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Présence de l’État ou présence du peuple ?

Volonté et théorie de la souveraineté

dans les Principes de la philosophie du droit

La souveraineté est le « concept clef de la modernité politique »1. Elle est un principe du
pouvoir qui ne peut être immédiatement donné dans l’expérience, mais elle exprime sans reste
l’exigence moderne d’une donation du politique. Héritant de la puissance infinie de Dieu, elle
suppose cette puissance revenue sur terre et ne l’accepte que sur le mode d’une présence
véritablement accessible, tant au savoir immédiat de ses sujets qu’au savoir réfléchi du théoricien.
Présence – de qui ? La question se dit et se répète, sous les trois formes de l’origine, de
l’essence (ou nature), et de l’attribution du pouvoir souverain : de qui vient la souveraineté, à qui
revient-elle, qui l’exerce ? Cette triple question trahit une oscillation entre deux pôles : la présence
immédiate du Souverain et sa représentation par un autre pouvoir. Plus on laisse de place à la
représentation et plus la question se complique, entraînant des réponses de plus en plus variées. Or
Hegel, au lieu de laisser la question se démultiplier, lui donne une réponse : la souveraineté se
comprend, logiquement, comme l’acte d’unification du peuple, alors présent comme Etat. C’est cette
réponse que nous nous proposons d’étudier, en voyant sur quels modes la présence de l’Etat
accomplit celle du peuple.

L’origine de la souveraineté (l’apparition du politique)


le maître, le père, le prêtre.

L’origine de la souveraineté diffère de son essence, même si l’une et l’autre participent d’une
définition de l’être souverain. Seul Dieu, en tant que son existence découle de son essence, est l’Etre
éternellement souverain, donc la source de toute puissance sur les autres êtres. Mais le droit naturel
moderne s’oppose à ce commencement absolu du pouvoir, et fait surgir la souveraineté de ce
qu’elle n’est pas : la liberté individuelle des hommes à l’état de nature.
Certes l’Encyclopédie hégélienne, qui inclut la Philosophie du droit, affirme d’abord que
« l’absolu est l’être »2. Mais cet Être abstrait n’est pas le Dieu souverain de l’ancienne métaphysique,
ou de l’ancienne politique : avant même de commencer, Hegel a fustigé la représentation (Vorstellung)
habituelle de Dieu, qui en fait un objet concret, décomposable en un certain nombre d’attributs :

1S. Goyard-Fabre, Les Principes philosophiques du droit politique moderne, Paris, P.U.F., 1997, p. 8.
2Cf. Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften [Encyclopédie des sciences philosophiques] (1830), § 86 Anm. [1817 : §
39 Anm.], Werke 8, Frankfurt am Main, STW, 1970, p. 183 ; trad. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1986, I, p. 202 (1817) et
p. 349 (1830).
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« Dieu est éternel, etc. » . Le seul être absolu n’est tel qu’en l’absence de tout attribut : il n’est que
néant. L’être n’est ainsi que l’origine, la première apparition (ou selon une autre traduction du terme
Erscheinung : le phénomène) de l’essence.

Hegel écrit plus loin : « Le combat de la reconnaissance et la soumission à un maître sont le


phénomène au sein duquel a surgi la vie en commun des hommes, comme un commencement des
Etats »4. La soumission au maître garantit le passage de l’état de nature à l’état civil, comme le veut
la tradition absolutiste de l’école du droit naturel (Grotius, Hobbes, Pufendorf, Achenwall). Mais,
conforme en cela même au style des jusnaturalistes, la phrase hégélienne modifie la tradition en
ajoutant un élément. Et cet élément, c’est justement la logique du phénomène : « la violence qui, dans
ce phénomène, est [le] fondement, n’est pas pour autant le fondement du droit…C’est là le
commencement extérieur, ou le commencement dans le phénomène, des Etats, non leur principe
substantiel ».
Cette phénoménologie règle la question de l’antériorité du pacte d’association, par lequel les
individus forment un peuple avant de se donner un maître. Pour Hegel, il n’y a pas d’association, pas
de peuple avant l’apparition du maître, car sans lui, il n’y a même pas d’apparition. Le maître est le
vainqueur d’une lutte à mort entre des consciences ancrées dans le sentiment immédiat de leur vie
naturelle. La conscience qui, par crainte de la mort, cesse le combat et reconnaît en l’autre son
maître, réaffirme par là même sa dépendance vis-à-vis de la nature et de l’animalité, tout en
s’apparaissant comme conscience dans la puissance du maître. Celui-ci présente seul la possibilité
assumée de la mort (« the present stroke of death », dirait Hobbes5). Mieux : quand plusieurs
serviteurs reconnaissent et craignent le même maître, l’association découle de la soumission, mais
elle n’a rien d’un pacte, les serviteurs ne se reconnaissant pas entre eux. Hegel ne suppose donc
nullement une volonté commune qui unirait par convention des volontés particulières : il parle
seulement d’une « vie en commun »6.

L’origine phénoménale de la souveraineté s’écarte ainsi de la « fiction »7 jusnaturaliste de


l’état de nature. Celle-ci tente de s’émanciper de la représentation de Dieu, mais elle fait de l’Etat
lui-même un objet donné et donc décomposable. L’analyse livre une multitude de passions
individuelles ou d’individus s’opposant violemment, bref, un chaos de représentations simples. Il
faut alors recomposer cette image originelle pour retrouver l’essence de la souveraineté : chez
Pufendorf, « des semences dispersées du pouvoir souverain dans chaque être singulier »8 germent
pour donner naissance à ce pouvoir. C’est la même ambiguïté que Hegel décèle dans l’expression
même de droit naturel, qui passe subrepticement de la nature immédiate de l’homme à son essence9.
Or toute l’Encyclopédie vise à trancher cette ambiguïté : la nature n’y est que le point de
passage entre l’idée logique de l’être et sa réalisation dans un monde spirituel - et politique. Comme
l’exige une pensée de l’origine dégagée de tout présupposé théologique, le milieu naturel n’offre que

3 Ibid., § 31 Rem., p. 97 ; trad. fr., p. 295.


4 Ibid., § 433 Anm. [1817: § 356 Anm.], Werke 10, p. ; trad. fr., III, p. 125 (1817) et p. 231 (1830).
5 Hobbes, Léviathan, II, 20, in The English Works of Thomas Hobbes, London, J. Bohn, 1839, III, p. 189.

