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03
Une double vie est à l’origine du couple, mais quant à la famille, elle ne vise sans
doute pas la reconnaissance de cette duplicité. De l’assumer comme un héritage, c’est,
semble-t-il, lui demander beaucoup.
La famille se pense en effet dialectiquement : une fois que deux individus se sont
décidés à ne faire qu’un, ils se vouent, au moins en pensées (ou en mots) à finir ensemble,
c’est-à-dire à vouloir et accueillir les moments où leur vie s’incarne dans une unité fuyante :
tels la naissance et le départ des enfants. La famille se pense ainsi, quitte à faire de la
naissance, mais aussi de l’amour et de la mort de chacun, l’histoire d’un autre : histoire qui
contient en elle-même la venue d’un autre, qui n’a de sens que par et pour lui. L’unité
familiale est ainsi tributaire d’une fuite en avant qui la détourne de son héritage.
Etrange affirmation : la famille ne peut penser son héritage ! On en déduira l’étrange
travail du philosophe, qui consiste à instaurer un véritable notariat de la pensée. Alors que le
notaire (en Allemagne comme en France) enregistre les actes qui modifient le patrimoine
privé et assure une médiation juridique compétente entre personnes, il revient au philosophe
de déployer une médiation supérieure : Hegel tient ainsi secrètement les comptes familiaux, il
relève la part du désir des uns dans l’héritage des autres ; attentif au fait que chacun vit
également pour soi, il se tient prêt à attester, quand il le faut et à qui de droit, de la double vie
menée par chaque membre de la famille.
Mariage, naissances, venue des enfants à la majorité, sacrifice consenti des parents
testateurs ; voici le répertoire des actes divulgués sur le plan de la nécessité juridique
clinquante. Mais quels doubles de ces grands moments le penseur d’une autre dialectique a-t-
il su minuter ?
Parlons d’amour, de l’amour au mariage. « Dans l’amour, ce qui est séparé est encore,
mais non plus comme séparé : comme un ; et le vivant a le sentiment du vivant »2. Cette unité
1
Ce texte a pour origine une intervention (mai 2002) dans le cadre d’un séminaire de recherche dirigé par J.F.
Kervégan et consacré depuis plusieurs années à la philosophie du droit de Hegel. J’adresse ici mes
remerciements au Professeur Kervégan et aux membres de l’équipe Nosophi (Paris I) pour leurs commentaires et
suggestions.
2
fragile entre deux êtres est tendue entre les deux extrêmes que sont le désir naturel et la liberté
de chacun. Sur le plan de la vie naturelle, se succèdent les moments de désir et les moments
de jouissance, mais aussi les naissances (êtres de l’union) et les morts (non-être de la
séparation). La vie consciente fait cependant naître un autre plan en intériorisant cette
succession. Plus précisément, elle fait de cette dernière un jeu contradictoire qui se joue
vraiment à deux : la satisfaction du désir de l’un est dans l’autre, mais chacun se trouve face
au défi de devenir lui-même alors que son être même est issu de l’autre. « L’amour est la
contradiction la plus prodigieuse : l’entendement ne peut la résoudre, entendu qu’il n’y a rien
de plus dur que cette ponctualité de la conscience de soi, qui est niée et que pourtant je dois
tenir pour affirmative »3.
L’unité, c’est alors seulement le mariage qui est en mesure de la garantir. Lui seul
donne un être à l’amour, en affirmant sa subsistance au-delà des successions naturelles et des
contradictions de la conscience. Les membres du couple marié font éthiquement un – avant de
faire des enfants. Ils deviennent, grâce à une reconnaissance réciproque maintenant déclarée,
« une unique personne »4. Selon la perspective de la femme comme de l’homme, « entrer
dans l’état de mariage » (in den Stand der Ehe zu treten) est donc une « obligation éthique »5.
Mais la question est alors : que reste-t-il du double, après cette double entrée dans l’éthique ?
2
Hegel, [Entwürfe über Religion und Liebe 1797-1798 – Esquisses sur la religion et l’amour], Werke 1,
Frankfurt am Main, STW, 1970, p. 246 ; nous traduisons.
3
Id., Grundlinien der Philosophie des Rechts [Principes de la philosophie du droit], § 158 Zusatz, Werke 7,
Frankfurt am Main, STW, 1970, p. 308 ; nous traduisons.
4
Cf. Hegel, Enzyklopädie… [Encyclopédie…] (1830), § 519, Hamburg, F. Meiner, 1991, p. 404 ; trad. fr., B.
