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Franck le Crest
Démythologiser la Nouvelle droite

A Michel Maffesoli.
2

Introduction :

La Nouvelle droite, une école de pensée qui supplée les insuffisances d’une sociologie oublieuse de son objet.

Le contexte actuel est pour la ND celui d’une crise morale, spirituelle, sociétale où l’individu doit se soumettre à de
nouvelles règles du jeu pour conserver les atouts de sa réussite socio-professionnelle. Comment la ND marquée par une
conception communautariste du lien social peut-elle envisager le déploiement d’une exigence régulatrice qui est en
crise ? Devant le propos de François Dubet pour lequel « nous vivons aujourd’hui le déclin de l’idée de société »1 la
ND ne saurait y répondre qu’en faisant valoir la nécessité de faire jouer le recours aux solidarités organiques.
Ce constat « d’être au bord du gouffre » découle de la crise d’un monde social hier marqué par la révolution
industrielle elle-même relayée par l’affirmation de l’Etat-providence. L’idée de société était pour les sociologues une
réponse aux mutations de la fin du XIXème siècle. Comme toute réponse, elle avait une interrogation dont on peut dire
qu’elle correspondait à s’opposer à la réponse communautariste des penseurs contre-révolutionnaires. La sociologie
s’avère être moderne même si sa thématique nous rappelle Nisbet est conservatrice ; aussi lui fallait-il épouser la
révolution démocratique en engageant son propos sur la voie de l’émancipation. Aussi l’engagement des sociologues
n’est pas un élément résiduel. Il participe d’une certaine conception de la société défini sous des formes désirables. A la
fois objet de connaissance, la société est aussi l’enjeu d’une représentation définitionnelle qui caractérise sa modernité
à laquelle la ND a lutté pour lui opposer l’attrait de ce que d’aucuns ont voulus voir de transgressif et d’archaïque.
La société était pensée comme totalité cohérente qui liait l’Histoire, la structure sociale et la culture. C’est cette totalité
qui fait défaut aujourd’hui. Aussi délaisse-ton l’idée de société. Celle-ci, dit-on, est devenue inutile. Il revient à la ND
d’avoir envisagé cette crise avant même le constat de la sociologie tourainienne. « Les grands courants théoriques se
construisent moins directement à partir des représentations générales de la nature des sociétés qu’en fonction des
divers paradigmes de l’action sociale. Les débats n’opposent plus des représentations et des théories de la totalité
sociale, mais des conceptions de l’acteur, du sujet et des liens sociaux. »2 Le cadre problématique de la réflexion
portant sur la société a explosé : certains sociologues se soucient de problèmes de philosophie politique. D’autres se
tournent vers l’anthropologie culturelle des sociétés modernes. D’autres s’intéressent à l’interactionnisme ou à
l’ethnométhodologie ou encore au cognitivisme.
La ND comble un vide, vide que la sociologie qui a abandonné l’idée d’un ensemble structuré à partir duquel découlait
l’obéissance à des règles préétablies n’a fait qu’amplifier par sa propre dissolution. L’emploi du mot société est utilisé
pour définir un monde contemporain marqué par la crise, l’individualisme et le désenchantement du monde. Le
fonctionnalisme d’antan ignore la complexité et la pluralité des conduites sociales contemporaines. Il faut remplacer
l’idée de rôle par celle d’expérience sociale du fait que les individus sont soumis à la gestion de rationalités différentes.
Si l’action sociale n’a plus d’unité, la société qui est à l’origine de celle-ci n’en a pas non plus. La société est une
addition de sphères de rationalités différentes qui contient une pluralité de cultures et qui possède une définition
différenciée du sens de la vie. L’individualisme aidant, nous sommes confrontés à une demande de liberté et
d’autonomie vis-à-vis de ce qui définissait auparavant sa place dans la société. L’unité de la société ne provient plus de
la socialisation parce que l’individu a renoncé à n’être qu’un rôle ou une fonction qui obéirait sans rechigner aux

1
François Dubet, Danilo Martucelli, Dans quelle société vivons-nous ? Le Seuil, 1998, page 11.
2
Idem, page 12.
3

impulsions de la société. La liberté à laquelle tient tant l’individu détruit les anciennes solidarités propres à l’univers
ouvrier. Face à cela, la ND tente d’accréditer le charme des communautés électives ou des cultures héritées
subsistantes.
La ND rejoint nombre d’auteurs critiques pour lesquels L’individu doit faire face, seul, à toute sorte de problèmes qui
n’existait pas tant que la société était une réalité intangible qui répondait à ses attentes. Il y a peu, la sociologie voulait
réfuter l’égoïsme économique des théories utilitaristes. Elle tentait de répondre à un ensemble de questions comme
comment concilier la solidarité et le marché, comment assurer la cohésion sociale dans une société développant la
solitude. Longtemps, la sociologie et le socialisme ont fait bon ménage. « L’idée de société est indissociable d’une
définition de la modernité. »3 La société est moderne parce qu’elle s’oppose au monde de la tradition, promouvant la
démocratie et la croyance dans le progrès. Pour Marx la société moderne est liée au développement des forces
productives, pour Weber, elle correspond au processus de rationalisation, pour Durkheim, il faut chercher son principe
du côté d’une division du travail de plus en plus complexe. Quelque soit les sociologues classiques, l’idée de société
désigne une totalité ordonnée, un système qui fait ainsi l’économie d’un garant méta-social. La sociologie classique a
pensé la société comme un ensemble intégré de fonctions et de rôles. Longtemps la sociologie a expliqué les choses par
leur fonction et ce par quoi elles servent. C’est ainsi que s’est développé une lecture structuraliste de l’œuvre de Marx.
Le succès qu’a pu connaître la sociologie critique est dû au fait qu’elle dénonçait les rouages de la domination et de
l’aliénation d’une société dont la solidarité était marquée par un conformisme social étouffant où les individus étaient
en parfaite osmose avec leurs rôles. Pour Durkheim, « il fallait fonder la réalité morale de la société comme totalité
capable de s’imposer à des individus isolés et égoïstes. En identifiant la société au sacré et à la morale, Durkheim disait
tout haut ce que d’autres disaient tout bas : la conduite juste est celle qui contribue au fonctionnement harmonieux de la
société. »4 L’idée de société suppose que soit dépassée des divergences d’intérêts, et des sous-cultures au profit de la
société, incarnation d’un nouvel idéal. Cet idéal, c’est l’Etat-nation qui l’incarne. Celui-ci se définit comme
l’intégration des cultures et de l’économie. La nation, c’est le désir de faire une culture partagée par ses citoyens qui se
définissent comme des ayant droits, pouvant bénéficier des droits politiques et sociaux alloués aux membres de la
communauté. Le patriotisme en est l’expression. « Quand les Français disent « la société », ils pensent « la France » et,
plus encore, « la République », c’est-à-dire une construction politique et étatique de la société. »5 Ce qui remet en cause
l’idée de société, c’est la crise de la Raison, celle des Lumières associé à l’idée de domination, refoulant tout ce qu’elle
ne pouvait pas contrôler. Le thème du désenchantement s’est imposé. Et la ND a su prospérer de l’anti-modernisme
ambiant et de cette mise en cause des Lumières.
Chez la ND le constat a été fait à partir de la pensée de Heidegger plus que par celui de Max Weber. La modernité est
soumise d’un côté par l’appel au sujet, et de l’autre, elle est réduite à la rationalité instrumentale. L’acteur et le système
s’opposent. La ND s’oppose au système qu’elle identifie à la monopolisation occidentale du monde, elle achève aussi
une certaine conception du sujet acquis à l’assurance de son discernement. Ce qui s’impose, c’est le déchirement
qu’éprouve le citoyen soumis au règne de la raison instrumentale et l’affaiblissement du rôle de l’Etat dans son rôle
intégrateur d’une économie qui désormais se mondialise. Alors que la métaphore de l’organisme social devient désuète,
la ND persiste à penser la société à partir de celle-ci.

3
Ibidem, page 22.
4
François Dubet, Danilo Martucelli, op. cit., page 27.
5
Idem, page 31.
4

La sociologie depuis les années 70 a abandonné l’idée de société. Celle-ci est conçue comme un ensemble de systèmes
privé de finalité. Nous sommes face à une scène éclatée, dominée par les problèmes d’identité. La société n’est plus
organisée autour d’un conflit central, ni structurée par une claire distinction des enjeux politiques, culturels et sociaux.
La ND en est plus que consciente Dans quelle mesure les sociétés occidentales restent-elles capables de fabriquer le
type d’individu nécessaire à leur fonctionnement continué ?. La famille est en crise ; l’éducation n’est plus investie
comme paideia par les élèves. La religion n’a plus de fidèles. La nation n’est plus qu’une idéalisation dérisoire.
L’individu se trouve confronté à une société dans laquelle les valeurs et les normes sont remplacées par le niveau de vie
et le bien-être. L’individualisme qui en découle revendique l’arrachement de tout a priori qui déterminerait l’être
social. Ce qui est donc en jeu, ce n’est rien moins que la question de la cohérence du lien social. Le problème se pose
d’autant plus que la personnalité dans une société qui tend à s’organiser exclusivement à partir de la consommation,
n’a pas de principe d’intégration. Or pour Castoriadis, il ne peut y avoir de société qui ne soit pas quelque chose pour
elle-même, qui ne se représente pas comme étant quelque chose. Une société existe parce que les individus qui la
composent participent à ses significations imaginaires, à ses normes, ses valeurs, ses mythes, ses traditions, parce qu’ils
partagent la volonté d’être de cette société. La nation, nous apprend Renan, c’est un plébiscite de tous les jours. Or la
crise des sociétés occidentales peut être saisie par référence à cette représentation manquante, à ce que la société ne
peut plus se poser comme quelque chose. Je ne dis pas que les sociétés anciennes offraient le bonheur ou la vérité. Je
me situe à un point de vue de fait : le problème est que ce sont les significations faisant une société qui sont ébranlées.
Ce qui est en crise aujourd’hui, c’est bien la société comme telle pour l’homme contemporain en raison du processus de
privatisation qui est à l’œuvre depuis les années 60. Il faut se rendre à cette évidence que les tourainiens théorisent :
nous vivons le déclin de l’idée de société, i.e. d’une certaine représentation collective de la vie sociale ; d’ailleurs la
sociologie contemporaine a délaissé l’idée de totalité et par là même l’idée de société. Pour beaucoup, l’idée de société
est devenue inutile. Comme l’a analysé la ND, elle n’a pas en effet résisté à la montée de l’individualisme, à la
généralisation du marché, à la rationalisation et à ses conséquences, le désenchantement du monde. Si les sociologues
classiques résistaient à cette vision en construisant l’idée de société, il semble qu’aujourd’hui les sociologues y aient
renoncé. L’identité de l’acteur et du système est devenue problématique. La société apparaît comme la juxtaposition
éclatée de sphères et de rationalités différentes. C’est à partir de ce constat qu’apparaît et s’impose la notion d’anomie
définie comme absence de règles morales à partir desquelles la convergence des individus fait société. Posons la
question qui sous-tend l’interrogation d’Alain de Benoist : « l’homme contemporain veut-il la société dans laquelle il
vit ? Veut-il une société en général ? » La société présente ne se veut pas comme société et si elle ne le veut pas, c’est
qu’elle ne peut ni maintenir une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer, ni engendrer un procès de
transformation sociale auquel elle puisse adhérer. A la crise de l’identité et de l’appartenance collectives s’ajoute une
inflation de l’identité subjective qui accapare l’individu contemporain. « En même temps que les individus « s’éloignent
continuellement les uns des autres », l’accélération de la mobilité sous toutes ses formes fait de l’espace social un
espace d’instabilité croissante dépourvu d’horizons de sens légitimes, où nul projet collectif ne peut plus être
esquissé. »6 C’est ainsi que Giddens a pu identifier dans la réflexivité une des caractéristiques majeures de
l’individualisme moderne. L’individu s’interroge. A la différence des sociétés dans lesquelles tend à exister un cadre
indiscuté qui aide à définir les exigences au nom desquelles on évalue sa vie, dans nos sociétés, « les cadres sont

6
Pierre-André Taguieff, L’effacement de l’avenir, Galilée, 2000, pages 9 et 10.
5

devenus problématiques. » « Les individus réduits à leur insularité expérimentent les conséquences immédiates de leur
désaffiliation, de leur désappartenance, de leur déracinement. »7 Pour Charles Taylor, la prédominance du vide
existentiel définit le mieux notre époque. Nous vivons une époque où il faut faire preuve de flexibilité, de mobilité
laquelle engendre de plus en plus de « laissés pour compte », incapables de s’adapter au rythme de l’économie
mondialisée. L’individu contemporain est un être à la recherche d’une identité dans un système où les normes ont perdu
leur autorité. Il revient ainsi à chacun de s’inventer une identité. C’est ce constat qui fait que la ND entérine ses faveurs
vis-à-vis des attaches communautaires.
Nous sommes devenus de purs individus, au sens où aucune loi morale ni aucune tradition ne nous indiquent du
dehors qui nous devons être et comment nous devons nous conduire. En même temps que se pose la question de son
identité, c’est la question de l’unité de l’acteur et du système qui est mise en cause. L’exigence d’authenticité se fait au
détriment de l’inscription dans un Nous. Etre soi c’est se détacher des rôles que la socialisation nous inculquait.
Auparavant mon lien avec les autres obéissait à une norme dont je ne suis pas l’origine. C’est le consentement à cette
antériorité qui rendait possible un espace organisé de coexistence. Je reconnaissais que la règle qui me lie aux autres
était hors de moi. C’est cette dimension de précédence qui se trouve aujourd’hui disloquée. Et c’est ce que la ND veut
rétablir, mais n’est-ce pas, en regard de son constat (qu’il s’agirait de relativiser en intégrant dans la réflexion des
réflexions postmodernistes) une illusion ?
« L’individu contemporain aurait en propre d’être le premier individu à vivre en ignorant qu’il vit en société, le premier
individu à pouvoir se permettre d’ignorer qu’il est en société ». Dans cette perspective, l’anomie désigne la
désintégration du sens de l’attachement à la société, l’absence d’identification de soi aux autres. C’est ce qui inquiète
la ND et détermine sa volonté d’élaborer cette doctrine du groupe qui permettra aux hommes de construire une société
où ils puissent vivre le bien par excellence, la communion avec autrui. Ce à quoi elle aspire, c’est faire en sorte que la
société puisse transmettre des convictions communes pour que l’anomie ne progresse pas.
La fonction de la société est de créer une morale qui subordonne l’économie à une fin sociale pour que se maintienne le
lien social. Pour la ND, il faut que le sentiment d’appartenance à une collectivité règle toujours la conduite de l’homme.
Ce que la ND craint, c’est la perte d’autorité des lois qui font de l’homme un être social. Cela se fait sentir dans la
définition que je donne de l’anomie. L’anomie est le démantèlement d’une société, partiel ou total des normes et des
valeurs communes à ses membres. Cette crise du lien se fait sentir aujourd’hui. Mais la situation est plus grave qu’au
temps de Durkheim. Les institutions qui allaient maîtriser l’anomie sont contestées ou ont perdu leur ascendance. Il y a
d’un côté des individus qui vivent dans une sorte d’excès permanent, et il y a de l’autre ceux qui vivent dans l’exclusion,
dans la désaffiliation. Aussi est-il nécessaire de penser la nature du lien social de nos sociétés hypermodernes. C’est ce
que permet le concept d’anomie. Celui-ci est nécessaire pour ceux qui ont la prétention de faire en sorte que la société
évolue vers plus de solidarité. Développer le concept d’anomie, c’est revenir à la question première de la sociologie :
qu’est-ce qui institue les sociétés modernes quand Dieu est mort. Aujourd’hui, ce qui est mort, ce sont les valeurs jadis
émancipatrices de la modernité : c’est la confiance en la raison, c’est l’espoir dans le progrès. Il s’agit de réponses
désormais obsolètes. L’individu doit trouver en lui ce qui construit son existence. Faute de quoi il sera marginalisé. La
socialisation est en crise, nous voulons dire par là que le processus d’intériorisation des règles et des usages qui
assurent la vie collective est déliquescent. Exprimons notre crainte : « Une société qui ne serait pas solidement cimentée

7
Idem, page 10.
6

risquerait d’être emportée par la première tempête » nous prévient Durkheim. Et cette inquiétude structure l’œuvre de
la ND. Il nous faut bien admettre que ses inquiétudes sont fondées. Le manque de valeurs et l’absence de conception
d’un bien commun fait de l’individu un être en quête d’une perpétuelle identité. Parce que notre temps valorise la
désappartenance, parce que l’antériorité du social est remise en cause, il revient à l’individu la tâche de se bâtir sur
une colonne absente. Ce que nous sociologues devons rappeler, c’est qu’il n’y a pas de Je sans Nous, que la société doit
entretenir en nous la sensation d’une perpétuelle dépendance. Surtout, l’individu doit comprendre ce que représente la
société. Comme Durkheim, nous pouvons rêver d’une société où les hommes seraient associés pour le plaisir de
communier, rêver de consciences qui vibrent à l’unisson. Homo homini deus. Cohésion, fraternité, intégration,
solidarité, telles sont les valeurs nécessaires à notre société travaillée par l’incertitude, et l’indétermination des fins,
dominée par l’efficience technicienne sans autre souci que la seule opérativité. Plus l’individu doit s’adapter, plus
l’individu se désengage. Plus il est fluide, et flexible plus il se désintéresse d’autrui. Plus il est branché plus il est distant
nous dit Marcel Gauchet. L’individu hypermoderne ne serait lui-même que dans la mesure où il pourrait se déprendre
de quelque modèle ou d’adhésion que ce soit. Claudine Haroche a montré comment les engagements durables et
attachants ont été remplacés par des rencontres brèves, et éphémères. La jouissance du sentir immédiat a supplanté la
recherche d’un engagement dans des relations durables. L’individu contemporain ne veut plus s’enfermer dans une
identité définie a priori. Il se refuse à ce qui est durable, consistant comme Dieu, l’Etat, la société, la morale. A
l’ascétisme a succédé un hédonisme que la ND a toutes les peines à assimiler. Telle est la philosophie que professe
Michel Onfray. Il y a de moins en moins de conformité de l’individu à des valeurs qui le transcendent. Dans une
société qui valorise le mouvement, et l’éphémère, l’individu n’éprouve pas le sentiment d’une continuation de soi. Son
identité est plurielle. L’individu se vit dans l’excès, l’excès de consommation, l’excès de jouissance, l’excès de risque. Le
succès des sports extrêmes que décrit David Lebreton s’explique par la quête d’une intensification de soi.
Il faut désormais que l’individu soit ordinaire et extraordinaire, semblable et différent, affilié et désaffilié.
Contradictoire. Telles sont les normes que promeut une société où le lien social est devenu secondaire. L’individu
cherche son identité dans un univers social où fait défaut l’appartenance à des sentiments communs. La question qui se
pose est alors de savoir comment penser la transcendance d’une normativité capable de limiter l’individualisme.
Comment donner du sens et de l’attrait à l’attachement à la société.
La ND a beau continuer son œuvre métapolitique, Il y a de moins en moins de conformité de l’individu à des normes
extérieures à ces actes. Sa chance, c’est que le vide demande d’être comblé.
Il faut dire que les normes auxquelles nous référions nos actes sont obsolètes. L’anomie surgit quand il y a absence de
règle morale intériorisable par l’individu. La postmodernité, nous dit Freitag, a fait de nous des hommes sans guide,
elle nous place dans la situation d’avoir à juger par nous-mêmes et à construire nos propres repères. Plus aucune loi ne
nous indique du dehors qui nous devons être, ni ce que nous devons faire. Si l’homme devient névrosé parce qu’il ne
peut supporter le degré de renoncement exigé par la société, il devient déprimé parce qu’il doit vivre avec l’illusion que
tout lui est possible. Nous manquons de fondement, d’unité, de finalité, de détermination. Aussi est-il nécessaire de
repenser à nouveau ce qui constitue le lien social dans une société qui privilégie le rapport à l’objet au détriment de
l’homme. La tâche est ardue parce que ce qui fondait le lien social s’est délité. Aussi faut-il qu’apparaisse une instance
qui induise l’idée d’une participation à une fin identique. La citoyenneté apportait une réponse. Mais aujourd’hui cette
fin se dérobe. Jamais la scène politique n’a été aussi marquée par le sentiment d’un épuisement de la capacité d’agir.
7

Nous ne souffrons pas de trop de lois mais au contraire nous souffrons d’une absence de lois à partir desquelles nous
pouvons déterminer nos actes. Ce d’autant plus que dans une société régie par la rationalité économique, il faut, pour
pouvoir s’y adapter, que les normes ne soient pas contraignantes. Nous vivons dans des sociétés où l’autonomie du
Sujet qui supposait l’obéissance aux lois de la Raison a laissé la place à l’individu qui se distancie de tout rôle, de toute
identité, de toute adhésion à des valeurs qui ne seraient pas les siennes. L’individu estime ne plus rien devoir à la
société mais, d’elle, pouvoir exiger tout. Le bonheur qui est le sien n’est qu’apparent. Derrière l’abondance matérielle,
nous trouvons une carence morale qui peut conduire au suicide. Derrière l’épanouissement de l’individu qui ne
concerne qu’une minorité de nantis, il y a ceux et celles qui, dans l’incertitude du lendemain, vivent mal le fait d’être
seul à être soi. Nos sociétés sont passées des névroses dues à l’intériorisation de l’interdit, à une pathologie dépressive
où l’action manque de repères. Il n’est pas anodin que la dépression s’épanouisse au moment où le modèle disciplinaire
de gestion des conduites, les règles d’autorité qui assignaient à chacun un destin ont cédé devant des normes
enjoignant l’individu à être lui-même. Aussi est-il nécessaire de retrouver une vitalité annonciatrice d’ordre et
d’harmonie. C’est ce à quoi pense Durkheim quand il écrit : « un jour viendra où nos sociétés connaîtrons à nouveau
des heures d’effervescence au cours desquelles de nouveaux idéaux surgiront (…) qui serviront de guide à
l’humanité » que les hommes célèbreront par des cultes, par des fêtes. Pour Durkheim, contrairement à ce que pense
Guyau, il y a dans la religion quelque chose d’éternel, des choses vraies, dont la force protège la société du risque
d’anomie. C’est une des raisons pour laquelle Durkheim a abandonné, après le Suicide, ce concept. Qu’en est-il
aujourd’hui ? Il faut bien admettre que Guyau ne s’est pas trompé sur le devenir de la religion, l’irréligion de l’avenir,
et sur la place qu’occuperait l’individu alors que Durkheim ne peut se résoudre à admettre que la religion devienne un
fait résiduel. Il se leurre aussi en croyant que l’individu sera davantage qu’un simple atome sériel subordonné à la
logique unidimensionnelle du marché. Malgré cela, nous partageons son désarroi. En empruntant sa terminologie, est-il
envisageable de faire sentir, en dépit du froid qui règne à la surface de nos sociétés, une source de chaleur qui
redonnerait vie à la Res publica ? Si ce n’est la religion, qui peut assumer cette tâche ? Il revient à la sociologie de
renouer avec son ambition première : faire du lien social une valeur, une exigence et un principe actif qui détermine
l’action de l’individu. Durkheim a cru que la religion de l’humanité permettrait ce sursaut. En vain. Reformulons notre
question : comment concilier l’exigence de cohésion sociale avec la manifestation d’un individualisme dont l’objet est le
souci exclusif de soi : c’est cette question apparemment aporétique que doit tenter de résoudre la sociologie. Elle l’est
d’autant plus que la réponse durkheimienne de par la rigueur et la sévérité de son propos n’est pas à la mode. Autre
question essentielle : comment vivre ensemble quand les institutions qui le permettaient, transcendant l’individu pour
promouvoir l’existence d’un monde commun, sont en proie à une crise de légitimité ? L’individu doit choisir entre la
logique aliénante du marché et l’obligation morale de respect envers la personne. A la question, faut-il privilégier l’idée
grecque de mesure, ou au contraire libérer les énergies de l’hubris qui se fondent sur la démesure dionysiaque, il faut
pouvoir individuellement se prononcer. Ce qu’il faudrait, nous dit Touraine, c’est « renforcer la capacité de chacun de
vivre activement le changement », ce qui revient à accepter notre mode d’existence, à rester aveugle au malaise qui s’y
rapporte, à adopter une attitude fataliste. Il faut se contenter d’observer. Est-ce là le rôle dévolu au sociologue ? Pour
la ND, la sociologie nous donne ce dont nous avons le plus besoin, un corps d’idées qui donnent un sens à notre
action. L’anomie nous renvoie à une autre question : faut-il laisser la rationalité économique régir l’ensemble de ce qui
est, croire en l’harmonie spontanée du marché ou bien faut-il lui opposer une limite à son expansion hypertélique ?
8

Avec les sels, une alternative surgit : l’homme doit-il vivre en acceptant de s’aliéner à sa condition d’homo consumans
ou bien doit-il s’ouvrir à une pauvreté créatrice qui l’initie à la richesse de la vie ? C’est là le souhait de Durkheim et
d’Ivan Illich. C’est aussi notre réponse au mal de l’infini que nous complèterons par le souci de voir réapparaître une
forme de transcendance, ou de sacré (qui peut être immanent). Le seul un Dieu peut nous sauver de Heidegger, cette
forme nous n’osons dire d’hétéronomie, grâce à laquelle nous pourrions ordonner notre existence est ce dont le
paganisme de la ND est porteur.
9

I. Présumée coupable
La force anesthésiante de l’a priori.
« Il est incontestable que le GRECE a contribué
à la diffusion du néo-fascisme en France. »8

« On veut trouver des coupables, et on ne veut pas se donner la peine d’examiner les crimes. »9 Cette Maxime de
La Rochefoucauld s’applique fort bien à la reductio ad Hitlerum que doit subir depuis l’été 79 la ND.

Ecrire un livre sur la Nouvelle Droite nécessiterait d’en écrire parallèlement un autre pour rendre raison à la fois
des difficultés inhérentes à la réception d’arguments, de propos qui sont autant de présupposés allant à l’encontre
de certitudes bien ancrées quant à sa nature dont on nous dit qu’elle est fasciste voire néonazie et pour déterminer
un procédé de raisonnement en mesure de transcender les idées reçues, conscient des enjeux relatifs à tel ou tel
jugement discriminant.
Là où il s’agirait de s’en tenir à la stricte observance d’un exercice obéi par la volonté de savoir non asservie à
l’adhésion à quelque forme d’a priori, l’attitude générale est à la répulsion, à la condamnation définitive sans que
le moindre examen rationnel du « dossier » n’ait été opéré. Ariane Chebel d’Appollonia, sans avoir démêlé les
liens complexes entre politique et génétique (il faudrait lui opposer ce que dit Aron : « la biologie n’appartient pas
à Hitler et la génétique ne conduit pas national-socialisme ») veut voir dans le GRECE une résurgence du
prénazisme.
Qu’est-ce donc que le prénazisme ? On ne sait pas vraiment : du Moeller van den Bruck associé au culte de la
Grèce antique. Manque Wagner, un argument démonstratif plus probant.
Il faudrait, alors que ce livre est écrit en 1987, apprendre ce qu’il subsiste de l’héritage d’Europe-Action. Il
faudrait pouvoir prouver ce que l’on dit, en montrant qu’en 1986 : untel parle de Vacher de Lapouge dans le plus
grand bien ; mais voilà, cela fait défaut. Ariane Chebel d’Appollonia parle du culte du héros, et donc du SS
idéalisé que la ND entretiendrait, ce qui fut le cas dans les années 60 pour une part d’entre elle. Cela participe
d’un prométhéisme non encore déconstruit nourri par un nietzschéisme intempestif qui, avec la découverte de
Heidegger au milieu des années 80 sera remis en cause.
L’opinion est subjuguée par la pire des hypothèses. Autant dire que la ND dans ces circonstances ne peut susciter
en effet le doute, la réticence, le rejet, l’horreur alors même que ses publications (faut-il inclure Krisis parmi
celles-ci ? « Alain de Benoist a épinglé de beaux papillons à son crédit »), si on les compare à ce qu’il est
communément appelé l’« extrême droite », n’ont rien pour provoquer l’ire de ses contempteurs ; je dirai même que
nombre de ses positions se rejoignent : critique de l’utilitarisme, affirmation du primat du politique, engagement
en faveur de la décroissance, volonté de créer un revenu minimum de citoyenneté, affirmation de la multipolarité

8
Ariane Chebel d’Appollonia, l’extrême droite en France, Complexe, 1988, page 347.
9
La Rochefoucauld, Maxime 267, 5ème édition, 1678.
10

au niveau géopolitique, etc. On parle alors d’appropriations et de vols et non de convictions profondes et
partagées. Ce livre ne pourra donc que décevoir ceux qui veulent voir en celui-ci la démonstration que la ND est
une officine néo-nazie, entraînant le risque de déconsidérer celui qui postule que la ND n’est en rien une
réminiscence de nostalgiques du Troisième Reich. Me dira-t-on, il s’agit de sauver Alain de Benoist, principal
théoricien de la ND, de l’eau du bain alors même que ses derniers fidèles, aveugles devant une stratégie de
légitimation dont le principal intéressé n’a cure, croiraient identiquement à l’hypothèse conspirationniste de ses
détracteurs. Alain de Benoist avancerait masqué. Il n’aurait pas évolué, voilà tout. Ce qui mérite d’être prouvé
n’en vaut pas la peine tant la force de l’a priori est plus forte que toute argumentation. Il faudrait donc s’en
arrêter là, dans une position de statu quo où chacun s’en tient à ce qu’il pense ; nous ne saurions nous satisfaire
de cette situation. Ce, pour deux raisons.
Au-delà du cas de la ND, ce qu’il faut en effet affirmer contre vents et marées, c’est le devoir d’établir des
« vérités » (du moins que telle proposition est infirmée par le propos identifié de celui auquel elle est adressée
pour le discréditer) contre la force du préjugé, parce qu’il en va tant d’une exigence scientifique que d’une
exigence démocratique sinon c’est le prodrome à un régime de la terreur où vous êtes coupable avant même
d’avoir pu vous défendre. De Benoist quoiqu’il lui en coûte ne parvient pas à s’arracher à une identité qui le
réduit à n’être qu’un théoricien digne de Maurras. Démocratiquement, pour ceux là même qui pourtant se
réclament de la démocratie, disons-le, il y a un problème. Il faut se rappeler du sort réservé au livre de Paul
Yonnet, Voyage au bout du malaise français, qui fut qualifié de sociologue officiel du FN parce qu’il soulignait
l’ethnicisation du peuple français engagée par la définition dudit peuple par SOS-Racisme. Celui-ci fut éreinté de
toute part (de Luc Ferry à Michel Wieviorka, tous les journaux hormis ceux de l’extrême droite se sont relayés
pour condamner sa perception de la conception de SOS-Racisme de la France) alors même que son propos était
justifié de par l’argumentation qu’il développait (certes SOS faisait aussi l’apologie du métissage, mais faisait
surtout la part belle à la France : « Blacks, Blancs, Beurs, Feujs ». Les relais médiatiques font les hommes et les
défont. L’ère de la marchandise produit des réflexes pavloviens où le consommateur doit réagir non en fonction de
l’examen attentif des faits et des arguments mais au nom de ce que le on lui dicte de penser. C’est cela la tribu, et
elle affecte aussi le milieu universitaire.
Avec la ND, le sujet est plus sulfureux ; indéniablement, issu de militants d’extrême-droite pro-Algérie française,
celle-ci mérite un examen critique et attentif ; encore faut-il qu’il le soit ; c’est pourquoi je dis qu’il faudrait écrire
un livre sur le comment se produit une opinion, comment elle se propage, s’interprète, se légitime et surtout
conduit à produire de la haine, là où est censé régner l’examen dépassionné de la raison, ce sentiment qui devait
être absent au profit de l’examen critique des faits. Ainsi, quand on entend dire que la ND conçoit l’homme comme
un être qu’il faut comprendre comme étant régi par la biologie et l’hérédité, il faudrait avoir ceci en tête : « les
critères biologiques d’appartenance ne renvoient à rien de ce qui est spécifiquement humain, car l’homme n’a
pas d’autre essence spécifique que son existence sociale-historique. »10 Cette citation d’Alain de Benoist ne met-
elle pas un terme à toute volonté d’interpréter sa compréhension de l’homme à partir de quelque réductionnisme
biologique ? On exhumera un texte vieux de 40 ans mais il faut recueillir les propos tels qu’ils se déploient
aujourd’hui en ayant soin de dater l’évolution doctrinale sur la question qui touche la race, le QI, etc. Or, on

10
Alain de Benoist, Nous et les autres, Krisis, 2006, page 111.
11

dénie à la ND la possibilité de ruptures idéologiques. N’est-ce pas là, en enfermant définitivement la chose dans
son essence figée, une forme de racisme ? Ainsi René Rémond ne prend pas en compte du tournant culturaliste de
la ND ; pour lui, « il n’est pas jusqu’à la référence à la nature, avec le biologisme qui ne fasse songer à
l’organicisme si caractéristique de cette droite extrémiste. »11
On pourrait multiplier à l’envi les citations empruntes aux textes de la ND qui démontrent l’inanité des idées qui
alimentent le débat autour de la compréhension de ce qui constitue celle-ci. Nous préférons restituer une
problématisation interpellatrice de ce qu’il faut nommer : continuité, évolution rupture idéologiques d’une école
de pensée vieille de plus de quarante ans.

