Vous êtes sur la page 1sur 39

Presses de

l’Université
Saint-Louis
Variations sur l’éthique | Hélène Ackermans

La « crise de
l’humanité
européenne » et
l’avènement des
idéologies
totalitaires
Réflexions au départ des œuvres de E. Husserl, H.
Arendt et J. Habermas

Raphaël Célis
p. 147-171

Texte intégral
1 Dans son célèbre cycle de conférences prononcées au
Kulturbund de Vienne, en mai 1935, Husserl
diagnostiquait l’émergence d’une « crise » de l’humanité
européenne, liée à la victoire d’un naturalisme d’un
genre nouveau, lequel ne se limite plus à légiférer sur le
champ de la physique, de la biologie et de l’empirie pré-
humaine, mais envahit également l’horizon de
l’existence de l’homme en son sens extra-physiologique,
là où s’engendrent les œuvres de la culture et où se
poursuivent les finalités éthiques et politiques des
nations. C’est au niveau des « grandes communautés
historiques » que cette crise est éprouvée dans son
effectivité douloureuse et tragique — même si elle peut
être décrite déjà dans la sphère de plus en plus éloignée
du monde de la vie que constituent la pratique des
savants et la théorisation des phénomènes naturels
proprement dits. La crise de l’humanité européenne —
qui s’est étendue en une crise de l’humanité planétaire
— est une crise qui a pour objet la compréhension de
l’humain, ou plus exactement, du « commun » ou du
« communautaire » dans l’ordre l’humain. Elle résulte
de l’abstraction mutilante infligée à la vie éthique par
l’application à celle-ci des modèles d’interprétation
technico-scientifique, lesquels sont par essence
incapables de faire droit « aux soucis, aux efforts, aux
buts et aux intérêts » des hommes concrets, ainsi qu’à
leurs créations spécifiquement spirituelles, « aux
ouvrages issus d’une intention, aux institutions, aux
organisations »1 qu’ils habitent de l’intérieur et grâce
auxquels ils sont liés les uns aux autres par une « vie
unique ». Le tissu de la Lebenswelt, « de la vie en
communauté, de la vie des familles, des peuples, et ainsi
de suite, semble dès lors se dissoudre dans celle des
individus, qui ne sont plus considérés que comme des
objets psycho-physiques isolés »2. Une fois l’entrelacs
spirituel du vivre-ensemble raplati en la forme d’une
causalité psychophysique, les liens de continuité qui
permettent aux individus de s’entre-appartenir en un
projet historique commun se brisent pour faire place à
une situation d’anomie paralysante, minant toute
possibilité de parole ou d’action novatrices : « Si l’on
cherche donc la source de toutes nos détresses, écrit
encore Husserl, une réponse s’impose : cet objectivisme
ou cette conception psychophysique du monde, en dépit de
son évidence apparente, procède d’une unilatéralité naïve,
jusqu’à présent demeurée incomprise en son essence. Il
est absurde de conférer à l’esprit une réalité naturelle,
comme s’il était une annexe réale des corps, et de
prétendre lui attribuer son être spatial et temporel propre
à l’intérieur de la nature »3. Mais cette critique ne
s’adresse pas seulement aux sciences humaines, telles
l’histoire ou l’économie, qui méconnaîtraient l’âme
humaine dans ce qui la distingue de son soubassement
bio-physique. A vrai dire, c’est à toute l’institution
scientifique moderne que Husserl reproche d’entretenir
des préjugés culturels néfastes et de contribuer, avec la
part de responsabilité éminente qui lui revient de par
son autorité, à la « maladie » du monde occidental. De
quoi se composent ces préjugés ? De ceci qu’ils
considèrent la nature comme étant en elle-même
étrangère à l’esprit, alors même que cette nature se
présente prioritairement à nous comme une physis
humaine, comme un ethos, comme le foyer ultime de
toute humanité. En place d’humaniser la nature, la
science naturalise les comportements humains — y
compris les plus spirituels d’entre eux : ceux qui
relèvent du registre des comportements intersubjectifs
et de leur normativité spécifique. Ce faisant, elle ne
prive pas seulement la communauté du pôle référentiel
de base de son auto-compréhension, à savoir
l’incarnation dans un monde qui constitue à la fois le
« lieu » (topos) d’appartenance et le patrimoine de
l’homme universel, mais elle engendre aussi, nolens
volens, une idéologie dévastatrice qui, pervertissant le
sens commun de nos sociétés, prétend régler toutes les
activités de celles-ci en-deçà des significations et des
symboles qui lui ont été légués par la tradition, pour les
soumettre aux lois d’une nécessité d’airain que cette
même tradition s’était assigné pour tâche de surmonter,
depuis ses sources hellénique et judéo-chrétienne.
2 Le thème de la domination de la rationalité
instrumentale et de la préséance normative de la
techno-science est certes devenu un thème académique :
on le trouve développé de façon diverse chez les
fondateurs de l’Ecole de Francfort, dans la théorie
critique de Habermas, chez certains émules de la pensée
de Heidegger, mais aussi dans la pensée de certains
réformateurs du marxisme, tels Cornélius Castoriadis
ou Michel Henry. Une certaine convergence d’attitude se
dégage chez ces différents auteurs, dont témoigne tantôt
leur résolution à démarquer fermement l’existence
humaine dans sa différence d’avec tout autre registre de
l’étant, tantôt leur tentative de dégager ce qui, chez
l’homme, transcende sa relation de maîtrise opératoire
aux objets : la praxis auto-instituante et imaginaire des
sociétés, la pragmatique du discours communicationnel
et l’irréductibilité du langage performatif, le primat de
l’auto-donation de la vie sur sa reproductibilité
planifiée, ainsi que d’autres traits du phénomène
humain qui ne se laissent pas réduire à la computation
de ce que Jacques Ellul appelle « le système technicien ».
L’on peut douter cependant que ces entreprises, malgré
leur densité et leur fertilité, offrent toutes les ressources
nécessaires pour prendre la mesure du péril radical qui
pèse aujourd’hui sur les sociétés modernes. Non qu’elles
manquent de profondeur et de subtilité. Toutes, en un
sens, dans la perspective qui est la leur, s’aventurent
jusqu’aux confins de la lucidité philosophique. Mais ce
qu’elles échouent à expliquer concerne cela même qui
n’exige pas tant la profondeur ou la subtilité qu’une
certaine simplicité qui permet de rencontrer avec
ardeur les problèmes qui se posent à même la
quotidienneté : celui de l’impuissance du citoyen
ordinaire de nos démocraties devant la cruauté de la
compétition économique dans laquelle il est lui-même
contraint de s’investir corps et âme ; celui de la
tentation des intégrismes et des nationalismes, qui
s’offrent comme autant de refuges paradoxaux où
recouvrer le sentiment de notre identité et de notre
emprise sur le cours de l’histoire ; celui de l’inefficacité
de la parole et de la privatisation de l’opinion ; celui de
l’inaccessibilité croissante des pouvoirs aux mains des
grands organismes financiers internationaux ; celui de
la théatralisation de la sphère publique, où les
politiciens de métier sont confinés à la parade et au
simulacre de l’action ; en un mot, celui de la déflation
du politique, accompagnée par l’émergence d’un
totalitarisme inédit, dont le caractère formel,
dépersonnalisé et anutopique tranche étonnemment
avec les phénomènes totalitaires encore présents à
notre mémoire : le nazisme et le stalinisme.
3 A mon sens, il n’existe qu’un auteur qui puisse nous
aider dans la compréhension de ce syndrome dans la
trame duquel se condense, au niveau spécifiquement
éthique et politique, la pathologie de l’homme
contemporain diagnostiquée par Husserl. Cet auteur,
qui a toujours décliné explicitement le titre de
philosophe, n’est autre que Hannah Arendt. La
simplicité de ses analyses tient entre autres à ceci qu’elle
ne s’en réfère à aucune intuition ontologique préalable
pour orienter son jugement. En place de considérer
notre détresse comme l’issue destinale — et en ce sens
fatale — de l’oubli de la question de l’être, ou de s’en
référer au statut transcendantal autonome de la raison
pratique kantienne, sédimenté dans des jeux de langage
dont une grammaire philosophique avertie est seule à
même de confirmer la validité, H. Arendt s’en tient aux
distinctions internes au sens commun, telles que la
distinction entre le public et le privé, entre le juste et
l’injuste, entre l’agir et le produire, entre l’autorité et le
pouvoir. L’ensemble de ses recherches ne visent pas tant
à projeter sur la Lebenswelt une lumière puisée en
marge de celle-ci — dans la contemplation d’une réalité
cachée ou occultée par l’attitude naturelle — qu’à
démêler les concepts structurants qui sous-tendent les
énoncés par lesquels les acteurs de cette Lebenswelt
s’efforcent par eux-mêmes de clarifier ce qui fait sens
pour eux. C’est sur la base de l’articulation de ces
concepts et de l’explicitation de leurs contenus qu’elle se
donne ensuite les moyens de théoriser les idéologies qui
naissent de leurs confusions et de leurs perversions.
4 1. Dans les Origines du totalitarisme, publié en 1951, H.
Arendt développe une phénoménologie saisissante de
l’idéologie naturaliste qui menace à tout moment de
faire basculer les démocraties modernes. Le
totalitarisme, montre-t-elle au chapitre IV de cet
ouvrage, inaugure un « nouveau type de régime » qui
diffère profondément des formes d’oppression qui ont
précédé la Révolution française et la Restauration. A la
différence de l’autoritarisme dictatorial et
fondamentalement théocratique qui caractérise encore
les sociétés du 17ème et du 18ème siècles, le
totalitarisme fait table rase de toute légitimité
traditionnelle — que celle-ci soit ratifiée par la majorité
du corps social ou par une fraction seulement de celui-
ci. Il ne fait plus référence ni au legs des valeurs
transcendantes (le droit divin), ni aux coutumes et aux
institutions qui ont fait autrefois l’objet d’une fondation
mythique, religieuse ou plus généralement symbolique.
Sa caractéristique dominante réside précisément dans
le refus de soumettre le pouvoir qu’il exerce à l’autorité
d’aucune norme qualifiée du juste et de l’injuste, du
bien et du mal. Il ne s’installe, autrement dit, qu’une fois
récusée toute charte des droits et des devoirs — sur la
base d’une négation farouche de toute extériorité de la
loi et de toute instance de législation érigée de façon
stable. Ni vassalité, ni plébiscite, ni procuration, ni
délégation. Le totalitarisme est au sens le plus littéral
« autocratique ». Mais ce trait ne nous justifie cependant
pas à ne considérer en lui qu’une variante de la
tyrannie ou du despotisme. Par contraste avec ces deux
formes de gouvernement, qui se définissent par
l’arbitraire ou l’absolutisme d’un seul, le totalitarisme
obéit à une régularité rigoureuse et implacable : tantôt
aux règles de l’évolution présumée de la Nature, tantôt
aux lois de la progression immanente de l’Histoire,
tantôt aux deux à la fois. Comme le démontrent déjà le
national-socialisme et le marxisme stalinien,
l’éradication forcenée de toutes les racines de la
légitimité traditionnelle de la morale et du droit s’opère
au nom du savoir du principe même de toute réalité :
elle puise sa source de légitimation propre dans une
théorie portant sur les lois constitutives des espèces
vivantes ou sur les lois de l’auto-poïèse du devenir
humain. Dans un cas comme dans l’autre, c’est d’une
certaine « science » que se réclame le totalitarisme
lorsqu’il procède à la liquidation des sources du
jugement éthico-politique léguées par la
« superstructure » culturelle. Forte de la connaissance
fondamentale de cette « science », il entend produire
une humanité nouvelle selon les normes internes de son
évolution ou de son essence générique. Qu’il s’agisse de
favoriser le développement des individus les plus sains,
les plus forts et les plus adaptés à la socialisation, ou
qu’il s’agisse de libérer les classes dites productives et
industrieuses, il s’agit toujours, et cela en vertu de