Bourgeois, Paris,Vrin, 1988, vol. III, p. 301.
5
Grundlinien...[Principes...], § 162 Anm., Werke 7, p. 311 ; trad. fr. J.-F. Kervégan, Paris, P.U.F., 1998, p. 242.
6
Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1805), in Jenaer Systementwürfe III, F. Meiner,
Hamburg, 1987, p. 220 ; trad. fr., G. Planty-Bonjour, Paris, PUF, 1982, p. 71.
7
Ibid., mêmes références.
3
b. La dépense éducative
Mais les parents aiment leur destin : l’enfant est un « objet qu’ils aiment comme leur
amour, comme leur être-là substantiel »12. Il semble donc à ce stade que la double vie
(discipline et jouissance) fusionne en une seule. Il n’en est cependant rien. Car si les parents
sont pleinement fondés à aimer leurs enfants, ils ont justement le tort de les aimer comme on
aime son destin. Naît ici une nouvelle forme d’indiscipline parentale, qui s’incarne, on va le
voir, dans l’indiscipline de l’enfant.
L’amour maternel ou paternel n’a en effet de portée éthique que s’il est
immédiatement retardé, réfréné, au profit d’un avenir lointain : il ne doit pas porter sur
l’enfant comme produit naturel de l’union sexuelle, mais sur ce que l’enfant n’est pas encore,
sur ce qu’il doit devenir : les parents doivent aimer déjà la personne que l’enfant deviendra.
Cet amour éthique, loin de se limiter à de bons sentiments, en appelle alors au devoir des
parents, lequel n’a de valeur quantifiable que dans la somme des jouissances retardées, c’est-
à-dire dans la richesse issue du travail. Autrement dit, si les parents gardent la possibilité
abstraite de jouir de leur argent comme ils l’entendent, cette vue de l’esprit est maintenant
fortement modifiée par un devoir absolu de dépense au profit de l’enfant. En revanche ce
dernier n’a, vis-à-vis de la richesse familiale, aucun devoir : la discipline économique des
parents, dressée contre leur intérêt personnel, est justement là pour écarter l’enfant de toute
rentabilité, de tout travail effectif, et même – car Hegel pense vraiment à tout – de toute
dissimulation familiale du travail sous la forme du service domestique13. Bref, la dépense des
parents rend effectif le droit inné de l’enfant à devenir une personne, son droit à une
« deuxième naissance…la naissance spirituelle »14.
8
Cf. par exemple Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1805), p.186 sq. ; trad. fr., p. 28 sq.
9
Ibid., p. 195 ; trad. fr., p. 39. L’importance de la richesse dans la compréhension hégélienne de la famille peut
être étayée, historiquement, par l’étude très vaste de Heidi Rosenbaum, Formen der Familie, Frankfurt am Main,
1982/90.
10
Grundlinien... [Principes...], § 164 Anm., p. 316 ; trad. fr., p. 244.
11
Cf. Hegel, Enzyklopädie… [Encyclopédie…] (1830), § 368; Ce destin est celui des Pénates, précisent les
Grundlinien... [Principes...]§ 173 : les Pénates représentent non l’éthique, non la nature, mais l’opposition de la
nature et l’éthique.
12
Grundlinien... [Principes...], § 173, p. 325 ; trad. fr., p. 250.
13
C’est là que s’accomplit le refus radical de l’enfant-knecht (enfant-esclave, enfant-valet), que le droit romain
rendait encore légitime, en raison de sa réduction poussée « jusqu’au monstrueux » du droit de vivre à l’intérêt
personnel. Ibid., § 357, p. 511 ; trad. fr., p. 422.
14
Id., Enzyklopädie… [Encyclopédie…] (1830), § 521, p. 405 ; trad. fr., p. 302 ; cf. Grundlinien... [Principes...],
§ 174.
4
Protégé économiquement par la discipline que les parents s’imposent, l’enfant est
aussi protégé juridiquement par la discipline qu’ils lui impose : celle-ci l’écarte de la rigueur
propre à la justice civile15. Alors que Hegel, parlant de théorie des peines16 avait rejeté tout
moralisme visant la prévention, l’intimidation et l’amendement, sa théorie de la punition des
enfants réintroduit tout ce qu’il critiquait : en effet, elle suppose moins un droit sur l’arbitre
qu’un devoir de former l’arbitre de l’enfant. La justice civile et la punition des enfants sont
donc à l’inverse l’une de l’autre.
