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access to Revue de Métaphysique et de Morale
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tels, ne peuvent plus faire que la société qui les a faits. Ce n'est que pour
autant que l'imagination radicale de la psyché arrive à transpirer à tra-
vers les strates successives de la cuirasse sociale qu'est l'individu qui la
recouvre et la pénètre jusqu'à un point - limite insondable, qu'il y a
action en retour de l'être humain singulier sur la société. Notons, par
anticipation, qu'une telle action est rarissime et en tout cas impercep-
tible dans la presque totalité des sociétés, où règne l'hétéronomie insti-
tuée^, et où, à part l'éventail de rôles sociaux pré-définis, les seules
voies de manifestation repérable de la psyché singulière sont la trans-
gression et la pathologie. Il en va autrement dans les quelques sociétés
où la rupture de l'hétéronomie complète permet une véritable indivi-
duation de l'individu, et où l'imagination radicale de la psyché singu-
lière peut à la fois trouver ou créer les moyens sociaux d'une expression
publique originale et contribuer nommément à l'auto-altération du
monde social. Et c'est encore autre chose de constater que, lors des alté-
rations social-historiques manifestes et marquées, société et individus
s'altèrent ensemble et que ces deux altérations s'impliquent réci-
proquement.
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liés par des relations posées chaque fois par la société considérée et
étayés toujours sur des propriétés immanentes de Pêtre-ainsi du monde.
Mais ces propriétés sont re-créées, dégagées, choisies, filtrées, mises en
relation et surtout : dotées de sens par l'institution et les significations
imaginaires de la société donnée 8.
Le discours général sur ces articulations, trivialités mises à part, est
presqu'impossible : elles sont chaque fois œuvre de la société considérée,
imprégnée de ses significations imaginaires. La " matérialité ", la
" concrétude " de telle ou telle institution peut apparaître comme iden-
tique ou fortement similaire entre deux sociétés ; mais Vimmersion,
chaque fois, de cette apparente identité matérielle dans un magma autre
de significations autres, suffît pour l'altérer dans son effectivité social-
historique. (Ainsi : l'écriture, avec le même alphabet, à Athènes à - 450 et
à Constantinople à 750). La constatation de l'existence d'universaux à
travers les sociétés - langage, production de la vie matérielle, organisa-
tion de la vie sexuelle et de la reproduction, normes et valeurs, etc. - est
loin de pouvoir fonder une " théorie " quelconque de la société et de
l'histoire. Certes, on ne peut nier à l'intérieur de ces universaux " for-
mels " l'existence d'autres universaux plus spécifiques : ainsi, pour ce
qui est du langage, de certaines lois phonologiques. Mais précisément
- comme l'écriture avec le même alphabet - ces lois ne concernent que
la lisière de l'être de la société, qui se déploie comme sens et signifi-
cation. Dès qu'on aborde les " universaux grammaticaux ", ou " syntac-
tiques ", on rencontre des questions beaucoup plus redoutables. Par
exemple, l'entreprise de Chomsky doit se heurter à ce dilemme impos-
sible : ou bien les formes grammaticales (syntactiques) sont totalement
indifférentes quant au sens- énoncé dont tout traducteur connaît
l'absurdité ; ou bien elles contiennent dès le premier langage humain, et
on ne sait comment, toutes les significations qui émergeront jamais dans
l'histoire - ce qui emporte une métaphysique lourde et naïve de l'his-
toire. Dire que, dans tout langage, il doit être possible d'exprimer l'idée
" John a donné une pomme à Mary " est correct, mais tristement court.