6 cf. sur ce point Lothar Eley, « Was ist der systematische Ort des Kampfes des Anerkennens und der Unterwerfung

unter einen Herrn in Hegels Theorie des Geistes der Enzyklopädie ? » in Coll., Hegels Theorie des subjektiven Geistes,
Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1990.
7 Id., Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts [ Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel], Werke 2,

p. 444 ; trad. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1972, p. 21.


8 Pufendorf, De jure naturae et gentium [Droit de la nature et des gens], VII, 3, § 4, G.W., Berlin, Akademie Verlag, IV, 2, p. 663.

Nous traduisons.
9 Cf. Hegel, Enzyklopädie……[Encyclopédie…], § 502 Anm., [1817: § 416 Anm.], Werke 10, p. ; trad. fr., III, pp. 151-152

(1817) et p. 292 (1830).


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la première apparition de l’esprit, lequel s’efforce d’atteindre son essence, la liberté . Il y a ainsi, chez
Hegel, une vie naturelle de l’homme, encore inconscient de sa liberté et soumis à la dure loi naturelle
de la survie de l’espèce. Aux semences dispersées de la souveraineté, il faut ici opposer la semence
réelle du géniteur, à l’origine d’une famille naturellement unifiée. On passe ensuite sans rupture
(naturellement …) de la famille à la nation ou au peuple, qui résulte de l’unification des familles11.
L’origine vraiment naturelle de la souveraineté ne se trouve ni dans l’association, ni dans la
soumission, mais dans la formation progressive d’une unité patriarcale comme « état transitoire où
la famille est déjà devenue une tribu ou un peuple »12.

Hegel, décrit la sédentarisation des familles et la consolidation institutionnelle de leurs liens


par le biais du travail agricole (§ 203 Rem.)13. Mais ce développement, pris dans le contexte de
l’origine naturelle de la souveraineté, risque de donner une finalité théologico-politique à la
nature elle-même ; les communautés patriarcales ne manquent jamais de faire du père de famille un
Dieu ou un prêtre14. Il faut donc soumettre ce développement à une forme, celle de l’Idée, qui est
l’origine logique de la nature et le terme de l’activité de l’esprit émergeant de son milieu naturel :
« Un peuple n’est pas dès l’abord un Etat et le passage d’une famille, d’une horde, d’une tribu, d’une
multitude à la situation qui est celle d’un Etat constitue, en lui, la réalisation formelle de l’idée en
général », sans lequel il « n’est pas souveraineté » (§ 349).
Cette origine formelle de la souveraineté s’épuise précisément dans la reconnaissance d’un
maître. Condition de toute apparition pour une conscience, cette présence concrète de domination
rend le peuple présent à lui-même : elle lui fait apparaître sa propre souveraineté. Contre l’identité
immédiate du père et du prêtre, Hegel instaure donc la différence dynamique du père et du maître ;
ce dernier prend ici la figure du héros politique : le « droit des héros à fonder des Etats » (§ 350)
découle du « droit absolu de l’idée », laquelle rend politique, dans l’acte même de fondation, la
famille, l’organisation agricole, bref, toutes les institutions naturelles.

Violence, puissance, volonté

L’origine de la souveraineté repose formellement sur la violence (Gewalt) du maître : celle-ci


est un non-droit justifié, qui s’applique au non-droit de l’état de nature, et établit ainsi le droit (§ 93
Rem.).
Hegel semble parfois mettre ce phénomène politique de la violence à égalité avec d’autres :
« C’est le droit absolu de l’idée de faire irruption dans des déterminations légales et des institutions
objectives, en partant du mariage et de l’agriculture, que la forme de cette effectuation qui est la
sienne apparaisse comme une législation et un bienfait divins ou apparaisse comme violence et déni de
droit ; ce droit-ci est le droit des héros à fonder des Etats » (§ 350). On nommera « origine historique
(historische) de l’Etat » (§ 2 Rem.) ce plan où tous les phénomènes se valent ; et l’on sait que l’on
passe facilement de l’origine historique à la « justification historique », qui consiste à « mettre le
relatif à la place de l’absolu, le phénomène extérieur à la place de la nature de la chose » (§ 3 Rem.).
La différence de l’origine et de l’essence, du phénomène et de l’idée permet cependant
d’apporter les distinctions nécessaires. Les Etats souverains naissent naturellement de l’ordre
familial ; mais ils naissent formellement d’une institutionnalisation de la famille et du travail (§ 167).

10 Cf. Ibid., §§ 575-576 [1817: §§ 476-477].


11 Cf. Ibid., § 394 [1817: § 314], Werke 10, p. ; trad. fr., III, pp. 106-107 (1817) et pp. 190-191 (1830) ; cf. id., Die
Phänomenologie des Geistes [La Phénoménologie de l’esprit], Werke 3, p. 336 ; trad. fr. J. Hyppolite, Paris, Aubier, 1941, II, p. 24.
12 Id., Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte [Leçons sur la philosophie de l’histoire], Werke 12, p. 60.

13 Les références aux Principes de la philosophie du droit de Hegel se font dans le corps du texte ; le texte de référence est

Grundlinien der Philosophie des Rechts, STW, Werke 7 ; trad. fr. J.-F. Kervégan, Paris, P.U.F., 1998.
14 Ibid., p. 61.
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Cette naissance apparaît comme une intervention ou violente, ou divine (ou autre) ; mais
l’apparition violente est la seule qui soit conforme à l’origine de la souveraineté, c’est-à-dire à la
reconnaissance d’un maître. C’est bien ainsi que l’origine de l’Etat doit apparaître, en fonction de son
essence.

Dans ce contexte où le « combat formel de la reconnaissance » (§ 349 Rem.) est conforme à


