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1 HEGEL, Enzyklopädie der philosophischen Wissenchaften [Encyclopédie des sciences philosophiques] (1827), Meiner,
p. 3 ; trad. fr. B. Bourgeois, Vrin, I, p. 121, modifiée.
2 Cf. ibid. (1817), § 6.
3 Ce passage n’appartient pas à l’Encyclopédie, mais aux Principes de la philosophie du droit (Grundlinien der
Philosophie des Rechts, STW, Werke VII, p. 11 ; trad. fr., J.F. Kervégan, P.U.F., p. 71, modifiée).
2
4 Cf. KANT, Critique de la raison pure (Préfaces et Architectonique), Critique de la faculté de juger (Introduction à
la première édition, XI) et Premiers Principes métaphysiques de la doctrine du droit, tr. fr. J. Masson et O. Masson,
Gallimard, p. 459, où il est directement question de la différence entre paragraphes et remarques ; pour
Fichte, cf. Sur le concept de la Doctrine de la science (1794), et « Avertissement sur la première édition des Principes
de la doctrine de la science », in Oeuvres choisies de philosophie première, trad. fr. A. Philonenko, Vrin, p. 14. Sur
l’aspect systématique du lien Kant-Fichte-Hegel, cf. B. BOURGEOIS, « l’Idée de système », in L’idéalisme
allemand, Vrin, pp. 97-106.
5 Id., Enzyklopädie…[Encyclopédie…], p. 3 ; trad. fr., I, p. 121.
6 Ibid., § 459 Anmerkung, p. 371 ; trad. fr., III, p. 256. Les remarques seront signalées dorénavant par le
mot allemand abrégé « Anm. ».
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L’exotérique
Mais tout aussi bien, les remarques inversent l’origine de la philosophie, scindée
par la différence entre des paroles ésotériques et des écrits exotériques. Hegel affirme
l’inconsistance de cette distinction, dans sa forme traditionnelle : la pensée n’agit qu’en
manifestant extérieurement son contenu; le contenu ésotérique « existe seulement dans
son concept (…) C’est ce qui est parfaitement déterminé qui est en même temps
exotérique »11; il en découle qu’aucun philosophe ne peut garder ses idées dans sa
poche12. Cependant, quand l’écrit doit tenir « dans les mains des auditeurs »13 et
pourquoi pas, dans leur poche, l’espace restreint des pages « n’exclut pas seulement un
développement des idées selon leur contenu, mais rétrécit en particulier le
développement de leur dérivation systématique ». Le titre même de précis ou d’abrégé
indique « l’intention de réserver le détail pour l’exposé oral ». La parole est donc cette
fois-ci plus exotérique que l’écrit, parce qu’elle se déploie par définition dans un espace
libre.
Cet espace est encore, au dire de Hegel (déjà démenti par la transcription des
remarques) voué à une explicitation plus poussée de la pensée, sans solution de
continuité. Mais l’irréductibilité de l’exotérique quitte définitivement cet aspect quantitatif
au moment même où elle devient explicite, c’est-à-dire dans la préface de 1827 : « je me
7 Id., Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie [Leçons sur l’histoire de la philosophie], STW, Werke XVIII,
p. 156.
8 Il « comprend des éléments, des côtés très hétérogènes (…) cette diversité exprime qu’en eux le
philosopher authentique sur l’essence absolue et la représentation de celle-ci sont mélangées d’une façon
variable » (ibid., p. 20, nous traduisons).
9 Cf. Enzyklopädie…[Encyclopédie…], p. 3 ; trad. fr., I, p. 121.
10 Voir infra, « L’extérieur du système : la genèse de l’Encyclopédie et les autres encyclopédies ».
11 Id., Phänomenologie des Geistes [La Phénoménologie de l’esprit], Meiner, p. 11 ; trad. fr., Hyppolite, Aubier, I,
p. 14.
12 Id., Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie [Leçons sur l’histoire de la philosophie], STW, Werke XIX,
pp.21-22 ; nous traduisons.
13 Id., Encyclopédie…(1817), trad. fr., I, p. 117.
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suis efforcé d’atténuer et de réduire le côté formel de l’exposé et aussi, grâce à des
remarques exotériques plus détaillées, de rapprocher des concepts abstraits de l’intelligence
ordinaire et des représentations plus concrètes qu’on en a »14. Les remarques ne se
contentent donc pas de détailler le contenu des paragraphes. L’exotérique n’est pas
qu’une extériorisation poussée, il suppose une « position extérieure » par rapport à la
pensée. La relation extérieure entre la parole et l’écrit remplace alors la scission
rationnelle entre l’intelligible et le sensible, qui excluait, selon Kant, toute version sensible
et populaire de la philosophie15. Si le philosophe ne peut être un écrivain populaire,
l’espace libre de la parole (et l’espace libéré dans le livre pour sa transcription) laisse place
chez Hegel à une parole populaire, qui diffère du contenu rigoureux de la pensée écrite16.
L’exotérique devient parole, transcrite certes, mais hors de l’écriture systématique.
14 Ibid., p. 3 ; trad. fr., p. 121. C’est moi qui souligne. Mêmes références pour la citation suivante.
15 KANT, Métaphysique des moeurs, éd. cit., pp. 450-451.
16 B. Bourgeois, en annotant sa traduction de l’Encyclopédie, n’hésite donc pas à considérer le contenu des
paragraphes comme « ésotérique, essentiel, en droit autosuffisant » (éd. cit., p. 121, note 1) ; les remarques
sont quant à elles des « pauses » dans le développement (ibid., p. 12). Nous verrons plus loin que ces pauses
peuvent accélérer le mouvement.
Quand Karl-Heinz Ilting oppose, dans son édition des Grundlinien der Philosophie des Rechts, les écrits
hégéliens exotériques et réactionnaires à ses cours ésotériques et progressistes, il fait un usage non hégélien
de la distinction entre l’ésotérique et l’exotérique. Sur cette thèse et ses multiples opposants, voir la
présentation que J-F Kervégan fait de sa traduction des Principes de la philosophie du droit, PUF, p. 15.
17 HEGEL, Enzyklopädie…[Encyclopédie…] (1830), § 25 Anm., p. 59 ; trad. fr., I, p. 291.
18 Id., Phänomenologie… [La Phénoménologie…], p. 71 ; trad. fr., I, p. 83.
19 Ibid., pp. 71-72 ; trad. fr., I, p. 84.
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la conscience en soi-même, une représentation non d’un objet, mais seulement de son
savoir du premier objet »20.
La représentation se définit alors clairement comme une conscience bloquée à l’un
des stades de sa progression : celui où la parole sur les objets sensibles est conservée dans
l’intériorité amorphe du sujet : « l’être-là est simplement passé dans la représentation »21.