l’objectivation sans reste du phénomène humain,
d’éliminer du collectif tous ceux-là que les lois du
mouvement (celui de la sélection naturelle et de la lutte
des classes) ne peuvent intégrer : les représentants des
races jugées inférieures, les handicapés, les malades
mentaux et les « asociaux », les improductifs et ceux qui
parasitent « bourgeoisement » la force de travail. La
vitalité biologique et la productivité économique se
substituent aux normes de la vertu et de la moralité
publique — lesquelles apparaissent comme des sources
d’autorité non-cognitives. La « science » de la nature
humaine et de son fonctionnement dynamique
condamne à l’irrationalité et à la sentimentalité
l’attachement aux édits des Pères fondateurs, aux
commandements de la Révélation et aux préceptes
d’une conscience critique et altruiste. Car toutes ces
prescriptions font figure d’anomalies ou de correctifs
irréalistes eu égard aux règles de fonctionnement qui
gouvernent la nécessité immanente à l’élaboration du
complexe social. Ce que le totalitarisme s’assigne
précisément pour tâche, c’est d’accélérer le mouvement
téléologique de cette nécessité, en balayant résolument
tous les obstacles d’inspiration morale ou juridique
susceptibles de l’entraver. Dans une certaine mesure, et
nous y reviendrons, le nazisme et le stalinisme
anticipent déjà sur l’ingéniérie du système social
principalement gouverné par les sacro-saintes lois du
marché néo-libéral pour lequel la déréglementation et
l’abolition des droits sociaux, destinés à limiter
l’exclusion, ont pour visée ultime de promouvoir,
d’intensifier et d’optimaliser le système d’échanges
« naturel » et « spontané » entre les producteurs les plus
performants. Tous comme les régimes totalitaires
d’antan, le régime néo-libéral élève l’économie au rang
de science cybernétique de la collectivité aux fins d’en
excréter les « errati » de la nature (chômeurs et autres
canards boiteux), ainsi que tous les éléments inadaptés
à la concurrence de tous contre tous.
5 Ce qui distingue le totalitarisme de tout autoritarisme,
fût-il le plus odieux, c’est qu’il ne s’impose pas au nom
des intérêts d’une élite, d’une couche déterminée de la
population. Il n’a pas d’intérêts « localisés ». Il ne
substitue pas une conception du juste à une autre, jugée
obsolète. Il n’oppose pas les dogmes d’une convention
aux dogmes d’un autre âge. Seul le motive la « gestion »
des mécanismes « froids comme de la glace » (selon les
paroles de Hitler) d’une infrastructure qui se situe en-
deçà de toute justice et de toute convention. Tout en
faisant recours aux mêmes procédés que la dictature —
propagande, homogénéisation des media, abolition des
droits civiques, règne de la terreur — son mode de
gouvernement n’est pas anarchique ; il procède de la
mise sur pied d’un mode d’administration, en
apparence égalitaire, indifférent à l’identité et à la
situation concrètes des individus, et qui ne réclame
aucune autre forme d’adhésion que la soumission
inconditionnelle. Ce mode d’administration n’a qu’un
seul et unique ennemi : ce que Hegel appelait « le
système de la vie éthique », c’est-à-dire l’ensemble des
symboles, des images et des représentations véhiculé
par le sens commun et dont la Constitution d’un pays
garantit l’effectivité. Ou, de façon plus condensée, le
« commun » (koinon) lui-même, en tant qu’il est
l’élément où se médiatisent et se signifient, de façon
tantôt consensuelle, tantôt conflictuelle, les différences
issues de la pluralité des statuts, des classes, des
professions et des personnes elles-mêmes. Le
« commun », ainsi que nous le préciserons, n’a de
consistance qu’au niveau éminemment politique ; il est
le fond référentiel et stable de toute citoyenneté ; il est
ce réservoir inépuisable de sens qui permet aux
individus de comprendre les événements auxquels ils
doivent faire face en vertu de l’historicité de leur
condition, et de délibérer sur la base de cette
compréhension sur la meilleure décision à prendre. H.
Arendt déclare : « Les barrières des lois positives sont à
l’existence politique de l’homme ce que la mémoire est à
son existence historique »4. Elle montre ainsi que le
consensus juris qui limite les activités s’enracine dans
l’anamnèse interprétative d’un monde commun pourvu
d’une certaine continuité, qui passe outre la durée de
vie de chaque génération et qui, tout en potentialisant
les renouveaux, les renaissances et les révolutions, se
nourrit d’eux pour s’augmenter. Or c’est tout ensemble
à l’extinction de la mémoire et au délitement des lois
instituées que travaille le totalitarisme. Ce faisant, il ne
poursuit qu’un seul but : anéantir tous les paradigmes
culturels qui nous permettent de convertir les « liens de
fer » des déterminismes aveugles de la nature en un
ethos intelligible, sous-tendu par des formes stables, et
où l’esprit humain puisse commencer à déployer des
fins hétérogènes à toute nécessité préétablie. Mais la
désolation abyssale de l’univers carcéral engendré par
le totalitarisme n’est pas seulement décrite dans nos
livres d’histoire ou dans les témoignages laissés par les
survivants du Goulag ou d’Ausschwitz ; elle est tapie au
plus profond de nos sociétés capitalistes avancées. Elle
s’annonce aujourd’hui aux citoyens ordinaires par des
signes qui ne trompent pas : le règne d’une violence
économique qui déjoue toute tentative de contrôle par
la sphère politique élue démocratiquement,
l’impuissance des tribunaux et de toute instance de
justice face au pouvoir de l’argent, la marginalisation
sans appel d’une part croissante du corps social, la
déculturation systématique des lieux d’enseignement
eux-mêmes subordonnés aux critères de la
compétitivité et de la rentabilité professionnelle, la
prolifération des prédateurs financiers qui démantèlent
par le jeu d’une spéculation sans frein les édifices
complexes de l’organisation du travail, le matraquage
médiatique et la disparition progressive de toute
éthique de l’information. Et l’on pourrait multiplier
l’énumération de ces symptômes à l’envi.
6 2. Dans la Phénoménologie de la perception, Merleau-
Ponty a longuement médité sur la réciprocité qui lie
l’hominisation de l’individu et son appartenance
historique ou sociale : « Il nous faut découvrir, écrit-il, le
monde social, non comme objet ou somme d’objets, mais
comme champ permanent ou dimension d’existence : je
peux bien m’en détourner, mais non cesser d’être situé
par rapport à lui. Notre rapport au social est, comme
notre rapport au monde, plus profond que toute
perception expresse ou que tout jugement. Il est aussi
faux de nous placer dans la société comme un objet au
milieu d’autres objets que de mettre la société en nous
comme objet de pensée, et des deux côtés l’erreur consiste
à traiter le social comme un objet. Il nous faut revenir au
social avec lequel nous sommes en contact du seul fait
que nous existons, et que nous portons attaché à nous
avant toute objectivation. La connaissance objective et
scientifique du passé et des civilisations serait impossible
si je n’avais avec eux, par l’intermédiaire de ma société,
de mon monde culturel et de leurs horizons, une
communication au moins virtuelle, si la place de la
république athénienne ou de l’empire romain ne se
trouvait marquée quelque part aux confins de ma propre
histoire, s’ils n’y étaient installés comme autant
d’individus à connaître, indéterminés mais préexistants,
si je ne trouvais dans ma vie les structures fondamentales
de l’histoire »5. Et il conclut Originairement, le social
n’existe pas comme objet et en troisième personne »6. L’on
ne saurait énoncer plus clairement la réfutation de
l’objectivisme naturaliste, amorcée par Husserl, et faire
apparaître, sur fond de cette réfutation, le lien
dialectique qui fait dépendre l’aptitude de chaque
individu à commencer quelque chose d’inédit — par la
parole et l’action — de son explication avec l’histoire et
les cultures qui l’ont précédé. S’il nous fallait rassembler
en une phrase ce moment où la pensée de Merleau-
Ponty et la pensée de H. Arendt s’entrecroisent, nous
dirions ceci : la dimension sociale de l’individu n’est
autre que sa co-naissance à la tradition — co-naissance
qui l’oblige tout à la fois à s’identifier au passé et à
rompre avec lui. La naissance, ne cesse de répéter H.
Arendt, n’est pas un processus naturel chez l’homme. Ce
dernier n’est pas appelé d’abord à perpétuer son espèce
et à obéir, pour ce faire, à une sorte de discipline
biologique immanente ; mais il est appelé à apparaître
comme un « qui » insubstituable, auquel on puisse
imputer des actions qui n’ont jamais eu lieu avant lui.
Mais l’avènement de ce « qui » — que d’autres
appelleraient la personne — n’a jamais lieu ex nihilo ; il
est lui-même un événement historique et, de ce fait,
remobilise à sa façon tout le potentiel de sens sédimenté
avant lui. La célèbre déclaration du Christ « Je ne suis
pas venu abolir la Loi mais l’accomplir » condense à elle
seule ce dont il s’agit. Toute personnalité novatrice
transgresse les normes transmises ; elle se situe par
rapport à elles dans un rapport d’écart, de distanciation,
voire de transformation. Mais transgresser n’est pas
détruire ; c’est au contraire accroître le legs reçu, c’est le
renouveler, le repossibiliser en fonction d’exigences
nouvelles. En un mot, c’est lui conférer une validation
plus large par le biais de son extension à d’autres
communautés. Il n’en va pas différemment dans le
registre politique : « la place de la république
athénienne et de l’empire romain est marquée aux
confins de notre propre histoire » parce que l’institution
même de la démocratie n’est pas compréhensible sans le
geste fondateur d’un Solon ou d’un Clisthène, et parce
que l’Etat de droit puise sa légitimité première des
ordonnances des premiers jurisconsultes romains. La
Révolution française et le code napoléonien continuent
de même, à travers les interprétations successives qui
en sont données, à exercer leurs effets dans le
règlement de nos affaires quotidiennes. Il n’y a dans la
reconnaissance de nos attaches à ces horizons porteurs
de notre monde aucun aveu de conservatisme. Cette
reconnaissance se réclame seulement de la
transcendance de notre culture, ou de sa dimension
excédentaire en significations, par rapport à toute loi
anonyme et pseudo-naturelle du devenir. Elle fait
référence à des sources d’autorité que ne peut
confisquer aucun pouvoir — étant entendu que
« l’autorité exclut l’usage de moyens extérieurs de
cœrcition et que là où la force est employée, l’autorité
proprement dite a échoué »7.
7 L’idéologie totalitaire s’oppose donc à l’exercice du sens
commun qui obéit ou désobéit à l’autorité des
fondateurs — mais qui dans les deux cas s’en inspire :
elle est la négation la plus farouche de cette triade
tradition-mémoire-fondation qui préside à l’émergence
de ce que H. G. Gadamer nomme les « pré-jugés » — ou
encore les « anticipations » — de la compréhension
éthico-politique. L’idéologie totalitaire se présente elle-
même comme exempte de tout préjugé, puisqu’elle
prétend précisément nous en affranchir. C’est là une des
raisons pour lesquelles le totalitarisme revendique à
chaque fois le statut de mouvement libérateur :
libération à l’égard d’une superstructure éthique et
religieuse dont la fonction est de camoufler les intérêts
des classes dominantes, libération à l’égard d’une
morale d’esclave et d’un appareil juridique qui
entravent l’auto-affirmation des véritables seigneurs de
cette terre, ou encore, à la manière de F. A. Hayek,
libération à l’égard des reliquats de pensée tribale qui
sévissent encore dans les Etats-providence et qui
entretiennent la nostalgie d’un mode de vie
communautaire où les règles sont dictées par le
sentiment.
8 En quoi l’idéologie totalitaire se distingue-t-elle de toutes
celles qui l’ont précédée ? Pour répondre à cette