Examen et réfutation de la thèse d’Anne-Marie Duranton-Crabol et alii. La nécessité d’une méthodologie


appropriée à une analyse disruptive des a priori normatifs et des clichés portant sur la ND.

Peut-on dire que nous sommes en présence d’une thèse (qui est régie par des normes précises) tant la
considération d’éléments contraires à la démonstration de celle-ci en est absente alors qu’en pleine connaissance
de cause, il n’en manque pas. Cette thèse va vite, et tombe le plus souvent dans l’anecdotique. On aurait pu
espérer une typologie du nationalisme droitier ; il n’en est rien.
Quand Anne-Marie Duranton Crabol veut rapprocher MNR, PFN et ND elle se contente de le rapporter sans plus
préciser par ailleurs ce qu’est lesdits mouvements représentent. On pressent bien qu’Anne-Marie Duranton Crabol
les assimile à des mouvements néo-fascistes.
Il est arrivé à Alain de Benoist d’appeler à voter communiste lors des Européennes de 1984 ; pourquoi ? On ne le
sait pas. Cette même année, de Benoist reconnaît qu’il se sent assez proche de la pensée gaullienne, à savoir d’une
certaine conception de l’Etat et d’une politique prônant l’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis, d’une pensée
distante des pouvoirs financiers. Or le choix qui s’offre en 84, c’est un vote national bolchévique, tant la gauche
socialiste et la droite se sont ralliées au libéralisme et à l’atlantisme.
Anne Marie Duranton Crabol n’épilogue guère sur les rapports complexes entre de Gaulle et la ND. Dommage,
car de Gaulle peut être classé comme appartenant à une droite bonapartiste à laquelle de Benoist tient à se
démarquer. D’ailleurs, on le verra, il veut se démarquer de toutes droites existantes.
Anne-Marie Duranton Crabol soutient un a priori (« le GRECE d’Alain de Benoist rêve de renouveler le
nationalisme français », lequel « a été séduit par le nazisme ») sans examiner ce qui vient le contredire, faisant
même l’économie des arguments qui tendent à le démontrer. Tout est à charge. Celle-ci se serait répandue à peu
près partout (il faut parler d’elle comme d’une nébuleuse nous dit Duranton-Crabol) et d’autant plus séduisante
qu’elle a la beauté du diable, attirant nombre d’intellectuels à juger ses travaux comme étant de qualité, ce qui
aux yeux de Duranton Crabol représente un danger, parce que le dialogue légitime celui avec lequel on
s’entretient. Aussi faut-il s’en tenir à une condamnation sans appel sans même engager un travail réflexif : il faut
soupçonner le pire quand la ND pense. Anne-Marie Duranton Crabol rappelle ce que Raymond Aron écrivait à
propos d’Alain de Benoist : « sur les idées inspiratrices de la politique, Alain de Benoist rappelle irrésistiblement

11
René Rémond, Nouvelle droite ou droite de toujours ? Le Monde, 20 juillet 1979, page 10.
12

les fascistes ou les nationaux-socialistes (…) Il pense souvent de la même façon qu’eux. »12 Or les nazis pensent en
termes d’inégalités des « races » alors que la ND pense que chaque culture possède son génie propre. Mais
Duranton Crabol insiste pour démontrer le lien coupable : « les références entre la ND et les nazis sont les
mêmes : Charlemagne, Napoléon, Arménius, Luther, Wagner, Dürer. »13 Nulle place n’est laissée à la
contradiction. Avec le GRECE, « on se trouve plongé dans un monde étrange et inquiétant, celui-là même qui
faisait si peur à Hermann Rauschning dont le nationalisme conservateur s’était un moment égaré dans les rangs
du « nihilisme » nazi. »14 Parce qu’il y a symbole (échange entre les époux d’un poignard et d’une clef) il y a
nazisme. La ND participerait à « une réélaboration de l’image du nazisme avec un mélange de fascination et un
désir d’exorcisme. »15 Qu’est-ce qui peut bien attirer la ND dans le nazisme ? L’art. Le Reich bien que celui-ci ait
été vicié par le nationalisme allemand.
Ainsi, ce qui régit le rapport à la ND est une hostilité viscérale, irrépressible sous peine d’ostracisation de celui
qui met en doute les certitudes acquises. Ceci associé à une volonté délibérée de dénaturation de la pensée d’Alain
de Benoist liant mauvaise foi et calomnie, cette insistante inclinaison qui vise à détourner sa pensée de ses réelles
intentions (on suppute qu’elles sont toujours trompeuses) nous conduit à faire obligation de restituer la vérité
acquise par l’analyse de ses écrits, depuis 1968, date de création de la revue Nouvelle Ecole, jusqu’à 2012, alors
que la charge de la preuve en revient normalement à ses censeurs. Or dans le cas présent, c’est à l’accusé de faire
la démonstration de son innocence en se disculpant des preuves de sa présupposée appartenance à l’extrême
droite. Autant dire que l’emploi de cette méthode ne peut que mener à un échec en raison de la réitération
obsessionnelle des présomptions de son contradicteur pour lequel la nature de ses réelles intentions sont
confirmées par l’existence d’un néo-racisme ethno-différentialiste qui, bien que se soit opérée une mutation
sémantique où la prénotion de race s’efface au profit du mot culture dont l’emploi infirme la nature raciste de la
pensée d’Alain de Benoist ne suffit pourtant pas à le dédouaner des préjugés dont il est victime. C’est là
développer une hypothèse à laquelle on accorde un crédit injustifié en renvoyant ce que conçoit Alain de Benoist à
un passé définitivement essentialisé qui l’enferme dans des idées auxquelles il n’adhère plus depuis longtemps, et
dont la preuve en est faite par l’existence de textes qui ne comportent aucun propos équivoque quant à sa
prétendue appartenance fasciste ou néo-nazie. Encore faudrait-il qu’il soit lu et sa pensée actualisée.
Or, il n’en est rien. Les remises en cause reposent sur des jugements a priori étayés sur du néant et le fantasme
entretenu d’un machiavélisme qui, peut-être, ne déplaît pas à son principal intéressé. La ND a beau réclamer
qu’on la lise avec un souci d’attention, l’administration de la preuve est impuissante devant la force du sentiment
qui substitue à l’exigence de vérité, laquelle exige une procédure d’objectivation, une évidence ayant pour
propriété de ne pas questionner ses propres présupposés. Pour la plupart de ceux qui critiquent la Nouvelle
Droite, « ses cadres partagent une conception une purement instrumentale des idées. »16 Celle-ci serait une
girouette ou un coucou qui s’approprieraient le substrat conceptuel de telle ou telle école de pensée pour se
légitimer et justifier son propos. René Monzat veut croire que la ND attribue aux Etats-Unis toutes les tares issues

12
Anne-Marie Duranton Crabol, Visages de la Nouvelle Droite. Le GRECE et son histoire, Presses de la fondation
nationale des sciences politiques, 1988, page 57.
13
Idem, page 92.
14
Ibidem, page 51.
15
Anne-Marie Duranton Crabol, op. cit., page 117.
16
René Monzat, Enquêtes sur la droite extrême, Le Monde Editions, 1992, page 231.
13

de l’égalitarisme chrétien, et préserverait l’Europe de toute remise en question. La décadence serait


intrinsèquement américaine, ce pays représenterait un risque de propagation de l’anéantissement de la culture
menaçant le berceau de son émergence, l’Europe. La raison invoquée par Monzat pour justifier ses accusations
consiste à dire que « la Nouvelle Droite, idéologiquement héritière des SS, n’a jamais oublié que les Américains
ont fait partie des vainqueurs des armées nazies. »17 Pour justifier son propos, Monzat estime que le paganisme
revendiqué par la ND est originaire, lui aussi, de la religion que le nazisme souhaitait consacrer. Nous aurons
l’occasion de démêler cette question quand nous aborderons ce qui fait en effet la spécificité de la ND. Là où
Monzat peut être aisément contredit, c’est quand celui-ci estime que « la ND entend ériger, sur les ruines des
Lumières, la loi du sang et du sol et une organisation sociale fondée sur les mérites innés : race, hiérarchie,
hérédité. »18 C’est ne pas appréhender la détermination volontariste de la ND où l’homme est en fonction de ce
qu’il décide d’être. Monzat reste prisonnier de ce que nous trouvons chez Anne-Marie Duranton Crabol, à savoir
la volonté d’identifier le projet gréciste à celui propre à Europe-Action. De plus, Monzat, et c’est ce qui montre la
nature dénuée de toute scientificité de son analyse, amalgame Révolution conservatrice allemande et nazisme afin
de mieux dénoncer l’entreprise idéologique de la ND.
Quoiqu’il dise et argumente, Alain de Benoist est jugé coupable avant même que soit instruit le procès, objet
récurrent d’accusations infondées et entretenues pour mieux le discréditer et le reléguer hors du champ
intellectuel. Monzat résume le GRECE à « mal camouflées, les croix gammées affleurent. »19 Il y a certes des
éléments à charge, et Monzat ne retient que cela, faisant l’économie de toute analyse digne de ce nom de la pensée
d’Alain de Benoist. Monzat résume la pensée de la ND en disant que « son idéologie vient des années 40 » et que
toute sa préoccupation reste axée sur la préservation de la race blanche. Monzat fait en sorte de prouver le
nazisme de la ND par des supputations d’individus qui n’engagent qu’eux, ainsi : « Marc Frédriksen, chef des
FNE, un néo-nazi, Pierre Bousquet, chef du parti nationaliste français, Malliarakis, néo-fasciste, déclarent tous se
sentir, vingt ans après sa création, partie prenante de la même famille idéologique que le GRECE. »20 Untel qui
connaît untel lequel connaît untel est solidaire ce que dernier nommé pense. A ce compte là, l’univers grouille de
fascistes. Le procédé auquel recourt Monzat, c’est laisser supposer que si untel connaissant le GRECE est un néo-
nazi il s’avère donc que de Benoist est lui aussi un nazi sans qu’on lui demande s’il partage ou non les idées d’un
ami d’un ami. Que nul doute n’existe pour dire que la ND est ce que prétend être Monzat, l’argument employé
consiste à dire que « pour les militants de l’extrême droite, la nouvelle droite fait toujours partie de la famille »21,
quand bien même nous dit Monzat le GRECE tient à se démarquer de cette reconnaissance embarrassante. Est-ce
raisonnablement un argument pertinent ? Il y a bien une extrême droite qui se reconnaît en Nietzsche. La
communauté philosophique n’en conclut pas pour autant que la pensée de celui-ci puisse être assimilée à une
idéologie qui légitime le fascisme. Le livre de Monzat est un brulot digne d’une enquête dans les bas fonds où en
digne détective, il a réussi à en percer les mystères, malgré l’opacité qui y règne. « Les ancêtres du GRECE, la
pire hypothèse est la bonne » : il y a là de quoi faire vendre, susciter la curiosité en nous disant que « cette société

17
Idem, page 232.
18
Ibidem, page 233.
19
René Monzat, Enquêtes sur la droite extrême, op. cit., page 238.
20
Idem, page 225.
21
Ibidem.
14

discrète poursuit imperturbablement ses objectifs fixés depuis 1967 par Dominique Venner. La direction du
GRECE, dont la composition est secrète surveille l’ascension sociale de ses militants qui à sa tête cherche à briser
la structure intellectuelle de la gauche. Alain de Benoist, plus particulièrement chargé de ce travail avec la revue
Krisis, a, pour un intellectuel d’extrême droite, de beaux succès à son actif. »22 Ceux qui participent à sa réussite
savent à quoi s’attendre, à l’interpellation, à la condamnation morale. Car c’est sûr, le GRECE c’est une secte
néo-nazie. D’ailleurs ne fêtent-ils pas les solstices comme certains SS ? C’est digne d’un roman policier. Un peu
de vérité et énormément de confusion et surtout de paranoïa : tout cela conduit à ne voir que ce que l’on veut bien
déjà croire. Là où il faudrait chercher à comprendre, nécessitant une réelle exigence de lecture, les contempteurs
de la ND choisissent l’anathème. Voilà ce qu’il ressort de ce que l’on veut retenir d’elle. Si certains arguments
retenus étaient celui d’un journaliste, cela ne porterait pas à conséquence. Or Anne-Marie Duranton Crabol fait
aussi de la participation aux solstices l’indice que ceux dont la ND veut remémorer le souvenir, ce sont ceux pour
lesquels le Troisième Reich, sa vision du monde n’est pas morte. « Le soleil reviendra » sur lequel Pierre Vial
conclut son serment sur Delphes l’attesterait. Pour preuve, Anne-Marie Duranton Crabol s’appuie sur
« Dominique Pélassy lequel a souligné la valeur émotionnelle de la « communion » des nazis lors du solstice qui
les fond en un ensemble sacré. »23 Le paganisme, nous aurons l’occasion dans un chapitre d’expliciter sa nature
chez la ND. Tous les syllogismes sont bon à être employés pour assimiler la ND avec l’idéologie nationale
socialiste ; encore elle. Ainsi, celle-ci aime bien Maître Eckhart, or le théoricien nazi Alfred Rosenberg
l’appréciait aussi ; il faut donc en conclure que la ND est nazie.
La préoccupation dominante d’Alain de Benoist, ce serait le souci de la préservation de la race blanche. La
problématique différentialiste serait mue par cette finalité. Pierre-André Taguieff, bien que son discours soit plus
élaboré, partage cette idée ; nous y reviendrons.
A travers lui, ce sont les notions d’identité, de culture, d’ethnie, de peuple qui devraient être problématisées car
leur définition implique une philosophie politique dont le questionnement est de nature à répondre aux
interrogations sur les intentions d’Alain de Benoist. On ne trouve trace de la moindre conceptualisation dans la
thèse d’Anne-Marie Duranton Crabol de ces notions, ce qui aurait eu le mérite d’éclaircir le rapport de la ND
avec ce qui est communément appelé extrême droite. Quand le FN parle d’identité, cela recouvre-t-il l’idée que
s’en fait la ND ?
Le débat semble impossible. On refuse à Alain de Benoist sa bonne foi quand celui-ci condamne publiquement, et
ce très tôt et sans ambiguïté le racisme et l’ostracisme réservé aux immigrés. Il vise ici le FN. Mais il y a pire,
l’ethnodifférentialisme que défend la ND, si elle parvenait au pouvoir, mènerait tout droit au crime. « L’éloge des
différences ne contribue-t-il pas, au même titre que le mépris de la race inférieure, à préparer les esprits au
génocide ? »24 Qui peut donc se prévaloir d’une pareille et invraisemblable hypothèse ? Une thèse de sciences
politiques publiée non pas dans les années 60 mais en 1988, au moment où la Nouvelle Droite a depuis longtemps
abandonné son discours biologisant et racialiste, qu’il s’agisse des domaines de la génétique, et de la
sociobiologie qui était le sien à ses débuts. La démonstration en a été faite par Pierre-André Taguieff dans le

22
René Monzat, Enquêtes sur la droite extrême, op. cit., page 235.
23
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle droite. Le GRECE et son histoire, Presses de la fondation
nationale des sciences politiques, 1988, page 53.
24
Idem, page 75.
15

premier chapitre de son livre sur la Nouvelle droite, dont l’autorité sur ce sujet n’est plus à prouver. Si « l’inné, la
nature, le passé conditionnent l’avenir de l’homme, elles ne le déterminent pas »25 dans une définition qui
l’enfermerait dans son être, ce qui serait l’expression d’un racisme avoué. Sur quels textes reposent donc ces
affirmations, sur quelles dates faudrait-il demander ? L’auteur de cette thèse ne prend pas en compte l’évolution
qui a été celle du GRECE créé vingt ans auparavant. Dès 1984, Alain de Benoist produit une critique de la
xénophobie qui caractérise selon lui le Front national. A cette date, il a déjà découvert Heidegger comme l’atteste
le numéro de Nouvelle Ecole sorti en 1982. Mais dira-t-on, Heidegger n’était-il pas nazi comme le prouve le livre
de Farias ? CQFD diront les contempteurs de la ND. C’est un nouvel imbroglio qui s’instaure qui n’en finit pas
comme le montre la dernière polémique créée par Emmanuel Faye à laquelle la maison d’édition Fayard a eu le
courage de répondre, contrairement à l’éditeur initial, Gallimard.
Anne-Marie Duranton-Crabol, puisque c’est elle dont il s’agit, soutient qu’Alain de Benoist fait toujours siennes
les thèses héréditaristes de Jensen et Eysenck qui détermineraient à 80% le comportement humain. Alain de
Benoist croit tant au déterminisme biologique qu’il se donne le soin de dire que « l’homme est créateur de lui-
même : il se construit. Ses capacités, modelées par l’hérédité, ne sont au départ que des potentialités. Il n’y a donc
pas incompatibilité entre une position héréditariste et l’importance que l’on doit accorder à l’apprentissage et à
l’éducation. »26 Ce texte date du début de l’année 1976, et on ne peut pas dire qu’il donne la part belle au
déterminisme biologique.
En 1981, Alain de Benoist écrit que « seul de tous les animaux, l’homme n’est pas agi par son appartenance à
l’espèce. »27
« Dire que l’homme est agi comme l’animal, celui-ci étant agi par son appartenance à l’espèce, cette conception
qui est à la base de toutes les idéologies racistes et du darwinisme social est complètement erronée. »28 Cela a le
mérite de la clarté ; Alain de Benoist, dans l’ouvrage Racismes, antiracismes sous la direction de Julien Freund et
d’André Béjin, qui date de 1986, se livre à une critique sans concession du racisme donnant une analyse plus
complexe que le discours convenu sur le sujet. Anne-Marie Duranton-Crabol passe sous silence l’existence du
propos antiraciste d’Alain de Benoist, car ses arguments discriminants se verraient vite et aisément démenti. Toute
sa thèse serait ébranlée.
Celle-ci réitère sa conviction : « à lire la revue Eléments, on ne peut que se convaincre du rôle essentiel que le
GRECE attribue à l’hérédité. »29 Il est indéniable que l’hérédité joue un rôle majeur dans la détermination de
certaines maladies. Doit-on pour autant juger inapproprié d’en parler en raison de quelque tabou ? Comment
peut-on croire Anne-Marie Duranton-Crabol alors qu’Alain de Benoist estime « que nous ne pensons pas que
l’homme puisse se définir essentiellement par ses caractéristiques biologiques. Nous estimons au contraire que ce
qu’il y a de spécifique chez l’homme ressortit de la culture et de l’histoire. L’homme est un être culturel. »30
L’essai qu’Alain de Benoist vient de consacrer aux animaux et aux hommes lève nombre d’accusations adressées à
la ND qui laissent supposer que l’homme est un animal évolué, qu’entre lui et la race humaine il existe une

25
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen, Albin Michel, 1981, page 222.
26
Robert de Herte, Des exemples, plutôt que des leçons, Eléments 13, décembre 1975-février 1976, page 2.
27
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? Albin Michel, 1981, page 71.
28
Alain de Benoist, Contre le racisme, in Les idées à l’endroit, Hallier, 1979, page 149.
29
Anne-Marie Duranton-Crabol, op. cit., page 77.
30
Alain de Benoist, La religion des droits de l’homme, Eléments n°37, 1981, page 6.
16

continuité de nature. Or il n’en est rien. « La part instinctive est chez les animaux plus déterminante que chez
l’homme, que les instincts sont à la base de l’essentiel de leurs comportements. (…) Il y a dans le règne animal,
programmation relative de l’objet. »31 Et Alain de Benoist de surenchérir : « ce qui distingue fondamentalement
les sociétés animales des sociétés humaines est qu’il ne peut pas y avoir de société humaine sans institution
symbolique, plus précisément, sans l’institution d’un monde social-historique de significations établies par
l’imaginaire symbolique. (…) C’est l’institution symbolique qui détermine ce qui est considéré comme réel et ce
qui ne l’est pas, ce qui est doté de sens et ce qui n’en a pas. »32 Il faut distinguer les actes des intentions et se
demander si les animaux ont accès à la notion morale de devoir. « La culture est la seconde nature de l’homme.
La position singulière de l’homme est d’être par nature un être de culture. »33 Cela vient contredire le propos de
Catherine Clément selon lequel la ND « cherchera dans l’homme ce qui le rapproche de l’animal pour en déduire
une conception politique. » La politique du GRECE serait mue par la volonté de ramener dans la Nature, un
homme qui ferait tout pour s’en affranchir. Contresens total. En dépit des textes qui vont à l’encontre de ce qu’elle
conçoit, l’homme pour la ND, selon Anne-Marie Duranton Crabol se réduirait à la double appartenance raciale et
animale. Et quand celle-ci devine l’importance de la culture pour la ND, elle déclare que « l’inclination des
grécistes pour la culture ne suffit pas à écarter l’éventualité d’une résurgence du nazisme. »34
Lors du 17ème colloque du GRECE, en 1983, Alain de Benoist affirme l’idée que l’homme est un être
essentiellement historique, qu’il est donc condamné à être libre en ceci qu’il doit sans cesse se déterminer et se
construire lui-même au moyen de choix qui reflètent l’ampleur de son libre-arbitre. »35 Cela sonne comme du
Sartre. Revenons à Anne-Marie Duranton-Crabol ; celle-ci concède que les publications du sociobiologiste E.O.
Wilson passionnent plus Yves Christen qu’Alain de Benoist. Ce pour la raison que celui-ci découvrant Heidegger
comprend que « le corps de l’homme est quelque chose d’essentiellement autre qu’un organisme animal. »36
« En nommant l’homme Dasein, « berger de l’Etre », Heidegger a voulu pousser aussi loin que possible le refus de
toute assimilation de l’homme à une quelconque essence. Il a voulu penser et sauvegarder ce qui le différencie
radicalement de tout animal. »37 Donc laisser supposer qu’Alain de Benoist continue d’exalter le modèle animal,
l’instinct territorial et l’agressivité, c’est ne pas mesurer l’importance que la pensée de Heidegger a exercé sur lui.
D’ailleurs, écrivait-il çà quand il militait à Europe-action ? Laisser croire que la ND maintient l’idée que « la
biologie est là pour rappeler à l’homme européen son animalité que le mépris du corps, inculqué par la religion
chrétienne, lui avait fait perdre de vue38, propos qui a lieu dix ans avant la découverte de l’œuvre de Heidegger,
relève du mensonge éhonté. On voudrait nous faire croire que la ND défend la cause du darwinisme social, c’est-
à-dire qu’elle prend fait et cause pour la lutte pour l’existence et la sélection naturelle, qu’elle comprendrait
l’existence à partir de l’affrontement et de l’antagonisme vital. On veut identifier la ND à l’acceptation des
conséquences issues de l’évolution. C’est oublier un peu vite la conférence d’Alain de Benoist, libéralisme et

31
Alain de Benoist, Des animaux et des hommes, alexipharmaque, 2011, page 53.
32
Alain de Benoist, Des animaux et des hommes, op. cit., pages 54 et 55.
33
Gehlen, cité in Alain de Benoist, Des animaux et des hommes, op. cit., page 96.
34
Anne-Marie Duranton Crabol, Visages de la Nouvelle Droite, op. cit., page 82.
35
Alain de Benoist, Les fausses alternatives, le Labyrinthe, 1983, page 52.
36
Martin Heidegger, Question III, Gallimard, 1966, page 91.
37
Dominique Janicaud, L’homme va-t-il dépasser l’humain ? Bayard, 2002, page 21.
38
Robert Ardrey, La nouvelle biologie et les utopies rousseauistes, Contestation et décadence, 1972.
17

darwinisme social (1987) où celui-ci remet en cause cette idéologie qui est inséparable de l’essor du libéralisme
économique, ce contre quoi Alain de Benoist s’oppose de façon véhémente. « L’école libérale, écrit-il, va
rechercher dans le darwinisme une légitimation de ses principes. »39 L’identification de la ND au darwinisme
social, à cette idéologie qui souhaite que ne survivent les plus aptes est sans fondement. Le propos d’Alain de
Benoist est sans ambiguïté.
A sa critique du libéralisme et de l’évolutionnisme spencérien s’adjoint une critique du darwinisme social et de la
sociobiologie. Jugeons-en plutôt. « Dans le darwinisme, je rejetais à la fois la retransposition du modèle libéral
concurrentiel dans le mécanisme de l’évolution, et un point de vue systématiquement « évolutionniste », qui, en
sciences sociales, a aussi bien imprégné le racisme que l’optimisme libéral. Je critiquais aussi la sociobiologie,
version subtilement rénovée, et fort ambitieuse, du vieux darwinisme social. De façon plus générale, je mesurais le
pouvoir limité d’une approche purement biologique des phénomènes humains. Elle est inappropriée pour
expliquer ce qu’il y a chez l’homme de spécifiquement humain. »40 Revenons à Anne-Marie Duranton-Crabol.
Celle-ci commet l’erreur sans nom de ne pas contextualiser son propos comme tout bon historien qui se respecte.
Celle-ci développe ses idées en ignorant le moment où sont apparues les données qu’elle recueille sans se
demander si ces textes étaient ou non devenus caducs. Visiblement, elle n’a pas lu Comment peut-on être païen ?,
ou bien elle n’en a voulu en voir que la manifestation Cette erreur se comprend aisément : Anne-Marie Duranton-
Crabol (et combien d’autres) présuppose une continuité historico-idéologique41 : « de l’intuition racio-élitiste qui
n’a guère évolué depuis Europe-Action, Alain de Benoist a tiré la matière d’innombrables articles et livres où il a
démontré avec constance que les hiérarchies sont, pour l’homme européen, la conséquence de sa double
appartenance à la race (indo-européenne) et à l’espèce (animale). »42 Sur les 3000 articles qu’Alain de Benoist a
rédigés depuis 1960, faisons-en le compte et nous serons fixés sur la recevabilité de l’hypothèse avancée par Anne-
Marie Duranton-Crabol. Il faut s’en tenir aux textes, à leur examen attentif et patient. Il faut distinguer des
ruptures, percevoir des évolutions auxquelles Anne-Marie Duranton-Crabol refuse de prêter attention. L’une des
raisons qui explique la compréhension de la ND comme étant un mouvement d’extrême droite, c’est son projet
métapolitique dont elle ne fait pas mystère et qui attire la critique et le soupçon d’Anne-Marie Duranton-Crabol
pour laquelle la ND en poursuivant un objectif qu’elle qualifie de gramscisme de droite trahit sa volonté réelle
d’agir sur les consciences pour parvenir à instiller son idéologie fasciste. « Taguieff a raison d’assimiler le
recours à la culture à un objectif stratégique qui commande les constructions idéologiques. »43 On peut dire que la
ND veut réarmer la droite idéologiquement et culturellement dans un domaine où elle est dominée et qui, à terme,
ne peut que lui faire perdre le pouvoir. De là à supposer que la ND veut imposer un régime conforme à une
idéologie fasciste, c’est une extrapolation gratuite. « Commentant Gramsci, Jean-Claude Valla rappelle que la
prise du « pouvoir civil », effet d’un consensus portant sur les valeurs, les mythes et les affects, est le préalable
obligatoire à tout succès dans l’ordre politique. »44

39
Alain de Benoist, Libéralisme et darwinisme social, in la ligne de mire I, le Labyrinthe, 1995, page 166.
40
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, in la revue du MAUSS, n°13, 1991, pages 114 et 115.
41
« … nos premiers maîtres, Drumont et Barrès ». Fabrice Laroche, alias Alain de Benoist, « Pour une éthique
nationaliste », in Cahiers Universitaires, décembre 1962, page 21.
42
Anne-Marie Duranton-Crabol, op. cit., pages 80 et 81.
43
Idem, page 81.
44
Pierre-André Taguieff, l’héritage nazi, citant Jean-Claude Valla in Dix ans de combat culturel, 1977, page 74.
18

Alain de Benoist ne contredit pas ce dessein stratégique. Cette ambition est présente dès 1968 lors du premier
séminaire du GRECE, tenu à Lyon dont l’objet était : « Qu’est-ce que la métapolitique », présent en 1969 où le
sujet était « L’homme et la politique », présent en 1970, avec « la question des valeurs », présent en 1975, avec
cette interrogation « Des élites, pour quoi faire ? », présent en 1978, où l’on se demande « Le GRECE prend la
relève », présent en 1979, avec pour thème « Contre les totalitarismes, pour une nouvelle culture », culminant en
1981 avec « Pour un gramsciste de droite ». « Le GRECE a entrepris une action métapolitique sur la société. Une
action consistant à répondre au pouvoir culturel sur son propre terrain : par un contre-pouvoir culturel, doté des
mêmes caractéristiques, de la même stratégie et des mêmes ambitions. »45 Alain de Benoist nous apprend que l’art,
la culture, l’éducation, l’économie la famille sont autant de sphères à partir desquelles la ND peut exercer une
influence décisive. La ND postule une vulnérabilité des sociétés modernes à la propagande du pouvoir culturel qui
soit très grande. « Règle de guerre culturelle, précisée par Alain de Benoist constatant « la vulnérabilité, elle
aussi grandissante, de l’opinion publique à un message métapolitique qui est d’autant plus efficace et d’autant
mieux reçu et assimilé que son caractère directif et suggestif n’est pas clairement perçu comme tel, et, par
conséquent, ne se heurte pas aux mêmes réticences rationnelles et conscientes qu’un message à caractère
politique. »46 La ND a une finalité « métapolitique » ; cela fait soupçonner le pire. Pour Anne-Marie Duranton-
Crabol et pour Pierre-André Taguieff, « l’objectif à moyen terme est de fissurer le consensus portant sur les
valeurs égalitaristes, judéo-chrétiennes, libérales afin de détruire les bases mêmes du pouvoir démocratique. »47
Diantre ! La finalité de l’entreprise du GRECE est, plus raisonnablement, de faire en sorte que la culture ne soit
plus la chasse gardée des marxistes. Plutôt que développer cette idée, Duranton Crabol divague sur la volonté des
grécistes de former une communauté amicale, de vendre des bijoux d’inspiration nordique, des dictionnaires de
prénoms.
Dans son texte, le pouvoir culturel, Alain de Benoist défend l’idée qu’« il n’y a qu’un moyen de lutter de façon
durable contre la subversion qui est à l’œuvre dans toutes les sphères de la structure sociale : c’est de fournir une
vue-du-monde qui enlève à cette subversion ses attraits. C’est d’entreprendre la formation mentale de ceux qui,
dans les années qui viennent, auront entre leurs mains le pouvoir de décision. »48 Reste à savoir si le propos relatif
à la nature du régime politique que Taguieff prête à la ND est oui ou non fondé. A quoi veut aboutir la ND ?
Taguieff répond en déclarant qu’il ne fait aucun doute que « la réussite d’un néo-fascisme « culturel » émondé du
lexique et des références trop visiblement fascistoïdes est incontestable. »49 Alain de Benoist est d’autant plus
confiant dans son entreprise métapolitique qu’une société libérale de par le fait qu’elle repose sur la
reconnaissance du pluralisme ne peut interdire la diffusion d’un livre, d’un film, l’organisation d’un meeting, etc.
C’est pourquoi, parce que le consensus au sein d’une démocratie est fragile, la possibilité d’un « renversement de
la majorité idéologique »50 est envisageable. « Le GRECE a entrepris une action métapolitique sur la société. Une
action consistant à répondre au pouvoir culturel sur son propre terrain : par un contre-pouvoir culturel, doté des