Dès lors, tout ce qui est vrai devient faux, ou plutôt, l’un et l’autre se mélange « comme
l’huile et l’eau »22. A l’opposé, la conscience en mouvement supprime ce que la
représentation fige. Les affirmations singulières (c’est la nuit, c’est le jour) sont
supprimées par l’universalité du langage. Plus profondément, la différence de l’écriture
(nocturne) et de la parole (diurne) est dépassée par la réflexion de la conscience, laquelle
accède à un universel pur de toute affirmation contingente. Citons encore une phrase très
générale de Hegel sur ce mouvement général de la conscience : « au moyen de ce
mouvement, ces pures pensées deviennent concepts, et sont alors ce qu’elles sont en vérité,
des auto-mouvements, des cercles; elles sont ce que leur substance est, des essentialités
spirituelles »23.
Le trajet phénoménologique se trouve alors positivement à l’origine des paragraphes
encyclopédiques, qui présentent « l’auto-mouvement » de la pensée pure24, et négativement
à l’origine des remarques : l’apparition contingente de ces dernières montrent que la
représentation sensible est toujours là, comme le dépôt amorphe de toute affirmation en
mouvement. Il faudrait alors plutôt leur donner le statut d’un hors-texte radicalement
exclu du mouvement systématique. Dans ce cas, les remarques ne sont plus seules,
puisqu’elles héritent du style des préfaces et des textes introductifs.
Nous touchons à ce stade une difficulté connue. Alors que la préface est
étymologiquement l’anticipation d’une parole (prae-fatio, Vor-rede), Hegel a choisi de
préfacer la Phénoménologie après l’écriture de l’ouvrage, et commence ce texte par une
critique de principe des préfaces en général : « la vraie figure dans laquelle la vérité existe
ne peut être que le système scientifique de la vérité »25, si bien qu’un éclaircissement
préliminaire « paraît, non seulement superflu, mais encore impropre et inadapté à la
nature de la recherche philosophique »26. Le contenu du texte mine son existence, en
deçà ou au delà, semble-t-il, de toute maîtrise dialectique de la contradiction.
Mais si la préface « appartient à la fois au dedans et au dehors du concept »27, elle
ne doit pas, pour autant être directement confrontée au « Logos absolu »28 tel qui
s’exprime dans la logique hégélienne, comme premier moment de l’Encyclopédie. Elle est
bien la préface de la Phénoménologie. La parole préliminaire tranche donc avec les
premiers mots de la conscience, « cela est ». Alors que la conscience supprime la
différence de la parole et de l’écriture dans l’affirmation de l’universalité du langage, la
préface ne peut venir à bout des confusions qui découlent de son origine orale, ou si l’on
veut, de son dessein populaire. Alors que la conscience se systématise dans l’écriture, la
préface reste « une causerie (Konversation) sur le but et des généralités de cet ordre »29,
mélangeant nécessairement la pensée et les représentations courantes.
Le fait même que la préface ait été écrite après la Phénoménologie renforce cette
perspective : à la fin du trajet de la conscience, on est loin de toute « saturation
sémantique »30 qui ferait de tout commencement la dernière manifestation d’un résultat
déjà acquis (la préface n’est qu’une postface). On a simplement atteint la différence entre
le « système de la vérité », qui n’est pas encore exposé d’une manière pure, et le discours
oral, qui mélangera toujours le vrai et le faux. A partir de ce stade, l’écriture systématique et
la transcription de paroles désordonnées pourront co-exister. L’on comprend dès lors que
le même discours divergent se continue, sous la forme de différentes préfaces et
introductions, et finalement, à la fois à côté et au cœur du système, sous forme de
remarques. Ni les unes, ni les autres ne sont intériorisées par le discours qui les suit, ou
(puisque c’est le cas des remarques) les précède31.
Les remarques ont donc pour véritable origine les préfaces et les introductions -
qui ont elles-mêmes pour origine négative le trajet de la conscience dans la Phénoménologie
de l’Esprit. Mais au delà de la continuité de style évidente que l’on trouve dans ces textes
hors système, il nous faut également saisir leur différence de contenu. Les préfaces font
véritablement office de discours libre; elles considèrent dans sa généralité la relation,
toujours extérieure, du système et de la représentation. Les introductions précèdent un
moment du système. Elles se centrent donc sur la particularité de ce moment, et sur sa
relation extérieure avec les sciences correspondantes. Autrement dit, elles portent
principalement sur la division interne du système, et critique les divisions toujours externes
qu’implique une vue représentative sur les diverses parties du savoir32. Enfin, les
remarques, dont la seule présence finit de montrer que le discours non rigoureux ne
s’efface pas devant le système, traduisent les relations singulières entre système et
représentation. Elles sont, en un sens, ordonnées aux paragraphes, bien que leur lien avec
ces unités logiques soit toujours extérieur et contingent. Elles correspondent bien à ce
que Derrida appelle re-marque (ou double marque, les mêmes termes apparaissant dans
et en-dehors du système), mais ce dédoublement (qui est tout aussi bien
accompagnement, An-merkung) n’est nullement effacé par l’écriture hégélienne, qui au
contraire, rouvre l’espace nécessaire à la retranscription des vues représentatives.
Finalement, seules les remarques traduisent au coup par coup les rencontres entre
les paragraphes et les représentations. L’économie de la rencontre33 permet de comprendre à
la fois les versions successives de l’Encyclopédie hégélienne (avant la publication de
1817), son écart par rapport aux autres encyclopédies, et l’ordre même des remarques.
29 HEGEL, Phänomenologie… [La Phénoménologie…], p. 4 ; trad. fr., I, p. 6 ; voir aussi p. 36 (trad. fr., p. 42) où
« Konversation » est traduit par « entretien ».
30 DERRIDA, op. cit., p. 27.
31 L’intériorisation de la représentation, comme Hegel ne cesse de le signaler, ne peut être effectuée que par
la Phénoménologie (HEGEL, Science de la logique, trad. fr. P.-J. Labarrière et G. Jarczyk, Aubier, I, I, p. 7 et p. 17 ;
cf. la remarque de l’Encyclopédie…, § 25).
32 Cf. DERRIDA, op. cit., p. 23 sq.
33 Rappelons une phrase de J.-L. Nancy, in La Remarque spéculative, Galilée : « Une économie des remarques
semble ainsi doubler l’économie du discours logique : une économie de remarques, c’est-à-dire une économie
subordonnée, « décrochée », dispersée, qui n’obéit pas à la stricte progression du concept, mais plutôt au
hasard des rencontres du texte et des bonnes (ou mauvaises) fortunes de l’écrivain puisant dans la langue »
(p. 66). Cet article se veut en discussion constante avec cette phrase, et plus généralement, avec cet
ouvrage. Le rapport des remarques à la langue s’éclaircira plus loin.