l’essence de la souveraineté, cette essence se présente uniquement comme puissance (Macht) : « Le
peuple, en tant qu’Etat, est…la puissance absolue sur terre ; un Etat, par suite, est à l’égard de l’autre
en une subsistance par soi souveraine. » (§ 331). La puissance absolue sur terre, c’est bien, comme
chez Hobbes15, une puissance vraiment terrestre, qui ne découle pas immédiatement de Dieu. Cette
puissance est absolue (chez Hobbes comme chez Hegel) parce qu’elle est condensée dans la présence
d’un maître, lequel a un droit absolu, de vie et de mort, sur ses sujets.
Mais comme la soumission au maître définit formellement la relation entre l’Etat et les
individus qui le composent, elle n’offre qu’une version extérieure de cette relation ; elle définit la
souveraineté extérieure de l’Etat, elle le place « à l’égard de l’autre » dans un rapport entre différents
Etats souverains : « Etre en tant que tel pour autrui, c’est-à-dire être reconnu par lui, est sa première
institution-juridique absolue. Mais, en même temps, cette institution juridique n’est que formelle »
(§ 331)16. Tant que l’on se contente de définir l’Etat comme puissance, on en reste donc au stade de
la lutte pour la reconnaissance et de l’apparition des volontés souveraines : confrontées entre elles,
celles-ci se trouvent dans un nouvel état de nature, qui est le phénomène de l’histoire.
Ce point repose sur une évolution décisive du hégélianisme. Dans son manuscrit sur la
Constitution de l’Allemagne, Hegel distingue la violence qui oppose les individus et la puissance
universelle : l’Etat « fonde sa domination non sur la violence de particuliers contre particuliers, mais
sur l’universalité »17. Dans le corps du texte, la puissance vis-à-vis de l’extérieur devient alors
l’essence même de la souveraineté18. Alliée à son versant intérieur, la « crainte respectueuse du
peuple »19, elle rend contingents tous les autres aspects de la politique (type de régime, organisation
du droit, respect des libertés particulières). Les héritiers souverainistes du hégélianisme, dont Carl
Schmitt, se réfèreront à ce manuscrit20. Cependant si, en 1800, l’unité entre soumission et puissance
forme le « concept de l’Etat »21, c’est que « la force, nature de l’Etat, est également son origine »22 :
Hegel n’a pas encore distingué le phénomène et l’essence de la souveraineté. Dans un contexte où
l’Allemagne, défaite militairement par la France, « n’est plus un Etat »23, cette absence a pour
contrepartie un concept immédiat de la puissance souveraine, qui culmine dans la présence
attendue d’un nouveau maître, d’un héros apte à restaurer l’Etat.

La distinction entre l’origine phénoménale et l’essence de la souveraineté a donc une


signification ultime : la violence est le phénomène de la puissance, mais la puissance est,
essentiellement, une manifestation de la volonté.

15 Livre de Job, 41 ; cf. Hobbes, Léviathan, II, 28 ; cf. H.-C Lucas, « Recht des Staates und Recht der Staaten bei Hegel… »,
in Hegel Jahrbuch, Bochum, Germinal Verlag, 1993-1994, p. 333.
16 Cf. R. Sonnenschmidt, « Souveränität und Naturzustand… », in Hegel Jahrbuch, 1993-1994, p. 342.

17 Id., Die Verfassung Deutschlands [La Constitution de l’Allemagne], Werke 1, p. 459 ; trad. M. Jacob, Paris, Champ libre, 1977,

p. 23 ; trad. modifiée. Cf. M. Bienenstock, Politique du jeune Hegel, Paris, P.U.F., 1992, p. 62 sq.
18 Ibid., p. 472 ; trad. fr., p. 43.

19 Ibid., p. 480 ; trad. fr., p. 49.

20 Cf. Carl Schmitt, La Notion de politique, trad. fr., Paris, Champs Flammarion, 1972, p. 107, et J.-F. Kervégan, Hegel, Carl

Schmitt… Paris, P.U.F., 1992, p. 158.


21 Hegel, op. cit., p. 472 ; trad. fr., p. 43.

22 B. Bourgeois, La Philosophie politique de Hegel, Paris, P.U.F., 1969, p. 67.


23 Hegel, op. cit., 461; trad. fr., p. 31.
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L’essence de la souveraineté (la manifestation de la volonté)


L’Etat manifeste

« La nature est le maître. Les hommes doivent en sortir et passer dans un état où c’est la
volonté rationnelle qui est le maître »24. Ce n’est donc pas à la nature, milieu d’apparition de l’esprit,
qu’il faut poser la question de la « nature » (ou de l’essence) de la souveraineté : c’est à la volonté
spirituelle maîtrisant la nature et se rendant libre : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est
liberté », dirait Rousseau25. La présence du peuple supprime celle du héros.
Il ne faut cependant pas confondre deux modes de présence. Si le maître (ou le héros)
apparaît à l’orée du politique, la volonté, elle, se manifeste : « l’Etat est l’effectivité de l’idée éthique, -
l’esprit éthique en tant que volonté substantielle, pour soi distincte, manifeste, volonté qui se pense et
à savoir de soi » (§ 257). A la fin de l’Encyclopédie26, Hegel présente ainsi la nature comme la première
apparition de l’esprit, puis la replace au terme d’un mouvement qui part de l’esprit et passe par la
connaissance : se connaître, se déterminer, c’est se rendre maître de la nécessité naturelle. La nature
et l’esprit ne se nomment plus alors « apparitions », mais manifestations de l’idée. La manifestation est
donc le plus haut degré de réalisation de l’idée, mais l’idée n’est manifeste que par la volonté.
L’introduction des Principes développe ce point. L’enjeu est de dépasser « l’aspect de
l’apparition de la volonté » (§ 8), donc la présence du maître qui maintient les autres consciences dans
une vie animale. La volonté a pour contenu immédiat des impulsions, des désirs, des inclinations
naturelles, mais elle s’approprie ces déterminations extérieures, de façon à se décider pour tel ou tel
acte. Elle est alors prise dans un libre arbitre qui se contredit en se divisant entre la possibilité vide
d’agir et la singularité de chaque détermination choisie. Cette contradiction est encore de l’ordre du
phénomène (§ 17). La volonté se fait effective, ou libre, quand son contenu est à la fois universel et
déterminé. Il faut alors que ce contenu supprime la singularité de l’existence naturelle, pour puiser
sa consistance dans la volonté de tout un peuple, qui se veut lui-même en chacun de ses membres.
Chaque sujet sait que ce qu’il veut participe à la décision libre de toute une communauté, et réalise
l’idée du droit : « tout rapport de dépendance à l’égard de quelque chose d’autre tombe au loin », dit
Hegel, pour cette « volonté libre qui veut la volonté libre » (§ 27) et qui est donc devenue, au sens concret,
« universelle » (§ 23).

