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La souveraineté est le « concept clef de la modernité politique »1. Elle est un principe du
pouvoir qui ne peut être immédiatement donné dans l’expérience, mais elle exprime sans reste
l’exigence moderne d’une donation du politique. Héritant de la puissance infinie de Dieu, elle
suppose cette puissance revenue sur terre et ne l’accepte que sur le mode d’une présence
véritablement accessible, tant au savoir immédiat de ses sujets qu’au savoir réfléchi du théoricien.
Présence – de qui ? La question se dit et se répète, sous les trois formes de l’origine, de
l’essence (ou nature), et de l’attribution du pouvoir souverain : de qui vient la souveraineté, à qui
revient-elle, qui l’exerce ? Cette triple question trahit une oscillation entre deux pôles : la présence
immédiate du Souverain et sa représentation par un autre pouvoir. Plus on laisse de place à la
représentation et plus la question se complique, entraînant des réponses de plus en plus variées. Or
Hegel, au lieu de laisser la question se démultiplier, lui donne une réponse : la souveraineté se
comprend, logiquement, comme l’acte d’unification du peuple, alors présent comme Etat. C’est cette
réponse que nous nous proposons d’étudier, en voyant sur quels modes la présence de l’Etat
accomplit celle du peuple.
L’origine de la souveraineté diffère de son essence, même si l’une et l’autre participent d’une
définition de l’être souverain. Seul Dieu, en tant que son existence découle de son essence, est l’Etre
éternellement souverain, donc la source de toute puissance sur les autres êtres. Mais le droit naturel
moderne s’oppose à ce commencement absolu du pouvoir, et fait surgir la souveraineté de ce
qu’elle n’est pas : la liberté individuelle des hommes à l’état de nature.
Certes l’Encyclopédie hégélienne, qui inclut la Philosophie du droit, affirme d’abord que
« l’absolu est l’être »2. Mais cet Être abstrait n’est pas le Dieu souverain de l’ancienne métaphysique,
ou de l’ancienne politique : avant même de commencer, Hegel a fustigé la représentation (Vorstellung)
habituelle de Dieu, qui en fait un objet concret, décomposable en un certain nombre d’attributs :
1S. Goyard-Fabre, Les Principes philosophiques du droit politique moderne, Paris, P.U.F., 1997, p. 8.
2Cf. Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften [Encyclopédie des sciences philosophiques] (1830), § 86 Anm. [1817 : §
39 Anm.], Werke 8, Frankfurt am Main, STW, 1970, p. 183 ; trad. fr. B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1986, I, p. 202 (1817) et
p. 349 (1830).
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« Dieu est éternel, etc. » . Le seul être absolu n’est tel qu’en l’absence de tout attribut : il n’est que
néant. L’être n’est ainsi que l’origine, la première apparition (ou selon une autre traduction du terme
Erscheinung : le phénomène) de l’essence.
6 cf. sur ce point Lothar Eley, « Was ist der systematische Ort des Kampfes des Anerkennens und der Unterwerfung
unter einen Herrn in Hegels Theorie des Geistes der Enzyklopädie ? » in Coll., Hegels Theorie des subjektiven Geistes,
Stuttgart, Frommann-Holzboog, 1990.
7 Id., Über die wissenschaftlichen Behandlungsarten des Naturrechts [ Des manières de traiter scientifiquement du droit naturel], Werke 2,
Nous traduisons.
9 Cf. Hegel, Enzyklopädie……[Encyclopédie…], § 502 Anm., [1817: § 416 Anm.], Werke 10, p. ; trad. fr., III, pp. 151-152
13 Les références aux Principes de la philosophie du droit de Hegel se font dans le corps du texte ; le texte de référence est
Grundlinien der Philosophie des Rechts, STW, Werke 7 ; trad. fr. J.-F. Kervégan, Paris, P.U.F., 1998.
14 Ibid., p. 61.
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Cette naissance apparaît comme une intervention ou violente, ou divine (ou autre) ; mais
l’apparition violente est la seule qui soit conforme à l’origine de la souveraineté, c’est-à-dire à la
reconnaissance d’un maître. C’est bien ainsi que l’origine de l’Etat doit apparaître, en fonction de son
essence.