7
34 HEGEL, « Philosophische Enzyklopädie für die Oberklasse (1808 ff.) », in Nürnberger und Heidelberger
Schriften 1808-1817, STW, Werke IV, Suhrkamp, p. 9. Il est à noter que l’édition Meiner du système de
1803-1804 (Jenaer Systementwürfe, I), ainsi que sa récente traduction française par Myriam Bienenstock (Le
premier Système. La philosophie de l’esprit, PUF) ont levé l’ambiguïté que présentait l’édition Hoffmeister,
laquelle introduisait des paragraphes dans un texte qui n’en comportait pas.
35 Les deux premiers livres seront imprimés en 1812.
36 « la dialectique habituelle au regard du devenir » (remarque 4), « la signification habituelle de la réalité »
(remarque 6), « la signification habituelle de la qualité » (remarque 7), etc.
8
systématique, si bien qu’elle ne trouve pas place dans l’histoire de la philosophie : elle est
intégrée implicitement dans les encyclopédies habituelles. Hegel ne manque d’ailleurs pas
de commenter la source vraiment systématique de l’ouvrage, c’est-à-dire le De augmentis
scientiarum de Bacon43. Il voit dans sa « division générale » (Mémoire/imagination/raison)
un inventaire extérieur de facultés spirituelles données, appliquées ensuite de l’extérieur sur
les objets. Si, à défaut de texte, nous suivons ce raisonnement, il faut dire que
l’Encyclopédie française fait fonctionner la double extériorité sur la base des textes et non
plus de l’expérience : l’arbre des facultés est trouvé… chez Bacon : il est cité, loué, et
modifié, mais reste la ramification extérieure de l’ouvrage, que le lecteur devrait appliquer,
non sur les objets, mais sur les articles classés par les auteurs en ordre alphabétique. Cette
double extériorité (Hegel le dit à propos de Bacon) masque totalement l’activité de la
pensée. Celle-ci s’extériorise en se divisant intérieurement, et systématise son objet en se
développant elle-même : l’ordre systématique ne doit donc plus être trouvé, ni cité, mais
pensé. En revanche, le désordre habituel des encyclopédies est rejeté à l’extérieur, et se re-
marque, au-delà des textes préliminaires, dans cet espace libre que Hegel invente, comme
par compensation : l’auteur du système encyclopédique doit en effet revendiquer la
disparition de la lettre « E », laquelle autorise les encyclopédies habituelles à faire – dans
la continuité de leurs préliminaires - de l’Encyclopédie un article.
Reportons-nous à l’article « Encyclopédie » rédigé par Diderot : il permet en effet de
penser le désordre, comme combinaison d’une pluralité d’ordres44, lesquels sont autant de
« moyens » de « concilier dans ce Dictionnaire l'ordre encyclopédique avec l'ordre
alphabétique »45. Il découle de cette combinaison que la division organique de
l’encyclopédie des sciences (l’arbre baconien) n’est qu’une perspective partielle sur un
nombre indéfini de déterminations, qui se rencontrent également soit sous un même terme
(comme éléments de sa signification nominale) soit dans une même substance (ou une
même signification réelle). Et finalement, Diderot préfère très nettement à l’arbre
encyclopédique, figuration d’une raison dépassée par l’infini du langage et des choses, un
ordre souterrain, dont le dynamisme est directement celui de la rencontre : l’ordre des
renvois, qui fonctionne ou entre les choses (favorisant les analogies inventives) ou entre
les mots (déployant un réseau de significations nominales qui évite de redéfinir chaque
terme entrant dans une définition)46. L’organisation des renvois tout comme la
combinaison des ordres constituent le véritable travail de l’éditeur, visant la publication
d’articles disparates. Lui seul peut suivre chaque partie « dans toutes ses ramifications »,
et surtout augmenter le nombre de parties, favoriser les rencontres entre perspectives,
bref, agencer un tout rebelle à l’unité ; ainsi, on s’accommode du fait que « le travail des
éditeurs seroit infini, s'ils avoient à fondre tous leurs articles en un seul »47. Cet
43 Hegel considère bien l’oeuvre de Bacon comme une « encyclopédie systématique des sciences » (Id.,
Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie [Leçons sur l’histoire de la philosophie], STW, Werke XX, p. 80 ; nous
traduisons).
44 « C’est l’édition où il doit régner le plus de désordre », mais « il n’est pas possible à l’architecte du génie
le plus fécond d’introduire autant de variété dans la construction d’un grand édifice, dans la décoration de
ses façades, dans la combinaison de ses ordres, en un mot, dans toutes les parties de sa distribution, que
l’ordre encyclopédique n’en admet » (Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, Redon). Nous citons une édition
sur CD Rom, donc non paginée.
45 DIDEROT, Prospectus de l’Encyclopédie; ces moyens sont au nombre de trois dans le Prospectus, et
de cinq dans l’« Encyclopédie ».
46 L’écart est ici maximal avec la vision pyramidale de l’ordre encyclopédique selon d’Alembert, qui ne
libère donc pas l’ordre des renvois comme le fait Diderot ; Cf. P. DE SAINT-AMAND, Diderot - Le labyrinthe
de la relation, Vrin, pp. 70-74.
47 DIDEROT, article « Encyclopédie » ; autre citation sur ce point : « les rapports augmentent, les liaisons se
portent en tout sens, la force de la démonstration s'accroît, la nomenclature se complette, les connoissances
se rapprochent & se fortifient ».
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agencement se concilie parfaitement avec l’impératif d’un ordre que nous n’avons pas
encore cité, celui de l’étendue des articles, qui doivent se proportionner à l’étendue de
l’ouvrage. Et de plus, il se perfectionne au fil des éditions, la répétition de l’écrit
intensifiant les liaisons entre articles et diminuant la disparité des voix48.
Dire que les remarques sont affectées par leurs rencontres avec la présentation du
système, c’est admettre un premier ordre : celui de la présentation elle-même. Ainsi, les
remarques reprennent souvent le contenu des paragraphes correspondants, et il s’agit de
savoir dans quel but.
Serait-ce pour offrir une présentation plus claire de l’Encyclopédie ? Mais dans le
domaine du concept, on dit voir clair quand on y voit à peine, c’est-à-dire quand on
parvient tout juste à distinguer un concept d’un autre, sans pouvoir rien dire sur ce qu’il
contient51. La présentation serait-elle, dans les remarques, plus distincte ? Mais distinguer
le contenu d’un concept, cela veut dire le décomposer arbitrairement en une somme
indéfinie de marques distinctives, qui sont autant de concepts prétendument simples, c’est-
à-dire « clairs ».