On appellera donc Etat la manifestation de la volonté universelle ou générale. Et l’Etat


accomplit si bien la « souveraineté », que ce terme est complètement absent dans l’Encyclopédie ! On
l’expliquera mieux en voyant comment Hegel a lu Rousseau.
Le corps politique, selon le Contrat social, « est appelé par ses membres Etat quand il est passif,
souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables »27. Cette distinction entre le
passif et l’actif est fondamentale pour Rousseau, chez qui l’acte rend visible les différences : tout
comme l’activité de l’esprit manifeste la dualité de l’homme (corps et âme), la souveraineté manifeste la
différence entre liberté naturelle et liberté essentielle, qui s’accomplit dans la distinction entre la
volonté générale et le recueil passif des volontés particulières, la « volonté de tous ». La
souveraineté se manifeste donc comme « exercice de la volonté générale »28. En tout logique, Hegel
dira de Rousseau qu’il a atteint « l’essence de la souveraineté »29 : il a « établi comme principe de l’Etat

24 Id., Werke 4, p. 247.


25 Rousseau, Du Contrat social, I, 8, O.C., Paris, Gallimard, 1964, III, p. 365.
26 § 478 (1817) ou § 577 (1830).

27 Rousseau, op. cit., I, 6, p. 362.

28 Ibid., II,1, p. 368 ; cf. ibid., I,7.


29 Id., Emile, V, O.C., IV, p. 843.
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un principe qui (…) est de la pensée, en l’occurrence l’acte de penser même, à savoir la volonté ». A
l’opposé l’anti-rousseauiste K. L. von Haller s’en tient à « l’extériorité du phénomène » en
confondant la souveraineté politique, la puissance de Dieu et « la violence contingente de la nature »
(§ 258 Rem.)
Cependant, pour Hegel, la distinction de la volonté générale et de la volonté de tous est encore
phénoménale30 : elle fait de l’Etat une force passive, en attente de son extériorisation. Cette force
maintient extérieurement la totalité du peuple, comme un tout mécanique maintient
dynamiquement ses composantes multiples, ou comme une loi physique régit extérieurement des
phénomènes. Cette logique, propre à la nature inerte et non au monde intensif et actif de l’esprit, ne
peut dès lors surmonter les différences qu’elle fait apparaître31 - elle ne fait que les trouver et les
rendre visibles. Il faut alors bien passer de l’apparition à la manifestation, ou en d’autres termes, de la
force à la substance. La substance est l’activité pure de la forme s’exprimant sans reste dans la
présentation de son contenu, elle est « la totalité de ses accidents, dans lesquels elle se révèle comme
puissance absolue »32. Bref, chez Hegel, l’acte ne rend pas visible les différences, il les crée. La passivité n’est rien en
dehors de l’auto-détermination, l’auto-limitation d’un acte. Et finalement, si Hegel parle plus d’Etat
que de souveraineté, c’est parce qu’il n’y a pas pour lui d’Etat passif : l’Etat n’est que la manifestation
d’une volonté souveraine.

La nécessité politique

L’essence de la souveraineté se manifeste dans la volonté, qui est la vraie substance de l’Etat.
Ce dynamisme substantiel fonde la nécessité politique. Une volonté qui ne se sait pas nécessaire, dirait
Spinoza, prend immédiatement l’apparence de l’intérêt privé, de l’individu centré sur lui-même,
soumis passivement aux lois de la nature33.
Hegel va plus loin que Spinoza : il fait de la nécessité naturelle un « phénomène essentiel »34,
mais qui n’est que le phénomène de l’essence, parce qu’elle exprime encore l’action immédiate,
violente, d’une substance sur une autre35. Il faut que la réaction de la substance passive se réfléchisse
dans la substance active, pour que la différence se supprime : la puissance active d’une unique
substance qui se manifeste dans ses accidents ne peut être que celle d’un sujet. La loi éthique retrouve
ce dynamisme. Alors que la loi de nature est toujours une violence extérieure, même pour celui qui
la connaît (extérieurement), la loi éthique et politique « apparaît à l’individu comme violence, dans la
mesure où il ne saisit pas, ne conçoit pas la loi »36 ; mais elle est, pour qui la conçoit, la manifestation
de sa volonté : il n’obéit alors qu’à lui-même en lui obéissant.
La connaissance subjective de la nécessité éthique, comme reconnaissance par le sujet des lois
de l’Etat, achève le dépassement de la logique phénoménale qui justifiait la soumission au maître.
Elle identifie la nécessité et de la liberté, elle réalise le droit naturel : « pour le sujet, la substance
éthique, ses lois et ses pouvoirs ont … une autorité et une puissance absolue, infiniment plus stables
que l’être de la nature » (§ 146).

30 Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie [Leçons sur l’histoire de la philosophie], Werke 20, p. 307.
31 Id., Enzyklopädie……[Encyclopédie…], § 136, [1817: § 85], Werke 8, pp. 268-273 ; trad. fr., I, pp. 226-228 (1817) et pp.
388-390 (1830).
32 Ibid., § 151, [1817: § 99], Werke 8, p. 294 ; trad. fr., I, p. 233 (1817) et p. 399 (1830).

33 Cf. Spinoza, Traité théologico-politique, XX. Sur Hegel, Rousseau et Spinoza, cf. H. F. Fulda, « Rousseausche Probleme in

Hegels Entwicklung », in Coll., Rousseau, die Revolution und der junge Hegel, Stuttgart, Klett-Cotta, 1991, p. 69.
34 Hegel, Wissenschaft der Logik [Science de la logique], I, 2, Werke 6, p. 154 ; trad. fr. P.-J. Labarrière et Gwendoline Jarczyk,

Paris, Aubier 1976, p. 186.


35 Ibid., p. 235 ; trad. fr., p. 289.
36 Id., Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie [Leçons sur l’histoire de la philosophie], Werke 18, p. 183.
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Loi naturelle, loi éthique et loi divine

Cependant, si le droit naturel tentait de déduire la puissance souveraine de la nécessité


naturelle, c’était pour accorder dans l’exercice d’une même faculté (la raison) la connaissance de la loi
et la religion. Face à cette religion naturelle, la religion révélée pouvait continuer à dicter à chaque
sujet les lois du royaume de Dieu : cela ne concernait plus le règne objectif de l’Etat.
A l’opposé, Hegel fait de la volonté souveraine une substance qui apparaît dans la nature,
mais ne se manifeste comme sujet que dans l’Etat : la souveraineté retrouve sa vieille route
théologique. Dieu est « l’acte de manifester », dit Hegel ; dans la religion révélée, « c’est l’esprit absolu
qui se manifeste »37 ; par suite, « la substantialité de la vie éthique elle-même et de l’Etat est la
religion »38. Hegel s’oppose alors explicitement à la déduction stratégique des jusnaturalistes : « Cela
a été l’immense erreur de notre époque…l’on a considéré le rapport de la religion à l’Etat comme si
celui-ci existait pour lui-même… ».
Mais rien n’est plus fidèle à la tradition du droit naturel que d’accuser ses prédécesseurs
d’avoir détruit la religion à coups d’arbitraire, avant de montrer la vraie raison qui défend le territoire
politique de toute intrusion théologique.
Il n’y a bien pour Hegel qu’une puissance (divine et politique) manifestée sur terre, parce qu’il
n’y a qu’une conscience (politique et religieuse) de cette puissance 39. Chaque sujet se représente sa
propre volonté sous la forme à la fois subjective et objective d’un Dieu, maître de la nature et des
hommes40 ; et cette unité subjective de l’Etat et de la religion ne peut être contournée sans nier
violemment la conscience que les sujets de l’Etat ont d’eux-mêmes. Mais si Dieu est « la plus haute
autorité qui soit donné à la représentation »41, il ne faut pourtant pas penser que la représentation soit
la forme la plus haute de donation (§ 270 rem). Cette confusion entre donation et représentation est
le propre des Eglises utilisant la religion révélée pour récupérer une part de souveraineté politique,
ou le propre des fanatiques – K. L. von Haller par exemple - qui entendent justifier toute violence
au nom de la nature et de Dieu.

