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Société "sans histoire" et Historicité

Author(s): CLAUDE LEFORT


Source: Cahiers Internationaux de Sociologie , 1952, Vol. 12 (1952), pp. 91-114
Published by: Presses Universitaires de France

Stable URL: https://www.jstor.org/stable/40688802

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Société "sans histoire"
et Historicité

PAR CLAUDE LEFORT

On sait que pour Hegel l'histoire universelle


recouvre pas le champ de l'humanité. L'histoire ne
qu'avec l'État, quand la société s'organise en
système auquel cette expression publique et consc
assure la permanence d'un sens. Qu'est-ce que la
société qui n'est pas encore née à l'Histoire? Mais le
réel de l'histoire et son savoir coïncident de toute
nécessité. La société sans histoire n'a pas de secret;
elle ne parle pas de. soi et ne se laisse pas connaître, car
elle n'a rien à dire : elle nest pas.
Le malheur fait cependant contre Hegel qu'elle
existe et qu'elle ne peut être résorbée dans l'histoire,
à titre d'illusion, comme l'intuition sensible l'est dans
la perception. Qu'est-elle donc cette humanité silen-
cieuse, mais « agitée », changeante mais impuissante à
devenir? Qu'est-ce que l'Inde, se demande l'auteur
des Leçons sur la Philosophie de l'Histoire, cette vaste
communauté dont les différenciations sociales ne
peuvent se muer en oppositions, qui s'est pétrifiée
dans son désordre et malgré ses multiples expressions
religieuses, poétiques et même juridiques ne se connaî
pas? « En elle, écrit-il, une fantaisie profonde sans
doute, mais inculte, rampe sur le sol, incapable d'his-
toire, privée qu'elle est d'une fin propre à la réalit
comme à la liberté substantielle1. » Aussitôt cependant

1. Hegel. Leçons sur la Philosophie de l'Histoire, tr. fr., Vrin éd., 1946
p. 63.

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qu'il se fournit le spectacle de cette fantaisie, il la juge
si profonde qu'il y découvre le premier moment de
l'histoire universelle. L'Inde, opposée d'abord à une
Chine historique, se trouve ensuite figurer avec elle la
première affirmation de la substantialité du facteur
moral2. La difficulté, en fait, pour Hegel est d'aban-
donner à l'irréel une humanité qui n'a pu se constituer
en culture qu'en s'arrachant au monde de l'animalité
par la dialectique de la reconnaissance des consciences
et du travail. Il faut donc que l'Inde et la Chine bien
qu'elles ne soient pas « historiques » relèvent en quelque
manière de la dialectique de la Raison. Ne peut-on
l'admettre si l'on a compris que le devenir de l'Esprit
n'a pas le calme mouvement de la vie, qu'il comprend
dans son essence le déchirement absolu, l'aliénation
toujours répétée de soi : il n'est pas alors scandaleux
que le sens paraisse se défaire, ou se figer puisque c'est
en s'opposant à ce sens que l'Esprit crée une nouvelle
figure. Encore faudrait-il comprendre en quoi l'immo-
bilisme n'est qu'apparence, quelles forces travaillent
souterrainement à l'irruption de la vérité nouvelle.
En affirmant que l'Inde et la Chine, bien qu'inaugurant
l'histoire, ne sont pas elles-mêmes historiques, Hegel
se prive de cette recherche. La dialectique ne récupère
ces peuples que grâce à un finalisme transcendant; elle
les conserve en elle comme des corps étrangers, dans
l'impossibilité qu'elle est de les assimiler.
Les contradictions de la philosophie hégélienne ne
nous intéressent qu'en tant qu'elles sont celles de
toute théorie rationaliste de l'histoire humaine. A
toutes le phénomène de société stagnante propose la
même énigme et offre le même paradoxe : une culture
dont l'essence est de durer sans devenir; une collecti-
vité qui relève de l'Histoire puisqu'elle est venue à
être ce qu'elle est, mais qui ri est pas histoire puisqu'elle
ne développe pas un sens progressif.

2. Ibid., p. 105 et sq.

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Or c'est toujours en se dissimulant ce paradoxe que


le rationalisme préserve sa définition de l'histoire.
Tandis que Hegel oscille entre deux conceptions de
l'Inde, Marx .ne choisit de s'intéresser aux sociétés
primitives3 que pour montrer en elles les forces qui
frayent sa voie à la société dynamique propulsée par
le moteur de la lutte de classe : ces sociétés possèdent
en fait une petite histoire - l'accroissement de la
population, la multiplication des besoins, la division
du travail et le progrès des échanges - qui assure la
transition de la nature à la vraie histoire. Husserl 4,
à son tour, quand il en vient à réfléchir sur le destin de
l'Europe, et bien qu'il reconnaisse formellement la
parenté de toutes les figures spirituelles de l'humanité,
définit si rigoureusement ce destin comme avènement
d'un sens, comme réalisation de l'Idée aux tâches
infinies, qu'il abandonne à la déraison toute l'huma-
nité non européenne. Avec Marx on suit bien le cours
d'un unique développement mais on comprend mal
la disparité du progrès technique et de l'organisation
sociale (que toutes les études générales sur le monde
« primitif » mettent aujourd'hui en évidence); on ne
comprend surtout pas qu'une société - primitive ou
non - puisse s'abîmer dans la répétition et bien que
présentant les conditions d'un développement créateur
s'organiser en fonction d'un non-développement. Avec
Husserl on est sensible à l'opposition d'une humanité
dont l'essence est de se perpétuellement dépasser dans
la poursuite d'une fin située à l'infini et d'une humanité
fermée sur soi, enserrée dans des « horizons verrouillés »,
mais on ignore en quoi la société finie est encore
société humaine, présente à soi-même, sinon consciente,
dans une culture. Cependant, s'il faut abandonner la
3. On ne reproche pas à Marx, ce qui serait absurde, d'avoir une connais-
sance rudimentale des sociétés primitives mais seulement de ne les consi-
dérer que dans une perspective evolutionniste et de négliger en général
dans l'histoire les phénomènes de stagnation.
4. « La crise de l'humanité européenne », in Revue de Métaphysique et
de Morale, juillet-septembre 1950.