Pour sortir de ce cercle, il faut absolument subordonner la clarté et la distinction
à l’exposition du concept adéquat, comprenant en lui-même sa capacité à poser la réalité et
à se distinguer d’elle. Et le concept adéquat, c’est finalement l’idée, qui se déploie en
restant identique à elle-même : « l’idée est le Vrai en et pour soi, l’unité absolue du concept et de
l’objectivité. Son contenu idéel n’est autre que le concept en ses déterminations; son
contenu réel est seulement l’exposition de celui-ci, qu’il se donne dans la forme d’un être-
48 « Les connoissances se rapprocheront nécessairement ; le ton emphatique & oratoire s'affoiblira » (ibid.)
49 Cf. HEGEL, Enzyklopädie…[Encyclopédie…] (1830), §§ 409-410.
50 Cf. ibid., § 160, p. 151 ; trad. fr., I, p. 407. Notons que le secrétaire de l’Académie de Prusse, Formey,
avait fait part à d’Alembert dans une lettre de sa volonté de publier une « encyclopédie réduite »,
provoquant la colère de l’éditeur français (nous tenons cette dernière indication d’Irène Passeron). L’idée
d’une encyclopédie philosophique abrégeant l’oeuvre française, mais publiée à Berlin, daterait donc
de…1756. Mais ce n’était pas encore une idée systématique !
51 Id., Science de la logique, trad. fr., I, I, p. 68 : « dans la clarté absolue on voit autant et aussi peu que dans
l’obscurité absolue »
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là extérieur, et, cette figure étant incluse dans son idéalité, dans sa puissance, ainsi il se
conserve en elle »52.
Les remarques n’émanent donc pas des paragraphes comme les Schattierungen
(nuances, mais plus précisément ombres dégradées58) émanent de la lumière59; A la
logique de l’émanation manque l’essentielle négativité qui habitent les différences
conceptuelles, et avant tout la différence entre les degrés d’une quantité intensive. Ainsi
s’explique que l’ordre quantitatif de l’Encyclopédie hégélienne ne vise pas une exposition
infiniment détaillée, mais se réalise dans la différence entre des expositions plus ou moins
intensives, qui ne se rencontrent que dans les remarques.
Allons plus loin : les variations d’intensité dans l’exposition, qui constituent
l’ordre quantitatif de l’Encyclopédie philosophique, ne sont possibles que dans la mesure
où elles renvoient négativement à un autre ordre encyclopédique : son ordre qualitatif.
Détailler un moment dialectique est en effet une opération réductible au « passer et
repasser permanents d’un membre à l’autre de la contradiction qui demeure »60. On peut
même, comme le montre Hegel dans une étude très serrée de « l’opposition seulement
quantitative », faire varier cette opposition en répartissant différemment l’intensité entre
chaque terme61. Mais ces variations ne permettent jamais de dépasser une contradiction,
c’est-à-dire de passer d’un moment dialectique à un autre, qui diffère qualitativement du
précédent.
Ainsi l’exposition la plus détaillée, dégageant les nuances les plus infimes, ne fait
que renvoyer négativement à la suppression qualitative de la différence, c’est-à-dire à
l’identité. L’ordre qualitatif de l’Encyclopédie exige donc avant tout l’analyse la plus fine,
c’est-à-dire celle qui exprime sans reste tout le contenu d’un moment dans un autre62. De
même, l’exposition la moins détaillée, se contentant des différences les plus grandes, a
toujours pour limite la plus grande des différences, c’est-à-dire la contradiction qualitative :
celle-ci surgit au cœur de l’identité analytique, dans la mesure où la totalité d’un moment
ne se pose qu’en s’opposant à son expression immédiate, comme simple moment partiel
du déploiement de l’idée63. Et finalement, l’identité posée des termes contradictoires
réalise à la fois la plus grande (ou la plus intensive) des synthèses, et la plus fine (ou la
plus extensive) des analyses; elle implique et expose l’idée encyclopédique en sa totalité64.
58 Telle est bien la traduction choisie par Bernard Bourgeois pour « Schattierungen ». Sur la scène
spéculative comme théâtre d’ombres, cf. J.-L. Nancy, op. cit., p. 145.
59 L’émanation n’est pas un ordre encyclopédique : « Pour le concept, cette forme de l’immédiateté du
mouvement, de la détermination n’est pas suffisante » (Id., Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie [Leçons
sur l’histoire de la philosophie], STW, Werke XIX, p. 450 ; nous traduisons. Hegel parle ici évidemment de
Plotin).
60 Id., Science de la logique, trad. fr., I, I, p. 218.
61 Ibid., p. 225. On expliquera ainsi les nuances (Schattierungen) que l’on peut introduire au moment de
l’étude de l’inversion âme/corps, le dérangement de l’esprit changeant de symptômes et de définition selon
l’intensité de l’activité psychique et des affects corporels.
62 « la progression toute entière de la démarche philosophique, en tant que progression méthodique, c’est-
à-dire en tant que progression nécessaire, n’est rien d’autre que tout simplement la position de ce qui est
déjà contenu dans le concept ». On le sait, en quelque sorte, dès le commencement de l’ouvrage : celui-ci,
en s’écrivant, passe du néant dans l’être. Or cet être totalement indéterminé est le néant, qui a pour seul
contenu la même absence de contenu : « la déduction de leur unité, est, dans cette mesure, entièrement
analytique », écrit Hegel Ibid., § 88, Anmerkung, p. 108 ; trad. fr., I, p. 351. Cf. également Science de la logique,
I,1, p. 61 : « cette unité (être-néant) se trouve une fois pour toute au fondement et constitue l’élément de
tout ce qui suit ».
63 En exprimant le contenu de l’être, le néant exprime bien plutôt son in-détermination. De même, toute
qualité n’est ce qu’elle est qu’en s’opposant à une autre qualité, laquelle exprime donc vraiment ce qu’elle
est.
64 Ainsi, le passage de l’être dans le néant et du néant dans l’être, c’est-à-dire le devenir, réalise totalement
l’adéquation du concept encyclopédique : « toutes les déterminations logiques ultérieures : être-là, qualité,
13
Il faut alors distinguer très rigoureusement l’ordre quantitatif du détail, qui permet
de poursuivre plus ou moins loin une même contradiction dialectique, et l’ordre qualitatif
de l’exemple, qui exige la position de la contradiction en un terme autre : Le devenir, dit
ainsi Hegel, est « l’exemple le plus proche » de l’unité être-néant65.
Les remarques peuvent alors exemplifier le contenu des paragraphes sans quitter
l’ordre (qualitatif) du concept. Elles ne font dans ce cas que poser, par anticipation,
l’unité de la détermination présentée et de son contraire, exprimant ainsi le contenu réel
de cette détermination avant même qu’il ne se présente en une détermination nouvelle.