Selon la logique du phénomène étudiée plus haut, chaque peuple se représente un Dieu à
l’origine de l’Etat souverain, mais celui-ci n’est qu’un père (naturel) devenu un maître (politique).
Selon la logique de l’essence qui nous occupe maintenant, Dieu est la représentation de la substance
comme sujet, donc l’équivalent représentatif de la volonté souveraine du peuple.
Or la religion révélée fait très bien, dans son vocabulaire représentatif, sa propre critique42.
Dieu (le Père) reste une pensée abstraite, vide, tant qu’il n’apparaît pas dans cette vie à la fois
phénoménale et originelle qui fut celle d’une personne singulière, le Christ. La représentation de Dieu
comme Christ (ou maître) n’est elle-même adéquate à la manifestation de Dieu que dans la mort,
négation violente de la violence de la Passion. La mort est l’accès à la vraie vie. Et si cette dernière se
représente encore sous la forme du royaume de Dieu, situé au-delà du monde terrestre, elle est
véritablement présente et perçue sur terre, sous la forme de la communauté spirituelle des croyants.
La religion donne donc à la politique la solution de son autonomie : Si Dieu se manifeste
comme tel dans une communauté d’esprit, il revient à la volonté souveraine du peuple de se
manifester objectivement, dans la présence réelle d’un Représentant de l’Etat, qui est là sans être le

37 Id., Enzyklopädie……[Encyclopédie…], § 564, Werke 10, p. 373 ; trad. fr., III, p. 354.
38 Ibid., § 552 Anm., Werke 10, p. 356 ; trad. fr., III, p. 334. Cf. B. Bourgeois, Eternité et historicité de l’esprit selon Hegel, Paris,
Vrin, 1991, pp. 39-62.
39 Ibid., p. 356 ; trad. fr., p. 334. Nous soulignons.

40 Cf. id., Vorlesungen über die Philosophie der Religion [Leçons sur la philosophie de la religion], Werke 16, pp. 237-238.

41 Ibid., p. 237 ; cf. ibid., Werke 17, p. 11, p. 104.

42 Cf. Encyclopédie… §§ 567-570, Phénoménologie…VII C, Leçons sur la philosophie de la religion III A ; cf. également

B. Bourgeois, Etudes hégéliennes, P.U.F., 1992, pp. 308-309.


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Christ. « Ceux qui veulent, à l’encontre de l’Etat, en demeurer à la forme de la religion, se
comportent comme ceux qui, dans la connaissance, sont d’opinion qu’ils ont le droit de demeurer
toujours à l’essence et de ne pas progresser, à partir de cet élément abstrait, en direction de l’être-là
» (§ 270 Rem.). La souveraineté comme manifestation de la volonté exige ici la présence singulière du
Souverain.

La Représentation souveraine (Majesté du Prince et présence du peuple)


La Majesté du Prince , entre représentation religieuse et nécessité politique.

La souveraineté a sa source essentielle dans le peuple. Mais qui exerce, au nom du peuple, le
pouvoir souverain ? Cette question est celle de la Représentation politique (en allemand :
Repräsentation), à ne pas confondre avec la représentation (Vorstellung). Le Représentant est celui qui
se présente, qui est là, au nom du Représenté, et qui décide pour lui. Il est le maître, ou même, au
sens féodal du pacte de soumission, le Seigneur43.
Le droit naturel moderne a adapté cette Représentation à la souveraineté absolue du peuple.
Hobbes le montre bien : les individus s’engagent réciproquement à céder leur droit à un seul, lequel
dispose unilatéralement d’un droit absolu sur tous ; le Prince représente donc le peuple ; sa
« volonté doit être tenue, suivant l’accord qui en a été fait, pour la volonté de tous les particuliers »44.
La formulation la plus claire du problème de la Représentation revient cependant à Pufendorf :
celui-ci tente de maintenir les deux foyers de la souveraineté : le peuple (uni par le pacte
d’association) et le prince (institué par le pacte de soumission ou de gouvernement). Mais pour
maintenir l’unité présente de l’Etat, il accepte malgré tout l’absolutisme royal : « Tout ce que veut
l’Etat (civitas), il le veut par la volonté du roi »45.
La question de la Représentation prolonge alors celle de la représentation religieuse. Selon
la parole du Christ, on ne peut servir deux maîtres. Même une fois la souveraineté ramenée sur
terre, cette exigence demeure problématique : les vassaux reconnaissaient plusieurs seigneurs46 au
risque de détruire le système féodal ; le citoyen moderne doit encore reconnaître deux volontés,
celle du peuple et celle du Prince.

En abordant la souveraineté dans les paragraphes qui relèvent du « pouvoir princier », les
Principes de Hegel semble trancher un peu vite ce problème de la Représentation politique (§§ 275
sqq.) : la souveraineté n’est rien en dehors de la présence du Souverain – au risque que son origine
et son essence s’effacent devant l’évidence d’une présence majestueuse. La majesté n’est que cela :
une grandeur sans explication, « l’image de la grandeur de Dieu dans le Prince », un « je ne sais quoi
de Divin »47.
Hegel s’oppose même à la dérivation jusnaturaliste de la souveraineté, qui mène de l’origine à
l’essence, de l’essence à la Représentation : le concept du Prince est « plutôt de n’être pas quelque
chose de dérivé ». Il lui préfère même un retour à la représentation (Vorstellung) religieuse, « qui
consiste à considérer le droit du monarque comme fondé sur l’autorité divine » (§ 279 Rem.). Et il
appuie son raisonnement sur la preuve ontologique de l’existence de Dieu48, identifiant la pensée et

43 Cf. Derathé, Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, réed. 1995, p. 208 sq, et M. Bloch, La Société féodale,
Albin Michel, 1994, p. 209 sq., 300 sq.
44 Id., Le Citoyen, V, § 9, trad. fr., Paris, G.-F., 1982, p. 145 ; cf. ibid., XII, 8.