45
Alain de Benoist, La révolution conservatrice, in Eléments n°20, 1977, page 3.
46
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op. cit., page 258.
47
Pierre-André Taguieff, L’héritage nazi, 1981, page 4.
48
Pierre-André Taguieff, L’héritage nazi, op. cit., page 4.
49
Idem, page 5.
50
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op. cit., page 259.
19

mêmes caractéristiques, de la même stratégie et des mêmes ambitions. »51 Il faut partir de la réalité : ce qui se
produit idéologiquement est issu du marxisme et dans le champ intellectuel celui-ci se veut incontesté. Il faut pour
la ND comprendre comment la gauche est parvenue à devenir hégémonique tant au niveau culturel qu’au niveau
des idées. Cette interrogation est essentielle car ce n’est qu’à partir de la conquête du pouvoir culturel que le
pouvoir politique peut être acquis. La question est donc cruciale. Cette finalité métapolitique de la ND n’a pas
échappé à l’attention d’Anne-Marie Duranton-Crabol. « La référence à Gramsci éclaire-t-elle mieux le projet de
société de la Nouvelle Droite ? »52, et celle-ci d’ajouter, « ne serait-elle pas plus conséquente avec elle-même en
parlant au nom du fascisme plutôt qu’au nom de sa victime ? »53 Pour Anne-Marie Duranton-Crabol, la
détermination de la ND à faire en sorte que son idéologie veuille conquérir les esprits confirme qu’il s’agit là
d’une décision réfléchie dès l’origine, prouvant que celle-ci poursuit sa fin et dont la doctrine est secondaire par
rapport à la stratégie que la ND entend mener depuis ses commencements. Il n’y a pas donc lieu de périodiser les
séquences idéologiques de la ND car malgré ses variations apparentes, la ND ne viserait qu’à une réactualisation
du fascisme. Anne-Marie Duranton-Crabol fait reposer ses certitudes sur ce que Taguieff nomme la stratégie
culturelle de la Nouvelle Droite, qui est « régie par la visée d’un objectif central : la mise en acceptabilité d’une
récusation radicale des fondements mêmes de la démocratie (…) où il s’agit, pour aller à l’essentiel, de détruire
l’humanisme qui fonde le consensus démocratique : voilà pourquoi les droits de l’homme feront l’objet d’attaques
diversifiées, directes et indirectes, autant que répétées. »54 Taguieff voit comme précurseur de la ND Barrès,
Valois, Drieu La Rochelle, Evola, Jünger, des tenants du darwinisme social. Taguieff établit une périodisation
contrairement à Duranton-Crabol : entre 1962 et 1972, c’est l’heure du racisme biologique. Il est indéniable que
cet âge reste marquée par Europe-Action, à savoir par un racialisme pro-occidental, un antimarxisme virulent, un
souci eugéniste, et un anti-égalitarisme exacerbé. A cette époque, les alternatives posées par la Nouvelle Droite
sont les suivantes : polythéisme contre monothéisme, nominalisme contre universalisme, essentialisme contre
existentialisme.
Les premières années du GRECE sont marquées par l’importance du courant sociobiologiste représenté par Yves
Christen, critiquant le laïcisme, le christianisme, et les principes de 1789. Entre 1972 et 1982, apparaît un
(anti)racisme ethno-culturaliste, « lié à un nouveau régime de discours : celui de la bonne pureté. »55 C’est à cette
période que la ND intègre Sorel, Evola, Schmitt. « Ce qui est au principe de la ND, c’est le syncrétisme serein de
ses références et de son lexique : la critique contre-révolutionnaire des droits de l’homme voisine, dans le même
champ discursif, avec la pensée heideggérienne de l’oubli de l’Etre, le relativisme axiologique et culturel coexiste
avec l’affirmation de valeurs posées comme naturelles (…) Cette équivocité permet de situer la Nouvelle Droite
dans la filiation du mouvement de la Révolution Conservatrice, oscillant entre pessimisme passéiste, mythe
identitaire, progressisme conquérant (…) »56 Si Taguieff a une analyse plus rigoureuse qu’Anne-Marie Duranton-
Crabol, celui-ci n’évite cependant pas de se fourvoyer dans l’idée selon laquelle la ND représenterait une menace.
Restituons son propos : « Ce qui me semble le plus dangereux en elle, c’est que le danger qu’elle représente s’est

51
Alain de Benoist, La révolution conservatrice, in Eléments, n°20, 1977, page 3.
52
Anne-Marie Duranton- Crabol, Visages de la Nouvelle Droite, op. cit., page 116.
53
Idem.
54
Pierre-André Taguieff, Vous avez dit fascismes ? Arthault/Montalba, 1984, page 21.
55
Idem, page 43.
56
Ibidem, page 54.
20

fait imperceptible »57 et que sa modernité rende imperceptible son appartenance à la droite radicale. Pour
Taguieff, quand la ND use du lexique de l’ennemi, c’est pour mieux brouiller les cartes et rendre inefficace leur
emploi critique et effacer leur radicalisme politique. Si hier encore on parlait du SS Saint-Loup ou encore d’Evola,
ceux-ci ont été remplacés par des auteurs moins sulfureux voire des auteurs classés à gauche. Dans cet article de
1984, la stratégie culturelle de la Nouvelle droite, Taguieff va dans le même sens qu’Anne-Marie Duranton-
Crabol. Jugeons-en plutôt : « du national-socialisme, l’héritage culturel semble plus consistant, et situé au cœur
de la doctrine du GRECE, de l’esthétique wagnérienne à l’archéologie nordique, en passant par la raciologie
synthétisant anthropologie physique, psychologie des peuples (…) Les sciences humaines du GRECE sont à peu
près celles de l’intelligentsia nazie. »58 Son éloge des différences semble l’éloigner d’une définition raciste alors
qu’il en va tout autrement : « l’éloge des différences, c’est le principe raciste développé, mais rendu à peine
perceptible dans le discours, où « culture », « ethnie » et « peuple » fonctionnent comme substituts anaphoriques
du mot « race », qu’ils euphémisent. »59
La ND met selon Taguieff de plus en plus l’accent sur la pureté de la différence, sur la conformité à l’origine.
« Le discours du GRECE retrouve, par delà la vulgate nazie, l’une des provenances de celle-ci, la métaphysique
vitaliste du romantisme allemand (…) »60 où l’homme aurait les mêmes liens de sang, la même culture, le même
destin. C’est là un point discutable. Taguieff pour étayer son propos reprend la conception d’Europe-action de la
communauté du Peuple pour l’assimiler à ce que dit Alain de Benoist en 1981 de celui-ci. Or dans les deux cas, il
n’y a pas une dimension raciale et biologique mais une définition culturaliste, communautarienne. Alain de
Benoist dit du peuple que c’est « une idée qui trouve progressivement son incarnation dans l’histoire, que le
peuple ne se confond ni avec la langue, ni avec la race, ni avec la nation (…) »61
Est donc des plus contestables l’assimilation d’une conception romantique du peuple telle que Herder
l’appréhende, quoiqu’il faille être prudent dans la compréhension de cet auteur avec la façon dont les nazis l’ont
comprise. Il y a d’un côté une conception culturaliste, héritée du romantisme, de l’autre une approche biologisante
et racialiste. De la part de Taguieff, on aurait pu espérer un peu plus de rigueur et de discernement. Taguieff parle
d’ethnie comme substitut au concept de race et bientôt il assimilera le concept de race à la notion de culture. Nous
sommes là en pleine confusion conceptuelle, ce qui conduit l’auteur des fins de l’antiracisme à stigmatiser Pierre
Vial. Ecoutons le parler de sa façon d’appréhender la définition du Peuple : « un peuple, c’est un héritage
commun et une volonté de vivre ensemble. Elle ne peut exister, s’il n’y a pas un consensus quant à des référents
historiques, culturels et, pour tout dire, mythiques. »62 Jamais la ND n’a conçu le peuple comme une identité figée
dans l’éternité de son essence. « Il faut bien reconnaître que la ND dans son ensemble n’adopte pas de théorie
réductionniste »63 qu’elle s’empresse même de dénoncer comme une forme de totalitarisme. Le fait qu’il y ait bien
eu quelques nationaux-socialistes aux premières heures du GRECE ne signifie pas qu’il y ait eu une quelconque

57
Pierre-André Taguieff, Vous avez dit fascismes ? op. cit., page 55.
58
Idem, pages 121 et 122.
59
Ibidem, page 132.
60
Pierre-André Taguieff, Vous avez dit fascismes ?, op. cit., page 133.
61
Alain de Benoist, Pour une déclaration du droit des peuples, in La cause des peuples, le Labyrinthe, 1981, page
56.
62
Pierre Vial, Servir la cause des peuples ? in La cause des peuples, le Labyrinthe, 1981, page 68.
63
Stéphane François, Les néo-paganismes et la Nouvelle Droite, Archè, 2008, page 39.
21

proximité doctrinale mais indique l’intérêt porté par la ND pour les origines occultistes du nazisme, son lien étroit
avec l’ésotérisme et son intérêt pour l’ordre noir de la SS. René Monzat nous précise (et c’est de l’or en barre et
un drôle d’allié pour les défenseurs du GRECE) que « les militants du GRECE ont raison de rejeter le qualificatif
de « nazi », puisqu’ils sont en désaccord avec le nationalisme germanique du NSDAP. »64 « Une officine nazie »
titrait la presse en 1979. Le souci qui préoccupe Alain de Benoist est tout autre que cette perception hâtive et sans
fondement, comme il le confie à Alain Caillé. Son rejet du christianisme n’est en rien lié à une adhésion à
l’idéologie nazie comme le laisse entendre Monzat. « En montrant la façon dont le christianisme des origines,
donnant naissance à un individu-hors-du-monde qui finirait par conformer le monde à ses valeurs, a été
historiquement impliqué dans l’émergence de l’individualisme en Europe, Louis Dumont me donnait l’occasion de
relier entre elles plusieurs problématiques sur lesquelles j’avais travaillé. Dans la logique propre au dualisme
métaphysique, le christianisme pose que l’âme est fondamentalement étrangère au monde et que le rapport de
l’homme à Dieu est d’ordre strictement individuel ; la médiation du social devient alors facultative (…)
L’individualisme moderne consistera à donner de cette vision une transposition terrestre où le salut sera remplacé
par le bonheur. »65 Alain de Benoist explicite ses divergences avec le christianisme qui sont identiques à celles de
celui qu’il considère comme son maître, Louis Rougier. « Ce conflit prenait maintenant une dimension
sociologique ; il mettait en scène l’affrontement d’une société traditionnelle holiste et d’une religion nouvelle, de
type individualiste, dont la modernité devait plus tard incarner la forme profane. »66 En dépit de sa distance
critique envers le christianisme, Alain de Benoist cite des auteurs chrétiens comme Léon Bloy, Péguy, Bernanos,
Mounier qui, dit-il, l’ont profondément marqué, « au même titre d’ailleurs que des penseurs d’origine juive comme
Martin Buber, Simone Weil, Hannah Arendt ou Léo Strauss. »67 Anne-Marie Duranton-Crabol n’en a cure, car elle
doit avoir en tête l’article de Pierre-André Taguieff qui aborde « l’héritage nazi du GRECE et de Nouvelle
Ecole. »68 C’est la raison pour laquelle celle-ci avance l’hypothèse d’une continuité idéologique avec le national-
socialisme, prétextant leur exécration réciproque du judéo-christianisme, auquel s’ajoute l’élément païen qui
détermine Anne-Marie Duranton-Crabol à rapprocher le GRECE du nazisme.
Une étude plus fouillée eut été nécessaire pour que cette thèse mérite le sort d’être une thèse. Or, il n’en est rien.
Nous sommes dans l’impressionnisme le plus total, dans des approximations indignes d’un doctorat d’Etat. Anne-
Marie Duranton-Crabol préfère dédaigner l’influence intellectuelle exercée par Louis Dumont, Claude Lévi-
Strauss, Jean Baudrillard, Michel Maffesoli, Alain Caillé, Serge Latouche, sur l’évolution doctrinale de la ND.
Elle choisit d’occulter l’importance du renouvellement des idées parce qu’elle estime que la ND demeure
identique à ses origines, aidé en cela par la revendication maladroite (de militants n’ayant pas encore admis de
Gaulle) de l’affirmation par la ND d’un gramscisme de droite qui donne à penser qu’il y a une instrumentalisation
des idées plutôt qu’une évolution naturelle du corpus intellectuel de la ND. Celle-ci resterait inchangée comme le
pense René Monzat : « des habits neufs pour de vieux démons ».

64
René Monzat, Enquêtes sur la droite extrême, le Monde éditions, 1992, page 244.
65
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, op. cit., page 116.
66
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, op. cit., page 116.
67
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, op . cit., page 116.
68
Les nouveaux cahiers, numéro 64, printemps 1981.
22

Il n’en irait pas autrement pour la nouvelle génération du GRECE apparue à la fin des années 80 dont Charles
Champetier (très critique de Robert Steuckers) est le brillant représentant, ladite « génération qui (si on la
compare à la précédente) est nettement en retrait du champ politique. »69
« La Nouvelle droite nous dit inflexiblement Anne-Marie Duranton-Crabol partage avec certains courants de la
pensée allemande (des auteurs comme H.F.K. Günther, Alfred Rosenberg, Oswald Spengler) le gommage de deux
mille ans d’histoire »70 voyant dans le christianisme, cette religion d’origine juive, l’explication de la chute de
l’Empire romain. (Précisons que Spengler est totalement étranger au nazisme) Or que dit Alain de Benoist du
christianisme ? D’abord qu’« il y en a eu plusieurs » et qu’« ils ont parfois engendré des choses admirables,
auxquelles (il) serait le dernier à rester insensible. »71 Mais quoiqu’il dise, c’est un coup d’épée dans l’eau. Ce que
rejette le GRECE, « c’est ce qui s’est passé, non pas depuis 1789, mais depuis l’ère chrétienne » qui obéit à une
contamination étrangère, où règne une morale d’esclaves disqualifiant l’intelligence au nom d’une égalité
nihiliste.
Ce qui rend aussi suspect la ND aux yeux de beaucoup, c’est la quête des origines indo-européennes : « c’est une
recherche totale sur le sol, le sang, la langue, les coutumes qu’ont poursuivie Nouvelle Ecole et Eléments, très
attentives aux découvertes les plus récentes. »72 Cette quête des origines aurait une fonction politique. « Il n’existe
pas de véritable nationalisme sans un mythe originel qui l’anime et l’irrigue dans toutes ses composantes(…) Il
revient à la ND de proposer un nouveau moteur au nationalisme européen : le mythe indo-européen. »73 C’est
ainsi poursuit l’auteur de ses lignes que le GRECE en 1972 consacre un double numéro de Nouvelle Ecole aux
travaux de Georges Dumézil74. Néanmoins comme le reconnaît l’auteur de cet article, « sur le fond, l’œuvre de
Dumézil n’est pas radicalement dénaturée, mais plus finement réinterprétée dans deux directions précises : la
parenté commune constatée entre les différentes langues indo-européennes renverrait à l’existence d’un peuple
indo-européen homogène tandis que l’idéologie tripartite sous-tendrait une organisation sociopolitique propre aux
indo-européens. (…) Ce qu’il ne faut pas occulter, c’est que « le rappel de l’origine et de la mémoire indo-
européenne ne vaut que s’il se matérialise dans une culture spécifique et un projet de société singulier. (…)
L’ethos de l’homme européen n’appartiendrait pas aux catégories de la pensée judéo-chrétienne mais bien à celles
de la mythologie indo-européenne. (…) C’est pourquoi l’homme doit se libérer de son carcan historique pour
recouvrer sa dimension mythologique. »75 Quand Alain de Benoist est questionné à ce sujet, voici ce qu’il déclare :
« les indo-européens ne relèvent pas chez moi de l’obsession, et encore moins d’un culte, et ce n’est pas un hasard
si j’ai passé tant de temps à étudier le bouddhisme, le soufisme ou le tao. Quand vous dites, évoquant d’autres
cultures, qu’il y a là quelque chose qui nous concerne, je suis le premier à vous suivre. »76 Cette question de
l’indo-européen n’apparaît quasiment plus aujourd’hui dans les publications de la ND, tout comme la critique de
l’égalitarisme, supplantée par celle de l’individualisme et l’utilitarisme. Anne-Marie Duranton-Crabol répondra

69
Stéphane François, Les néo-paganismes et la Nouvelle Droite, op. cit., page 68.
70
Anne-Marie Duranton-Crabol, op. cit., page 89.
71
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, op. cit., pages 116 et 117.
72
Anne-Marie Duranton-Crabol, op. cit., page 90.
73
David Bisson, Le néo-paganisme de la Nouvelle Droite : une religiosité politique tributaire des sciences
sociales ?, in les sciences sociales au prisme de l’extrême droite, l’harmattan, 2008, pages 194 et 195.
74
Georges Dumézil et les études indo-européennes, Nouvelle école, n°21-22, hiver 1972-1973.
75
David Bisson, le néo-paganisme de la nouvelle droite, op. cit., pages 197, 205.
76
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, op. cit., page 113.
23

qu’il s’agit là d’un souci stratégique de respectabilité. L’indo-europénéité peut être soumise à la critique
heideggérienne qui consiste à y voir l’expression d’une subjectivité qui enferme l’individu dans un ego collectif
hypothétique dont l’homogénéité raciale relève du fantasme. « Comme le dit Heidegger, le moi peut être réprimé
par l’embrigadement dans un nous. Par là, la subjectivité ne fait qu’accroître sa puissance »77. Et comme il n’y a
plus de principe excédant le sujet, la seule issue possible est l’affrontement auquel Alain de Benoist ne souscrit
plus. L’exaltation du héros, du guerrier, du conquérant, ne fait plus partie de ce dont se réclame Alain de
Benoist.
Celui-ci n’est plus Fabrice Laroche. Sauf pour ses intimes. N’écrit-il pas que « pour le nationalisme, la guerre est
une façon de révéler les meilleurs, tout comme pour le libéralisme, la concurrence, où chacun cherche à
maximiser son utilité, est censée accoucher d’un optimum social. »78 Le nationalisme européen dont s’est réclamé
Alain de Benoist, du début des années 60 jusqu’à la fin des années 70, à travers les travaux de Dumézil a subi à
partir du début des années 80 la déconstruction heideggérienne. On en trouve trace dans un numéro du Lien plus.
Ce qu’a compris Alain de Benoist grâce à l’auteur d’Etre et Temps, c’est que « le nationalisme se borne à
remplacer le moi par un nous sans cesser de relever de la métaphysique de la subjectivité. »79 Pour illustrer son
propos, Alain de Benoist nous donne pour exemple le cas de Barrès dont Zeev Sternhell a fait l’une des origines du
fascisme français. Où est donc le fascisme d’Alain de Benoist si ce dernier récuse le nationalisme et le culte du
héros, sans qu’il y ait la moindre ambiguïté à ce propos ? Tout simplement nulle part. Malgré cette émancipation
idéologique qui débouche sur une remise en cause de soi, et qui implique une évolution morale et intellectuelle
indéniable, Anne-Marie Duranton-Crabol reste insensible à la considération de cette évolution. Dans son dessein
de prouver que la ND est un mouvement d’extrême droite, persuadée qu’il ne peut pas en être autrement, Anne-
Marie Duranton-Crabol veut affilier Alain de Benoist à Charles Maurras, que pourtant tout sépare, puisque le
premier est à la fois favorable au paganisme et germanophile (bien qu’il faille relativiser puisque un numéro
récent d’Eléments fait l’éloge de la Méditerranée), tandis que le second, est chrétien, certes excommunié,
germanophobe et antisémite de surcroît. Que je sache, Alain de Benoist n’est ni antisémite ni nationaliste dans le
sens que théorise un Ploncard d’Assac ou même un Maurras. Dans une thèse de science politique, on aurait pu
espérer trouver une étude comparée entre le nationalisme supposé de l’un (Alain de Benoist), de son évolution, et
celui bien réel de Maurras. Tout cela mérite bien des nuances qui sont cruellement absentes et qui éclaireraient le
débat d’une intelligibilité nouvelle. Ce qui rattache la ND et l’Action française, c’est selon Duranton Crabol leur
capacité commune à se projeter dans l’avenir de nature contre-révolutionnaire, où une élite serait en mesure de
changer radicalement des mentalités imprégnées par deux mille ans d’égalitarisme, unies toutes deux par une
même détestation de la modernité et partageant le sentiment d’une décadence issue du démocratisme. On serait
tenté de croire que Maurras ait été influencé par Gobineau tant Duranton Crabol insiste sur l’importance que la
ND accorderait aux races, à la nécessité de les garder pures. C’est faire un contresens sur la pensée de Maurras,
profondément chrétienne, antimatérialiste, antidarwiniste. Il n’y a pas chez celui-ci une conception raciale que
prête tant Duranton-Crabol à l’Action française qu’à la ND. C’est mal connaître la pensée de l’Action française.
Maurras d’ailleurs en fait la remarque à Bainville. La germanophobie de Maurras le pousse à se démarquer de

77
Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, page 99.
78
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, in revue du MAUSS, N°13, 1991, page 118.
79
Idem, page 118.
24

l’idée biologique des races. La ND jusqu’en 1973 peut-être taxée comme étant mue par des préoccupations
d’ordre racialiste. Mais ce déterminisme biologique (sa pensée est-elle issue de Gobineau lequel a-t-il eu
l’influence que lui on accorde dans la formation du nazisme ?) disparaît très vite. Autre sujet de divergence entre
la ND et l’Action française : la ND n’a cure de la nation. « Elle dilue l’histoire de France dans celle d’un
ensemble composite qu’elle baptise du nom d’européen. Elle a transféré ses capacités d’enthousiasme et de
dévouement, ses puissances de sentiment et d’affectivité sur une entité plus vaste que la patrie sur un ensemble
plus abstrait : l’Europe. »80 Il eût fallu à Anne-Marie Duranton Crabol qu’elle analysât la nature de la définition
néo-droitière de l’Europe qui, pour René Rémond renvoie à une conception germanique, romantique, ce qui
l’éloigne encore plus de la pensée de Maurras.
« L’auteur du Chemin de Paradis lutta toute sa vie contre les maléfices du romantisme et les idées venues d’Outre-
Rhin : dans sa défense de la latinité, (et du classicisme) il y avait l’inquiétude et la vigilance du patriote redoutant
la volonté de puissance de l’ennemi héréditaire ; il y avait aussi la répugnance pour la pensée allemande »81 là où
de Benoist se nourrit de Jünger, puis d’Heidegger.
D’autre part, Dans la thèse de doctorat d’Anne-Marie Duranton-Crabol, on ne trouve aucune trace qui prenne en
compte cette dimension humaine si déterminante des influences qu’un homme subit durant sa vie et qui permet
comme le fait Taguieff de périodiser la pensée d’un auteur pour en dégager les évolutions. Anne-Marie Duranton-
Crabol reste indifférente à l’importance primordiale que la pensée de Heidegger a exercée sur Alain de Benoist, à
ce point déterminant qu’il faille parler d’un tournant philosophique dans la pensée de celui-ci. Ce faisant, en ne se
préoccupant pas de cette dimension essentielle, elle se condamne à une interprétation désuète et faussée de la
pensée de celui-ci.
Ce dont elle ne dit mot, c’est que l’ennemi qui a longtemps été l’égalitarisme judéo-chrétien, a est remplacé par
la critique de l’utilitarisme et de l’idéologie libérale. Politiquement, nous sommes dans un autre registre qui
permet à Alain de Benoist de s’entretenir avec Costanzo Preve. C’est un exemple parmi d’autres. C’est ainsi
qu’Anne-Marie Duranton-Crabol nous déclare que la tentation d’un « socialisme néo-droitier (qui trouverait sa
source française chez Proudhon) se réfère à Ernst Jünger dont le GRECE partage le mépris pour le bourgeois
rationaliste antagonique du Travailleur qui s’accomplit, lui, en alliant héroïsme et efficacité technique. »82
L’erreur est manifeste, car même si de Benoist peut être attiré, il finit par renier l’idéologie de la volonté que
prolonge le prométhéisme qui prend fin avec la découverte de « Heidegger qui m’a conduit (…) à mieux analyser
ce qu’il y a de négatif dans les idéologies de la maîtrise, dans la domination de la technique prise comme
métaphysique accomplie, et donc dans la volonté de puissance (« Nietzsche n’étant plus indépassable », c’est un
fait important qui mérite d’être souligné), remise en cause qui est à la base de ma critique du nationalisme. Enfin,
c’est grâce à lui que j’ai pu approfondir une réflexion sur l’historicité inhérente à l’être-là de l’homme comme à
l’être lui-même, à l’écart par conséquent de tout historicisme linéaire (Hegel) comme de toute condamnation
intrinsèque de l’histoire (Guénon). »83

80
René Rémond, les Droites en France, Aubier, 1982, page 286.
81
Ibidem, page 287.
82
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle droite, op. cit., page 211.
83
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, op. cit., page 117.
25

Cette occultation de l’introduction de Heidegger dans l’idéologie du GRECE est dommageable pour qui veut
appréhender le vrai visage de la Nouvelle Droite. Il fut un temps il est vrai où Ernst Jünger était un référent
incontesté parce qu’il symbolisait l’image des Titans. Mais l’apport critique heideggerien change la donne. Toutes
ces subtilités et ces nuances qui devraient être prises en compte pour appréhender la personnalité d’Alain de
Benoist, Anne-Marie Duranton-Crabol n’en a que faire. Pour celle-ci, au moment où elle soutient sa thèse, en
1986, la ND continuerait de poursuivre la voie empruntée par Europe-Action. De 1963 à 1986, il n’y aurait eu
aucune évolution doctrinale de la part de la ND en raison d’une instrumentalisation des idées liées à la stratégie
culturelle opérée par la ND. Pour Anne-Marie Duranton-Crabol, « l’image de la ND qui se dégage des
publications journalistiques est celle d’un groupe situé très à droite, du côté des doctrines contre-révolutionnaires
ou même fascistes, à coup sûr dans le camp de ceux qui, par-delà l’égalitarisme chrétien, dénoncent les
fondements de la démocratie. »84 Mais n’entendons-nous pas dire ici et là que nous sommes davantage dans un
régime oligarchique que démocratique, propos non pas tenus par des extrémistes de droite mais par l’aile gauche
du Parti socialiste. (Nous pensons à Jean-Luc Mélenchon) Qu’est-ce que remettre en cause la démocratie au nom
d’une démocratie authentique ? Quel tort il y a-t-il à préférer la démocratie antique que nous décrit Finley et la
démocratie moderne dont Sorel a montré les insuffisances. Ce qu’Anne-Marie-Duranton-Crabol veut ignorer, il
faut bien dire vouloir à cet instant de notre démonstration de l’inanité argumentative de la thèse d’Anne-Marie
Duranton-Crabol, tant s’accumulent les approximations, les suppositions infondées, et non avérées par la
confrontation des faits, l’absence de réflexion critique sur la nature des enjeux idéologiques, ce qui laisse à
supposer une réelle paresse dans la lecture pourtant abondante du matériau néo-droitier, où domine un
conformisme sidéral dans la considération d’un mouvement de pensée qui ne se laisse pas objectiver comme on
peut objectiver le Club de l’Horloge. Bref, est oublié que c’est Alain de Benoist qui fut « le premier, au sein du
GRECE, à évoluer vers le différentialisme ; de ce fait, il condamne le racisme et la xénophobie qui est un refus
d’admettre l’Autre comme différent de soi. »85 Osons l’affirmer, Anne-Marie Duranton-Crabol ne maîtrise pas son
sujet, malgré les félicitations d’usage du préfacier de son ouvrage, René Rémond, parce qu’elle ne respecte pas le
processus induit par l’exercice argumentatif auquel doit se soumettre une thèse. Elle ne retient que ce qui lui
convient. Quand Alain de Benoist se dit écœuré par les propos démagogiques de Le Pen par rapport à ses propos
sur l’immigration, Anne-Marie Duranton-Crabol n’en tient pas compte. Malgré ce qu’elle sait du jugement que
porte Alain de Benoist sur le leader du Front national, cet élément ne vient pas la troubler. Alain de Benoist a
beau dire : « nous ne nous situons pas sur le même plan, nous ne nous adressons pas au même public et, quant aux
idées, dans les rares domaines où le Front national a fait connaître les siennes, celles-ci m’apparaissent comme
tout à fait étrangers aux nôtres »86, il y a là aucun sous-entendu, aucune ambiguïté, le moindre soutien ; Anne-
Marie Duranton-Crabol, plutôt que de prendre acte de ce que dit Alain de Benoist, se contente de surenchérir dans
son dessein de noircir Alain de Benoist, au lieu d’appréhender la nature des intentions de celui-ci : ainsi dit-elle,
« s’il y a pourtant bien un fasciste authentique dans cette histoire ce serait Alain de Benoist !. » précisant que « si
le GRECE s’inspire du fascisme, ce n’est pas tant des aspirations confuses d’un fascisme verbal français que du
fascisme historiquement réalisé en Italie. (Au moins cela nous donne un repère à partir du duquel on peut

84
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle droite, op. cit., page 197.
85
Stéphane François, Les néo-paganismes et la Nouvelle Droite, op. cit., page 69.
86
Alain de Benoist cité par Anne-Marie Duranton-Crabol, visages de la nouvelle droite, page 216.
26

esquisser un travail critique). Il en retient surtout la caractérisation de l’élite par la virilité et l’héroïsme, déjà
présente dans les Cahiers universitaires. »87 C’est un peu faible comme argument. Et Anne-Marie Duranton-
Crabol de persister : « tout en critiquant épisodiquement le régime fasciste pour son culte de l’Etat, le GRECE lui
emprunte l’un de ses penchants pour les valeurs aristocratiques et guerrières. »88 Cela constitue-t-il un fascisme
indubitable ? J’en appelle Anne-Marie Duranton Crabol à lire Doctrines et institutions du fascisme italien de
Mussolini pour se faire une idée exacte de la nature de celui-ci. Que doit-on dire des figures héroïques indiscutées
que sont Jean Prévost ou encore André Malraux ? Etaient-ils pour autant des fascistes ? Ce ne sont là que des
syllogismes. Encore une fois, Anne-Marie Duranton-Crabol intente un mauvais procès au GRECE en revenant
vingt cinq ans en arrière sans mesurer le chemin parcouru depuis lors par la ND. Dans le deuxième chapitre
consacré au rôle clé d’Alain de Benoist, Anne-Marie Duranton-Crabol s’affranchit de toute raison en affirmant
péremptoirement que « néo-paganisme et vision raciale du monde évoquent indiscutablement le nazisme. »89
Propos réitéré donc ce qui démontre l’incapacité à analyser ce qu’a produit la ND depuis vingt ans. Ses propos
seraient sans doute justifiés si les deux termes étaient présents. Or d’une part, la détermination raciale fait défaut
depuis dix ans, et d’autre part, il faut remarquer que la compréhension qui est celle d’Alain de Benoist du
paganisme ne doit pas être celle qu’envisage Anne-Marie Duranton-Crabol. Manifestement, celle-ci n’a pas lu ni
le livre Comment peut-on être païen ?, paru en 1981, ni le livre d’Alain de Benoist Europe, tiers monde, même
combat, paru en 1986, date de soutenance de sa thèse. Mais cela ne l’exonère en rien de son ignorance car il y
avait déjà des signes avant coureurs « d’un tiers mondisme de droite. » Elle n’est donc pas exempte de
responsabilité dans la volonté de donner une image peu flatteuse, c’est un euphémisme, de la ND.
La reproduction de ces stéréotypes se retrouve parmi ceux qui disent connaître la ND sans l’avoir lue
attentivement, lesquels doivent développer un questionnement apte à mesurer leurs propres préjugés. Anne-Marie
Duranton-Crabol admet cependant que « le classement de la Nouvelle Droite n’est pas aisé, plutôt dans la
descendance de la droite contre-révolutionnaire, selon René Rémond. »90 Celui-ci dans sa préface, trouve certes
« des réminiscences des théories contre-révolutionnaires, mais aussi des similitudes avec l’Action française, des
ressemblances avec les philosophies fascistes (comme Milza). Or estime René Rémond, l’étude d’Anne-Marie
Duranton-Crabol met en évidences des singularités qui interdisent une complète assimilation avec tel ou tel
antécédent. »91 On voudrait bien le croire !
René Rémond avance des idées puis les remet en cause. « Si l’élitisme du GRECE, la préférence donnée au
culturel sur le politique font penser à l’Action française, la ND s’écarte notablement du nationalisme intégral par
son attachement à une certaine idée de l’Europe ; surtout, elle professe une admiration pour l’Allemagne et la
germanité qui est aux antipodes de la vision maurrassienne opposant la rationalité classique et la clarté de la
latinité à la confusion romantique et à l’affectivité trouble du monde germanique. Autre différence qui creuse une
différence plus irréductible encore entre la ND et la droite contre-révolutionnaire : son animosité contre le

