l’angoisse et de l’exaltation romantique ne tente
plus d’être complètement évacuée par le style comme chez Flaubert ni
métaphorisée en silence d’après la décollation sur la scène du Livre, comme chez
Mallarmé. Le déchaînement verbal, à la fois libéré, contrôlé et cadencé par la force
motrice de la répétition, n’entraîne pas pour autant une autoréférentialité close, la
fin de toute thématisation, de toute cohérence par le denotatum . Ce serait
gravement limiter, et fort injustement, la portée de la novation scipturale steinienne
que de lui faire épouser étroitement et sans autres recours les idées
«poststructuralistes», très à la mode dans les années 70, de jouissance du texte
comme seule jouissance du signifiant, jouissance du même. Le Joyce de Finnigan’s
Wake ou les réalisations les plus contraintes des nouveaux formalistes français
arrivent, hélas pour eux, beaucoup plus près de ce résultat d’auto-érotisme morose,
le dos du livre tourné au monde. Ce n’est pas assez dire qu’il y a de l’autre chez
Gertrude Stein et dans toute sa mouvance : le narcissisme en est plus que teinté, il
en est paradoxalement pétri. Une rose est une rose est une rose est une rose, elle
n’est ni Gertrude Stein ni l’absente de tout bouquet, mais cet autre d’elle-même que
démultiplie, fragmente et fait scintiller ad libitum l’inépuisable énonciation de son
identité. Un échange a lieu, est représenté comme ayant lieu : l’autocréation, la
fabrication de soi comme texte vivant, passe par celle d’autrui : un, puis quelques
autres, puis tous, l’autobiographie de tout le monde, la Fabrique des Américains. La
figuration féminine et féministe, dans ses manifestations les meilleures, c’est que
moins d’autres c’est moins d’être, que là où il y a de l’esprit, le corps égaré ou
enlevé par le discours de domination, de possession, de perte et de capitalisation
masculin, revient ou advient. Ni le sarcasme joycien ni les mots croisées de
l’Oulipo n’ont la légèreté nécessaire pour le lui permettre.

155
MIMESIS
______________________________________________________________

Contrairement à ce que pensent les disciples universitaires de Germaine


Greer, il n’est pas mal de regarder, ça ne rend pas aveugle, et il n’est pas mal que ça
se voie dans le texte, que ça se donne à voir en donnant à voir. Voici ce que
Gertrude Stein dit d’une série de phrases, toute simples pour la plupart et qui
commence par «Howard est en avance ce soir», «À qui ont-il laissé leurs chapeaux
?» :

All these sentences are fruitful they may be included in embroidery.


How are they placed. They are in a basket. They have a great deal of softness and they are very
likeable. She looks at her knitting.104\
Il y a à cet égard quelques antiparoxysmes dans l’écriture féministe
française contemporaine, mais nous voudrons bien provisoirement les oublier
comme, par exemple, le Virgile non de Monique Wittig (1985) qui, vingt ans après
avoir fait palper à ses lecteurs la matérialité de la libération comme une enfance
actuelle, retourne à des vieilleries allégoriques écrites dans un style pseudo-
ordinaire, pseudo-informatif, illisible sous aucun régime de lecture, que ce soit
littéraire, journalistique, propagandistique ou poétique. La novation de la figuration
féminine ne saurait, bien sûr, être plus que toute autre novation artistique quelque
aérolithe ou ovni, «bloc de basalte ici-bas chu de quelque désastre obscur», elle est
donc nécessairement un mixte. Mais un mixte est aussi beaucoup plus exigeant sur
tous les plans : clarté des visions, fidélité aux propos, finesse et solidité du métier,
exactitude au regard de la chose. Plus exigeant, voulons-nous dire, qu’une
production qui peut prendre vaguement, lâchement sa place, dans le sillage ou à
l’ombre d’une tradition moniste. Si Gertrude Stein revendiquait pour elle-même et
exigeait fermement d’autrui, avec une telle apparente étrangeté, la vérité littérale de
ses énoncés factuels et l’exactitude du rendu, c’est bien pour cette raison.
Elle sait que la beauté, la musique, la décoration, le résultat de l’émotion ne doivent jamais être
la cause, même les événement ne doivent pas être la cause de l’émotion, pas plus qu’ils ne doivent
être le matériau de la poésie et de la prose. Et l’émotion elle-même ne doit pas non plus être la cause
de la poésie ou de la prose. Elles doivent consister en une exacte reproduction d’une réalité soit
extérieure soit intérieure.105

104 Ibid., p136.


105 Gertrude Stein : The Autobiography, op.cit p211 (ma traduction).

156
MIMESIS
______________________________________________________________

C’est la condition vitale à laquelle la langue-de-femme peut enfin extraire


l’image limpide d’un monde aussi certain qu’oublié ou offusqué, le tirer d’une
bouche qui ne soit plus rancie par le ressassement de l’ignorance et de l’absence.
Cela, le meilleur de l’oeuvre de Duras (ce qui n’en saurait être illustré par Jean-
Jacques Arnaud ), du Ravissement à La Maladie de la mort , et à Détruire dit-elle,
le sait, comme le sait Monique Wittig dans L’Opoponax, Les Guérillères, Le Corps
lesbien :

Tu sais comment ne pas rencontrer un ours sur les pistes. Tu connais la peur l’hiver quand tu
entends les loups se réunir. Mais tu peux rester assise pendant des heures sur le sommet des arbres
pour attendre le matin. Tu dis qu’il n’y a pas de mots pour décrire ce temps, tu dis qu’il n’existe pas.
Mais souviens-toi. Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente.106
En renversant encore une fois les termes du mixte, l’ordre des événements
de communication, on pourrait dire que l’invention scipturale du réel est un acte de
mémoire. Que l’incroyable effort de mémoire qui travaille l’oubli et en montre
l’envers jusqu’à en laisser lumineusement transparaître l’avers, est lui-même une
radicale novation dans le réel historique, non sans analogie —si même elle ne lui
est pas identique— avec l’invention freudienne de l’inconscient. Il y a donc un lien
nécessaire entre le déferlement du «langage oublié» et le mode de fictionalité
spécifique aux figurations féminines contemporaines.