On expliquera de cette manière toutes les remarques qui commentent le passage d’un
moment à l’autre66.
de façon générale tous les concepts de la philosophie, sont des exemples de cette unité (être-néant) »
(Science de la logique, I,1, p. 61).
65 Id., Enzyklopädie…[Encyclopédie…] (1830), § 88, Anm., p. 109 ; trad. fr., I, p. 353. Nous soulignons.
66 Citons l’une de celles qui concernent le « devenir » : ce dernier, dit Hegel, exprime l’unité de l’être et du
néant; mais cette « unité doit être saisie dans la diversité en même temps présente et posée » (ibid., § 88 Anm.,
p. 110, trad. fr., I, p. 354). Cette position est déjà celle d’un nouveau concept, l’être-là, qui est aussi le
« premier exemple » (ibid., § 89 Anm., p. 111; trad. fr., p. 355) du devenir. Le procédé est le même quand
Hegel montre que le concept en général se réalise dans l’objet (ibid., § 193, p. 170 ; trad. fr., p. 431). Cette
identité, dit la remarque, signifie que l’objet est en soi « la totalité du concept » ; elle n’a donc de que si les
différences de l’objet sont aussi celles du concept – ce que les paragraphes suivants démontreront.
67 Déjà remarquée par J.-L. Nancy, la plasticité hégélienne est le thème essentiel de l’ouvrage de
C. Malabou, L’avenir de Hegel – Plasticité, temporalité, dialectique, Vrin. Catherine Malabou insiste justement sur
l’importance du « raccourci conceptuel » (pp. 202-203), qui correspond à ce que nous nommons
« généralisation » ou « intensité élevée ». Mais en insistant sur le raccourci, ce texte manque selon nous les
possibilités infinies d’extension qu’offrent les remarques encyclopédiques. De plus, la plasticité est
expliquée uniquement selon l’ordre qualitatif de l’Aufhebung, alors que selon nous, il faut absolument tenir
compte de l’ordre quantitatif. C. Malabou fonde son raisonnement sur la force d’intensification de l’esprit
subjectif ; nous fondons le nôtre sur l’indifférence des variations quantitatives, qui s’articule avec la
différence qualitative – articulation exposée dans la Doctrine de l’Etre et qui nous semble encore bien plus
« plastique ».
68 On a vu ainsi, plus haut, comment l’apparition d’une subtance dans ses accidents pouvait directement
servir d’exemple au renversement de la forme en contenu. De même, une remarque de la Science de la logique
sur le concept subjectif précise qu’il est « l’absolument concret, le sujet comme tel », et donne un exemple
qui correspondra à l’ensemble du troisième moment de l’ Encyclopédie : « l’absolument concret est l’esprit »
(ibid., § 164 Anm., p. 154 ; trad. fr., p. 411). Dans cette plasticité de l’idée, on reconnaît l’indifférence
contradictoire de la quantité vis-à-vis de la qualité, qui est le point névralgique de la logique de l’Etre.
14
69 Introduction à la lecture de la science de la logique de Hegel, Coll., Séminaire de Saint-Cloud, Aubier, I, p. 11.
70 Citation in HEGEL, Phänomenologie… [La Phénoménologie…], p. 71 ; trad. fr., I, p. 83. Le mot allemand que
traduit « exemple » est « Beispiel », ce qui permet un jeu de mots hégélien avec « beiherspielen » (l’exemple
se joue à côté de l’essence) ; cf. Hyppolite, traduction citée de La Phénoménologie…, note 4, et le commentaire
très clair de P.-J. Labarrière, Introduction à une lecture de la Phénoménologie de l’esprit de Hegel, Aubier, p. 92 sqq.
71 Ma visée n’est ensuite qu’un exemple de l’universalité du moi, défini dans une attitude naïve qui n’est
qu’un exemple, très immédiat, de la relation moi-objet.
72 Id., Notes et fragments, Iéna 1803-1806, texte original et traduction collective , Aubier, p. 54 ; trad. fr., p. 55.
73 Id., Enzyklopädie…[Encyclopédie…] (1830), § 88 Anm., p. 109 ; trad. fr., I, p. 353.
74 Ils ne sont que des « abstractions vides » (ibid., § 87 Anm., p. 107, trad. fr., I, p. 350).
75 Ibid., § 88 Anm., p. 108 ; trad. fr., I, pp. 351-352.
76 Nous ne déploierons ici cette théorie qu’à partir des remarques encyclopédiques ; mais elle forme
également l’objet principal du « Concept préliminaire » de la Science de la Logique incluse dans l’Encyclopédie
(Sur les textes préliminaires voir supra).
15
concevoir, encore quelque chose de plus que le concept proprement dit ; on réclame une
conscience plus diversifiée, plus riche, une représentation, de façon qu’un concept soit
exhibé comme un cas concret avec lequel la pensée en sa praxis habituelle serait plus
familiarisée » 77. La représentation supplée78 donc ses exemples au concept. Alors que la
présentation spéculative mène de concert l’analyse la plus fine et la plus grande synthèse,
réalisant en chaque moment une totalité virtuelle (l’idée spéculative), la représentation
substitue d’emblée à cette idée un concept concret, c’est-à-dire une synthèse actuelle
intuitionnée par un moi singulier, et en fait l’analyse grossière.
Ce supplément cache alors toute une économie de la rencontre79. Chaque synthèse
actuelle du moi n’est en effet qu’un ensemble d’affects rencontrés par hasard et soudés
dans la cohérence d’une notion. Déterminées par l’histoire individuelle du sujet, situées
« dans son propre espace et dans son propre temps »80, les notions s’objectivent sous la forme
de représentations liées aux termes de la langue naturelle. La signification habituelle d’un
mot se complique au fil des rencontres avec un signe, lesquelles évoquent d’autres
rencontres. Et finalement, un terme ne peut se présenter dans un paragraphe
encyclopédique sans évoquer une pluralité indéfinie de notions compactes et de
souvenirs vagues, re-présentées dans les remarques. Hegel peut donc bien dire (voir le
début de cet article) que les remarques signalent « de temps à autre » ces rencontres elles-
mêmes contingentes, et tiennent compte de représentations « apparentées ou
divergentes ». Ainsi s’explique également que les « conséquences ultérieures » du
mouvement logique soient comptées parmi les « choses semblables » aux représentations
; « il est contingent que ce qui relie soit quelque chose d’imagé ou une catégorie de
l’entendement, [comme] égalité et inégalité, raison et conséquence, etc. »81. On pourrait
tout juste réduire ces différents modes de liaison aux deux grands modes de l’association
d’idées : la similitude, reposant sur l’identité lâche des petites synthèses subjectives, et la
divergence, reposant sur les différences introduites par une analyse grossière. La structure
de l’exemplification lointaine se réduit à cela : quand un concept se présente en un mot,
l’intelligence représentative remplit ce mot de toutes les déterminations qu’elle lui attache
habituellement, et effectue des actes de composition et de décomposition qui permettent
de faire ou de défaire à l’infini des combinaisons arbitraires82.