question, il faut reformuler encore une fois la thèse de
Husserl : l’idéologie dominante n’est pas une éthique
qui occulterait la connaissance de la dynamique
spontanée de la nature et de l’histoire. Elle est
exactement l’inverse : elle est elle-même, en son fond,
une construction scientifique8, ou pseudo-scientifique,
appliquée sans restriction à toutes les manifestations de
l’homme. « Une idéologie est très littéralement ce que son
nom indique : elle est la logique d’une idée. Son objet est
l’histoire, à quoi l’idée est appliquée... L’idéologie traite
l’enchaînement des événement comme s’il obéissait à la
même loi que l’exposition de son idée »9. En termes
habermassiens, l’idéologie est l’absorption de toute
activité communicationnelle — l’interaction des acteurs
sociaux médiatisée par des symboles10 — par l’activité
rationnelle régie par son rapport à une fin déterminée.
L’idéologie explique par des prévisions conditionnelles,
susceptibles de vérification empirique et de calcul
stratégique, ce qui se thématise normalement par le
langage des intentions, des convictions, des règles de
préférence et des obligations. Habermas distingue lui
aussi, quoique de manière moins critique, entre les
sociétés traditionnelles et les sociétés en voie de
modernisation qui confirment la prééminence du
développement des forces productives — et avec elles la
prééminence de l’homo œconomicus — sur la logique
d’interaction ayant pour thème « la justice et la liberté,
la violence et l’oppression, la satistaction et le bonheur, la
misère et la mort », en un mot « les problèmes de la vie en
collectivité et ceux de la destinée individuelle »11.
« L’expression de société traditionnelle, écrit-il, se réfère
au fait que le cadre institutionnel repose sur le fondement
incontesté de la légitimation par certaines interprétations
mythiques, religieuses ou métaphysiques de la réalité
dans son ensemble, qu’il s’agisse du cosmos ou bien de la
société. Les sociétés traditionnelles existent aussi
longtemps que le développement des sous-systèmes
d’activité rationnelle par rapport à une fin se tient à
l’intérieur des limites de l’efficacité légitimante des
traditions culturelles. Il en résulte une ʻpréséance’ du
cadre institutionnel qui n’exclut pas tout changement de
structures par suite d’un potentiel surabondant de forces
productives, mais qui exclut bien toute dissolution par la
critique de la forme traditionnelle de légitimation. Le fait
que cette dernière soit ainsi inattaquable est le caractère
significatif permettant de distinguer les sociétés
traditionnelles de celles qui ont franchi le seuil de la
modernisation »12.
9 Puisqu’elle se présente comme un système scientifique
d’expérimentation et de prédiction, l’idéologie est par
essence un type de discours réfractaire à toute
discussion. Mais elle ne peut s’imposer, note Habermas,
qu’au moment où les ressources traditionnelles de
légitimation sont taries. Or, un tel tarissement
correspond-il à ce que Max Weber considère comme un
« désenchantement » inéluctable des sociétés modernes,
issu de la laïcisation des valeurs et du développement
spectaculaire de la technologie ? Si une telle hypothèse
ne manque pas d’attrait, elle a pourtant pour défaut de
poser comme évident cela même qu’elle prétend
expliquer. C’est là ce qui apparaît tout à fait clairement
dans la thèse post-wébérienne de Habermas : « Au seuil
de l’époque moderne, la rationalité des jeux de langage
liée aux activités de la communication se trouve
confrontée à une rationalité des relations entre les fins et
les moyens, laquelle est liée aux activités instrumentales
et stratégiques. Dès lors que cette confrontation devient
possible, c’est la fin de la société traditionnelle »13. Et
Habermas de justifier cette affirmation par le
raisonnement qui suit : « Le capitalisme se définit par un
mode de production qui non seulement pose ce problème
mais aussi le résout. Il offre une légitimation de la
domination qui ne descend plus du ciel de la domination
culturelle mais qui peut être établie sur la base du travail
social. L’institution du marché, où des propriétaires
privés échangent des marchandises, jusques et y compris
le marché où des personnes dépourvues de propriétés
échangent pour toute marchandise leur force de travail,
promet la justice et l’équivalence dans les relations
d’échange. Avec cette catégorie de la réciprocité,
l’idéologie bourgeoise fait elle-même d’un rapport propre
à l’activité de type communicationnel le fondement de la
légitimation. Mais ici le principe de la réciprocité est dès
lors le principe d’organisation du processus social de
production et de reproduction lui-même. C’est pourquoi le
pouvoir politique peut être désormais légitimé ‘par le bas’
et non plus seulement ‘par le haut’ (en se réclamant d’une
tradition culturelle) »14. Cette description est en un sens
tout à fait juste et concorde jusqu’à un certain point
avec les analyses que H. Arendt nous propose de
l’inversion opérée, dans les Temps modernes, entre la
légitimation culturelle du pouvoir politique en termes
de culture et de tradition, et celle qui se fait par nature
— « par le bas ». Cependant, elle présuppose comme
allant de soi que la société capitaliste, en raison du
succès technique qui fut le sien, ait pu provoquer sponte
sua le renversement anthropologique qui consacre le
primat de l’homo laborans sur l’homo politicus, ou
encore la substitution du travailleur au citoyen — alors
même que cette substitution n’a nullement cours chez
des penseur « éclairés » et pourtant résolument
« modernes » comme Montesquieu et Tocqueville.
10 Pour que le modèle de l’homo laborans ait pu l’emporter
sur le modèle de l’homo loquax, plusieurs conditions
doivent être remplies — lesquelles ne relèvent pas du
capitalisme comme tel, quand bien même elles seraient
à l’origine des effets paradoxaux de celui-ci. La
première de ces conditions réside dans l’assimilation de
la physis humaine à un processus naturel neutre,
indifférencié et inaccessible à l’entendement commun :
« rendre compte des contradictions entre les faits comme
des moments d’un mouvement unique, identique et
cohérent »15, tel est le propre de l’activité idéologique
strictu sensu. Non seulement l’idéologie prétend rendre
compte de la pluralité des phénomènes humains sur la
base d’un certain nombre de principes simples et
unilatéralement définis, mais elle prétend que la
« substance » de ces phénomènes se situe au-delà de la
perception ordinaire et qu’elle ne peut être reconstruite
abstraitement que par le savoir d’un observateur
prétendument désimpliqué. Autrement dit, elle déplace
la fameuse dichotomie ente l’être et l’apparaître du
registre de la vita contemplativa (comme activité
théorétique pure) vers tous les registres de la vita activa
(travail, œuvre, action), qu’elle uniformise selon les
dimensions d’une seule catégorie. C’est là une constante
que l’on retrouve dans chacune des variantes du
totalitarisme : la propagation violente d’une doctrine
qui entend déceler des mécanismes secrets — ceux de la
production et de l’autoreproduction de l’espèce —
derrière tous les phénomènes et les événements qui
pour le sens commun ont une signification manifeste.
Qu’il s’agisse de la génétique comme science des races
les plus adaptées, qu’il s’agisse de la science des
conditions matérielles sous-jacentes à l’histoire, qu’il
s’agisse du monétarisme et de la mystique de la « main
invisible », la démarche du totalitarisme a toujours pour
but de contraindre les comportements à se plier à la
logique de forces non-manifestes qui les gouvernent à
leur insu.
11 La deuxième condition qui doit être remplie pour que le
capitalisme se mue en un système de domination qui
fasse l’impasse sur toute forme de légitimité
traditionnelle, c’est que la justice devienne synonyme,
comme le note Habermas sans y prendre garde, « à
l’équivalence des relations d’échange »16. Que l’idée de
justice puisse être confondue avec le dispositif de
régulation du droit privé qui ordonne le marché
présuppose que la tâche de l’Etat soit réduite à
surveiller de manière policière le respect des contrats
qui lient les protagonistes du marché. Ce processus
implique que ne soit plus considéré comme « commun »
à tous les individus que leur effort consenti au bon
fonctionnement de l’organisation du travail et leur
participation au cycle biologique de la production-
consommation. Plus radicalement, il s’appuie sur un
postulat, cher au nazisme et au communisme, et que le
néo-libéralisme a installé au cœur de sa doctrine : à
savoir que le travail productif est la seule forme de vie
sensée du vivre-ensemble humain. Arbeit macht frei !
Quiconque s’inscrit en faux contre cet adage se voit
immédiatement ravalé au rang de détritus social et perd
jusqu’à son droit à l’existence. N’être plus que le support
ou le corrélat (toujours concurrencé) de sa plus-value et
de sa rentabilité, c’est « l’une des expériences les plus
radicales et les plus désespérées de l’homme »17 écrit
encore H. Arendt.
12 Cependant, toute la tradition demeure à notre
disposition pour démentir pareil postulat. Non
seulement le travail n’y est jamais élevé au rang de fin
dernière (à moins que d’être vécu comme l’expiation
mortelle de la faute absurde d’être né), mais il y est
considéré comme la source même de toute aliénation et
de toute désolation. Au siècle des Lumières, le progrès
de la technique est apparu comme la promesse d’un
affranchissement joyeux à l’égard des lois d’airain qui
nous enchaînent aux forces les plus primaires de la
nature, autorisant enfin l’être humain à consacrer un
maximum de temps à l’éducation, à l’étude et, par
dessus tout, à la sphère publique en tant que lieu du
« bien-vivre ». Or, à l’époque qui est la nôtre, nous
faisons l’expérience d’une nouvelle révolution
technologique qui, dans une perspective analogue,
devrait confirmer de tels espoirs. « C’est l’avènement de
l’automatisation, écrit H. Arendt, qui, en quelques
décennies, probablement videra les usines et libérera
l’humanité de son fardeau le plus ancien et le plus
naturel, le fardeau du travail, l’asservissement à la
nécessité. Là encore, c’est un aspect fondamental de la
condition humaine qui est en jeu ; mais la révolte, le désir
d’être délivré des peines du labeur, ne sont pas modernes,
ils sont aussi vieux que l’histoire. Le fait même d’être
affranchi du travail n’est pas nouveau non plus ; il
comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement
établis de la minorité. A cet égard, il semblerait que l’on
s’est simplement servi du progrès scientifique et technique
pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé
sans jamais pouvoir y parvenir.
13 Cela n’est vrai, toutefois, qu’en apparence. L’époque
moderne s’accompagne de la glorification théorique du
travail et elle arrive en fait à transformer la société tout
entière en une société de travailleurs. Le souhait se
réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment
où il ne peut que mystifier. C’est une société de
travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et
cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et
plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de
gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire,
car cest ainsi que le travail fait vivre ensemble les
hommes, il ne reste plus de classe, plus d’aristocratie
politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une
restauration des autres facultés de l’homme. Même les
présidents, les rois, les premiers ministres voient dans
leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la
société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques
solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des
œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce
que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une
société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de