4.1.2 Répétitions anticipées, cataphores actualisées :

La grande majorité de la poétique de la mimêsis historiquement connue, du


classicisme au romantisme et au réalisme, tablent essentiellement pour se légitimer,
on l’a vu, sur l’antériorité ou la préexistence de l’objet. Que cela ait été là, ici, de
tout temps, depuis le jour de la création ou depuis «sept mille ans qu’il y a des
hommes et qui pensent», ou bien il y a juste cinq minutes, l’antériorité supposée de
l’objet cautionne moralement et artistiquement l’acte de représentation, aussi bien
pour l’idéalisme que pour le matérialisme. Cette antériorité, par un décalque
confortable, cautionne aussi celle des moyens et des procédés du langage de la

106 Monique Wittig : Les Guérillères, Editions de Minuit, Paris, 1969, p127.

157
MIMESIS
______________________________________________________________

représentation. Et si le récit, pour les modernes, a été de plus en plus associé à une
telle poétique comme son expression naturelle, il est logique que le «passé simple»,
le temps de l’événementiel accompli, révolu, ait été considéré à son tour comme le
temps naturel du récit. Ce qui s’écrit au futur, voire au présent, utopie et discours de
la loi, ordres de mobilisation et feuilles de route, cela ne représente pas; ces mots,
ces images ne sont que provisoires; ils seront effacés et remplacés par les actions
qu’ils prescrivent. C’est pourquoi la science-fiction, fiction de représentation mais
jouant son jeu, s’écrit au passé : «Le marasme régnait en l’an 2440».
La difficile naissance de la figuration féminine, au forceps des avant-gardes,
et parfois contre elles (si les avant-gardes sont le fer de lance de l’imparabilité
d’une histoire linéaire) a dû se mesurer —et l’a fait avec un inégal succès— au
double autoritarisme de l’histoire du passé et du commandement de l’avenir; d’un
côté à l’autorité présomptueusement tranquille du fait acquis et du cours des choses,
de l’autre à la violence déontique, «révolutionnaire», de ce qui n’est pas, n’a pas
été, souvent ne saurait être, mais qu’il faut faire être à quelque prix que ce soit. Si
l’histoire, le discours des accomplissements, et tout ce qui en participe, y compris le
roman réaliste, est un instrument et une chasse gardée du patriarcat; si, d’autre part
la législation, détermination de l’avenir par une autorité censément divine ( la
charia) ou politique (le code civil), aussi bien que la radicale réfection de l’avenir
par la contre-loi utopique singeant la loi, institutionnalise et perpétue la violence
patriarcale, répressive et offensive, surcompense et perpétue la peur de la perte, la
peur de la castration qui caractérise le discours masculin, alors en quel temps
montrer le monde invu, le monde invu des femmes et de la vision féminine ?

On observera que la plupart des œuvres de la nouvelle figuration féminine


se cantonnent à un usage exclusif ou à tout le moins dominant du temps verbal du
présent de l’indicatif. Mais encore, quelles sont les fonctions de ce présent ?
Quelles sont ses valeurs sémantiques, idéologiques, esthétiques ? Et si ce trait est
partagé dans une large mesure par le roman objectal (voir supra nos observations
sur La Jalousie) et plus généralement par l’ensemble du Nouveau Roman français
(Claude Simon, Claude Ollier, etc.) et pas seulement français, y a-t-il quelque chose

158
MIMESIS
______________________________________________________________

qui distingue la nouvelle figuration féminine ? À première vue, il apparaît que ses
présents sont majoritairement descriptifs et narratifs —plutôt que définitionnels ou
axiomatiques dans leur portée ponctuelle, plutôt qu’argumentatifs ou spéculatifs
dans leur organisation :
Dans la légende de Sophie Ménade, il est question d’un verger planté d’arbres de toutes les
couleurs. Une femme nue y marche. Son beau corps est noir et brillant. (...)
Elles, à ces paroles, se mettent à danser, en frappant la terre de leurs pieds. Elles commencent
une danse circulaire en battant des mains, en faisant entendre un chant dont il ne sort pas une phrase
logique.107
Entre ces deux ensembles d’énoncés, il y en a d’autres qui contiennent des
verbes au passé et au futur, mais ces temps sont enchâssés dans une énonciation
énoncée au présent : « elle dit que », ou « elle dit ». En outre, ce qui est au passé,
c’est l’oubli, l’obscurcissement du sens et de l’image, tandis que ce qui est au futur,
ce sont l’expansion de l’être « éternel » enraciné dans une éternité présente (« sexe
qui flamboie / le cercle est ton symbole / de toute éternité tu es / de toute éternité tu
seras »)108, l’acquisition et la glorification d’une connaissance sensuelle existant
présentement.