45 Pufendorf, op. cit., VII, 6, § 10, p. 706.

46 Cf. M. Bloch, op. cit., p. 300.

47 Bossuet, Politique, V, 4, §1 in Oeuvres choisies, Paris, Hachette, 1865, II, p. 113 et p. 115.
48 Cf. D. Souche-Dagues, Logique et politique hégéliennes, Paris, Vrin, 1983, p. 88.
9
l’être. Marx commentera ce passage en y voyant une métaphysique de la souveraineté : ce n’est pas
le Prince qui a le pouvoir souverain, mais la souveraineté qui est le Monarque49.
C’est que, pour Hegel, la Représentation n’offre qu’une pensée de l’unité subjective ou idéale
de l’Etat : « la détermination fondamentale de l’Etat politique est l’unité substantielle en tant
qu’idéalité de ses moments… La souveraineté…n’est tout d’abord que la pensée universelle de
cette idéalité » (§ 278-279). Dès lors, comment le Représentant peut-il, comme le dit Burlamaqui en
commentant le pacte de gouvernement de Pufendorf, produire effectivement la souveraineté50 ?
Pour répondre, Hegel distingue lui-même l’Etat, comme manifestation de la volonté universelle du
peuple, et le gouvernement (dans un sens large et dynamique) qui est « la totalité vivante, la
conservation, c’est-à-dire la production continuée de l’Etat en général et de sa constitution »51. Mais
le gouvernement n’est pas en relation réciproque avec le peuple ; il est le « Soi simple de la
substance éthique totale » lié au peuple par une « connexion substantielle et absolue »52. Il ne suffit
donc plus de dire (contre Rousseau) que l’Etat est toujours actif ; il faut rajouter (« contre »
Pufendorf) que cette manifestation ne s’actualise que dans la volonté singulière du Prince : « tel est
l’aspect individuel de l’Etat en tant que tel, lequel n’est lui-même un qu’en cela » (§ 279).
La présence du prince dépasse ainsi tant la représentation religieuse que la métaphysique de la
Représentation. Elle apparaît alors dans sa forme naturelle, celle du droit de naissance et de
succession. « Cette idée de ce qui n’est pas mû par l’arbitre constitue la majesté du monarque »
(§ 281), dit Hegel, fidèle à toute sa réflexion sur l’origine de la souveraineté : c’est la même nécessité
naturelle qui réunit les hommes en famille, qui forme les peuples et qui place, au cœur de l’éthique,
une famille princière. Rajoutons que l’hérédité du trône, en le conservant pour une seule famille53
est la garantie ultime de la liberté publique (§ 286 Rem.) : elle s’oppose au « système de la
Représentation »54 féodal, laissant une multitude de seigneurs et de lignées réaliser historiquement,
dans leurs conflits à la fois arbitraires et familiaux, la fiction de l’état de nature.
Si la majesté du Prince se représente religieusement, si elle apparaît sous l’aspect naturel du droit
familial, elle ne se manifeste vraiment que dans la volonté active du Prince, « qui tient tout, qui arrête
tout ». Le Prince dispose de la totalité du « pouvoir gouvernemental »55. Ce n’est qu’ainsi que
peuvent être garanties les deux déterminations fondamentales de la souveraineté (§§ 276-278) :
premièrement, la souveraineté est différenciée, mais non divisée en parties ; deuxièmement, les
fonctions ne sont pas la propriété particulière d’individus déterminés. Opposée à la multiplication
des petits maîtres féodaux, la volonté du Prince est l’unique origine des pouvoirs et des attributions
de fonction. L’organisation gouvernementale répond ainsi à la seule logique de la décision politique,
et Hegel peut être dit « le fondateur de la théorie de la souveraineté de l’Etat »56.

La volonté souveraine et la différence des pouvoirs

Le gouvernement au sens large, maintenu par la décision souveraine. ne peut agir sans se
particulariser. Il faut donc que le pouvoir princier se différencie du pouvoir gouvernemental au sens

49 Marx, Critique de la philosophie politique de Hegel, trad. fr., Paris, Gallimard, 1982, pp.892-895.
50 cité par V. Goldschmitt, Anthropologie et politique, Paris, Vrin, 1983, p. 670.
51 Hegel, Enzyklopädie……[Encyclopédie…], § 541, p. 336 ; trad. fr., p. 317.

52 Ibid. (1817), § 441 ; trad. fr., p. 161.

53 Id., Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte [Leçons sur la philosophie de l’histoire], Werke 12, p. 478.

54 Hegel, Die Verfassung Deutschlands [La Constitution de l’Allemagne], Werke 1, p. 533 ; trad. fr., p. 98, trad. modifiée.

55 Id., Enzyklopädie……[Encyclopédie…], § 542, p. ; trad. fr., p. 319.

56 H. Heller, Die Souveränität [La Souveraineté], in Gesammelte Schriften, Leiden, Sijthoff, 1971, II, p. 93. Cf. ibid., p. 60 ;

cf. J.-F. Kervégan, op. cit., p. 262 (et sur Schmitt, passim).
10
57
strict . Ce dernier maintient et la diffuse les décisions princières sur tout un peuple (§ 287). Il est
confié à des individus choisis par le Prince en fonction de leurs qualités objectives et se divise, selon
l’objectivité des tâches, en deux grandes branches : la police (qui regroupe toutes les activités
administratives de maintien de l’organisation sociale et économique) et la justice.
Cependant, le Prince conserve tout le pouvoir qui n’est pas de l’ordre de la nécessité, mais de
l’ordre de la liberté, donc de la souveraineté au sens strict : il décide de l’ensemble des lois, préparées
par le gouvernement et le pouvoir législatif. Il reste le maître du sort (de la vie et de la mort) des
sujets jugés coupables par la justice, branche particulière de l’exécutif gouvernemental. Et il maîtrise
jusqu’à l’élaboration objective de sa décision, que son corps de conseillers partage avec
l’administration (§ 293).
Le gouvernement reste donc dans la continuité du pouvoir souverain. Si le pouvoir exécutif,
fort de sa maîtrise des aspects objectifs de la politique, s’attribuait la souveraineté, il contredirait
directement le sens de celle-ci, comme manifestation subjective de la volonté du peuple, laquelle se
manifeste objectivement dans le traitement nécessaire des affaires courantes58.