Et s’il est protégé, économiquement et juridiquement, de tout devoir envers
l’extériorité, l’enfant ne peut finalement devenir intérieurement libre que sous l’effet de la
puissance extérieure des parents17. La discipline de toute la famille tend donc vers cette
négation par les parents de la naturalité de l’enfant : élever les enfants (erheben), c’est les tirer
vers le haut pour qu’ils deviennent plus grands (grossziehen)18, et cet acte a tout l’impact
négatif de la suppression dialectique (Aufhebung). C’est pourquoi il n’y a aucun équilibre à
attendre, dans la famille, entre la négativité de la discipline et l’aspect positif, réjouissant, de
l’éducation. C’est ce que Hegel, directeur d’un établissement scolaire, fait ressentir aux
parents en s’adressant à eux ; il leur réserve explicitement l’aspect le plus ingrat de la
transmission des savoirs : l’apprentissage purement mécanique des déclinaisons et des
conjugaisons latines, ce travail mort sur une langue morte, en laquelle se justifiait
juridiquement l’esclavage des enfants !19 En revanche, l’éducation publique, en particulier
celle du gymnase, se réserve les savoirs vivants, et n’admet dans ce domaine aucune intrusion
parentale20.
Mais il est une autre forme d’indiscipline, qui dédouble véritablement la vie familiale :
elle concerne moins le père, garant de la richesse et de l’éducation, que la mère et l’enfant.
C’est une dépense en nature, c’est-à-dire en affects23. Elle consiste à trop aimer ce qu’il y a
d’enfance dans l’enfant, et à épargner la modalité accidentelle de l’âge puéril, c’est-à-dire le
jeu : « Il est plus facile d’aimer les enfants que de les éduquer »24. C’est donc au nom de la
discipline que Hegel s’oppose à la « pédagogie ludique » rousseauiste25. Alors que l’éducation
négative, disciplinaire, puise son énergie dans l’insatisfaction de l’enfant qui veut devenir
adulte, la pédagogie ludique épuise l’énergie de l’enfant, qui en vient à se satisfaire de son
insatisfaction - donc de son mépris pour ses parents, lesquels se satisfont, du moins à ses
propres yeux, de ses propres jeux. Or cette auto-satisfaction méprisante, cette fierté naturelle
qui s’oppose l’éthique, est tout simplement la « racine de tout mal »26.
On voit pourquoi : la vie affective, quand elle double la vie éthique, enracine l’enfant
dans la famille au lieu de lui offrir la possibilité de s’en séparer pour vivre un moment de
liberté individuelle. Selon la droite nécessité éthique, les enfants sont éduqués jusqu’à ce
qu’ils « sortent (treten aus) de la vitalité concrète de la famille »27. Il reste à voir si cette
sortie, qui équilibre la double entrée des parents dans l’état de mariage, n’a pas elle-même son
double.
La nécessité éthique n’est pas faite pour surprendre. Comme l’exige l’éducation
donnée aux enfants, tout est prévu, ou même calculé d’avance : « le monde est déjà un monde
préparé »28. Tout est en germe dans la conscience des parents, qui anticipent en éduquant
l’enfant leur propre mort éthique : « En éduquant l’enfant, les parents posent en lui leur
conscience qui est devenue telle. Ils produisent ainsi leur mort, en le faisant vivre jusqu’à ce
qu’il atteigne la conscience »29. L’éthique de la dépense absolue concerne alors bien autant la
conscience que la richesse : « Ce qu’ils lui donnent, ils le perdent. Ils dépérissent en lui, car
c’est leur propre conscience qu’ils lui donne »30.
Pour tenir compte de la pleine amplitude de ce mouvement, il faut souligner que Hegel
reconnaît, dans l’indifférence objective de son notariat philosophique, la même valeur aux
mariages arrangés par les parents qu’à ceux qui naissent de l’amour31 : ainsi l’amour lui-
Geist -Hegels Theorie der Strafe, Bonn, 1986. Mais ces études ne parlent pas de la discipline familiale. Une
exception : Klesczewski, Die Rolle der Strafe in Hegels Theorie der bürgerlichen Gesellschaft, Berlin, Duncker
und Humblot, 1991. Il est significatif que l’auteur parle de la discipline familiale, non dans la partie de son
ouvrage portant strictement sur la théorie pénale, mais dans une partie consacrée à la criminologie (p. 186-207) :
il est ainsi directement question, sous la forme négative du déficit d’éducation (Erziehungsdefizit) et de la
tendance à la délinquance (Problematik einer Delinquenzneigung) de la discipline que doivent se donner les
parents dans l’éducation de leurs enfants, et de la responsabilité qui en découle. cf également p. 325 sqq, et sur le
droit de tutelle, p. 240.