87
Anne-Marie Duranton-Crabol, op. cit., page 90.
88
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle Droite. Le GRECE et son histoire, Presses de la fondation
nationale des sciences politiques, 1988, page 241.
89
Ibidem, page 95.
90
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle Droite, op. cit., page 242.
91
René Rémond, in Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle droite, op. cit., page 10.
27

christianisme et l’exaltation de l’Antiquité païenne »92, concluant que si la ND a admis l’étiquette que lui avait
attribuée les médias, c’est bien la preuve que la ND est à droite. C’est une certitude. L’est-elle seulement ?
Non seulement Anne-Marie Duranton-Crabol n’apporte aucune connaissance qui renouvelle la compréhension de
la ND, mais en plus, elle interprète mal les propos de son directeur de thèse. Les politologues n’ont pas mesuré
toute l’importance que le paganisme prenait dans la définition de la ND vis-à-vis de l’existence. Le païen, c’est le
paysan enraciné et non l’agriculteur motorisé qui est avant tout un commercial et un chef d’entreprise.
Qui dit « fasciste » dit « raciste ». Là encore, c’est aller un peu vite en besogne. Pour Pascal Ory, « le GRECE a
contribué à fournir la justification intellectuelle moderne de la xénophobie française »93 alors même que la
valorisation du droit à la différence par la ND rend ce jugement complètement hors de propos. Comment en disant
je vous aime pour ce vous êtes, celui auquel s’adresse cet amour pourrait le comprendre comme son contraire ?
En affirmant nous dit Anne-Marie Duranton-Crabol qu’« Alain de Benoist incarne aujourd’hui le fasciste de
bonne compagnie, indispensable à tout colloque haut de gamme »94, « Daniel Lindenberg exprime avec brutalité
une pensée profonde, à savoir que la reconnaissance de cette droite intellectuelle va de pair avec sa banalisation
et qu’au fond le message qu’elle délivre n’est plus tenu pour novateur. »95 Daniel Lindenberg n’en est pas à son
dernier coup d’essai. Dans son dernier livre, Le rappel à l’ordre, il recense l’essentiel de ceux qui s’opposent à la
culture de masse, aux des droits de l’homme, à l’antiracisme, ceux qui sont contre mai 68, contre l’islam. Il dresse
un tableau exhaustif de ceux qui remettent en cause la démocratie, qui s’avèrent favorable à l’ordre, à l’autorité,
au peuple réel, à tous ceux qui défendent le culte des racines et des identités constituées. Lindenberg veut nous
mettre en garde contre ce qu’il nomme « les nouveaux réactionnaires. » Ceux-ci bénéficieraient aujourd’hui d’un
climat intellectuel favorable à l’expression de leur imprécation. « La probité philologique et l’honnêteté
intellectuelle commandent ensemble de sacrifier les attentes et les pressentiments à la lumière de ce qui est dit, de
ce qui est fait en le disant. »96 « Face à la Nouvelle droite, les mythes et les polémiques remplacent l’analyse et
l’établissement des faits. »97 Anne-Marie Duranton-Crabol soutient l’idée qu’« Alain de Benoist a parfois exalté le
modèle animal, l’instinct territorial, l’agressivité, le « préjugé » par lequel l’être vivant s’identifie avec ceux qui
lui ressemblent. »98 Ce qui est juste n’est pas encore l’expression de la vérité, comme nous l’apprend Heidegger.
Le texte auquel se réfère Anne-Marie Duranton-Crabol date du mois de janvier 1975, date où Alain de Benoist n’a
pas encore tout à fait rompu avec un discours issu du GRECE initial. Néanmoins, il faut savoir séparer l’ivraie du
bon grain. On trouve en effet des propos de nature psychopathologiques qui remettent en cause ce qu’Anne-Marie
Duranton-Crabol reproche à Alain de Benoist. Quand celui-ci nous dit que « l’homme ne crée que s’il a des
rapports intimes avec des sources d’inspiration qui lui sont familières »99 on ne peut que partager son propos. On
fait aussi sien ce que dit Alain de Benoist quand celui-ci estime que « lorsque l’homme est coupé de ses origines,
qu’il vit à un rythme qui n’est plus le sien, en vue d’objectifs qui sont pour lui dépourvus de sens, lorsqu’il devient

92
Idem.
93
Pascal Ory, Nouvelle histoire des idées politiques, Hachette, 1987, page 591.
94
Daniel Lindenberg, Y a-t-il encore des intellectuels de gauche ?, Magazine littéraire, décembre 1987, page 28.
95
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle Droite, op. cit., page 246.
96
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle Droite, Descartes & Cie, 1994, page 257.
97
Idem.
98
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle Droite, op. cit., page 78.
99
Alain de Benoist, Réflexions sur l’enracinement, in dix ans de combat culturel pour une renaissance, GRECE,
1977, page 180.
28

étranger chez lui, alors, au sens propre, il est aliéné. »100 Assurément, dit Alain de Benoist, « il faut aujourd’hui un
cadre à l’affirmation de soi. La patrie, c’est le territoire d’un peuple et la terre de ses pères (…) ce sont là des
réalités concrètes favorables à l’enracinement (…) L’ethnisme, c’est la renaissance des patries charnelles. Et la
patrie charnelle, c’est la région, qui constitue la structure et la dimension les plus propices à l’enracinement. »101
Il faudrait approfondir la notion d’ethnie, qui n’est pas la race ni tout à fait la culture. S’agirait-il d’un pétainisme
inavoué ? Etonnamment, Anne-Marie Duranton-Crabol ne réagit pas. Dorgères ne serait-il pas loin ? Il faudrait
plutôt parler de Konrad Lorenz. Mais Anne-Marie Duranton-Crabol ne dit mot. Pourquoi ce silence là où il
faudrait creuser davantage. Ce qu’il faut remarquer, c’est qu’Alain de Benoist ne parle pas d’instinct, de
déterminisme naturel, d’animalité, d’agressivité. Il n’a pas recours à la métaphore biologique pour signifier le
besoin d’enracinement de l’homme dont les élites cosmopolites s’émeuvent, favorables qu’elles sont au nomadisme
et à la flexibilité. Mieux, dans cet article, il fait mention d’un argument culturaliste qui nous apprend que « parmi
les êtres de nature, l’homme est aussi un être de culture » dont l’humanité est incontestable de par le fait qu’« il
peut contrôler la forme d’expression de ses instincts car chez lui les instincts ne sont pas programmés à l’avance
quant à leur objet. »102 C’est encore plus flagrant quand Alain de Benoist déclare : « la richesse de l’humanité,
c’est la personnalisation des individus à l’intérieur de leur communauté. La richesse de l’Europe, c’est la
personnalisation des régions à l’intérieur de la culture et de la civilisation dont elles sont issues. »103 Il y a une
hiérarchie des appartenances que n’interroge pas Anne-Marie Duranton-Crabol. Là encore, c’est une faiblesse.
Ce détail essentiel, l’ensemble de ces propos, Anne-Marie Duranton-Crabol omet de les signaler pour mieux
étayer sa thèse qui consiste à concevoir le GRECE comme l’émanation d’un mouvement fascisant qui n’a pas
évolué depuis la constitution d’Europe-action en 1963. Plus on avance dans ce texte paru en 1975, plus ce que
reproche Anne-Marie Duranton-Crabol au GRECE perd de sa consistance. Rappelons-le, nous ne sommes qu’en
1975, la question qu’il faudrait se poser serait celle de savoir ce qu’il en est dix ans plus tard. Il faudrait
soumettre ce qu’Alain de Benoist écrivait sur l’écologie au début des années 70 et la façon dont il aborde ce sujet
après le tournant heideggerien.
Ce travail de discernement critique, Anne-Marie Duranton-Crabol ne l’effectue pas. Elle s’en empêche parce que
cela viendrait annihiler la pertinence de sa thèse. Elle choisit la force du préjugé au raisonnement nocif à ses idées
préétablies. Pour celle-ci, la visée du GRECE « est de ramener au sein de la Nature un homme qui s’échapperait »
de sa condition animale. Elle réitère sa thèse, il n’y a pas rupture mais continuité idéologique. Quoique plus
discrète après 1976 nous dit Anne-Marie Duranton-Crabol, « la biologie reste présente, sous la forme d’un
héritage associé à celui de l’histoire, quand il s’agit de définir l’Europe. »104 C’est délibérément occulter le
tournant culturaliste qui va s’opérer au sein du GRECE à la fin des années 70 avec la reconnaissance du droit à la
différence.

100
Idem, page 182.
101
Ibidem, page 184.
102
Alain de Benoist, Réflexions sur l’enracinement, op. cit., page 181.
103
Idem, page 186.
104
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle Droite, op. cit., page 79.
29

Dans sa volonté de classification politique, Anne-Marie Duranton-Crabol admet que « le concept de droite
révolutionnaire est trop flou pour être utilisé. »105 Aussi devrait-elle logiquement en déduire qu’il lui faut renoncer
à sa supposition d’un fascisme néo-droitier imaginaire. Que nenni. La Nouvelle Droite en découvrant la
Révolution conservatrice allemande fait sienne l’antimatérialisme, la croyance en l’existence d’un esprit
particulier à chaque peuple, le sens de la communauté organique, qu’il ne faut pas confondre avec l’Etat
totalitaire, ce qui la rapproche d’un auteur comme Herder. Cela n’a rien à voir avec le fascisme mais avec le
romantisme. On ne voit guère en quoi cela est répréhensible. Cependant, ce qui constitue aux yeux d’Anne Marie
Duranton Crabol le danger d’un néonazisme néo-droitier, c’est que chez celui-ci, contrairement aux penseurs de
la Révolution conservatrice, le paganisme y est déterminant. Nous reviendrons dans un chapitre pour rendre
raison de ce paganisme qui attire tant de fantasmes.
Il arrive en de rares exceptions qu’Anne-Marie Duranton-Crabol se pose pour une fois une bonne question, la
question qui devrait aurait dû prévaloir pour que se manifeste une réalité plus conforme avec la vérité : « faut-il
modifier la localisation du GRECE que l’on situe généralement à l’extrême droite ? »106 Anne-Marie Duranton-
Crabol s’aperçoit que « les quelques fois où il est question du fascisme, au GRECE, c’est pour le critiquer, en
raison de l’excès de l’intervention de l’Etat auquel il donne lieu. »107 Mais ce revirement dans l’appréciation de la
nature de la Nouvelle droite n’est que très momentané. En effet, dans la même phrase, Anne-Marie Duranton-
Crabol réitère sa thèse récriminatoire : « moins tranchée est l’attitude face au nazisme (…) La ND ne peut se
défendre d’une certaine attirance envers lui. »
Vous y ajoutez une phrase (page 95) : « Alain de Benoist n’approuve pas le génocide » et vous êtes interloqué.
Comment peut-on écrire une phrase comme celle-là ? Hormis de penser, c’est un néo-nazi pas bien méchant,
plutôt favorable à l’apartheid, on ne voit pas ce qui peut justifier tel propos.
Le prétendu travail universitaire d’Anne-Marie duranton-Crabol ne fait que confirmer ce que le sens commun
ressent confusément, mais sentir n’est pas encore penser, établir une distanciation vis-à-vis de la doxa, elle
confirme ce que l’on croit et qui ne mérite aucun travail autocritique tant le conditionnement des esprits est grand
alors que la vérité ne s’obtient que par l’examen de la conscience avec la raison. On se trompe de multiples fois,
alors que la vérité est une. La thèse d’Anne-Marie Duranton-Crabol contrevient aux exigences inhérentes à un
travail scientifique, quoiqu’en dise son directeur de thèse, René Rémond. Il n’est laissé place à aucun doute
spéculatif et à l’apport de sources venant contredire la thèse, qui existent pourtant bien et cela en abondance, pas
plus il n’est fait à nul moment recours au principe de falsifiabilité cher à Popper. Cette thèse de sciences politiques
en réalité n’en est pas une, car il lui manque un ensemble de qualités dont l’absence contrevient à l’exigence du
devoir d’objectivité où l’exercice indispensable de la preuve qui s’effectue par l’exercice de la contradiction est
inexistant. Dans ce que propose Anne-Marie Duranton-Crabol, on ne trouve que des affirmations non
corroborées, des spéculations fallacieuses qui confortent des évidences là où il faudrait s’interroger sur une
hypothèse plus juste qui est celle de l’indiscible identité de la ND nourrie d’arguments idéologiques issus d’une
gauche critique. Comme Georges Sorel, Alain de Benoist trouve une audience en Italie particulièrement où son
statut d’intellectuel et son identité ne pose pas problème. Or dans notre pays ne sont admis et reconnus que des

105
Idem, page 94.
106
Ibidem, page 97.
107
Anne-Marie Duranton-Crabol, Les visages de la Nouvelle Droite, op. cit., page 117.
30

suppositions selon lesquelles la ND appartient nécessairement à l’extrême droite. Or sur quoi repose cette
présomption qui n’en est pas une, car il faudrait plutôt dire allégation gratuite, conviction qui se complait à
recueillir tous les éléments allant dans son sens, censurant ceux qui contreviennent à ce qu’il faut bien dire n’est
qu’une opinion, c’est-à-dire un propos qui n’a pas construit son objet à partir de normes déterminées par un souci
de rupture avec les certitudes acquises mais qui au contraire se justifie à partir de prénotions dont la nature est
problématique car elles entérinent la justification non-scientifique du on dit et de l’aperception a-critique qui
conforte le sens commun dans ses préjugés. C’est là manifestement une régression dans l’administration de la
preuve. Nous sommes non plus dans l’exercice de la raison mais dans la confirmation arbitraire du sentiment qui
accuse plutôt qu’il n’argumente, qui préfère juger sommairement plutôt que d’effectuer l’examen critique qui a
pour avantage de suspendre tout jugement préconçu. S’en remettre à l’opinion, conduit la connaissance qui en
résulte à n’en être pas une, elle est contraire à la logique procédurale du savoir qui permet d’accorder à un
travail universitaire une légitimité scientifique en raison de son respect de règles qui obligent à penser son objet à
partir de la contradiction employée méthodiquement pour ne pas que le jugement dépende de toute
prédétermination cognitive. Or rien dans le travail d’Anne-Marie Duranton-Crabol n’obéit à ce qui convient
d’être effectué. On ne saurait que trop lui demander de se replonger dans des manuels de méthodologie. Celui-ci
coïncide avec le pseudo-savoir qui prévaut dans l’appréciation de l’idéologie de la Nouvelle Droite. Rien ne
sépare Anne-Marie Duranton-Crabol de l’opinion des quelques personnes avec lesquelles j’ai pu bavarder à
propos de la Nouvelle droite, qui la classe sans la moindre réflexion préalable comme faisant partie d’une
mouvance d’extrême droite. Sans hésiter, ils en parlent alors même qu’ils reconnaissent ne pas l’avoir lu ses
publications. Ils ne retiennent que ce qui fait sensation, ce à quoi s’est employé les journalistes lors de l’été 79
auxquels a manqué toute déontologie. De quels savoirs peuvent-ils se prévaloir sinon d’un psittacisme antiraciste
qui réitère sans cesse les mêmes accusations.
Thierry Maricourt légitime ses propos à partir des travaux d’Anne-Marie Duranton-Crabol, où celle-ci nous dit
« il est de fait que les grécistes, et ce de leur propre aveu, restaient très liés à leur passé » n’a jamais été
contredite. »108 Fascistes ils furent, fascistes ils resteront. Je doute fort que les collaborateurs actuels d’Eléments,
de Krisis et de Nouvelle Ecole apprécieront. La liste serait longue et ce n’est pas sans un certain dépit que ceux
qui constituent la conscience morale de la gauche réagissent à des passerelles qu’ils jugent dangereuses parce
qu’elles légitiment et justifient des idées innommables. C’est ignorer le parcours évolutif d’Alain de Benoist dont il
est difficile de conjuguer le verbe être avec une identité définitive quoique sa pensée semble désormais acquise à
certaines certitudes. Plutôt faut-il dire il a été. Nominaliste, il le fut, désormais il ne l’est plus. Ayant appartenu à
« l’extrême droite », il est avant tout un amoureux du savoir qu’il cultive avec préciosité, curieux des idées et
accumulant les livres à la recherche de l’illumination. L’interprétation qu’en donne Duranton-Crabol ne va pas
dans le sens d’un enjeu spéculatif, mais d’un intérêt de légitimation : « la revue Mots tient l’exhibition d’un corpus
de références et de garants théoriques très fourni pour caractéristiques d’une stratégie offensive. »109 La
connaissance acquise par Alain de Benoist « le rend séduisant aux yeux d’intellectuels, et singulièrement

108
Thierry Maricourt, Les nouvelles passerelles de l’extrême droite, Manya, 1993, page 23.
109
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle droite, op. cit., page 86.
31

d’universitaires, eux-mêmes enclins à citer la pensée d’autrui avant d’exposer la leur. »110 Il faudrait plutôt faire
l’hypothèse qu’Alain de Benoist s’intéresse aux idées pour elles-mêmes plutôt que pour un but visant une
reconnaissance culturelle dont le fait d’être Alain de Benoist lui interdit de prétendre en France. Mais revenons à
Maricourt ; celui-ci admet comme s’il s’en plaignait que « le GRECE, de par son inclassabilité apparente et sa
marginalité (réelle) permettent à la ND de nouer des rapports avec les gens les plus divers »111, comme si cela était
un crime. A force de vivre dans une société conformiste on finit par ne plus penser que par délégation. Si l’on en
croit Maricourt, la ND aurait réussi la tâche qu’elle s’était fixée en 68, « il n’était plus malvenu de se dire
ouvertement de droite. »112 Or, justement, ce que l’on reproche à Alain de Benoist, c’est le fait qu’il dédaigne
s’identifier politiquement. Il reviendrait plutôt au FN d’avoir permis de se déclarer ouvertement de droite car la
classabilité à droite des grécistes de par leur propre fait n’est pas admise comme étant pertinente. C’est d’autant
plus vrai avec la nouvelle génération qui apparaît en 1990. Maricourt avance l’« hypothèse » (c’est une certitude
pour lui) que le droitisme dont le GRECE serait porteur devrait nécessiter que celui-ci-ci puise à gauche des
éléments de son propos pour ne pas apparaître tel qu’il est, à savoir un mouvement fascisant qui a influencé au
même titre que le Club de l’Horloge, mouvement dissident du GRECE, car pro-libéral et atlantiste, les idées du
Front National. « Les idées ne sont jamais manipulées fortuitement, et encore moins gratuitement. »113 Le
problème, c’est qu’il n’y a aucune argumentation sérieuse et charpentée qui soit engagée pour démontrer cette
affirmation péremptoire. On feint d’ignorer les déclarations qui sont pourtant exemptes de toute ambiguïté d’Alain
de Benoist sur le Front National. Entre le populisme de l’un et l’élitisme de l’autre, il y a tout lieu de douter que
puisse s’effectuer quelque rapprochement. Certes des cadres de la ND iront rejoindre le FN, mais cela ne préjuge
en rien d’une quelconque promiscuité idéologique. C’est même un signe de divergence entre la logique
métapolitique de la ND et l’envie d’action qui passe par la rétractation de certaines de ses idées pour un
pragmatisme qui vous fait avaler des couleuvres. Faut-il dire que Mussolini est resté un socialiste authentique
après avoir conquis le pouvoir ? L’idée que soutient Maricourt, c’est que la ND copie ses adversaires pour mieux
se fondre dans le décor respectable des milieux culturels qu’elle veut conquérir : « des idées qui, hier, semblaient
appartenir à la gauche, seront brandies par les héritiers spirituels de Barrès, Maurras et Déroulède »114 au plus
grand dam de la gauche qui voit se nouer des liens entre une ultra gauche déçue par un socialisme aux
commandes de l’Etat, gestionnaire de la crise. Maricourt soutient donc la thèse d’Anne-Marie Duranton-Crabol,
thèse fort répandue : le GRECE « a pour stratégie de recruter à gauche et surtout de ne pas apparaître pour ce
qu’il est : une organisation d’extrême droite »115 qui renouvelle le nationalisme de Maurras. Où est donc passé
l’antisémitisme et le nationalisme devrait-on rétorquer, annulés par la revendication du droit à la différence qui
rend caduc ces tares qui ont été partagées tant par la gauche que par la droite. A ce propos, on ne peut que
renvoyer aux ouvrages de Marc Crapez. Pierre Milza n’est pas plus mesuré. « La ND se rattache au courant
intellectuel qui, à la charnière du 19ème siècle et du 20ème siècle, a préparé l’éclosion des idéologies fascistes, et

110
Idem, page 87.
111
Thierry Maricourt, op. cit. page 25.
112
Idem, page 26.
113
Thierry Maricourt, Les passerelles de l’extrême droite, op. cit. , page 31.
114
Idem, page 33.
115
Ibidem, page 34.
32

dont les pères fondateurs sont Gobineau, Chamberlain, et Vacher de Lapouge. »116 Pierre Milza identifie trois axes
qui détermineraient la ND, axes issus d’Europe-Action : 1. rien n’est moins spontané que la conscience
révolutionnaire. 2. Une nouvelle élaboration doctrinale serait enfin la seule réponse au fractionnement infini des
nationaux. 3. Il faut combattre plus par les idées que par la force. L’objectif de la bande issue d’Europe-action :
« élaborer une nouvelle culture de droite, capable d’affronter la problématique dominante, mélange de culture
judéo-chrétienne et d’idéologie marxiste. »117
Ce que retient Milza du discours néo-droitier, c’est la reconnaissance de l’inégalité entre les races, et les
personnes, un élitisme qui fait sienne l’affirmation d’un darwinisme social. La social-démocratie qui dégoûte les
grécistes est le fruit d’une longue décadence. Milza reconnaît cependant que la ND ne s’en prend pas aux Juifs.
« Ce que nous cherchons derrière les visages des dieux et des héros, ce sont des valeurs et des normes. »118 Milza
qui publie son ouvrage Fascisme français en 1987 fait comme si la ND n’avait pas évolué d’un pouce et postule
telle Anne-Marie Duranton-Crabol une continuité idéologique entre le projet de la ND du milieu des années 80 et
Europe-Action (pour appréhender le GRECE, « il ne faut pas oublier que tout ce petit monde a transité par
l’activisme néo-fasciste »)119. Pour Milza, le fait que la ND remette en cause le christianisme et son éthique qui
distingue l’homme du divin, son anthropologie égalitariste à l’origine du règne de la masse, valable pour tous les
pays, sont autant de faits qu’il faut récriminer parce qu’ils remettent en cause les principes humanistes sans
lesquelles l’homme ne peut vivre harmonieusement en société. Milza fait référence à un texte d’Alain de Benoist,
Fondements d’une attitude nominaliste devant la vie, sans s’interroger si celui-ci fait toujours sien ce que Milza
qualifie de choix prométhéen. Or la découverte de la pensée heideggerienne vient relativiser la nature du propos
(que tient aussi pour acquis Taguieff) que tend accoler Milza à la pensée de Alain de Benoist. Pour autant, Alain
de Benoist reste fidèle à l’idée d’honneur, où l’homme doté d’une âme, régnant souverainement sur son être
supérieur, ne se dérobe pas à ces obligations. En quoi cette attitude aristocratique est-elle condamnable ? Milza
pour ternir cet idéal parle d’une éthique qui se réclame de « Jünger sans l’expérience de la guerre »120, à l’image
de l’état de nature, injuste et arbitraire. Il faudrait réitérer la deuxième citation de cet ouvrage pour se persuader
de l’inanité d’un pareil propos qui fige la ND dans son histoire au lieu de souligner la perspective et la critique du
nihilisme occidental dans laquelle son projet s’inscrit.
Alain Rollat exprime mieux la différence qui peut exister entre le populo-plébéien Jean-Marie Le Pen et
l’aristocrate Alain de Benoist. Rollat reconnaît que pour la ND, « la France n’est qu’un concept abstrait et le
patriotisme qu’une invention idéologique »121, la ND est anti-jacobine, ce qui ne peut que rebuter un frontiste. A la
différence d’Anne-Marie Duranton-Crabol, Alain Rollat reconnaît l’influence importante exercée par Spengler,
Thomas Mann, Ernst Jünger. Rollat ne met pas en doute que « les principales idées qui sous-tendent le corps
doctrinal de la Nouvelle Droite sont puisés dans les grands thèmes de la « Révolution conservatrice allemande »,
ce vaste mouvement spirituel qui caractérisa la vie culturelle et politique de l’Allemagne de 1918 à 1933. »122

116
Pierre Milza, Fascisme français, Champs Flammarion, 1987, page 367.
117
Idem, page 370.
118
Alain de Benoist, in Eléments, n°27, 1978, page 2.
119
Pierre Milza, Fascisme français, op. cit., page 382.
120
Idem, page 388.
121
Alain Rollat, Les hommes de l’extrême droite, Calmann-Lévy, 1985, page 148.
122
Alain Rollat, Les hommes de l’extrême droite, op. cit., page 155.
33

Ce qu’il faut donc contester doit l’être quand le matériau dont on dispose le permet. Le travail de Taguieff est
beaucoup plus argumenté : ses lectures sont sourcées, ses références vérifiables, sa maîtrise de Pérelman
indiscutable. C’est ainsi qu’il émet quelques doutes sur l’antisémitisme du GRECE, faisant remarquer que « le
juif, bien qu’innommable en propre, demeure présent. »123 Taguieff ne développe pas plus son propos. Pure
supputation donc. Cependant, Taguieff a des arguments plus probants. Celui-ci rappelle l’appartenance d’Alain de
Benoist à la ligue nordique à laquelle avait adhéré Hans Günther, théoricien nazi de l’anthropologie raciale,
couvert d’honneurs par le Troisième Reich nous apprend Taguieff. Ceci nous dit Taguieff, permet de faire le lien
entre la « droite révolutionnaire » et ses raciologues de la fin du 19ème siècle et les néo-racistes différentialistes de
la Nouvelle Droite. « L’antisémitisme se donne alors comme scientifique et l’anti-judéo-christianisme croit
pouvoir se fonder sur les lois de la lutte des races, posées comme raison dernière de celles de la lutte des
classes. »124 Il en découle une approche non plus en termes de supériorité mais de pureté : il faut se protéger de la
dégénérescence induite par le mélange et le métissage et faire en sorte que notre civilisation soit le fer de lance de
la culture européenne. Et sur le ton néo-droitier originel, Poniatowski nous révèle que « c’est la race indo-
européenne qui porte l’élan scientifique, culturel, technique, et qui imprime sa marque à l’essor de nos
sociétés. »125 Taguieff aborde des questions qu’Anne-Marie Duranton-Crabol n’abordait pas. Quand on lui pose la
question, y a-t-il une tentation eugéniste et raciste dans les thèses de la Nouvelle Droite, celui-ci renvoie au
dialogue de Jean-Luc Marion, qui eut lieu en 1970, avec Alain de Benoist pour lequel « ce qui fait qu’une
population va dans le sens d’une plus grande qualité, c’est que les hommes de valeur, les élites, puissent procréer
et transmettre, selon les lois de l’hérédité, les aptitudes exceptionnelles et les dons qui sont les leurs. »126
Concernant cette question sur l’eugénisme, Taguieff renvoie aux premiers numéros de Nouvelle Ecole où il est dit :
« la vraie politique, c’est la biopolitique. »127 Il rappelle que dans le premier numéro d’Eléments en 1973, le
GRECE célèbre la mémoire d’Alexis Carrel. Répondant à son interlocuteur, Taguieff lui indique qu’à partir de
1977, « le déterminisme biologique est saisi par le différentialisme : « les auteurs (probablement Yves Christen et
Alain de Benoist) plaident pour le droit à la différence et l’épanouissement des peuples selon leur génie propre. La
récusation du racisme biologique et inégalitaire se fait de plus en plus claire, notamment sous la plume d’Alain de
Benoist. »128
A la différence d’Anne-Marie Duranton-Crabol, Taguieff reconnaît « la forte imprégnation heideggerienne » :
« un dernier facteur me semble expliquer la disparition des idées politiques. La montée de l’emprise technicienne,
qui n’est jamais, considérée dans son essence, que le règne de la métaphysique accomplie, en suscitant l’illusion
que la technoscience est à la fois le dernier lieu de la « vérité » et le point de passage obligé de la route vers le
« bonheur », a largement commencé d’instaurer cette « organisation totale », purement fonctionnelle, dont
l’extension implique l’élimination de tout ce qui se dérobe au terrorisme de la comptabilité. La philosophie des
Lumières était censée consacrer l’autonomie du sujet. Elle n’a débouché que sur une forme inédite de « fausse
conscience » par laquelle l’homme, ayant d’abord fait du monde son objet, a finalement pris place lui-même dans

123
Pierre-André Taguieff, L’héritage nazi, in Les nouveaux cahiers, n°64, 1981, page 8.
124
Idem, page 9.
125
Michel Poniatowski, l’Avenir n’est écrit nulle part, 1979, Livre de Poche, page 156.
126
Alain de Benoist, Avec ou sans Dieu ? Beauchesne, 1970, page 88.
127
Nouvelle Ecole n°9, page 7, cité in Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle Droite, op. cit., page 46.
128
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle Droite, op. cit., page 47.
34

un système d’objets. On aura compris que je ne suis pas de ceux qui voient dans cette évolution l’heureux
aboutissement d’une démocratie achevée. Un monde où la pensée authentique est prise dans le double étau de
l’aplatissement médiatique et du déchaînement technicien ; où l’homme est dis-trait de lui-même, c’est-à-dire mis
en condition d’oublier qu’avant d’être besoin de quelque chose, il est d’abord besoin de soi ; où la valeur d’usage
est systématiquement rabattue sur la valeur d’échange, seule susceptible d’une appréhension intégralement
quantitative ; où le seul pouvoir dominant tous les autres, en dernière instance, est le pouvoir de l’argent ; où
l’idéologie de la gestion se conjugue à l’utilitarisme social et à l’axiomatique de l’intérêt ; où, sous couvert de
« transparence » fonctionnelle, la société exclut tous ceux qui dévient d’une uniformité sociale de fond
grandissante ; où la politique est cernée par la vieille polarité de l’économie et de la morale ; où il n’y a plus de
place pour l’idéologie, c’est-à-dire pour des idées communes et des représentations partagées, un tel monde est
tout simplement un monde qui dépossède l’homme de son humanité. »129 On ne peut pas occulter la déterminante
conférence d’Alain de Benoist, libéralisme et darwinisme social (1987) qui est un flagrant démenti sur l’aplomb de
ceux qui vous affirment qu’Alain de Benoist est spencérien, défenseur du darwinisme social et de l’ordre politique
qui s’en déduit. Mais là où il blesse une gauche bien pensante, c’est quand il rappelle que Marx s’est beaucoup
intéressé à Darwin. « Voyant dans la lutte des classes le moteur de la vie sociale, Marx tentera de s’appuyer sur le
darwinisme pour démontrer que cette lutte prolonge une loi de la nature. Dans une lettre à Lassalle, le 16 janvier
1861, Marx affirme que la théorie darwinienne légitime la lutte des classes dans l’histoire du point de vue de la
science naturelle. »130 Mais rassure Alain de Benoist, le marxisme, après lui, récusera la notion de sélection
naturelle. Concernant le n’importe quoi, la gauche moralisatrice sait y faire, ce que concède Taguieff. Prenons le
cas d’Oswald Spengler. Quand Catherine Millet, sur France Culture le qualifia de « fasciste », elle dut finir par
admettre sous l’impulsion critique et exaspérée d’Alain Finkielkraut qu’elle ne l’avait jamais lu mais que cela
faisait partie des évidences qu’il ne faut pas chercher à nier.
Il en va de même avec la ND. Les accusations à son encontre démontrent la gredinerie d’une frange majoritaire
journalistique et intellectuelle dont le but est de faire un papier qui fasse impression où de dénoncer un énième
complot national-bolchévique ourdi par « l’obscure » Nouvelle Droite. « Sycophantes sans talent, mouchards sans
style, ils calomnient sans retenue. Penseurs sans idées, ils prétendent juger les autres du haut de leurs errements et
de leurs reniements. »131 La ND est jugée coupable sans avoir droit au démenti assuré non par ses défenseurs, s’il
en existe, mais par ses lecteurs attentifs qui auraient devant eux un horizon plus problématique que leur propose
leurs censeurs. L’œuvre est si foisonnante et éclectique que toute critique se doit à une logique soucieuse des textes
pour ne pas succomber à « la force du préjugé ». Par un souci d’exactitude, et de compréhension, l’analyse de la
ND doit être aussi celle des représentations idéologiques de ceux qui font écran à sa perception objective. Objet de
fantasmes, supposée passerelle d’un complot rouge-brun fomenté en 1993, la ND est chaque fois coupable,
responsable d’une opinion partielle et d’un jugement latent qui l’associe à tous les mauvais coups depuis qu’Alain
de Benoist a fondé Krisis en 1988, « lieu de débauche » d’une gauche « dévoyée » ou d’intellectuels en rupture
avec le Système qui n’ont pas appris ou retenu leur leçon d’antiracisme. Ce que néglige Anne-Marie Duranton