Le présent n’est donc plus celui de l’instant historique, point de basculement


insaisissable entre passé et avenir, ni non plus celui d’une « intemporalité », d’une
anhistoricité, du surplace, d’une répétition stérile du même parcours dans le
labyrinthe. Il n’est pas non plus retiré à l’Histoire pour être enfermé dans le
royaume des Idées. Il désigne tous les possibles, tous les mondes possibles, négatifs
et positifs, actualisés dans l’ici et maintenant de l’écriture et de la pensée de
l’écriture, incluant l’inscription textuelle des ici et maintenant de toutes les lectures
possibles. « The business of Art... is to live in the actual present, that is the
complete actual present, and to completely express that complete actual present »,
écrivait Gertrude Stein en 1934109. La condensation sémantique du mot « actual »
est cruciale : ce qui est ainsi présent est ipso facto effectif et efficace, factuel, en

107 Ibid., pp72-73


108 Ibid., p73
109 dans Lectures in America, cité par Patricia Meyerowitz dans son introduction à How to
Write

159
MIMESIS
______________________________________________________________

acte, en procès, en progrès. La reconnaissance de l’effectivité du présent en acte


n’élimine ni le passé ni la mémoire, elle dispense seulement de la mémoire-surmoi,
elle remplace la jouissance de la loi, de l’obéissance, de l’exécution du déjà-pensé,
de l’avant-acte exécuté, par la jouissance de l’acte. Puisqu’écrire et penser sont
désormais simultanés, on comprend mieux pourquoi et comment Gertrude Stein
pouvait assurer que le génie de son œuvre résidait dans la reproduction exacte
d’une réalité intérieure ou extérieure. La reproduction n’est plus ultérieure,
exécutante et dépendante, subordonnée à un dessein préalable et supérieur, dès lors
qu’elle est simultanée à son objet. L’écrivaine n’est plus la fille de son maître, la
voix de son maître, ni la fille de ses œuvres, elle est la sœur du réel. Et la réalité de
ce réel peut se situer en un point quelconque du temps de l’histoire ou des histoires.

Ainsi se forme, dans la pratique textuelle complète, une temporalité inédite,


non point paradoxale mais anamorphique, celle de la répétition théâtrale, répétition
anticipée ou cataphore actualisée. Ce n’est certainement pas un hasard s’il y a
théâtralité de la présence, de l’actualisation, scénographie aussi des mots et des
phrases, chez Duras comme chez Sarraute, chez Wittig comme chez Michèle
Causse. Et l’on se rend compte que, dans ce théâtre d’écriture, contrairement à ce
qui se passe encore, de façon très archaïque chez Beckett, le temps n’est plus
menacé de stase paralytique, la parole n’est plus guettée par l’aphasie —dont
l’obscénité baudelairienne est signe avant-coureur—, il est patent que cela ne suit
plus, à grand peine, son cours, mais que cela a cours, le libre cours des figures
libres de la danse, enfin déjà, déjà enfin, comme Mallarmé le féminin, lui seul avant
Stein, avait commencé de le comprendre, de l’exposer, de le reproduire maintenant.
C’est aussi cette histoire de l’avenir que le personnage Stein de Marguerite Duras
enseigne à ses élèves et qui dorment, c’est aussi Alissa qui a toujours dix-huit ans et
qui n’arrête pas de venir.

160
MIMESIS
______________________________________________________________

LEÇON XII - 4.2 ENTRE IDENTITÉ ET ALTÉRITÉ 2 :


FIGURATIONS POSTCOLONIALES

4.2.0 Préliminaires théoriques, terminologiques et historiques

Le terme « postcolonial », avec ses dérivés « postcolonialisme » et


« postcolonialité », est devenu un article de mode, un objet de polémiques et de
rivalités, un signe publicitaire, un moyen de promotion ou d’objection encore
« chaud » quoique au bord du politiquement correct, dans le monde anglo-saxon
des sciences humaines et tout particulièrement aux États-Unis. Le « star system »
ou vedettariat a pour l’instant produit trois noms de personnalités qui attirent gloire
et controverse, dans leur ordre d’entrée en scène : Edward Said, Gayatry
Chakravorty Spivak et Homi Bhabha. Sur ce point comme sur beaucoup d’autres et
pour une bibliographie initiale, les lecteurs de l’anglais pourront se reporter à
l’excellent manuel d’Ania Loomba110. Dès qu’une terminologie relevant de la
théorie et de la critique culturelle naît ou est appropriée en Amérique du Nord, il est
inévitable qu’elle soit investie par une certaine futilité relevant de querelles
d’écoles et de personnalités; tel a déjà été le sort de la méthode philosophique de
Derrida, baptisée « déconstruction », de la polyphonie de Bakhtine, du postmoderne
de Lyotard, etc. Mais nous n’allons pas renoncer à l’usage de l’ordinateur personnel
à cause de Bill Gates. Le terme de postcolonial peut nous être plus utile que néfaste
comme outil de lecture non pas en dépit de sa charge historique et idéologique mais
à cause d’elle et des enjeux qu’elle implique pour la lecture. Il faut toutefois tenter
de le clarifier dans sa polyvalence, de le situer sur l’échiquier de la terminologie
critique active, et ne pas dépasser la dose prescrite.