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perspective rationaliste, non seulement reconnaître
le phénomène dp société stagnante dans sa singularité,
mais en conséquence forger une représentation du
devenir collectif assez comprehensive pour embrasser
des formes sensiblement différentes, - le problème
est alors de savoir si ce n'est pas l'Histoire qui prend
une allure énigmatique et paradoxale, si l'idée d'un
existant total que supposent comme le dit justement
Heidegger toutes les visées de l'historien et du philo-
sophe peut être cependant maintenue.
L'ethnologie pourrait donc permettre de reprendre
en termes nouveaux la réflexion sur l'histoire pourvu
qu'on y cherche non un accès à des formes primitives
de l'évolution humaine, mais plutôt les éléments
d'une confrontation entre des types de devenir. Or
cette confrontation, l'ethnologie moderne nous invite
à l'opérer puisqu'elle nous enseigne que le monde
primitif et le monde évolué ne sont pas deux mondes
incomparables, mais, tout à l'opposé, qu'il n'y a pas
de critères simples qui permettent de les distinguer.
Deux grands ethnologues américains, Lowie et
Herskovits5, ne vont-ils pas jusqu'à découvrir (à tort
sans doute selon nous, mais non sans quelque raison)
plus de ressemblance entre les sociétés primitives et la
société européenne du xvine siècle qu'entre cette
dernière et la société contemporaine qui en est issue?
Le certain c'est que les thèses, en faveur il y a un demi-
siècle, sur l'homogénéité sociale du groupe primitif,
son communisme ou son état de promiscuité sexuelle
ont fait place à la représentation d'une société diffé-
renciée où les rôles des individus dépendent le plus
souvent de leur appartenance à un sexe, une classe
d'âge, une association d'hommes, une confrérie secrète,
où l'échange sous-tend les relations entre les hommes,
où les rapports de parenté, enfin, sont strictement
déterminés. Comme l'ont dit et répété des auteurs
5. R. Lowie, Social Organisation, New York, 1948, p. 19. Herskovits,
The Economie Life of Primitive People, New York, 1940, p. 6.

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très divers, la société primitive doit être décrite et


interprétée en tant que culture c'est-à-dire en tant
qu'ensemble d'institutions et de pratiques qui n'ont de
sens que par le rapport qu'elles entretiennent entre
elles, qui composent solidairement une totalité grâce
à laquelle une certaine coexistence humaine est pos-
sible. Or, cette analyse d'une culture a ceci d'original
qu'elle ne peut s'en tenir à une appréhension statique
de son objet mais qu'elle implique un devenir, si indé-
terminé soit-il. Car il ne suffît pas d'élucider les règles
explicites ou implicites qui rendent possible une vie
sociale, il faut encore montrer que ces règles repré-
sentent une mise en forme de rapports vécus entre les
hommes et à quoi tend cette mise en forme. L'échange
par dons, par exemple, qui a été décrit par Mauss 6
comme une institution type du monde primitif, ne
fournit pas seulement un système de relations, qui
pourrait être étudié en lui-même, indépendamment des
individus qui s'appellent et se répondent par le don;
par cela même qu'il représente une exigence de commu-
nication et non un fait, il renvoie à l'étude des conduites
concrètes par lesquelles il s'effectue et s'avère la solu-
tion répétée que les hommes choisissent pour se situer
les uns par rapport aux autres dans un effort constant,
pour affirmer leur rang en le faisant reconnaître. En
tant qu'il figure un mouvement par lequel et dans
lequel s'institue un ordre social, s'affirme ou se modifie
le statut de personnes et de groupes, ce mode d'échange
suggère une manière d'être au temps qui est à élucider.
Et cette réflexion sur l'avènement de la culture est
suscitée chaque fois que l'ethnologue au lieu de se
contenter de décrire un système d'institutions se
préoccupe également de révéler l'inadéquation des
comportements aux règles ou les conflits résultant de
règles divergentes. Nous songeons, par exemple, à
l'étude de la parenté à plaisanterie 7 qui nous montre
6. « Essai sur le Don », in Sociologie et Anthropologie, P.U.F., 1950.
7. Radcliffe-Brown, « On Joking Relationships », in Africa, XIII,
juillet 1940, p. 195 sq.

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l'hostilité latente dans certaines formes de proche
alliance et la méthode employée pour la surmonter -
la plaisanterie injurieuse qui figure l'opposition, mais
en la jouant la supprime; nous songeons aussi à la
description 8 des pratiques de contre-magie destinées
à détruire les effets de la magie officielle, qui fournissent
à l'individu un mode de lutte organisé contre l'ordre
établi et lui permettent de se soustraire aux comman-
dements sociaux les plus rigoureux; ou encore aux
remarques de Malinowski 9 sur les conflits entre l'amour
paternel et le principe matriarcal dans le monde
mélanésien, entre les devoirs vis-à-vis du fils qu'inspire
le premier et ceux à l'égard du neveu que commande
le second. Dans ces cas, si différents soient-ils, apparaît
la distance qui sépare les situations de fait et leur
mise en forme rationnelle, les rapports spontanés et
leur réglementation.
En d'autres termes, il ne suffit pas de considérer la
société primitive comme une unité culturelle, c'est-à-
dire de reconnaître qu'elle a intégré les différents
thèmes du comportement vital dans un système de
valeurs, il faut encore comprendre, sinon comment
cette transformation de la nature à la culture s'est
effectuée (ce qui supposerait chez l'observateur l'arti-
fice d'oublier sa situation culturelle), du moins l'opé-
ration qui maintient la culture hors de l'animalité.
Les primitifs, dirons-nous en paraphrasant Marx,
refont chaque jour leur propre vie comme nous-mêmes;
quelle que soit l'allure de leur vie c'est seulement en
tant qu'elle est devenir qu'elle peut être interprétée.
A cet égard l'effort d'un certain nombre d'anthropo-
logues pour envisager les phénomènes culturels d'un
point de vue temporel nous paraît significatif. Comme
le suggère, par exemple, Margaret Mead 10, dès qu'on
8. Malinowski, Mœurs et Coutumes des Mélanésiens, tr. fr., 1933, p. 72.
9. Malinowski, La Vie Sexuelle des Sauvages du Nord-Ouest de la
Malaisie, tr. fr., Pavot, 1930, p. 106.
10. Margaret Mead, « Character formation and diachronic theory ».
In Social Structure. Studies presented to A. R. Radcliffe-Brown, p. 18 sq.