129
Alain de Benoist, Pensée politique : l’implosion, krisis, n°1, 1988, page 75.
130
Alain de Benoist, Libéralisme et darwinisme social, in La ligne de mire volume I, op. cit., page 163.
131
Charles Champetier, Messieurs les censeurs, bonsoir !, in La nouvelle inquisition, Le Labyrinthe, 1993, page
14.
35

Crabol, c’est que l’analyse systématique des textes du FN et de la ND depuis la fin des années 80 montre leurs
divergences idéologico-politiques croissantes, qui ont abouti à une situation d’hostilité réciproque. Depuis 1990,
si l’on s’en tient à l’analyse de Pierre-André Taguieff, « la ND et le FN s’opposent ouvertement, non sans
virulence. »132 En dépit des évidences, on veut faire d’Alain de Benoist l’un des maîtres à penser du FN. On le
critique non pas pour ce qu’il écrit, mais pour ce qu’il ne fait pas et n’a jamais écrit. On ne débat plus, on
excommunie. On ne dialogue pas et on ne lit pas. Drôle de méthode d’investigation. On s’en tient aux rumeurs et
non plus à la compréhension des textes de l’ennemi désigné de la démocratie. « Du désir de ne pas lire à la fureur
d’interdire : tel est le trajet de l’intellectuel « engagé » sous l’emprise de la théorie virale de l’ennemi (…) On
démonise un adversaire en réactivant cette représentation répulsive de l’ennemi « bacillaire », avec qui toute
négociation serait non seulement vaine, mais suprêmement dangereuse. »133 Paradoxe : les antiracistes font preuve
de racisme en enfermant un mouvement de pensée dans une identité qui n’aurait jamais évolué et dont la
thématique actuelle doit être interprétée à l’aune des années 1960. Pourquoi les membres du GRECE, nous
indique Anne-Marie Duranton-Crabol, « sont-ils invités à « relire Proudhon » et à s’imprégner de l’esprit de « ces
quatre grandes figures du socialisme français » que sont Victor Considérant, Etienne Cabet, Louis Blanc et Pierre
Leroux ? »134 Anne-Marie Duranton-Crabol découvre que le GRECE voit en ceux-ci des exemples pour un
socialisme révolutionnaire qui conduit celui-ci à s’extasier devant le nationalisme révolutionnaire qu’incarnerait
Ernst Jünger. La ND discerne des vertus à une forme de socialisme dissident du marxisme. Pierre Vial s’en
explique. « Il est deux grands types de socialisme. L’un est communautaire, organique, hiérarchique, réalitaire.
L’autre est massiste-individualiste, bureaucratique, égalitaire, utopique et dogmatique : c’est un socialisme de
consommateurs, où dominent les droits de l’individu sur la collectivité. »135 « Quant à Alain de Benoist, nous
apprend Anne-Marie Duranton-Crabol, c’est au jeune Maurras qu’il dit emprunter sa distinction entre deux
socialismes, l’un haïssable car il charrie des « résidus de l’utopie égalitaire », l’autre estimable car il s’efforce de
« résoudre la question ouvrière après la dissolution des organisations sociales opérée en 1789 » et se montre
organisateur face à l’individualisme des Jacobins. »136 Il y a-t-il lieu de s’en effrayer ?
De ces prises de position, peut-on en inférer une quelconque attirance pour le nazisme lié au refus des grécistes de
tout cosmopolitisme ? La priorité ontologique de la communauté serait l’indice incontestable d’un fascisme
inavoué qui trouve un écho dans l’œuvre de Jules Monnerot. Que fait-on du personnalisme de Mounier ? Les
opposants au GRECE rêvent d’un monde dont on aurait exclu tous les contradicteurs de l’orthodoxie dominante et
démocratique. « « Qui ne me ressemble pas est contre moi » tonne l’antifasciste. Nous en sommes arrivés là »137
reconnaît Taguieff.
C’est ainsi qu’Anne-Marie Duranton-Crabol met en cause des auteurs qui osent avouer leur intérêt pour la ND
comme Jean-Michel Palmier ou Edgard Morin. Face à l’intelligence de l’ennemi, ceux qui le surestiment prônent
la censure. Tout cela facilite la démission de la raison argumentative. « Voué par les imprécateurs à la

132
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, Descartes & Cie, 1994, page 346.
133
Idem, page 350.
134
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle Droite, op. cit., page 209.
135
Pierre Vial, Le camarade charpentier, in Eléments, n°42, juin-juillet 1982, page 21.
136
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle droite, op. cit., page 212.
137
Pierre-André Taguieff, Sur la Nnouvelle droite, op. cit., page 353.
36

damnation, Alain de Benoist est devenu un auteur maudit pour le grand public. »138 Celui-ci est connu non par ses
écrits mais par ce que l’on raconte sur lui. Ses écrits sont réduits à ce qu’ils sont censés dissimuler. « Voilà un
« sophiste » contemporain qui n’a pas rencontré le moindre Socrate et qui le cherche peut-être secrètement. »139
Plutôt que de réfuter sa pensée, les intellectuels qui s’opposent à lui se lancent dans l’espionnage et se promettent
de faire du « renseignement ». Les critiques qu’on lui adresse le préservent d’une analyse approfondie de son
œuvre dont le constat montrerait l’inanité des propos tenus à son encontre. La ND n’est pas pour autant exempte
de toute critique. Le seul auteur qui ait approché au plus près le vrai visage de la Nouvelle droite est
incontestablement Pierre-André Taguieff. De sa méthode on peut dire qu’elle ne souffre d’aucune démission
critique dans l’exercice appliqué de la démonstration apodictique.
En exergue de son livre sur la Nouvelle Droite publié en 1994, il cite Raymond Aron pour lequel « ceux qui
détestent les idées d’Alain de Benoist doivent les combattre par des idées, et non par des bâtons ou du vitriol. Les
idées tuent, mais la beauté et la fragilité du libéralisme, c’est en effet qu’il n’étouffe pas les voix, mêmes
dangereuses. »140 Pourtant, le propos critique de Taguieff connaît lui aussi des limites du fait que son livre date de
1994. Il y a-t-il aujourd’hui une volonté de combat des idées de gauche ? Une gauche libérale certainement ; une
gauche qui comme le MAUSS s’est engagée dans la critique des présupposés utilitaristes de notre société, il faut
répondre par la négative. Nombre de textes d’Actuel Marx ne posent pas de problème à la ND. Celle-ci a même
consacré un numéro où Marx est à l’honneur et un autre numéro où elle se demande où est passée la gauche. Le
sectarisme ne caractérise pas la ND. Elle assimile plus qu’elle ne rejette et c’est bien ce qu’on lui reproche.
Contrairement à Anne-Marie Duranton-Crabol, Taguieff reconnaît que « le corpus doctrinal du GRECE n’a cessé
de se modifier, ses références fondatrices se sont plusieurs fois renouvelées, les positions de ses dirigeants se sont
bien souvent déplacées, jusqu’à se renverser. »141 Notre volonté est d’identifier la ND telle qu’elle est aujourd’hui,
et non ressasser son passé avec lequel elle a rompu depuis vingt cinq ans. La vigilance à laquelle on assiste est
résistance à l’analyse objective du réel. « La vigilance immodérée devient une nouvelle forme d’antiscience. »142
Hormis le livre de Pierre-André Taguieff, qui se limite à une explication de l’ethnodifférentialisme de la ND, il
manque une étude qui permette de rétablir quelque vérité sur une supposée stratégie métapolitique du maître à
penser de la ND, Alain de Benoist. L’objet séduisant pour les uns (du fait de l’immersion dans une œuvre jugée
sulfureuse) et inquiétant pour les autres en raison du côté pragmatique d’une pensée qui, ayant l’âge de mai 68,
sait se mettre au diapason des modes intellectuelles. Instrumentalisation des idées dira-t-on, la ND ne faisant que
suivre l’actualité critique d’une gauche dont elle exploite le capital intellectuel pour forger des alliances et des
complicités coupables. D’aucuns répondront : anticipation. Une chose est certaine, nul débat n’a eu réellement
lieu, sauf peut-être dans le numéro du Mauss où Alain de Benoist répondit au feu des questions que lui posa Alain
Caillé. Il y a certes des combats médiatiques mais ceux-ci ne servent pas l’examen serein d’un objet qui mérite
autre chose que le dédain des moralistes. C’est à la froide et patiente analyse d’une école de pensée qu’en appelle
ce livre. La difficulté, c’est que nous n’intervenons pas sur un terrain neutre mais sur une aire minée par la

138
Pierre-André Taguieff, op. cit., page 354.
139
Idem, page 355.
140
Raymond Aron, Mémoires, Julliard, Presses Pocket, 1985, tome 2, page 984.
141
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page IX.
142
Idem, page 358.
37

propagande antifasciste dont le but avoué est de purifier la pensée française par un tribunal invisible mais bien
réel tant les résistances à traiter cet objet, la ND, sont nombreuses et relayées par une presse avide de
condamnations et de bûchers bien brûlants. Le moindre propos de la ND est interprété de façon à être jugé
irrecevable par la bien-pensance antifasciste. Jugeons-en plutôt : « le recours systématique à des procédés
tortueux de démonstration fait naître le soupçon que le contenu du discours est équivoque, comme si un message
caché était inclus dans le message formel. Alain de Benoist est particulièrement à l’aise dans l’art paradoxal de
préserver toujours la possibilité d’une interprétation limpide de sa pensée en recourant aux méthodes les plus
obscures de la formulation.»143 Il y aurait donc un double niveau de compréhension : celui auquel Alain de Benoist
s’adresse, le grand public, et celui qui est réservé aux initiés qui savent décrypter un langage qui renverrait aux
premiers temps de la pensée racialiste et biologisante dont le propos masqué échapperait au commun des mortels.
Quand celui-ci écrit que l’homme n’est pas pure naturalité : il n’est pas que du biologique, que de l’instinct, de la
pulsion, que faut-il en réalité comprendre sinon qu’il est aussi instinct et pulsion. Plus précisément, on reproche à
Alain de Benoist d’opérer « des substitutions de mots qui semblent répondre au souci d’euphémiser une pensée
radicale comme c’est le cas de tous les vocables destinés à sous-tendre la perception raciale du monde. »144
Entendre, quand Alain de Benoist parle de « culture européenne » il faut comprendre « civilisation indo-
européenne », et donc « race blanche. » L’un de nos objectifs méthodologiques consiste à ne pas juger avant
l’examen de ce qui est nécessaire à l’appréciation de l’objet ND. Il y a eu des ruptures qui ne sont pas seulement
sémantiques dans l’histoire du GRECE. Ce qu’il s’agit d’identifier, ce sont les invariants et les évolutions de ce
courant de pensée. D’ailleurs faut-il parler de « nouvelle » droite quand on veut désigner le travail intellectuel du
GRECE (groupement de recherche et d’études sur la civilisation européenne). L’étiquette Nouvelle droite a été
imposée à ce mouvement par la presse en 1979. Il est commun d’employer cette dénomination même si la jeune
génération du GRECE la dédaigne et lui préfère le terme de nouvelle culture. C’est parce qu’il est l’objet de
multiples interrogations, parce qu’il implique la remise en cause de l’opinion courante, et l’exercice d’un travail
d’élucidation que j’ai choisi d’étudier la ND pour trouver, après un long processus de recherche et de doutes, ma
vérité. Ce qu’il convient, c’est se défaire nous dit Pierre-André Taguieff, du discours antifasciste qui a été conçu
pour le combattre, et ce fut en son temps légitime, pour parvenir à une plus grande intelligibilité du phénomène.
Cette exigence, Pierre-André Taguieff l’a fait sienne dans son travail sur la Nouvelle Droite mais son domaine
d’analyse reste trop limité à la compréhension du droit à la différence et au racisme qui peut s’y rattacher. Nous y
avons gagné en clarté, mais tout un pan de la problématique actuelle et récurrent de la ND reste vierge de toute
investigation. Il y a toujours un procureur qui veille à la sécurité des esprits et qui dénoncera tout travail sans
parti pris. Comme l’écrit Bourdieu, il faut comprendre ce qu’est un champ et la façon dont le capital s’y meut pour
saisir le comportement des acteurs qui sont investis dans ce champ. L’impossibilité de penser la ND résulte du fait
que celui-ci s’y prêtre ne possède pas suffisamment de capital symbolique pour légitimer son analyse ; hormis
Taguieff, personne ne détient de ce pouvoir. Le risque est trop grand de s’entendre dire que l’objet nous a fasciné,
qu’il nous a manqué une distance critique. A travers la façon dont fonctionne un champ avec ses enjeux et ses
rivalités intestines, ce qu’il faut reprocher c’est l’exploitation irrationnelle du comportement recourant à des

143
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle droite. Le GRECE et son histoire. Presses de la
fondation nationale des sciences politiques, 1988, page 65.
144
Idem.
38

transferts d’exécration, c’est l’amalgame démonisant qui en résulte. « Les propagandistes (recrutées dans la lutte
antifasciste) chargent du même potentiel de malédiction plusieurs épithètes qui, destinées à produire le même effet,
sont employées à tour de rôle. Nous avons, par exemple, « fasciste » et « d’extrême droite ». On peut supprimer la
distance théorique entre extrême droite et droite en faisant répéter par voie de mot d’ordre que la droite s’est
radicalisée. »145 A partir de là, la qualification de fasciste, de réactionnaire, de droite, autant de mots devenus
substituables les uns aux autres entraîne une généralisation abusive de qui est l’ennemi. Qui est de droite qui est
fasciste, qui est maurrassien qui est hitlérien, cela revient au même. En aliénant la définition précise des mots et
des idées qu’elles véhiculent, on se prive de la compréhension de ce qui constitue la spécificité du fascisme ou de
ce qui constitue la ND. L’antifascisme a nui à la connaissance de l’idéologie fasciste. Si hier le danger légitimait
ce procédé, aujourd’hui, il n’y a plus lieu de combattre un fascisme imaginaire. Mais le mécanisme engendré
perdure par delà sa nécessité première. « L’antifascisme reste le plus grand rassembleur d’une gauche
nostalgique du marxisme-léninisme. »146 Léo Strauss a été le premier à dénoncer la reductio ad hitlerum, ce
procédé permettant de discréditer durablement n’importe quel adversaire. « On crée une sorte de trou noir baptisé
« nazisme » ou « fascisme » où l’on fait confluer n’importe quelle autre référence, afin de discréditer par
contiguïté, proximité ou filiation supposée, une série d’opinions dérangeantes, immanquablement dénoncées
comme « dangereuses » »147 Ce dont il s’agit, c’est de faire croire que la bête immonde est encore vivante, que le
passé est toujours présent. C’est ainsi que nous apprenons que « nous sommes en train d’assister aujourd’hui à la
vaste et tranquille entreprise de réhabilitation globale du pétainisme »148 déclare un journaliste de Globe-Hebdo.
La France n’a pas fait le travail de mémoire qui lui aurait permis de savoir si ses concitoyens ont collaboré ou
résisté. D’aucuns veulent voir dans la ND un national-bolchévisme. « Comment un mouvement de pensée
« national-communiste » peut-il se retrouver à l’intersection de deux courants idéologiques dont il a critiqué les
assises doctrinales autant que les expériences historiques ? »149 Deux catégories d’intellectuels ont intérêt à
l’assimilation de la ND à l’extrême droite. Ce sont les désillusionnés du socialisme, ceux qui étaient au pouvoir et
qui n’y sont plus, qui veulent étendre le soupçon d’une complicité de la droite vis-à-vis de deux écoles de pensée :
la Nouvelle droite et le club de l’Horloge ce pour mieux discréditer la droite qui se servirait de ces mouvances
« fascistes » dans la détermination de leur programme politique. Si le club de l’Horloge a effectivement structuré
les cadres du FN, la ND n’a jamais participé à la formation idéologique de quelque parti que ce soit. Parmi les
censeurs, on retrouve les défenseurs zélés de la modernité pour laquelle toute remise en cause de ses principes
conduit au totalitarisme, pour lesquels l’antilibéralisme néo-droitier est une forme de fascisme inavoué tant il est
vrai qu’Hitler était un socialiste authentique. L’amalgame est le procédé habituel pour qui veut fasciser son
adversaire. « La vigilance répressive (…) incite à la haine, elle exhorte à la violence contre les porteurs d’idées
supposées dangereuses. »150 On retrouve l’idéal d’un monde sans conflits, sans ennemis. La démocratie, mot
sanctifié signifie un monde privé de contradicteurs où sont exclus les non-conformistes où l’on substitue à l’appel

145
Monnerot Jules, 1987, Désintox, Editions Albatros, page 17.
146
Pierre-André Taguieff, Les contre-réactionnaires, Denoël, 2007, page 69.
147
David Barney, La reductio hitlerum, in La nouvelle inquisition, Le Labyrinthe, 1993, page 24.
148
Stéphane Zagdanski, Globe-Hebdo, 9 juin 1993.
149
Charles Champetier, Messieurs les censeurs, bonsoir !, in La nouvelle inquisition, Le Labyrinthe, 1993, page
14.
150
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 351.
39

à la question le credo antiraciste. « Ceux qui surestiment la puissance de captation de la ND prônent la censure.
Ceux qui croient que nulle séduction n’est fatale vont à l’argumentation. Il est clair que la surestimation de
l’ennemi facilite la démission de la raison argumentative, à laquelle se substituent les méthodes de la violence
légale. »151 « Alain de Benoist est devenu un auteur maudit pour le grand public. Il n’est désormais connu qu’à
travers les diabolisations et les condamnations qui le visent, et qui le construisent comme le séducteur à
l’intelligence sans conscience. C’est pourquoi il apparaît moins inconnu que méconnu : il n’est perçu qu’à travers
les récits de ses métamorphoses successives, de ses ruses culturelles, de ses « faux » changements. Il incarne la
puissance du faux. »152 Ses accusateurs ne le lisent pas reposant leurs jugements sur d’autres dénonciateurs qui
n’ont pas fait le moindre effort de compréhension de ses idées. Personne ne s’est penché réellement pour faire
l’examen de ses idées, ce qui cause un grand tort à une démocratie dévoyée de son idéal dialogique. Alain de
Benoist incarne une menace constituée sur des rumeurs et des procès d’intention conçus par la lutte antifasciste
dont le postulat de la perversité maligne d’icelui ne fait aucun doute. On peut dire de la « vigilance » qu’elle est
résistance à l’analyse du réel au profit d’un ennemi construit sur des on dit. « Les campagnes de presse
récurrentes contre la Nouvelle droite, accompagnées ou suivies d’accusations visant des intellectuels soupçonnés
de complaisance ou de complicité, constituent une occasion de réfléchir sur les débats et les controverses dans une
démocratie pluraliste. »153 Or dans le cas présent, on n’assiste pas à des débats mais à des campagnes de presse
dont l’objet est d’illégitimer l’adversaire qu’il faut abattre. Le bien, le vrai, le juste font place au combat, au
principe d’efficacité maximale dans la stigmatisation. On ne cherche pas à se conformer à une éthique de la
discussion, on veut « exclure l’adversaire, sans discussion, de l’espace des débats, fondant celui-ci sur la violence,
alors qu’il s’agit d’engager la discussion pour échapper au règne de la violence. »154 On cherche partout l’ennemi
caché qu’il faut découvrir dont il s’agit de dénoncer la nature trompeuse afin de l’exclure du débat. Le refus de
l’argumentation dessert la démocratie, réduite à l’intransigeance partisane où l’autre est assimilé à l’être
coupable de ses opinions. « C’est le programme de la démocratie pluraliste, qui met à nu la nécessité d’une
discussion préalable dans tous les domaines de la raison pratique, où il s’agit d’établir ce qui est préférable, ce
qui est acceptable et raisonnable, afin de légitimer une prise de décision. »155 Dans un espace public régi par des
normes de tolérance, chacun vise à gagner l’adhésion aux thèses que l’on donne à l’assentiment d’autrui. La
démocratie, c’est le dépassement du dogmatisme et de l’irrationalisme et non la généralisation de l’ère du
soupçon qui est la source du discours néo-antifasciste. La vérité n’est pas acquise, elle reste à construire, ce qui va
à l’encontre de la position antifasciste où toute discussion raisonnée est rendue impossible. Le chef a parlé, qu’on
le suive. « Qui n’est pas d’accord avec moi, qui suis axiomatiquement dans le vrai, ne peut qu’être un hérétique.
Qui objecte et me contredit mérite l’excommunication. L’assurance dans l’anathème est inséparable de la
soumission jubilatoire à l’autorité du dogme. Un certain antifascisme sectaire fonctionne sur ce modèle
théologique. »156 Son comportement correspond à l’esprit « fasciste » : autoritaire, violent, manichéen,
simplificateur. La reconnaissance de la démocratie implique une acceptation de la dignité de chacun qui ont tous

151
Idem, pages 353 et 354.
152
Ibidem, page 354.
153
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 363.
154
Idem, page 364.
155
Ibidem, page 365.
156
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 367.
40

également droit à participer au débat. Interdire à quelqu’un de débattre, c’est anéantir le principe même de la
liberté d’opinion. Le soupçon et l’exclusion du champ conversationnel sont contraires à la vie démocratique et les
violations du droit de réciprocité dialogique ne peuvent avoir de justification, quand bien même le propos défendu
se fait critique de la doxa habituelle sur telle ou telle sujet. « L’idéal des participants de la ségrégation du
dialogue tend vers le monologue : on ne devrait adresser la parole qu’aux siens, on ne devrait discuter qu’entre
soi, qu’entre analogues et homologues, proches et ressemblants. »157 La démocratie c’est aussi donner la parole à
l’adversaire pour appréhender ce qui me distingue de lui. Seule la discussion permet de mesurer la distance qui
nous sépare ; c’est aussi développer sa propre auto-critique en évaluant ses erreurs. « Il faut s’engager dans un
affrontement dialogique différé, celui de la lecture interrogative »158, finalité dont nous espérons être parvenus
ici. On se réclame de l’esprit des Lumières et paradoxalement, on agit contrairement à celui-ci. « Les mêmes qui
pratiquent le culte xénophile sont les plus radicaux partisans de l’hétérophobie politique et culturelle. »159 Pour les
tenants de l’antifascisme, Alain de Benoist ne peut avoir changé, il est resté le même, et sa force est de nous faire
croire qu’il a évolué. Alain de Benoist représente l’éternel suspect, celui qui ne laisse pas voir ce qu’il est dans la
réalité, un fasciste. Les tenants de cette thèse pense comme Drumont quand il évoque le Juif que l’on voit et celui
qui se dissimule, insaisissable et trompeur, jouant de ses multiples pseudonymes. « La fiction du Diable aux
multiples apparences, aux ruses infinies, continue d’exercer sa trouble fascination. »160
La controverse doit faire partie de la vie démocratique. Il nous faut débattre, c’est la condition nécessaire à la
réalité démocratique. C’est ce qu’interdit le résidu antifasciste qui veut définir le débat qui est légitime et celui qui
ne l’est pas. Les antifascistes d’aujourd’hui « reprennent sans le savoir, l’attitude traditionaliste vis-à-vis de la
dimension argumentative de la modernité : ils rejettent et condamnent « la discussion perpétuelle » qui est le
destin du libéralisme intellectuel impliqué par l’existence démocratique moderne. Ils veulent resacraliser l’espace
des débats légitimes, ériger des clivages politiques en absolus, construire des barrières vertueuses. »161 La
démocratie, c’est l’examen critique des arguments échangés au risque de la réfutation. Il ne s’agit ni d’adorer ni
d’exécrer ou de condamner sans preuve. L’antifascisme ne nous donne le choix qu’entre la condamnation morale
ou le ralliement aveugle. Les antifascistes sont les gardiens d’une vérité qu’ils veulent imposer sans passer par le
débat mais par l’évidence de l’opinion acritique. Ils font intervenir la morale : il faut bien choisir, choisir le bon
camp, suivre l’opinion dominante et consensuelle. Pour ce faire, il pétitionne pour que l’opinion ne se trompe pas
de camp, ils font intervenir des autorités morales, artistiques, politiques, universitaires auxquelles on est attaché
pour mieux cautionner la condamnation de ceux qui les révulsent et qu’il s’agit de réduire au silence ou à
l’opprobre publique. « Les douaniers de la pensée veulent des individus « clairs », munis d’étiquettes identitaires
bien visibles. Et des individus d’une clarté légale. »162
Ce que redoutent les antifascistes, ce sont les adversaires qui ont du talent, ceux qui font preuve d’inventivité et de
lucidité. D’où la nécessité de leur élimination de l’espace démocratique. L’intelligence et la démocratie voudrait
que l’on soit confrontés à des opposants cultivés pour que la vérité se dégage de l’échange verbal. Je te prie de ne

157
Idem, page 370.
158
Ibidem, page 371.
159
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 371.
160
Idem, page 373.
161
Ibidem, page 374.
162
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 375.
41

rien relâcher de ton intransigeance, dit Socrate à Calliclès. « Dans la dialectique socratique, le désir de
poursuivre la vérité enveloppe le désir de débattre avec l’interlocuteur le plus rebelle aux raisons avancées, afin
de le ramener à la raison. »163 Ce qu’il convient, c’est ne pas abandonner l’espace polémique aux antifascistes, car
c’est le biais par lequel l’homme peut mesurer les accords et les désaccords qui se font jour dans la société.
L’espace critique peut permettre une évolution de nos opinions. L’exercice de la raison doit privilégier la liberté et
condamner les censures et autres intimidations des promoteurs de la vérité unique et de la bienpensance. C’est
dans un espace public ouvert au débat dont les frontières sont évolutives que toutes les formes de dialogue et de
polémique trouvent leur légitimité. « La vigilance est une machine à multiplier les ennemis fictifs, en même temps
qu’une machine à produire des « purs » autorisés par là même à purifier tous les espaces sociaux (…) La vigilance
fonctionne comme le principal nom d’emprunt, comme le pseudonyme honorable de l’intolérance réelle de notre
temps dans les démocraties libérales. »164 Le parti de la vigilance se fait toujours au nom de la démocratie et c’est
en cela qu’il est redoutable puisqu’il circonscrit la liberté de penser à des conditions préalables d’expression
limitatives. Le quasi-monopole de cette vigilance est la possession de la gauche intellectuelle qui transforme Alain
de Benoist en nazi masqué pour ne pas avoir à débattre avec une être particulièrement doué et « retors ». « L’acte
public de vigilance confère une existence en instituant un substitut de transcendance où ceux qui ont le pouvoir de
dialoguer veulent le conserver, et en interdire l’exercice à certains concurrents jugés « dangereux ». »165 Le devoir
de vigilance s’exerce d’abord dans son propre camp, c’est un acte d’auto-surveillance, rappelant que le clivage
gauche/droite est une frontière qui ne doit pas être franchie. Il vient limiter l’expression du libéralisme intellectuel
qui résulte de l’acte de penser en dehors des a priori partisans. « On ne pense ni « de gauche » ni « de droite ».
Ces catégories politiques sont hors du sujet de la pensée. Voilà qui choque profondément les tenants d’une
surveillance stricte des frontières idéologiques. (…) Le sectarisme à la française dérive de l’absolutisation du
clivage droite/gauche, et de son extension à tous les domaines de l’existence humaine, jusqu’à la hantise des
dialogues mixtes. »166 Ce que l’antifascisme commémoratif redoute, c’est la possibilité d’accord entre des
individus qui devraient rester à leur position première et n’en pas bouger. « La France se singularise par le fait
que l’extrémisme délateur et le radicalisme dénonciateur sont légitimés par un antifascisme académique, depuis
longtemps intériorisés par une gauche et une droite bien-pensantes. »167
Une société démocratique n’est pas une société d’amis, une communauté confraternelle d’où serait absente la
dissension. L’instauration d’un monopole de la parole autorisée au nom du danger que ferait courir l’extrême
droite à la démocratie relève d’un totalitarisme inavoué mais bien réel. Face à quelque adversaire quel qu’il soit,
l’argumentation doit être le seul critérium à retenir. Comme l’indique Raymond Aron, « si la Nouvelle droite
présente un danger, la réplique doit être intellectuelle. »168 Peu de monde ont souscrit à cette exigence dialogique.
L’antifascisme s’appuie sur des rapports de force et nie la prétention des idées à se réguler par le débat. Il y a
donc dans nos démocraties libérales, tout un courant de pensée que l’on peut qualifier de totalitaire, stalinien ou
maoïste, en raison de son refus de soumettre les idées à l’éthique du jugement basé sur l’échange des arguments

163
Idem, page 376.
164
Ibidem, pages 382 et 383.
165
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 384.
166
Idem, page 385.
167
Ibidem, page 386.
168
Raymond Aron, La nouvelle droite, L’Express, 21 juillet 1979, page 49.
42

afin de dégager les enjeux d’un débat contradictoire et tolérant. « Ce libéralisme de l’intelligence est
insupportable a ceux qui, voulant placer le champ des idées sous haute surveillance, le mettent en état de guerre
civile (…) Un nouvel obscurantisme peut naître de la bonne volonté militante aveuglée par une méconnaissance de
l’adversaire qui se sublime en intransigeance. »169 Il y a lieu de s’inquiéter : affirmation de la volonté de ne pas
savoir, interdiction de parler du sujet tabou, établissement de listes d’intellectuels ayant « pactisé » avec l’ennemi,
incitation à la discrimination selon les opinions jugées criminogènes. Tout objet un tant soit peu « problématique »
doit être exclu de toute réflexion pour éviter qu’il soit légitimé après un examen qui le dédouane de toute
dangerosité. Ce qui importe, c’est que « la tolérance active se pratique par la vigilance discutante »170 et qu’ainsi
toute exclusion du débat soit exclue au nom du pluralisme démocratique menacé par ceux qui s’en veulent les
garants au nom de l’antiracisme ou/et de l’antifascisme. Celui-ci pour se faire entendre développe un sentiment de
culpabilité collective pour imposer ses discriminations et ses stigmatisations. La France fut pétainiste et la France
d’aujourd’hui est gagnée par la lepénisation des esprits. « « C’est toute la culture française, ce sont nos plus
chères traditions françaises qui, une à une, témoignent de notre ancienneté dans l’abjection dont il s’agit de
traquer ce vieux fond de purulence dissimulé au cœur même de la pensée française qui fait de la France la patrie
du national-socialisme » » 171 dont Le Pen serait le relent le plus explicite. Désormais règne le consensus qui n’est
rien d’autre que l’abandon à la tutelle des experts et des technocrates, l’acceptation du rôle joué par les
« autorités morales », la conversion de la gauche à la social-démocratie, et de la droite à l’utilitarisme libéral.
Posée comme justification suprême, la morale s’annexe tout : le droit, la politique, le débat d’idées. « Jamais
l’esprit et les mœurs, n’ont été soumis à une pression aussi constante. Jamais les opinions et les comportements
n’ont été à ce point bornés par les préjugés (…) Jamais l’extension du contrôle social n’a été reçue avec une aussi
morne résignation. La vertu de s’indigner semble s’être évaporée avec la capacité de choisir. Le troupeau pourrait
être plus asservi. Il ne saurait davantage être troupeau. »172 Au « trois C », critiquer, contester, combattre a
succédé les « trois A » : accepter, approuver, applaudir. On me rétorquera que je suis trop « formaliste ». Les
mêmes qui étaient communistes, trotskystes, maoïstes ont conservé la passion du procès en sorcellerie, la répulsion
idéologique, la passion de l’anathème. « Je ne crois pas beaucoup à la liberté d’esprit en France. Ce qui
caractérise ce qu’on appelle l’intellectuel français, c’est qu’il a toujours fait appel à la police de la pensée pour
dénoncer ses adversaires. »173 Un intellectuel de gauche a le droit d’avoir changé, un intellectuel de droite qui
reconnaît avoir évolué est présumé menteur. « Il existe dans le monde intellectuel des phénomènes de rumeurs qui,
lorsqu’ils atteignent leur paroxysme, peuvent conduire au bûcher un savant et son œuvre. Une accusation surgit de
nulle part et se met à circuler : elle passe de livres en articles, d’articles en livres, et, du seul fait d’être partout
reproduite, elle finit par acquérir la force d’une évidence. Chacun l’emprunte à l’autre et plus personne ne se
demande si elle est fondée. »174 Une rumeur est une idée dont on connaît par avance l’évolution : l’accusé y est
toujours déclaré coupable. « L’accusation a le beau rôle : un mot, une ligne font généralement l’affaire. La