110 Ania Loomba, Colonialism / Postcolonialism, »The New Critical Idiom », Routledge,
Londres et New York, 1998

161
MIMESIS
______________________________________________________________

Le mot a deux composantes. Commençons par « colonie » : notre attention


est attirée sur le fait que, depuis des millénaires, des groupes humains politiquement
organisés occupent, exploitent ou dominent d’une façon ou d’une autre des
territoires, des populations, des cultures étrangères à leur lieu d’origine ou à leur
établissement principal (la métropole). Dans «postcolonial» les phénomènes
coloniaux dont il s’agit se limitent aux temps modernes au sens européen, ils sont
associés à la naissance et au développement du capitalisme dans ses phases
mercantile, industrielle et financière. La quasi totalité des territoires ainsi dominés
par des puissances européennes ou d’origine européenne étaient habités, avaient des
populations «autochtones», «indigènes» ou en tous cas établies antérieurement à la
prise de possession européenne. Il y a eu rencontre, plus ou moins violente et plus
ou moins réciproque, plus ou moins rapide et plus ou moins durable de traditions,
de langues, de croyances et de visions du monde, de dynamiques historiques qui
jusque là n’avaient que peu ou n’avaient pas du tout été en contact. Dans certains
cas (colonies de peuplement, esclavage moderne, définitions de frontières
nouvelles) des déplacements massifs de populations, des génocides, des métissages
ethniques très étendus ont accompagné la colonisation, sa consolidation et/ou la
décolonisation. Nous avons donc eu affaire, à coup sûr dans les colonies, et souvent
dans les métropoles, à des substitutions, des restructurations, des hybridations, des
alliances et des oppositions nouvelles transformant profondément les paysages
culturels. La figuration littéraire ne peut manquer d’avoir été profondément affectée
par le phénomène colonial, par ses séquelles et par sa fin, s’il y a été mis fin.

La composante «post» du mot postcoloniale à d’abord un sens dénotatif :


« après », dans une simple succession chronologique. Il n’y aurait donc de
postcolonial que là où le colonial est terminé. Si l’on considère que le colonialisme
officiel a été simplement effacé par un colonialisme plus subtil, ou à distance —
maintien ou acquisition de zones d’influence, néocolonialisme de coopération,

162
MIMESIS
______________________________________________________________

nouvelle «hégémonie occidentale» sous le couvert de la mondialisation—,


«postcolonial» pourrait ne pas avoir de champ d’application littéral, ne renvoyer
qu’à une phase deux ou une énième phase du phénomène colonial. Mais «post» a
aussi des connotations diverses, sinon contradictoires quand on les rapportent à un
même contexte. Postcolonial peut donc être compris comme postopératoire, portant
et inscrivant explicitement ou non les conséquences d’une intervention
thérapeutique plus ou moins traumatique et/ou celle de la pathologie antérieure. Le
postcolonial peut être vu comme un état de choc, comme une convalescence,
comme une renaissance, ou comme l’agonie d’un patient pour qui le remède a été
pire que le mal. Il peut être perçu comme une restauration ou comme une
amputation. Post peut encore être valorisé comme dépassement, transcendance,
heureuse traversée d’une situation ou d’une série événementielle antérieure
défavorable ou moins favorable. Il est associé à un progrès ou à une révolution, à
une prise de conscience, à une avancée ou à un avancement. Enfin il peut renvoyer
à une simple analyse du passé comme étiologie du présent, dont on peut ou non
tirer des conséquences pour l’action; analogue : post mortem. De toute façon
« post » oriente, nostalgiquement ou non, l’étude vers l’indispensable médiation du
passé, que celui-ci soit critiqué, renié ou applaudi.

Postcolonial s’applique indifféremment, mais non sans changer de sens, à


des structures sociales, à des réalités économiques, politiques, à des idéologie, à des
pratiques et des productions culturelles. En tenant compte de cette relative fluidité
inter- et transdisciplinaire, nous le déplacerons délibérément une fois de plus vers
l’éthique, et surtout la rhétorique et l’esthétique de la représentation. Et ce
déplacement, idéaliste si l’on veut, mais en tout cas spéculatif, sera l’instrument
d’un retournement de l’orientation temporelle de l’acte de lecture critique, appelant
une investigation et une modélisation prospectives opposées à toute complaisance
envers l’obsession rétrospective, la quête de l’origine. Ne sera donc pas étiquetée

163
MIMESIS
______________________________________________________________

postcoloniale sans discrimination toute la production littéraire et elle seule des pays
qui ont été et ont cessé d’être formellement colonisés à un moment ou à un autre de
l’époque moderne. Ces pays peuvent produire simultanément ou successivement,
des oeuvres mimétiques et antimimétiques, et aussi des oeuvres mimétiques
relevant d’esthétiques précoloniales, d’esthétiques occidentales métropolitaines ou
coloniales et de novations et d’hybridations diverses. D’autre part, le pays et même
la langue où la communauté d’origine et celle d’appartenance des écrivains sont de
plus en plus élusifs et constituent des facteurs de moins en moins déterminants dans
les pratiques de représentation, précisément, postcoloniales. Postcolonial doit être
associé à deux autres termes qu’il ne subsume pas, qui ne sont pas non plus
interchangeables entre eux ou avec lui, mais qui complètent la perspective :
émergence et (nouveau) cosmopolitisme. Parler d’émergence, c’est désigner une
apparition, une montée en puissance, une sortie de l’indistinction ou de
l’indifférenciation. Si nous évitons ici ce terme, c’est parce qu’il risque d’être
condescendant, suggérant néant, chaos ou totale confusion préalable, mais surtout
parce que, évoquant naissance ou épiphanie, il tend à couvrir des époques de
modernisation, de réformes génériques et stylistiques et de réinstitutionnalisation
littéraire contemporaines des aux premières phases de la crise de la représentation
en Occident, voire antérieures à elles. Le cosmopolitisme qui nous intéresse est lui
aussi fort différent de celui, européen ou américain, de la Renaissance, puis des
Lumières, du romantisme et des avant-gardes : à la différence de Montaigne, de
Casanova, de Stendhal ou de Beckett, le cosmopolite nouveau, postcolonial, peut
avoir des racines multiples, très distantes les unes des autres, ou n’en avoir plus du
tout à force de déplacements forcés ou non. La recherche ou le refus d’une unité
personnelle, comme identité à une mère patrie, une religion, un groupe ethnique,
une langue, une classe sociale, un récit familial, sont souvent devenus impossibles

164
MIMESIS
______________________________________________________________

ou indésirables. Le nouveau cosmopolitisme est d’abord ou enfin intérieur, une


combinatoire complexe, dynamique et instable.

