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0. Introduction (extraits):
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La théorie dont nous parlerons ici sera vue comme un geste d’abstraction
dynamique toujours soumis au questionnement non seulement de nouveaux objets
mais de nouveaux sujets, de ces sujets que nous sommes, toujours nouveaux à
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chaque lecture, informés par une histoire dont les pauses elles-mêmes sont
théoriques.
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A - LA QUESTION DE LA RÉFÉRENCE
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Le mot « référer », du latin referre porte encore dans ses emplois actuels la
trace de son ambiguïté originelle : rapporter ou renvoyer. Dans les deux cas, il
implique un rapport à l’autre comme doté d’une priorité logique ou temporelle.
Dans « se référer à » et surtout « en référer à » l’autre est une autorité dont le
jugement, la décision ou la valeur de vérité s’imposent et se substituent à notre
propre évaluation. D’après le Dictionnaire historique de la langue française
d’Alain Rey (« le Robert historique»), « référer à » traduit l’anglais refer to et
signifie « renvoyer à la réalité en tant que signe ». Or la « réalité » n’est-elle pas
précisément le hors-signe, ce qui ne fait pas signe, ce qu’il faut interroger pour
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tenter de faire que cela nous fasse signe et que le signe désigne comme son autre ?
En tout état de cause, la référence fonde le geste de la signification sur une absence
ou une distance. Ce qui réfère à pose l’éloignement de ce que le désignateur
rapproche virtuellement. Le différé du littéraire écrit et a fortiori imprimé redouble
et mire cette distance du signifié au référent.
En dehors des régimes totalitaires ou même des efforts de l’ordre moral pour
la subordonner à des « causes » de toutes sortes, des réactions à l’involution, au
solipsisme ou à la gratuité se sont fait périodiquement sentir et peuvent même
apparaître comme une constante dans l’histoire littéraire moderne, qu’il s’agisse des
théories du littéraire ou des pratiques à l’intérieur de chaque mouvement :
romantique, symboliste, surréaliste, nouveau roman, etc. C’est ce qu’on pourrait
appeler la « résistance de la référence », selon l’expression d’Ora Avni (The
Resistance of Reference, Johns Hopkins University Press, Baltimore, 1990) ou son
retour, comme dans les « néo-réalismes ».
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Il n’en reste pas moins que a) la référence doit d’abord être comprise comme
une fonction linguistique, et que b) la ramener à l’intérieur du texte ou du système
textuel n’équivaut pas à l’éliminer.
En d’autres termes, il n’y a pas de signe sans objet, et , quelle que soit la
place de l’objet par rapport au signe et la nature de la relation qui les unit (voir
leçon IV), il s’établit entre eux un rapport ou référence qui fait que le signe puisse
tenir lieu de son objet, et tenir vis à vis d’autres signes une place ou un rôle
analogues à celui de l’objet par rapport à d’autres objets. Analytiquement, la
référence fonctionne terme à terme, mais le fait qu’elle soit prise dans un réseau ou
un système produit un effet d’équivalence qui n’est autre que l’effet de
représentation,
Ainsi des déictiques qui pointent soit un objet mentionné dans le texte (ex. 1
et 2), soit un objet hors texte mais présent dans la situation de communication (ex.
3), soit encore un objet extérieur à la situation de communication (connu du seul
énonciateur, ou du seul énonciataire, voire inconnu des deux) (ex. 4 et 5).
L’anaphore et la cataphore sont des fonctionnements intratextuels de la deixis. La
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Exemples :
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C’est dire que la (re)présentation n’est miroir que dans la mesure où celui-
ci est promené le long du chemin, qu’un simple enregistrement n’est jamais tel en
tant que représentation, et que si la figuration n’est pas identique à la représentation
ou n’est pas son tout, elle lui est liée et connexe. Nous parlerons plutôt de figuration
lorsque l’image initiale est soustraite à la comparaison ou se dérobe à la perception
: « Figurez-vous un carré de cent mètres de côté ». La représentation prétend offrir
l’équivalent d’une présence perdue. La figuration prétend donner figure à ce qui
n’en avait pas ou ne l’avait qu’insuffisante.
En fait, la mimêsis littéraire se situe toujours quelque part entre ces deux
pôles extrêmes : reproduire ce qui a ou aurait pu être entièrement imagé et
enregistré, ou bien donner un semblant de visage à ce qui n’en avait point en son
temps et lieu, dans l’ hic et nunc de son occurrence.
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1.2.3.1 Pour ce qui nous concerne, les « représentants » sont des textes, et
plus concrètement des phénomènes discursifs appartenant à ces textes et mis en
œuvre, chacun à sa façon dans des actes de communication : le style, le rythme, les
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structures temporelles, actionnelles, les systèmes descriptifs, etc., tous ces éléments
textuels sont pris dans une double dépendance. D’une part, ils signifient ou
suggèrent ce qu’ils désignent ou quelque chose que cache, recèle ou suggère à son
tour ce qu’ils désignent. D’autre part, ils sont attribués à une instance énonciatrice
dont ils manifestent les propriétés, le vouloir-faire, le savoir-faire et le pouvoir-faire
(il s’agit, en termes jakobsoniens, de leur fonction expressive). On pourrait croire
que le texte représente, de part et d’autre, et de la même façon, ce qui l’origine, son
auteur, par exemple, et ce qu’il vise, un « monde », un autre de référence. Ce serait
pourtant confondre, ou du moins associer trop vite les fonctions expressive et
référentielle du langage, l’expression et la représentation. Ce n’est pas à dire
qu’expression et représentation ne puissent pas être imbriquées ou superposées,
comme c’est le cas dans l’autobiographie ou le lyrisme personnel, voire en partie
dans le témoignage, mais le fonctionnement du signe de l’expression est d’abord de
nature indicielle, tandis que celui de la représentation est d’abord de nature
symbolique ou iconique (voir leçon IV). Tout le débat ressassé et souvent confus
sur le degré d’objectivité ou de subjectivité d’une vision romanesque, ou encore
celui sur les mérites respectifs de l’originalité et de la conformité esthétiques,
tiennent en grande partie à l’équivoque entre expression et représentation, laquelle
existait, au moins épisodiquement, depuis toujours, mais qu’aggrave l’esthétique
romantique, en misant sur elle, en en faisant un trait constitutif du langage
artistique.
1.2.3.2 Outre le pourquoi de la représentation, il faut encore se poser la
question de son pour-quoi. À quelles fins, à la recherche, couronnée ou non de
succès, de quels effets, (et sur qui ?), représente-t-on? Une réponse commode serait
que la littérature (en particulier), mais aussi la production artistique en général, sont
le produit d’un besoin d’auto-représentation des sociétés, en offrant un double point
d’appui (une matérialité transmissible dans le temps, et un projet anticipateur) à
l’institutionnalisation, à la continuité et à l’auto-reproduction, d’une part, et aux
changements, révolutions ou adaptations sans lesquels les sociétés ne survivraient
pas, d’autre part.
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Mais le modèle peut aussi être tourné vers le présent ou vers l’avenir,
conçu comme le substitut de ce qui est ou peut-être actuellement, mais pas ici, ou
ici mais pas maintenant. Il peut être le moyen d’une reconstitution et/ou d’une
expérimentation (une culture cellulaire ou bactérienne à partir de tissus prélevés sur
un patient vivant). Il peut aussi être le moyen d’une projection, un prototype
matériel ou un système logique de données permettant le calcul d’un état futur du
système (exemple des modèles économiques) . Les simulateurs, de conduite, de
pilotage, de situation d’apesanteur, relèvent à la fois de l’imitation de ce qui est et
de l’anticipation de ce qui sera ou pourra être, leurs usages sont analogues à ceux de
la « répétition » théâtrale. « Répéter », à ce sens (rehearse en anglais), c’est faire en
sorte qu’une action à venir soit la répétition de ce qu’on fait actuellement, c’est
instaurer la possibilité de la reproduction.
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ATTENTION :
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suspicieuse se trouve le statut que le philosophe assigne aux objets sensibles. Ceux-ci, on le sait, ne
sont jamais que des images se rapportant au Idées, avec lesquelles ils entretiennent un lien de
parenté. Cependant ces images sont toujours diminuées par la résistance irréductible que la matière
oppose à une parfaite reproduction de leur modèle idéal.5
Devons-nous nous tenir pour des « hommes attachés depuis l’enfance, les
jambes et le cou enchaînés, de sorte que nous ne puissions bouger ni voir ailleurs
que devant nous » selon le « mythe » de la caverne ? N’avons-nous pas volé le feu
pour projeter à notre gré nos images ? Ne nous sommes-nous pas retournés, au
grand dam d’Eurydice, qui regardait, enchaînée au désir de vivre et de suivre, droit
devant elle ?
L’idée bien connue d’une hostilité au poète, que Platon voudrait bannir de sa
cité idéale, parce que l’objet sensible qu’il produit ne pourrait être discriminé de ces
ombres que sont les objets matériels, ou parce que ces objets sensibles sont dans
une relation de valeur dégradée par rapport à leur concept, cette idée doit
néanmoins être à la fois tempérée et comprise dans le cadre d’une
instrumentalisation morale et politique des discours qui n’est particulière ni à ce
philosophe ni à son époque.
Ce qui nous importe, c’est que la poésie (ce que nous pourrions traduire,
sans coïncidence complète de compréhension ni d’extension, par littérature) est
condamnée au nom de l’imitation et tolérée, sinon rachetée au nom de l’inspiration
(d’une fureur et d’une dictée du divin) qui évite en quelque sorte la secondarité de
son rapport à la forme idéale. L’imitation-reproduction du réel (matériel, sensible),
lequel n’est qu’une reproduction- reflet de l’idée, est d’entrée de jeu dévalorisée par
le Socrate de Platon. Mais le beau a ses règles, et sa séduction —le plaisir qu’il
apporte— peut aussi contribuer à l’éducation et à l’équilibre du citoyen en lui
inculquant une discipline.
5 - Ibid., p.VI
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essentiellement différents, mais une distinction entre les domaines d’action, les
modes d’énonciation et les récepteurs concernés.
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tendu entre les deux, soit pour les rapprocher, soit pour les dissocier totalement, soit
pour résorber l’un dans l’autre, d’abord le profane dans le sacré, le séculier dans le
spirituel, puis, au contraire, au fil des siècles ultérieurs, le sacré dans le profane.
Dans cette perspective, l’imitation des modèles littéraires et l’imitation de la nature
seront tantôt d’un côté, tantôt de l’autre de la ligne de division. Les modèles
antiques (païens), par exemple, manifesteront tantôt le pressentiment de la parole
révélée, tantôt une indépendance de l’art par rapport à elle, tandis que l’imitation de
la nature sera tantôt hommage à celle-ci comme Création divine, et tantôt une prise
de distance par rapport à la sacralité du texte, l’amorce d’une autonomie de
l’homme, sinon d’un sujet singulier et qui cherche à se construire, non pas
seulement à se connaître comme destiné.
On veut faire d’un siècle aux limites incertaines et variables selon les pays
(Siècle d’or, XVIIe, siècle de Louis XIV) celui du classicisme ou du baroque,
entièrement ou mi-partie. Si forte est la tentation, que l’on préfère couper Corneille
ou même Racine en deux plutôt que de reconnaître que classique et baroque sont les
deux faces d’une même médaille imprimée d’un seul motif, lisible en creux d’un
côté, en plein de l’autre, ou si l’on veut, les deux faces d’un même tapis.
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Dans l’ordre classique, s’il est un ordre imposé, le réel fait irruption sous
les espèces du monstre (Phèdre elle-même, ou le récit de Théramène; l’amour de
Mme de Clèves pour Nemours). Dans le désordre baroque, le tout-possible, il fait
irruption aussi sous la forme d’un ordre fatal, celui du destin ou de la raison qui
mènent l’un et l’autre à la mort.
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Nous serons de plus en plus brefs en avançant dans le temps, les différents
points suivants devant être repris et affinés dans la 3ème partie sur les pratiques.
b) le dialogisme
Ce qui se dit, tout ce qui se dit, l’infinie variété des discours, fait partie des
choses à enregistrer. Pour inventorier, maîtriser et posséder, on est donc conduit à
donner la parole à une pluralité de sujets, de points de vue, de classes. Le roman
devient épistolaire, les épîtres ne sont plus à sens unique, le dialogue philosophique
n’est plus un dialogue des morts, le récit est sujet à interruption (et à caution), les
discours d’un même énonciateur se font concurrence. D’un côté on débouche sur la
démocratie, au risque de la cacophonie; de l’autre, on s’assoit à la table bien servie
des négociations : il y a un monde, LE monde à se partager, puisque Dieu et le
diable l’ont perdu.
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9 - Révisé par le Robert, cela donne « conception de l’art, de la littérature, selon laquelle
l’artiste ne doit pas chercher à idéaliser le réel ou à en donner une image épurée » (voir Guy
LARROUX : Le Réalisme; éléments de critique, d’histoire et de poétique, Nathan Université,
coll 128, Paris, 1998, pp.9-11). Ces définitions négatives du réalisme font bon marché de son
volontarisme.
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réalisme élève la technique au rang d’un art, elle ne supprime pas l’artifex mais le
revalorise dans des termes analogues à ceux des acteurs du développement
scientifique et technique, ce qui exclut tout amateurisme. Il est clair que la
littérature devient dépendante des « techniques de reproduction » comme elle
l’avait souvent été de la rhétorique dans le passé. Ces techniques évoluant, elles
datent le réalisme historique au point de le faire apparaître souvent de nos jours
comme un catalogue d’artifices destinés à produire des effets de familiarité, de
simplicité, de candeur, de sincérité, de vraisemblance, etc., qui ne trompent plus
personne. Le réalisme, en fait, a vécu, comme les romantismes, d’une rente
d’innovation acquise par l’imitation (souvent métaphorique) de modes de
reproduction autres que ceux des arts de langage, et non pas d’une grande ou plus
grande « fidélité » à la nature. La plupart de ses théoriciens militants, au XIXe
siècle, qu’ils aient, comme Duranty, revendiqué ce terme, ou qu’ils la’ent, comme
Flaubert, rejeté, en étaient conscients, d’ailleurs.
10 - Nous prenons ici « modernité » au sens anglais de « modernism » et non à celui qui
résulterait de la notion d’histoire moderne ou de temps modernes, ou même, en général à des
emplois tels que « la vie moderne » ou « modernité de Baudelaire ».
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2.0 AVERTISSEMENT .
Si représenter est toujours signifier, signifier n’est pas seulement représenter :
enjoindre, prier, conjurer sont des façons de signifier, pas nécessairement de
représenter. Mais si la représentation est un des modes de signification, nous
devons nous interroger sur les moyens de signification du texte littéraire en général
pour tenter de déterminer ceux qui sont mis en œuvre par l’acte ou l’intention de
représenter et pour nous faire une idée de leurs combinatoires historiques et
génériques, des présupposés de ces choix, des difficultés rencontrées, des bénéfices,
des contradictions et des limites de ces pratiques.
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- que tous les signes sont codés culturellement (aucun objet ou événement
du monde naturel ne constitue un signe par lui-même : la pluie ou la mort ne sont
signes de quoi que ce soit, ni d’elles-mêmes qu’en tant que pièces mises en
circulation par un code de communication qui permet leur re-connaissance)
- que nous ne nous plaçons pas au seul niveau des unités signifiantes
minimales du type du phonème, du graphème, du mot, du lexème, du syntagme,
mais aussi au niveau d’unités complexes telles que la séquence, l’isotopie, le
rythme, etc.