la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer
de pire »18.
14 3. Si l’on prend ces lignes de H. Arendt au sérieux, il ne
fait aucun doute que l’étiologie de la montée des
totalitarismes n’est pas à chercher du côté du
développement des techniques, ni même du côté du
triomphe de la rationalité instrumentale, mais dans la
propagation d’une idéologie qui s’est peu à peu
transformée en une « anthropologie » dont les
présupposés ont acquis au fil du temps une force
contraignante soustraite à toute discussion véritable.
Parmi ces présupposés, nous en analyserons brièvement
trois, que nous nommerons de la façon suivante : 1)
l’héraclitéisme social et la mobilisation générale des
énergies ; 2) l’individualisme méthodologique ; 3)
l’abaissement de l’activité politique en procédures de
gestion. Ces trois présupposés composent bien entendu
un entrelacs indivisible. Et c’est par souci de clarté que
nous les exposons ici séparément.
15 1) Ce n’est pas un hasard si, dans le texte que nous
venons de citer, H. Arendt fait allusion à ces quelques
« solitaires » qui considèrent « ce qu’ils font comme des
œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie ».
Outre que les œuvres constituent des objets d’usage,
destinés à l’édification d’un monde durable où habiter
et séjourner, et non des objets promis à la
consommation immédiate, il est un autre trait qui les
caractérise éminemment : elles sont d’abord conçues en
vue d’elles-mêmes, ou en vue des significations qui se
déposent en elles, et non en vue de l’obtention d’une
plus-value quantifiable. La question qui vise à décider si
certains artistes ou intellectuels ne se montrent pas, en
dernière instance, aussi âpres au gain que leurs
semblables ne fait pas sens dans ce contexte. Il s’agit de
comprendre en un premier temps la fonction
qu’occupent les œuvres dans notre monde social. Or, s’il
est vrai que quelque chose comme des œuvres existe
encore, non seulement celles-ci ne sont pas assimilées et
détruites par une consommation immédiate
(puisqu’elles nous survivent la plupart du temps), mais,
plus radicalement, elles n’augmentent en rien la
productivité de la collectivité où elle sont nées. A
l’inverse, les biens de consommation, outre le fait qu’ils
sont voués à une disparition rapide, ont pour rôle
essentiel d’accroître les capacités de production de ceux
qui les ont écoulés sur le marché. En effet, une part
importante de leur valeur sera réinvestie sous la forme
de biens immobiliers et d’outils, lesquels permettront
d’intensifier ou de perfectionner le processus de
production lui-même. C’est dire d’emblée que dans nos
sociétés industrielles, le travail ne vise pas
prioritairement à satisfaire des besoins, ni même à
pourvoir les nantis en utilités excédentaires et
superfétatoires, mais qu’il poursuit de tout autres buts :
la démultiplication exponentielle de la puissance de
production elle-même. Dans une optique assez naïve et
optimiste des choses, cette finalité assignée au travail
devrait nous conduire au seuil d’un état d’abondance,
où les quantités de biens produits devraient excéder
largement la demande sociale. Et l’on peut affirmer,
sans trop de risques, que même un théoricien aussi
critique que Karl Marx a misé, moyennnant quelques
modifications structurelles, sur la possibilité d’une issue
aussi heureuse pour la logique du capital. C’est ce qui
explique que cet auteur ait pu partager la conception
prométhéenne du travail d’un Adam Smith, pour qui
l’activité industrieuse de l’homme représentait
l’expression de sa vertu la plus haute. Sur ce point,
l’histoire du vingtième siècle nous a toutefois déniaisé :
nous constatons aujourd’hui avec lucidité que notre
économie engendre aussi bien rareté que richesse. Et
même davantage : qu’elle construit, au niveau mondial,
l’engrenage fatal d’une paupérisation galopante. Car ce
n’est pas tant à la prolifération des biens que contribue
pareille économie, qu’à la cumulation, en des lieux de
concentration toujours plus restreints, d’un outil de
pouvoir évanescent et immatériel : l’argent.
16 De même, l’héraclitéisme social ne se fonde pas tant
dans les cyles de la vie biologique que dans la
mobilisation générale de tous les individus vers la
conquête d’un idéal de surpuissance aussi utopique
qu’abstrait. En témoignent les mots d’ordre aujourd’hui
incontestés de la concurrence et de la compétitivité, les
thèmes de la performance et de la rentabilité. L’homo
laborans reçoit sans cesse — par la voie des media, de la
publicité et des circulaires administratives —
l’injonction de cultiver sa force de production de façon
maximale et de l’investir sans retenue dans ses activités
professionnelles. Ce volontarisme débridé propulse
l’homme et son monde dans un processus de dissolution
accéléré, où chaque geste, où chaque produit fini sont
d’emblée ressaisis comme le moyen terme d’opérations
futures, à tel point nous dit H. Arendt, que dans nos
industries, l’on conçoit « des objets pour la capacité
opérationnelle de la machine au lieu de concevoir des
machines pour la production de certains objets »19.
Michel Henry explicite ce problème en ces termes :
« c’est le procès technique lui-même qui devient
désormais le but d’une production qui trouve par ailleurs
sa réalité en lui, dans l’ensemble des dispositifs matériels
dont il se compose (...) Quand l’opération de la production
se ramène au fonctionnement d’un procès physique, ces
produits ne sont plus que les éléments de ce procès et
n’ont d’autre fonction que de s’intégrer à lui »20. Dans cet
univers où la circulation, précise H.Arendt,
l’instantanéité et l’opérationalité corrodent la plus
infime parcelle de matière, « il ne s’agit plus tellement de
savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos
machines, mais si les machines servent encore le monde
et ses objets ou si au contraire avec le mouvement
automatique de leurs processus elles n’ont pas commencé
à dominer voire à détruire le monde et ses objets »21.
17 Est-ce à dire que le travail de l’homme soit, par essence,
condamné à demeurer infécond, et que son ingéniosité
soit tournée en dérision par la nature ? Non point. Une
telle hypothèse nous enfermerait dans un cercle dont
seule une lutte encore plus aggressive contre notre
propre nature pourrait nous libérer. La thèse émise par
H. Arendt est d’une surprenante simplicité : le travail
normé par le travail, semble-t-elle nous dire, est gros
d’une absurdité au moins aussi énorme que celle du
labeur de Sysiphe. Dit autrement : il existe un seuil où
l’effort consenti au travail devient autodestructeur. Car,
pour que le travail soit utile socialement, il exige d’être
finalisé par d’autres normes que celles de l’économie —
comprise comme oikonomia, comme organisation des
affaires de la maison. Ainsi, pour reprendre l’exemple
de l’artiste, la production d’une œuvre exige du travail,
mais son résultat est autre que la réactivation d’un
nouveau travail : elle permet le loisir, la contemplation,
le jeu, la communication. Et il en va de même pour
l’action : celle-ci n’est praticable qu’une fois le travail
accompli, voire désinvesti. L’action exige une
disponibilité sans contrainte pour les affaires de la cité.
Elle exige que l’on porte au grand jour non le « quoi » de
son labeur, mais le « qui » de sa responsabilité envers
tous. « En agissant et en parlant les hommes font voir qui
ils sont, révèlent activement leurs identités personnelles
uniques, et font ainsi leur apparition dans le monde
humain, alors que leurs identités physiques apparaissent,
sans la moindre activité, dans l’unicité de la forme du
corps et du son de la voix. Cette révélation du ‘qui’ par
opposition au ‘ce que’— les qualités, les dons, les talents,
les défauts de quelqu’un, qu’il faut étaler ou dissimuler —
est implicite à tout ce que l’on fait et tout ce que l’on
dit »22. Œuvre, parole et action assignent ainsi tout à la
fois sa limite et sa finalité au travail : celui-ci n’a de sens
que s’il pourvoit l’être humain de ce qui lui est
nécessaire pour œuvrer et agir librement, en le libérant
des entraves de la nécessité et du conditionnement
biologique.
18 Or, c’est précisément cette hiérarchisation des activités,
où l’importance et la signification du travail dépendent
de normes hétérogènes à la production, que l’idéologie
totalitaire s’efforce d’aplanir. Dans une socitété où
l’augmentation de la puissance guerrière et financière
se profile comme seul horizon d’avenir, il n’est plus
aucun ordre éthique ou politique qui puisse s’édifier. La
permanence et la fonction critique des valeurs, qui
subordonnent le travail à la recherche d’une
manifestation de l’humain plus essentielle, y sont
balayées par un processus de métabolisation constante
des énergies. Car les lois morales et les facteurs
d’autorité traditionnels y font toujours figure d’obstacle
à la darwinisation de l’espèce. Pour que le travail puisse
n’avoir d’autre fin que sa répétition infinie, il faut
préalablement que l’existence de l’homme vivant et
discourant en compagnie paisible avec ses semblables
soit jugée comme futile et vide. La désagrégation de
toutes les relations intersubjectives symboliquement
médiatisées — avec le sentiment de monotonie et
d’ennui qui en émane — est la condition sine qua non
pour que l’homme consente à sa militarisation
opératoire à l’intérieur de ce que l’on appelle
aujourd’hui l’écosystème.
19 2) Ce qui frappe d’entrée de jeu dans le profil de tous les
systèmes totalitaires, c’est l’indistinction entre la société
civile et l’Etat. Non que l’Etat comme instance de
contrainte et de répression ait disparu. Ainsi que
Hobbes déjà l’avait thématisé à l’aube de la modernité,
l’absolutisme de l’Etat est d’autant plus justifié que la
société civile, déchirée par des intérêts aussi
anarchiques que contradictoires, est incapable de
maintenir sa propre conservation. La crainte inspirée
par l’Etat est donc le seul mobile susceptible de faire
respecter l’ordre social fondé sur le droit à la propriété.
L’Etat est seul à pouvoir simultanément encourager les
individus dans l’accomplissement de leurs intérêts
privés et à les obliger à rationaliser ces intérêts par
l’organisation d’une collectivité de producteurs. Dans
cette perspective, l’Etat n’est plus à proprement parler
un espace d’interaction supra-social : il se confond avec
l’administration et la police chargées de veiller, comme
le dirait F. A. Hayek, « au respect des règles de juste
conduite qui assure l’efficacité des contrats, l’inviolabilité
de la propriété, et le devoir de dédommager autrui pour
les torts qu’on lui inflige »23. Chez Hobbes donc, dont la
théorie est utilisée par H. Arendt à titre de paradigme
pour l’interprétation des apories des sociétés ultérieures
au 17ème siècle, le citoyen est déjà réduit au rang
d’homo œconomicus, et le souverain au rang de
superintendant d’une vaste entreprise ménagère.
L’homme y trouve sa réalisation authentique dans la
sphère des activités productives et marchandes — c’est-
à-dire dans la maîtrise optimale de la nécessité. La
liberté est donc pour lui exclusivement individuelle et
formelle : elle a pour objet la stratégie visant la réussite
sociale. Toute initiative ayant pour fin d’instituer une
autre forme de communauté que celle qui se consacre à
la gestion sécurisante de l’industrie et du commerce est
strictement prohibée dans ce modèle : la quête du bien
commun ou la délibération publique sur les normes
éthiques du bien-vivre en général n’y ont pas leur place.
20 Ces prémisses ne suffisent peut-être pas à expliquer la
naissance d’un régime totalitaire, mais elles en
constituent pourtant les a priori déterminants. En effet,
elle sont à l’origine d’un conflit sans issue par lequel
l’homme moderne s’avoue à la fois incapable de vivre
en société (car celle-ci n’est qu’un moyen pour
l’actualisation de ses buts individuels), et incapable de
vivre en dehors d’elle. J.-J. Rousseau fut l’interprète le