77 Ibid., § 88 Anm., p. 109 ; trad. fr., I, p. 353. Nous soulignons « quelque chose de plus », qui est un ajout
de 1830. Citons également la Science de la logique, trad . fr., I,1, p. 61 : « La confusion dans laquelle s’égare la
conscience habituelle au sujet de telle proposition logique a pour raison qu’elle ajoute à cela des
représentations d’un quelque chose concret, et oublie qu’il n’est pas question de quelque chose de tel, mais
seulement des abstractions pures de l’être et du néant, et que c’est elles seules qui doivent être retenues
fermement en et pour soi ».
78 Dans tous les sens du terme – donc dans le sens que donne Derrida à ce mot (cf. par exemple, De la
Grammatologie, passim).
79 Id., Enzyklopädie…[Encyclopédie…] (1830), § 452, p. 364 ; trad. fr., III, p. 247. Nous condensons ici les
acquis de la « psychologie » hégélienne (cf. ibid., § 451 sqq). Sur les notions (Kenntisse), cf. § 449, addition,
trad. fr., III, p. 551. On pourra se rapporter ici à ce que dit B. Mabille de la « structure du Vorfinden » in
Hegel – L’Epreuve de la contingence, Aubier, p. 88 ; cet ouvrage est proche de l’économie de la rencontre, dans
la mesure où il insiste sur l’irréductibilité de la contingence ; mais les remarques n’y jouent pas de rôle
particulier.
80 Ibid., § 452, p. 364 ; trad. fr., III, p 247.
81 Ibid., § 455 Anm., pp. 366-367 ; trad. fr., III, pp. 249-250.
82 Hegel cite ainsi les représentations attachées aux termes d’égalité et de liberté (§ 539 Anm.) ; il montre
que les différents pouvoirs de l’Etat (législatif, exécutif, judiciaire), sont « liés par l’entendement en un
Rapport irrationnel » (§541 Anm.) ; ou, dans une autre sphère, il rappelle les facultés que l’on subordonne
au concept d’esprit (§440 Anm.). G. Lebrun (in La Patience du concept) dit à juste titre que les concepts
d’entendement sont critiquables « en tant qu’ils revendiquent déjà le statut des essentialités concrètes, et
non en tant qu’ils en donnent une approximation, en tant qu’ils imitent encore les objets perçus, dans leur
juxtaposition indifférente, et non parce qu’ils seraient des constructa plaqués artificiellement sur du
16
Nous avons vu plus haut que l’Encyclopédie hégélienne devait suppléer aux
autres encyclopédies de sciences, en conjurant leur défaut fondamental : la confusion
entre le développement systématique de chaque science et l’explication contingente,
sensible ». Mais de fait, l’entendement dans la représentation ne donne que des constructions approximatives :
il ne fait pas que fixer des déterminations, il en ajoute d’autres dans des synthèses arbitraires.
83 Id., Wissenschaft der Logik [La Science de la logique], STW, Werke VI, p. 406 ; trad. fr., III, pp. 212-213. Cf. B.
BOURGEOIS, Présentation de sa traduction de l’Encyclopédie, I, p. 78. Cf. également G. LEBRUN , op. cit.,
p. 325 : « il faut adopter le langage de l’entendement, puisque l’entendement seul a un langage ». Sur le lien
entre systématicité et liberté, cf. le texte déjà cité de B. BOURGEOIS, « l’Idée de système », in L’idéalisme
allemand, Vrin, pp. 97-106.
84 Citons à nouveau la remarque, très révélatrice, qui concerne le passage du concept à l’objectivité : « il n’y
pas pour autant à vouloir rendre ce passage plausible pour la représentation. On peut seulement évoquer la
question de savoir si notre représentation habituelle de ce qui est ici appelé objet correspond à peu près [nous
soulignons] à ce qui constitue ici la détermination de l’objet » (HEGEL, op. cit., § 193 Anm., pp. 169-170 ;
trad. fr., I, p. 430.
85 Cf. id., Wissenschaft der Logik [La Science de la logique], STW, Werke VI, p. 407 ; trad. fr., III, p. 213.
86 Id., Encyclopédie (1817) § 35, trad. fr., I, p. 199. Cet écart permet selon nous de conjurer le flottement
entre l’usage spéculatif de la langue et son usage naturel, qui fait l’objet de l’ouvrage déjà cité de J.-L.
Nancy, La Remarque spéculative. Rappelons que selon cet ouvrage, le mot aufheben serait le révélateur de cette
irréductible hésitation : « l’aufheben, de soi, s’engage dans l’approximation, se livre à la chance et à
l’accident du pluriel des mots… » (ibid., p. 171).
17
87« La philosophie, par l’universalité du concept d’une déterminité et d’une puissance, se fixe
arbitrairement sa limite par rapport à une science déterminée. La science déterminée n’est rien d’autre que
l’exposition ou l’analyse (le mot étant pris en son sens plus élevé) progressive de la manière dont ce que la
philosophie laisse, sans le développer, comme une déterminité simple, se ramifie à son tour et est à soi-
même totalité » (id., Des Manières de traiter scientifiquement du Droit naturel, trad. fr., B. Bourgeois, Vrin, p. 84).
Même les sciences positives, c’est-à-dire celles qui prétendent à l’autonomie en se vouant à une analyse
moins élevée (c’est-à-dire purement empirique) peuvent être incluses malgré elles dans ce système tout
puissant. Sur ce qui suit (y compris sur l’Encyclopédie), cf. B. BOURGEOIS, Le Droit naturel de Hegel,
Commentaire, Vrin, pp. 561-569.
88 « Que n’appelle-t-on pas science aujourd’hui ! « Le terrassier, ou le tout de l’art des terrasses ». De même
l’exploitation de la tourbe, la fumisterie, l’élevage des bovins, etc., tout cela est science » (Id., Notes et
fragments, Iéna 1803-1806, p. 36 ; trad. fr., p. 37.
89 Id., Encyclopédie (1817) § 10, trad. fr., I, p. 159.
90 Id., Enzyklopädie…[Encyclopédie…] (1830), § 16, p. 48 ; trad. fr., p. 181.
91 Cf ibid., § 190, et id., Phänomenologie des Geistes [La Phénoménologie de l’esprit], p. 166 ; trad. fr., I, p. 207.
Voir également l’Encyclopédie, § 411 Anm., sur l’ « idée vide » de la cranioscopie.