15 Livre de Job, 41 ; cf. Hobbes, Léviathan, II, 28 ; cf. H.-C Lucas, « Recht des Staates und Recht der Staaten bei Hegel… »,
in Hegel Jahrbuch, Bochum, Germinal Verlag, 1993-1994, p. 333.
16 Cf. R. Sonnenschmidt, « Souveränität und Naturzustand… », in Hegel Jahrbuch, 1993-1994, p. 342.
17 Id., Die Verfassung Deutschlands [La Constitution de l’Allemagne], Werke 1, p. 459 ; trad. M. Jacob, Paris, Champ libre, 1977,
p. 23 ; trad. modifiée. Cf. M. Bienenstock, Politique du jeune Hegel, Paris, P.U.F., 1992, p. 62 sq.
18 Ibid., p. 472 ; trad. fr., p. 43.
20 Cf. Carl Schmitt, La Notion de politique, trad. fr., Paris, Champs Flammarion, 1972, p. 107, et J.-F. Kervégan, Hegel, Carl
« La nature est le maître. Les hommes doivent en sortir et passer dans un état où c’est la
volonté rationnelle qui est le maître »24. Ce n’est donc pas à la nature, milieu d’apparition de l’esprit,
qu’il faut poser la question de la « nature » (ou de l’essence) de la souveraineté : c’est à la volonté
spirituelle maîtrisant la nature et se rendant libre : « L’obéissance à la loi qu’on s’est prescrite est
liberté », dirait Rousseau25. La présence du peuple supprime celle du héros.
Il ne faut cependant pas confondre deux modes de présence. Si le maître (ou le héros)
apparaît à l’orée du politique, la volonté, elle, se manifeste : « l’Etat est l’effectivité de l’idée éthique, -
l’esprit éthique en tant que volonté substantielle, pour soi distincte, manifeste, volonté qui se pense et
à savoir de soi » (§ 257). A la fin de l’Encyclopédie26, Hegel présente ainsi la nature comme la première
apparition de l’esprit, puis la replace au terme d’un mouvement qui part de l’esprit et passe par la
connaissance : se connaître, se déterminer, c’est se rendre maître de la nécessité naturelle. La nature
et l’esprit ne se nomment plus alors « apparitions », mais manifestations de l’idée. La manifestation est
donc le plus haut degré de réalisation de l’idée, mais l’idée n’est manifeste que par la volonté.
L’introduction des Principes développe ce point. L’enjeu est de dépasser « l’aspect de
l’apparition de la volonté » (§ 8), donc la présence du maître qui maintient les autres consciences dans
une vie animale. La volonté a pour contenu immédiat des impulsions, des désirs, des inclinations
naturelles, mais elle s’approprie ces déterminations extérieures, de façon à se décider pour tel ou tel
acte. Elle est alors prise dans un libre arbitre qui se contredit en se divisant entre la possibilité vide
d’agir et la singularité de chaque détermination choisie. Cette contradiction est encore de l’ordre du
phénomène (§ 17). La volonté se fait effective, ou libre, quand son contenu est à la fois universel et
déterminé. Il faut alors que ce contenu supprime la singularité de l’existence naturelle, pour puiser
sa consistance dans la volonté de tout un peuple, qui se veut lui-même en chacun de ses membres.
Chaque sujet sait que ce qu’il veut participe à la décision libre de toute une communauté, et réalise
l’idée du droit : « tout rapport de dépendance à l’égard de quelque chose d’autre tombe au loin », dit
Hegel, pour cette « volonté libre qui veut la volonté libre » (§ 27) et qui est donc devenue, au sens concret,
« universelle » (§ 23).
La nécessité politique
L’essence de la souveraineté se manifeste dans la volonté, qui est la vraie substance de l’Etat.
Ce dynamisme substantiel fonde la nécessité politique. Une volonté qui ne se sait pas nécessaire, dirait
Spinoza, prend immédiatement l’apparence de l’intérêt privé, de l’individu centré sur lui-même,
soumis passivement aux lois de la nature33.