Nous emprunterons des exemples de figurations postcoloniales à des


horizons très différents : l’Australie et l’Inde; mais nous aurions pu aller les
chercher aux Caraïbes comme au Canada, au Maghreb comme en banlieue de
Londres, à Buenos Aires comme en Egypte. Nous aborderons principalement deux
groupes de caractéristiques de la figuration postcoloniale par lesquelles elle
contourne et commence à rendre obsolètes les apories occidentales de la
représentation : d’abord l’hybridité et l’hétérogénéité, ensuite la réécriture
désacralisante, pratiques qui sont logiquement liées au sein d’une conception à la
fois ludique et responsable de la communication littéraire.

4.2.1 Hybridité et hétérogénéité :

La notion d’hybridité —dont le plus proche équivalent français serait sans


doute «métissage»— est l’une des valeurs les plus spéculatives, c’est-à-dire les plus
controversées et les plus échangées, sur le second marché boursier de la théorie
culturelle qu’est la théorie postcoloniale. Nous préférerons ce terme, plus descriptif
d’un état, à celui de métissage, qui souligne le procès et dont la valorisation
désormais exclusivement positive présente les cultures nouvelles comme des totaux
supérieurs à la somme des parties et comme une fusion harmonieuse ou
embellissante où chacun, notamment les intéressés, les métisses, doit trouver son
compte. L’hybridité, elle, est alternativement présentée comme un problème et
comme la solution du problème. En tant que problème, elle tire du côté d’une
hétérogénéité, d’un hétéroclite, d’un disparate éventuellement conflictuel, intérieur
aux individus concernéx, au groupe social, à l’unité politique et culturelle. En tant
que solution, elle est présentée comme une fécondation ou fertilisation mutuelle,
sinon comme une restauration de la fertilité de terrains rendus stériles, chacun de

165
MIMESIS
______________________________________________________________

leur côté, par la monoculture. Il est difficile aujourd’hui d’échapper à des


métaphores biologiques, végétales ou animales, mainte fois réinterprétées, de
Darwin à Mendel et au delà, à des fins idéologiques souvent opposées. Elles
n’auraient peut-être pas la vie si dure si elles n’étaient entrées dans la rhétorique
économique de l’entreprise et du marché. Elles y rencontrent en effet des
métaphores stratégiques et polémologiques. De « l’union fait la force » on passe à
« la fusion fait la force », à la complémentarité des produits et des ressources, à la
richesse toujours croissante du catalogue.

L’hybridité postcoloniale ne saurait donc servir de prétexte et de couverture


à un universalisme posthistorique mou, informe et intéressé. Elle ne doit pas être
comprise non plus comme retour à un âge d’or primitif (et parfaitement mythique,
au plus mauvais sens du terme) d’avant toute différenciation, distinction ou
spécialisation des hommes et de leurs discours. Elle est et a lieu ici et maintenant
dans une histoire dont on sait à peu près d’où elle vient mais dont on ne sait
toujours pas où elle va et qui n’ira nulle part sans nous, sans que nous l’y menions.
Il ne faut s’attendre ni à ce qu’elle nous fasse entendre la musique des sphères ou le
concert des anges en réunissant toutes les musiques du monde sur un seul disque ou
même dans une seule chanson, ni à ce qu’elle règle et concerte le «dialogue» que
les Occidents et leurs autres (tiers monde, suds, périphéries, immigrés) n’ont jamais
pu sérieusement entamer de leur position ou de leur absence de position respective.
Nous adopterons donc pour hypothèses de travail :

— que l’hybridité postcoloniale n’est ni une simple polyphonie idéologique,


ni la seule rencontre dans un espace textuel ou discursif de genres, de langues, ou
de registres différents;

166
MIMESIS
______________________________________________________________

— que sa force et ses faiblesses, ce qui en elle se propose comme modèle ou


antimodèle d’avenir, passe par une expérience indissolublement cognitive et
esthétique, ou plutôt éduque notre cognition par l’expérience esthétique;

— que cette hybridité n’est ni une nouvelle vision du monde plaquée sur
celui-ci par l’invention d’une nouvelle technique de représentation cubiste,
kaléidoscopique, fragmentaire ou étoilée, ni la conséquence, l’empreinte passive
d’un monde chaotique, parcellisé, entropique, en même temps qu’uniformisé par la
ressemblance générale de ses agitations locales;

— au contraire, à travers cette hybridité, ce sont les vieilles dichotomies et


paires d’opposés dialectiques (fond et forme, esprit et corps, sens et matière,
puissance et liberté) qui sont débloquées et transformées par l’irruption du tiers, par
sa sémantique décalée relativisant ou ridiculisant tout à coup en scénettes
conjugales ritualisées et vieillottes, nos joutes philosophiques favorites;

— que cette hybridité enfin, en tant que jeu de translation et de traduction,


non pas seulement d’analogies, d’homologies et de transgressions, est une pensée
littéraire expérimentale qui, loin de renoncer à la représentation, sait qu’elle est une
action sur le monde.