23
Cf. ibid., § 165 et . § 175, dont l’addition.
24
Id., Rede zum Schuljahrabschluss [discours de fin d’année], 30 août 1815, p. 374.
25
Cf. Ibid., § 175.
26
Enzyklopädie… [Encyclopédie…] (1830), § 396 Zusatz, trad. fr., p. 435.
27
Enzyklopädie… [Encyclopédie…] (1830), § 522, p. 405 ; trad. fr., p. 302.
28
Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1803-1804), trad. fr., M. Bienenstock, Paris, PUF, 1999,
p. 86.
29
Ibid., p. 84.
30
Ibid.
31
Grundlinien... [Principes...], § 162, p. 310-311 ; trad. fr., p. 241-242.
6
Le moment crucial du départ des enfants n’est pas simplement prévu par les parents ;
il leur est imposé extérieurement par le droit privé. A ce stade, « le droit qui revient à
l’individu singulier…fait son entrée dans la forme de ce qui est de droit » et « grâce à cette
autonomie les enfants s’en vont »32. Le verbe de ce double mouvement (treten in, austreten)
est bien celui de l’entrée des fiancés dans l’état de mariage, mais comme il ne doit rien à la
naturalité de l’amour, sa date est fixée de l’extérieur et par avance : c’est l’âge de la
majorité33. Ainsi s’affirment simultanément les trois aspects du passage à l’âge adulte : le
droit d’être une personne vivant pour elle-même, la liberté de propriété (fondement formel du
droit privé – et de la richesse de la famille) et le droit d’avoir sa propre famille, d’être mère ou
père.
Le droit à la majorité s’oppose alors, non seulement à l’arbitraire des parents, mais
aussi à la nécessité naturelle de la lignée familiale34. Les lignées reposent uniquement sur la
succession des générations, si bien que les enfants, même devenus adultes, restent définis par
leur appartenance à une famille. Ce principe de transmission des charges et des privilèges, qui
règne sur les familles antiques et féodales35 et régente les mariages, est dissout par la société
civile moderne, laquelle repose sur le principe inverse de la liberté individuelle. Il n’en reste
(du moins au niveau familial) qu’un aspect incontournable : la transmission de la richesse
familiale à la mort naturelle des parents. De même que la dépense éducative garantissait la
double naissance de l’enfant (naturelle puis éthique), l’ultime dépense que constitue l’héritage
garantit le dédoublement de la mort de la famille (éthique puis naturelle).
Mais dès lors, qu’en est-il ici de l’arbitre des parents vis-à-vis de celui des enfants ?
N’y a-t-il pas ici un nouveau champ ouvert pour l’incalculable, l’imprévisible, l’indiscipline ?
les passions triomphent parfois de l’arbitre, et celui-ci peut toujours, comme arbitre, se
désengager39.
Les lois de l’éthique peuvent alors bien être d’une stabilité supérieure à celles de la
nature ; il reste que le principe subjectif, sentimental et a-juridique du mariage s’avère le
moins stable (car le plus naturel) des principes éthiques40. C’est la version moderne du
principe d’Antigone : la seule chose qui est naturellement impossible, c’est d’avoir un
nouveau frère quand les parents sont morts ; mais un époux est remplaçable. La singularité du
désir « est quelque chose de contingent qui peut toujours être remplacé par une autre
singularité »41. Et dans le monde moderne, il n’est pas nécessaire que l’époux meure, il suffit
que le sentiment meure.
39
Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1805), p. 220 ; trad. fr., p. 70.
40
Cf. Grundlinien... [Principes...], § 176.
41
Id., Phänomenologie des Geistes [Phénoménologie de l’esprit], Hamburg, F. Meiner, 1988, p. 300 ; trad. fr.
Hyppolite, Aubier, 1941, t. II, p. 25.
42
Grundlinien... [Principes...], § 176, 329 ; trad. fr., p . 252.
43
Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1805), p. 220 ; trad. fr., p. 70-71
44
Grundlinien... [Principes...], § 176, p. 329 ; trad. fr., p. 252.