Un des universaux que nous pouvons " déduire " de l'idée de société,
une fois que nous savons ce qu'est une société et ce qu'est la psyché,
concerne la validité effective (Geltung), positive (au sens du " droit posi-
tif ") de l'immense édifice institué. Comment se fait-il que l'institution
et les institutions (langage, définition de la " réalité " et de la " vérité ",
façons de faire, travail, régulation sexuelle, permis/interdit, appel à
mourir pour la tribu ou la nation presque toujours accueilli avec
enthousiasme) s'imposent-elles à la psyché, par essence radicalement
rebelle à tout ce fatras et, qui, pour autant qu'il serait perçu par elle, lui
serait hautement répugnant ? Deux versants à cette question : le psy-
chique et le social.
8. ¡hid.
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Avant tout pouvoir explicite, et, beaucoup plus, avant toute " domi-
nation ", l'institution de la société exerce un infra-pouvoir radical sur
tous les individus qu'elle produit. Cet infra-pouvoir - manifestation et
dimension du pouvoir instituant de l'imaginaire radical - n'est pas loca-
lisable. Il n'est certes jamais celui d'un individu ou même d'une instance
désignables. Il est " exercé " par la société instituée, mais derrière celle-
ci se tient la société instituante, " et dès que l'institution est posée, le
social instituant se dérobe, il se met à distance, il est déjà aussi
ailleurs " 10. A son tour, la société instituante, aussi radicale que soit sa
création, travaille toujours à partir et sur du déjà institué, elle est tou-
jours - sauf pour un point d'origine inaccessible - dans l'histoire. Elle
est, pour une part non mesurable, toujours aussi reprise du donné, donc
sous le poids d'un héritage même si c'est sous le bénéfice d'un inventaire
auquel aussi on ne saurait fixer des limites. Ce que tout cela emporte
quant au projet d'autonomie et l'idée de liberté humaine effective sera
évoqué plus loin. Il reste que l'infra-pouvoir en question, le pouvoir
instituant, est à la fois celui de l'imaginaire instituant, de la société
instituée et de toute l'histoire qui y trouve son aboutissement passager.
C'est donc, en un sens, le pouvoir du champ social-historique lui-même,
le pouvoir d'outis, de Personne i i .
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très peu), dont l'imagination radicale est bridée autant que faire se peut
et qui ne sont guère vraiment individúes (comparer la similitude des
sculptures d'une même dynastie égyptienne avec la différence entre
Sappho et Archiloque ou Bach et Haendel). Elle va de pair aussi avec la
forclusion anticipée de toute interrogation sur le fondement ultime des
croyances de la tribu et de ses lois, donc aussi sur la " légitimité " du
pouvoir explicite institué. En ce sens, le terme même de " légitimité "
de la domination appliqué à des sociétés traditionnelles est anachro-
nique (et européo-centrique, ou sino-centrique). La tradition signifie
que la question de la légitimité de la tradition ne sera pas posée. Les
individus sont fabriqués de sorte que cette question reste pour eux men-
talement et psychiquement impossible.
L'autonomie surgit, comme germe, dès que l'interrogation explicite et
illimitée éclate, portant non pas sur des " faits " mais sur les signifi-
cations imaginaires sociales et leur fondement possible. Moment de
création, qui inaugure et un autre type de société et un autre type d'indi-
vidus. Je parle bien de germe, car l'autonomie, aussi bien sociale qu'in-
dividuelle, est un projet. Le surgissement de l'interrogation illimitée crée
un eidos historique nouveau, -la réflexivité au sens plein, ou auto-
réflexivité, comme l'individu qui l'incarne et les institutions où elle
s'instrumente. Ce qui est demandé est, au plan social : est-ce que nos
lois sont bonnes ? Est-ce qu'elles sont justes ? Quelles lois devons-nous
faire ? Et, au plan individuel : est-ce que ce que je pense est vrai ? Est-ce
que je peux savoir si c'est vrai et comment ? Le moment de la naissance
de la philosophie n'est pas l'apparition de la " question de l'être ", mais
le surgissement de l'interrogation : que devons- nous penser ? (La " ques-
tion de l'être " n'en forme qu'un moment ; par ailleurs, elle est à la fois
posée et résolue dans le Pentateuque, comme dans la plupart des livres
sacrés). Le moment de la naissance de la démocratie, et de la politique,
n 'est pas le règne de la loi ou du droit, ni celui des " droits de
l'homme ", ni même l'égalité des citoyens comme telle : mais le surgis-
sement dans le faire effectif de la collectivité de la mise en question de la
loi. Quelles lois devons-nous faire ? C'est à ce moment - là que naît la
politique ; autant dire, que naît la liberté comme social-historiquement
effective. Naissance indissociable de celle de la philosophie (c'est l'igno-
rance systématique et nullement accidentelle de cette indissociation qui
fausse constamment le regard de Heidegger sur les Grecs comme sur le
reste).