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veut voir comment les institutions composent, pour


les hommes concrets qui en sont tributaires, un sens
existentiel il faut recourir à une perspective diachro-
nique. Une telle perspective revient, il est vrai, chez cet
auteur, à décrire le cours d'une vie individuelle, et non
pas une période de la vie sociale. Mais - nous y revien-
drons - une vie individuelle est hautement symbo-
lique à Tégard du devenir culturel, en ceci qu'elle
montre quelles sortes de possibilités sont données à
l'homme, quelles relations le lient au groupe et à
quoi tendent ces relations, quelle perception du passé
et de l'avenir lui façonnent les institutions. Or l'intérêt
des études d'acculturation, si l'on comprend par ce
terme non seulement les phénomènes de contact entre
cultures différentes, mais, comme le demande
G. Bateson11, tous les processus par lesquels un indi-
vidu ou un groupe s'approprie la culture de l'ensemble
dont il fait partie, est précisément de nous faire perce-
voir la culture culturante, c'est-à-dire le mouvement
constamment repris par lequel une société communique
avec elle-même et par cette communication confirme
sa teleologie. La même tendance apparaît dans les
recherches de Kardiner12 sur la personnalité de base
de diverses cultures. Car ce concept ne vise pas seule-
ment à montrer l'influence d'une culture sur ses
membres mais, au plus profond, à présenter la culture
comme un sujet ou mieux comme une expérience don
les moments figurent des phases d'intégration. L'idée
qu'il y a des institutions primaires, - soit un soubasse
ment culturel constitué par les relations fondamentale

On remarquera l'usage que fait M. Mead dans cet article du terme homo
gène. Il est exclusivement pris dans son acception temporelle : « This
use of the word 'homogeneous' does not exclude caste societies or societies
with many different sub. groups, so long as the relationships among such
groups are part of the common shared culture and change slowly » (p. 21
note 1).
11. Gr. Bateson, « Culture contact and Schismogenesis », in Man,
XXXV, dec. 1935, n° 199.
12. Kardiner, The Individual and his Society, New York, 1939, The
Psychological Frontiers of Society, New York, 1945.

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que les hommes établissent solidairement avec leur
corps, autrui et la nature, - et des institutions secon-
daires dépendantes des premières, comme une pro-
jection répondant à une intégration, si elle n'exprime
pas un simple rapport de succession suppose cependant
une temporalisation de la culture. En d'autres termes
la notion de personnalité perdrait tout sens si elle
n'enveloppait pas un devenir, alors même que celui-ci
ne saurait être désarticulé en sorte que ces éléments
apparaissent l'un derrière l'autre et se déterminant. Si
la perspective diachronique est inséparable de la
représentation synchronique, c'est que celle-ci ne
fournit jamais un système clos absolument significatif
dans son fonctionnement présent. La personnalité
de base, même quand elle offre un équilibre, comprend
des tensions dont la solution évoque une histoire qui
demeure ouverte. C'est ce qui apparaît sur l'exemple
des Tanala de Madagascar13, dont l'équilibre culturel
n'a été obtenu que grâce à l'élaboration d'une sorte de
système de compensation qui fait correspondre à
chaque point de tension une dérivation positive :
pour peu qu'un élément du système soit modifié (la
technique de production) un bouleversement culturel
se produit. Plus généralement, la réalité sociale n'est
jamais totalement donnée dans son présent; l'ordre
synchronique renferme toujours une discordance entre
ses éléments, et la configuration harmonieuse elle-même
ne révèle pas une essence mais se présente plutôt
comme solution advenue, comme ensemble de réponses
concordantes données à des situations passées, alors
même que le sens de ces situations échappe (rencontre
avec un autre peuple, découverte d'un nouveau mode
de production) et donc qu'on ignore en quoi il y a
réponse.
C'est donc que le passé des sociétés primitives,
même s'il est indéchiffrable, n'est pas comme rien :

13. Kardiner, The Individual, p. 282 sq. 329 sq.

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son absence le signale, elle suggère un style du devenir


qui peut au moins être décrit. Mais ne faut-il pas dire
davantage? Ne peut-on inférer un développement
historique de la considération des données présentes.
N'est-il pas possible, par exemple, comme disait Sapir,
« de lire la perspective temporelle sur la surface plane
de la culture américaine (indigène) comme nous lisons
l'espace sur la surface plane de la photographie14 »?
Cet auteur répondait par l'affirmative en montrant que
l'analyse du langage notamment permettait la reconsti-
tution partielle de transformations culturelles passées.
Il est vrai qu'il n'était pas question de restituer ce
passé dans le détail, d'obtenir une chronologie des
événements; l'erreur, disait Sapir, peut porter sur des
années, des siècles, ou même des millénaires s'il s'agit
d'époques très reculées. Cependant, si l'on juge que
l'essentiel de l'histoire ne réside pas dans une ordon-
nance minutieuse des événements, ne doit-on pas
conclure qu'il n'y a pas de différence essentielle entre
le développement de la société primitive et celui de la
société prétendue historique? Bien plus, l'ethnologie
aurait le privilège d'accéder directement à la craie
histoire. Tout se passe comme si, dans son cas, le
pénible travail d'épuration du secondaire, qui incombe
à l'historien de la société évoluée, se trouvait écono-
misé, grâce à son ignorance ou - ce qui n'en est que
le corollaire - grâce au silence des hommes primitifs.
C'est ainsi que, réfléchissant sur la méthode de l'ethno-
logie et la comparant à celle de la science historique,
Evans Pritchard et Claude Lévi-Strauss 15 en viennent
à les identifier pour l'essentiel. L'une et l'autre, selon
l'ethnologue britannique, auraient le même objectif :
«distinguer par l'analyse la forme latente qui est sous-
jacente dans une société ou une culture ». L'historien
14. Edw. Sapir, « Time Perspective in Aboriginal American Culture »,
(1916) in Selected Writings of Ed. Sapir, Un. California Press, 1949, p. 392.
15. Evans-Pritciiard, « The Marett Lecture » in Man, 1950 (sept.),
n° 198. Cl. Lévi-Strauss, « Histoire et Ethnologie », in Revue de Méta-
physique et Morale, juillet-octobre 1949, p. 363.