Si le mot postcolonial a bien ou peut en tous cas recevoir un sens intellectuel


et esthétique, et si les caractéristiques de la postcolonialité littéraire, dans les
périphéries comme dans les métropoles, sont bien celles que nous avons énoncées,
les modalités et les procédés de l’hybridation, comme les objets, les styles et les
finalités de la réécriture désacralisante diffèrent dans le temps et selon les aires
géopoétiques.

Dans telle ou telle littérature, les degrés de créolisation de la langue ou la


babélisation du langage peuvent être à la fois des enjeux ou des prises de position,
des points de vue ou leur semblant. Ailleurs ou ensemble, ce seront la juxtaposition,

167
MIMESIS
______________________________________________________________

l’entretissage ou l’opposition d’énonciations de tradition orale et de tradition écrite,


ou celles d’imageries mythiques, populaires, modernes et classiques, européennes.
D’autre part, hybridité et réécriture, qui ne se confondent jamais, peuvent être
présentes dans des proportions différentes et signifier en concordance ou en
discordance. Ainsi est-il apparent que les néolittératures africaines subsahariennes,
caraïbes, ou encore la littérature beure sont plus marquées par des hybridités du
premier type, des hybridités d’imagerie, que par un travail de réécriture. Les
néolittératures indiennes et associées au sous-continent indien —en particulier mais
pas exclusivement celle de langue anglaise qu’on appelle aussi indo-angliane—
maintiennent un équilibre délicat entre réécriture elle-même hybride, à la fois du
texte local, épopées, contes populaires, poésie religieuse, et des classiques et
modernes européens, et, d’autre part un arrangement savant dans la simultanéité de
discours, de styles et de rhétoriques hétérogènes.

Précisément pour cela, il ne saurait être question d’unifier un corpus d’une


extraordinaire richesse et d’une grande diversité qui commence au milieu du XIXe
siècle et ne cesse de proliférer, soutenu et renforcé par l’intensité de la réflexion
théorique, la vivacité des polémiques et un assaut d’inventivité. Il serait donc tout
aussi injuste de reléguer l’hybridité « naïve » de Bankim Chandra Chatterji ou celle,
stylisée et policée, de Rabindranath Tagore aux oubliettes, que d’opposer la diction
« typiquement indienne » de la génération de Narayan et de Raja Rao à celle des
internationaux postmodernes qui commencerait avec Anita Desai et surtout Salman
Rushdie. On peut certes voir en eux des chefs de file qui ont en effet des disciples et
des épigones, mais presque chaque nouvelle œuvre, chaque nouvel écrivain lancé
sur la scène littéraire internationale depuis quinze ans montre au contraire que, si un
exemple est donné, c’est celui qui associe étroitement re-création et récréation de la
représentation par sa pensée, et de la pensée par sa représentation. Il suffirait pour
s’en convaincre de lire côte à côte les dernières œuvres de Rushdie et de Desai avec

168
MIMESIS
______________________________________________________________

les premières de Vikram Seth, de Vikram Chandra, de Rohinton Mistry,


d’Arundathi Roy. Je mettrai seulement en évidence quelques traits distinctifs du
monumental et fracassant début de Vikram Chandra, Red Earth and Pouring Rain
(1995) et de Haroun and the Sea of Stories de Rushdie (1990; trad. française :
Haroun et la mer des histoires), d’autant plus frappants que Chandra passe pour un
rushdiite et que les deux romans réemploient délibérément et explicitement
structures de narration, motifs, merveilleux et humour des Mille et une nuits.

Red Earth and Pouring Rain (pas encore traduit en français), dont le titre
réécrit, parodie et retourne celui du célèbre Chaleur et poussière (1975) de la
germano-indo-américaine Ruth Prawer Jabwallah, emboîte et alterne des narrations
spectaculaires par vastes pans. L’extrême hétérogénéité d’un récit de coupe
autobiographique, à la presque dernière mode californienne, avec ses propres
ironies réflexives et autoréflexives, coexiste avec l’inépuisable et inextricable,
fantastique et délirante épopée, sur plus d’un siècle, et même sur plus de deux
millénaires par échos historiques, de personnages guerriers, intellectuels et
mystiques, affectifs et tout aussi naïfs, retors, désemparés, timides et provocants
dans leur grande expérience, que de jeunes étudiants californiens. Ces deux récits
sont unis par un troisième qui est celui du lieu et du temps commun de leur
narration, une maison petite-bourgeoise à Delhi, au présent historique, où le fils
étudiant aux États-Unis est revenu voir ses parents pour les vacances. Déshabitué
des coutumes hindouistes, il supporte mal qu’un des singes qui fréquentent la cour
lui vole ses jeans en train de sécher sur le fil. Il lui tire un coup de carabine. La
famille veut à tout prix sauver le singe (sacré) pour éviter le scandale. Quand le
singe, soigné, sort du coma, encore entre la vie et la mort, en pleine négociation
d’un sursis avec le dieu des enfers, il se trouve aussi coincé entre deux incarnations,
se souvenant intégralement de sa vie humaine précédente, qu’il doit raconter,
comme Shéhérazade, en paiement de son sursis, mais non doué de la parole

169
MIMESIS
______________________________________________________________

articulée pour le faire. Il lui faudra alors dactylographier son texte pour que celui-ci
soit dit par ses hôtes actuellement humains, amplifié et répercuté grâce au
mégaphone, sur tout le maidan où l’entraînement du récit remplace celui du cricket.
Il y a très clairement un sas, aussi un nomansland entre les deux genres de récit,
entre les deux figurations de mondes, celle qui mise sur le vérifiable, sur le
vraisemblable, sur la familiarité d’une expérience pourtant déjà livresque, et celle
qui mise sur le principe de plaisir, l’inconscient, la longue durée, le cyclique et le
hors temps. Tout se passe comme si trois fuseaux horaires de la représentation
alternaient dans un même lieu : celui du réalisme banal jusqu’à l’absurde, d’une
référence déréalisante au réel, celui des incidents cosmiques, divins et
macrohistoriques, d’une référence à l’imaginaire jusqu’à l’absurde, et enfin celui,
plus radicalement défamiliarisant, du réalisme magique et de la magie romanesque,
site par excellence de la fiction.