45
Enzyklopädie… [Encyclopédie…] (1830), § 522, p. 405 ; trad. fr., p. 522.
8
plus philosophique, du notaire)46. C’est en se fondant sur ce contrat que le tiers éthique peut
véritablement défendre le droit des tiers, c’est-à-dire le patrimoine comme les enfants, face à
tout détournement de la richesse familiale par son principal gestionnaire (le père) 47. C’est par
cette médiation juridique que les membres de la famille « conservent…dans la séparation,
donc seulement selon des aspects extérieurs (richesse, alimentation, coût de l’éducation, etc.)
le type de moment déterminé qu’ils constituaient dans la famille »48.
L’amour triomphe de la mort, dans les premiers écrits de Hegel. Dans les derniers,
c’est plutôt la discipline. Mais cela n’est pas immédiatement évident. Car si l’on conçoit que
la discipline du travail, du mariage puis de l’éducation retarde la jouissance tout en
46
A l’inverse, le droit romain, visant à affirmer le plein arbitraire au père de famille, rendait immédiatement le
divorce facile. Les Grundlinien... [Principes...], § 180 Anm., rappelle ainsi que Cicéron renvoya son épouse pour
payer ses dettes avec la dot d’une nouvelle.
47
Cf. ibid., § 172 Anm.
48
ibid., § 159, p. 308 ; trad. fr., p. 240.
49
Enzyklopädie… [Encyclopédie…] (1830), § 522, p. 405 ; trad. fr., p. 522.
50
Grundlinien... [Principes...], § 167, p. 320 ; trad. fr., p. 246 ; cf. 1803-04, p. 83 : « la jouissance consiste en cet
acte de s' intuitionner soi-même dans l'être de l'autre conscience ».
51
Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1805), p. 194 ; trad. fr., p. 38
52
Ibid., p. 195 ; trad. fr., p. 40
53
Cf. Grundlinien... [Principes...], §§ 163-164.
54
Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1805), p. 195 ; trad. fr, p. 40
9
l’autorisant, on ne voit pas quel effort éthique pourrait retarder la mort. Celle-ci est, vis-à-vis
du mariage lui-même, la dissolution de l’indissoluble, la séparation absoute par nécessité55.
Disons tout d’abord que si l’éthique ne peut retarder la mort, elle peut du moins la
maîtriser56. Ce qui, dans la nature, est de l’ordre de la course aléatoire - il faut que la
progéniture soit autonome avant que les parents (surtout la mère) ne meurent - devient dans
l’éthique une pluralité de parcours déjà préparés et balisés : en cas de disparition accidentelle
des parents, la société dispose de ses propres ressources pour assister les enfants mineurs et
les éduquer jusqu’à la majorité.
Ensuite, si les enfants, mineurs ou majeurs, ressentent profondément la mort de leurs
parents, l’éthique demande à tout âge une résignation qui domine l’affliction en se
soumettant, dans le même mouvement, la naturalité de la mort et celle du deuil. Ce que dit la
Phénoménologie sur la fille est vrai pour tous les enfants : « elle doit en réalité voir disparaître
ses parents avec une émotion naturelle et une résignation éthique, car c’est seulement aux
dépens de cette relation qu’elle parvient à l’être pour soi d’une façon positive »57. Ainsi
s’accomplit la difficile appropriation de la mort ; celle-ci, comme le montre C . Malabou en
commentant Hegel et Freud, suppose le détour par la mort des proches58. Rajoutons alors
simplement que dans le deuil, l’appropriation de la mort devient bien une question de
discipline, dès qu’il est question de faire le compte de ce qui à chacun revient en propre : c’est
tout le problème de l’héritage.
55
Cf. Grundlinien... [Principes...], § 178.
56
Entre devenir essentiel de l’accident et devenir accidentel de l’essence, la mort fait son chemin », di C.
Malabou à propos de Hegel et Freud : « Naissance de la mort – Hegel et Freud en guerre ? » in Autour de Hegel
– Hommage à Bernard Bourgeois, Paris, Vrin, 2000, p. 331.
57
Id., Phänomenologie des Geistes [Phénoménologie de l’esprit], p. 299-300 ; trad. fr., t. II, p. 25.
58
Cf. C. Malabou, art. cit., passim, en particulier p. 329.
59
Cf. Grundlinien... [Principes...], § 178 et remarque.