2.1.1 Symboles
Le symbole est un signe dont le lien avec son objet est arbitraire, c’est-à-
dire contingent et conventionnel (non pas anarchique).
Un rectangle blanc oblong inscrit dans un cercle rouge pourrait aussi bien
nous annoncer la présence d’une boite aux lettres ou l’encerclement d’un bataillon
tsariste par les bolcheviques s’il ne figurait pas dans le code de la route comme
panneau de sens interdit.
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à un enfant), mais aussi comme icone sonore (si l’on prononce [uaua] avec une
certaine intonation, on imite suffisamment un aboiement pour qu’un chien lui-
même puisse s’y tromper).
2.1.2 Icones
L’icone est un signe dont le lien avec son objet est d’ordre analogique (la
reconnaissance ou identification du signe et la perception-identification de l’objet
procèdent suivant des critères et une démarche communs).
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2.1.3 Indices
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L’indice est un signe dont le lien avec son objet est d’ordre étiologique (le
premier est motivé par le second; le second est considéré comme l’origine ou la
cause du premier).
S’il n’y a pas de fumée sans feu, la fumée, comme signe que « ça brûle »,
pas comme particules déplacées dans l’air par la chaleur de la combustion, a un
fonctionnement indiciel. Mais la fumée blanche qui sort de la cheminée du Vatican
pour dire qu’un pape est élu a un fonctionnement symbolique (qu’elle partage avec
les signaux de fumée des Indiens dans les westerns). Et celle à laquelle on donne la
forme du champignon d’Hiroshima dans le cadre d’une campagne antinucléaire a
un fonctionnement iconique (l’analogon nous rappelle l’horreur de la guerre
nucléaire).
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Nous avons déjà vu que tel ou tel signe ne fonctionne pas toujours d’une
seule manière. Le type sémiotique de la fonction signique dépend à la fois des
propriétés du signifiant, de celles du signifié, du contexte et de la situation de
communication. Mais il y a mieux, ou plus intéressant : à savoir le fonctionnement
indirect, voire même en boucle, des fonctions-signes.
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du texte ne sont pas les seuls instruments ou la seule monnaie de persuasion, et ils
n’ont pas un rapport univoque à celle-ci.
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figure aussi cette pseudo-naturalité euphorique par ses images exaltées de la Nature.
La laïcisation progressive de la vie intellectuelle et politique française, avec à la clé
le centralisme « jacobin » reposant sur l’idée du peuple-un, s’est ainsi accompagnée
d’une naturalisation du discours littéraire en français (la nation unique remplaçant
le monothéisme) en même temps qu’étaient réprimées, supprimées ou abolies les
communications en langues régionales, en langues étrangères et en langues
anciennes.
L’émergence littéraire des langues vulgaires à la fin du Moyen-Âge, celle des
langues « indigènes » dans les situations de colonisation, la renaissance de langues
dites régionales, ou encore les phénomènes de diglossie liés à des migrations,
continentalisations ou mondialisations, effectuent et manifestent autant de
dénaturalisations de la ou des langues précédemment employées. En sens inverse
—mais pas totalement— de ce qui a pu se passer à l’époque romantique, nous
verrons au chapitre 12 que l’hybridation postcoloniale cherche, en juxtaposant
cacologie et merveilleuse rencontre des signes à dénaturaliser toute nomination. Ce
qui se figure aussi thématiquement par la mascarade, l’incessante métamorphose, le
manque d’épaisseur des décors mettant à nu la fabrique des illusions mimétiques, et
une artificialisation de la Nature qui apparaît comme l’ombre portée des
mégalopoles.
La traduction reste très ambiguë sous ce rapport, puisque, d’un côté, elle
repose sur un principe d’équivalence et d’universalité et que, de l’autre, elle signale
une différence irréductible de statut entre l’original (naturel parce qu’originé ou
censé l’être dans le monde représenté) et le traduit (rapporté, rajouté, artificiel).
L’hypothèse de Sapir et Whorf peut être invoquée au bénéfice d’une telle primauté
en même temps qu’elle servirait d’argument pour nier toute universalité d’une
langue quelconque. Elle peut aussi être retournée au bénéfice de la traduction dans
la mesure où celle-ci, par sa « déficience » même jette un doute rétroactif sur tout
acte de nomination initiale.
Le jeu des langues dans un texte mimétique (de Montaigne aux écrivains
indo-anglians en passant par Milton et par Joyce et Pound) est toujours indice d’un
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plus orné que le « simple langage de tous les jours » ou que celui de l’objectivité
scientifique ou technologique. Le raisonnement mathématique et les conversations
sur la pluie et le beau temps seraient ainsi, par rapport au discours littéraire, placés
sur le même plan. Pour éviter de telles aberrations, partons plutôt du principe
tautologique qu’il n’y a pas de figuration sans figures et que tout langage, en tant
que tel, est figuratif. Il n’y a pas plus de signes immédiats ou directs qu’il n’y a de
signes naturels. Ce qu’il y a, ce sont des effets d’immédiateté ou de « littéralité » à
côté d’effets d’indirection et de perlaboration.
Dans l’effort mené du XVIIe au XXe siècle pour « élever » la prose au
rang de la poésie (en vers) et pour maintenir la seconde dans le statut de haut
langage (Jean Cohen), une stylistique de l’écart s’est développée aussi bien pour la
prose littéraire que pour les formes contraintes traditionnelles ou innovantes.
Stylistique qui ne se fonde que sur l’idée d’une non-figuralité ou d’une moindre
figuralité de la prose « courante » ou ordinaire. Le réalisme photographique, cru,
« sans idéal », se trouverait ainsi rejeté de la sphère de l’extraordinaire et, de ce fait,
exclu de la littérarité par son excès de littéralité. C’est négliger qu’appeler un chat
un chat dans une pratique discursive où un chat s’appelle aussi volontiers un matou,
un minet ou un félin domestique, est une figure de plus, un mode de figuration
caractérisable selon une norme, résultant d’un choix et le manifestant.
Le seul cas, pure hypothèse d’école, où le discours littéraire ne serait pas
figural, c’est celui où il n’y aurait pas d’alternative entre modes de représentation.
Dans un tel système totalitaire, où toute parole serait nécessaire et dictée, il n’y
aurait ni littérature ni représentation : se dirait seul le système, son diktatt. Mais
alors la seule jouissance disponible, hors jeu, serait la pure jouissance de la loi,
comme il en va dans l’illitérarité totale des littéralismes bibliques, par exemple.
Ni la communication littéraire en général, ni son aspect, ses moyens ou ses
intentions mimétiques ne peuvent se laisser enfermer dans un « plus », un excès ou
un supplément quelconques, sans quoi la représentation n’appartiendrait pas au
monde qu’elle construit elle-même.
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Nous serons beaucoup plus brefs sur ce sujet, qui n’en est pas moins
important, mais dont les enjeux apparaîtront mieux à l’évocation de quelques
exemples textuels que dans un exposé philosophique abstrait.
Rappelons que, si dans les arts tout est phénomène, ce n’est pas que tout
est représentation mais que tout est communication —action et interaction. La
représentation peut être à la fois la visée et le moyen d’un acte de parole, mais elle
n’en constitue jamais l’essence exclusive (la fonction référentielle n’est jamais la
seule en jeu et, aux fonctions monologiques et unidirectionnelles du schéma
jakobsonien il est indispensable d’ajouter des fonctions dialogiques et
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Aux constats qu’un texte n’est jamais définitivement délimité et unifié, que
les vœux et la titularité de ses prêtres sont révocables, et que les hérétiques ne
peuvent plus être brûlés sans risques d’embrasement général, s’ajoutent des
problèmes qui relèvent de la structure interne de l’énonciation littéraire et qui n’ont,
eux, rien de nouveau. Ces problèmes sont de trois ordres : d’une part l’emboîtement
ou l’étagement des énonciations énoncées, d’autre part la coexistence, voire la
superposition, totale ou partielle des trois modes (monologique, dialogique et
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Il n’en reste pas moins que tout acte de communication littéraire repose —
même s’il cherche à le violer ou à l’exploiter de façon déviante ou perverse— sur
des principes partagés avec ceux qui président aux autres actes de communication
verbale (ou actes de langage —speech acts en anglais—, tels que le principe
d’interlocution et le principe d’interrogativité.
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—sinon parfois par provocation, et alors c’est au profit d’une autre éthique. Mais la
façon d’appréhender la responsabilité des actes de représentation peut varier
considérablement, on l’a vu, selon qu’elle s’institue au regard des dieux ou de l’être
du monde (métaphysique ou ontologique), des autres en société, ou encore de
l’image de soi-même.
Quel que soit l’objet vis-à-vis duquel la représentation est (rendue)
responsable, ses signes peuvent être plus ou moins autoritaires et ils peuvent
s’inscrire différemment dans le schéma d’interlocution. C’est là qu’intervient le
principe d’interrogativité, selon lequel tout acte locutoire, quelle que soit sa position
au regard du sens propositionnel, correspond à une question, implicite (le plus
souvent) ou (parfois) explicite. Un énoncé peut ainsi répondre à une demande
extérieure ou intérieure d’information (posée par l’énonciateur, par l’énonciataire
ou par un tiers), comme il peut reformuler une question ou l’anticiper. Et rien
n’exclut que, dans sa surdétermination, il fasse tout cela à la fois.
Il y a plusieurs façons dont un énoncé peut être autoritaire (c’est-“-dire,
non pas proposé comme matériau sécable, mais « à prendre ou à laisser », en bloc;
ou encore faisant prise et emprise mais n’en offrant point).
Tout d’abord lorsqu’il est impossible de le laisser sans s’exclure soi-même
de la situation de communication, de la fabrique du sens, lorsqu’il est indispensable
d’en accepter le sens (unique) et d’admettre sa pertinence pour faire sens de
l’ensemble du texte, pour assurer sa cohérence : en d’autres termes, tout énoncé
obligatoirement assorti d’un « admettons que » performatif. Dans le cas d’un
syllogisme dont les contenus sémantiques sont indifférents à la validité de
l’argumentation en tant que telle, ces contenus sémantiques n’ont pas à être
questionnés, ils « passent avec » la bonne forme de l’argumentation. Si les hommes
étaient posés comme bleus dans la majeure au lieu d’être posés comme mortels,
Socrate se trouverait bleu en fin de compte, mais le syllogisme n’en serait pas
moins juste. Le raisonnement syllogistique est autoritaire parce qu’il ne permet pas
de poser les questions correspondant au contenu sémantique des prémisses : « Tous
les hommes sont mortels » passe pour réponse à la question « Les hommes sont-ils
mortels ? » sans que celle-ci constitue le propos du contrat d’interlocution qui se
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trouvera en fin de compte avoir été conclu, et surtout sans que cette question puisse
être décomposée, déconstruite, par exemple, en : « Qu’est-ce qu’un homme ? »,
« Qu’est-ce qu’être mortel ? », « Qu’est-ce qu’une totalité ? ». L’autorité de la
prémisse n’est pas due à son caractère apodictique, encore moins à son caractère
affirmatif, mais à l’initiative d’un contenu sémantique qui ne peut être contrecarrée,
si l’interlocuteur n’est pas habilité à émettre l’objection : « Ce n’est pas la
question » (on nous dirait qu’elle n’est pas pertinente au message intentionnel
affiché). La majeure du syllogisme n’est qu’un instrument partiel de réponse à une
question que personne n’a posée : (« Socrate est-il mortel ? »), et pour cause,
puisqu’on sait que Socrate est mort. On m’objectera peut-être que « Tous les
hommes sont mortels » n’est pas un énoncé mimétique mais conceptuel-logique. Je
répondrai qu’en langue naturelle, il est impossible de dissocier totalement la
fonction mimétique du discours de sa fonction spéculative et que le résidu
mimétique des énoncés spéculatifs, logico-conceptuels, est précisément un haut lieu
idéologique, un lieu où la doxa mimétique joue à l’ombre d’une structure formelle :
« Les idées vertes incolores dorment furieusement ».
On remarquera que le récit, dans son procédé cataphorique, joue d’une
autorité du même type, qui avance cachée. Il se fait passer, en quelque sorte, pour
un exemple de grammaire. « La marquise sortit à cinq heures » : quelle est la
question à laquelle répond ou correspond cette énoncé ? Est-ce « À quelle heure
sortit la marquise ? », ou bien « Que fit la marquise à cinq heures ? » ou encore
« Qui sortit à cinq heures ? » Surtout, qui a posé la question, et qu’est-ce qui
déterminera quelle était cette question ? La suite du texte, la suite des événements
posera à ma place, et rétrospectivement, la question à laquelle répondait cet énoncé.
Le récit, en particulier le récit romanesque, en tant qu’il se réserve —mieux que les
formes narratives brèves, d’une part, ou la narration historique, d’autre part— la
formulation de l’énigme, fait de son récepteur un second Watson, jamais un autre
Sherlock.
Question dérivée : y a-t-il des récits non autoritaires ? S’agirait-il de ceux
qui mettent en scène des mondes anomiques ou entropiques ? Ou bien de ceux qui
permettent à leur récepteur de construire des alternatives finalement
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Mais les signes du discours littéraire ne font pas que s’échanger terme à
terme avec d’autres signes, dans une même unité discursive (contextualité) ou entre
unités discursives (intertextualité), ils constituent un système dont ils dépendent. Ce
système, s’il est descriptible et reconnaissable, et qu’il soit clos et fini ou non, doit
pouvoir être distingué d’autres systèmes (systèmes de non-signes et systèmes de
signes autres que littéraires). Nous nous intéresserons maintenant, pour mieux
comprendre la représentation, à ces deux distinctions et aux différents rapports qui
peuvent se jouer et s’établir entre les systèmes de signes littéraires, d’une part, et,
d’autre part, des systèmes signiques non littéraires et des systèmes non-
signiques. Ce sont désormais de tels rapports, conçus comme interactions, que
nous appellerons « référence ».
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Nous aurons pour principale hypothèse de travail que, de même que toute
littérarité (au sens moderne du terme) repose sur une polyvocité et une polysémie
actives, toute représentation littéraire repose sur un régime de polyréférence. Ce
sont les grands régimes de polyréférence et leurs principales modalisations que
nous allons aborder maintenant dans une séquence historique très simplifiée en
distinguant un régime mythique, un régime sacré/profane, un régime
réel/imaginaire, et enfin un régime en cours de formation qui est peut-être celui de
l’actuel et du virtuel. Nous emprunterons nos exemples tour à tour : pour le régime
mythique principalement, à un conte immédiatement contemporain du romancier
australien Peter Carey (né en 1943), auteur, notamment, de Oscar et Lucinda, Un
écornifleur, et Jack Maggs13; pour le régime sacré/profane principalement, à des
œuvres plus ou moins canoniques françaises du XVIe et du XVIIe siècles (Marot et
Racine); et enfin, pour le régime réel/imaginaire principalement, à Don Quichotte.
Soulignons que, si les exemples, pour des raisons pratiques, doivent être exploités
au niveau de textes, voire d’énoncés ou même de lexèmes apparemment isolés,
nous nous efforcerons toujours néanmoins de les envisager dans leur appartenance
systémique. En effet, la principale incidence de la polyréférence ne se situe pas aux
simples niveaux sémantique (construction dénotative et connotative du sens) et
esthétique primaires, mais au niveau herméneutique : engageant complètement
notre activité d’interprétation, de translation des messages littéraires dans un monde
dont nous sommes aussi acteurs, elle met en jeu très fortement la dimension éthique
de la communication littéraire.