169
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., pages 390 et 391.
170
Idem, page 390.
171
Bernard-Henry Lévy, cité in David Barney, la reductio ad hitlerum, in La nouvelle inquisition, 1993, page 37.
172
Alain-Gérard Slama, l’angélisme exterminateur, in C. Lavirose, La nouvelle inquisition, op. cit., page 62.
173
Raoul Girardet, La liberté d’esprit en France, Catholica, août 1992, page 24.
174
C. Lavirose, La nouvelle inquisition, op. cit., page 82.
43

rhétorique de l’insinuation suffit. Pour la réfuter, aucun fait, si déterminant soit-il, ne sera suffisant. » 175 Si l’on se
tait, c’est reconnaître sa culpabilité. Répondre, c’est amplifier la polémique qui vous accable de reproches. Au
nom de la défense du modèle français de l’assimilation contre le modèle multiculturel, Paul Yonnet a été la victime
d’une campagne de presse infamante dont tout démocrate devrait s’inquiéter. Parler de la France devient un
exercice qui mérite une habilité extrême pour ne pas être taxé de « raciste ». « Dans son livre, Voyage au centre
du malaise français, Paul Yonnet développe l’idée que le néo-antiracisme des années 80, loin d’avoir fait diminuer
la xénophobie en France a plutôt contribué à propager une vision raciale des rapports sociaux, mettant ainsi la
cohésion sociale en danger. »176 Paul Yonnet est accusé de dire la même chose que Le Pen, nous dit Laurent
Joffrin, relayé par Luc Ferry, qui dans sa volonté de mettre au banc des accusés des personnes qui diffèrent quant
à leur opinion n’hésite pas à se contredire. On est lepéniste quand on est assimilationniste comme Yonnet, et on est
lepéniste quand on critique l’assimilationnisme comme la ND. Comprenne qui pourra. Reprenons l’argumentation
de Paul Yonnet où celui-ci dénonce l’ethnicisation rampante de la société française (Black, Blanc, Beur) voulue
par SOS Racisme. A priori, l’antiracisme est une cause qui ne peut mériter que notre sympathie maximale. La
nature vertueuse de son entreprise ne peut que rallier à son panache une large majorité et avec elle un cortège de
serviteurs fervents, produire un consensus faisant fi de toutes les divisions partisanes. Que peut-on être, sinon
antiraciste ? Que peut-on être si l’on n’est pas antiraciste ? L’évidence du bien-fondé antiraciste est telle que la
volonté d’en dresser un bilan critique devient difficile pour ne pas dire impossible. On est antiraciste ou bien on
est raciste. Il n’y a place à aucune alternative. Paul Yonnet le sait bien tant son livre consacré à S.O.S Racisme lui
a valu d’être considéré comme un soutien au FN par une presse qui s’est déchaînée contre lui avant même que le
livre ne soit lu par le grand public. « Or l’antiracisme n’est pas une cause simple puisqu’il s’attaque au
problème le plus délicat auquel les sociétés se trouvent confrontées : gérer la diversité humaine. »177
L’antiracisme contemporain tel qu’il est défendu par SOS-Racisme ainsi que la ND alors même que l’on pense le
contraire pensent la possibilité d’une harmonie multiculturelle à la française. L’antiracisme de SOS-Racisme et la
ND se font le promoteur d’une vision panraciale des rapports culturels reposant sur l’abandon du principe
d’assimilation. Il n’est pas évident de lutter contre le racisme en promouvant le racialisme dans un pays qui avait
trouvé son unité contre lui. Le modèle républicain d’intégration permettait aux étrangers de devenir des Français
à part entière, loin des communautarismes à l’américaine où le racisme s’exprime d’une façon virulente. La
république ne connaît que des individus. Développer la promotion des identités ethniques (black, blancs, beurs)
pour combattre le racisme, c’est vouloir une chose et son contraire. Le mot d’ordre de S.O.S racisme qui est :
« Vivre avec nos différences » ne diffère en rien de la pensée de la ND et c’est pourquoi le FN lui est si hostile.
On rejette l’assimilation au profit du droit à la non-indifférence. La conséquence en est une profonde crise de la
nation au profit « d’une utopie préludant à la dissémination planétaire du modèle panracial en même temps qu’à
la dilution de l’idée même de nation française. »178 La France achèverait son histoire dans la disparition de ce qui
la particularise pour s’ouvrir à l’Europe fédérale chère à la ND. L’identité française se reformule à partir d’une
définition où ce sont les groupes ethniques qui se substituent au principe de la citoyenneté. Si S.O.S Racisme

175
Idem.
176
David Barney, L’affaire Yonnet ou la cabale préventive, in La nouvelle inquisition, op. cit., page 107.
177
Paul Yonnet, Voyage au centre du malaise français, Gallimard, 1993, pages 7 et 8.
178
Idem, page 15.
44

entretient un fantasme d’extinction de la nation par la propagation d’une culture où cohabitent les différentes
cultures sans qu’aucun principe extérieur ne vienne subsumer celles-ci, la ND, anti-jacobine dès l’origine, voit
dans l’Europe aux mille drapeaux la réalisation de ses voeux. S.O.S Racisme a développé une xénophobie de
défense en devenant le lieu d’expression des différentes identités présentes en France. S’interroger sur ce qui
détermine une nation à être ce quelle est devient une question qu’il s’agit d’évacuer pour ne pas être accusé de
« raciste ». Mais dans la reconnaissance de la diversité des cultures pour lequel plaident la ND et SOS Racisme,
il y a une divergence idéologique radicale : l’un est immigrationniste, l’autre, non. Propageant l’idée d’un raz de
marée d’immigrés, S.O.S Racisme répond à ceux qui se demandent si la France sera encore française da
« l’enrichissement par la diversité des cultures. » Mail tel la ND, SOS Racisme demande à ce que soit accepter la
pluralité culturelle : « D’importantes communautés installées sur le territoire national fonctionnent en partie
désormais comme des micro-sociétés autonomes avec leur vie culturelle propre, leurs rites de vie, leurs propres
marchés matrimoniaux. Elles sont devenues de vraies et propres minorités nationales en formation. Ceux qui se
sentent appartenir à ces communautés doivent, par conséquent, jouir du droit d’être français sans avoir à se
franciser. Ils doivent avoir des droits culturels, d’expression et d’organisation non liés en aucune manière à une
perspective de retour. Ils sont obligés de lutter pour les acquérir vu la tradition féroce du modèle culturel unique
français. »179 Ce qu’il faut remarquer c’est qu’S.O.S Racisme s’impose au moment même où le socialisme apprend
les rigueurs inhérentes à l’exercice du pouvoir. La fin de l’utopie marxiste laisse la place à l’utopie
immigrationniste, à l’idéologie antiraciste et différentialiste où le refus de l’immigration est immédiatement
assimilé au racisme. Ce qu’il faut retenir du vocabulaire antiraciste, c’est l’emploi réitéré du mot communauté
dans un contexte où on ne parle plus de France mais d’Hexagone, ce qui est significatif d’un rétrécissement d’une
société qui a évolué vers une représentation d’elle-même en termes polycommunautaires. On parle ainsi de peuple
Corse composante du Peuple français. On invente le droit d’ingérence qui a pour volonté d’émanciper les
minorités nationales. On a ainsi évoqué la possible création d’un Kurdistan autonome pour le motif que ce peuple
présente une homogénéité ethnique et culturelle. Cet ethnicisme d’application extérieure tend à devenir un
ethnicisme d’application intérieure. La France est faite de peuples distincts (les Bretons, les Normands, les
Picards, les Basques, les Corses etc.) auxquels il faudrait accorder des droits en raison de leur homogénéité
culturelle. « L’antiracisme est le haut-parleur du déclin de la représentation d’une cohésion forte de la France. Il
a pour effet d’ouvrir et d’approfondir un doute sur sa constitution, sur ses origines. »180 Ce faisant, l’antiracisme
partage des idées avec l’ethnodifférentialisme néo-droitier. L’antiracisme ne peut pas défendre une France qui
dépouillerait les ethnies authentiques de leur droit à exister, alors que ce pays n’est pas une « race », mais une
terre d’asile où on convergé des millions d’immigrés. L’antiracisme et c’est là que la pertinence de l’idée selon
laquelle il y a des convergences intellectuelles entre ND et SOS-Racisme, s’est approprié le thème de la
valorisation de la différence chère à l’idéologie des théories raciales. Il reconnaît l’existence de communautés
culturelles et religieuses, leur droit à persévérer dans leur être, qui vient remettre en cause l’assimilation
individuelle qui est à la base des valeurs républicaines. « Nous respectons les différences, (donc) nous ne sommes

179
Alberto Cordeiro, L’immigration, La Découverte, 1983, pages 116 et 117.
180
Paul Yonnet, op. cit., page 70.
45

pas des tenants de l’assimilation. »181 D’ailleurs, la France multiculturelle, n’est pas un but, mais une réalité que
rien ne sert de nier, estime Harlem Désir. Et l’on peut estimer qu’Alain de Benoist n’y reverrait rien à y redire.
Celui-ci n’est pas contre le port du voile islamique, tout un symbole.
L’air du temps est à l’affirmation des origines redécouvertes dont le respect participe d’une critique du
jacobinisme qui quand elle s’opère à gauche ne pose pas problème. Comme le fait remarquer la ND, la France
n’est pas née de la Révolution. Concernant l’immigration, S.O.S Racisme est contradictoire : d’une part, SOS dit
qu’il n’y a pas beaucoup d’immigrés ; et d’autre part que nous le sommes tous. Cette affirmation situe la France
hors d’elle-même, incitant à un repli sur des attaches perdues, et à maintenir celles des nouveaux français
d’origine immigrée récente. Il faut se vivre comme ancien immigré pour accueillir les nouveaux immigrés, ce qui a
pour conséquence (qui est recherchée) de détruire la conscience nationale, cette croyance en une perpétuation
d’une identité politique qui vise une sorte d’immortalité. S.O.S Racisme veut dépasser la nation, à savoir la
constitution d’une population spécifique tendue vers une certaine unité, ayant une histoire propre. La formule
« nous sommes tous des immigrés » « est privative du roman national identitaire, pour mieux assurer les intérêts et
la promotion des romans ethniques ou communautaires qui, de leur côté, renouent avec des liens de filiation
mystique. »182 Cette obligation de ne plus voir d’original que dans la racine étrangère rend problématique
l’adhésion des immigrés à un roman national. S.O.S Racisme veut l’abolition de la nation et il revient à l’immigré
de réaliser ce vœu. Au Bleu Blanc Rouge de l’étendard français, S.O.S Racisme lui substitue le « Black-blanc-
beur » qui cultive la détestation d’une conscience nationale assimilatrice. « L’une des constantes du néo-
antiracisme est de tenter de communautariser une « ethnie blanche. » »183 Or il n’y a pas de communauté beur en
France, encore moins une ethnie blanche. Ces propos nous révèlent les objectifs de S.O.S Racisme. La valorisation
des caractères ethniques, la dévalorisation de la nation ont pour fin la tentative de raciser les Français « blancs »
tout comme ils visent à ethniciser les régions. L’identité française est analysée comme ce qui vient détruire les
appartenances communautaires, ethniques. La France, terre d’assimilation, est comprise comme une nation abîme
où se perdent les cultures, les couleurs. « Phobique, cet antiracisme entretient le spectre d’une détérioration
irrémédiable des identités d’origine une fois celles-ci passées par le moule français. »184 S.O.S Racisme poursuit
un but : affaiblir tout ce qui donne vigueur à la nation. Ne partage-t-elle pas ce à quoi vise la ND ? La thèse, je
l’avoue est surprenante, mais l’examen du dossier rend cette hypothèse pas si fantaisiste que cela. Si S.O.S
Racisme veut donner le droit de vote aux étrangers et leur accorder l’éligibilité, c’est pour mieux dévaluer la
nationalité en la vidant d’une partie essentielle de son contenu. « C’est ainsi que, sur la base du critère de
résidence, va se développer la revendication d’une citoyenneté « pure », dénationalisée, faite pour les citoyens du
monde ; on exigera corrélativement que l’identité nationale s’adapte à l’existence plurielle de « groupes constitués
sur une base culturelle ou régionale ». Citoyenneté de l’homme quelconque, identifié par son seul « être-là ». Un
slogan résume l’esprit de ce maximalisme résidentialiste : « J’y suis, j’y vote » » 185. Politiquement, il s’agit
d’associer au conseil municipal des conseillers représentant les étrangers. Il y en aura un par communauté en

181
Harlem Désir, Le Nouvel Observateur, 14 décembre 1989.
182
Paul Yonnet, op. cit., page 133.
183
Idem, page 137.
184
Ibidem, pages 142 et 143.
185
Pierre-André Taguieff, Patrick Weil, quelle politique pour l’immigration, Esprit mai 1990.
46

attendant que les immigrés abolissent la nationalité. Ce serait là l’occasion de poser la question comment la ND
conçoit le cadre politique de la cohabitation de la pluralité culturelle. Ce faisant, on exacerbe des sentiments
collectifs de crise identitaire ; S.O.S œuvre contre son but affirmé (l’idée d’une confraternité humaine est
complètement inopérante), dans une période qui voit le FN croître électoralement parce que son nationalisme
revendique et satisfait le besoin d’une unité patriotique déliquescente. Une chose est certaine : le nationalisme du
FN n’est en rien celui de la ND. Et ceci est sans ambiguïté dès Anne-Marie Duranton-Crabol, c’est que « les
glissements vers le RPR se multiplient. »186 Rien de bien extrémiste donc. Duranton-Crabol parle pourtant de ce
choix comme le fait d’une radicalisation. Le FN offrait, au-delà des divergences idéologiques, une opportunité
plus conforme à ce que postule Duranton-Crabol. D’autres groupuscules se proposaient aussi. Or en 1984, des
membres du GRECE en appellent à voter pour l’UDF. A la page 215 de son livre, Duranton-Crabol estime que
« le vrai problème pour la ND vient de la concurrence que lui oppose le FN. » Si cela était vrai, cela reposerait
sur un malentendu que le futur allait de toute évidence éclaircir parce que la thématique différentialiste défendu
par la ND invalide tout rapprochement idéologique possible avec le FN. Anne-Marie Duranton Crabol n’en dit
mot. Sur l’essentiel, elle est aux abonnés absents. Pour elle, « le souffle gréciste anime jusqu’au discours du FN
par endroits. »187 Pourquoi ? Parce que de Benoist estime normal de préférer sa culture à une autre, ce dont Lévi-
Strauss ne s’émouvait pas, sentiment que Le Pen exprimerait pareillement en affirmant qu’il aime la France et les
français plutôt que ceux qui lui sont étrangers. Réciprocité des points de vue ? Il y a chez Le Pen un racisme qui
ose se dire tel alors que chez de Benoist, la préférence culturelle auquel il consent découle d’une non remise en
cause de l’ethnocentrisme qui est propre à chaque culture. De Benoist ne s’inscrit pas dans la revendication de
l’amour universel chrétien ; il n’en fait pas mystère. Le Pen, lui, défend une France dont les valeurs chrétiennes
auxquelles il adhère le mettent en contradiction avec l’exigence d’une charité qui se refuse à toute affirmation
d’une préférence.
Le problème qui, en réalité, se pose au GRECE est de savoir comment faire un choix politique quand on se veut ni
libéral ni communiste, ni pro-atlantiste, ni pro-soviétique ? Le travail de la ND est de proposer une Troisième
voie et de vouloir un cadre politique qui transcende la nation. Pour Anne-Marie Duranton Crabol, « il faut croire
que le GRECE n’a pas détruit en son sein tous les vestiges de l’extrême droite la plus réactionnaire dont Alain de
Benoist déplorait l’anti-germanisme irréductible. »188 Voilà une occasion, perdue, de parler de ce qui distingue
Maurras d’Alain de Benoist.
Nombre de débats datent ; c’est vrai il y eut au GRECE des germanophiles et des francophiles ; il y eut bien un
régionalisme auquel croit encore quelque lune ; mais depuis bien des années, désormais, Alain de Benoist a
imposé le concept d’Empire, concept sur lequel Anne-Marie Duranton Crabol ne s’appesantit pas.
Il faudrait ici comparer ce que produit la revue Eléments et la revue Terre et Peuple car leur distinction manifeste
une évolution au sein du GRECE dans l’approche Völkisch qui peu à peu s’est dissoute, au point donc de voir
naître Terre et Peuple dirigé par Pierre Vial.
Mais revenons à la méthode. Avec Alain de Benoist, il faut cesser de tomber dans le piège du satanisme et
d’employer des mots qu’il faut soumettre à l’inquiétude et à l’examen critique tels que droite, extrême droite,

186
Anne-Marie Duranton Crabol, Visages de la Nouvelle Droite, op. cit., page 213.
187
Idem, page 234.
188
Ibidem, page 219.
47

nationalisme, racisme. On peut haïr Popper, mais il faut lui donner raison quand il dit qu’une démocratie digne de
ce nom ne doit pas empêcher l’expression de ceux qui la contestent. « Il s’agit de ne point confondre la volonté
criticienne de lucidité avec le désir total de vigilance (…) sinon ce serait refaire les chemins du totalitarisme. »189
N’ayant à ce jour aucune légitimité universitaire, n’appartenant à aucun champ où les luttes structurent celui-ci
autant pour se classer et classer ses impétrants, et ne disposant d’aucun capital symbolique au sein de
l’institution, n’étant reconnu par quiconque, et me refusant à toute servilité, préférant par-dessus-tout la liberté si
chère à Raymond Aron à la conformité qui collabore à la loi du silence, serai-je donc entendu ou soumis à
l’anathème pour avoir émis des doutes par rapport à un consensus que même les efforts de Taguieff n’arrivent pas
à corriger. On ne remet pas en cause la légitimité d’une opinion obtenue sans sortir indemne de son entreprise de
révision des évidences acquises. On y joue sa propre légitimité, et donc son destin. Il suffit de relire Bourdieu pour
s’en persuader. Il y a des intérêts qui sont en jeu. Je n’ignore pas ma position dont on peut dire qu’elle est celle
d’un hétérodoxe. Je fais partie de ceux qui possèdent le moins de capital, du fait de mon appartenance à la
fraction dominée de la culture universitaire et qui sont donc mus par une stratégie de subversion, ayant pour fin de
faire réagir les dominants pour leur imposer de produire un discours orthodoxe qui les fait souscrire à une doxa
défensive. La difficulté ici présente est que l’objet investi n’est pas un enjeu admis tant que l’on n’a pas réussi à le
faire entrer dans le jeu. Le préalable à tout champ est qu’il faut que l’enjeu aille de soi, qu’il y ait un consensus
implicite sur l’objet à débattre. Or pour y parvenir, il faudrait que la ND soit reconnue comme objet
problématique et non réduit à ne susciter qu’une réprobation générale qui conforte la décision du champ à ne pas
en faire un sujet légitime. Il est nécessaire avant toute discussion qu’existe un consensus sur l’objet à débattre. Il
faut que l’objet acquière un intérêt cognitif pour que s’engage la décision à partir de laquelle il sera investi d’une
valeur tacite décernée par le champ scientifique. Tout nouvel impétrant doit payer un droit d’entrée qui consiste en
la reconnaissance de la valeur de ses recherches. Il faut donc transformer le désintérêt que suscite l’objet Nouvelle
Droite en un intérêt spéculatif ce, en provoquant une interrogation suscitée par la mise en cause de la bien-
pensance institutionnalisée, et du moralisme ambiant que Pierre-André Taguieff ne cesse de dénoncer. Bref, il
faudrait que ce travail débouche sur l’amorce d’une lutte définitionnelle au sein du champ qui vienne remettre en
cause les certitudes acquises. Démythologiser la ND. Cà nous intéresse, donc j’existe. Et à partir de là, l’objet tant
récrié devient un motif qui se transforme en un enjeu de mobilisation antiraciste contestable et contestée,
produisant des dissensions et des polémiques au sein du champ investi par la logique hérétique qui est la seule
disposition possédée par celui qui veut obtenir un crédit symbolique. Ce faisant, je rentre dans des rapports de
force qui mène l’objet investi soit au déni soit à l’examen attentif soumis au déploiement de l’argumentation qui se
prête au jeu propre à se prendre au jeu. Car il faut bien dans le cadre d’un champ qui revendique l’autorité à
produire du savoir et qui doit se prononcer sur la reconnaissance de la scientificité du travail effectué, faire en
sorte que ce qui est devenu un problème dont le champ a admis l’existence se transforme en un intérêt suffisant
pour susciter des luttes qui font naître au sein du champ une définition de ce qui mérite d’être accepté puis
débattu. N’oublions pas que c’est le champ qui dispense les justifications et les raisons d’exister, aussi est-il
nécessaire d’en identifier les forces qui le traversent afin non pas d’en être le maître ordonnant les enjeux
légitimes mais tout du moins l’artisan certes marginal de sa structuration. L’enjeu est d’y entrer pour y obtenir

189
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle Droite, op. cit., page XV.
48

une forme de recevabilité dont l’objet de cette intégration soumis à l’appréciation de sa valeur devient secondaire
par rapport à la stratégie adoptée qui a pour fin l’appropriation de l’autorité instituante acquise quand la
légitimité scientifique de vos travaux et de vos recherches est enfin reconnue. Encore faut-il que le champ réagisse
de façon rationnelle, il faut entendre par là qu’il soit acquis aux normes démocratiques de la discussion
déterminée par l’exigence de la contradiction, et non par un rejet de votre objet qui est lié à la préservation du
pouvoir qui se légitime par la faculté de distinguer ce qui mérite d’être débattu, ou ce qui suscite l’irrecevabilité
de l’objet étudié, ce qui est contraire à la neutralité axiologique de l’esprit scientifique tel que l’a défini Bachelard
et à laquelle il faudrait s’en tenir rigoureusement. Mais les luttes au sein du champ en décident parfois autrement.
Etre exclu du champ ou bien au contraire, y être inclus, tout dépendra de votre faculté à démontrer la nature
objective de votre démonstration et à faire reconnaître par vos pairs l’intérêt que l’on peut retirer de l’objet
étudié, comme par exemple en ayant la question du comment situer la place de la Nouvelle Droite dans le champ
politique. Sommes-nous en présence d’une droite qui est demeurée fascisante, proche d’une droite nationale
populiste ou d’une droite élitaire ? Quelle est sa nature ? Il faut faire admettre la nécessité d’une interrogation
questionnante pour que le champ s’en empare et transforme votre objet en un intérêt légitime à savoir un objet
scientifique de sorte que l’on puisse vous créditer une légitimité dans le champ. Mais rappelons-le, les passions
sont fortes pour ne pas dire omnipotentes : à un non titulaire de son poste universitaire, voici ce qui lui fut dit : si
tu publies dans Krisis, on te flingue. Beaucoup de choses sont dites. A ce compte, quelques universitaires doivent
être passés par les armes. L’objet ND n’est pas aussi tempéré qu’une étude sur le concept peu développé
d’hysteresis chez Bourdieu. Le second est plus payant, mais d’un point démocratique comme le rappelle Taguieff il
y va d’une nécessité de principe qu’il faut faire valoir à laquelle une forme de moralisme fait violence.
49

II. La « Nouvelle droite » est-elle de droite ?


Une mise en abîme du problème du clivage gauche/droite, le constat amer de
la victoire du libéralisme, un critique des totalitarismes.

a. Contre une compréhension essentialiste de l’identité de la gauche et de la droite.

« Je n’entends pas que l’on ne soit ni de droite ni de gauche, mais que l’on parvienne à être en même temps et la
droite et la gauche. Je crois que l’avenir appartient à ceux qui seront capables de penser simultanément ce qui,
jusqu’ici n’a été pensé que contradictoirement », Alain de Benoist, in Vu de droite.

« Etre de droite, ou être de gauche, c’est toujours exclure de l’âme la moitié de ce qu’elle doit ressentir. C’est même
parfois exclure le tout pour lui substituer une caricature de moitié », José Antonio Primo de Rivera

« Etre de gauche ou être de droite, c’est choisir une des innombrables manières qui s’offrent à l’homme d’être un
imbécile. Tous deux sont des formes d’hémiplégie morale. » Ortega y Gasset.

« Il est incontestable que, depuis quinze ou vingt ans, la ND se réfère plus fréquemment qu’avant à certains auteurs
généralement classés à gauche, ou qu’elle reprend à son compte certains de leurs arguments. », Eléments, n°136,
page 28.

« Le grand clivage gauche/droite est en passe de perdre une grande partie de sa signification. » Alain de Benoist,
1994.

« Une confrontation sérieuse avec la Nouvelle Droite serait tout bénéfice pour la gauche européenne ! », Danilo
Zolo

Le reflux du sens du clivage gauche/droite

Que faut-il comprendre par le propos de Danilo Zolo ? Que la gauche (de gouvernement) pourrait se ressourcer à
des valeurs qu’elle a en partie perdues fourvoyées par une gestion conservatrice qu’une droite semble mieux à
même d’incarner ? Que la ND serait sa mauvaise conscience en incarnant un projet sociétal qui lui fait défaut tant
son abdication devant les forces économiques est grande ? Une ND d’autant plus confortée dans ce rôle qu’un néo-
communisme que voudrait personnifier un Zizek ou un Badiou est sur le marché des idées par trop archaïque pour
exprimer un projet renouvelé de société, en dépit de leur volonté illusoire d’une modernisation de cette idéologie.
« Je hais mai 68 » déclare Zizek, « trop de jouissance, trop de liberté. » Il aura beau parler au nom d’un
communisme salvateur, son dire sera sans effet tant la discordance entre ses idées et les valeurs hédonistes du temps
présent sont en totale opposition. Pourtant, que veut un communiste ? Une société où règnent un matérialisme
radical et une fin de l’histoire marquée par l’opulence généralisée. Comme les libéraux. « Tocqueville nous rappelle
50

Dominique Venner, avait annoncé l’accomplissement parfait de la bourgeoisie dans la démocratie américaine. Il la
définissait comme le despotisme de la médiocrité et du conformisme. »190
Zizek voudrait radicaliser une dictature du prolétariat. Pourtant, c’est la ND qui suscite l’effroi, nous allons voir
pourquoi. On veut faire de ce qui est communément appelé Nouvelle Droite une droite nationaliste, fascisante. Ce
faisant, on escamote le vrai problème que la ND pose et l’interrogation qu’elle provoque ne peut que générer la
réprobation car elle révèle que gauche et droite, à ses yeux, c’est bonnet blanc et blanc bonnet. Mais n’anticipons
pas. Existe-t-il une définition univoque de la droite et de la gauche ? En cas d’une réponse négative, droite et
gauche, quel sens l’une et l’autre prennent-ils pour chacun de nous ? D’autre part, la complexité accrue du monde
contemporain est-il réductible à une dichotomie qui tombe le plus souvent dans le manichéisme ?
Une méthode d’identification de la gauche et de la droite pourrait consister à proposer une histoire de l’utilisation
de ces deux termes, en essayant d’en trouver des constantes et partant une réalité idéologique. Cette approche me
semble être une impasse car l’évolution de l’une et l’autre interdit en réalité de croire en une gauche et une droite
éternelles.
« Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche a encore un sens, la première idée
qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est très certainement pas un homme de gauche » disait Alain.
Cette citation, de Benoist aime à la rappeler car il est fréquemment confronté à la suspicion d’un extrêmisme
droitier quand celui-ci émet ses doutes sur la pertinence d’une gauche riche d’une histoire au service de luttes de
classes ce pour mieux désamorcer le doute émis par l’auteur des Propos sur l’éducation. La ND rompt avec des
intérêts dissimulés qu’elle rend évidents : elle fait fi du sommeil dogmatique qui consiste à vouloir faire croire pour
conforter les électeurs dans leurs éventuels préjugés que gauche = socialisme = classes inférieures = demande
d’intervention de l’état ; que droite = conservatisme = classes supérieures = privatisation totale de l’économie.
La ND brise un consensus et l’accusation de fascisme est une façon de lui faire payer un simplisme que l’examen
empirique anéantit. On croit dur comme fer en certaines évidences : par exemple que la droite appartient au
conservatisme tandis que la gauche incarne le Progrès. Ou encore que la droite est le symbole de la tradition alors
que la Gauche représente une volonté de destruction des inégalités et de promotion de la modernité. Y a-t-il une
droite, LA droite dont l’identité s’épuiserait dans l’idéalisation d’une communauté patriarcale hiérarchique, au sein
de laquelle la division des rôles et l’attribution du prestige et de l’autorité obéissent à des critères profondément
différents de ceux qui son en vigueur dans une société mue par le principe égalité ? Ce qui exclut la possibilité d’une
droite acquise à la modernité, laissant entendre que LA Gauche l’aurait emporté culturellement ? Que comme le
déclare le FN, la droite, c’est la fausse droite ? En réalité, cet essentialisme occulte ce que René Rémond reconnaît
dans la thèse de Duranton Crabol : il n’y a entre gauche et droite rien d’absolu au point que la question que pose la
ND rend pertinent cette relativisation. Il n’en demeure pas moins vrai que 1789 a généré une rotation de l’axe de la
conception de la dimension politique de la verticale à l’horizontale, introduisant donc l’égalité au cœur du débat. Et
longtemps, gauche et droite se sont distingués par rapport à ce concept. La polarité était droite-verticalité-
hiérarchie et gauche-horizontalité-égalité. Mais aujourd’hui, que reste-t-il de l’opposition droite/gauche ? N’est-ce
pas un distinguo anéanti par un double effet : l’effondrement du marxisme et la victoire du néolibéralisme ? La

190
Dominique Venner, La bourgeoisie, stade suprême du communisme, in Actes du XXVIIIème colloque du GRECE,
1994, page 74.
51

classe politique fait semblant que cette opposition existe. La droite dénoncera dans la Gauche une volonté étatiste de
régulation de l’économie faussant l’équilibre spontané du marché alors que la Gauche verra dans la Droite
d’affreux conservateurs qui prônent une liberté favorable aux détenteurs du Capital. Mais ne nous leurrons pas.
« Au sein des élites politiques (…) on donne pour acquis qu’il n’y a pas de changement d’horizon social possible et
que la transformation sociale ne peut être autre chose qu’une différenciation plus poussée des structures
actuelles. »191 La droite a fait sienne les valeurs de la Révolution, de la laïcité et de l’économie libérale. Comme la
gauche. Ce qui pouvait faire encore illusion, c’était la conception d’une gauche acquise à la nécessité d’une
politique redistributive (l’Etat-Providence) ; aujourd’hui, il n’en subsiste rien. La classe sociale qui était un élément
prédéterminant de choix politique n’est plus décisif. Après 1945, Droite et gauche visaient les mêmes fins : progrès,
développement de la science et de la technique avec pour la droite une demande de plus grande liberté et de
concurrence. Or en réalisant cela, l’Etat a opéré un consensus qui, même si la France votait à droite depuis 1958,
impliquait une victoire culturelle de la gauche. C’est cette victoire que la ND a initialement voulu contester en
réintroduisant une part maudite, et qui fait qu’aujourd’hui elle fait l’apologie du livre de Michéa.
Dans cette unidimensionnalisation du marché des idées politiques, la ND apporte quelque chose aux débats des
idées. Elle renouvelle des interrogations et suscite la question : qui peut se prévaloir être de gauche et qui peut se
dire de droite, reposant à nouveaux frais la question de la citoyenneté et de la démocratie. Anne-Marie Duranton-
Crabol passe à côté du problème, pour laquelle « la Nouvelle droite a cessé de produire des idées propres à susciter
la discussion. Fondé sur le corpus biologique et néo-païen des années 70, le choix de ces références prouve que le
message renouvelé de la Nouvelle droite n’a pas réussi à percer. »192 Pourquoi donc en parlerait-on autant si cela
n’était qu’un épiphénomène appauvri par une décomposition générale de ses effectifs et sa structure ?
Le futur a donné tort à Duranton-Crabol ; la ND est toujours active et source de remous comme ce fut le cas à
propos du « débat » sur l’art contemporain en 1993. L’une des raisons explicatives de l’acharnement à voir en la
ND un mouvement néo-fasciste, c’est que celle-ci fait de l’ombre à une gauche critique qui se voit concurrencée
dans des propriétés qu’elle croit seule détentrice.
On le verra de Benoist se réclame d’abord d’un et de gauche et de droite et non d’un ni de gauche ni droite qu’un
Sternhell identifie au fascisme. Mais il faut aller plus loin que de Benoist qui identifie la Droite à la volonté de
former une société comme un supersujet, du moins le faisait-il avant que celui-ci n’y voit la marque d’un égoïsme
national lié à une métaphysique du sujet, alors que la Gauche communiste a aussi incarné cette réalité. Heidegger
en a bien rendu compte. Il y a entre le communisme stalinien et le nazisme nombre de points communs qui par leur
caractère plébiscitaire entérine un subjectivisme soit raciste soit classiste.