Or, chez Rushdie, le maître supposé, les choses sont fort différentes. Le jeu
est beaucoup plus jeu de mots que de narrations et de perspectives, il porte sur des
unités beaucoup plus fines que chez Chandra. Une langue et une culture, au niveau
lexical lui-même, se lit par et dans une autre. Un bel exemple dans le personnage de
la princesse Batcheat Chattergy qui, tout en rappelant un personnage de Paul Scott,
multiplie dans son bengali anglicisé les signifiants du bavardage. Il en résulte une
espèce de vibrato plutôt qu’une cacophonie, une certaine unification de mondes
dans un univers stylisé et remanié, celui du dessin animé. Disney à Calcutta ou
Mahomet à Manchester, un seul univers, mais quelle réécriture ?

4.2.2 Réécritures, ratures, défigurations, transfigurations

Deux questions et d’éventuelles réponses pour justifier ce titre :

—Ne pourrait-on pas tout simplement parler de pastiche et de parodie ?

170
MIMESIS
______________________________________________________________

—Y a-t-il une différence quelconque entre les aspects métafictionnels de la


figuration postcoloniale et les pratiques métafictionnelles « occidentales » ?

Répondre oui à la première question ne nous avancerait guère. Certes, dans


tous les cas nous avons affaire à des imitations textuelles portant sur plusieurs
niveaux d’un texte, pas seulement à des emprunts thématiques, des reprises
stylistiques, des allusions ou collages ponctuels. Dans tous les cas aussi, l’imitation
n’est pas simple copie, application ou prolongation; elle s’accompagne d’une ou
plusieurs transformations significatives créant une distance critique entre deux
lectures du pré-texte. Les effets et l’intention marquée peuvent être sympathiques et
attendris dans le cas du pastiche, plus ou moins sévèrement ironiques dans le cas de
la parodie, ou ambigus dans le cas de la réécriture postcoloniale. Cependant cette
réécriture, que j’aimerais appeler « singerie », avec une charge, provocante, très
fortement positive, diffère grandement du pastiche et de la parodie classiques sur
deux points : elle ne travaille pas, pour le morpher, un seul texte, un seul auteur ou
un seul genre, car les critères d’hybridité et d’hétérogénéité s’appliquent aussi aux
sources ou objets de l’imitation; de telles rencontres, comme celle, surréaliste, d’un
parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection, ne signent pas
l’appréhension héritière, indifférente ou hostile, d’un bagage culturel unique ou
unifié par un sujet unique ou unifié, mais le regard d’un sujet à la fois déconstruit et
reconstruit par son excentrement, sur les lots de bric-à-brac, de matériel d’occasion,
qui lui sont parvenus par l’arbitraire de l’Histoire, sous le nom de dettes, de dons ou
de legs. La réécriture postcoloniale, le bricolage auquel elle se livre, cherche à nous
révéler et tend à nous prouver que toute culture, toute vision moderne du monde, si
homogène qu’elle se veuille, n’est en fait que le contenu d’un vide-poches, fond de
tiroir, f...oir. Elle donne ainsi, explicitement ou implicitement, pour dépassées les
questions d’identité, d’unité, de pureté, de conservation et de restauration, qui

171
MIMESIS
______________________________________________________________

obsédaient et obsèdent encore dominants et dominés, colons et colonisés,


métropolitains et expatriés, dans une perspective coloniale.

En ce qui concerne la deuxième question, il est facile de voir que toute


réécriture a une dimension métafictionnelle dans la mesure où elle laisse
transparaître ou convoque son ou ses pré-textes : en faisant coexister dans l’espace
mental du lecteur des états, leçons ou versions d’un texte, elle en souligne le travail,
l’artificialité, la contingence, la relativité, donc celle des images de mondes offertes
au hasard des langues, des lieux, des circonstances historiques de production et de
réception. Si elle valorise quelque chose, c’est le procès plutôt que l’origine ou
l’aboutissement, le parcours plutôt que l’objectif. Toute métafiction s’inscrit sous la
morale de la fable du « laboureur et ses enfants ». Mais si la métafiction occidentale
a tendance à être nostalgique, voire plaintive, sous son apparent cynisme, et se
penche vertigineusement sur les ruines de la représentation, se perd à la recherche
d’un art perdu, d’une vérité évanouie ou insaisissable, la métafiction postcoloniale,
elle, n’a rien à perdre. Sans passé qui lui appartienne en propre, son exploration des
formes et des conditions de la fiction ne saurait être une involution, un narcissisme
enfermant, paranoïaque, un dernier retranchement. C’est assez abusivement, et
peut-être, qui sait, pour ne pas créditer de telles œuvres de tout leur potentiel de
figuration critique du monde empirique et de ses sujets, qu’une certaine critique
d’avant-garde universitaire les tire du côté d’une postmodernité gratuite et
complaisante. Ainsi ces lignes du New York Times sur le Haroun de Rushdie :
« Fanciful folktale... Haroun can be read as an eloquent allegory on the necessity of
art or as a postmodernist parable about the making of fiction. » Plutôt que
d’allégorie ou de parabole retournées sur elles-mêmes, devant se prouver en et par
elles-mêmes pour elles-mêmes, ne devrait-on pas parler de l’efficacité d’une satire
qui tourne en dérision à la fois les discours de propagande, les protestations
stéréotypées et l’aveuglement « autotélique » des formalismes ? À la fin de Haroun,