Essayons de sortir encore une fois un instant —le plus long possible— des
apories, déjà signalées, des oppositions « fiction vs. réel » ou « représentation vs.
présence ».
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d’où elle est absente, où il faut donc l’introduire en figure14). Quand nous parlons
de représentation comme présentation insistante, aidée, surlignée, c’est-à-dire plutôt
comme une espèce d’exposition ou de monstration, la dissociation impliquée
distingue, elle, des sujets (de l’action) plutôt que des univers : ces sujets sont la
chose montrée en tant qu’elle se montre (insuffisamment), et l’instance
anthropomorphique qui complète l’automonstration, qui pallie sa déficience. Dans
les deux cas, il y a déjà séparation des univers de référence, soit des objets, soit des
sujets de la représentation.
- Quand nous parlons de fiction comme à la fois feintise (acte de « faire
semblant », de « faire comme si ») et son résultat (suspension d’incrédulité,
illusion fictionnelle, effet de réel, leurre, etc.), l’important est le « comme si » qui
dénie l’identité de la chose feignante avec la chose feinte (comme dans la re-
présentation simple, elles ne sont pas au même endroit, elles n’appartiennent pas au
même espace perceptuel ou cognitif); mais plus encore le « comme si » confère une
existence négative à la chose feinte : je feins ce qui n’est pas, n’a jamais été et ne
sera jamais (je mens ou j’invente); je feins ce qui n’est plus maintenant mais a été
(je raconte, rappelle, mets au présent ce qui appartient au passé); je feins l’être ici et
maintenant de ce qui pourrait être ailleurs ou dans un autre temps, ni attesté ni
déterminé (j’hypothétise); je feins ici et maintenant ce qui n’est pas encore, soit en
feignant son être ici et maintenant (je répète, au sens théâtral, rehearse en anglais),
soit en faisant référer à un à-venir mon présent énonciatif (j’utopise). Dans tous ces
cas, nous mettons à la disposition de notre récepteur-interlocuteur, dans l’espace
mental (sémantique et iconique) que nous partageons avec lui, des formations
sémantiques et sensorielles qui ne pourraient être suscitées indépendamment de
notre activité de communication, qui effectuent dans le hic et nunc du lieu et du
moment de félicité de l’acte de communication un analogue d’empreintes autrement
irréalisables (relevant d’univers différents).
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dans celles de l’Éminence Sud. Ces lois ont toujours été strictement respectées et le sont encore
aujourd’hui.15
N’est-ce pas dans un tel monde que semblent vivre les licornes de notre
conte ? Du point de vue du narrateur, un tel univers moniste est à la fois
obscurantiste et auto-destructeur : « les licornes ne comprennent pas », elles ne
peuvent ni ne veulent comprendre et vont ainsi à leur perte, victimes autant de leur
ignorance complaisante que de la méchanceté, de la perversion des hommes qui
font commerce mortifère des valeurs symboliques.
15 - première page, traduite par mes soins, de la nouvelle de Peter Carey, « Conversations
with unicorns » in Collected Stories, University of Queensland Press, St Lucia, Australie,
1994, pp.166-167.
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16 - ibid., p168.
17 - ibid., p170.
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18 - Jean-Marie Schaeffer, Pourquoi la fiction ÷, Seuil, coll. « poétique », Paris, 1999, pp.
48-49
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s’interpréter comme fictions dès lors que le « faire comme si » dans son
intentionnalité délibérée l’emporte sur la logique de l’affinité continue que présente
la métamorphose.
19 - d’après Myths from Mesopatamia, traduit et présenté par Stephanie Dalley, Oxford
University Press, Oxford et New York 1989, p. 109
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grandes fêtes et conçoit un grand désir d’elle; seul il se déclare et obtient ses
faveurs, mais secrètes. Leur union ne sera consommée que la nuit. Héro allumera
une flamme pour le guider tandis qu’il traversera le bras de mer à la nage (pour ne
pas exciter la curiosité). La mauvaise saison arrivée, le vent éteint la flamme,
Léandre se noie et Héro se suicide en se jetant de sa tour sur la grève ou gît le corps
de Léandre :
Tandis Héro avait ses beux yeux verts
Toujours au guet, vigilants et ouverts,
Et lors sur pieds pleurant, pensant, rêvant,
La misérable, en sa face levant,
Va voir du jour la claire étoile Aurore,
Et ne voit point son cher époux encore.
Par quoi, étant ja éteint le flambeau,
Deçà, delà, jeta son œil tant beau
Sur le grand dos de la mer, pour savoir
Si son ami naviguant pourra voir :
Mais, las ! si tôt qu’elle eut jeté sa vue
En contrebas, la pauvre dépourvue
Va voir au pied de la tour, déchiré
Contre les rocs, son ami désiré,
Dont par fureur rompit son vêtement
Autour du sein, puis tout subitement
Jetant un cri de personne insensée,
Du haut en bas de la tour s’est lancée.
Ainsi Héro mourut, le cœur marri
D’avoir vu mort Léander son mari :
Et après mort, qui amants désassemble,
Se sont encore tous deux trouvés ensemble.20
Une des questions qui semblent souvent se poser dans l’interprétation de
cette œuvre, en particulier dans sa version marotique, est celle de la chaîne causale
menant à la mort de Léandre —et de la place occupée dans cette chaîne par la
responsabilité de Héro. En bref, Héro est-elle une tentatrice, une femme fatale, une
nouvelle Ève, agent du Malin, qui tend à Léandre une lumière traîtresse et fausse ?
Est-elle esclave de son propre plaisir d’amour, inconsciente et indifférente à la
sécurité de son amant ? Marot dit d’elle, un peu plus haut : « Hélas ! Héro, de bon
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sens dépourvue, / Devait l’hiver se passer de la vue / De son ami [...] »21. Il
s’agirait d’une vision chrétienne (et misogyne) de la faute. Ou bien les deux amants
sont-ils ensemble victimes de quelque puissance supérieure et extérieure, soit
indifférente, soit hostile à l’homme en général, ou plus particulièrement à la liberté
des individus ? Dans cette seconde perspective, ce sont des forces (sans
conscience), et non pas un ou plusieurs personnages, qui causent la catastrophe :
hasard, nature, surdité ou complot des dieux; ou revanche, par leur intermédiaire, de
l’ordre rituel, social, familial, bafoué par les amants. Quand Léandre est aux prises
avec la tempête, « ... nul dieu aquatique / A son prier n’a l’oreille inclinée, / Et n’a
l’Amour su vaincre destinée ».22 Dans ce cas, on retournerait au tragique païen.
21 — Ibid., p119.
22 — Ibid., p120.
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viens, m’amie, et d’une amour égale / Entrons tous deux en sa loi conjugale ; »23
Aussitôt après, dans cette tirade persuasive, venaient « noces », impliquant
« épousailles » et « époux », comme « conjugal »; puis « mari » : « Et me reçois, en
laissant tous ces vœux, / Pour humble serf, ou mari, si tu veux »24 . Dans cette
phrase, l’ambiguïté du « ou » est d’ailleurs admirablement sylleptique; « ou » a à la
fois valeur d’alternative et d’équivalence : « serf », c’est-à-dire mari, placé sous la
loi conjugale, dans la dépendance, à la merci de l’autre comme de l’Amour —
comme en témoigne le concetto attendu (Serf que pour toi Cupido a vené »—; et
« serf » ou bien mari, si tu l’acceptes, avec l’autorité maritale subséquente : « aux
choses que j’ai dites / Te faut ranger ».25 Quand Héro accueille, la première nuit,
Léandre chez elle et en sa couche, il est trois fois nommé « époux », deux fois
directement par le narrateur, et la troisième indirectement par Héro elle-même.26
Malheureusement, on sait que, les parents d’Héro étant « contraires » à cette union,
la noce devra rester secrète : « C’était un lit, mais lit sans accordances / D’hymnes
chantés ».27. Il s’agit d’une noce profane en tant que clandestine et qu’illicite au
regard des figures d’autorité (prêtres, parentés, amis des deux familles) qui
devraient y présider. En même temps, son caractère sacré n’est pas complètement
nié, il est seulement restreint, gravement restreint à ce qu’on appellerait aujourd’hui
« la sphère du privé » : « nul poète on n’y vit / Qui du sacré mariage écrivît »28. Le
poète proclamant l’épithalame, qui manque au chevet des épousés, est assimilé à un
officiant bénissant l’union. À sa place, rien que le silence de la nuit; au lieu de la
lumière d’un « cierge béni » et des fleurs de rhétorique du chant poétique,
l’obscurité pour seul ornement. L’hésitation perpétuée jusqu’à la fin du poème entre
« amitié » profane et « mariage » sacré tient certes à la motivation du dénouement
23 — Ibid., pp109-110.
24 — Ibid., p110.
25 — Ibid.
26 — « mais sachez qu’à la porte, / Elle embrassa, d’amour et d’aise pleine, / Son cher
époux » (pp116-117); « ainsi parlant à son époux » (p117); « tu as beaucoup de travail pris,
/ Plus qu’autre époux n’en a onc entrepris; » (ibid.).
27 — Ibid., p117.
28 — Ibid.
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tragique : seule la mort partagée, donnée par les Dieux et, elle, publique et publiée,
motif-clé de la légende, pourra sacrer et transférer dans l’éternité un hymen
éphémère (relevant de la chair, de la vie vécue, du cycle nycthéméral et saisonnier).
Le sacrement de la mort renvoie (enfin), par une terrible nostalgie, à un espace et
un temps mythiques (infinis et immobiles, pure étendue et pure durée), en deça et
au-delà de la scission sacré/profane qui a institué le passage du temps irréversible,
avec la faute au début, la rédemption ou la damnation à la fin, la lancinante
transitivité du récit épique, puis historique. La tentation et le péché sont reconvertis
en absolution pa le pire.
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30 — extraits des vers 1502 à 1593 (Acte V, scène VI), d’après l’édition Paul Mesnard, in
Oeuvres de J. Racine, t.3, Hachette, Paris, 1885, pp388-97 (source document numérique
Frantext, sur serveur « Gallica », BNF).
31 — RACINE, Phèdre, édition Christian Delmas et Georges Forestier, Gallimard, col.
« Folio Théâtre », Paris, 1995, note 1 à la p105, p152.
32 - BARTHES, Roland, Sur Racine [1960], Seuil, col. « Points essais », Paris, 1979,
notamment pp114-115
33 - ORLANDO, Francesco, Lecture Freudienne de Phèdre, [1971], Les Belles Lettres,
Paris, 1986.
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qui se cache derrière le monstre, quelque chose de beaucoup plus simple et de tout
aussi saisissant, si l’on franchit le rideau de fumée.
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asttirée sur eux par cette bizarrerie descriptive en parlant du corps d’Hippolyte
malmené : « de ses cheveux les dépouilles sanglantes », de même que « sourds à
cette fois », au vers 1535, s’entend aussi « à cette foi » (fidélité, obéissance) . De
même est essentielle la médiation du sang. Le sang, celui de la filiation comme
celui de la vengeance et de la souffrance, est désormais (comme parfois la voix) le
propre du mortel, homme ou animal, de l’ordinaire vivant; les dieux et leurs
émissaires ont le cri et l’humeur. Le monstre, largement blessé au flanc, ne saigne
pas explicitement dans ce texte; sa gueule enflammée couvre les chevaux de sang,
comme de feu et de fumée, mais on ne sait au juste s’il s’agit de son sang ou du
leur. Hippolyte, lui, n’est bientôt plus qu’une plaie, tout le paysage est maculé, et
même « teint » de son sang qui trace un chemin vers lui. Sang et encre se
confondent maintenant dans la tragédie, il n’est plus question de mourir ni d’écrire
proprement, quand la représentation de l’horreur, par le biais d’une hypotypose
déléguée à une voix si secondaire qu’elle en devient anonyme, fait, à cette entrée
dans l’histoire, à cette sortie des temps mythiques, irruption sur la scène de
l’imaginaire.
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mise à disposition de tels moyens signiques pour Racine, par une esthétique
baroque préexistante et qui a atteint avnt lui la plénitude de ses dispositifs, qui lui
permet, dans un geste désespéré, de cabrer une dernière fois la tragédie contre le
changement menaçant du paradigme de référence. Cervantes, au début du siècle,
n’était peut-être pas plus rassuré que Racine, par les annonces de cette révolution
qui allait bien vite bouleverser le rôle de l’écrivain et rendre bien plus périlleux
encore l’exercice de son art, mais il s’y prend autrement pour résister, il joue double
jeu, un pied de chaque côté du fossé.
2.3.6. Imaginaire et réel. Exemple 4 : l’enchantement de Don
Quichotte
Soit un lieu dans lequel les facultés mentales de l’homme (de classification
et de combinaison, d’analyse, d’association et de recombinaison des données
perceptuelles, par exemple) ne sont plus à l’image d’un Dieu coextensif à sa
Création (sauf quelques aberrations dues au Malin) mais relèvent d’une
phylogénèse spéciale, servent l’intérêt particulier de l’espèce, et bientôt de ses
individus, un lieu dans lequel ces facultés font l’objet, naturellement et non
accidentellement, d’un exercice agonistique : ce lieu est celui où se forme le
concept de l’homme moderne. Et l’homme moderne est celui qui développe une
conception utilitariste (plus encore qu’hédoniste) de ses opérations mentales et de
ses contenus de conscience. Conquérant de la nature, y compris de la sienne propre,
il dissocie la cible de la visée, l’objet du sujet, le résultat des moyens, le savoir de
l’apprentissage, et le réel de l’imaginaire. À la limite, le réel, c’est l’autre sans moi
et en tous cas sans je, c’est ce qui existe indépendamment de toute connaissance
que j’en aie, sans interférence avec l’impression qu’il me fait, avec sa nomination et
sa désignation par la langue, avec sa description et son animation par ce qu’on en
conte. Et l’imaginaire, au contraire, c’est, à la limite, ce qui n’existe que comme
contenu de conscience ou de préconscience, comme nom, description ou récit,
comme fonction de mon désir ou de mon manque ou encore comme surplus sans
objet de mon activité intellectuelle et affective d’appropriation du monde. À la
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Entre ces deux pôles gît tout ce qui relève de la représentation. Et les
univers de référence réel et imaginaire sont eux-mêmes des formations de
compromis par rapport aux horizons radicalement opposés, exclusifs et non
communicants, déliés, que l’on vient d’évoquer. Tous les genres de fictionalité que
nous connaissons le mieux et qui articulent encore aujourd’hui de façon dominante
la scène de la représentation tiennent d’abord à cette double référence (au réel et à
l’imaginaire), à la comparaison des produits respectifs de ces références (laquelle
des deux, ou quelle proportion de chacune produit la plus grande cohérence ?) et à
l’intensité de la comparaison nécessaire pour produire le sens le plus homogène ou,
alternativement, le plus riche. Dans un espace saturé dont les axes seraient celui de
la référence (imaginaire <-- --> réel) et celui de la comparaison des références, on
trouverait aisément l’emplacement du merveilleux, du fantastique, du réalisme, du
documentaire, etc. Le merveilleux, qui décroche délibérément et d’entrée de jeu des
lois posées comme celles du monde réel, renvoie massivement à l’imaginaire et
réduit à un minimum la comparaison des références (elle ne ferait que parasiter son
fonctionnement, elle serait un bruit). Le documentaire, lui, renvoie massivement au
réel et cherche à éviter le trouble d’une comparaison avec la référence à
l’imaginaire. Tandis que le fantastique, tout en exigeant un haut degré de
comparaison, renverrait plutôt à l’imaginaire qu’au réel, et le réalisme plutôt au réel
qu’à l’imaginaire, sans que la frontière, mainte fois franchie, passée et repassée,
dans tant d’œuvres modernes, soit souvent plus qu’une passoire.