Hegel va plus loin que Spinoza : il fait de la nécessité naturelle un « phénomène essentiel »34,
mais qui n’est que le phénomène de l’essence, parce qu’elle exprime encore l’action immédiate,
violente, d’une substance sur une autre35. Il faut que la réaction de la substance passive se réfléchisse
dans la substance active, pour que la différence se supprime : la puissance active d’une unique
substance qui se manifeste dans ses accidents ne peut être que celle d’un sujet. La loi éthique retrouve
ce dynamisme. Alors que la loi de nature est toujours une violence extérieure, même pour celui qui
la connaît (extérieurement), la loi éthique et politique « apparaît à l’individu comme violence, dans la
mesure où il ne saisit pas, ne conçoit pas la loi »36 ; mais elle est, pour qui la conçoit, la manifestation
de sa volonté : il n’obéit alors qu’à lui-même en lui obéissant.
La connaissance subjective de la nécessité éthique, comme reconnaissance par le sujet des lois
de l’Etat, achève le dépassement de la logique phénoménale qui justifiait la soumission au maître.
Elle identifie la nécessité et de la liberté, elle réalise le droit naturel : « pour le sujet, la substance
éthique, ses lois et ses pouvoirs ont … une autorité et une puissance absolue, infiniment plus stables
que l’être de la nature » (§ 146).
30 Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie [Leçons sur l’histoire de la philosophie], Werke 20, p. 307.
31 Id., Enzyklopädie……[Encyclopédie…], § 136, [1817: § 85], Werke 8, pp. 268-273 ; trad. fr., I, pp. 226-228 (1817) et pp.
388-390 (1830).
32 Ibid., § 151, [1817: § 99], Werke 8, p. 294 ; trad. fr., I, p. 233 (1817) et p. 399 (1830).
33 Cf. Spinoza, Traité théologico-politique, XX. Sur Hegel, Rousseau et Spinoza, cf. H. F. Fulda, « Rousseausche Probleme in
Hegels Entwicklung », in Coll., Rousseau, die Revolution und der junge Hegel, Stuttgart, Klett-Cotta, 1991, p. 69.
34 Hegel, Wissenschaft der Logik [Science de la logique], I, 2, Werke 6, p. 154 ; trad. fr. P.-J. Labarrière et Gwendoline Jarczyk,
Selon la logique du phénomène étudiée plus haut, chaque peuple se représente un Dieu à
l’origine de l’Etat souverain, mais celui-ci n’est qu’un père (naturel) devenu un maître (politique).
Selon la logique de l’essence qui nous occupe maintenant, Dieu est la représentation de la substance
comme sujet, donc l’équivalent représentatif de la volonté souveraine du peuple.
Or la religion révélée fait très bien, dans son vocabulaire représentatif, sa propre critique42.
Dieu (le Père) reste une pensée abstraite, vide, tant qu’il n’apparaît pas dans cette vie à la fois
phénoménale et originelle qui fut celle d’une personne singulière, le Christ. La représentation de Dieu
comme Christ (ou maître) n’est elle-même adéquate à la manifestation de Dieu que dans la mort,
négation violente de la violence de la Passion. La mort est l’accès à la vraie vie. Et si cette dernière se
représente encore sous la forme du royaume de Dieu, situé au-delà du monde terrestre, elle est
véritablement présente et perçue sur terre, sous la forme de la communauté spirituelle des croyants.
La religion donne donc à la politique la solution de son autonomie : Si Dieu se manifeste
comme tel dans une communauté d’esprit, il revient à la volonté souveraine du peuple de se
manifester objectivement, dans la présence réelle d’un Représentant de l’Etat, qui est là sans être le
37 Id., Enzyklopädie……[Encyclopédie…], § 564, Werke 10, p. 373 ; trad. fr., III, p. 354.
38 Ibid., § 552 Anm., Werke 10, p. 356 ; trad. fr., III, p. 334. Cf. B. Bourgeois, Eternité et historicité de l’esprit selon Hegel, Paris,
Vrin, 1991, pp. 39-62.
39 Ibid., p. 356 ; trad. fr., p. 334. Nous soulignons.
40 Cf. id., Vorlesungen über die Philosophie der Religion [Leçons sur la philosophie de la religion], Werke 16, pp. 237-238.