Autonomie : autos- nomos, (se donner) soi-même ses lois. Précision à
peine nécessaire après ce qui a été dit sur l'hétéronomie : sachant qu'on
le fait. Surgissement d'un eidos nouveau dans l'histoire de l'être : un
type d'être qui se donne à soi-même, réflexivement, ses lois d'être.
Cette autonomie n'a rien de commun avec V" autonomie " kantienne
pour de multiples raisons, dont il suffit ici d'en mentionner une : il ne
s'agit pas, pour elle, de découvrir dans une Raison immuable une loi
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qu'elle se donnerait une fois pour toutes - mais de s'interroger sur la loi
et ses fondements, et de ne pas rester fascinée par cette interrogation,
mais défaire et d'instituer (donc aussi, de dire). L'autonomie est l'agir
réflexif d'une raison qui se crée dans un mouvement sans fin, comme à
la fois individuelle et sociale.
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29. Le discours des Lois, dans le Criton -que je tiens pour une simple transcription,
certes admirable, des Topoi de la pensée démocratique des Athéniens - dit tout ce qu'il y a
à dire là-dessus : é peithein é poiein a an kéleuei (5 1 b) ou bien la persuader (la patrie, la
collectivité qui pose les lois) ou bien faire ce qu'elle ordonne. Les lois ajoutent : tu étais
toujours libre de partir, avec tout ce que tu possèdes, (51 d-e), ce qui, strictement parlant,
n'est vrai pour aucun Etat " démocratique " moderne.
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fcfc vouée à l'échec " ou " folle " : elle serait dans l'illusion totale quant à
son objectif proclamé, elle n'en serait pas pour autant nulle et non
avenue. Etre fou n'empêche pas d'exister : le totalitarisme a existé, il
existe, sous nos yeux il essaie toujours à réformer le " passé " en fonc-
tion du " présent " (rappelons en passant qu'il a fait à outrance, systé-
matiquement et violemment, ce que, d'une autre façon, tout le monde
fait du même mouvement qu'il respire et ce que font tous les jours les
journaux, les livres d'histoire et même les philosophes). Et dire que le
totalitarisme ne pouvait pas réussir parce qu'il était contraire à la nature
des choses (ce qui ne peut rien vouloir dire d'autre ici que : " la nature
humaine ") c'est encore une fois mélanger les niveaux, et poser comme
nécessité d'essence ce qui est un pur fait : Hitler a été vaincu, le commu-
nisme ne réussit pas, pour l'instant, à dominer la planète. C'est tout. De
purs faits, et les explications partielles qu'on pourrait en donner relè-
vent elles aussi de l'ordre du pur fait, ne dévoilent aucune nécessité
transcendante, aucun " sens de l'histoire ".
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ne peuvent jamais être que partielles) ; et, au sens plus étroit, la résorb-
tion du politique, comme pouvoir explicite, dans la politique, activité
lucide et délibérée ayant comme objet l'institution explicite de la société
(donc aussi, de tout pouvoir explicite) et son opération comme nomos,
diké, télos -législation, juridiction, gouvernement- en vue des fins
communes et des œuvres publiques que la société s'est délibérément
proposées.
Cornelius CASTORIADIS
Burgos, mars 1978
Paris, novembre 1987
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