60
Pour fonder le privilège de la lignée dans l’héritage, Fichte supposait un laps de temps, après la mort du père,
où la richesse serait un bien sans maître. Laps de temps qui serait le plus court possible - car déterminé par le
10
droit du premier occupant : autrement dit, les parents, les plus proches physiquement, spatialement, seraient alors
les premiers à se déclarer possesseurs. Ce laps de temps fait entrer l’état de nature comme tel dans la société,
laquelle ne pourrait le contenir qu’en imposant de l’extérieur une loi obligeant les enfants à rester proches des
parents : c’est toujours le même formalisme extérieur et autoritaire de Fichte : « cette fantaisie ne prend pas en
considération la nature du rapport familial », dit Hegel (Philosophie de l’esprit (1805), trad. fr., p. 71 : « ce n’est
pas au premier venu à prendre possession de ce bien de famille ; l’état de nature n’entre pas en jeu ».
61
Cf Grundlinien... [Principes...] § 171.
62
Enzyklopädie… [Encyclopédie…] (1830), § 396 Zusatz, trad. fr., p. 439.
63
Cf. Grundlinien... [Principes...], § 179.
64
Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1805), p. 221 ; trad. fr., p. 71
11
morts65. Cette appropriation définit l’économie de la mort comme spéculation, qui évite toute
perte absolue, et obéit ainsi déjà au principe de l’économie restreinte (Bataille) qui régit la
société civile. Par là, est atteint le principe religieux, chrétien, de la sainte famille : le Père
meurt dans le fils crucifié, le fils revit auprès du Père.
Cette interprétation est l’occasion d’une réponse de J. H. Smith66. Selon cet auteur, la
dialectique de la dernière volonté n’inscrit pas directement la famille dans la dialectique
vie/mort, mais dans une dialectique qui n’a jamais été déconstruite, celle de la volonté. La
volonté, en se continuant juridiquement par-delà la mort de l’individu, dépasse toute
métaphysique de la subjectivité qui lui assignerait une présence immédiate, propre. L’auteur
trouve significatif que Derrida évite de parler de la volonté dans Glas, et ne commente pas les
paragraphes concernant le testament : ce n’est pas Hegel qui fait taire la voix de la mort (celle
d’Antigone, voix d’outre tombe), mais plutôt Derrida qui tait la dernière volonté du mort. Or,
le libre arbitre qui se déclare dans le testament est le moment déconstructeur de la volonté,
révélant la contradiction entre la volonté singulière et la volonté commune, sans décider entre
l’une et l’autre. La résistance du libre arbitre face à l’éthicité fait éclater la loi de la famille,
qui devait être, selon la riche analyse de Derrida, le noyau irréductible du hégélianisme.
65
Ibid., p. 151.
66
J.H. Smith, « On spirit and Will », in Coll., éd. Stuart Barnett, Hegel after Derrida, London/New-york,
Routledge, 1998.
67
Cf. Grundlinien... [Principes...], § 200.
68
Cf. Grundlinien... [Principes...], § 253.
69
Ibid., § 179, p. 332 ; trad. fr., p. 253. voir l’addition et la note marginale (tout est commun entre amis…). et
l’addition au § 180 : la « soi-disante famille d’amis » (« die sogenannte Familie der Freundschaft ») ne doit être
constituée que si les liens de famille sont inexistants.
70
Smith le remarque déjà dans l’article cité.
71
Ibid., § 179 Anm., p. 332-333 ; trad. fr., p. 254.
72
ibid., mêmes références.
12
« tracasserie ». Il est condamnable moralement, même s’il ne fonde visiblement pas une
condamnation juridique : il n’est pas interdit d’être sot, perfide, vain, tracassier en dilapidant
son héritage.
La mise en concurrence du cercle familial par un autre cercle que trace arbitrairement
le testateur fait exploser l’éthique familiale ; mais il y a pire : son implosion, due à un partage
inégalitaire de l’héritage à l’intérieur de la famille73. C’est ici que, par le biais du testament,
l’arbitraire entre (eintritt) de la manière la plus fracassante et la plus durable dans un milieu
qui n’est pas fait pour l’endurer.
A ce stade, le testateur tente de se donner une puissance supérieure à la mort même,
qui ne suit pas de préférences subjectives. Mais cette puissance n’est pas pour autant celle de
l’amour : un père ou une mère aiment également tous leurs enfants, avant même que leur
caractère ne se détermine. La préférence n’est certes plus interdite (Antigone n’avait pas ce
droit envers ses deux frères), mais elle est toujours contraire à la nature74 et à l’éthique.