Le Prince représente à lui seul la détermination singulière de la volonté du Peuple. Mais


l’important est alors que le côté universel, légal, de cette décision revienne au pouvoir législatif. Or
celui-ci n’est pas, comme le gouvernement, objectivement subordonné à la souveraineté princière.
Il semble en droit de revendiquer (en tant qu’émanation subjective de la volonté du peuple) la
totalité du pouvoir.
Cette revendication d’une souveraineté populaire, sous sa forme la plus radicale (celle de
Rousseau), identifie le pouvoir législatif et la volonté générale. l’essence de la souveraineté ne se
manifeste alors que dans la présence du peuple assemblé59. Toute Représentation souveraine est
exclue, ou, plus précisément, la présence d’un Représentant suffit à l’asservissement du peuple60.
Cependant, le peuple doit se donner une Représentation non-souveraine : le pouvoir exécutif
représente le peuple dans toutes les actions particulières, et dans les grands Etats, des députés
mandatés votent les lois 61 . Rousseau peut dire : « où se trouve le représenté, il n’y a plus de
représentant »62 ; mais il lui faut admettre que là où se trouve le Représentant, l’activité de la volonté
générale laisse place à une passivité qui dissout le corps politique en une masse d’intérêts
particuliers.
La Révolution française défend la souveraineté populaire d’une manière moins abstraite :
elle fait du pouvoir législatif le vrai Représentant du peuple, ou plutôt de la nation, comprise comme
l’unité politique du peuple63. Cette vision métaphysique de l’unité nationale est fortement tempérée
par le pragmatisme anglais de la Common Law, qui attribue au pouvoir législatif une souveraineté
de principe, mais maintient la Représentation de l’Etat par la Couronne. Tandis que dans la Prusse
contemporaine de Hegel, le Monarque représente la souveraineté au point qu’il se convainc
difficilement de laisser une part de pouvoir à une assemblée représentative…

57 Cf. Cl. Cesa, « Entscheidung und Schicksal : die fürstliche Gewalt », in Coll., Hegels Philosophie des Rechts, Klett-Cotta,
1982, p. 189, p. 203.
58 Cf. B. Bourgeois, « Le Prince hégélien », in Etudes hégéliennes, p. 219.

59 Rousseau, Du Contrat social, III, 12, p. 425.

60 Ibid., III, 15, p. 431 ; cf. ibid., II, 1.

61 Id., Sur le Gouvernement de Pologne, VII, O.C., III, p. 978.

62 Id., Du Contrat social, III, 14, p. 428.

63 Sieyès, Qu’est-ce que le tiers-état ?, Paris, Société de l’histoire de la Révolution française, 1888, p. 85. Cf. J-F. Kervégan, op.

cit., p. 265 sq, et son article « De la démocratie à la représentation », in Philosophie, 13, Paris, Editions de Minuit, 1986, pp.
38-67. Cf. également l’article de B. Bourgeois, « La nation : révolution et raison », in L’Idéalisme allemand, Paris, Vrin, pp.
193-203.
11
Voyons comment la théorie hégélienne de la souveraineté détermine la place de la
représentation parlementaire, dans ce contexte plus ou moins revendicatif. Selon Hegel, la volonté
générale se manifeste en permanence, l’Etat est toujours actif : le peuple non assemblé n’est pas une
« masse informe » (§ 303), mais il est présent dans ses lois actuelles, dans son organisation familiale,
sociale et politique. Alors que le fond passif et abstrait de la pensée de Rousseau ne permet de voir
dans la convocation du peuple qu’un problème spatial, déjà surmonté dans l’histoire (en particulier
par le peuple romain), l’obstacle est, pour Hegel, temporel ou historique : le peuple ne peut plus être
assemblé politiquement (§ 279 Rem.) : depuis le monde féodal, il veut être représenté, pour donner
libre cours expression à son arbitre et à ses intérêts privés.
Cette volonté ne coïncide pas pour autant avec celle des révolutionnaires français, qui se la
représente sous la forme métaphysique, presque théologique, de la volonté nationale. La nation est
étymologiquement (et pour Hegel, § 181 Rem.) une collectivité naturelle, pré-politique, de familles
habitant le même espace, qui ne forment cependant pas encore un peuple. Les volontés de ces
familles constituent au mieux un ensemble d’intérêts privés, naturels, qui ne trouvent satisfaction ni
dans la polyarchie féodale, ni dans la représentation rousseauiste et révolutionnaire du peuple ou de
la nation, ni même dans le Parlement anglais. Ce dernier prend d’ailleurs bien soin (du moins dans
son aile Whig) de maintenir ses traditions féodales, afin que la majorité parlementaire reste au
service du gouvernement !64
Ces intérêts privés ne peuvent, finalement, se satisfaire que dans un milieu non-politique :
celui de la société civile, cet espace de libre jeu économique et social que l’Etat moderne laisse aux
individus. La société civile rend effective la fiction de l’état de nature et devient le vrai « monde
phénoménal de l’élément éthique » (§ 181). Seule la présence formelle du Prince donne alors à la
société civile la possibilité d’être représentée par un Parlement doté d’un pouvoir législatif (§ 301
Rem.)65.
Il en découle premièrement, que les Représentants, sans être liés par un mandat (la
« Vertretung », la délégation des intérêts particuliers souhaitée par les libéraux, détruirait l’idée de
Représentation souveraine 66 ), sont choisis en fonction de leur appartenance à une branche
déterminée de la société civile, à un état. Les états médiatisent le gouvernement et le peuple. Cette
médiation entièrement organisée et contrôlée par le Prince, qui reste maître du rythme de l’activité
législative et décide en dernière instance des lois.
Deuxièmement, le pouvoir législatif n’est plus au sommet de la différenciation des lois, mais
se situe plutôt à leur terme. L’Etat est actif par le Prince, garant de l’organisation gouvernemental et
de l’architecture constitutionnelle des lois. Il ne reste donc au pouvoir législatif que la « poursuite
ultérieure » (§ 298) de l’architecture, donc l’expression des détails de la volonté générale, et surtout
quand elle concerne les intérêts privés. Même dans ce domaine, le gouvernement est d’ailleurs plus
compétent que le Parlement, et c’est le Prince qui décide (§ 300). Le seul pouvoir souverain du
parlement, c’est donc le vote du budget (et donc de l’impôt) : l’universalité abstraite de l’argent
n’engage pas la vie concrète du peuple !
Mais troisièmement (et plus profondément) cela signifie que le Parlement est recentré
autour de son pouvoir subjectif : il assure le savoir des lois. Il a « pour destination que (…) la
conscience publique, en tant qu’universalité empirique des vues et des pensées du grand nombre, y
parvienne à l’existence » (§ 301). Les Représentants des citoyens y apprennent ce que décide le
Prince, ce qu’applique le gouvernement : « on s’instruit et se convainc mutuellement » (§ 309) selon