Une droite antilibérale ? Assurément.

Sa critique sans concession du libéralisme, ses faveurs vis-à-vis de l’anti-utilitarisme, son tiers-mondisme affirmé,
sa défense du principe de décroissance, son rejet de l’impérialisme américain, son holisme quoique contesté par

191
Jean-Marie Vincent, de la gauche domestiquée à la gauche critique, in la revue du MAUSS, n°13, 1991, page 41.
192
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle droite, op. cit., page 240.
52

Alain de Benoist, (avez-vous oublié l’apport de L. Dumont ?) de telles positions sont celles d’une gauche critique.
Elles sont aussi celles de la Nouvelle Droite.
Quel chemin parcouru depuis 1979 où son appartenance à la droite était indubitable. Mais quid maintenant ? Le
brouillard s’installe tout comme la pertinence de la distinction gauche/droite.
« L’ennemi principal est à la fois le plus nuisible, et, surtout, le plus puissant. C’est aujourd’hui le capitalisme et la
société de marché sur le plan économique, le libéralisme sur le plan politique, l’individualisme sur le plan
philosophique, la bourgeoisie sur le plan social, et les Etats-Unis sur le plan géopolitique… » Celui qui a écrit ces
lignes n’est autre qu’Alain de Benoist et non pas Jean-Luc Mélenchon ou Costanzo Preve. Pourtant, comment ne
pas envisager Alain de Benoist comme quelqu’un de droite, lui qui a écrit un livre retentissant qui a reçu le prix de
l’Académie française intitulé « Vu de droite ». C’était il y a trente ans. Depuis, beaucoup d’eau se sont écoulés sous
les ponts. La thèse que la gauche officielle veut retenir, c’est qu’Alain de Benoist est un être retors qui s’approprie
un discours, des idées, des valeurs qu’il s’arroge le droit de défendre alors qu’il n’y croit pas. Il agirait de façon à
tromper son monde sur ses réelles intentions. Pour preuve, sa jeunesse témoigne en sa défaveur. A-t-on oublié
qu’avant d’être un libéral, Alain Madelin ou Gérard Longuet militèrent à Occident ?
La contradiction est pourtant manifeste ; il n’en demeure pas moins une évolution radicale que personne ne
conteste. Pourquoi en irait-il autrement pour Alain de Benoist ?

De Benoist et la ND : le plaisir entretenu de l’inclassabilité

De celui-ci nous apprend Taguieff, on peut dire que « sa position sur l’axe droite/gauche est devenue
indéterminable. »193 Mais il faut le reconnaître, ce qui facilite cette difficulté définitionnelle, c’est que la droite, la
gauche, « cette distinction a cessé d’être éclairante pour saisir les enjeux politiques dans les sociétés libérales-
démocratiques. »194 On fait comme si elle demeurait pertinente alors que la gauche qui défendait la classe ouvrière a
vu fondre les effectifs de celle-ci et donc a perdu en grande partie ce qui pouvait légitimer son existence. Quant à
l’identité c’est une force de contestation (et d’affirmation de soi) dont nulle ne sait si la « gauche » ou la « droite »
en fera un objet d’investissement de ses préoccupations électorales. De Benoist sait que l’étiolement des repères
classiques du politique engendre des revendications éclatées que la gauche n’a jusqu’à présent pas su s’accaparer.
La perte de signification du rapport gauche/droite est pour beaucoup d’individus renvoie à un besoin auquel la ND
et ses satellites savent capter. Il y a des besoins que ni gauche ni droite ne satisfassent. Il faut aussi mesurer toute
l’importance de la fin du communisme et de l’indépassable horizon libérale (aucune alternative ne semble possible)
sont pour la ND l’occasion d’affirmer une double nécessité : le besoin d’une identité collective et la reconnaissance
d’adversaires qui mettent à mal la cohésion sociétale. Le paradoxe est que peut être Alain de Benoist veut redonner
sens à la gauche (au socialisme en fait) en faisant en sorte de mener à bien une révolution démocratique. Mais avant
que d’être un politique, celui-ci est d’abord un intellectuel et comme tel il s’applique à discerner la vérité ; ce qui
présuppose d’engager une certaine neutralité dans l’examen des faits qu’il analyse. Il n’a pas pour souci premier de
se situer à gauche ou à droite, au risque d’appauvrir la lecture de ce qui constitue son objet. En réalité, il faut

193
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle Droite, op. cit., page 60.
194
Chantal Mouffe, Droite/gauche, in la revue du MAUSS n°13, année 1991, page 53.
53

distinguer l’intellectuel et l’éditorialiste d’Eléments qui prend position depuis sa création en 1973 et dont il faut
mesurer l’évolution ou la continuité de l’acuité adamantine du jugement porté sur ses contemporains. Alain de
Benoist connaît une circonvolution lévogyre où l’extrémisme de droite a peu à peu fait place à un corpus
idéologique dont la gauche critique se veut la seule garante. Aussi quand la Nouvelle Droite adopte ses idées, on
s’esclaffe, on crie au voleur, et on hurle au complot ! C’est à ce type d’argumentation que renvoie les analyses de
Taguieff pour lequel « la Nouvelle Droite pourrait se définir par cette « cannibalisation » des pensées étrangères au
champ des droites ; elle n’a cessé de transformer, de convertir des pensées élaborées à gauche, de les capter, de les
repenser à sa manière »195 alors même que parfois la ND anticipe le développement de celles-ci.

Redonner aux idées une place de premier choix

« En refusant les idées préconçues, la ND va au fond des choses, donnant aux événements de son époque ce qui leur
manque le plus : de la profondeur et de la perspective. »196 La stratégie, s’il en subsiste une, est peut-être là :
incarner demain une alternative aux valeurs dominantes que gauche et droite institutionnelles représentent. Etre
demain le flambeau d’une Europe nouvelle. Pure supputation de ma part. Cependant, contrairement à ce qu’estime
la ND, la droite et la gauche existe ; elles sont même plurielles (nous pensons aux travaux de Jean-François Sirinelli
et de René Rémond sur les droites) en dépit d’un discours galvaudé qui tend à vouloir les assimiler à une même
politique sociale, et économique. Mais vouloir amalgamer droite et gauche participe d’une volonté « populiste » du
consensus démocratique. Les partis ont leurs idées mais elles évoluent peu. Ils sont ancrés dans une tradition qui les
préserve de la réflexion.
« Ce qui caractérise la gauche, en dépit d’une volonté de rompre avec son passé, c’est qu’elle conserve un corps de
doctrine inchangé. La gauche d’aujourd’hui est restée ce qu’elle était il y a un siècle, en partie marxiste, méfiante à
l’égard de l’économie et de l’autonomie sociale. »197 C’est vrai de l’extrême gauche, mais non pas de la gauche
socialiste. Il y a quarante ans, par-delà la richesse et la diversité des socialismes, on pouvait trouver un commun
dénominateur. Etait socialiste toute idéologie qui proposait de réaliser l’égalité des conditions par la suppression de
la propriété individuelle et la socialisation de l’économie. Mais les idées socialistes ont perdu de leur force et de
leur autonomie. D’une volonté révolutionnaire, le socialisme est devenu un parti de gouvernement. Il a renoncé à la
lutte des classes et aux nationalisations, admis la propriété privée et accepté le jeu des partis de la démocratie
parlementaire.

Exprimer le sentiment populaire d’une gauche qui a trahi ses idéaux.

« Il s’est mis à admirer ce qu’il haïssait : la logique de la production, les libertés formelles, la consommation,
l’argent, et à mépriser ce qu’il glorifiait autrefois : les doctrines, les masses, la violence révolutionnaire. Le

195
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle Droite, Descartes et Cie, 1994, page 207.
196
Manifeste pour une renaissance européenne, GRECE, 2000, page 11.
197
Monique Canto-Sperber, Le libéralisme et la gauche, Hachette, 2008, page 36.
54

socialisme n’est plus de nos jours que l’approfondissement de la démocratie politique et sociale. »198 Il est devenu un
des modus vivendi de la gestion du capitalisme.
Les socialistes se sont approprié le slogan de la démocratie chrétienne : ni capitalisme libéral, ni socialisme, mais
économie sociale de marché. Consommer et produire sont ses deux mots d’ordre. Au lieu des valeurs de gauche de
justice sociale, de solidarité et d’égalité, le socialisme moderne fait sa part belle au culte du pouvoir et de l’argent,
et banalise la spéculation et la corruption.
Mais à lire Monique Canto-Sperber, l’avenir du socialisme est dans le libéralisme. Il y a lieu pour la ND de perdre
ses nerfs.
A droite comme à gauche, l’idéologie dominante fait l’apologie des vertus du marché, et des droits de l’homme dont
la démocratie est la garante. On estime que l’économie de marché est l’instrument de la prospérité et le moyen le
plus sûr de produire le lien social, d’assurer la paix sociale dans la société. « Le désir d’acquisition, d’argent, est
censé détourner les hommes d’activités plus dangereuses, et le commerce fait d’eux des associés sans pour autant
exiger d’eux une profonde communauté d’idées. »199 Le livre de Pierre Rosanvallon, le capitalisme utopique nous
révèle l’utopie d’un marché et d’une économie apportant paix et prospérité qui après avoir construit les conditions
de son édification via l’Etat-Nation, condition préalable à sa diffusion, désormais devient un marché à l’échelle de
la planète.

Le ni gauche ni droite de la ND

Pour ces raisons, la ND ne peut s’identifier ni à la droite et encore moins au virage libéral du socialisme. Classer
la Nouvelle Droite à gauche, ou bien à droite, nécessite une compréhension de ses aspirations spirituelles. Comme
l’écrit Primo Rivero, « est bolchevik, celui qui aspire à obtenir des avantages matériels pour lui et pour les siens »
de sorte que l’on peut dire que l’Occident libéral est déjà communiste. Gauche et droite ont fini par se rejoindre
dans un fatalisme qui couronne le marché comme sujet transcendant toute objection. Ils se sont restreints et tels des
étoiles encore visibles, ils sont en réalité morts.
La ND, elle, n’a eu de cesse de bouger, de vivre, de s’émanciper d’une influence au profit d’une autre, ce qui la rend
difficilement assimilable à un courant de pensée. « Toute praxis intellectuelle vivante se doit d’être à la fois
dynamique et ouverte. Dynamique, cela signifie que les idées ne sont pas quelque chose de figé, mais qu’elles ont en
permanence à être travaillées. »200 C’est ce perpétuel travail sur les idées ne s’auto-satisfaisant pas qui autorise
Alain de Benoist à estimer que la ND n’est pas réductible à une appartenance partisane. Les partis gèrent désormais
leur image, leur blog, leur com. alors que la ND ignore le souci d’adhésion à un prêt-à-penser passe-partout et
commercialisable pour proposer des alternatives culturelles qui tranchent avec le conformisme actuel des classes
politiques. Nous pensons à la question de la décroissance, sujet auquel Alain de Benoist a consacré un livre.
Pourquoi devrait-il y avoir un copyright c’est-à-dire l’existence d’un droit exclusif d’exploitation d’une pensée
s’agissant d’idées qui transcendent les clivages idéologiques ? Le droit à la différence et le tiers-mondisme, l’anti-
utilitarisme ne sont pas plus la propriété de la gauche que de la ND. Pourquoi faudrait-il que les idées soient

198
Arnaud Imatz, Par-delà droite et gauche, Geoffroy de Bouillon, 1996, pages 24 et 25.
199
Idem, page 26.
200
Eléments n°136, 2010, page 28.
55

l’apanage exclusif d’un parti sinon pour en tirer un bénéfice moral dont la gauche a toujours eu pour souci de
profiter. On se rappelle de la fameuse réplique de Giscard à Mitterrand lors de la Présidentielle de 1974 : « vous
n’avez pas le monopole du cœur. » Formule qui fit mouche tant la générosité qui représentait une valeur de gauche
sut être contestée par Giscard, abattant par là même un exclusivisme riche en voix.
Ni la droite ni la gauche n’ont le monopole de la liberté et de l’exercice de la pensée. La priorité des idées n’est pas
d’exclure, mais d’inclure dans un espace commun de réflexion une exigence de vérité. « Le but n’est pas d’identifier
des idées « de droite » ou « de gauche », mais des idées justes. Et leur justesse ne dépend en aucune façon de leur
lieu d’origine. »201 On le voit dans le numéro d’Eléments (n°115, hiver 2004-2005) consacré à libérer Marx du
marxisme, ce qu’avait fait en leur temps Michel Henry et Jon Elster. La ND est critique des droites au pouvoir,
parce que cela signifie plus de libéralisation des échanges, plus de mondialisation.

La ND ou la dénonciation de l’abdication de la droite devant les puissances de l’Argent.

« La droite dans le passé avait su s’élever contre le système de l’argent. Au 19ème siècle, une grande partie de la
droite s’oppose d’autant plus au libéralisme et à l’individualisme qu’elle sait très bien que ces doctrines sont
intrinsèquement liées à la philosophie des Lumières. »202 Une certaine gauche s’est aussi émue du règne de l’argent,
mais pour des motifs différents de la droite. Elle s’indignait du sort réservé aux conditions de vie du prolétariat.
Aujourd’hui, comme son électorat appartient aux classes moyennes, la gauche socialiste demeure réservée face au
triomphe de l’argent.
Il n’y a plus que les trotskystes et le Front de gauche (et le FN) pour s’indigner de la logique mortifère de la raison
économique. Mais ils leur manquent une dimension essentielle aux yeux des grécistes : l’inscription dans un Sacré
où l’homme est au contact avec ce qui le dépasse. Or le marxisme ne dépasse pas l’homme. Le FN reste sur le plan
religieux assez silencieux depuis la purge de ses éléments traditionalistes.
La gauche conserve néanmoins des intellectuels critiques qui ne ménagent pas leur peine pour dénoncer
l’inhumanité de la société marchande et des passerelles que les censeurs jugeront scandaleuses. « Même si l’ennemi
de mon ennemi n’est pas automatiquement mon ami, il peut en résulter certaines convergences objectives. »203
Une démarche de pensée est toute autre chose qu’une démarche militante, aussi vouloir classer absolument la ND à
gauche ou à droite est absurde. Et l’histoire ne manque pas de nous étonner : s’agissant de Ken Loach, voici un
cinéaste d’extrême gauche « dont les films exaltent des valeurs que la droite a abandonnées : l’honneur, l’héroïsme,
le désintéressement, le don de soi. »204 Ces valeurs, un marxiste comme Sorel s’en est prévalu.
On pourrait aussi parler de Proudhon, un socialiste libertaire pour lequel « le mal n’est pas de donner la mort ni de
la recevoir, c’est de vivre dans la lâcheté et l’abjection. » Une surprise nous attend : Michel Marmin, ex rédacteur
en chef de la revue Eléments, nous confie que « s’engager à droite, c’est inévitablement amputer ou refouler ce qui,
en nous, est « de gauche ». »205 Il y a même un cas où Alain de Benoist se déclare en faveur du socialisme, c’est

201
Idem.
202
Ibidem, page 29.
203
Eléments, N°136, 2010, page 30.
204
Idem, page 35.
205
Ibidem, page 38.
56

lorsque celui-ci « se définit comme la sphère des devoirs de l’individu envers la communauté à laquelle il
appartient. »206 D’ailleurs, la ND n’a-t-elle pas pour auteur de prédilection ledit Georges Sorel qui n’est pas classé
à droite quand bien on s’acharne à voir en lui l’inspirateur d’un préfascisme imaginaire (mais il est vrai que pour
Sterhnell le fascisme est né à gauche, une totale ineptie). Celui-ci incarne « le vrai socialisme qui n’est nullement
une école du petit bonheur bourgeois, mais une conduite de vie, une manière de retrouver le sens de l’honneur, de la
noblesse d’âme, de l’héroïsme et du sublime »207 autant de qualités que l’on associe à la droite. C’est pourtant un
homme indéniablement « à gauche » comme Sorel qui les incarne. Une chose est certaine : « je ne me reconnais
dans aucune des trois droites de René Rémond » déclare Alain de Benoist en 1979. « J’appartiens à une droite qui
n’est ni traditionaliste, ni fasciste, ni chrétienne » et encore moins libérale serait-on tenté de rajouter. Alors la ND
de droite ? Il n’y a bien que le FN pour se déclarer tel, qui est fier de l’être. La ND répugne tant à le reconnaître
qu’elle a abandonné après 1979 sa critique de l’égalitarisme. Pour elle, l’individu, en tant qu’appartenant à une
communauté, par son activité citoyenne, est égal à tout autre. Exit donc l’égalité qui est un élément déterminant
dans ce qui sépare l’homme de droite de l’homme se réclamant de la gauche. Avant l’été 79, la ND pouvait se
prévaloir de la classification médiatique comme d’une vérité. Il y a un tournant qui culmine avec la parution du livre
d’Alain de Benoist : comment peut-on être païen ? (1981) dont la revendication religieuse combattant l’égalitarisme
chrétien s’efface au profit de la thématique du droit à la différence, et de la critique d’une universalité de l’homme.
S’agit-il d’une victoire de la gauche ?

Contrarier le fait que c’est la gauche qui donne le la de l’identité politique des valeurs culturelles.

« La distinction entre une droite et une gauche est toujours une initiative de la gauche, prise par la gauche au profit
de la gauche (…) Est de « droite » celui que la gauche désigne ou dénonce comme tel : et l’inverse n’est pas vrai
(…) La gauche maîtresse et arbitre de ce jeu qu’elle a inventé rejette à droite qui elle veut, selon l’occasion et
l’intérêt tactique. »208 « C’est de la gauche que le partage entre droite et gauche est affirmé, souligné, dramatisé,
corrélativement à la redéfinition de la gauche en tant que gauche. Sous la pression, la droite s’établit comme parti
de la résistance. Sa réticence à l’égard de la dénomination même de droite couvre une répugnance plus vive encore
pour cette dimension de l’antagonisme que la gauche lui oppose sous une forme exacerbée. »209 La symétrie du
clivage gauche/droite n’est pas donnée.
L’étiquette « Nouvelle droite » a été imposée aux membres du GRECE lors de la campagne de l’été 1979 pour
désigner un courant de pensée qui n’était pas identifiable aux droites reconnues mais dont on ne doutait pas que ce
mouvement fut de droite, opinion confortée par l’ouvrage d’Alain de Benoist Vu de droite d’où le choix de l’adjectif,
nouveauté d’autant plus nécessaire que cette « droite » est païenne ce qui la différencie de tous les courants
politiques existant. La distinction entre la droite et la gauche n’a jamais été figée dans des idées intangibles.
« Certaines familles politiques, certains courants idéologiques sont apparus « à gauche », mais se retrouvent
aujourd’hui « à droite ».

206
Alain de Benoist, L’autre visage du socialisme, Eléments n°42, juin-juillet 1982, page 37.
207
Arnaud Imatz, Par-delà Droite et Gauche, Godefroi de Bouillon, 1996, page 131.
208
Jean Madiran, La droite et la gauche, Nouvelles Editions Latines, 1977, pages 7 et 9 et 11.
209
Marcel Gauchet, in Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, III, Les France, I. Gallimard, 1992, page 430.
57

Tel est le cas du libéralisme, qui s’est trouvé progressivement déporté vers la droite par l’apparition successive des
partis radicaux, socialistes et communistes. De plus, est-on sûr qu’il n’y a pas entre certaines droites et certaines
gauches moins d’oppositions ou plus d’affinités qu’il n’y en a entre ces droites et les autres droites, et ces gauches et
les autres gauches ? »210
La ND n’a pas caché ses références pour Gorz. Celle-ci ne peut que se retrouver dans ce qu’il dit : « le capitalisme
désintègre l’ordre, la cohésion et les identités sociales, balaie les normes et les valeurs traditionnelles, dissout les
communautés, appartenances et échanges vécus comme allant de soi… C’est la colonisation du monde vécu par les
sous-systèmes économique et administratif. »211
La difficulté pour la droite est d’articuler les effets de la modernité et la préservation de ses valeurs alors que pour
la gauche
La modernité est significative d’une émancipation source d’épanouissement de l’individu. Libérale, la droite doit
faire face à un capitalisme apatride qui lui ôte une partie de la réponse qu’elle opposait jusqu’ici au mondialisme :
son nationalisme. Cependant, la droite comme la gauche ont effectué leur tournant libéral. Que s’est-il passé ? « La
droite a réclamé l’héritage des aspirations libertaires de la gauche de mai 68 pour mener une politique de
démantèlement de l’Etat-Providence et laisser la société aux mains du marché. »212 Mais là où on pouvait s’attendre
à une réplique de la gauche, venant réfuter l’idéologie du travail, la gauche surenchérit dans une volonté de
modernisation libérale-capitaliste. Il n’est donc pas vain que la ND soit favorable à un revenu de citoyenneté parce
que cela indique symboliquement la volonté d’une émancipation des contraintes de l’économisme tant de gauche que
de droite. Gorz énonce clairement le problème : ce dont il s’agit, « c’est d’utiliser les potentialités de la technique
non pour renforcer la domination des appareils sur la vie, mais pour libérer l’homme des contraintes de la
mégamachine sociale et accroître leur pouvoir sur leur propre vie. »213 La ND ne peut qu’acquiescer à ce qui peut
faire consensus entre elle et la gauche critique.

Le charme attrayant de l’in-opérationnalité des distinctions politiciennes classiques.

Dans son article publié par le MAUSS, Alain de Benoist déclare que si on lui demande s’il est de gauche ou de
droite, il ne sait tout simplement pas ce que cela veut dire. Ni droite ni gauche ? A la fois à droite avec la
valorisation de l’ordre, et des hiérarchies, à gauche de par l’affirmation du devoir de solidarité et de liberté. « L’au-
delà du clivage gauche-droite, visé par le GRECE, est-il un retour à l’en deçà de sa mise en place, soit 1789. Peut-
être le dernier mot de la Nouvelle droite tient-il dans la distinction d’une vraie droite, située par-delà la fausse
opposition parlementaire datée de la Révolution française. »214 En réalité, quand Alain de Benoist dit qu’il ne sait
pas ce qu’est être de gauche ou être de droite, il veut dire que la pertinence idéologique de ce clivage politique a
perdu l’évidence qu’il pouvait avoir auparavant quand la gestion de l’économie n’était pas unidimensionnelle
depuis le tournant de 1984. Ce que veut la ND c’est dynamiter l’essentialisme tel celui d’un Olivier Dekens qui

210
Alain de Benoist, Droite ! Gauche ! in la Revue du MAUSS, n°13, 1991, page 37.
211
André Gorz, Droite/gauche, essai de redéfinition, in la revue du MAUSS, n°14, 1991, page 16.
212
Idem, page 19.
213
Ibidem, page 21.
214
Pierre-André Taguieff, Vous avez dit fascismes ? op. cit., page 137.
58

estime pour sa part que gauche et droite représentent deux façons distinctes d’appréhender la nature de l’individu,
la fonction du pouvoir, l’extension de la puissance publique, et la référence valorisante (ou non) à la tradition.
Voilà ce que Dekens qualifie de thèses de gauche 1. « L’individu quand il n’est pas un citoyen et donc soumis à des
règles collectives, n’a pas spontanément à l’égard de ses semblables un comportement conforme à l’intérêt général.
2. La fonction du pouvoir politique est d’assurer la possibilité de la vie commune, mais aussi d’incarner
matériellement la souveraineté populaire. 3. Ce pouvoir devra être en mesure de construire la liberté des citoyens,
de garantir leur égalité réelle et de maintenir un niveau suffisant de solidarité. 4. Les valeurs issues de la tradition et
de l’histoire ne sont pas a priori les principes de l’action collective et de la morale individuelle. Elles n’ont de
légitimité qu’à la condition de leur soumission aux missions de la puissance publique. »215 Est-ce certains que la
Gauche ait une conception réaliste sur la nature humaine ? Il est des gauches anarchistes qui remettent en cause
l’autorité de l’Etat ; il y a une gauche attachée à un certain traditionalisme. Surtout, il y a une droite qui peut
répondre à la satisfaction de ces quatre critères. Aussi Dekens considère que la Droite, c’est l’individu et le respect
de sa liberté que l’institution politique doit garantir. Le pouvoir existe pour garantir l’exercice des droits de
l’individu, « il ne constitue pas l’identité de celui-ci, ni sa liberté. » L’Etat a une fonction d’ordre, « et il ne doit pas
intervenir au-delà de cette fonction ». La droite, enfin, c’est le respect des valeurs transmises par le temps, garantes
d’un ordre « qui a fait ses preuves ».
Mais comme la droite est en situation de dominé par rapport à une gauche conquérante, la logique ne commande –t-
elle pas d’interroger les rapports de force qui se mesurent sur le terrain des idées.

Rousseau serait-il de droite ?

La ND se situe au-delà des classifications de Dekens, mais il faut se rallier à l’évidence : elle fait valoir des
référents de gauche dont l’ambiguïté nous laisse dire que ce sont des positions de droite. Pour y voir plus
clairement, il faudrait analyser sa conception de l’homme et du monde, elle qui, contrairement à la droite, encense
Rousseau pour lequel « l’homme est naturellement bon ». Et que valorise Rousseau ?, la liberté. La liberté de se
culturer à sa guise. Son contrat social, de Benoist en est admiratif, parce qu’il plaide pour un idéal antique, favorise
une conception holiste de la société, chante les vertus des communautés populaires. « Sa théorie de l’ordre politique
apparaît en fin de compte très étrangère aux fondements individualistes de sa théorie du contrat social. »216 Ce qui
ne peut que séduire de Benoist dans Rousseau, c’est sa critique de l’optimisme libéral et qu’intuitivement il sait que
la volonté générale existe indépendamment de la décision des volontés individuelles. « La théorie de la volonté
générale excède l’idée de majorité telle qu’elle se dégage du suffrage universel. Centrée autour de la notion
d’intérêt commun, elle implique l’existence et le maintien d’une identité collective. »217 Il y a aussi chez Rousseau
une critique de l’idéal universaliste des Lumières, un refus du cosmopolitisme, affirmant le caractère particulier de
chaque nation. L’autarcie pour lequel Rousseau a de tendres pensées, doit aussi séduire la ND. Il remet en cause
l’idée que le commerce, c’est la paix. Tout comme de Benoist, déteste l’économie réductrice des libertés et aliénante
parce qu’elle met la richesse au service de l’exploitation de l’homme. « Rousseau, toujours au plus haut degré

215
Olivier Dekens, Philosophie de gauche ? Philosophie de droite ? Ellipses, 2012, pages 28 et 29.
216
Alain de Benoist, Relire Rousseau, in Critiques. Théoriques, l’Age d’homme, 2002, page 329.
217
Idem, page 326.
59

préoccupé par la « morale », en tient pour des valeurs qui sont à l’opposé de celles du bourgeois, ou du marchand
en faveur d’une vie frugale. »218
Contrairement à ce que l’on retient de Rousseau, celui-ci considère que l’homme est un être social. Pour de Benoist,
on se fourvoie dans l’interprétation du mot « homme naturel ». « L’homme naturel n’est pas l’homme sans société,
que le titulaire d’une essence qui le rend authentique à lui-même. La nature de l’homme devient ce qu’il y a en lui de
spécifiquement humain. »219 Rousseau, et de Benoist se mire en lui, « s’en prend à l’axiomatique de l’intérêt, au type
de société qui poussent les hommes à se haïr à proportion que leurs intérêts se croisent. » Ce qui fait que de Benoist,
contrairement à Maurras, apprécie Rousseau, c’est que ce dernier n’établit pas la valeur des hommes à un prix. Que
dénonce de Benoist à travers Rousseau ? Le pouvoir de l’argent qui installe le bourgeois à la place du citoyen.
« L’homme moderne ne vit ni pour les autres ni pour sa patrie, mais seulement pour la considération d’une opinion
portée à calquer le crédit social sur le crédit monétaire. »220 Ce que retient encore de Benoist de Rousseau, c’est de
faire apparaître le lien entre la domination de la nature et l’aliénation de l’homme par lui-même. Rousseau
devancerait Heidegger dont de Benoist s’inspire dans sa critique de la modernité. « Plus l’homme s’instaure lui-
même comme sujet dont le monde est l’objet, plus il se soustrait à un rapport de coappartenance avec le monde, plus
il se transforme lui-même en objet, perd le sens de son existence et devient étranger à lui-même. »221 Il devient un
être insatiable, divisé, soumis au paraître.
Le bourgeois, ce n’est pas seulement un homme qui pense en termes économiques, c’est une mentalité. « Le
bourgeois est la négation même de tout ce qui est authentique, de tout ce qui renvoie l’homme à son être essentiel. Il
est un homme faux, un décadent qui ne vit que pour l’opinion des autres. »222 Mensonger, prudent, calculateur,
servile, immoral, médiocre. Il y a là nul conteste à se tromper : de Benoist voit en Rousseau un auteur de choix pour
dénoncer les tares de ses contemporains. « Rousseau exècre l’égoïsme » et de Benoist l’utilitarisme et son
complément du sujet : l’homo oeconomicus. Mais revenons à des évidences que la ND met à mal.
« La gauche serait mue par des préoccupations sociales alors que la droite serait mue par des préoccupations
nationales. Mais le concept de nation surgit à gauche et les premières grandes mesures sociales adoptées en
Allemagne l’ont été sous Bismarck. »223 La droite défendrait la liberté tandis que la gauche défendrait l’égalité. Mais
le libéralisme postule l’égalité naturelle des hommes, alors qu’il y a des hommes de gauche qui acceptent les
inégalités au nom de la méritocratie. « Une approche plus féconde consiste à rapporter la dichotomie droite-gauche
à des idéal-type psychologiques. » A droite, on retrouve la valeur relative au duel, à l’honneur, au style où l’on
reconnaît à celui que l’on combat une certaine empathie. La gauche, elle, criminalise ses adversaires. Elle est
moraliste ce qui est contraire à l’éthique esthétisante de la droite. Alain de Benoist introduit une autre distinction :
la gauche nourrirait une tendance à l’abstraction et à l’universalisme alors que la droite serait plus sensible à la
diversité et au monde concret, ce qui expliquerait qu’elle se projette dans le passé pour en retirer des leçons pour le
temps présent. Sur le plan politique « les gouvernements de gauche s’ingénient à faire une politique de droite,
tandis que les gouvernements de droite font volontiers une politique de gauche, ce qui rend les frontières distinguant

218
Ibidem, page 327.
219
Ibidem, page 316.
220
Ibidem, page 320.
221
Ibidem.
222
Ibidem.
223
Alain de Benoist, Droite ! Gauche !, op. cit., page 38.
60

droite et gauche floues et de moins en moins distinctes. L’antiracisme en conclura que cette affirmation d’un ni
droite ni gauche sert l’intérêt politique du Front national qui veut profiter de ce refus classificatoire pour affirmer :
« Ni droite, ni gauche, Français », ce qui renverrait à l’idéologie fasciste selon Zeev Sternhell. Alain de Benoist voit
dans la droite, ses vieux défauts (ordre moral, libéralisme, nationalisme, racisme) et dans la gauche des tares
comme l’économisme, le moralisme, le mondialisme. « Je constate qu’on m’accuse à droite d’avoir des idées de
gauche, et à gauche d’avoir des idées de droite. »224

De gauche ? Ou de droite ? Avec le temps, les repères se troublent.