plus éloquent de ce conflit. Sa révolte n’est pas tant
dirigée contre l’Etat que contre le conformisme social
engendré par une société littéralement « despotique » —
dont tous les membres agissent comme s’ils
appartenaient à une immense maisonnée dont les règles
de fonctionnement ne cessent de porter atteinte à
l’intimité de chacun. C’est là la contradiction la plus
profonde de l’individualisme : les modèles sociaux qui
s’en inspirent contraignent l’être humain à une
adaptation à ce point uniformisée à leur milieu qu’ils
excluent tout uniment la manifestation de leur pluralité
— au niveau spécifiquement politique — que la
protection de leurs particularités personnelles. La
raison en est que les règles de droit n’y sont plus
envisagées comme le fruit d’une transformation
concertée de l’ethos commun, mais comme des décrets
ayant pour fonction l’intégration forcée dans une quasi-
nature hors de toute emprise directe des citoyens eux-
mêmes. F. A. Hayek résume admirablement ce trait
commun à toutes les idéologies négatrices de
l’autonomie du politique par rapport au social lorsqu’il
déclare : « Pour qu’un certain ordre d’ensemble
s’établisse, il suffit que les réponses des individus aux
événements de leur milieu soient semblables dans un
certain nombre de cas abstraits »24. Or, rien ne peut
garantir la similitude de telles réponses sinon la
soumission contrainte aux règles formelles de cette
mécanisation des rapports sociaux. Ici encore l’idéologie
naturaliste a son mot à dire : la similitude des réponses
émises ne serait pas contrainte, mais « spontanée ». Elle
aurait pour origine la seule raison procédurale motivant
les individus épars à s’organiser selon la pente naturelle
de leurs intérêts. La mauvaise foi sous-jacente à ce
présupposé est évident. D’une part, celui-ci nous
présente comme « spontané » un « ordre d’ensemble »
éminemment construit, comme l’est tout édifice
juridique, celui-ci fût-il limité au dispositif de régulation
du marché d’un droit privé formel. D’autre part, il
restreint la notion même de liberté individuelle à la
faculté d’adaptation. De ce fait, il réduit le vivre-
ensemble, où cette liberté est censée s’exercer, à n’être
qu’une sorte de laboratoire expérimental, où toute
action tend à inventer, de façon strictement solitaire, les
règles de conduite les mieux ajustées à la poursuite de
ses objectifs singuliers. Une telle biologisation de
l’action va bien entendu de pair avec l’affirmation selon
laquelle il est illégitime pour l’individu de prétendre
œuvrer à la réalisation de buts collectifs et d’identifier
sa raison à l’intelligence du bien commun. Dans une
telle perspective, la possibilité pour une raison pratique
de s’émanciper de la sphère du travail pour s’élever à
l’action normative plurielle, ayant pour objet la
signification du travail lui-même et la création d’un
ordre institutionnel plus juste, est d’emblée avortée. Ce
n’est pas seulement la sélection domestique, inhérente
au processus de l’adaptation, qui s’avère ainsi confirmée
dans son rôle de Norme absolue du social. Mais cette
disciplinarisation a pour corrélat l’élimination de toute
sphère politique véritable.
21 « Il faut tenir les sujets épars ; c’est la première maxime
de la politique moderne », a écrit J.J.Rousseau25. Or,
l’individualisme méthodologique n’offre plus guère aux
individus eux-mêmes qu’une seule alternative : soit
l’homogénéisation et l’indifférenciation au prix de ce
qu’il y a de plus humain dans l’homme — la faculté de
parler et de faire sens dans l’horizon de ce que Hegel
appelait l’universel concret — soit l’exclusion résignée
dans l’anti-étatisme révolté. Dans un cas comme dans
l’autre, la manifestation libre, dialogale et différenciée
de l’être-l’un-avec-l’autre s’efface au profit d’une
régression vers un type de société pré-archaïque, dont la
cruauté et la violence vont bien au-delà de celles qui
sévissent dans les communautés animales.
22 3) Les thèses de H. Arendt relatives à la confusion
typiquement moderne entre le « faire » et l’« agir »,
entre la praxis et la technè sont trop bien connues pour
que nous en tracions ici la genèse. Gardons seulement à
l’esprit la distinction d’Aristote dont H. Arendt fait
usage : « Autre est le genre de l’action, autre celui de la
production. La production a en effet une fin différente
d’elle-même, l’action n’en a pas ; car c’est l’action
humaine (eupraxie) elle-même qui est sa propre fin »26.
Nous nous contenterons donc d’en dégager quelques
implications susceptibles de clarifier le noyau
idéologique de certains discours politiques
contemporains. En premier lieu, il convient de rappeler
que la substitution du faire à l’agir s’accompagne d’une
modalisation appauvrissante de la notion de
citoyenneté en fonction des normes propres à l’homo
faber, constructeur et fabricateur. La productivité et la
créativité, qui sont devenues « les idéaux suprêmes, voire
les idoles de l’époque moderne »27, sont aujourd’hui
appliquées sans restriction à la sphère politique, réduite
à n’être plus qu’un simple auxiliaire de l’économie. Or,
agir sur le mode du faire, supputer les coûts et les
bénéfices de telle ou telle transaction, c’est
nécessairement négliger l’inattendu, l’imprévisible,
l’événement historique dans sa facticité. Si la « pensée
calculante » est inévitable, dès lors qu’il s’agit de
maîtrise et de domination, elle est foncièrement
déplacée dans le domaine de la sphère politique où il ne
s’agit plus de traiter de façon experte d’une
combinaison optimale de moyens en vue d’une fin
donnée, mais de décider de l’essence même de la fin à
poursuivre. Pour reprendre le mot de Lessing, la
politique s’interroge sur l’utilité de l’utilité elle-même.
Sur ce plan, il n’existe pas de consensus naturel, ni
encore moins de « main invisible », dont l’index
pointerait, à la façon de l’aiguille d’une boussole, vers le
lieu de convergence téléologique de toutes les activités
égoïstes séparées. « La réalité du domaine public repose
sur la présence simultanée de perspectives. Ce n’est pas
d’abord la ‘nature commune’ de tous les hommes qui
garantit le réel ; c’est plutôt le fait que, malgré les
différences de localisation et la variété des perspectives
qui en résulte, tous s’intéressent toujours au même
objet »28. Sans l’institution d’un espace de débat
incessant, où les dissensions quant à la nature du Bien à
déterminer sont problématisées et explicitement
communiquées à tous, l’action politique n’est qu’un
simulacre : elle se réduit, comme c’est
malheureusement le cas dans un nombre toujours
croissant de nos démocraties, à la parodie de la parole et
à la mise en scène médiatique de confrontations dont
les protagonistes étalent davantage leur psychologie que
leurs pensées et leurs points de vue sur les affaires de la
cité. H. Arendt est très rigoureuse sur ce point : « notre
sens du réel dépend entièrement de l’apparence », et donc
de l’existence d’un domaine public où les problèmes qui
préoccupent le sens commun, où les questions que se
pose chaque citoyen peuvent apparaître au grand jour29.
Très proche d’Habermas sur ce point, elle considère que
le fond ultime de la Lebenswelt n’est autre que l’espace
public de discussion. Le sol ultime de l’être, chez les
humains, n’est pas la nature réifiée par la raison
instrumentale, mais le monde commun en tant qu’objet
de controverse et de conciliation : « le mot ‘public’
désigne le monde lui-même en ce qu’il est commun à tous
et se distingue de la place que nous y possédons
individuellement »30. L’entrée dans l’espace public
s’accompagne donc d’un acte de dépossession par
rapport à l’idion, par rapport aux stratagèmes privés qui
motivent notre auto-affirmation en tant que force vitale
de production, en tant qu’agents économiques. La
citoyenneté exige même que celui qui en revendique la
qualité renonce à faire valoir ses intérêts intimes dans
cet espace de discussion, voire qu’il les sacrifie en partie
pour mettre son avoir économique au service de la
réalisation d’une forme d’existence plus essentielle en
laquelle tout un chacun est concerné. C’est alors
seulement que l’être humain, en pratiquant le langage
qui n’appartient par essence à personne en particulier,
accède au véritable statut d’animal politique : lorsqu’il
cesse, par le jeu de l’interlocution, de monologuer et de
s’établir en « maître du sens », lorsqu’il se laisse, comme
le dirait Husserl, co-constituer par autrui, et contribue
par l’initiative de son dire et de son agir à l’élaboration
d’institutions supra-économiques — celles du Droit et de
l’Etat — en lesquelles seules quelque chose de l’idée de
l’humanité puisse se reconnaître et se concrétiser.
Précisons : « L’animal laborans a le droit d’occuper le
domaine public et cependant, tant qu’il en demeure le
propriétaire, il ne peut y avoir de domaine public, mais
seulement des activités privées étalées au grand jour »31.
Il ne s’agit donc pas d’en revenir à la cité antique où
l’homme asservi au labeur ou engagé dans des activités
commerciales — l’esclave et le métèque — étaient exclus
du cercle des hommes libres et égaux. Il ne s’agit pas
non plus d’en revenir à l’alternative entre capitalisme et
communisme — ces « deux jumaux vêtus de façon
différente » — qui tous deux, selon des modalités
différentes, engendrent l’expropriation et le nivellement
de toutes les activités à la logique de la raison
instrumentale32. Ce que H. Arendt entend promouvoir,
c’est une conception éthique de l’Etat où les citoyens
seraient à nouveau en mesure de délibérer, selon les
termes de Habermas, non plus seulement sur « ce que
nous voulons avoir pour vivre », mais sur le « comment
nous aimerions vivre »33. Par cette distinction, elle ne
prétend pas faire le procès de la raison instrumentale
en tant que telle, ou nier que celle-ci puisse comporter
des avantages sur le terrain qui lui revient — celui de la
poièsis sous toutes ses formes, y compris dans sa
dimension artistique. Ce qu’elle dénonce, « c’est plutôt la
généralisation de l’expérience de la fabrication dans
laquelle l’utile, l’utilité, sont posés comme normes ultimes
de la vie et du monde des hommes »34. Une telle
généralisation n’engendre pas seulement une forme de
vie sociale « unidimensionnelle » où l’abondance des
biens de consommation et la sécurité sociale deviennent
des finalités exclusives. Elle constitue la donnée
idéologique de base du totalitarisme. Car elle provoque
l’apathie et même l’hostilité envers la vie publique.
Toutes deux, démontre H. Arendt, ont les mêmes
racines : « un mode et une philosophie de la vie si
constamment et exclusivement axés sur le succès ou
l’échec de l’individu dans une compétition impitoyable
que les devoirs et les responsabilités du citoyen ne sont
plus ressentis que comme une vaine déperdition de temps
et d’énergie »35. Toutes les conditions sont alors remplies
pour que le pouvoir soit confié à des « hommes forts »
qui élimineront de leurs préoccupations toutes les
questions futiles relatives à la justice et à la
responsabilité de tous envers tous. Ils concentreront
leurs efforts à renforcer encore davantage
l’organisation de la pluralité constituante du corps
social en un gigantesque réseau de réaction
« scientifiquement » contrôlable. Leur programme
consistera à « fabriquer quelque chose qui n’existe pas, à
savoir une sorte d’espèce humaine qui ressemble aux
autres espèces animales et dont la seule ‘liberté’
consisterait à ‘conserver l’espèce’ »36. L’on ne saurait
imaginer de fiction dont la négation de l’homme concret
soit plus violente. Et l’on est en droit de se demander si
l’effroyable spectacle des camps d’extermination n’est
censée fournir qu’une vérification « théorique » de cette
fiction, ou s’il ne faut pas oser se demander, comme le
fit G. Marcel, « si les camps de concentration ne peuvent
pas en quelque sorte être regardés comme la figure
anticipée et sinistrement caricaturale du monde qui
vient »37.