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34 - texte espagnol, édition Aguilar (ci-après référencée comme « Aguilar »), Madrid, 1957,
pp884-85, ma traduction; voir aussi la traduction Viardot, éditée et présentée par Maurice
Bardon (ci-après référencée comme « Viardot »), Garnier, Paris, 1954, p467.
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En effet,
Don Quichotte se sentit consolé en écoutant la prophétie35, car il en démêla36 de point en
point le sens et la portée. Il comprit qu’on lui promettait de se voir engagé dans les liens d’un saint
et légitime mariage avec sa bien-amée Dulcinée du Toboso, dont les flancs heureux mettraient bas
les lionceaux, ses fils, pour l’éternelle gloire de la Manche. Plein d’une ferme croyance à ce qu’il
venait d’entendre, il s’écria en poussant un profond soupir : « O toi, qui que tu sois, qui m’as prédit
tant de bonheur, je t’en supplie, demande de ma part au sage enchanteur qui s’est chargé du soin de
mes affaires, qu’il ne me laisse pas périr en cette prison où l’on m’emporte à présent, jusqu’à ce que
je voie s’accomplir d’aussi joyeuses, d’aussi incomparables promesses. [...] »37
On constate que Don Quichotte, tout nourri et engrossé des paroles qui lui
assurent une descendance vivante, répond d’une voix forte et en exhalant un grand
soupir, en répandant au dehors l’air intime, du corps autant que de l’âme —corps et
âme qu’il n’est pas prêt à rendre avant de s’être vu réincarné dans sa postérité.
On sait trop bien, néanmoins, que telle ne sera pas sa fin. Tout se passe,
dans l’économie de la diégèse, comme s’il s’agissait d’empêcher Don Quichotte de
se reproduire dans la vie, de se perpétuer autrement que dans les écrits de « Cide
Hamete », comme si l’on cherchait à le dépouiller posthumément de toute existence
autre que livresque, comme si l’on souhaitait le réduire à ce que l’on peut entrevoir
de lui à travers les renglones, lignes et barreaux de l’écriture. Toutes les tentatives
des bons amis pour le libérer de certains livres —des romans romanesques, des
romans d’errance et de cavalcade, de cavale, par où il s’évadait— ne visent et ne
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38 - Viardot, pp466-67.
39 - Viardot. p472.
40 - Viardot, p469.
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41 - Viardot, ibid. ; Aguilar, p889. Sancho, le terrien, dit d’ailleurs qu’il n’est pas aussi leído
que son maître dans ces écritures : pas versé en, et pas lu dans (il n’y figure guère).
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qui concerne les deux grandes paires d’opposés qui ont régné, l’une pendant des
millénaires, et l’autre depuis deux ou trois siècles. Dans ces conditions, il peut
paraître vain, voire même dangereux de rabattre les problèmes et les enjeux actuels
de la représentation tant sur les présupposés qui furent ceux du réalisme que sur
ceux qui présidèrent à la formation des esthétiques classiques. Bricolage,
installation, manipulation, « morphing », nouveaux motifs récurrents de la pulsion
et du geste mimétiques contemporains sont en effet éthiquement étrangers aux
responsabilités que Platon aussi bien que Zola assignaient à ces praxis, si ni l’Ordre
des Idées ni celui de l’Histoire ou du Vivant ne sont plus joignables par l’exercice
du langage (ils n’en seraient que les effets ou le mirage) et ne peuvent plus se porter
garants de la validité des simulacres.
Nous devrons garder présentes à l’esprit ces problématiques tant dans nos
lectures des pratiques historiquement bien (trop bien) cernées de représentation
littéraire (3ème partie du cours), que dans celles des pratiques trop hâtivement
incluses dans la catégorie fourre-tout du post-moderne (que nous explorerons dans
la 4ème partie).
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faire semblant. Quelle que soit la perversion mise en scène par Sade, elle n’est pas
« amorale » mais se fonde sur le prétexte de la loi morale et de sa transgression. Les
appels à une lecture sensée et sensible, la haine récemment renouvelée de la
« théorie », ou de la science de la littérature, de la « gratuité » formaliste, relèvent
de la même attitude.
Dans ces conditions, tout récit est allégorie, une « histoire qui est en réalité
deux histoires » (l’une matérielle ou concrète, renvoyant au monde des corps, des
objets et des paysages; l’autre morale ou abstraite, renvoyant au monde des valeurs,
des concepts et des idées), et la première est alors au service de la seconde, pour
l’illustrer, l’imager, la rendre intéressante et la faire mieux comprendre, elle n’a pas
le loisir de « peindre le monde » à l’aventure, ni de le peindre à la fantaisie de
l’écrivain. Double limitation : du côté du représentable, voire de l’observable, qui
ne saurait être frivole, ludique ou dilettante; et du côté des moyens de la
représentation, laquelle doit charmer, séduire pour attirer l’intérêt du récepteur,
d’une part, et le convaincre, d’autre part —une prime de plaisir étant accordée à qui
accepte la vérité de la loi.
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3.1.1.2 - Pratiques
De tout cela, il résulte paradoxalement (du moins à nos yeux) que simplicité
et transparence sont obtenues à la fois par des lacunes textuelles et par un mode de
référence fondamentalement indirect. On s’en aperçoit en considérant les procédés
classiques de la description, et plus encore sa quasi absence dans un roman comme
La Princesse de Clèves.
Trois exemples, l’un du début, les suivants empruntés aux deux scènes du
pavillon :
1 - Jamais cour n’a eu autant de belles personnes et d’hommes admirablement bien faits; et il
semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les plus grandes
princesses et dans les plus grands princes. Mme Élisabeth de France, qui fut depuis reine d’Espagne,
commençait à faire paraître un esprit surprenant, et cette incomparable beauté qui lui a été si
funeste. Marie Stuart, reine d’Écosse, [...]était une personne parfaite pour l’esprit et pour le
corps.45
1bis - Lorsqu’elle arriva, l’on admira sa beauté et sa parure. [...] Ce prince était fait d’une sorte
qu’il était difficile de n’être pas surprise de le voir quand on ne l’avait jamais vu, surtout ce soir-là,
où le soin qu’il avait pris de se parer augmentait encore l’air brillant qui était dans sa personne;46
2 - Il arriva dans la forêt et se laissa conduire au hasard par des routes faites avec soin, qu’il
jugea bien qui conduisaient vers le château. Il trouva au bout de ces routes un pavillon, dont le
44 ibid., p330
45 Madame de la Fayette, La Princesse de Clèves, Édition « Folio », p130
46 ibid., p153
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dessous était un grand salon accompagné de deux cabinets, dont l’un était ouvert sur un jardin de
fleurs, qui n’était séparé de la forêt que par des palissades, et le second donnait sur une grande allée
du parc. Il entra dans le pavillon, et il se serait arrêté à en regarder la beauté, sans qu’il vît venir
[...] 47
3 - elle fut surprise de toutes les beautés qu’elle y trouva et surtout de l’agrément de ce
pavillon. Mme de Clèves et elle y passaient tous les soirs. La liberté de se trouver seules, la nuit,
dans le plus beau lieu du monde, ne laissait pas finir la conversation entre deux jeunes personnes,
qui avaient des passions violentes dans le cœur; et, quoi qu’elles ne s’en fissent point de confidence,
elles trouvaient un grand plaisir à se parler.48
3bis - Il vit qu’elle était seule; mais il la vit d’une si admirable beauté qu’à peine fut-il maître du
transport que lui donna cette vue. Il faisait chaud, et elle n’avait rien sur sa tête et sur sa gorge, que
ses cheveux confusément rattachés. Elle était sur un lit de repos, avec une table devant elle, où il y
avait plusieurs corbeilles pleines de rubans; elle en choisit quelques-uns, et M. de Nemours
remarqua que c’étaient des mêmes couleurs qu’il avait portées au tournoi. Il vit qu’elle faisait des
nœuds à une canne des Indes fort extraordinaire [...] 49
Dans le premier passage, comme partout ailleurs, l’adjectif « beau » ou le
substantif « beauté » fonctionnent sémantiquement sur deux modes distincts à la
fois. Tandis que, pour nous, lecteurs modernes, postromantiques, « la beauté est
dans l’œil du spectateur », elle réside ici, comme « l’air brillant » de Nemours,
dans un objet qui suscite nécessairement un jugement consensuel. Le jugement de
valeur désigne en même temps une communauté de goût dans laquelle « il serait
difficile » de n’être pas « surpris », émerveillé, admiratif. D’autre part,
contrairement à ce que nous pourrions imaginer aujourd’hui, et pour les mêmes
raisons, « beau » constitue une véritable description : la satisfaction d’un certain
nombre de critères discriminatoires, tels que ceux du teint, de la taille, du port du
corps, etc. On aurait tort d’objecter que rien ne nous dit de concret : si la dame avait
des fossettes aux joues, un grain de beauté, et des cheveux bruns ou blonds. En effet
tout système descriptif d’époque, dans une culture déterminée, est complet pour
cette époque et cette culture; les autres critères ne sont pas pertinents, pas plus que
des qualités de neige pour un habitant des tropiques. La communauté des lecteurs
virtuels sait quels ensembles de traits sont beaux et lesquels ne le sont pas, et la
liste des possibles est restreinte dans les limites de ce que Roland Barthes eût
47 ibid., p238
48 ibid., p279
49 ibid., p281
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pas le contraire antagoniste du classique mais son envers nécessaire, l’envers n’est
pas, dans sa teneur, son grain, semblable à l’endroit. Il en montre les ficelles, il
déploie ses restes, il décharge sa retenue, il explose et dénonce ses apories. (Et vice
versa).
Le texte baroque peut donc apparaître aussi bien comme un texte classique
inachevé —au sens, par exemple, où l’inventio, le choix du sujet, n’a pas été
suffisamment fixée, où l’épuration du matériau n’a pas été menée à son terme—,
que comme un texte classique surachevé, dont le travail d’économie, l’effort
d’abstraction, la rhétorique allégorétique, finissent par tourner à vide. Dans les deux
cas, le baroque constituerait du « moins sublime » par rapport au classique, une
sorte de retour de son refoulé; soit qu’on ait affaire à une sublimation seulement
partielle du désir que l’acte de représentation satisfait fantasmatiquement
(métamorphose incomplète de l’objet ou inaccomplissement du choix d’objet), soit
qu’il s’agisse d’une désublimation (concrétisation seconde) du fantasme produit par
cet acte.
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Si l’on demandait en classe quel est l’écrivain français du XXe siècle qui est
le plus fidèle au mode classique de représentation, j’imagine que la réponse toute
prête serait Valéry et non pas Camus, sans doute parce que le premier utilisant à
souhait les références antiques, son monde, est de ce fait un monde de symboles a
priori lisibles à travers leur tradition, tandis qu’il ne s’embarrasse guère plus qu’un
Yves Bonnefoy des référents sociaux et technologiques actuels. Or pourtant il n’en
est rien. Le refus même du roman, chez Valéry, et parallèlement son propos
provocateur de mettre en histoire ou du moins en discours un état nul de la
conscience, prouvent sa méfiance profonde vis-à-vis de tout ce qui pourrait nous
procurer l’illusion d’une figurabilité fixe et réglée du monde (que ce soit sous
l’aspect des étants concrets ou sous celui des valeurs). Lisons par exemple, à la fin
des « Propos sur le progrès » :
Parmi tant de progrès accomplis, il n’en est pas de plus étonnant que celui qu’a fait la lumière.
[...] Enfin cette même lumière, qui était le symbole ordinaire d’une connaissance pleine, distincte et
parfaite, se trouve engagée dans une manière de scandale intellectuel. Elle est compromise, avec la
matière sa complice, dans le procès qu’intente le discontinu au continu, la probabilité aux images,
les unités aux grands nombres, l’analyse à la synthèse, le réel caché à l’intelligence qui le traque —
et pour tout dire l’inintelligible à l’intelligible. » 50
Je ne veux pas dire que chez Camus, que ce soit dans L’Étranger ou dans La
Peste, la lumière figure encore, « comme toujours » ou « comme de droit », la clarté
du sens, le moyen de distinguer entre les objets matériels, de séparer le tien du
50 Paul Valéry, Œuvres, coll. de la Pléiade, t.II, Gallimard, Paris, 1960, p1027
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mien, le bien du mal et le beau du laid, mais que, si sa symbolique est renversée,
elle n’est qu’inversée et reste univoque :
Peu après le prêche, les chaleurs commencèrent. On arrivait à la fin du mois de juin. Au
lendemain des pluies tardives qui avaient marqué le dimanche du prêche, l’été éclata d’un seul coup
dans le ciel et au-dessus des maisons. Un grand vent brûlant se leva d’abord qui souffla pendant un
jour et qui dessécha les murs. Le soleil se fixa. Des flots ininterrompus de chaleur et de lumière
inondèrent la ville à longueur de journée. En dehors des rues à arcades et des appartements, il
semblait qu’il n’était pas un point de la ville qui ne fût placé dans la réverbération la plus
aveuglante. Le soleil poursuivait nos concitoyens dans tous les coins de rue et, s’ils s’arrêtaient, il
les frappait alors. Comme ces premières chaleurs coïncidèrent avec un accroissement en flèche du
nombre des victimes <...>, une sorte d’abattement s’empara de la ville.51
La lumière ne fait plus la lumière, elle aveugle, littéralement et
métaphoriquement (les yeux du corps et ceux de l’esprit). La chaleur ne promeut
plus la vie, ne réconforte plus, elle « abat »; de même que, dans L’Étranger, la mer
n’ouvre pas l’horizon mais le ferme. « Le soleil de la peste éteignait toutes les
couleurs et faisait fuir toute joie. »52 Mais ce simple retournement, qui est aussi un
retournement simple, correspond à un choix tout aussi simple entre clé gréco-latine
et clé judéo-chrétienne d’interprétation du symbole, un « néo-biblisme » se
substituant de manière historiquement régressive aux néo-hellénismes humanistes.
C’est aussi l’Ancien Testament contre le Nouveau. Nous faisons retour aux plaies
d’Égypte, à la pluie de feu, au soleil arrêté et, derrière lui, au Dieu de colère. Il y a,
pour tous « nos concitoyens » —un peuple désélu—, correspondance étroite entre
les flèches solaires qui frappent les passants, et la mort qui monte « en flèche ». À
une indifférence cruelle, privée de sentiment et de conscience (tous les actes
humains se font, à Oran, « d’un air frénétique et absent »), correspond l’indifférente
cruauté divine. Si à l’absurde ou au non-sens répond un autre absurde ou un autre
non-sens, la symétrie rétributive rétablit le sens. Certes la symbolique stable qui
fondait la représentation classique est appauvrie et dégradée, signifiant une
pauvreté et une dégradation du monde dans lequel Camus et ses personnages
croient vivre (et aussi, parce qu’il ne faut pas trop demander à Camus, « philosophe
pour classes terminales »), mais son principe demeure, et, avec lui, une lisibilité qui
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Je me permets tout d’abord de revenir, autant pour les qualifier que pour les
prendre en compte, sur quatre lieux communs qui configurent désormais pour nous
l’environnement historique et idéologique du romantisme, donc son « esprit » :
— Mort de Dieu et du Roi
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— Solitude du sujet
L’originalité consiste à originer des originaux, ce qui est loin d’être une
tautologie, mais bien plutôt un nid de paradoxes. L’origine commune étant perdue,
chacun doit faire origine en « créant » ex nihilo, à partir de rien d’autre que ce soi-
même qui n’existe pas avant d’engendrer; originer est en même temps s’originer.
