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p. 11-15
https://books.openedition.org/iheid/3215
Ouvrir et reprendre le débat sur l’unité et la diversité des modes de pensée relève de la
gageure, les termes d’unité, de diversité, et de pensée étant en eux-mêmes source
d’inépuisables controverses et définitions. Pourtant, plus qu’aucune autre, notre
institution, intimement liée aux problèmes du tiers-monde, se devait de prendre à bras
le corps une réflexion en profondeur sur ce qui fonde les relations interculturelles dans
le monde contemporain, dans la pratique quotidienne de l’enseignement et dans la
gestion des projets de développement.
2La pensée métisse n’est pas un cahier docile. Il demande une lecture attentive. A côté
d’une problématique centrée sur la diversité culturelle des visions du monde,
s’affrontent ici deux autres diversités au moins, celle de la tradition orale et de l’écrit et
celle du partage des disciplines. Ainsi l’anthropologue, le physicien, le philosophe,
l’écologiste, l’historien, ou encore le romancier contribuent chacun à leur manière à
traiter et à maltraiter, à traduire et à comparer l’immense concept des modes de pensée
ou de penser. Faut-il, dans le prolongement du siècle des Lumières et des philosophes
du XIXème, penser le monde comme un donné immédiat ou un grand système ? Le
dépassement, le progrès, le développement, l’évolution sont-ils les seules manières de
penser le monde sous toutes les latitudes et en tout temps ? La vérité est-elle dans les
faits ou dans la manière de penser ces faits, dans le réel ou dans la pensée ? Si chaque
forme de science tient son propre discours, la connaissance scientifique n’a-t-elle
d’existence que par - et pour - ceux seuls qui croient en elle ? Et si tout simplement les
idées se retournaient et se vengeaient ? Et si elles n’étaient pas aussi calmes et
tranquilles qu’elles paraissent ? La pensée métisse ne répond pas - et de loin - à tous
ces questionnements philosophiques fondamentaux. D’ailleurs, chaque ligne de ce texte
énonce le mot « pensée », à chaque fois dans des sens différents ; voilà bien la preuve
qu’on en a jamais fini ! Notre intention, voire notre prétention critique en appelle à la
modestie en démontrant que toute réflexion importante, loin de clore le débat, au
contraire commence par le décloisonner.
3Ainsi, pour « entrer » en modes de pensée qui, mieux que Robin Horton, pouvait
donner un fil conducteur dans ce cheminement vers la diversité des cultures.
Particulièrement représentative de l’école philosophique anglo-saxonne, cette pensée
reste encore peu débattue dans la littérature épistémologique de langue française.
Africaniste, vivant et enseignant en Afrique, Robin Horton dégage dans leurs similitudes,
oppose et confronte dans leurs différences, leurs continuités et leurs ruptures, leur
caractère ouvert ou fermé -dichotomie que l’auteur réfute d’ailleurs lui-même
aujourd’hui -, les spécificités de deux grands types de cultures : la pensée africaine
traditionnelle et la pensée scientifique moderne de l’Occident. Robin Horton nous
donne, dans son premier texte, l’essence des thèses qu’il publia en anglais en 1967
dans la revue Africa, thèses qui avaient en son temps suscité un vaste débat, trop peu
connu des lecteurs francophones. « Tradition et modernité revisitées », son deuxième
texte, traduit ici pour la première fois en français par nos soins, vient reformuler son
approche théorique après confrontations des différentes critiques qui lui avaient été
faites.
4La contribution de Gérald Berthoud, Le Métissage de la pensée, dont nous avons tiré le
titre général de ce Cahier, prolonge notre problématique et nous rappelle que les
« développeurs » devraient, sans le moindre doute, et avant toute chose, avoir une vue
claire sur leur manière de penser le monde pour échapper à la fois à une représentation
réductrice de nous-mêmes et des autres. Pour ce faire, encore faudrait-il s’imposer une
démarche comparative, certes difficile, mais seule à même d’éviter les pièges d’un
universalisme vide et d’un réalisme ambigu. En bref, tous ceux qui sont confrontés
d’une manière ou d’une autre à la pluralité des sociétés et des cultures devraient
incarner une « pensée en mouvement » et tendre vers « une conscience réfléchie ».
5Pierre-Yves Jacopin resitue le débat introduit par l’article original de Horton autour de
la disparité qui sépare les conceptions épistémologiques ou philosophiques anglo-
saxonnes et françaises ou « continentales ». Il critique la comparaison des modes de
pensée selon leur contenu et montre qu’on ne saurait étudier les conceptions du
monde, les modes de pensée et les représentations sociales en les abstrayant de leurs
formes : mythes, contes, rites, formules magiques, cérémoniels de sorcellerie etc... Il
introduit finalement le concept de « parole » tant individuelle que sociale en l’appliquant
à ces diverses formes de connaissance et de savoir.
7Le philosophe africain Paulin Hountondji, lui, ouvre le feu sur l’excès d’occidentalisme,
d’élitisme et d’idéalisme de l’ethnophilosophie africaine et de son subjectivisme intello-
bourgeois. N’y a-t-il pas là une dépréciation de la pensée populaire, de la pensée
spontanée des masses ? Sous une forme critique en plusieurs points, Hountondji
réinvestit le discours philosophique par la prise de conscience de la responsabilité
qu’ont les Africains d’aujourd’hui à se penser avec rigueur dans une sociologie des
représentations collectives qui ne fasse pas l’apologie mais la critique de « l’impensé
collectif », de la « pensée muette » et des relations réciproques dans la vie des groupes
avec la lucidité qui doit être la première condition de la liberté.