L’héritage inégal ne peut donc « avoir lieu que d’une manière extrêmement restreinte »75,
restrictions maintenues par des mesures juridiques qui volent au secours de la discipline
familiale.
L’arbitraire du testateur « ne contient rien qui soit à respecter plus hautement que le
droit de famille lui-même »76. Et de fait, puisque le testament est une décision solitaire et non
un contrat, on voit vite que le respect de l’arbitre du testateur, pris au mot, devrait être laissé à
l’arbitre des successeurs. Le respect immortel pour la personne du défunt est donc avant tout
une question d’amour, et confirme, contre toute attente, la préséance du rapport familial. Plus
précisément, pour Hegel, on respecte le testament par amour ou par défaut : le poids de
l’arbitre est en raison de l’éloignement du lien de parenté. La seule cause d’inefficacité totale
de ce lien, ce doit donc être une dispersion objective de la famille, et non un éloignement
apprécié subjectivement par le testateur.
Le droit de tester vient confirmer un équilibre fragile entre deux extrêmes. D’un côté,
se trouve l’arbitraire total, qui fut effectivement principe du testament à l’époque romaine77.
Le pater familias se donnait un droit de vie ou de mort sur sa femme et ses enfants, et, par
surcroît, le droit de décider des conséquences de sa propre mort : « les difficultés et les erreurs
de notre droit d’héritage viennent du fait que l’on est resté attaché à ce système »78, précise
Hegel ; et il ne pense pas moins au droit anglais, livré aux « caprices fantasques dans les
testaments (Thellusson) »79. A l’autre extrême, se trouve la fausse nécessité naturelle de la
lignée, qui est effectivement le principe du droit successoral. Celui-ci fixe également des
préférences, orientées vers la conservation du nom (telle la loi salique). Il se fonde sur une
détermination naturelle (la différence des sexes ou l’âge), viole le principe de la personne (la
liberté de la propriété80) ; il viole aussi le principe de l’égalité abstraite. On doit donc faire
valoir contre lui l’égalité abstraite des membres de la famille et la contingence de l’arbitre :
73
Cf. ibid., § 180.
74
Cf. ibid., § 306.
75
Ibid., § 180, p. 333 ; trad. fr., p. 254.
76
Ibid.
77
Cf. ibid., § 172, § 3 et § 180, Zusatz.
78
Ibid., § 180, Zusatz, p. 337.
79
Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1805), p. 222 ; trad. fr., p. 71-72. Hegel pense à Peter
Thellusson (1737-1797), un marchand anglais qui s’est rendu célèbre en contournant dans son testament la loi
sur les accumulations de capitaux au profit de ses héritiers lointains. Cette affaire a donné lieu au « Thellusson
act » ou « Accumulations Act de 1800 » (cf. édition allemande citée, note des éditeurs p. 307-308, et, sur l’acte
lui-même, qui pour Hegel compte autant que l’affaire, Encyclopaedia Britannica, éd. de 1911, art.
Accumulation). Sur ce point, cf. également § 180, Zusatz.
80
Cf. Grundlinien... [Principes...], § 177.
13
celle-ci est préférable à la contingence naturelle, et elle l’inclut grâce au rôle de la préférence
sentimentale qui fait que l’on privilégie normalement toujours les membres de la famille81.
Mais seule la loi, comme droit privé, peut assurer cet équilibre82. On ne peut ici se
passer d’un jugement, d’une décision, par un tiers, l’Etat. Les lois doivent agir, comme un
destin extérieur, face au destin trop particulier, non universel, non éthique, qu’impose
l’arbitraire d’un père (pire que le destin grec, au moins tenu par la lignée). La loi « complète
l’insuffisance de la famille en tant que pure volonté des parents immédiats »83 ; elle devient
« la tutelle inconsciente sur le singulier dont la famille est morte », elle « protège chacun dans
sa possession immédiate, dans l’héritage et dans l’échange »84. Bref, elle est la véritable
continuation de la discipline familiale. Si le libre arbitre de l’enfant est le résultat évident de la
dialectique de la famille, un autre fil se tend de la discipline au droit, montrant, avant même
qu’il soit question de la société civile, l’intensité de la lutte contre l’arbitraire, naturel ou
humain.