64 Cf. id., Über die englische Reformbill [A propos du Reformill anglais], Werke 11, p. 116 sq.; trad. fr., in Ecrits politiques, éd. cit.,
p. 384 sq ; cf. également Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte [Leçons sur la philosophie de l’histoire], Werke 12, p. 537 ;
cf. A. Wirsching, « Das problem der Repräsentation im England der Reformbill und in Hegels Perspektive » in Coll.,
Politik und Geschichte…Bonn, Bouvier, 1995.
65 Sur ce qui suit, voir, dans le même ouvrage, l’article de Jean-Pierre Deranty, « Le Parlement hégélien ».
66 Cf. J.-F. Kervégan, art. cit., p. 53, et A. Wirsching, art. cit., p. 108.
12
une forme de réciprocité mécanique qui se situe en deçà de la logique de la décision, épuisée par
l’organisation gouvernementale et la souveraineté du Prince.
On ne s’étonnera finalement pas que Hegel ne parle jamais directement de la souveraineté
du parlement. Il fait du pouvoir législatif une des trois « institutions de la souveraineté » (§ 297),
mais uniquement pour insister sur ce rôle médiateur de l’institution parlementaire, située entre le
monarque souverain et la totalité du peuple.

Conclusion : les limites de la souveraineté, entre fiction et phénomène


L’État hégélien est toujours actif ; la souveraineté du Peuple se manifeste, s’exerce, se
produit continûment à travers l’activité gouvernementale, singularisée par les décisions du Prince. Il
n’y a donc pas place, semble-t-il, pour la question habituelle qui suit celles de l’origine, de l’essence
et de la Représentation du Souverain : à savoir celle des limites de la souveraineté ; même la famille
(véritable origine naturelle de l’Etat), même la société civile (véritable origine phénoménale de
l’Etat) ne sont là que dans la mesure où l’Etat se limite, encore activement, pour préserver leur
existence. Et pourtant, il nous semble que ces limites (naturelle et phénoménale) ne sont pas que
fictives.
En premier lieu, la masse inorganique que forme les individus livrés à leurs intérêts
particuliers n’est pas seulement une fiction – celle de l’état de nature. La société civile échoue en
effet à organiser totalement le peuple ; elle produit dans son activité même une classe en détresse,
livrée par les lois économiques à la nécessité naturelle de sa survie, tandis que d’autres
s’enrichissent. Ces « phénomènes » économiques influencent le libre arbitre des sujets, qui, même
s’il est représenté par le Parlement, a encore « son phénomène dans l’assemblage que l’on appelle
opinion publique » (§ 316). Par conséquent, la partie la moins organisée de la population, délaissée
par la société, mal représentée par le Parlement, alimente le côté négatif de l’opinion : elle suppose
toujours du gouvernement une « volonté mauvaise » (§ 301 Rem.), et donne un poids réel à la
fiction selon laquelle chaque sujet devrait avoir un rôle politique. Dans l’absolu, cette fiction
demande la présence souveraine de chacun contre toute forme de représentation : « Là où le Soi est
seulement Représenté (repräsentiert) et représenté (vorgestellt), il n’est pas effectivement ; où il est
représenté (vertreten), il n’est pas »67. Le plus fréquemment, elle demande plutôt une représentation
au suffrage universel, même si cette exigence abstraite, quantitative, se détruit d’elle-même par un
simple calcul proportionnel et mène à l’abstentionnisme 68 . Ainsi, l’aspect corrosif de la pure
subjectivité politique est la première limite de la souveraineté.
Nous connaissons déjà sa seconde limite, qui donne une existence objective, donc bien plus
brutale, à la fiction de l’état de nature. C’est l’aspect purement formel de tout Etat. Celui-ci,
représenté par son Prince, se présente comme une puissance individuelle mue par son intérêt
propre, face aux autres puissances. La souveraineté extérieure est alors bien la limite extérieure de la
souveraineté. Le Prince fait certes valoir son droit absolu de vie ou de mort sur son peuple en
l’engageant dans une guerre ou en en signant des traités de paix. Mais son Etat, dans ce contexte,
n’est plus la puissance absolue sur terre : elle est livrée à la contingence des rapports de force, « dans
les plus grandes dimensions du phénomène » (§ 340). Aucune puissance objectivement souveraine ne
viendra ici faire valoir sa nécessité (il n’y a pas d’Etat universel). La mort naturelle des Etats montre
que la souveraineté n’a pas seulement sa limite dans la fiction de l’opinion publique, mais aussi et
surtout dans l’affirmation d’une subjectivité spirituelle qui donne sens à l’histoire politique de la
liberté, avant de s’affirmer elle-même dans l’art, la religion et la philosophie.

Jérôme Lèbre

67 Hegel, Die Phänomenologie des Geistes [La Phénoménologie de l’esprit], Werke 3, p. 435 ; trad. fr., II, p. 134.
68 Cf. id., Über die englische Reformbill [A propos du Reformill anglais], Werke 11, pp. 110-116 ; trad. fr., pp. 380-383.
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Présence de l’Etat ou présence du peuple ?

Volonté et théorie de la souveraineté dans les Principes…

Hegel présente une théorie de l’Etat souverain qui laisse dans l’ombre sa théorie de la
souveraineté. On posera ici trois questions : d’où vient le pouvoir souverain, à qui revient-il, qui
l’exerce ? La triade du maître, du peuple et du prince s’offre en réponse. Les trois modes de
présence de la volonté politique qui en découlent (l’apparition, la manifestation et la
« Repräsentation ») résistent à la représentation (Vorstellung) métaphysique ou religieuse du pouvoir.
La présence du Prince semble alors garantir la manifestation de la volonté populaire contre sa
déviation anti-politique ; mais cette garantie est toujours limitée – comme l’est nécessairement tout
pouvoir souverain.

Hegel is theorizing the sovereign State, but without saying enough about sovereignty in
itself. We ask here 3 questions : where does the sovereignty come from, who is holding it, who is
using it ? The triad Master-people-Monarch gives the answer ; it leads to 3 modes of presence of
political will (apparition, manifestation and "Repräsentation"), as a combined resistance to the
metaphysical and religious representation (Vorstellung) of power. The present Monarch seems then
to protect the manifestation of popular will against its anti-political diversion ; but this protection is
always limited – like sovereign power necessary is.

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