Conclusion
23 Les lignes qui précèdent n’ont pas la prétention de
décrire l’idéologie totalitaire dans toute sa complexité,
ni même d’en retracer, fût-ce de manière schématique,
la généalogie. En cherchant à esquisser, avec le plus de
concision possible, les invariants de cette idéologie
spécifique, notre intention a été de jeter quelque
lumière sur le désarroi que nous vivons présentement.
En effet, le parallèle entre ce qui se passe aujourd’hui
dans les pays conquis par le néo-libéralisme et les
expériences traversées naguère par l’Allemagne nazie et
les pays gouvernés selon les préceptes du marxisme
léninisme est trop évident pour que l’on ne s’efforce
point d’en comprendre la parenté profonde. L’on nous
objectera bien sûr que les régimes néolibéraux ne font
pas recours à la police ni à la violence physique en
général. Mais les méthodes de propagande utilisées
autrefois pour obtenir l’embrigadement des peuples
allemand, russe et chinois n’étaient pas, loin s’en faut,
uniquement fondées sur la terreur et la répression. Une
bonne partie de ces peuples ont adhéré à l’idéologie du
Führer ou du Parti avec la certitude que leur
renoncement à la démocratie véritable serait compensé
par un surcroît de richesse et d’égalité, par une
intégration sociale plus forte, par le bonheur dû à ceux
qui obéissent aux lois de l’Histoire. Le monde quotidien
dans lequel vivaient tous ces gens était d’une désolation
et d’une dureté qui contrastaient curieusement avec
l’imagerie de l’avenir radieux qui leur était promis. Et
pourtant, ils prirent sur eux d’accepter cet univers
carcéral tantôt avec fatalisme, tantôt avec la ferveur des
grands pionniers qui s’imaginent frayer les voies vers la
terre promise. Or, nous savons à présent que ces
générations de martyrs n’ont travaillé qu’à leur propre
destruction. A la fin de la deuxième guerre mondiale et,
plus récemment, en 1989, lors de la chute du mur de
Berlin, elles se sont réveillées dans les ruines et le
désenchantement. Elles ont dû et doivent encore, dans
les décombres de l’Empire de l’Est, faire face à une
misère sans nom, dont elles ne peuvent même pas
entrevoir l’issue. Le culte des « forces productives et
créatrices » s’est mué en un constat d’asthénie. Le retour
aux « lois de la nature » a provoqué le déracinement et
la perte de tout ordre humain crédible, la crispation des
sentiments identitaires, la rupture de toute tradition et
l’éclatement de la société civile en une multitude de
tribus guerroyantes, de hordes ethniques ou raciales, de
gangs et de mafias en tous genres qui plongent des
millions d’individus dans les affres de la préhistoire.
Munis d’un crédo construit sur des présupposés
naturalistes analogues à ceux qui ont nourri les grands
visionnaires de l’histoire du début de ce siècle, les
prophètes du néolibéralisme international nous
prédisent eux aussi des lendemains qui chantent. Le
chômage, les licenciements massifs, l’exclusion, la
délocalisation, l’accroissement des inégalités, la
déconstruction des acquis sociaux, la paupérisation de
continents entiers, le renouveau des nationalismes et
des fascismes ordinaires ne sont, à les entendre, que des
malaises conjecturels, les prémisses douloureuses
inhérentes à l’accouchement d’un nouveau paradis :
celui du « grand marché » que la modernisation des
technologies, la fluidification des circuits de l’argent et
la rationalisation libre-échangiste de la distribution des
biens, enfin allégées des entraves du protectionnisme et
des coûts exorbitants des politiques d’aide et de
promotion des plus démunis, vont, par « la force des
choses », c’est-à-dire la logique rigoureuse de notre
appareillage économique, transformer en ordre
mondial enfin pacifié et purifié de ses archaïsmes, et où
l’homme pourra jouir du fruit mérité de son inventivité
et de son ingéniosité individuelles. Comme autrefois, et
au nom d’une utopie qui revendique le statut de vérité
scientifique, on demande aux citoyens de confier la
gestion de leurs droits à des instances expertes qui
surplombent majestueusement l’espace public : le FMI,
le GATT, la banque mondiale, l’EEE... Comme autrefois,
on leur enjoint de se montrer « réalistes », disciplinés, et
d’investir toutes leurs énergies dans le bon
fonctionnement des entreprises qui les emploient.
Comme autrefois, on fait appel à leur bon sens pour
qu’ils renoncent à toute initiative politique qui
freinerait la bonne marche de l’histoire et de faire table
rase de leurs idéaux de justice et de convivialité
« communautaristes », hérités de l’humanisme d’un
autre âge, pour adhérer à un fondamentalisme qui n’est
en dette envers aucune tradition, mais qui puise sa
légitimité dans le triomphe incontesté de la techno-
science. A chacun, il est à nouveau commandé d’en
revenir à l’éthique ascétique d’un individualisme
dépourvu de tout affect — exception faite de la ferveur
agressive requise par la compétition — et de garder la
tête froide (ou un profil bas) face aux horreurs et à la
misère sans nom que souffrent les grands vaincus de ce
fabuleux tournoi monté par les seigneurs de la finance.
24 Il est une chose cependant qui semble échapper à la
lucidité de ces nouveaux apôtres : c’est que le
nationalisme virulent et le fanatisme religieux ont
toujours été le pendant des structures de sociétés
calquées sur la reconstruction formelle d’un état de
nature préétabli. Entre le règne de la « main invisible »
d’Adam Smith et l’exercice implacable de la colère de
Dieu, qui tous deux procèdent d’une « gnose » qui
échappe au sens commun, il se noue très souvent une
étrange complicité. Des historiens très soigneux et
nuancés comme Fritz Stern ont montré que dans les
années 30, certaines élites financières, elles aussi
adeptes du darwinisme social, ont perçu dans la montée
au pouvoir de Hitler plus d’avantages que
d’inconvénients. Des alliances analogues ont été
constatées, pendant la période stalinienne, entre les
membres de la faction la plus dure du parti bolchévique
et certains mouvements de la droite nationaliste. Et l’on
pourrait aujourd’hui déceler des synergies comparables
dans toutes les nations où l’Etat de Droit est menacé ou
bafoué.
25 Ce qui rend aujourd’hui le phénomène totalitaire si
difficile à identifier, c’est son caractère visqueux et
indifférencié. Il ne procède lui-même d’aucune
conviction ni d’aucune morale, mais fait usage de toutes
les convictions et de toute la sémantique de la morale.
On ne compte plus de nos jours les atrocités qui sont
commises au nom de la démocratie et des droits de
l’homme. De plus, on a de la peine à en désigner les
responsables réels ou les véritables agents. Il n’y a pas si
longtemps, la propagande médiatique, d’entente avec
nos mandataires politiques, nous présentait le
« boucher de Bagdad » comme la réincarnation
diabolique de Adolf Hitler. Et de nous convaincre que
les expéditions punitives conduites contre l’Irak étaient
des actions en faveur de la liberté, de la paix et du
respect des valeurs démocratiques. Nul ne songe
cependant à pratiquer de tels rapprochements avec le
très libéral Boris Eltsine qui fit charger le Parlement par
l’armée, ou avec Slobadan Misolevic et Radavan
Koradzic, responsables du « nettoyage ethnique » en ex-
Yougoslavie. Et personne ne voit une ombre d’hitlerisme
peser sur les régimes en vigueur au Guatémala, en Haïti
ou en Indonésie. Le langage de notre morale politique
est à ce point perverti, et les instances d’oppression
sociale sont à ce point devenues acéphales que le
citoyen de nos Etats-spectacles ne sait plus ni contre
quoi ni contre qui s’indigner. Le malheur indescriptible
qui s’étend sur le monde se soustrait à ce point aux
facultés de jugement qu’il semble obéir à l’élan d’un
fatum incoercible et sans visage, face auquel les notions
de liberté, de responsabilité et de solidarité résonnent
davantage comme des contenus poétiques que comme
des principes d’action. Il y a donc lieu de se demander si
le phénomène totalitaire n’est pas en train de s’en
prendre aux fondements même du sens commun, dans
lequel nos démocraties puisent les ressources de leur
légitimation : il y a là comme les symptômes d’une crise
qui fissure les principes mêmes de notre idée
d’humanité. Cette crise nous rend plus vulnérables que
jamais à la dévastation totalitaire. L’on reconnaît les
citoyens en proie au phénomène du totalitarisme,
explique H. Arendt, à ceci qu’ils sont « jetés et pris dans
le processus de la Nature et de l’Histoire sans autre
possibilité que d’en accélérer le mouvement ; comme tels,
ils ne peuvent être que les exécuteurs ou les victimes de la
loi qui leur est inhérente. Le cours des choses peut décider
que ceux qui aujourd’hui déciment des races et des
individus, ou les représentants des classes agonisantes et
des peuples décadents, soient demain ceux qui doivent
être sacrifiés. Ce dont a besoin le règne totalitaire pour
guider la conduite de ses sujets, c’est d’une préparation
qui rende chacun d’entre eux apte à jouer aussi bien le
rôle de bourreau que celui de victime. Cette préparation à
deux visages, substitut d’un principe d’action, est
l’idéologie »38. Face au danger que représente cette
substitution, il n’est qu’une parade qui s’impose avec
urgence : après que l’on se soit rendu compte que la
nature et l’histoire n’acquièrent de sens que lorsque
chacun a pu contribuer activement à leur expression, il
convient de rappeler que l’homme ne peut se
réapproprier sa dignité qu’en faisant l’expérience de sa
superfluité — et donc de son affranchissement à l’égard
de toute nécessité, que celle-ci soit d’ordre économique
ou biologique. L’homme n’est pas en mesure d’accéder à
la compréhension de lui-même lorsqu’il est acculé à la
solitude, entouré de concurrents potentiels qu’il lui
faudrait éliminer aux fins d’assurer sa survie ou
d’affirmer sa puissance. Mais il ne découvre une
direction de sens à son existence tout uniment
personnelle et collective que s’il creuse assez profond en
lui-même pour y découvrir un Soi tout à la fois
susceptible de répondre d’autrui et de se confier
inconditionnellement à lui. L’expérience originaire du
monde — comme monde humain — est celle de la
fiabilité constituante de l’être-l’un-avec-l’autre. Et c’est
elle que cultivent toutes les œuvres et les actions,
improductives et réfractaires à tout programme,
pratiquées dans l’espace public au mépris de toute
agitation besogneuse. Car « c’est un élément
indispensable de la fierté humaine de croire que
l’individualité de l’homme, le qui, surpasse en grandeur et
en importance tout ce qu’il peut faire ou produire »39. Ce
n’est qu’une fois cette fierté reconquise que le sens
commun, qui est au fondement de la démocratie
politique, peut l’emporter sur l’idéologie totalitaire.