42 Cf. Encyclopédie… §§ 567-570, Phénoménologie…VII C, Leçons sur la philosophie de la religion III A ; cf. également
La souveraineté a sa source essentielle dans le peuple. Mais qui exerce, au nom du peuple, le
pouvoir souverain ? Cette question est celle de la Représentation politique (en allemand :
Repräsentation), à ne pas confondre avec la représentation (Vorstellung). Le Représentant est celui qui
se présente, qui est là, au nom du Représenté, et qui décide pour lui. Il est le maître, ou même, au
sens féodal du pacte de soumission, le Seigneur43.
Le droit naturel moderne a adapté cette Représentation à la souveraineté absolue du peuple.
Hobbes le montre bien : les individus s’engagent réciproquement à céder leur droit à un seul, lequel
dispose unilatéralement d’un droit absolu sur tous ; le Prince représente donc le peuple ; sa
« volonté doit être tenue, suivant l’accord qui en a été fait, pour la volonté de tous les particuliers »44.
La formulation la plus claire du problème de la Représentation revient cependant à Pufendorf :
celui-ci tente de maintenir les deux foyers de la souveraineté : le peuple (uni par le pacte
d’association) et le prince (institué par le pacte de soumission ou de gouvernement). Mais pour
maintenir l’unité présente de l’Etat, il accepte malgré tout l’absolutisme royal : « Tout ce que veut
l’Etat (civitas), il le veut par la volonté du roi »45.
La question de la Représentation prolonge alors celle de la représentation religieuse. Selon
la parole du Christ, on ne peut servir deux maîtres. Même une fois la souveraineté ramenée sur
terre, cette exigence demeure problématique : les vassaux reconnaissaient plusieurs seigneurs46 au
risque de détruire le système féodal ; le citoyen moderne doit encore reconnaître deux volontés,
celle du peuple et celle du Prince.
En abordant la souveraineté dans les paragraphes qui relèvent du « pouvoir princier », les
Principes de Hegel semble trancher un peu vite ce problème de la Représentation politique (§§ 275
sqq.) : la souveraineté n’est rien en dehors de la présence du Souverain – au risque que son origine
et son essence s’effacent devant l’évidence d’une présence majestueuse. La majesté n’est que cela :
une grandeur sans explication, « l’image de la grandeur de Dieu dans le Prince », un « je ne sais quoi
de Divin »47.
Hegel s’oppose même à la dérivation jusnaturaliste de la souveraineté, qui mène de l’origine à
l’essence, de l’essence à la Représentation : le concept du Prince est « plutôt de n’être pas quelque
chose de dérivé ». Il lui préfère même un retour à la représentation (Vorstellung) religieuse, « qui
consiste à considérer le droit du monarque comme fondé sur l’autorité divine » (§ 279 Rem.). Et il
appuie son raisonnement sur la preuve ontologique de l’existence de Dieu48, identifiant la pensée et
43 Cf. Derathé, Rousseau et la science politique de son temps, Paris, Vrin, réed. 1995, p. 208 sq, et M. Bloch, La Société féodale,
Albin Michel, 1994, p. 209 sq., 300 sq.
44 Id., Le Citoyen, V, § 9, trad. fr., Paris, G.-F., 1982, p. 145 ; cf. ibid., XII, 8.
47 Bossuet, Politique, V, 4, §1 in Oeuvres choisies, Paris, Hachette, 1865, II, p. 113 et p. 115.
48 Cf. D. Souche-Dagues, Logique et politique hégéliennes, Paris, Vrin, 1983, p. 88.
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l’être. Marx commentera ce passage en y voyant une métaphysique de la souveraineté : ce n’est pas
le Prince qui a le pouvoir souverain, mais la souveraineté qui est le Monarque49.
C’est que, pour Hegel, la Représentation n’offre qu’une pensée de l’unité subjective ou idéale
de l’Etat : « la détermination fondamentale de l’Etat politique est l’unité substantielle en tant
qu’idéalité de ses moments… La souveraineté…n’est tout d’abord que la pensée universelle de
cette idéalité » (§ 278-279). Dès lors, comment le Représentant peut-il, comme le dit Burlamaqui en
commentant le pacte de gouvernement de Pufendorf, produire effectivement la souveraineté50 ?