Dieu était, on ne lui posait pas la question de son origine, de son autocréation; mais
nous, qui ne sommes pas sans ce qui nous objective, comment faisons-nous pour
commencer absolument ? Le monde-déjà-là, qu’on appelait jusque là la Création,
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Écoutons encore Marmontel, déjà cité, car les médiocres sont ceux qui nous
permettent de prendre la température du temps et de mieux comprendre comment
une pensée se construit sur des lieux communs et parvient ainsi à s’accorder avec
elle-même :
La vérité historique a pour nous trois sortes d’attraits : l’un de curiosité pure, l’autre
d’affection, et l’autre enfin d’utilité. [...] L’intérêt d’affection est quelquefois plus vif encore [que
celui de curiosité], mais il n’est pas le même pour toute espèce de vérité. Il tient à l’exercice d’une
autre faculté que celle de l’entendement, et ne s’attache qu’à des objets qui nous émeuvent comme
nous voulons être émus. Or l’âme, pour jouir de son émotion, se donne rarement la peine d’examiner
si ce qui la remue est la vérité ou le mensonge. Ce qui lui est le plus analogue est ce qui lui est le
plus cher.53
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J’ai tronqué ce chapitre pour ne pas alourdir le cours, je vous invite cependant
à le lire en entier, sa complexité et son brin de folie en valent la peine. Nous nous
contenterons de trois groupes d’observations fondamentales pour tenter de
comprendre comment la description, prise au cœur de la narration et transfigurée
par sa pression, révèle à une lecture rhétoriquement et historiquement attentive, la
55 Victor Hugo : Les Misérables, IV-iii-3, Marabout, Verviers, s.d. (ca 1960), t.II, pp152-154
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56 Ibid., p.155
57 Ibid., p153
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C’est que ce jardin comprimé dans un espace si étroit explose de tout ce qui y
est nommable dans son entrelacement serré dont seul peut rendre compte le double
geste lyrique de la convocation énumérative et de la prolifération analogique :
Ce jardin n’était plus un jardin, c’était une broussaille colossale, c’est-à-dire quelque chose qui
est impénétrable comme une forêt, peuplé comme une ville, frissonnant comme un nid, sombre
comme une cathédrale, odorant comme un bouquet, solitaire comme une tombe, vivant comme une
foule.58
Le monde créé est tout entier contenu ici, au double sens de « contenir »; y
compris tout ce qui se presse au bord et qu’un mur croulant, une grille vétuste
endiguent « symboliquement ». Le mal Javert ou le mal Ténardier, l’affairement et
la pauvreté, l’injustice et les révoltes, les accidents et les barricades, la mort et la
perte, comme l’orgueil de la foi et les desseins impénétrables du Destin, tout est là
aussi, dans ce petit abyme, mais atténué, rendu, pourrait-on croire, inoffensif par la
sublimation tropique. On aura reconnu le Livre lui-même, cet épitomé, cette arche
de Noé, assez vaste pour une jungle et une jonglerie de mots, pour qu’y joue son
rôle un échantillon de chaque chose. L’auteur-créateur y préside; ce qu’il place
58 Ibid.
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dans ce temple lui rend hommage. Que le livre soit de pierre ou d’herbe, il
conjugue en une unité fantasmée le substantiel et l’intellectuel comme
l’immensément grand et l’infiniment petit, « employant tout, ne perdant pas un rêve
de pas un sommeil, semant un animalcule ici, émiettant un astre là, oscillant et
serpentant, faisant de la lumière une force et de la pensée un élément... »59 Les
univers de référence imaginaire et réel sont projetés l’un sur l’autre, comme le
profane et le sacré, et l’acte de représentation est celui qui force cette superposition
et l’empreinte réciproque. Cependant, et dans le même temps esthétique, la
dissociation guette.
59 Ibid.,. p154
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60 Jan Potocki : Le Manuscrit trouvé à Saragosse, nouvelle édition intégrale, José Corti,
Paris, 1990, p636
61 Ibid., p637
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fragilité. Les tresses de cheveux y sont aussi, mais tour à tour, pour une conscience
à deux faces, des cordes de gibet. Aucun des deux mondes n’est plutôt l’extérieur
que l’intérieur, le réel que l’imaginaire. Il y a un silence pudique au centre, sur le
rêve qui joue, exécute et exauce, à sa façon elliptique, l’indicible plaisir d’une
représentation non secondaire ni ultérieure, en tous points égale à l’expérience :
Puis Emina tira une épingle d’or qui retenait sa chevelure et s’en servit pour fermer
exactement les rideaux de mon lit.
Je ferai comme elle, et je jetterai un rideau sur le reste de cette scène. Il suffira de savoir
que mes charmantes amies devinrent mes épouses.62
Il suffira ou il suffirait ? Mais comment vraiment savoir ? La représentation
fantastique participe de plusieurs modes antérieurs ou contemporains, et les
conteste tous. Elle fait d’abord appel à une lisibilité classique en utilisant par
exemple les signes établis de la présence du Malin et de ses œuvres; puis aux
techniques d’inventaire, de classification et de description mécanique d’items
matériels (êtres, objets, paysages et éléments de paysage) relevant des Lumières,
comme dans les rapports de voyageurs en terres lointaines mais certaines; enfin,
aux quatre traits de l’esthétique romantique que nous venons de définir (absence de
garant du sens, solitude du sujet, originalité, prégnance de l’intérêt affectif). Tandis
que les caractères 2, 3 et 4 amorcent ou renforcent une involution de la
représentation en mettant en question, à travers la validité du point de vue, la
subjectivité singulière elle-même qui vient d’émerger, avec d’autres facteurs issus
de la matrice autobiographique, comme fondement du récit moderne, le pot-pourri
des modes de mimêsis coexistant dans le fantastique annonce la mise à plat
postmoderne, en simultané anhistorique, des ressources et des modes de pensée
littéraires et artistiques, cette cacophonie que l’on fait volontiers passer pour la fin
de l’histoire.
62 Ibid., p85
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certaines marges de la fantasy fiction ne sauraient être confondus avec les troubles
du « réel » chez Hoffmann, Poe, Gauthier, Villiers, ou même Henry James. On
passe d’une relativement simple non-coïncidence des présupposés (les vivants, par
exemple, contrairement aux morts, tendent à croire que ces derniers ne reviennent
pas) à des paradoxes eschériens, puis à une kaléidoscopie et à des emboîtements
illimités —tels que ce dont parle le langage, ce qu’il dit et ce avec quoi il le dit
puissent de plus en plus facilement s’échanger, traverser ou occuper un même plan.
La nostalgie des règles, des conventions, des positions généralement partagées du
sujet de l’observation qui permettaient de reconnaître à peu de frais l’objet de la
représentation (et de ce fait les objectifs du discours littéraire), cesse assez vite
d’être ce qu’elle était et débouche sur le flou, le bougé, le tremblé ou le louche : le
voisinage de l’ère du soupçon.
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Du second côté, la nostalgie du sens créé, d’un sens à trouver déjà déposé
dans le monde plutôt que se faisant dans le texte, prend son essor et s’exprime par
la recherche du secret, du caché, du hasard, de l’inexplicable qui explique tout,
d’une magie, d’un orphisme, etc., lesquels font appel, très paradoxalement, à une
prétendue spontanéité débridée, à un imaginaire enfoui et privé, alors que toutes les
conditions de la représentation sont déjà modelées par des pratiques sanctionnées :
on ne retiendra du monde que le « merveilleux », l’improbable, l’inédit (l’inouï),
parce que son inquiétante étrangeté est celle du déjà vu, déjà écrit par un autre qui
fut je. Lisons Nadja :
Le pouvoir d’incantation* que Rimbaud exerça sur moi vers 1915 et qui, depuis lors, s’est
quintessencié en de rares poèmes [...] est sans doute, à cette époque, ce qui m’a valu, un jour où je
me promenais seul sous une pluie battante, de rencontrer une jeune fille la première à m’adresser la
parole, qui, sans préambule, comme nous faisions quelques pas, s’offrit à me réciter un des poèmes
qu’elle préférait : Le Dormeur du Val. C’était si inattendu, si peu de saison.63
et, en note :
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* Rien de moins, le mot incantation doit être pris au pied de la lettre. Pour moi le monde
extérieur composait à tout instant avec [le monde de Rimbaud] qui, mieux même, sur lui faisait
grille : sur mon parcours quotidien [...] s’instauraient avec le sien, ailleurs, de fulgurantes
correspondances.64
Il faut toujours des correspondances pour organiser la figuration du monde,
lequel n’est pas rendu sensé par le seul langage, véhicule de vérité, mais au lieu de
rechercher directement ces correspondances dans la « forêt des symboles », forêt de
croyances, elles sont médiées par le texte romantique et postromantique
(« symboliste »), et en outre, elles ne sont plus seulement génératrices d’une action
de description du monde (affirmative ou interrogative), elles engendrent dans le
monde de la diégèse les seuls événements et actions dont on doive faire le récit
(« J’ai commencé par revoir plusieurs des lieux auxquels il arrive à ce récit de
conduire »65). L’intertextualité romantique, largement métaphorique autant que
métaphysique, qui entremêlait le texte du génie avec le texte du Créateur, de la
Création ou de la Nature, se prolonge certes, mais elle ne le fait plus désormais
qu’au prix d’une clôture intralittéraire ou intra-artistique, pas très différente de celle
correspondant au refus de la représentation dans les autres avant-gardes. La
différence qui demeure avec l’anti-mimétisme radical —et qui demeure tout autant
au titre du réalisme que du romantisme— est l’appel constamment fait à une
iconicité de circonstance : « Un journal du matin suffira toujours à me donner de
mes nouvelles. »66 La figure du « songeur » hugolien a réussi d’une certaine façon,
performative, si l’on veut, à passer de l’autre côté des grilles, celle de la poésie
rimbaldienne comme celle du jardin de la rue Plumet. Aujourd’hui encore, c’est
donc peut-être du côté d’une écriture en première personne, n’ayant pas (afin, sans
doute, de donner une assise sentimentale au sujet autobiographique), renoncé au
pouvoir proclamatoire de la poésie, qu’on pourrait aller chercher les survivances les
plus convaincantes de la mimêsis romantique. La « poéticité » de telles fictions
contemporaines
64 Ibid., p58
65 Ibid., p175
66 Ibid., p186
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b) Le sujet individuel, qui se construit sur les ruines d’une telle foi, ou du
moins d’une telle conformité, est en même temps, quelque orgueil qu’il puisse en
tirer, un sujet dé-solé, réduit à une solitude telle que l’autre n’est plus le prochain
mais le lointain. La représentation devra dès lors, pour être refondée, faire un sort
particulier au « moi ». Cet ersatz de garant, un assureur non réassuré, connaîtra des
versions lyriques (avec la poésie, généralement élégiaque, du sentiment personnel),
esthétisantes (avec l’égotisme stendhalien), psychologiques (de Stendhal, encore, à
Henry James et Proust, en passant par Fromentin et tant d’autres), mais en est-il qui
autorisent le réalisme ?
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l’art et de l’artiste sur la corde raide, au bord du néant. L’artiste deviendrait avant
tout le spectateur de sa propre fragilité. Mais il y a sans doute une troisième voie
qui est bien en fait, si tortueuse soit-elle, celle du réalisme : s’imaginant changé en
« objectif » par sa transparence, de lentille, de cornue ou d’éprouvette, il se
recodifie suivant l’objet qui entre dans sa mire parce qu’il l’y a mis. Ce réel érigé
en insaisissable objet de désir n’est peut-être que la nouvelle figure ou le nouveau
vêtement de l’imaginaire.
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Cet ensemble de présupposés est à la fois signifié et servi par des techniques
narratives et descriptives et une rhétorique particulières.
Nous avons déjà cité une définition technique (et idéologique) du réalisme,
celle de Littré. Ajoutons-en quelques autres :
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69 Gustave Lanson : Histoire de la littérature française, 11e édition, Hachette, Paris, 1909,
p.1072
70 Ibid., p.1074
71 Émile Zola : « Préface à la deuxième édition » in Thérèse Raquin, Le Livre de Poche,
Paris, 1997, pp.18-19
72 cité dans l’introduction de la même édition, p.7
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Comparons, par exemple, les noms de personnages chez Dickens et chez les
romantiques. N’est-il pas bizarre que dans Les Hauts de Hurleventt ceux-ci soient
complètement vraisemblables et n’aient nul besoin d’être remotivés ou surexploités,
y compris le nomen du champi gitan Heathcliff (simple morceau de paysage),
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within my view which ought to be white, had been white long ago, and had lost its
lustre, and was faded and yellow »78) La littérature est un musée de cire; c’est
sinistre parce que ce n’est pas surréel mais réel; on voudrait crier si l’on pouvait, on
voudrait retrouver une parole qui soit en même temps un cri, mais on ne peut pas.
Le cri du cœur est remisé aux accessoires du romantisme. Et cette représentation
desséchée que Dickens, avec Miss Havisham, donne du cérémonial de l’attente
amoureuse, toujours déçue, se répète indéfiniment sur la scène du réel où une
chaussure jamais mise n’a pu protéger le bas correspondant d’une usure abjecte. Le
réel littéraire ne maintient sa cohérence précaire qu’à la flamme d’une chandelle
dans un espace confiné : la lumière du jour le réduirait en poussière. (« I have often
thought since, that she must have looked as if the admission of the natural light of
day would have struck her to dust. »)79
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Ce qui nous est montré, ce sont sans doute aussi, comme nombre d’intitulés
de chapitres l’indiquent, des «caractères» en galerie : un prolétaire, des braves gens,
une maîtresse femme, le père, la coquette, le joueur. Mais la loi ou les lois qu’ils
illustreraient positivement ou négativement, par leur déviance, restent obstinément
cachées. De même ce qu’il peut y avoir de transhistorique ou d’anhistorique, dans
une galerie de caractères classique, est ici complètement historisé. Comment ? Eh
bien, justement par un ancrage dans une société maintenue artificiellement en vie
par des besoins primaires et des discours creux, sans prise sur son réel, une société
qui traverse son présent au jour le jour, dont l‘avenir est incertain, fallacieux ou
indésirable, et dont le passé pseudohéroïque de part et d’autre de la fracture
politique, est devenu tout aussi indéchiffrable. En ce sens, à l’opposé des thèses
d’Auerbach ou, a fortiori , de celles de Lukàcs, on se demandera si ce que le
réalisme avait de plus novateur et de plus radical, loin des mirages romantiques qui
étaient encore ceux du vieux comme du jeune Zola, il ne parvient pas à le faire
aboutir en se déprenant des derniers enchantements qui pouvaient troubler son
regard : celui de l’histoire (comme dessein ou comme dynamique systématique) et
celui de la science, d’ailleurs réunis pour le pire dans le matérialisme dialectique
orthodoxe. De la sorte, la multiplication à la fois entropique et formelle, formalisée,
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des faux semblants, des vues truquées, des faux espoirs, qui pourraient réunir le
Romero de la Noria au William Gaddis d’American Gothic, en passant par le
Pavese du Bel été, et le Roberto Arlt des Sept Fous , nous permet-elle de mieux
comprendre et de mieux fonder la persistance d’une visée et d’une poétique de
représentation réaliste que ne le font ses deux autres extrêmes, hyperréaliste et
objectal.