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de la Renaissance ne procède pas autrement que
l'ethnographe des sociétés polynésiennes : ils cherchent
à dépasser le fait pour obtenir la vision d'une totalité
idéale qui donne son sens aux activités singulières des
hommes et aux changements constatés. Veut-on distin-
guer au sein d'une intention unique une différence de
méthode, on dira, avec M. Lévi-Strauss, que « l'histoire
organise ses données par rapport aux expressions
conscientes, l'ethnologie par rapport aux conditions
inconscientes de la vie sociale16 ». Comme les expres-
sions conscientes n'ont de sens que reliées aux phéno-
mènes inconscients qui les conditionnent, c'est dire
que la représentation authentique est celle de l'ethno-
logue qui perçoit derrière les formulations multiples
et la succession des événements la structure qui leur
est sous-jacente.
Ce rapprochement entre l'histoire et l'ethnologie
si juste soit-il deviendrait cependant contestable s'il
prétendait effacer toute différence entre le devenir de
la société primitive et celui de la société évoluée. A
cet égard, la distinction de l'inconscient et du conscient
ne peut être établie avec toute la rigueur que lui
accordent ses auteurs. Si l'on entend par conscient le
domaine des discours, des représentations explicites
que les hommes se font de leurs activités on conviendra
facilement que l'histoire ne se réduit pas à celui-ci.
Une guerre, une révolution dans notre société ne sont
certes pas l'enchaînement d'événements que les contem-
porains ont perçus, elles n'ont pas le sens que les prota-
gonistes leur prêtaient. Est-ce à dire qu'elles sont
l'expression de tendances structurelles seules réelles?
Le rassemblement des ouvriers dans des organisations
de défense et de lutte, le progrès de cette lutte et sa
politisation, l'expérience que constituent des tentatives
révolutionnaires successives, ces phénomènes sont-ils
de l'ordre du conscient ou de l'inconscient? Marx les

16. Ibid., p. 383.

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désigne sommairement par son expression de « prise


de conscience de classe », mais sa théorie nous fait
plutôt apercevoir ici une histoire en profondeur au
sein de laquelle le conscient n'occupe qu'un étroit
secteur. En revanche ils ne sont pas non plus de l'ordre
de l'inconscient si l'on entend par ce terme des forces
ou des relations qui échappent par nature à la conscience
des hommes. Ce n'est pas seulement en tant qu'ils
personnifient une catégorie du capital que les ouvriers
ont une histoire, mais en tant qu'ils saisissent le sens
de la situation dans laquelle les place leur travail, et
font le projet - explicitement ou non - de la lutte.
Evans Pritchard comme Lévi-Strauss remarquent
justement que l'histoire économique est largement
celle d'opérations inconscientes et rejoint en ce sens
le propos de l'ethnologie. Mais on doit se demander
toutefois si dans une société évoluée l'histoire écono-
mique peut être détachée de l'histoire sociale, si les
structures économiques ne sont pas toujours contin-
gentes par rapport aux phénomènes de classe en sorte
que leur analyse ne puisse s'effectuer sans de constantes
allusions à la mentalité des groupes dirigeants, au
mode de résistance qu'offrent les couches productives,
au rôle des idéologies, etc. En bref est-ce qu'un schéma
de développement historique peut jamais être décrit
formellement de manière que les événements soient
seulement la matière qui remplit la forme et qu'ils
soient en eux-mêmes indifférents à ce sens; à l'opposé
l'événement à proprement parler historique n'intéresse-
t-il pas l'édification de la structure. Ou, pour mieux
dire, est-ce que la mise en évidence par l'historien d'une
structure n'est pas une manière pratique de lire
l'histoire, subordonnée à la description du devenir
social en ce qu'il a de novateur. En revanche l'exemple
de l'organisation dualiste17 qui se maintient chez
divers peuples de Nouvelle-Guinée, malgré d'inces-