Pour répondre, Hegel distingue lui-même l’Etat, comme manifestation de la volonté universelle du
peuple, et le gouvernement (dans un sens large et dynamique) qui est « la totalité vivante, la
conservation, c’est-à-dire la production continuée de l’Etat en général et de sa constitution »51. Mais
le gouvernement n’est pas en relation réciproque avec le peuple ; il est le « Soi simple de la
substance éthique totale » lié au peuple par une « connexion substantielle et absolue »52. Il ne suffit
donc plus de dire (contre Rousseau) que l’Etat est toujours actif ; il faut rajouter (« contre »
Pufendorf) que cette manifestation ne s’actualise que dans la volonté singulière du Prince : « tel est
l’aspect individuel de l’Etat en tant que tel, lequel n’est lui-même un qu’en cela » (§ 279).
La présence du prince dépasse ainsi tant la représentation religieuse que la métaphysique de la
Représentation. Elle apparaît alors dans sa forme naturelle, celle du droit de naissance et de
succession. « Cette idée de ce qui n’est pas mû par l’arbitre constitue la majesté du monarque »
(§ 281), dit Hegel, fidèle à toute sa réflexion sur l’origine de la souveraineté : c’est la même nécessité
naturelle qui réunit les hommes en famille, qui forme les peuples et qui place, au cœur de l’éthique,
une famille princière. Rajoutons que l’hérédité du trône, en le conservant pour une seule famille53
est la garantie ultime de la liberté publique (§ 286 Rem.) : elle s’oppose au « système de la
Représentation »54 féodal, laissant une multitude de seigneurs et de lignées réaliser historiquement,
dans leurs conflits à la fois arbitraires et familiaux, la fiction de l’état de nature.
Si la majesté du Prince se représente religieusement, si elle apparaît sous l’aspect naturel du droit
familial, elle ne se manifeste vraiment que dans la volonté active du Prince, « qui tient tout, qui arrête
tout ». Le Prince dispose de la totalité du « pouvoir gouvernemental »55. Ce n’est qu’ainsi que
peuvent être garanties les deux déterminations fondamentales de la souveraineté (§§ 276-278) :
premièrement, la souveraineté est différenciée, mais non divisée en parties ; deuxièmement, les
fonctions ne sont pas la propriété particulière d’individus déterminés. Opposée à la multiplication
des petits maîtres féodaux, la volonté du Prince est l’unique origine des pouvoirs et des attributions
de fonction. L’organisation gouvernementale répond ainsi à la seule logique de la décision politique,
et Hegel peut être dit « le fondateur de la théorie de la souveraineté de l’Etat »56.
Le gouvernement au sens large, maintenu par la décision souveraine. ne peut agir sans se
particulariser. Il faut donc que le pouvoir princier se différencie du pouvoir gouvernemental au sens
49 Marx, Critique de la philosophie politique de Hegel, trad. fr., Paris, Gallimard, 1982, pp.892-895.
50 cité par V. Goldschmitt, Anthropologie et politique, Paris, Vrin, 1983, p. 670.
51 Hegel, Enzyklopädie……[Encyclopédie…], § 541, p. 336 ; trad. fr., p. 317.
53 Id., Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte [Leçons sur la philosophie de l’histoire], Werke 12, p. 478.
54 Hegel, Die Verfassung Deutschlands [La Constitution de l’Allemagne], Werke 1, p. 533 ; trad. fr., p. 98, trad. modifiée.
56 H. Heller, Die Souveränität [La Souveraineté], in Gesammelte Schriften, Leiden, Sijthoff, 1971, II, p. 93. Cf. ibid., p. 60 ;
cf. J.-F. Kervégan, op. cit., p. 262 (et sur Schmitt, passim).
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strict . Ce dernier maintient et la diffuse les décisions princières sur tout un peuple (§ 287). Il est
confié à des individus choisis par le Prince en fonction de leurs qualités objectives et se divise, selon
l’objectivité des tâches, en deux grandes branches : la police (qui regroupe toutes les activités
administratives de maintien de l’organisation sociale et économique) et la justice.