3.3.3.2 Hyperréalismes
Sous ce terme peuvent se regrouper des tendances qui constituent d’une part
le prolongement idéologique des néoréalismes, avec leur charge d’engagement
politique (laisser parler la cruelle réalité, après avoir utilisé, au XIXe siècle, les
rapports sur la condition ouvrière), et d’autre part, l’aboutissement de pulsions
« antiartistiques » provenant des avant-gardes, de l’aspect spontanéiste du
surréalisme, par exemple. D’un côté, l’écoute, une écoute qui se voudrait passive,
se substitue à l’observation « scientifiquement » active prônée par le naturalisme,
avec le roman expérimental; de l’autre, c’est le hasard de la rencontre, la minceur
ou la banalité du fait divers, de l’anecdote, qui rédigent le monde, son peu de sens,
pour le compte de ce flâneur solitaire, paysan de Paris ou de New York, qu’est
l’écrivain « postmoderne ». Entre les deux, entre le souci d’utilité qui travaille plus
ou moins ouvertement le roman ou le cinéma-vérité (Jean Rouch), et l’ironie légère
ou passionnée qui marque des points aux dépens de la contingence et de
l’insignifiant, il y a la prééminence de l’absurde, du vide, de la non-pensée, du si
ordinaire qu’on n’en avait jamais rien dit jusqu’ici, une dernière frontière.
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présence du langage tout-prêt issu du « réel » (des récits de vie, des talk-shows, du
tract syndical, des fiches de police et du bar des Sports). Prenons deux exemples
américains notoires.
In Cold Blood (De sang froid) de Truman Capote a pour sous-titre « A True
Account of a Multiple Murder and Its Consequences » et pour date de copyright
l’année même (1965) où les deux assassins de masse, ses protagonistes, ont été
exécutés. Capote annonce dans sa page de remerciements, que
Toute la matière de ce livre autre que celle tirée de mes propres observations, provient soit de
documents officiels, soit d’entrevues avec les personnes directement concernées, et le plus souvent
de nombreuses entrevues étalées sur une période de temps considérable80
Comme certains romans « policiers » (pas tous), ce récit fait entrer
matériellement, factuellement en collision deux « mondes » (réseaux de
personnages de niveaux socioculturels et de mentalités différentes). Or, ni le crime,
ni l’enquête policière, ni la rétribution du crime ne les rapprocheront jamais
logiquement ou psychologiquement, même par les ressorts des passions à la fois
individuelles et collectives que peuvent être l’envie, le ressentiment, le désir de
vengeance. La folie, ou plutôt les folies différentes de Perry Smith et de Dick
Hickock ne communiquent pas avec le monde saturé de valeurs positives de la
famille Clutter, leur victime, ou de l’enquêteur Alvin Dewey, ni vice versa. Ainsi
les deux enfants survivants n’assistent pas au procès, un frère de Mr Clutter publie
dans la presse une déclaration contre la peine de mort, et si Perry et Dick
interjettent des appels contre leur jugement et obtiennent des sursis à exécution
pendant cinq ans, ce n’est au nom d’aucune conviction éthique et à peine par désir
de survie; il s’agirait plutôt de regagner des points dans une partie de toute façon
perdue parce qu’une faute irréparable a été commise (laisser un témoin en vie). Le
rôle de l’instance auctorale se limite à une organisation du récit, à une présentation
des témoignages et de leur contexte qui prétendent justement à un minimum
d’intervention et semblent attester une impuissance aussi totale que possible à
manipuler le réel pour le faire cohérer. Le système des énonciations énoncées
(« Smith said in his confession », « he was to recall later ») est fidèle à cette
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position qui réduirait, ou exalterait, c’est selon, la fonction de l’écrivain à celle d’un
arrangeur désintéressé (non impliqué) et purement extérieur à la diégèse, de telle
sorte que le récit, lui aussi, serait commis « de sang froid ». Mais les points de vue
partiels, associés aux différents personnages, font très souvent l’objet d’une
subjectivation poussée, d’une forte prise de participation ressemblant à celle d’un
acteur qui se met, en voix et par le geste, dans la peau de son personnage. Dès la
description initiale du village de Holcomb, la personne-support passe assez vite du
« on » le plus creux au collectif des habitants, puis à différents individus de la
maisonnée Clutter. En fait, sous les espèces du goût, de la sensibilité, des jugements
de valeur, le fantôme du romancier, sinon du conteur, rôde nostalgiquement sur la
rive d’un océan de gens et de choses à ces gens, qu’il défie et voudrait maîtriser en
les « documentant ». Peine perdue.
Que c’est peine perdue, c’est sans doute ce que Raymond Carver sait
d’entrée de jeu, dès les nouvelles deWill you Please Be Quiet, Please qui lui ont
acquis un large public en 1976. La « personne qui parle » lui est évidemment
indifférente, si c’est de la même distance qu’est perçue l’impersonnalité ou la
dépersonnalisation de « je » ou celle de l’autre. Ce dont il est question, depuis « Le
Gros » jusqu’à « Tiens-toi tranquille, je t’en prie », c’est en effet ce qui ne saurait
avoir d’importance pour personne, pas même le sujet dont « cela » va changer la
vie. Car cela ne change pas grand chose que votre vie change, au fond; le répertoire
des vies possibles est aussi limité, en nombre et en variété, que le lexique imposé
des conversations quotidiennes :
« What do you do? » the first woman asked me.
« Right now, nothing, » I said. « sometimes, when I can, I go to school. »
« He goes to school, » she said to the other woman. « He’s a student. Where do you go to
school? »
« Around, » I said.
« I told you, » the woman said. « Doesn’t he look like a student? »
« What are they teaching you? » the second woman said.
« Everything. » I said.
« I mean, » she said, « what do you plan to do? What’s your big goal in life? Everybody has a
big goal in life. »
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81 Raymond Carver : Will you please be quiet, please, The Harvill Press, Londres, 1995,
pp.70-71
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fois des objets décrits et un «regard» sur ces objets qui construisent un personnage
essentiel à la cohérence narrative.
Les trois fenêtres sont fermées, et leurs jalousies n’ont été qu’entre ouvertes, pour empêcher la
chaleur de midi d’envahir la pièce. (...) A est immobile, assise bien droite au fond de son fauteuil.
Elle regarde vers la vallée, devant eux. Elle se tait. Frank invisible sur la gauche se tait également,
ou bien parle à voix très basse. (...) La table est mise pour trois personnes. A vient sans doute de
faire ajouter le couvert de Frank, puisqu’elle était censée n’attendre aucun invité pour le déjeuner
d’aujourd’hui.
Les trois assiettes sont disposées comme à l’ordinaire, chacune au milieu d’un des bords
de la table carrée.82
On voit dans ce passage que, si l’existence du tiers constructeur de la
diégèse est signalée indiciellement par des objets qui lui sont associés, elle n’est
assertée comme conscience que par l’expression du doute, et une interprétation
probabiliste de ce qui est donné à voir. Il est donc logique et inévitable que pareille
incertitude fondatrice rejaillisse, en sens inverse, sur la consistance des objets
diégétiques animés ou inanimés. Au nom même du réalisme objectal, tout ce qui
nous est donné à voir en images mentales par le biais du langage doit être
objectivement traité comme images d’images, images des images que s’en forment
les personnages ou qui s’imposent à eux :
Il vaudrait mieux rentrer la camionnette sous le hangar, à l’ombre, puisque personne ne doit
l’utiliser au début de l’après midi. Le verre grossier de la vitre entame la carrosserie, à la base,
derrière la roue avant, d’une large échancrure arrondie. Bien au dessous, isolé de la masse principale
par une zone de terre caillouteuse, un demi-disque en tôle peinte est réfracté à plus de cinquante
centimètre de son emplacement réel. Ce morceau aberrant peut du reste se déplacer à volonté,
changer de forme en même temps que de dimensions.83
L’image verbale n’est bizarrement ni tridimensionnelle comme elle
prétendait jadis l’être dans la copie de la réalité ou mieux de la vie, ni
bidimensionnelle comme ce à quoi le cliché évocateur, le système descriptif du
tableau vivant ou de la nature morte pouvait la réduire, cette image est devenue un
transparent sans fin superposable à d’autres, ainsi que tous les hic et nunc de la
fiction : «Maintenant l’ombre du pilier...», «Maintenant A est entrée dans la
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en même temps qu’elle se voyait attribuer une liberté sans borne. Mise en
concurrence avec toutes les autres formes de la parole par sa réduction égalitariste
aux seules armes de la prose, sans la supériorité d’un métier traditionnel et d’un
langage particulier et réservé, elle n’allait pas tarder à reperdre, un à un, au non de
la division du travail et du savoir, au nom de la spécialisation efficace et pointue,
chacun des territoires qu’elle venait de conquérir. Incapable, on l’avait vu pendant
la Révolution française, d’assumer par elle-même le double héritage, spirituel et
séculier, de la théologie, car son dogme était libéral, elle seule parmi tous les
discours sociaux ne pouvait pas s’institutionnaliser pleinement. Quel terrain allait-
elle occuper, quelle crédibilité pourrait-elle encore maintenir, une fois que chacune
des sciences et chacun des modes de pensée et de discours spéculatifs ou mémoriels
aurait construit son institution et balisé son territoire, aurait assuré sa légitimité et
capturé ses parts de marché ? Désormais la philosophie appartenait aux
philosophes, l’histoire aux historiens, les langues aux linguistes, la loi aux juristes,
la politique aux politiciens, les comportements aux psychologues, la science aux
savants, l’économie aux économistes, la guerre aux stratèges, l’enseignement aux
pédagogues...L’écrivain, ce non-spécialiste, ce touche-à-tout, n’a plus le choix que
de se mettre à l’école de ceux qui savent tout ou presque tout sur quelque chose en
particulier ( c’est ce que feront, au moins officiellement, tels réalistes et naturalistes
ou tels poètes scientifiques ) ou bien de s’occuper de rien de précis , du flou, du
vague-à-l’âme, du rien et du presque rien, du je-ne-sais-quoi, de l’indicible, de la
littérature elle-même dans son concept, dans son isolement, dans son absence
d’objet. Ou encore la littérature s’attribuera-t-elle, tour à tour ou tout à la fois, les
dons de la naïveté et ceux de la magie. De plus en plus rares cependant allaient être,
à partir de la fin du siècle, les narrateurs et descripteurs osant, comme George Eliot,
proclamer en incipit leur capacité de faire participer instantanément le lecteur à un
monde représenté fort distinct de son expérience :
D’une seule goutte d’encre sur le miroir, le sorcier égyptien entreprend de révéler à tout passant
de hasard les profondes visions du passé. C’est ce que j’entreprends de faire pour vous, lecteur. De
cette goutte d’encre qui est au bout de ma plume, je vais vous montrer le vaste atelier de Mr
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Jonathan Berge, charpentier et constructeur, au village de Hayslope, tel qu’il était le 18 juin, l’année
du seigneur 1799.87
En fait il y a même de la provocation et sans doute un certain malaise dans
cette proclamation qui voudrait restaurer performativement les capacités
d’enchantement du conteur traditionnel (au profit, d’ailleurs, d’un récit et social et
moral). Dans les lignes qui suivent, George Eliot osera nous plonger dans l’intimité
des odeurs, des bruits, des gestes de l’atelier, et même postuler que nous pouvons
reconnaître quelque chose de nous-mêmes dans le sentiment de confort du chien
installé sur un tas de copeaux, la tête entre les pattes. Quelle différences avec les
précautions, les doutes, les incertitudes, le «repli frileux» du narrateur robbe-
grilletien ! Le texte de la deuxième moitié du XXe siècle combinera les trois
tendances, apparues plus tôt, correspondant à la crise ci-dessus décrite de la
représentation et qui sont souvent désormais étroitement emmêlées dans une seule
oeuvre :
87 George Eliot : Adam Bede [1859], Chap. I, ma traduction d’après le texte électronique du
« Projet Gutemberg » (1996)
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qu’il faut, au contraire qu’il n’y ait qu’allusions. (...) Nommer un objet, c’est supprimer les trois
quarts de la jouissance du poëme qui est faite de deviner peu à peu : le suggérer, voilà le rêve.89
Pour moi, le cas d’un poëte, en cette société qui ne lui permet pas de vivre, c’est le cas d’un
homme qui s’isole pour sculpter son propre tombeau.90
Les choses existent, nous n’avons pas à les créer; nous n’avons qu’à en saisir les rapports; et ce
sont les fils de ces rapports qui forment les vers et les orchestres.91
RIEN /.../ N’AURA EU LIEU /.../ QUE LE LIEU /.../ EXCEPTÉ /.../ PEUT-ÊTRE /.../ UNE
CONSTELLATION /.../ froide d’oubli et de désuétude / pas tant / qu’elle n’énumère / sur quelque
surface vacante et supérieure / le heurt successif / sidéralement/ d’un compte total en formation.92
Jean Bessière définit bien le processus de lecture correspondant à cet idéal
de composition, lorsqu’il dit que «l’inexplicite relève moins d’une exigence
d’interprétation qu’il ne suscite un procès de caractérisation du texte.»93. Pas plus
que le calcul du texte n’est encryptage plus ou moins complexe et secret, protégé,
d’une information préexistante sur un réel préexistant, le calcul de la lecture n’est
un décryptage qui restituerait l’information, la reconstituerait ou la remonterait en
son état primitif. La lecture «joue suivant le jeu du texte»94
C’est pourquoi il y a au moins trois mauvaises façons de comprendre la
démarche de Raymond Roussel, son exemplarité. Peu importe la pathologie de
l’homme Roussel : si ce nomade agoraphobe a fait le tour du monde sans rien voir,
nous devrions au moins admettre que sa «vie» n’est pas de nature à éclairer, ni à
obscurcir, son oeuvre. Roussel n’est donc pas d’abord, comme le voudrait le
surréalisme banalisé, un malade mental à l’imaginaire bizarre et proliférant, saisi
par le démon de l’analogie, qui nous entraînerait dans des mondes fictifs, astucieux,
cocasses, enfantins, et ludiquement spectaculaires. Il n’est pas davantage comme y
porterait la textique de Jean Ricardou, résumable au jeu et au travail du signifiant
qui matérialiserait son opacité, monde du langage remplaçant tout d’un coup pour
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nous le monde des choses, ou du moins nous en barrant l’accès. Enfin, il n’est pas
non plus essentiellement, comme il semblait vouloir se voir lui-même, savant et
puissant constructeur de machines textuelles productrices —par leurs seules
structures— de plaisir intellectuel, ludique, didactique, et esthétique, voire même
sentimental, donc d’admiration et de reconnaissance de la part du lecteur pour leur
auteur-inventeur. L’œuvre, d’ailleurs à bien des égards hétérogène, de Roussel,
signale et transcende l’impuissance et le refus de la représentation caractéristiques
de la plupart des avant-gardes au tournant du siècle en Europe, non seulement par la
combinaison positive des trois gestes décrits ci-dessus (extension, sur le mode de la
science-fiction vernienne, des mondes possibles sollicitant notre suspension
d’incrédulité; mise en avant du signifiant; primat de la syntaxe sur le lexique), mais
encore et peut-être surtout par l’art de produire, d’accommoder, d’arranger et en
somme de recycler les résidus : déchets des échecs de la représentation et de
l’abstraction, sous-produits des gestes palliatifs. C’est ainsi, comme je le
remarquais déjà dans un article d’Encyclopédia Universalis en 1969, que la
difficulté même des Nouvelles impressions d’Afrique, unique phrase à
enchâssements et parallélismes multiples, nous tourne vers une lecture au mot à
mot, plus additive que métonymique, qui constitue un formidable inventaire, un
catalogue inouï des images, de mode ou d’Épinal, des objets, des gadgets, des
manies et des humeurs de la Belle Époque. Le monde de la signification littéraire,
l’espace de référence de la fictionalité est rond : en fuyant le réalisme vers un
formalisme abstrait, on finit par se retrouver plus près du documentaire brut qu’en
essayant de tirer dans ce sens les procédés monstratifs et démonstratifs. C’est aussi
ce qui arrive, et fort heureusement, à Perec dans une grande partie de son œuvre. Si
Flaubert était réaliste par défaut, en utilisant pour matériaux du livre sur rien la
matière la plus proche de rien aux yeux du dandysme unissant subtilement Stendhal
et Barbey, Baudelaire et Wilde, c’est-à-dire la banalité du quotidien, les petits
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budgets, les idées reçues, Roussel est aussi réaliste par défaut, mais par un défaut
plus grand puisque, Bouvard et Pécuchet étant passés par là, on ne peut plus copier
même le monde le plus ordinaire, ni à la cuisine ni dans les loges, mais seulement
des textes : annuaires, catalogues, répertoires, recueils de personnages,
d’accessoires, de faits divers, de blagues, d’anecdotes, de passions. Quoi qu’il en
soit, la désespérance de représenter par le langage, y compris celle de parvenir à
mettre en scène et en gloire son moi idéal, désespérance que Rousseau n’avait pas
connue, n’affecte qu’individuellement certain membres des générations qui vont de
Rimbaud à Roussel, et elle n’entame que pour le compte personnel de quelques uns
une foi fondamentale, voire de plus en plus exaltée, placée par la culture
européenne dans le langage. Le silence de Rimbaud, la crise de Tournon de
Mallarmé, le suicide de Roussel après son abandon de la littérature pour les échecs,
à des dates assez éloignées, ne cristallisent pas le panorama général de l’époque.