92 Id., Enzyklopädie…[Encyclopédie…] (1830), § 16 Anm., p. 49 ; trad. fr., p. 182
93 Id., Enzyklopädie…[Encyclopédie…] (1830), § 121, p. 130 ; trad. fr., p. 380.
94 Chacune d’elle « est en général seulement une détermination par quoi un tiers remarque un objet ou un
concept ; par conséquent elle peut être une circonstance tout à fait contingente. En général elle n’exprime
18
Selon l’idée érigée comme genre, il y aura donc plusieurs systèmes de signes, de marques
ou de remarques, et plusieurs théories scientifiques dans l’ordre de la science.
pas tant l’immanence et l’essentialité d’une détermination, mais le rapport d’elle à un entendement
extérieur » Id., Wissenschaft der Logik, STW, Werke VI, p. 290 ; trad. fr., II, p. 86. Nous soulignons
« remarque ». Cf. Id., Enzyklopädie…[Encyclopédie…] (1830), § 229. « Merkmale » est traduit par « signes
caractéristiques » (Hyppolite, p. 208) ou plus souvent par « marques distinctives » ; les deux traductions
sont intéressantes, mais la deuxième est plus juste ; elle fait également ressortir la proximité des remarques
(Anmerkungen).
95 Cf. Id., Enzyklopädie…[Encyclopédie…] (1830), § 9 et § 12.
96 Ibid., § 17, p. 50 ; trad. fr., p. 183.
97 Ibid., § 100 Anm., p. 117 ; trad. fr.,I, p. 363. Citations suivantes : § 114 Anm., §269 Anm., § 440 Anm.
p. 124, p. 224, p. 355).
98 Sur la dérivation, voir supra. Citons également la très intéressante remarque au § 406 (pp. 332-336 ; trad.
fr.,III, pp. 205-210) concernant le magnétisme animal : Hegel insiste d’abord sur l’impossibilité factuelle de
donner les raisons de ce phénomène, puis sur l’inutilité de ce travail, qui ne convaincrait personne, avant de
choisir la voie de la dérivation conceptuelle.
19
actualise une totalité virtuelle, il ne peut rendre compte de la réalité actuelle en sa totalité.
En revanche, comme l’ordre des sciences part de la réalité actuelle et en rend raison, il
règne en maître quand il s’agit de remarquer des détails contingents : les sciences seules
peuvent « faire descendre l’universel dans la singularité et effectivité empirique » car « dans ce
champ de la variabilité on ne peut faire valoir le concept, mais seulement des raisons »99.
On distinguera donc strictement le détail spéculatif, qui étend l’encyclopédie, et le détail
scientifique, qui se remarque à côté d’elle, et indique la rencontre entre la virtualité de
l’idée et la réalité actuelle. Dans ce dernier domaine, les remarques se limitent elles-
mêmes à des indications, de façon à ne pas se perdre dans une variabilité infinie100.
Les remarques ne se font vraiment critiques que dans la mesure où l’ordre des
sciences empiète sur celui de la philosophie. Pour peu que l’on prenne les marques
distinctives pour des concepts adéquats, les fondements d’une science particulière
deviennent des déterminations qui se présentent comme « absolument valables »101. Dès
lors, le passage d’une détermination à l’autre est bloqué, la science devient positive dans
sa forme même et l’ordre de la science se confond avec celui de la représentation.
Cette prétention encyclopédique de la science ne nuit pas simplement à la
systématisation de toutes les sciences. Il porte directement atteinte à la philosophie, dont
les catégories ne se limitent pas aux raisons tirées de l’expérience, mais implique un
« autre cercle d’objets »102. L’atteinte est particulièrement nette quand la science
particulière usurpe le nom de philosophie : « le nom de philosophie a été donné à tout ce
savoir qui s’est occupé de la connaissance et de la mesure fixe et de l’universel dans
l’océan des singularités empiriques »103. La mécanique newtonienne est ici un cas
emblématique, dans la mesure où elle substitue les synthèses de l’expérience à celles de la
pensée, et prétend se passer de toute catégorie métaphysique104. Il en va de même de la
psychologie, quand elle substitue à l’activité du sujet la référence à un moi empirique, et
prétend expliquer à partir de lui tous les moments de la connaissance et de la pratique105.
sont possibles et légitimes (les moments expriment tous la même idée), chacun d’eux
implique un choix singulier de l’auteur, sans règle impérative.
Les renvois les plus visibles reposent sur la numérotation des paragraphes et des
remarques. Ils sont alors tous régressifs sauf un113. Cette série de rappels permet à la fois
de refonder d’une manière plus concrète ce qui a été dit et de renforcer la continuité de la
progression. Comme la présentation spéculative n’est pas directement affectée par sa
rencontre avec les autres ordres, un paragraphe renvoie très rarement à une remarque114,
et très fréquemment à un autre paragraphe115. Il arrive qu’une remarque renvoie à une
autre; dans ce cas, on ne note pas de régression rationnelle, mais plutôt la continuation
d’un même discours reposant sur des associations d’idées, lesquelles portent
indifféremment sur des exemples ou des détails contingents116. Et finalement, le cas de
renvoi numéroté le plus intéressant est celui qui relie une remarque à un paragraphe
antérieur117. Il implique en général une régression plus forte et plus significative que celle
permise par les petits rappels reliant les paragraphes. De grands mouvements structurels
sont ainsi soulignés, comme la refondation des doctrines de l’être et de l’essence par la
doctrine du concept118, ou la reprise de la négation logique par l’acte d’élévation de la
conscience religieuse119.
Cependant, les remarques se chargent de renvois encore plus importants: ceux
qui ne se réfèrent pas précisément à un paragraphe ou une remarque, mais à des
moments désignés selon leur contenu. Dans ce contexte, le mouvement peut être
régressif ou progressif. Les régressions dévoilent l’intensité actuelle d’un moment, c’est-à-
dire sa capacité à réfléchir les moments antérieurs. Ainsi, une remarque révèle que
l’effectivité intériorise à la fois l’être immédiat et l’existence réfléchie120, une autre que la
pensée subjective intériorise tout le mouvement de la logique et tout le mouvement de la
conscience121. Les anticipations dévoilent quant à elles la virtualité d’un moment, c’est-à-
dire sa capacité à exprimer toute l’encyclopédie selon une perspective abstraite. Tout se
passe alors comme si l’exemple le plus proche d’une détermination conceptuelle pouvait
113 Nous avons compté 138 références ainsi numérotées dans les deux dernières éditions de l’Encyclopédie
(1827-30). Une seule est progressive : la remarque du paragraphe 368 renvoie à celle du paragraphe 392.
Les deux textes traitent de l’influence des grands rythmes naturels sur les êtres vivants. Il faut penser que
Hegel a rajouté ce renvoi lors d’une relecture – sans vouloir donner plus de signification à cet acte.