172
MIMESIS
______________________________________________________________

Rashid, l’Empereur de la Tchatche, est engagé par Mr Buttoo, leader local


impopulaire, pour donner un ton gai et triomphant à sa campagne électorale. Deux
slogans sont affichés sur scène : « VOTE BUTTOO » et « WHO’S THE ONE FOR
YOU? —NOT JUST ONE BUTTOO! » Il n’est pas difficile de reconnaître dans
Buttoo le nom pakistanais des Bhutto (Zulfikar et sa fille Benazir), réanglicisé
comme, plus haut, Chattergy. Mais ces slogans ont des modèles structuraux tous
deux américains : « BUVEZ COCA-COLA », d’un côté, et « I LIKE IKE », de
l’autre. Eisenhower, les clans corrompus au pouvoir au Pakistan, et Roman
Jakobson, sont mis simultanément en boîte, dans la même boîte.

La réécriture postcoloniale, de même, peut porter non pas indifféremment


mais simultanément, sur des œuvres classiques, anciennes ou modernes, des stocks
culturels métropolitain, colonial ou colonisé. Les dits et récits de transmission orale
y côtoient les références de transmission écrite et de transmission mixte; par
exemple, conte et théâtre populaire tirés des épopées indiennes, ballades de la
brousse mises en littérature par Lawson et d’autres en Australie. Les écrivains
postcoloniaux de pays comme l’Australie ou l’Afrique du Sud, où ce sont les colons
qui ont fait sécession de la « mère patrie », sont à cet égard dans une situation plus
complexe que ceux de l’Inde ou des Afriques. Ils peuvent difficilement utiliser
leurs littératures nationales modernes comme point d’appui ainsi que le fait
clairement avec les récits de Narayan le jeune Sanjay Nigam dans son premier
roman, The Snake Charmer (1998). Les figures de proue actuelles des littératures
australienne et sud-africaine que sont respectivement Peter Carey (né en 1943) et
John Coetzee (né en 1940) réécrivent essentiellement en les mêlant, en les
superposant et les juxtaposant à d’autres textualités, à d’autres discours, des œuvres
du « patrimoine occidental », britanniques ou non. Dans Illywhacker , de 1985
(trad. fr. Un écornifleur, 1995), Peter Carey utilise et détourne toute la tradition
picaresque européenne, notamment le personnage de Till l’Espiègle, et pas

173
MIMESIS
______________________________________________________________

seulement le picaresque anglais du XVIIIe siècle. Mais cette figuration des


destinées nationales, grandioses, mesquines, dérisoires et contradictoires, souvent
cruelles, sur plus d’un siècle et entrant dans un monde de science et de politique-
fiction futuriste, est remodelée aussi par une imagerie, une mise en scène et un
cadrage de l’espace provenant de la peinture australienne contemporaine, tout
particulièrement de Sidney Nolan. Coetzee, dans En attendant les barbares (éd.
anglaise 1980), retourne contre elle-même cette fable équivoque du fascisme
tragique et du déclin de l’Occident qu’était le Désert des tartares de Buzzati en
faisant assumer la narration par un tiers, à qui on avait fait croire qu’il était au
service des populations et qui s’aperçoit à ses dépens qu’il n’est que l’instrument
d’un empire inique, empire aussi de l’illusion qui ne voit l’autre que par les yeux de
la peur.

Avec ses deux derniers romans, Peter Carey s’est encore surpassé dans une
voie qui semble mener à son terme logique un mode de figuration qu’on avait vu
par ailleurs se dessiner partiellement dans le réalisme magique latino-américain et
notamment dans ses fictions parahistoriques. Il s’agit d’une mise à plat et d’une
mise k.o. du discours mythique et téléologique de l’historiographie, grâce à la
recette du feuilleté littéraire. On superpose, alterne et enchâsse des ingrédients
(style, structures narratives, thèmes, personnages) appartenant à des strates
littéraires historiquement décalées, culturellement et/ou géographiquement
éloignées; on construit ainsi la vraisemblance et le merveilleux d’une réalité
parallèle qui dénonce comme réalité parallèle, en miroir, la vraisemblance et le
merveilleux du discours historique. The Unusual Life of Tristan Smith (1994)
n’emprunte pas que le pastiche d’un titre au Tristram Shandy de Sterne, mais il
renverse en source de rebondissements et d’extraversion le principe dilatoire de la
digression sternienne. Il change la réticence et la prétérition en expansion. C’est que

174
MIMESIS
______________________________________________________________

Swift, mais aussi Orwell, Günter Grass et bien d’autres, sont au rendez-vous de
cette performance.

Les écrivains postcoloniaux semblent souvent réussir à substituer l’acuité


d’hypothèses romanesques aux mensonges de la vérité historique. On pourrait se
demander, en conclusion, s’il existe, dans d’autres aires culturelles, telles que
l’Europe Centrale et Orientale, un mode de figuration post-totalitaire.

LEÇON XIV – FIGURATIONS POST-TOTALITAIRES ? (en notes, non


fournies)

(sur Kundera, Pavic, Cartarescu…)

175

Vous aimerez peut-être aussi