C’est avec Dada et les surréalistes que la crise de la mimêsis est imputée aux
ressources du langage elles-mêmes et entraîne, comme par vengeance, les plus
sanglantes agressions contre un langage qu’on ne croit plus pouvoir épurer, ni
conserver, ni moderniser ni modeler —et à quelle fin, d’ailleurs ?
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Huidobro des années vingt et trente, celui d’Altazor et de Tremblement de ciel une
figure centrale de ce déchirement. À une échelle, précisément, dérisoirement
réduite par rapport aux grandes entreprise de Joyce et de Pound, Altazor se présente
extérieurement comme le poème (épique) d’une odyssée —«voyage en
parachute»— et comme un mythe de création, en sept chants. Dès la préface nous
apprenons qu’ «il faut écrire en une langue qui ne soit pas maternelle»95 et pourtant
si le héros, comme le Stephen de Joyce, n’est autre que le sujet poétique, «né à
trente-trois ans le jour de la mort du Christ»,96 son retour sur terre désamarré d’une
langue originelle, ne peut être qu’un retour en terre, le récit —constitué et retardé
par quelques artifices dilatoires— d’une lente mort annoncée : « Et maintenant mon
parachute tombe de rêves en rêves à travers les espaces de la mort.»97 Le thème de
la rupture parcourt la totalité de cette oeuvre depuis le Chant I «tu es perdu Altazor
/ seul au milieu de l’univers / seul comme une note qui fleurit sur les hauteurs du
vide»98 jusqu’au Chant VII («le paysage / monsieur le vers / qui aurait dit / qu’il
s’en allait »)99. Mais c’est petit à petit, ou plutôt par à-coups, par rafales
successives, que le détachement, la déliaison, le démembrement, contaminent le
texte. Un tournant décisif, c’est le cas de le dire, se produit au Chant V avec la
rencontre, l’affrontement quichottesque de la parole figurative et du moulin à vent.
« Meunier tu dors, ton moulin va trop vite ». La musique, la musiquette délirante et
délyrée des mots séparés de leurs phrases, puis des syllabes, puis des simples
phonèmes, commence par réécrire, réinterpréter le romantisme d’Espronceda, puis
elle confine à la fin, au chant d’un rossignol démythifié, une Philomèle sans nom et
qui n’a plus rien a dire; mais comment faire pour que le langage, hors tout autre
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sens, ne figure pas au moins le non-sens de la nature ? Tel n’est pas le souci du
poète qui a trouvé en lui la volonté et peut-être les ressources pour présenter au
lecteur une création parallèle et étrangère à celle de Dieu, une nature autonome, non
naturée, auto-naturante.
99 Ibid., p133.
100 Mallarmé, Oeuvres complètes, op cit, p871.
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Néanmoins comprenons bien que si Mallarmé éprouve une grande admiration, mais
pas sans réserve, pour Zola, ce n’est nullement au titre de ses capacités d’enquêteur
et d’informant, d’observateur scientifique ou de photographe panoramique des
réalités sociales : les grandes oeuvres de Zola, comme celles de Flaubert et des
Goncourt sont des «sortes de poèmes»; elles valent par leur qualité
d’«organisation», par la puissance évocatoire de la composition. Il en résulte que la
faiblesse du psychologisme contemporain ne tient pas à son choix d’objet, mais à
son impuissance créatrice. Un impuissance à produire le sens par la forme, la
pensée par l’écriture, la sensation par la disposition des mots. Ni Huysmans, ni
Henri de Régnier ni Maupassant, qui pourraient tous à des titres divers être
considérés comme psychologues, n’entrent dans la ligne de mire de Mallarmé.
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Ce qu’il y a à voir peut se voir à l’intérieur, tout y passe, tout se modèle par
le langage et ses environs, et c’est au changement de contours du langage que cela
s’apprécie et se mesure. Il faut pour l’apprécier pleinement relire la préface de 1909
de Ce que savait Maisie. Et James est le presque exact contemporain de Mallarmé.
Il présente son roman comme un arbre développé à partir d’une petite graine, bien
au-delà du potentiel initial et apparent de la semence. Et le germe n’est précisément
pas la qualité dramatique d’une anecdote ou d’une situation, c’est un problème à
résoudre : le problème de faire oeuvre esthétique et de produire une vérité ironique
complète à partir de la triste banalité, de la quasi nullité d’une anecdote ou d’une
situation. Soit un couple londonien de mondains médiocres. Ils divorcent. Ils se
battent judiciairement pour la garde exclusive de leur petite fille. Finalement elle
passera six mois de l’année chez chacun des deux parents qui se haïssent à mort.
D’abord ils se l’arrachent. Ensuite chacun se remarie, elle avec un jeune noble, lui
avec sa jeune gouvernante impécunieuse. C’est à celui des deux parents qui se
débarrassera de Maisie en l’envoyant chez l’autre. Il serait facile de raconter les
souffrances de la pauvre petite; il serait logique, selon le sens commun, qu’entourée
de méchanceté et d’immoralité, une pareille déshéritée ne comprenne plus rien au
monde des adultes, refuse de devenir adulte, devienne stupide, tourne mal. Surtout
si les beaux-parents respectifs correspondent aux modèles convenus de la marâtre et
du parâtre jaloux et acariâtres, comme, dans ce cas, l’enfant à celui d’un être sans
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défense. Supposons au contraire que Maisie joigne à une intelligence native et à une
sensibilité aiguë, une remarquable capacité de résistance. Supposons qu’elle voie
tout ou presque tout, surtout ce qu’elle n’est pas censée voir; et qu’elle comprenne,
qu’elle acquière une maturité et une maîtrise de sa propre situation et de ce qui
l’entoure, bien supérieures à celles d’un autre enfant de son âge dans une situation
«normale». Ceci n’a logiquement et psychologiquement rien d’impossible mais
comment en convaincre le lecteur, comment le « faire passer » littérairement,
comment le valider artistiquement ?
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détour d’éclairage ? Voilà une question à laquelle il est impossible d’apporter une
réponse unique ou même univoque, fût-ce au cas par cas. La métafiction est certes,
comme et plus encore que la fiction, un jeu. Jouer pour jouer est-il plus ou moins
sérieux que jouer tout court ? Plus ou moins gratuit, ou plus ou moins révélateur ?
Lorsque Jean Ricardou assurait que la modernité littéraire —incarnée, bien entendu,
dans le nouveau roman— était passée du récit de l’aventure à l’aventure du récit, il
allait peut-être vite en besogne et cependant pas assez loin, à moins qu’il n’eût
mesuré le porte-à-faux et la portée suspensive du chiasme. On l’a déjà vu à propos
de Raymond Roussel, dont nombre d’oeuvres peuvent être traitées comme
métafictionnelles, avec des spécifications diverses (métadescriptive dans La Vue,
métacritique dans L’Ame de Victor Hugo-Mon Ame, métanarrative dans Locus solus
ou Impressions d’Afrique ); on pourrait le redire évidemment à propos de tous les
aspects ou presque des contraintes, et a fortiori des contraintes autoréflexives ou
autocritiques oulipiennes et similaires chez Georges Perec, voire même dans le
récent Filo de la Luna (Fil du miroir) d’Antonio Altarriba ou dans Alphabetical
Africa de Walter Abish : il y a toujours, à défaut de totale abstraction, ou d’un
ressassement aux confins de l’autisme, de l’idiotie, de l’aphasie, un certain résidu
libre d’hétéroréférence, de désignation des produits et traces de l’expérience
humaine partagés par le lecteur, d’un monde concret, matériel, non verbal,
préverbal, ou postverbal.
En dehors de ces reliquats obligés et qui, dans certains cas, pourraient passer
pour involontaires, les procédés métafictionnels, en attirant l’attention sur
l’artificialité de l’art de la représentation, sur le caractère fabriqué, le caractère
d’artéfact du texte littéraire, tendent à le distinguer plus nettement des mondes réels
ou imaginaires, empiriques ou hypothétiques, auxquels il prétend renvoyer, et ce
faisant, renforcent presque paradoxalement l’idée de matérialité, de concrétude, de
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naturalité dans leur être-là, de ces mondes et de leurs contenus.101 Passant pour
irreprésentables, ils acquièrent une présence nauséabonde dans leur propre lieu. La
métafiction, que ce soit par son humour, son ironie, son insolence, par le doute
qu’elle sème, ou par sa difficulté langagière ou structurale, parfois extrême, donne
du travail, du fil à retordre au lecteur; elle accroît sa responsabilité, sinon toujours
son plaisir dont elle change la nature. D’un même geste, elle défamiliarise tant le
monde représenté que le mode de représentation. Cet effet peut être obtenu
occasionnellement par la recontextualisation d’un mode discursif, par l’utilisation,
par exemple, d’un style, d’une présentation d’informations, d’une rhétorique
journalistique dans un format autre que la presse. C’est pourquoi, comme l’observe
Patricia Waugh102, rien n’empêche un roman d’être à la fois factuel, «non
fictionnel» et métafictionnel : ce serait aussi bien le cas de In Cold Blood, déjà cité,
que de The Public Burning, de Robert Coover, ou de récits de vie tels que Les
Sanchez d’Oscar Lewis, La Planque de Ronald Frazer, ou tant d’autres suscités ou
exhumés depuis les années 70 par des sociologues et des promoteurs de
l’autobiographie ou de l’épistolaire (en France : Maurice Cattani, Philippe Lejeune,
Mireille Bossis, etc.) La dimension métafictionnelle, la réflexion provoquée sur
l’artificialité, voire l’arbitraire de l’art, la non-naturalité des procédés de
représentation, la mise à distance des objets de figuration, relèvent alors de
pratiques et de concepts voisins de ceux du ready-made ou de l’art brut. Il s’agit de
supprimer la médiation de la mise en forme et, en même temps, non sans une
inquiétante contradiction, de souligner la médiation de la mise en scène.
Que ce soit par cette démarche ou par celle, en principe opposée mais
complémentaire, de la métamorphose, de la réécriture, du remake, la métafiction
101 Voir les remarques de John Barth citées par Linda Hutcheon dans Narcissistic Narrative,
Wilfrid Laurier University Press, Waterloo, Ontario, 1980, pp48-49.
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102 Voir Patricia Waugh : Metafiction, The Theory and Practice of Self-conscious Fiction,
«New Accents», Methuen, Londres, 1984, p105.
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4.0 Introduction :
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supérieures à celles des hommes, leur part historique dans l’inscription littéraire de
ces capacités et de cette créativité reste très inférieure celle des hommes. En dépit
d’un changement accéléré depuis quelques générations, l’égalité en ce domaine est
loin d’être conquise au début du XXIe siècle, même dans les sociétés les plus
«avancées». L’essor des intégrismes, fondamentalismes et autres orthodoxies, va de
pair —le jeu de mot est intentionnel— avec l’effort de guerre défensive, puis
offensive, des patriarcats et phallocraties menacés pour faire rentrer honteusement
les femmes dans leur silence public ancestral. Ce silence des femmes, l’absence
dans l’arène ou sur la scène des représentations publiques, autorisées ou non, de
leur point de vue sur elle-même ou sur le monde, prend, comme toutes les
exclusions, de nombreuses formes. Les femmes n’écrivent pas (n’étant pas lettrées,
elles parlent, ou bien même elles ne font que chuchoter, balbutier), les femmes
écrivent mal, (elles n’ont pas de métier, pas de tradition d’écriture, pas de
formation); elles ne sont pas publiées, ou sont mal publiées; elles n’ont pas de
succès ou bien elles n’ont de succès que d’estime ou bien auprès de ceux qui ne
comptent pas ( le lecteur populaire, le lecteur non sérieux, les autres femmes). Mais
aussi les femmes, comme tous les subalternes et les dépendants, peuvent être
réduites au silence de leur parole en étant forcées, incitées ou invitées à copier,
imiter et répandre le discours, le point de vue masculin : soit celui d’une tradition
patriarcale oppressive en tant qu’immobiliste, soit celui d’une conquête du monde
par les plus forts, par ceux que désigne un pouvoir préexistant. Ainsi, souvent au
XIXe siècle ou encore dans la première moitié du XXe n’auront-elles droit de cité
qu’en adoptant, par provocation ou par conformité, des pseudonymes masculins,
que ce soit dans la sphère de la haute littérature ou dans celle du roman populaire :
George Sand et George Eliot, Gérard d’Houville, Henry Gréville ou Pierre de
Coulevain. L’inverse est rarissime et marginal, qu’il s’agisse de l’imitation d’une
parole féminine sous signature masculine (tel roman érotique ou pornographique du
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Mon corps, dit-elle, ne m’appartient pas. D’ailleurs, où est-il ? Lui, il dit que
je, mon corps, lui appartient. Il dit qu’il veut me posséder. Il dit qu’il me possède.
Mais pourquoi recommence-t-il ? Il possède, dit-il, et il veut posséder, encore,
encore. Ce qu’on possède, ne l’a-t-on pas ? Pourquoi vouloir le posséder, encore et
encore ? C’est sans doute que je, mon corps, finalement ne lui appartient pas, pas
une fois pour toutes; peut-être rien que toutes pour une fois. Il dit que je suis
absente, que je, mon corps est absent. Je suis absente, j’ai été absente, je serai
absente. J’ai une absence, j’ai eu une absence, j’aurai une absence. D’où suis-je
absente, où suis-je absente ? Je suis absente de chez lui, chez lui. Car je ne suis pas
chez moi, parce que chez moi il n’y a pas de chez pour faire un (chez) moi.