114 Nous n’avons noté que trois occurrences de ce type : § 322→ § 286 Anm., § 364→ § 345 Anm.,
§ 457→ § 455 Anm.. Il s’agit à chaque fois d’éviter une redite concernant la définition d’un phénomène
naturel ou psychologique (la cristallisation, la métamorphose par contamination, l’acte d’appropriation de
l’intelligence). Rajoutons que les renvois ne concernent que deux fois un paragraphe et sa remarque. Dans
le contexte de la première occurrence (§89 → § 82 et §82 Anm.) il s’agit « une fois pour toutes de rappeler »
que la dialectique ne progresse qu’à condition de ne pas s’en tenir à une détermination unilatérale. Ce
métadiscours fait clairement exception, d’autant plus que le paragraphe 82 appartient au « Concept
préliminaire » de la Science de la logique et non à sa progression. La deuxième occurrence (§445 Anm. → §136
et §136 Anm.) permet de souligner que la remarque du § 136 est un très bon exemple de « détail
spéculatif », sans solution de continuité avec le texte de présentation correspondant. Notons que la
remarque du § 445 (p. 360 ; trad. fr., III, p. 242) contient une autre exception : elle renvoie à elle-même !
115 75 occurrences. Prenons un exemple de fondation régressive : Hegel explique (§ 217) la structure
dynamique du vivant, fondée sur les trois structures syllogistiques de l’objectivité (mécanique, chimique,
téléologique). Il renvoie alors aux trois paragraphes présentant ces syllogismes antérieurs.
116 13 occurrences. Notons un renvoi qui insiste directement sur le statut –et l’insignifiance spéculative -
des détails, dans le domaine juridique : § 544 Anm.→ § 529 Anm.
117 47 occurrences.
118 § 162 Anm. → §§ 84 et 112.
119 §552 Anm. → § 192.
120 § 142 Anm..
121 § 142 Anm., § 467 Anm..
22
tout aussi bien être très lointain, tout en restant pleinement rationnel. Ainsi, « l’espace
pur, le temps, etc. peuvent être pris comme exemple de la quantité »; ou encore, « le
besoin, l’impulsion, sont les exemples les plus proches que l’on ait du but », qui n’est
pourtant qu’un concept logique122.
Ces traversées fulgurantes qui appliquent des moments logiques sur des moments
réels, ou reviennent de la réalité à la logique, ne s’opposent pas à l’ordre du concept. En
reliant deux moments distants, elles mettent en œuvre ponctuellement ce que le concept
réalise d’une manière systématique : elles intensifient des déterminations, dégagent leur
contenu actuel, dévoilent leur contenu virtuel. Alors que la présentation spéculative, en
vertu de sa plasticité, peut se déployer plus ou moins, le renvoi spéculatif transforme ce
déploiement en instantané. Alors que l’ordre du concept est plus ou moins intensif, le
renvoi indique la possibilité d’une intensité idéale, en dessinant au cœur de l’encyclopédie
des trajets multiples, parcourus à une vitesse infinie.
Conclusion
Il faudrait finalement regarder l’Encyclopédie de Hegel avant de la lire. Le propre
d’une encyclopédie n’est-il pas de faire en sorte que l’organisation du savoir saute aux
yeux ? Les lettrines ouvragées des encyclopédies médiévales sont les signes d’une
véritable conquête alphabétique du monde, organisé autour de notions fixes ; les
planches de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert affirment l’équilibre des sens et de
l’entendement, des sciences et des arts mécaniques. La distinction des paragraphes et des
remarques dans l’Encyclopédie hégélienne montre déjà que la science n’est pas seule au
monde qu’elle se trace dans un tissu de rencontres.
Les vues d’ensemble, les détails, les exemples, les marques, les significations
spéculatives et nominales, s’inscrivent dans différentes lignées généalogiques qui forment
autant d’ordres distincts. Cette pluralité n’affecte pas les paragraphes, mais uniquement
les remarques, qui mélangent ces ordres, entrecroisent ces lignes et montrent leurs points
de rencontre. L’ordre spéculatif fait valoir son droit de préséance sur cette profusion que
les encyclopédies ne peuvent habituellement maîtriser. Il ne l’ordonne pas totalement, mais
la soumet à la singularité des rencontres entre paragraphes et remarques. Ainsi, est
maintenue la possibilité d’abréger l’encyclopédie, de donner au système écrit la mesure
d’un compendium.
122 § 99 Anm. et § 204 Anm.. L’explication logique du mécanisme se réfère ainsi aux mécanismes physique
(pression et choc) ou mnémotechnique (§195 Anm.).
23
Résumé en français.
Résumé en allemand
Die hegelianische Enzyklopädie weist nicht darauf hin, wie eine systematische
Philosophie beschaffen sein sollte, sondern sie verwirklicht dieses System selbst. Ihre
strenge Darstellung, organisiert in Paragraphen, lässt das zeitweilig unterbrochene und
ungeordnete Nebeneinander zahlreicher Anmerkungen zu. Deren Kürze verleiht ihnen
auf befremdliche Art einen Freibrief, eine Rechtfertigung, die jedoch durch die Länge
einiger Anmerkungen zurückgewiesen wird. Der vorliegende Artikel versucht zunächst,
den Ursprung dieser Anmerkungen zu erfassen, indem er sich den verschiedenen
Nebenbereichen des enzyklopädischen Systems zuwendet : der philosophischen und der
populären Rede, dem phänomenologischen Verlauf, den vorläufigen Erklärungen, den
unveröffentlichten Entwürfen der Enzyklopädie und schliesslich der rätselhaften
„anderen, gewöhnlichen Encyclopädie“, auf die sich Hegel regelmässig bezieht. Im
Lichte dieser Beziehungen erklärt sich die Unordnung der Anmerkungen alsdann als das
Ergebnis eines Zusammentreffens unterschiedlicher Ordnungen (Ordnung des Begriffs, der
Vorstellung, der besonderen Wissenschaften, der Geschichte der Philosophie, sowie der
enzyklopädischen Verweise).
Aus diesen Untersuchungen ergibt sich die Feststellung, dass Hegel einen Platz einräumt
für eine Logik der Nicht-Strenge, die die Erfindung der Anmerkungen begründet, indem sie
ein jegliches Zusammentreffen zulässt. Diese Logik enthüllt, nach ihren eigenen Worten,
die Verwandtschaften und Abweichungen zwischen den nicht-philosophischen Kenntnissen
und dem reinen Denken; sie sichert die Kürze und die Vollkommenheit der Ausführungen.
Kurz gesagt, sie erfüllt alle Anforderungen einer philosophischen Enzyklopädie, sie
verwirklicht ihr Sein.