Notes
1. HUSSERL E., La crise de l’humanité européenne et la philosophie,
trad. par P. Ricœur, Paris, Aubier, Ed. bilingue, 1977, p. 28-29.
2. Ibid., p. 77
3. Ibid., p. 82.
4. ARENDT H., Le système totalitaire, trad. par J.-L. Bourget, R.
Davreu et P. Lévy, Paris, Seuil, 1972, p. 211.
5. MERLEAU-PONTY M., Phénoménologie de la perception, Paris,
Gallimard, Tel, 1979, p. 415.
6. Ibid., p. 416.
7. ARENDT H., La crise de la culture, trad. par P. Lévy, Paris,
Gallimard, 1972, p. 123. H.Arendt insiste sur la connotation
rigoureusement romaine de son concept d’autorité, et sur la
fonction qu’il revêt dans les Cours suprêmes dont la mission est de
veiller au respect de la Constitution dans les démocraties modernes
(La crise de la culture, p. 160-161).
8. Sur ce point, d’ailleurs, H. Arendt est plus proche de Heidegger
ou de Gadamer que de Husserl. Ainsi lorsqu’elle déclare : « Les
sciences ne peuvent qu’éclaircir la précompréhension non critique
dont elles sont issues sans jamais pouvoir la confirmer ou l’infirmer »
(Compréhension et politique, Revue Esprit, juin 1980, p. 69).
9. ARENDT H., Le système totalitaire, p. 216.
10. HABERMAS J., La technique et la science comme « idéologie »,
trad. par J.-R.Ladmiral, Paris, Gallimard, 1973, p. 22.
11. Ibid., p. 29.
12. Ibid., p. 27-28.
13. Ibid., p. 30.
14. Ibid., p. 30-31
15. ARENDT H., Le système totalitaire, p. 217.
16. HABERMAS J., La technique et la science comme « idéologie »,
p. 30
17. ARENDT H., Le système totalitaire, p. 226.
18. ARENDT H., Condition de l’homme moderne, trad. par G.Fradier,
Calmann-Lévy, 1983, p. 37-38.
19. Ibid., p. 205.
20. HENRY M., Du communisme au capitalisme. Théorie d’une
catastrophe, Paris, O.Jacob, 1990, p. 175-176.
21. ARENDT H., Condition de l’homme moderne, p. 204.
22. Ibid., p. 236.
23. HAYEK F. A., Droit, Législation et Liberté (1973-1979), Paris,
P.U.F., 1980, 1982, 1983, trad. Audouin, t. 2, p. 51.
24. Ibid., t. 2, p. 52.
25. ROUSSEAU J.-J., Essai sur l’origine des langues, Paris, Aubier-
Montaigne, 1974, p. 174.
26. ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, VI, 1140, b3-7.
27. ARENDT H., Condition de l’homme moderne, p. 370.
28. Ibid., p. 68-69.
29. Ibid., p. 62.
30. Ibid., p. 63.
31. Ibid., p. 150.
32. H. Arendt considère même la gestion d’une oikia comme une
condition matérielle à la participation active au niveau politique.
Même si la tâche de l’Etat n’est pas de supprimer toute forme
d’inégalité économique, sa fonction sociale est « de faire en sorte
que les masses dépossédées par la société industrielle, dans les pays
socialistes comme dans les pays capitalistes, aient de nouveau accès
à la propriété » (Du mensonge à la violence, trad. par G.Durand,
Calmann-Lévy, 1972, p. 234).
33. HABERMAS J., La technique et la science comme « idéologie »,
p. 70.
34. ENDT H., Condition de l’homme moderne, p. 176.
35. ARENDT H., Le système totalitaire, p. 35.
36. Ibid., p. 173.
37. MARCEL G., Les hommes contre l’humain, Ed. Universitaires,
1991, p. 137.
38. ARENDT H., Le système totalitaire, p. 215.
39. ARENDT H., Condition de l’homme moderne, p. 273.