17. Ibid., p. 387.

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santés transformations - guerres, migrations, etc... -
s'il révèle une forme indifférente au contenu des événe-
ments n'est pas celui d'une structure historique,
puisqu'elle ne porte pas des transformations mais se
conserve seulement en dépit d'elles.
Posons le problème en d'autres termes : on admet
que dans toute société il y ait événement, transfor-
mation culturelle et reprise vécue du passé par le
présent; mais peut-on dire que le rapport à l'événe-
ment, la transformation, la reprise du passé aient
toujours la même signification? Le propre d'une
société historique c'est, nous semble-t-il, qu'elle enve-
loppe l'événement et a le pouvoir de le convertir en
moment d'une expérience, en sorte qu'il figure un
élément dans un débat que les hommes poursuivent
entre eux; ainsi en elle la transformation n'est pas
essentiellement le passage d'un état à un autre mais
le cheminement d'une intention qui anticipe sur
l'avenir, en le reliant au passé. C'est encore dire que
l'historique ne réside pas dans l'événement ou la
transformation, mais dans un style de conduite collec-
tive par lequel il n'y a que du significatif. La conquête
d'une nouvelle technique de production, la rencontre
d'un peuple inconnu ont bien un sens pour une société
primitive, engendrent un bouleversement de la culture,
s'intègrent nécessairement dans une forme de vie :
Linton a remarquablement décrit les changements
profonds qui surviennent chez les Tanala de Mada-
gascar quand ils passent de la culture sèche à la culture
humide du riz et qui intéressent non seulement la
propriété mais l'organisation de la famille, la sexualité,
la compétition sociale, et la structure politique; il a
montré comment ces changements s'opéraient tout
en demeurant dans le cadre d'une certaine personnalité,
c'est-à-dire non pas au hasard mais selon un schéma
structurel. Pourtant il demeure que ces événements
décisifs par leur conséquence et nécessairement intégrés
au devenir social ne déclenchent pas une dialectique
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du changement; ils n'apparaissent pas portés par une


force sociale qui, à travers eux, viserait un nouveau
rapport à la nature et les ferait servir à ses fins; et
dans cette mesure on n'est pas en présence d'une série
de faits successifs qui communiquent entre eux et
tendent à exprimer progressivement un projet collectif.
La découverte de l'Amérique par les Européens a un
caractère historique en ce sens qu'elle est la solution
d'un problème tacitement formulé par la situation
de l'Europe au xve siècle, un épisode dans la lutte
économique que se livrent les Pays-Bas et les cités
italiennes, une manifestation de libération à l'égard
du conservatisme médiéval qui paraît en même temps
dans la critique religieuse, l'émancipation du pouvoir
politique, l'avènement de la science; pour les indigènes
la rencontre des Européens n'est en revanche qu'un
accident, non pas parce qu'elle est subie, mais parce
qu'elle ne répond pas à un travail antérieur qui en
aurait annoncé la venue et circonscrit par avance la
signification.
Ces remarques tendent à rendre toute leur impor-
tance au facteur de la mémoire historique : si une
société se préoccupe d'interpréter son passé et de se
situer par rapport à lui, si elle formule explicitement
les principes de son organisation, si elle rapporte à la
conscience de son rôle et de ses valeurs son activité
de fait et tout ce qui lui advient, ceci suppose un type
particulier de devenir. Toute société communique
certes avec son passé, et se trouve en quelque sorte
investi par lui; mais le thématiser c'est l'appréhender
comme production d'un sens qui fait le présent et
simultanément se découvrir dans ce présent comme
productivité; c'est non pas faire corps avec le passé
pris comme totalité confuse, mais en le discernant
s'introduire au cœur d'une intention présumée et
anticiper sur les événements.
Il y aurait donc une double tâche qui serait de
réintroduire dans le circuit de l'histoire la société

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stagnante, d'exiger de la philosophie qu'elle en rende
compte comme elle prétend rendre compte de la société
progressive et cependant de différencier son mode
propre de devenir, d'en décrire l'essence. Il faudrait
à la fois critiquer la théorie rationaliste qui se désinté-
resse de ce phénomène parce qu'elle ne peut l'intégrer
dans son thème idéal de développement et une concep-
tion empiriste pour laquelle il n'offre aucune caracté-
ristique particulière sinon de présenter un changement
plus lent que celui de la société évoluée. Or, de même
qu'il s'agit de se situer au cœur de la société progressive
pour appréhender le mouvement du sens, la pluralité
des possibles, le débat encore ouvert, il s'agit par une
semblable transposition imaginaire de comprendre
comment la société primitive se ferme son avenir,
devient sans avoir conscience de se transformer et,
en quelque sorte, se constitue en fonction de sa stagna-
tion. En bref il s'agirait de rechercher quel type
d'historicité nous révèle la société stagnante (en enten-
dant par ce terme d'historicité la manière dont les
hommes se rattachent solidairement au passé et à
l'avenir collectifs).
Nous nous bornerons à quelques indications à ce
sujet en prenant pour point de départ la tentative qu'a
faite un ethnologue anglais, Gregory Bateson18, pour
décrire une société stagnante (« Steady State »).
Bateson, il est vrai, ne se propose nullement de dépeindre
à travers Bali un exemple typique de société primitive;
tout au contraire il insiste sur l'originalité de cette
culture qui la différencie de toutes celles qu'il a par
ailleurs étudiées. Nous pensons cependant qu'il met
en évidence des traits qui ne sont pas spécifiques à
Bali et que ce sont ceux-ci, particulièrement signifi-
catifs dans le cas de cette société, qui font comprendre

18. Gr. Bateson, « The Value System of a Steady State : « Ethos » and
« Schismogenesis », in Social Structure, op. cit., p. 37 sq. Et en collabo-
ration avec Margaret Mead, Balinese Character. A Photographie Ana-
lysis, New- York, 1942.

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le sens de la stagnation. L'intérêt de Bali tient en ceci


que tous les conflits ou plus généralement toutes les
oppositions qu'on voit partout ailleurs se développer
sont ici surmontés et réduits dans le but de préserver
un équilibre social fondamental. Tout se passe comme
si la vie balinaise obéissait à un impératif essentiel :
maintenir la stabilité. On ne découvre ici aucun effort
pour affirmer une valeur, telle que le prestige ou le
profit matériel, qui impliquerait une compétition
ouverte entre les individus, mais au contraire un effort
concerté pour empêcher toute relation dynamique
entre les hommes. La subordination de toutes les
conduites au maintien d'une forme stable fait penser,
selon l'auteur, au fonctionnement d'un organisme
vivant. « It seems that the Balinese extend to human
relationship attitudes based upon bodily balance19. »
De nombreux exemples soutiennent cette interpréta-
tion. Le plus significatif est sans doute apporté par la
méthode que les ßalinais emploient pour régler leurs
conflits. Deux hommes qui se querellent vont faire
enregistrer officiellement leur état et s'engagent à
payer une amende dans le cas où ils s'adresseraient
désormais la parole; ainsi ils empêchent délibé-
rément le conflit de se développer en le réduisant à un
état de fait. A l'échelle collective le conflit est traité
de la même manière : une guerre est conçue comme la
cessation de toutes relations entre les groupés inté-
ressés : chacun s'entoure de fortifications en sorte qu'il
lui est impossible de se battre. Cette conception du
conflit est si fortement enracinée dans le comportement
culturel qu'elle apparaît dans les rapports infantiles.
D'autres aspects de la vie sociale confirment cette
absence d'oppositions dynamiques; le langage notam-
ment est réduit à un moyen de communication élémen-
taire : il n'y a pas de vrai dialogue comportant des
phrases longues, ni à proprement parler de récits ou