Cependant, le Prince conserve tout le pouvoir qui n’est pas de l’ordre de la nécessité, mais de
l’ordre de la liberté, donc de la souveraineté au sens strict : il décide de l’ensemble des lois, préparées
par le gouvernement et le pouvoir législatif. Il reste le maître du sort (de la vie et de la mort) des
sujets jugés coupables par la justice, branche particulière de l’exécutif gouvernemental. Et il maîtrise
jusqu’à l’élaboration objective de sa décision, que son corps de conseillers partage avec
l’administration (§ 293).
Le gouvernement reste donc dans la continuité du pouvoir souverain. Si le pouvoir exécutif,
fort de sa maîtrise des aspects objectifs de la politique, s’attribuait la souveraineté, il contredirait
directement le sens de celle-ci, comme manifestation subjective de la volonté du peuple, laquelle se
manifeste objectivement dans le traitement nécessaire des affaires courantes58.
57 Cf. Cl. Cesa, « Entscheidung und Schicksal : die fürstliche Gewalt », in Coll., Hegels Philosophie des Rechts, Klett-Cotta,
1982, p. 189, p. 203.
58 Cf. B. Bourgeois, « Le Prince hégélien », in Etudes hégéliennes, p. 219.
63 Sieyès, Qu’est-ce que le tiers-état ?, Paris, Société de l’histoire de la Révolution française, 1888, p. 85. Cf. J-F. Kervégan, op.
cit., p. 265 sq, et son article « De la démocratie à la représentation », in Philosophie, 13, Paris, Editions de Minuit, 1986, pp.
38-67. Cf. également l’article de B. Bourgeois, « La nation : révolution et raison », in L’Idéalisme allemand, Paris, Vrin, pp.
193-203.
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Voyons comment la théorie hégélienne de la souveraineté détermine la place de la
représentation parlementaire, dans ce contexte plus ou moins revendicatif. Selon Hegel, la volonté
générale se manifeste en permanence, l’Etat est toujours actif : le peuple non assemblé n’est pas une
« masse informe » (§ 303), mais il est présent dans ses lois actuelles, dans son organisation familiale,
sociale et politique. Alors que le fond passif et abstrait de la pensée de Rousseau ne permet de voir
dans la convocation du peuple qu’un problème spatial, déjà surmonté dans l’histoire (en particulier
par le peuple romain), l’obstacle est, pour Hegel, temporel ou historique : le peuple ne peut plus être
assemblé politiquement (§ 279 Rem.) : depuis le monde féodal, il veut être représenté, pour donner
libre cours expression à son arbitre et à ses intérêts privés.
Cette volonté ne coïncide pas pour autant avec celle des révolutionnaires français, qui se la
représente sous la forme métaphysique, presque théologique, de la volonté nationale. La nation est
étymologiquement (et pour Hegel, § 181 Rem.) une collectivité naturelle, pré-politique, de familles
habitant le même espace, qui ne forment cependant pas encore un peuple. Les volontés de ces
familles constituent au mieux un ensemble d’intérêts privés, naturels, qui ne trouvent satisfaction ni
dans la polyarchie féodale, ni dans la représentation rousseauiste et révolutionnaire du peuple ou de
la nation, ni même dans le Parlement anglais. Ce dernier prend d’ailleurs bien soin (du moins dans
son aile Whig) de maintenir ses traditions féodales, afin que la majorité parlementaire reste au
service du gouvernement !64
Ces intérêts privés ne peuvent, finalement, se satisfaire que dans un milieu non-politique :
celui de la société civile, cet espace de libre jeu économique et social que l’Etat moderne laisse aux
individus. La société civile rend effective la fiction de l’état de nature et devient le vrai « monde
phénoménal de l’élément éthique » (§ 181). Seule la présence formelle du Prince donne alors à la
société civile la possibilité d’être représentée par un Parlement doté d’un pouvoir législatif (§ 301
Rem.)65.
Il en découle premièrement, que les Représentants, sans être liés par un mandat (la
« Vertretung », la délégation des intérêts particuliers souhaitée par les libéraux, détruirait l’idée de
Représentation souveraine 66 ), sont choisis en fonction de leur appartenance à une branche
déterminée de la société civile, à un état. Les états médiatisent le gouvernement et le peuple. Cette
médiation entièrement organisée et contrôlée par le Prince, qui reste maître du rythme de l’activité
législative et décide en dernière instance des lois.