Auteur

Raphaël Célis

Professeur à l’Université de
Lausanne, Entre universalisme et
ethnocentrisme : les enjeux d’une
éthique cosmopolite aujourd’hui.

Du même auteur

L’œuvre et l’imaginaire, Presses


de l’Université Saint-Louis, 1977
L’évidence du monde, Presses de
l’Université Saint-Louis, 1994
La voix des phénomènes,
Presses de l’Université Saint-
Louis, 1995
Tous les textes
© Presses de l’Université Saint-Louis, 1994

Licence OpenEdition Books


Cette publication numérique est issue d’un traitement automatique
par reconnaissance optique de caractères.

Référence électronique du chapitre


CÉLIS, Raphaël. La « crise de l’humanité européenne » et l’avènement
des idéologies totalitaires : Réflexions au départ des œuvres de E.
Husserl, H. Arendt et J. Habermas In : Variations sur l’éthique :
Hommage à Jacques Dabin [en ligne]. Bruxelles : Presses de
l’Université Saint-Louis, 1994 (généré le 28 décembre 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pusl/17763>.
ISBN : 9782802804956. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pusl.17763.

Référence électronique du livre


ACKERMANS, Hélène (dir.). Variations sur l’éthique : Hommage à
Jacques Dabin. Nouvelle édition [en ligne]. Bruxelles : Presses de
l’Université Saint-Louis, 1994 (généré le 28 décembre 2022).
Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/pusl/17682>.
ISBN : 9782802804956. DOI :
https://doi.org/10.4000/books.pusl.17682.
Compatible avec Zotero

Vous aimerez peut-être aussi