19. The Value System of a Steady State, p. 51.

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de discours qui exigeraient une attention soutenue de
la part de celui qui écoute; la musique et la danse, qui
ont un rôle de premier plan, dénotent une incapacité
à développer un thème continu et présentent un
enchaînement de motifs séparés strictement décom-
posés, qui ne conduit pas à un crescendo. Ce compor-
tement coïncide avec une conception générale du monde
extérieur strictement définie : l'homme ne constitue
l'espace et autrui qu'en se situant strictement par
rapport à eux. En fait cette conception ne diffère de
celle de la plupart des autres sociétés primitives que
par son extrême systématisation mais c'est en ceci
qu'elle est instructive. Le temps est découpé d'une
manière particulièrement compliquée et artificielle :
il y a une série de semaines de deux a dix jours et de
même plusieurs catégories de mois de 35, 105 et
210 jours en sorte qu'un événement se trouve situé
simultanément par rapport à plusieurs systèmes de
références et en quelque sorte surdeterminé. Cette
représentation s'accompagne chez l'individu d'une
incapacité à imaginer un avenir absolument contin-
gent. Ce qui n'est pas encore, c'est ce qui ne s'est pas
développé mais cela est fixé comme le passé : l'avenir
est vu comme ce qui sera passé et ne se distingue de ce
dernier que comme le confus du clair. Le rapport à
l'espace offre les mêmes caractéristiques. Bateson note
que les actions des individus se déploient dans un
espace concret, où certains pôles, la mer, l'intérieur des
terres, l'est, l'ouest jouent un rôle essentiel, déter-
minent l'orientation des édifices principaux (la maison
du chef, le temple, le cimetière) ou la position des
dormeurs dans la maison; ce cadre est si fixé qu'un
individu transporté rapidement dans un lieu éloigné,
en perdant ses coordonnées spatiales, perd le sens de sa
conduite et présente des troubles pathologiques. Or
le même accident survient quand un Balinais se trouve
dans un village dont il ne connaît pas les coutumes et
en présence d'hommes avec lesquels il n'a jamais
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entretenu de rapports : on dit alors de lui qu'il est


(( paling » ce qui désigne l'homme ivre ou en transe,
c'est-à-dire hors de soi. De fait les relations entre les
hommes sont minutieusement réglées; les individus se
répartissent selon des castes; la fonction et le rang
exact de chacun est connu dans le village; un langage
particulier est employé pour communiquer avec les
hommes de la caste supérieure, qui ne comprend pas
seulement des tournures inconnues dans la langue
vulgaire mais un vocabulaire spécifique; et ce langage
s'accompagne d'une mimique corporelle soigneusement
réglée. Lors des fêtes la contribution de chacun et la
répartition des biens donnent lieu à des calculs d'une
extrême complication inspirés par un souci méticuleux
de la hiérarchie.
En quoi réside donc l'originalité de Bali? Bateson
relie les divers traits que nous avons énumérés et les
rattache au mode d'éducation des enfants; il montre
notamment que l'attitude de la mère envers l'enfant,
son habitude d'interrompre toute relation avec lui et
en particulier toute excitation sexuelle, au cours d'un
crescendo, de le mettre soudainement à distance au
moment où il se trouve engagé dans une forme dyna-
mique a la conséquence de le détourner de toute
relation de ce genre. Selon lui Bali se différencie par
ces caractères de toute société schisino génétique dans
laquelle les oppositions qui surgissent ne sont pas
étouffées mais se développent d'elles-mêmes en
crescendo jusqu'à leur ultime conséquence. En fait,
quel que soit l'intérêt d'une description de la situation
infantile, le problème est de savoir si elle permet
d'expliquer le phénomène de la stagnation ou si elle en
fournit une expression sans doute significative, mais
encore partielle. La vraie question, à notre sens, serait
de se demander dans quel type de société de tels rap-
ports entre les individus sont possibles, que suppose un
tel règlement des conflits et une poursuite consciente
de la stabilité. Or, Bateson et M. Mead caractérisent
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eux-mêmes au plus profond cette société quand ils
écrivent : « Orientation in time, space and status are
the essential of social existence 20 ». Les Balinais ne
peuvent se penser que strictement situés, identiquement
ancrés dans l'espace et la structure sociale. Ils n'ont
pas plus la notion d'un espace qu'ils n'habiteraient pas,
ou d'un temps abstrait irréductible à la durée sentie
qu'ils n'ont celle d'un homme dont ils ignoreraient les
rapports de parenté. Leur refus du conflit n'est que
l'expression achevée de cette conception du monde :
le conflit supposerait un risque, la possibilité d'une
remise en question de l'état présent qui n'est pas
admissible dans une telle adhérence au milieu. Mais
l'artifice serait de prendre cette adhérence pour natu-
relle; Bateson sait bien qu'il use d'une analogie quand
il compare le rythme de la vie sociale à celui d'un orga-
nisme. Il montre lui-même que les rapports sociaux
procèdent d'une élaboration compliquée. C'est, selon
lui, un problème permanent pour le Balinais que de
traiter autrui de la manière exacte que commande
son rang et d'exiger des autres des marques de respect.
L'étiquette est si compliquée qu'il se sent constamment
menacé de commettre quelque erreur. Lors des fêtes,
notamment, le calcul des contributions de chaque
membre du village et ensuite de la répartition des
biens fait l'objet d'incessantes critiques de la part
des intéressés. Bali n'est donc pas une société coopé-
rative à proprement, parler; elle ne révèle pas une
solidarité spontanée entre les hommes. La rivalité,
l'attachement jaloux des individus à leurs préroga-
tives, la recherche du prestige sous-tendent la vie
sociale. La division en castes, la pluralité des statuts
évoquent d'ailleurs le conflit humain latent. Si le cas
de Bali est instructif, ce n'est pas au premier chef parce
qu'il présente un étoufîement des conflits, mais parce
que la mise en forme culturelle d'un devenir non-créa-