Puisqu’il n’y a pas de chez moi, il n’y a personne chez moi. Je mon corps ne
m’appartient pas, il ne me manque pas non plus, il lui manque à lui, il manque chez
lui où il lui appartient. Mais il ne lui appartient pas, il n’est pas le sien, il n’est pas
lui, il n’est pas son corps, il est celui qui lui manque, le corps qui lui manque.
L’objet manquant de son manque, pas du mien. Je, mon corps qui manque, pas à
moi, est apparemment perdu. Perdu où ? Perdu dans les mots avec lesquels, sans
moi, il dit que je, mon corps lui manque. Je, mon corps n’est pas dans je qui est
mon corps, mais dans ses mots. Dans les mots avec lesquels il dit en disant tu, que
je lui manque. Il ne m’y retrouve pas, dans ses mots. Il ne s’y retrouve pas non plus,
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MIMESIS
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car il ne s’y cherche pas, dans ses mots, c’est je, mon corps qu’il cherche manquant
dans ses mots.
Une langue est une langue est une langue est une langue.
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Je, ma langue ne s’y retrouve pas dans ma bouche, lui non plus ne s’y
retrouve pas, ce n’est pas lui qu’il cherche, c’est moi. Je, ma langue ne s’y retrouve
pas non plus parce qu’elle ne se cherche pas, elle n’a pas besoin de se chercher, elle
n’a pas besoin du manque, elle ne s’y retrouve pas, car elle ne s’y est pas trouvée,
elle s’y trouve, encore par hasard.
Dans la géographie que nous disions, il y a des maisons habitées pour que
l’on se rende visite et aussi des voyageuses et aussi des errantes. Par quelque biais,
truchement ou circonstances, de proche en proche ou de loin en loin, se profilent les
écritures de Gertrude Stein, Djuna Barnes, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute,
Hélène Cixous, bien d’autres. Ces écritures ont ceci de commun qu’elles
configurent ensemble et différemment, un mode de pensée littéraire figurant le
monde et l’écriture en tant que pas encore figurés par les femmes. Deux anecdotes
tirées de L’Autobiographie d’Alice B. Toklas, dont l’une resservira un peu plus loin,
viennent à point et se font subtilement écho :
— Gertrude Stein fait imprimer son premier livre, Trois vies, à New-York.
Un jour un jeune homme frappe à sa porte, rue de Fleurus à Paris, il demande à
parler à Mlle Stein; «moi-même», dit-elle. «Je viens de la part des presses so and
so, mais vous êtes bien Mlle Stein ? —Certainement ». Le directeur des presses qui
imprimait Three Lives à New-York se demandait si Mlle Stein qui habitait Paris
depuis des années, n’avait pas un peu oublié son anglais. Il voulait savoir si c’était
bien délibérément, en toute connaissance de cause qu’elle écrivait comme elle
écrivait. Sinon, il pourrait lui procurer un correcteur compétent.
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très rapidement, de mémoire, car plus elle avait posé, moins il l’avait vue. Gertrude
Stein aimait beaucoup son portrait par Picasso, bien que tout le monde dît que cela
ne lui ressemblait pas. Picasso, lui, disait que si cela ne lui ressemblait pas, cela lui
ressemblerait un jour.
Les écritures dont nous parlons sont dans une langue, ou parfois dans des
langues qui n’avaient pas l’air très ressemblantes aux langues «naturelles» de leur
temps, en des langues qui n’avaient pas l’air naturel alors, mais auxquelles les
langues naturelles se sont mises, plus tard, à ressembler étrangement :
Gertrude Stein et ses commentateurs disent d’elle que c’est un génie, que la
modernité littéraire commence avec elle, que c’est la première écriture «post-
sacrificielle». Certes la trinité de questions pesantes et lancinantes qui avaient
connu un développement phénoménal depuis le XVIIIe siècle, jusqu’à James et, un
peu plus tard, Proust, Joyce et Woolf, soit la question du corps, celle de la
conscience (psychologique = consciousness ) et celle de la loi, ne sont nullement
ignorées dans le courant de pensée littéraire de la représentation qui commence
avec Stein et se propage encore de nos jours chez quelques écrivaines. Certes la
103 Gertrude Stein : How To Write, (1931), Dover Publications, New-York, 1975, pp218-19.
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Tu sais comment ne pas rencontrer un ours sur les pistes. Tu connais la peur l’hiver quand tu
entends les loups se réunir. Mais tu peux rester assise pendant des heures sur le sommet des arbres
pour attendre le matin. Tu dis qu’il n’y a pas de mots pour décrire ce temps, tu dis qu’il n’existe pas.
Mais souviens-toi. Fais un effort pour te souvenir. Ou, à défaut, invente.106
En renversant encore une fois les termes du mixte, l’ordre des événements
de communication, on pourrait dire que l’invention scipturale du réel est un acte de
mémoire. Que l’incroyable effort de mémoire qui travaille l’oubli et en montre
l’envers jusqu’à en laisser lumineusement transparaître l’avers, est lui-même une
radicale novation dans le réel historique, non sans analogie —si même elle ne lui
est pas identique— avec l’invention freudienne de l’inconscient. Il y a donc un lien
nécessaire entre le déferlement du «langage oublié» et le mode de fictionalité
spécifique aux figurations féminines contemporaines.
106 Monique Wittig : Les Guérillères, Editions de Minuit, Paris, 1969, p127.
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représentation. Et si le récit, pour les modernes, a été de plus en plus associé à une
telle poétique comme son expression naturelle, il est logique que le «passé simple»,
le temps de l’événementiel accompli, révolu, ait été considéré à son tour comme le
temps naturel du récit. Ce qui s’écrit au futur, voire au présent, utopie et discours de
la loi, ordres de mobilisation et feuilles de route, cela ne représente pas; ces mots,
ces images ne sont que provisoires; ils seront effacés et remplacés par les actions
qu’ils prescrivent. C’est pourquoi la science-fiction, fiction de représentation mais
jouant son jeu, s’écrit au passé : «Le marasme régnait en l’an 2440».
La difficile naissance de la figuration féminine, au forceps des avant-gardes,
et parfois contre elles (si les avant-gardes sont le fer de lance de l’imparabilité
d’une histoire linéaire) a dû se mesurer —et l’a fait avec un inégal succès— au
double autoritarisme de l’histoire du passé et du commandement de l’avenir; d’un
côté à l’autorité présomptueusement tranquille du fait acquis et du cours des choses,
de l’autre à la violence déontique, «révolutionnaire», de ce qui n’est pas, n’a pas
été, souvent ne saurait être, mais qu’il faut faire être à quelque prix que ce soit. Si
l’histoire, le discours des accomplissements, et tout ce qui en participe, y compris le
roman réaliste, est un instrument et une chasse gardée du patriarcat; si, d’autre part
la législation, détermination de l’avenir par une autorité censément divine ( la
charia) ou politique (le code civil), aussi bien que la radicale réfection de l’avenir
par la contre-loi utopique singeant la loi, institutionnalise et perpétue la violence
patriarcale, répressive et offensive, surcompense et perpétue la peur de la perte, la
peur de la castration qui caractérise le discours masculin, alors en quel temps
montrer le monde invu, le monde invu des femmes et de la vision féminine ?
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qui distingue la nouvelle figuration féminine ? À première vue, il apparaît que ses
présents sont majoritairement descriptifs et narratifs —plutôt que définitionnels ou
axiomatiques dans leur portée ponctuelle, plutôt qu’argumentatifs ou spéculatifs
dans leur organisation :
Dans la légende de Sophie Ménade, il est question d’un verger planté d’arbres de toutes les
couleurs. Une femme nue y marche. Son beau corps est noir et brillant. (...)
Elles, à ces paroles, se mettent à danser, en frappant la terre de leurs pieds. Elles commencent
une danse circulaire en battant des mains, en faisant entendre un chant dont il ne sort pas une phrase
logique.107
Entre ces deux ensembles d’énoncés, il y en a d’autres qui contiennent des
verbes au passé et au futur, mais ces temps sont enchâssés dans une énonciation
énoncée au présent : « elle dit que », ou « elle dit ». En outre, ce qui est au passé,
c’est l’oubli, l’obscurcissement du sens et de l’image, tandis que ce qui est au futur,
ce sont l’expansion de l’être « éternel » enraciné dans une éternité présente (« sexe
qui flamboie / le cercle est ton symbole / de toute éternité tu es / de toute éternité tu
seras »)108, l’acquisition et la glorification d’une connaissance sensuelle existant
présentement.
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110 Ania Loomba, Colonialism / Postcolonialism, »The New Critical Idiom », Routledge,
Londres et New York, 1998
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postcoloniale sans discrimination toute la production littéraire et elle seule des pays
qui ont été et ont cessé d’être formellement colonisés à un moment ou à un autre de
l’époque moderne. Ces pays peuvent produire simultanément ou successivement,
des oeuvres mimétiques et antimimétiques, et aussi des oeuvres mimétiques
relevant d’esthétiques précoloniales, d’esthétiques occidentales métropolitaines ou
coloniales et de novations et d’hybridations diverses. D’autre part, le pays et même
la langue où la communauté d’origine et celle d’appartenance des écrivains sont de
plus en plus élusifs et constituent des facteurs de moins en moins déterminants dans
les pratiques de représentation, précisément, postcoloniales. Postcolonial doit être
associé à deux autres termes qu’il ne subsume pas, qui ne sont pas non plus
interchangeables entre eux ou avec lui, mais qui complètent la perspective :
émergence et (nouveau) cosmopolitisme. Parler d’émergence, c’est désigner une
apparition, une montée en puissance, une sortie de l’indistinction ou de
l’indifférenciation. Si nous évitons ici ce terme, c’est parce qu’il risque d’être
condescendant, suggérant néant, chaos ou totale confusion préalable, mais surtout
parce que, évoquant naissance ou épiphanie, il tend à couvrir des époques de
modernisation, de réformes génériques et stylistiques et de réinstitutionnalisation
littéraire contemporaines des aux premières phases de la crise de la représentation
en Occident, voire antérieures à elles. Le cosmopolitisme qui nous intéresse est lui
aussi fort différent de celui, européen ou américain, de la Renaissance, puis des
Lumières, du romantisme et des avant-gardes : à la différence de Montaigne, de
Casanova, de Stendhal ou de Beckett, le cosmopolite nouveau, postcolonial, peut
avoir des racines multiples, très distantes les unes des autres, ou n’en avoir plus du
tout à force de déplacements forcés ou non. La recherche ou le refus d’une unité
personnelle, comme identité à une mère patrie, une religion, un groupe ethnique,
une langue, une classe sociale, un récit familial, sont souvent devenus impossibles
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— que cette hybridité n’est ni une nouvelle vision du monde plaquée sur
celui-ci par l’invention d’une nouvelle technique de représentation cubiste,
kaléidoscopique, fragmentaire ou étoilée, ni la conséquence, l’empreinte passive
d’un monde chaotique, parcellisé, entropique, en même temps qu’uniformisé par la
ressemblance générale de ses agitations locales;
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Red Earth and Pouring Rain (pas encore traduit en français), dont le titre
réécrit, parodie et retourne celui du célèbre Chaleur et poussière (1975) de la
germano-indo-américaine Ruth Prawer Jabwallah, emboîte et alterne des narrations
spectaculaires par vastes pans. L’extrême hétérogénéité d’un récit de coupe
autobiographique, à la presque dernière mode californienne, avec ses propres
ironies réflexives et autoréflexives, coexiste avec l’inépuisable et inextricable,
fantastique et délirante épopée, sur plus d’un siècle, et même sur plus de deux
millénaires par échos historiques, de personnages guerriers, intellectuels et
mystiques, affectifs et tout aussi naïfs, retors, désemparés, timides et provocants
dans leur grande expérience, que de jeunes étudiants californiens. Ces deux récits
sont unis par un troisième qui est celui du lieu et du temps commun de leur
narration, une maison petite-bourgeoise à Delhi, au présent historique, où le fils
étudiant aux États-Unis est revenu voir ses parents pour les vacances. Déshabitué
des coutumes hindouistes, il supporte mal qu’un des singes qui fréquentent la cour
lui vole ses jeans en train de sécher sur le fil. Il lui tire un coup de carabine. La
famille veut à tout prix sauver le singe (sacré) pour éviter le scandale. Quand le
singe, soigné, sort du coma, encore entre la vie et la mort, en pleine négociation
d’un sursis avec le dieu des enfers, il se trouve aussi coincé entre deux incarnations,
se souvenant intégralement de sa vie humaine précédente, qu’il doit raconter,
comme Shéhérazade, en paiement de son sursis, mais non doué de la parole
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articulée pour le faire. Il lui faudra alors dactylographier son texte pour que celui-ci
soit dit par ses hôtes actuellement humains, amplifié et répercuté grâce au
mégaphone, sur tout le maidan où l’entraînement du récit remplace celui du cricket.
Il y a très clairement un sas, aussi un nomansland entre les deux genres de récit,
entre les deux figurations de mondes, celle qui mise sur le vérifiable, sur le
vraisemblable, sur la familiarité d’une expérience pourtant déjà livresque, et celle
qui mise sur le principe de plaisir, l’inconscient, la longue durée, le cyclique et le
hors temps. Tout se passe comme si trois fuseaux horaires de la représentation
alternaient dans un même lieu : celui du réalisme banal jusqu’à l’absurde, d’une
référence déréalisante au réel, celui des incidents cosmiques, divins et
macrohistoriques, d’une référence à l’imaginaire jusqu’à l’absurde, et enfin celui,
plus radicalement défamiliarisant, du réalisme magique et de la magie romanesque,
site par excellence de la fiction.
Or, chez Rushdie, le maître supposé, les choses sont fort différentes. Le jeu
est beaucoup plus jeu de mots que de narrations et de perspectives, il porte sur des
unités beaucoup plus fines que chez Chandra. Une langue et une culture, au niveau
lexical lui-même, se lit par et dans une autre. Un bel exemple dans le personnage de
la princesse Batcheat Chattergy qui, tout en rappelant un personnage de Paul Scott,
multiplie dans son bengali anglicisé les signifiants du bavardage. Il en résulte une
espèce de vibrato plutôt qu’une cacophonie, une certaine unification de mondes
dans un univers stylisé et remanié, celui du dessin animé. Disney à Calcutta ou
Mahomet à Manchester, un seul univers, mais quelle réécriture ?
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Avec ses deux derniers romans, Peter Carey s’est encore surpassé dans une
voie qui semble mener à son terme logique un mode de figuration qu’on avait vu
par ailleurs se dessiner partiellement dans le réalisme magique latino-américain et
notamment dans ses fictions parahistoriques. Il s’agit d’une mise à plat et d’une
mise k.o. du discours mythique et téléologique de l’historiographie, grâce à la
recette du feuilleté littéraire. On superpose, alterne et enchâsse des ingrédients
(style, structures narratives, thèmes, personnages) appartenant à des strates
littéraires historiquement décalées, culturellement et/ou géographiquement
éloignées; on construit ainsi la vraisemblance et le merveilleux d’une réalité
parallèle qui dénonce comme réalité parallèle, en miroir, la vraisemblance et le
merveilleux du discours historique. The Unusual Life of Tristan Smith (1994)
n’emprunte pas que le pastiche d’un titre au Tristram Shandy de Sterne, mais il
renverse en source de rebondissements et d’extraversion le principe dilatoire de la
digression sternienne. Il change la réticence et la prétérition en expansion. C’est que
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Swift, mais aussi Orwell, Günter Grass et bien d’autres, sont au rendez-vous de
cette performance.
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