Deuxièmement, le pouvoir législatif n’est plus au sommet de la différenciation des lois, mais
se situe plutôt à leur terme. L’Etat est actif par le Prince, garant de l’organisation gouvernemental et
de l’architecture constitutionnelle des lois. Il ne reste donc au pouvoir législatif que la « poursuite
ultérieure » (§ 298) de l’architecture, donc l’expression des détails de la volonté générale, et surtout
quand elle concerne les intérêts privés. Même dans ce domaine, le gouvernement est d’ailleurs plus
compétent que le Parlement, et c’est le Prince qui décide (§ 300). Le seul pouvoir souverain du
parlement, c’est donc le vote du budget (et donc de l’impôt) : l’universalité abstraite de l’argent
n’engage pas la vie concrète du peuple !
Mais troisièmement (et plus profondément) cela signifie que le Parlement est recentré
autour de son pouvoir subjectif : il assure le savoir des lois. Il a « pour destination que (…) la
conscience publique, en tant qu’universalité empirique des vues et des pensées du grand nombre, y
parvienne à l’existence » (§ 301). Les Représentants des citoyens y apprennent ce que décide le
Prince, ce qu’applique le gouvernement : « on s’instruit et se convainc mutuellement » (§ 309) selon
64 Cf. id., Über die englische Reformbill [A propos du Reformill anglais], Werke 11, p. 116 sq.; trad. fr., in Ecrits politiques, éd. cit.,
p. 384 sq ; cf. également Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte [Leçons sur la philosophie de l’histoire], Werke 12, p. 537 ;
cf. A. Wirsching, « Das problem der Repräsentation im England der Reformbill und in Hegels Perspektive » in Coll.,
Politik und Geschichte…Bonn, Bouvier, 1995.
65 Sur ce qui suit, voir, dans le même ouvrage, l’article de Jean-Pierre Deranty, « Le Parlement hégélien ».
66 Cf. J.-F. Kervégan, art. cit., p. 53, et A. Wirsching, art. cit., p. 108.
12
une forme de réciprocité mécanique qui se situe en deçà de la logique de la décision, épuisée par
l’organisation gouvernementale et la souveraineté du Prince.
On ne s’étonnera finalement pas que Hegel ne parle jamais directement de la souveraineté
du parlement. Il fait du pouvoir législatif une des trois « institutions de la souveraineté » (§ 297),
mais uniquement pour insister sur ce rôle médiateur de l’institution parlementaire, située entre le
monarque souverain et la totalité du peuple.
Jérôme Lèbre
67 Hegel, Die Phänomenologie des Geistes [La Phénoménologie de l’esprit], Werke 3, p. 435 ; trad. fr., II, p. 134.
68 Cf. id., Über die englische Reformbill [A propos du Reformill anglais], Werke 11, pp. 110-116 ; trad. fr., pp. 380-383.
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Hegel présente une théorie de l’Etat souverain qui laisse dans l’ombre sa théorie de la
souveraineté. On posera ici trois questions : d’où vient le pouvoir souverain, à qui revient-il, qui
l’exerce ? La triade du maître, du peuple et du prince s’offre en réponse. Les trois modes de
présence de la volonté politique qui en découlent (l’apparition, la manifestation et la
« Repräsentation ») résistent à la représentation (Vorstellung) métaphysique ou religieuse du pouvoir.
La présence du Prince semble alors garantir la manifestation de la volonté populaire contre sa
déviation anti-politique ; mais cette garantie est toujours limitée – comme l’est nécessairement tout
pouvoir souverain.
Hegel is theorizing the sovereign State, but without saying enough about sovereignty in
itself. We ask here 3 questions : where does the sovereignty come from, who is holding it, who is
using it ? The triad Master-people-Monarch gives the answer ; it leads to 3 modes of presence of
political will (apparition, manifestation and "Repräsentation"), as a combined resistance to the
metaphysical and religious representation (Vorstellung) of power. The present Monarch seems then
to protect the manifestation of popular will against its anti-political diversion ; but this protection is
always limited – like sovereign power necessary is.