20. Balinese Character, p. 11.

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teur, ou la castration historique coïncident avec un


état dans lequel les hommes se trouvent le plus stricte-
ment situés les uns par rapport aux autres, définis par
les liens de dépendance qui les unissent entre eux. A
cet égard Bali ne fait que pousser à son paroxysme une
tendance partout visible dans les sociétés primitives.
Son exemple invite à confronter un mode d'historicité
- la stagnation - et une forme donnée de socialite.
Ce que nous avons dit de Bali à propos de la consti-
tution de l'espace, du temps et d'autrui peut en effet
être généralisé pour l'essentiel. Comme le note M. Lévi-
Strauss en portant un jugement d'ensemble sur le
monde primitif « les observateurs ont été souvent
frappés par l'impossibilité pour les indigènes de conce-
voir une relation neutre ou plus exactement une
absence de relations 21 ». Les individus sont liés entre
eux par une série de droits et de devoirs que leur dictent
leur rang dans le village, leur parenté, leur âge et leur
sexe; ils se signalent ce qu'ils sont par une conduite,
un langage et une mimique appropriée à leur statut.
L'inconnu doit être intégré dans une catégorie et pour
cela interrogé sur sa généalogie et ses alliances pour
être accepté; s'il demeure inconnu il ne peut être que
traité en ennemi et supprimé; et souvent le blanc par
exemple qui ne peut être situé est considéré à l'origine
non comme un homme, mais comme un fantôme. Tout
se passe comme si les hommes ne pouvaient se repré-
senter leur existence qu'en s'exhibant les uns devant
les autres, de même qu'ils ne découvrent leur émotion,
comme on l'a souvent signalé, qu'en l'exprimant selon
un rituel et sous le regard des autres. De ce style
d'existence, l'échange par dons, si profondément décrit
par Mauss, fournit une illustration essentielle. La provo-
cation à la réponse par le don, le risque de n'être pas
entendu ou d'être négligé, l'obligation de ne pas rendre
moins qu'on a reçu sinon de rendre davantage, la
21. Cl. Lévi-Strauss, Les Structures Élémentaires de la Parenté, P.U.F.,
1949, p. 597.

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recherche du lien de dépendance et la crainte d'en être
la victime composent une situation ambiguë en ceci
qu'elle figure à la fois la compétition et la coopération,
mais dont le sens principal est d'instituer une recon-
naissance de l'homme par l'homme. Ce n'est pas essen-
tiellement l'objet, si utile ou précieux soit-il, qui est
visé dans l'échange, mais comme le signifie le céré-
monial du don, le rapport qu'il établit entre des indi-
vidus ou le système de communication qui fait d'une
collectivité une unité culturelle. Dire qu'il n'y a pas de
relation neutre, ou dire que l'autre doit être à tout prix
perçu comme partenaire possible ou lié à des partenaires
de fait, qu'il n'y a pas de lieu pour qui se mettrait en
dehors du circuit de l'échange, c'est dire que chacun
ne peut se percevoir soi sans la médiation d'autrui,
que toute activité est subordonnée à la relation avec
autrui.
D'un tel point de vue il n'y a pas de distinction
radicale à opérer entre compétition et coopération,
entre la société qui s'interdit le conflit ou celle qui le
laisse se développer. Dans l'échange par dons nous
voyons les deux possibilités simultanément offertes
selon que l'accent est mis sur la lutte pour la reconnais-
sance ou le rassemblement collectif dans un a nous »
humain. Là où les conflits s'exaspèrent et remettent
sans cesse en question les relations de fait entre les
groupes ou les individus, il se maintient une conception
fondamentale de ces relations que le type même des
conflits (la lutte pour le prestige, la confrontation des
statuts) présuppose. Le conflit opère un simple rema-
niement des données au sein d'une forme de coexistence
stable.
La proximité des individus, l'interpénétration
constante des consciences, quels que soient leurs
résultats - la solidarité ou la guerre - feraient donc
comprendre le sens de la stagnation. Si les horizons
sont fermés, si le passé ni l'avenir ne sont visés comme
transcendants, c'est d'abord que les hommes n'ont pas
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de distance entre eux, qu'ils sont obnubilés par leurs