Conclusion
81
Une exception : le droit successoral pour la noblesse de la chambre haute (§ 306). La Chambre des pairs est
fournie par une noblesse de sang : cette chambre a justement pour fonction de souder immédiatement et
naturellement le lien éthique, contre l’arbitraire. « La richesse devient ainsi un bien héréditaire inaliénable »,
transmise à l’aîné seulement. La famille princière est également soudée par un droit successoral strict ; cette
continuité héréditaire est un des membres de la chaîne qui a fait que l’Etat est devenu l’Etat.
82
« Il faut faire jouer autant que possible la rigueur de la loi ; lorsque cela ne devient pas trop excessif, il faut
respecter le plus possible la volonté » : Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1805), p. 221 ;
trad. fr., p. 72. L’édition et la traduction citées placent le point-virgule après « excessif », ce qui rend la phrase
peu lisible, et dénature le sens du raisonnement. Le changement que nous proposons demande cependant à être
vérifié sur le manuscrit.
83
ibid., p. 221 ; trad. fr., p. 72.
84
Ibid., p. 222 ; trad. fr., p. 73. Cf. Grundlinien... [Principes...], § 170 et § 146.
85
Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1805), p. 219 ; trad. fr., p. 69 ; Grundlinien...
[Principes...] § 180 Anm., p. 335 ; trad. fr, p. 256.
14
86
Cette lecture permet de souligner que la contradiction entre la famille et la société implique une communauté
de sens entre ces deux entités, qui appartiennent bien au même monde. Certes, la famille est dissoute
« essentiellement de par le principe de la personnalité », qui n’est autre que le principe de la société ; mais
précise Hegel, « il faut que les moments liés dans l’unité de la famille, en tant qu’elle est l’idée éthique (…)
soient congédiés » (Grundlinien... [Principes...], § 177, p. 330 ; trad. fr., p. 252). Or ces moments, plus ou moins
bien tenus par la discipline familiale, sont précisément la contingence naturelle et l’arbitraire personnel.
Le passage de la famille à la société n’est donc pas seulement le passage d’un milieu protégé à une
forme de vie livrée à la contingence. La contingence s’accumule déjà dans la vie familiale ; elle se déclare et
devient presque quantifiable, sans être plus prévisible, dans le montant de l’héritage : celui-ci est un « parfait
hasard », en comparaison duquel le revenu du travail, livré à la contingence sociale, n’est qu’ « une autre forme
de hasard »( Id., Philosophie des Geistes [Philosophie de l’esprit] (1805), p. 222 ; trad. fr., p. 73).
Réciproquement il y a encore une forme de protection, prévue par la société, contre les accidents naturels et
arbitraires, et cette protection se caractérise toujours par une entrée de la société dans la famille. L’entrée se fait
d’abord sous la forme du droit, qui pénètre ainsi « les rapports éthiques qui reposent sur le cœur, l’amour et la
confiance, dans la seule mesure toutefois où ceux-ci contiennent le côté du droit abstrait » (Grundlinien...
[Principes...], § 213, p. 365 ; trad. fr., p. 283). Ensuite, face à l’indiscipline du parent qui s’en va, qui dilapide la
richesse familiale, ou qui se substitue clairement à la société en distribuant arbitrairement ses richesses, la société
a un droit de tutelle, qui est une obligation de substitution : « elle a l’obligation et le droit de prendre en tutelle
ceux qui, par gaspillage, anéantissent la sécurité de leur subsistance et celle de leur famille, et d’accomplir à leur
place la fin de la société et la leur » (ibid., § 240, p. 387 ; trad. fr., p. 301). D’une manière plus générale, la police
civile assure la discipline, mais aussi la protection des individus contre les accidents. Et finalement, si le secours
qu’apporte l’héritage est déplaisant, si celui qu’apporte la police est humiliant, seul la protection de la
corporation repose sur une forme de reconnaissance qui équilibre la famille (déjà socialisée) et la société civile
(ibid., § 253 Anm. et § 280 Zusatz).
Il ne suffit pas ici de dire que les différentes sphères de l’éthique hégélienne se réfléchissent les unes
dans les autres. Il faut toujours rajouter que l’éthique est aussi, dans toutes ses sphères, une tentative de freinage,
de maîtrise, ou d’appropriation du hasard. Mais celui-ci renaît toujours sous de nouvelles formes, empruntées à
la vie ou à la mort. Il résiste à l’unité de la vie familiale, sociale et politique. En d’autres termes, l’identité de la
nécessité et de la liberté, que doit exprimer la philosophie du droit de Hegel, est toujours travaillée par la
différence entre la discipline et la contingence.