apparentements et leur groupement. Dans le monde
mélanésien la coutume qui veut qu'on assimile l'arrière-
grand-père au petit-fils montre le conditionnement de
la perspective temporelle par la perspective sociale;
c'est que le vieillard qui n'a plus de fonction dans
l'organisation présente ne peut être appréhendé avec
son statut temporel effectif; il est artificiellement
converti en petit-fils, comme l'étranger qu'on ne veut
pas ou qu'on ne peut combattre est converti en frère.
En bref, l'incapacité de se représenter une absence de
relation est du même ordre que celle d'imaginer un
passé qui n'est pas immanent au présent ou un avenir
contingent, comme nous le disions déjà à propos de
Bali. La stagnation n'est pas un fait de nature mais un
fait de coexistence; elle est déjà donnée dans la manière
dont les hommes se perçoivent et se comportent, c'est-
à-dire dans une praxis collective.
Il y aurait donc selon nous intérêt à rechercher à
travers l'infinie variété des formes culturelles et des
personnalités le style unique qui paraît dans les rela-
tions humaines, dans les événements et dans l'élabo-
ration de l'espace et du temps afin de montrer qu'il
y a un type de coexistence qui n'engendre pas une
histoire.
Une telle recherche ne peut avoir pour sens d'opposer
la société stagnante et la société historique. Il s'agit
bien plutôt en distinguant deux modes d'historicité
de permettre de les comparer; la société stagnante ne
peut être présentée comme une humanité dans l'huma-
nité mais comme une configuration singulière d'élé-
ments qui peuvent se regrouper autrement. S'il est
vrai que la stagnation est établie par une collectivité,
que ses horizons ne sont pas naturellement bornés,
mais que cette finitude révèle une intention humaine,
peut être ressaisie comme expression d'une élaboration
culturelle, c'est donc qu'un développement historique,
des horizons infinis ne s'attachent pas à une autre
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essence humaine. De fait il n'y a pas d'institutions
primitives qui n'évoquent des institutions historiques;
il est possible de voir dans l'échange par dons l'ébauche
du contrat, ou dans le mythe, la préfiguration de la
connaissance historique, ou bien dans le jeu des rap-
ports de dépendance la préfiguration des oppositions
sociales. Il est encore possible d'appliquer partiellement
nos catégories économiques au monde primitif bien
qu'elles soient ignorées des hommes qui y vivent. C'est
que ces significations, bien qu'elles ne soient pas çues
par les intéressés, sont cependant impliquées par leurs
activités. Au reste cette parenté de la société primitive
et de la société historique est constamment sous-
entendue par la réflexion de l'ethnologue car il ne
regarde pas celle-là comme une société animale : il
l'interroge et cherche à mettre en évidence un sens qui
intéresse notre propre sens.
Les remarques que nous avons formulées sur la
dialectique de la reconnaissance inter-humaine dans la
société stagnante incitaient à poser un problème de
l'histoire. Fallait-il en tirer la conclusion que les condi-
tions de l'histoire sont aussi celles de la non-histoire?
En fait si nous découvrons dans les deux cas les mêmes
thèmes, ceci ne signifie pas qu'ils s'ordonnent de la
même manière. Tout se passe, dans la société stagnante,
comme si la seule fin pour l'homme était de se confron-
ter avec l'autre homme, et avec lui de se situer hors de
la nature dans un système d'apparentements qui
exprime un nous humain, de s'arracher par l'échange
à la dépendance à l'égard de la chose pour instituer
une dépendance d'un type nouveau qui simultanément
établisse une indépendance humaine. Dans une telle
configuration toute l'activité de l'homme paraît subor-
donnée à cette dialectique de l'enracinement social
où l'homme est immédiatement pour autrui et avec lui
dans une relation définie. Le fait qu'il n'y ait pas un
domaine d'activité économique séparé, mais, comme
on l'a souvent remarqué, que tout phénomène écono-
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mique ait aussi une signification morale, religieuse,


esthétique montre qu'une activité ne peut être consi-
dérée pour soi, qu'elle est seulement appréhendée en
tant que manifestation empirique de l'homme, à titre
d'activité immédiate et en ce sens indétachable de
l'univers des sentiments. L'incapacité de disjoindre
les valeurs, pour les hommes primitifs, recoupe donc,
semble-t-il, celle de percevoir une relation neutre :
toute conduite est équivoque parce qu'elle est comme
un geste, signifiante pour tous les spectateurs, offerte
à un commentaire infini. En revanche, c'est quand
l'activité se fait travail qu'elle fixe sa signification,
qu'elle procure l'objectivité en révélant l'adéquation
d'une intention et d'un objet, qu'elle détourne les
hommes de leur débat pour les entraîner dans une fina-
lité qui n'était pas donnée avec leur simple coexistence.
En d'autres termes, le travail suppose un détour, une
sorte de mise à distance d'autrui, ou encore un répit
dans la lutte humaine, grâce à quoi l'élaboration d'un
objet nouveau, qui figure en soi une relation neutre,
peut s'accomplir.
Dans la société stagnante, la dialectique de la recon-
naissance se répète sans engendrer une dialectique du
travail, la production demeure subordonnée à la
confrontation des hommes et à leur intégration dans
une forme collective. C'est par une révolution dans
l'historicité que les hommes transforment la production
en productivité, se dégagent de cet investissement par
autrui qui était leur situation primitive, et inaugurent
une histoire.
Le vrai problème consisterait donc, après avoir
décrit une historicité primitive, à rechercher comment
elle peut se transformer, par quelle formulation nou-
velle des rapports humains une expérience peut
s'instituer dans le temps qui suppose une reprise active
du passé et une anticipation constante de l'avenir.
En bref, si l'on admet que l'histoire n'est pas donnée
avec la coexistence, il faut comprendre comment une
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coexistence se fait histoire. C'est retourner la difficulté
qui nous paraissait inhérente à toute philosophie
rationaliste, pour qui la stagnation était seule para-
doxale en interrompant le cours de la nécessité. Mais
ce retournement est essentiel en ceci qu'il réintègre
l'histoire à l'homme, permet de penser l'humanité
comme existant total puisqu'on la voit aux prises avec
des problèmes identiques quelque solution qu'elle
leur donne, ne prive pas d'une réflexion sur l'histoire
mais interdit d'en prendre une vue absolue puisqu'elle
apparaît comme aventure surgissant sur un fond de
relations humaines qui ne la fondent pas nécessaire-
ment. C'est dire enfin que l'idée d'une socialite non-
historique incite non seulement à s'interroger sur les
conditions les plus générales de l'histoire mais encore
à rechercher concrètement comment une histoire peut
se maintenir en tant qu'histoire, comment les hommes
bouleversent les relations établies, les structures qu'ils
ont fait apparaître, échappent à la finalité immanente
à leur état présent et poursuivent une expérience
progressive.

C. N. i?. S.,
Paris.

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