Bref, la confusion est à son paroxysme. Alain de Benoist préfère s’affilier avec des auteurs ou des mouvements
politiques comme Rousseau, la Commune, Georges Sorel, Pierre Leroux, les non-conformistes des années 30, la
révolution conservatrice allemande, le syndicalisme révolutionnaire italien, le situationnisme. C’est un sacré bric-à-
brac. Celui-ci se déclare se sentir en sympathie avec les Verts qui mettent en cause « la même révérence envers
l’argent. »225 « Le minimum minimorum serait évidemment de définir comme étant de droite tout courant qui refuse
la gauche d’une façon explicite. J’introduirai cependant une nuance restrictive. J’appelle ici de droite, par pure
convention, l’attitude consistant à considérer la diversité du monde et, par suite, les inégalités relatives qui en sont
nécessairement le produit, comme un bien, et l’homogénéisation progressive du monde, prônée et réalisée par le
discours bimillénaire de l’idéologie égalitaire, comme un mal. (…) A mes yeux, l’ennemi n’est pas « la gauche » ou
encore la subversion, mais bel et bien cette idéologie égalitaire dont les formulations (…) n’ont cessé de fleurir
depuis deux mille ans, dont les « idées de 1789 » n’ont été qu’une étape, et dont la subversion actuelle et le
communisme sont l’inévitable aboutissement. »226 N’est-ce pas là l’affirmation idéologique qui permet de classer
Alain de Benoist à droite : acceptation des inégalités, refus de l’utopie d’un monde parfait caractéristique du
marxisme ? Le monde est fait d’inégalités relatives. Certains sont doués pour la musique, d’autres pour la peinture.
Certains ont même l’oreille absolue, ce qui ne s’explique pas socialement. Chacun a son caractère et une
intelligence variable. Il serait vain de le nier. Une certaine diversité règne naturellement ce qui ne veut pas dire
pour Alain de Benoist que toute inégalité soit juste. « Je fais de l’égalité des chances un réquisit de toute politique
sociale. »227 Un socialiste eut pu dire cela. Ce que perçoit Alain de Benoist c’est que « certains thèmes classiquement
de droite reparaissent avec intensité dans la pensée contemporaine. La haine de l’abstraction faussement
universaliste surgit de tous côtés ; le sentiment réaliste des limites, et d’abord de la mort, est une obsession
collective qu’impose la menace écologique ; la valeur de l’enracinement dans un particularisme culturel est devenue
un lieu commun. Mais ce renversement de tendances paraît s’être opéré sans que la droite intellectuelle n’y gagne
rien. C’est à l’intérieur de la gauche que tout cela s’est passé. » 228 Des idées de droite sont annexées par une gauche
qui énonce les thèses et leur fait des objections. La ND a pour prétention de ne pas laisser le terrain libre des idées à
la gauche. En ce sens, on peut dire que la ND s’inscrit dans une droite qui n’a pas peur de se définir comme telle.

224
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, in le MAUSS, n°13, 1991, page 129.
225
Idem.
226
Alain de Benoist, Vu de droite, 1979, page 16.
227
Alain de Benoist, L.es idées à l’endroit, Hallier, 1979, page 59.
228
Paul Thibaud, cité in Alain de Benoist, les idées à l’endroit, op. cit., page 61.
61

« Face à un adversaire qui s’avance à la bataille armé d’un corpus idéologique en pleine efflorescence, l’homme de
droite est proprement désarmé. »229 N’est-ce pas à cette volonté de redonner à la droite sa capacité d’affirmation de
soi que s’emploie la ND ? « Sans théorie précise, pas d’action efficace. On ne peut pas faire l’économie d’une
Idée. » Or le domaine de la ND c’est celui des concepts qu’elle ne veut pas abandonner à la gauche afin de lui
empêcher la domination intellectuelle et culturelle. Aussi navigue-t-elle dans les eaux de la gauche pour s’offrir un
matériau critique du matérialisme ambiant auquel la droite conformiste a cédé. « L’un des drames de la droite,
c’est son inaptitude à comprendre la nécessité du long terme (…) Elle n’a pas vu en quoi le pouvoir culturel
menace l’appareil d’Etat. Comment ce « pouvoir culturel » agit sur les valeurs implicites autour desquelles se
cristallise le consensus indispensable à la durée du pouvoir politique. »230 La ND qui se réclame de Gramsci a
compris qu’il fallait s’inscrire dans le temps et le combat métapolitique pour obtenir le pouvoir alors que la droite
ne veut que le conserver par voie électorale sans prendre conscience que ce pouvoir, elle va le perdre peu à peu par
sa paresse intellectuelle. « La gauche, quant à elle, progresse. Elle doit ce progrès au climat général qu’elle est
parvenue à créer métapolitiquement, et par rapport auquel son discours politique sonne de plus en plus vrai. »231 Il
est clair que c’est contre cette réussite que l’idéologie de la ND s’est mise en marche, pour redonner à la droite une
pensée et des valeurs qu’elle assume. La ND est ouvertement critique de la droite repliée sur ses certitudes et qui ne
pense qu’à gagner des élections sans assumer ses valeurs. « Ce serait une grave erreur d’imaginer qu’une droite qui
n’ose pas dire son nom peut se maintenir longtemps au pouvoir quand son mutisme a fait disparaître l’humus
psychologique dans lequel elle plonge ses racines. »232

Une volonté métapolitique de conquête du pouvoir.

La droite est impuissante à mener une stratégie parce qu’elle dédaigne les leçons du présent pour se glorifier d’un
passé auquel elle devrait dire adieu. Elle croit que les partis sont la meilleure ou la principale source d’accès au
pouvoir. Ce faisant, elle occulte le rôle des médias qui deviennent prépondérants dans la formation de la décision du
citoyen. La droite ne vise que son intérêt immédiat et c’est la raison pour laquelle elle perdra tôt ou tard le pouvoir.
« L’idée d’œuvrer pour quelque chose dont elle ne verra pas l’aboutissement lui est difficilement supportable. »233
Ce qu’il faut, pour la ND, c’est préparer le terrain de l’avenir pour que les esprits soient mûrs pour éviter que les
révolutions de demain ne soient gagnées par la gauche, ce qui suppose que la droite se prépare au travail
idéologique.
« Il n’y a pas de changement possible dans l’ordre du pouvoir, si les transformations que l’on cherche à opérer
dans le domaine politique n’ont pas déjà été réalisées dans les esprits. »234 C’est le travail à quoi la gauche s’est
attelée pour convertir l’homme à ses idées. La ND critique mais conseille néanmoins la droite pour lui éviter la
défaite culturelle à laquelle elle est promise de par son déni de comprendre la réalité qui l’environne : « Je pense
que la droite aura grandement progressé lorsqu’elle aura 1. Compris la nécessité de se déclarer pour ce qu’elle est.

229
Alain de Benoist, op. cit., page 62.
230
Idem.
231
Ibidem, pages 62 et 63.
232
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op. cit., page 63.
233
Idem, page 64.
234
Ibidem, page 65.
62

2. Identifié son « ennemi principal », c’est-à-dire l’égalitarisme négateur et réducteur de la diversité du monde. 3.
Admis que rien n’est « neutre » dans l’existence, et que sur tout sujet elle se doit de produire un discours. »235
Il faut que la droite réapprenne à penser, ce que la ND a tenté de faire par le biais de sa présence au Figaro
magazine. Il faut que la droite soit en phase avec l’événement, avec la réalité du moment pour anticiper une
politique qui peut la régénérer dans le sens qu’elle doit apporter à sa lecture du monde. Elle a versé dans
l’individualisme, dans le repli domestique plutôt que dans l’action, c’est pourquoi elle doit se remettre en cause.
Pour Alain de Benoist, « la gauche n’est forte que des faiblesses de la droite, de ses doutes, de ses hésitations. »236
Aussi est-il nécessaire que celle-ci se renforce au contact du rôle explicatif qu’elle a incarné, par son style et sa
façon d’interpréter le monde. Il faut qu’elle cesse nous dit Alain de Benoist d’attribuer aux autres la responsabilité
de son propre sort. En lisant Les idées à l’endroit, on se demande quel rôle veut s’attribuer Alain de Benoist. Celui
qui constate ou celui qui conseille. Ne fait-il pas office de maïeuticien « ou du docteur Freud » ? « L’idéologie de
droite existe mais celle-ci ignore souvent ce qu’elle porte en elle. Elle n’a jamais complètement pris conscience de
tout ce que ses aspirations impliquent. Son message est implicite. Tout le travail est de l’amener en surface. »237
N’est-ce pas le but de la ND, de faire apparaître les idées qui sous tendent une vision du monde pour laquelle « là
où existe une volonté existe un chemin. » Encore faut-il que la droite le veuille. La réponse est difficile : en effet,
Alain de Benoist se déclare indifférent à la question de savoir s’il est à droite ou s’il est à gauche.
« Pour l’heure, dit-il mes idées sont à droite (…) Mais je peux très bien imaginer des situations où elles pourraient
être à gauche. Plus exactement, je discerne à droite comme à gauche des idées qui correspondent à ce que je
pense. »238 Pourtant, pourrait-on rétorquer à Alain de Benoist, la gauche n’incarne t-elle pas ce que celui-ci déteste
le plus : l’égalitarisme, le moralisme, et l’utopie d’un monde pacifié ?. Alain de Benoist va même jusqu’à dire qu’il
est « ailleurs » ni à gauche ni à droite reconnaissant que « c’est toujours avec les gens de gauche que j’ai eu des
échanges intéressants. »239 Il y a de quoi désespérer de la droite. Pour lui seul compte les idées, plus exactement la
façon dont on les présente. Il y a une manière de droite et une manière de gauche d’envisager les idées de sorte que
l’on pourrait penser qu’Alain se reconnaitrait dans la façon dont la droite se positionne par rapport à tel ou tel
sujet. Cette idée est vite infirmée par l’intéressé pour lequel « lorsque je regarde autour de moi, et rétrospectivement
avant moi, dans tout ce qui a été à droite, je ne me reconnais pas ou reconnais peu. »240 Voilà de quoi déconcerter
celui qui veut absolument ranger Alain de Benoist à droite et qui écrirait pour redonner à la droite son lustre
d’antan. Son adversaire idéologique, si tant est que la droite possède encore des idées, la gauche, n’a pas non plus
ses faveurs : « la gauche a une conception du monde que je ne partage pas, dont je ne partage pas les postulats
essentiels. »241 Ce faisant, la ND continue de se positionner par rapport à la gauche, mais aussi par rapport à une
droite qu’elle juge « vieillie », condamnée au déclin de par son absence de stratégie.

235
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op. cit., page 66.
236
Idem, page 67.
237
Ibidem.
238
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op. cit., page 67.
239
Alain de Benoist, cité in Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 213.
240
Idem.
241
Ibidem, page 214.
63

L’attrait de la ND pour les idées

Ce qui fait que la Nouvelle droite est « nouvelle » est lié à sa préférence avouée pour la gauche intellectuelle dont le
goût théorique la séduit. « La vocation naturelle de la droite tient dans une approbation tragique de ce monde et de
ce qui y advient. »242 Aujourd’hui (en 1979) la droite cultive le refus, croyant rallier à elle la majorité silencieuse
sans effort de théorisation de ce qui advient dans la société comme la place de l’écologie ou l’advenue du
pluriculturalisme dans les débats politiques à venir. Pour Pierre-André Taguieff, la définition de la droite à laquelle
se livre Alain de Benoist dans Vu de droite est insatisfaisante. Pourquoi ne pas plutôt considérer comme de droite ce
que la gauche estime être et combat ? « Alain de Benoist choisit de privilégier une autoreprésentation de l’être de
droite au détriment d’une hétéroreprésentation qui semble plus répandue dans les pratiques de discours (être « de
droite », c’est être qualifié comme tel par un énonciateur de gauche.) Qu’est-ce que l’être « de gauche » par rapport
auquel l’être « de droite » se définit par opposition ? Pourquoi l’éloge de la diversité serait-elle l’apanage de la
droite plutôt qu’une caractéristique de la gauche ?
A partir de ces questions on peut se demander si les idées appartiennent à la gauche ou à la droite. « Je ne crois pas
qu’il y ait véritablement des idées de droite et de gauche. Je pense qu’il y a une façon de droite et de gauche de
soutenir ces idées (…) Pour l’heure, mes idées sont à droite ; elles ne sont pas pour autant nécessairement de
droite. »243 Comme le rappelle Jules Monnerot, on n’est pas de droite, on est à droite de. « Il n’y a pas de Gauche, et
de Droite en soi, mais des systèmes de relations variables entre formations historiques existantes. »244 La Gauche et
la droite ne sont pas des valeurs absolues, leurs positions sont évolutives, non fixées une fois pour toute. C’est ce qui
permet à la ND d’être floue quant à sa nature politique. Anne-Marie Duranton-Crabol croit déceler dans la ND
l’avant-garde de la droite contre-révolutionnaire française. Quant à René Rémond, il se demande si Alain de
Benoist n’est pas le Charles Maurras de sa génération. Il se positionnerait à droite de la droite donc. « Une
première présomption en faveur de cette interprétation réside dans l’appellation par laquelle l’école se désigne elle-
même : pour une fois qu’une droite ne déguise pas son appartenance ! Or dans le passé la droite extrême est la seule
à avoir toujours arboré fièrement ses couleurs »245 Ce qu’occulte René Rémond, c’est que la dénomination
« Nouvelle droite » est le fait non du courant de pensée qu’elle incarne mais provient de la presse, qu’elle s’est
imposée à elle non pas comme une revendication assumée. La ND est là pour ressourcer la culture européenne
aliénée par deux mille ans de judéo-christianisme. « Mais à ses débuts, l’Action française aussi se donnait pour une
école : elle est née autour d’une revue. »246 Depuis son origine, la ND ne s’est pas départie de sa fonction
métapolitique. Elle n’aspire pas à fonder un parti politique mais à se contenter d’être un laboratoire de réflexion
pour lequel les idées sont premières par rapport à tout engagement partisan. Ce qui n’exclut pas d’envisager une
influence dans la détermination d’une idéologie politique qui reste à inventer. « Ils sont convaincus que c’est en
agissant dans l’ordre de la culture qu’on modifie réellement les comportements politiques : l’action culturelle

242
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op. cit., page 66.
243
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, Editions Libres Hallier, 1979, pages 66 et 67.
244
Jules Monnerot, Inquisitions, José Corti, 1974, page 54.
245
René Rémond, Les droites en France, Aubier, 1982, page 284.
246
Idem.
64

s’inscrit donc dans une stratégie à long terme. Maurras partageait cette conviction de la nécessité préalable et de
l’efficacité d’une réforme intellectuelle. »247

La ND n’est pas l’actualisation de l’Action française.

Cette identité, s’il y a, est purement formelle car elle ne renvoie pas à des idées communes, mais à une stratégie
d’imprégnation culturelle dont l’objet diffère. La ND est païenne alors que l’Action française est catholique. Aucun
système de pensée n’est jamais pure et simple répétition. La nouvelle droite est composite.
Il serait vain de chercher en elle une identité définitive et unitaire qui ferait consensus. Certains sont plus à droite
que d’autres, certains se réclament d’un ni droite ni gauche au profit d’une définition spatiale : on appartient soit au
centre soit à la périphérie du système. Maurras se définissait comme un nationaliste intégral alors que la ND se
montre indifférente à la nation. « Elle a transféré ses capacités d’enthousiasme, ses puissances de sentiment et
d’affectivité sur une entité plus vaste que la patrie : l’Europe. »248
Cette Europe est marquée du sceau du romantisme allemand. « C’est un autre trait qui éloigne la Nouvelle Droite de
la tradition contre révolutionnaire et singulièrement de la pensée de Maurras. On ne saurait imaginer sensibilités
plus étrangères l’une à l’autre que celles de l’enfant de Martigues et des protagonistes de la Nouvelle Droite : le
paysage intérieur de Maurras est tout méditerranéen, brûlé du soleil de Provence alors que celui d’Alain de Benoist
est enveloppé des brumes du Nord. La différence affecte les sensibilités, les esthétiques, les imaginaires : les
philosophies aussi. »249 Qui de plus éloigné du romantisme et de l’Allemagne que Maurras alors qu’Alain de Benoist
doit beaucoup à la révolution conservatrice allemande qui sera l’occasion d’une collection aux éditions Pardès.
Intervient un autre critère différenciant Alain de Benoist du maurrassisme : leur attitude à l’égard du christianisme.
Maurras admire le facteur d’ordre que représente l’Eglise catholique assumant une puissance de stabilité et de
conservation alors que « le néo-paganisme est peut-être l’élément le plus insolite de la ND, le plus inattendu en
tout cas pour une idéologie de droite. »250 C’est pourquoi nous lui accordons une place si importante dans ce livre.
Association confluente d’idées anciennes (comme le refus de l’universalisme et la considération de la provenance de
l’homme) et d’un corpus intellectuel nouveau, on a toutes les peines à identifier la ND à quelque héritage droitier.
« Le vide que laisse la désintégration de grandes idéologies donne à la ND une chance de prendre rang parmi les
droites. »251 Sauf que cette « droite » refusant de s’intégrer parmi les droites qu’analyse René Rémond et en refusant
de rejoindre le consensus libéral de l’idéologie dominante depuis bientôt trente ans ne peut rester qu’un mouvement
confidentiel entretenu lui-même par la proscription dont elle est la victime. Quelle est donc la nouveauté apportée
par la ND ? « La Nouvelle droite est « nouvelle » par sa préférence avouée pour la gauche intellectuelle »252 quand
bien même elle la combat. De plus, un intellectuel de droite à la culture livresque, ce n’est pas si fréquent. Alain de
Benoist occupe un terrain quasi désert tant « la droite est inculte » hormis quelques cas isolés : Monnerot, Rougier,
Aron, etc.

247
Ibidem.
248
René Rémond, Les droites en France, op. cit., page 286.
249
Idem, page 287.
250
Ibidem, page 288.
251
René Rémond, op. cit., page 289.
252
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 213.
65

Une critique de la gauche

« Pour moi, la gauche est essentiellement une aspiration millénaire, une aspiration qui est déjà dans la Bible, et qui
s’est étendue au christianisme. Cette aspiration s’est sécularisée dans le marxisme, qui propose la réduction de la
diversité des individus à un type unique et l’espérance d’une société horizontale, d’une société où les rapports
d’autorité, de hiérarchie seront anéantis au profit de rapports fraternels (…) En fait, la gauche, c’est l’espoir de la
fin de l’histoire. La gauche, c’est l’espérance qu’on va arriver à la fin des temps. »253 L’ennemi est clairement
distingué, il s’agit du monothéisme judéo-chrétien dont l’éradication est porteur d’un réenchantement du monde,
d’une resacralisation de l’existence. Mais là où Alain de Benoist se rapproche de la gauche, c’est quand celui-ci
affirme la valeur essentielle à ses yeux du droit à la différence : « la gauche, c’est la liberté, la droite c’est la
sécurité (…) La liberté, c’est le droit à la différence. L’égalité, ce doit être l’égalité dans le droit à la différence. »254
Mais là où Alain de Benoist se réaffirme de droite, c’est quand il envisage un tiers-mondisme qui a été trahi par la
gauche et dont il s’agit de sauver la diversité culturelle. « Alain de Benoist est ainsi en parfaite congruence avec les
valeurs du pluralisme néo-païen. Une position est dite « de droite » en ce qu’elle incarne les valeurs
différentialistes »255 contre les valeurs universelles et l’idée d’humanité que défend la gauche. « Définir la droite par
son « différentialisme » revient à dire ce que la droite doit être pour être elle-même. »256 En s’émancipant du
christianisme et des valeurs qui s’y rattachent, auxquelles droite et gauche se réfèrent de façon certes inégale mais
néanmoins certaine, en faisant prévaloir la nécessité d’une religion polythéiste qui admet le pluralisme cultuel, la
ND se libère du clivage droite/gauche. Cette position « de droite » Alain de Benoist la remet en cause du fait de
l’atlantisme que prône la droite pour lequel « (…) cette domination n’est plus supportable. Elle est insupportable, et
elle l’est à un double titre. Comme domination étrangère d’abord, comme aliénation des âmes et des esprits. Mais
elle l’est aussi parce que le modèle qu’elle propose est intrinsèquement néfaste. L’Amérique, c’est le pays qui détruit
tous les autres pays. C’est le pays qui s’est voué à la destruction de la personnalité des cultures et des peuples. C’est
le pays né d’un pur contrat social, né d’une rupture volontaire avec l’Europe, qui s’est institué en modèle mondial
de République universelle et qui, depuis deux cents ans, poursuit avec le même acharnement son rêve de
transformation de la planète en un gigantesque supermarché, à l’enseigne de la bible et du dollar réunis (…)
L’Amérique est dans nos têtes, et c’est bien là que réside l’aspect le plus préoccupant du problème. »257 Cette
indistinction idéologique dans l’espace politique ne rend pas pour autant impossible la réponse à la question de
savoir si Alain de Benoist est ou non un atout pour la droite : au-delà des frontières, celui-ci est un partisan dont les
cartouches visent ceux qui tendent à dépolitiser l’Etat. « L’Etat nie son propre principe, qui est un principe
d’autorité et de souveraineté, pour ne s’occuper que de problèmes économiques et sociaux. (…) Dans le domaine
spirituel, l’Etat ne dit plus rien, ne propose plus rien, ne secrète plus rien. Il ne trace l’ébauche d’aucun destin. (…)

253
Alain de Benoist, cité in Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 216.
254
Idem, page 220.
255
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 277.
256
Idem, page 269.
257
Alain de Benoist, Vers l’indépendance, in Le Défi de Disneyland, Le Labyrinthe, 1987, page 93 et 94.
66

L’Etat ne donne pas de sens. Il ne fournit pas des raisons de vivre, mais seulement des moyens d’exister. »258 La
gauche invoque des utopies. Quant à la droite, elle est réactionnaire, voulant retourner à un stade antérieur de son
existence présente. La ND se veut conservatrice ; il faut entendre par là « l’attitude qui consiste à s’appuyer, dans la
somme de tout ce qui est advenu, sur le meilleur de ce qui a précédé la situation présente, pour aboutir à une
situation nouvelle. Tout vrai conservateur est révolutionnaire. »259

La permutabilité politique des valeurs : de la nécessaire relativisation de ce qui détermine le contenu de la gauche
et de la droite.

En fait nous apprend Alain de Benoist, identifier des idées à une appartenance politique est trompeur. « A ce propos,
Alain-Gérard Slama écrit très justement : « l’antisémitisme, l’impérialisme colonial, le nationalisme sont passés de
gauche à droite ou de droite à gauche, comme des cartes changent de main selon les circonstances. Où situer dans
le « paysage » des références aussi mobiles que la tradition, le culte du chef, l’ordre, la liberté, l’égalité, l’autorité,
la justice, le progrès ? »260
Tout n’est qu’affaire de positionnement dans un temps T. C’est pourquoi Alain de Benoist peut se dire et de gauche
et de droite. Le nationalisme auquel est opposé Alain de Benoist procède des idées de gauche avant de rejoindre le
giron de la droite. Avant d’être critiqué par la gauche, le colonialisme était défendu par celle-ci. « L’équivoque est
particulièrement grande vis-à-vis du libéralisme. A l’origine, la droite est née en France pour lutter contre les idées
libérales. Or, le surgissement du socialisme a rejeté le libéralisme vers la droite. L’ancienne droite, qui reprochait
au libéralisme son goût pour l’individualisme, s’est alors retrouvée face à une doctrine également critique à
l’endroit du libéralisme, mais pour des raisons inverses.
De ce fait, elle a été conduite à voisiner avec une droite libérale, conservatrice, mais déjà plus égalitaire, acquises
aux valeurs marchandes, hostiles à la souveraineté de l’Etat et à la primauté du politique »261 dont la ND ne se
réclame pas. Bref, la définition de la droite est chose ardue. Pour Raymond Ruyer, la droite croit à la toute
puissance des lois et des normes éternelles, « des possibles qui fixent des limites infranchissables aux désirs et aux
volontés humaines » alors que la gauche « croit à la toute puissance de la liberté et de la volonté humaine créatrice
de nouveaux possibles. »262 Cette analyse de la droite ne vaut que pour son courant traditionaliste. « La croyance en
des lois éternelles n’est pas un trait caractéristique de la droite : on la retrouve constamment à gauche, tandis que
la droite nominaliste l’a toujours rejetée. »263
Pour Olivier Dekens, croyant définir la position de la gauche sur l’individu comme valeur, « l’intuition
philosophique qui est au fondement de la gauche est que l’homme n’est pas intégralement défini par son
individualité, et que l’importance de sa dimension sociale doit se retrouver dans la sphère politique, sous la forme
contraignante pour l’intérêt particulier. » Or la ND partage cette idée. Pour la ND, ses idées sont favorables aux
appartenances collectives qui structurent la vie personnelle. C’est ce que Dekens identifie comme étant à gauche.

258
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op. cit., page 68.
259
Idem, page 75.
260
Alain-Gérard Slama, cité in Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op. cit., pages 78 et 79.
261
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op. cit., pages 79 et 80.
262
Raymond Ruyer, in Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op. cit., page 82.
263
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op. cit., page 82.
67

Celui-ci nous dit que « pour la droite, le peuple n’est pas un lieu spécifique de construction identitaire comme l’est
l’individu ; »264 pour la ND, oui. On pensait que le droit à la différence était issu de la gauche ; il a été assimilé par
la ND.

Une certaine conception néo-droitière de la gauche.

La gauche pour Alain de Benoist, c’est la croyance en une nature humaine et en une signification orientée du sens
de l’histoire. Elle valorise la Raison, défend la Nécessité historique, croit en l’objectivité. « La gauche n’a jamais
proposé à l’homme d’assumer de façon héroïque la subjectivité de son héritage pour en dégager des valeurs
susceptibles de lui servir de normes. »265 Comme quoi ce qui distinguerait la droite de la gauche, ce serait une
simple affaire de psychologie, ce que semble entériner Alain de Benoist. Bref, une fois faite l’analyse de ce qui
distingue la droite de la gauche, le plus grand flou règne. N’est-ce pas là ce à quoi aspire la ND ? Le prix à payer
de cette autonomie relative face au clivage droite/gauche est que celle-ci, insaisissable, devient l’objet de fantasmes
et de discriminations tels que son message a pour réceptacle un univers forclos de lecteurs esseulés dans leurs
convictions, dirimant la stratégie d’alliances inédites.

Une certaine conception de la droite.

Alain de Benoist est tout de même tenté de donner sa définition idéale de la droite, celle aussi dans laquelle il
pourrait s’identifier : « elle serait la famille d’esprit qui, d’une part, récuserait tout modèle individualiste de la
société et lui opposerait un modèle d’inspiration holiste ou communautaire et qui, d’autre part, refuserait
également l’universalisme politique, c’est-à-dire la croyance selon laquelle il est possible ou même souhaitable
que tous les peuples de la Terre se dotent du même système politique et social. »266
Cette définition engage un refus du libéralisme et avec lui une critique de l’utilitarisme, du culte de la performance,
la dénonciation de la recherche effrénée de la croissance, mais aussi la remise en cause de l’axiomatique de
l’intérêt, la toute puissance du principe de raison, et enfin, une critique de la philosophie des droits de l’homme.
« Dans une telle perspective, le libéralisme serait clairement perçu comme impliquant une anthropologie
inacceptable (l’homme conçu comme un être recherchant rationnellement son intérêt) et une sociologie destructrice
(la société comme marché). »267 Or ce serait davantage la gauche qui serait en mesure d’appliquer cet idéal plutôt
que la droite. S’il fallait s’en tenir à l’identification que Jacques Attali donne de la droite à savoir la valorisation du
chacun pour soi, la primauté de l’individu sur la société, alors on pourrait faire valoir la préférence de la ND pour
un socialisme non marxiste. D’aucuns veulent voir en Alain de Benoist un des inspirateurs des thèses défendues par
le Front National. Voici ce qu’en dit le principal intéressé : « Je n’y reconnais aucune des idées qui sont les miennes

264
Olivier Dekens, philosophies de gauche, philosophie de droite, op. cit., page 100.
265
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, page 82.
266
Alain de Benoist, Les quatre péchés capitaux de la droite française, in C’est-à-dire, Les amis d’Alain de Benoist,
Volume un, 2006, page 238.
267
Idem.
68

et qui donnent un sens à ma vie. »268 Le populisme, le racisme, l’ordre moral, le national-libéralisme (défraichi il est
vrai pour des raisons électoralistes) sont étrangers à la pensée d’Alain de Benoist. Mais là où celui-ci est en
désaccord avec la gauche, c’est quand celle-ci croit au progrès, censé résoudre la source des désordres dues à des
causes extérieures, ce qui lui fait espérer les résoudre quand la droite considère celles-ci comme immanentes à
l’homme lui-même.

Pour qui se décider ?

Alors, Droite ou gauche ? Alain de Benoist donne sa préférence à celle qui « récuse la politique comme gestion des
hommes conduite par des techniciens ou des « experts ». »269
Ce contre quoi vitupère Alain de Benoist, c’est l’économisme, le nationalisme, le moralisme, le racisme, tares qui ne
sont pas le seul apanage de la droite, mais qui demeure néanmoins prépondérant. Si l’espace gauche/droite se
restreint c’est du fait d’un discours qui tend à dire qu’il n’y a plus qu’une seule politique à mener. On pourrait « se
demander si le ralliement de la gauche à certains thèmes de droite ne fait pas suite au ralliement de la droite à
certains thèmes de gauche. »270 D’où il ressort un imbroglio tel que se prononcer comme étant à droite (ou à
gauche) devient impossible. « Si j’ai tendance à me situer en dehors de la dichotomie gauche-droite, c’est donc tout
simplement que je la crois devenue obsolète. »271 Pour étayer son propos, Alain de Benoist estime que les politiques
en présence ne reposent plus sur des fins différentes mais sur des moyens convergents. « La globalisation pousse
dans le sens d’un recentrage des programmes et de la disparition de tout débat sur les finalités. Dans ces conditions,
les notions de droite et de gauche n’ont plus guère de valeur indicative ou prescriptive. Les citoyens ont le sentiment
que les membres de la classe politique disent tous plus ou moins la même chose. »272 Pour autant Alain de Benoist
refuse le ni droite ni gauche pour lui préférer la synthèse et de droite et de gauche. La classe politique veut faire en
sorte que la polarité gauche/droite subsiste, que chaque camp soit ontologiquement dépositaire d’un capital d’idées
qui lui appartient en propre. « Quelles sont donc les idées qui appartiendraient en propre à la gauche ou à la droite.
L’historien des idées a le plus grand mal à répondre à cette question. Le fédéralisme est-il de droite ou de gauche ?
Et l’écologisme ? Le régionalisme ? L’anti-utilitarisme ? Est-on de gauche ou de droite quand on est favorable à
l’Europe ? »273 S’il y a des idées « de gauche » et « de droite » la question se pose de savoir comment des idées de
droite ont pu devenir des idées de gauche et inversement.
Il faudrait se demander si ces idées transfuges ont subi une modification de sens ; « si oui, quelle en est la nature et
à quelles lois obéit-elle ? Si non, comment peut-on soutenir qu’il y a statutairement des idées de droite et de
gauche ? »274 Marx faisait une critique comparable aux contre-révolutionnaires s’agissant des droits de l’homme.
Preuve en est que les idées n’ont pas de propriétaires attitrés : la critique de l’argent-roi, de l’individualisme, la
critique de la rationalité instrumentale comme mode de réification des rapports humains que nous trouvons
aujourd’hui à gauche se sont d’abord exprimés à droite.

268
Ibidem, page 239.
269
Alain de Benoist, Les quatre péchés capitaux de la droite française, op. cit., page 246.
270
Idem, page 247.
271
Alain de Benoist, Entretien avec Francesco Germinario, in C’est-à-dire, op. cit., page 254.
272
Idem.
273
Ibidem, page 256.
274
Alain de Benoist, Entretien avec Francesco Germinario, op. cit., page 256.
69

L’irréduction politico-critique de la critique des idéologies

La critique de la philosophie des Lumières n’est pas le seul fait de la droite, on la trouve aussi à l’œuvre avec
l’Ecole de Francfort. « On pourrait en dire autant de l’écologisme, qui fleurit aujourd’hui à gauche, mais qui repose
sur une conception du rapport de l’homme à la nature et sur une critique radicale de l’idée de progrès qui, l’une et
l’autre, renvoient à un héritage idéologique de droite. Il en va de même de l’idéologie du travail ou de la critique du
productivisme, de la dictature de l’utilitaire. »275
Des auteurs de droite, Heidegger, Schmitt, Jünger connaissent une certaine fortune à gauche. Initialement, l’idée de
nation était défendue par la gauche avant d’être phagocytée par la droite alors même qu’aujourd’hui une partie de
la gauche se la réapproprie. Quant aux valeurs de sacrifice, de courage, de solidarité, de désintéressement,
d’héroïsme, etc. elles ne sont l’apanage d’aucun parti. Ce qui fait qu’Alain de Benoist peut se réclamer de la droite,
c’est sa conception d’une société organisée de façon à intégrer toutes ses composantes, c’est l’idée de la nécessité
de corps intermédiaires et une continuité d’associations à tous les niveaux au lieu d’un seul rapport entre l’individu
et l’Etat. Ce qui le rapproche de la gauche, c’est l’idéal d’une société moins abstraite, plus solidaire, et conviviale,
souci qui rejoint une fraction de la gauche pour laquelle la problématique de l’exclusion et de la solidité du lien
social est plus importante que celle de la domination. « La diversité « de droite » et le pluralisme « de gauche »
peuvent ainsi se rencontrer. Le point de passage, c’est la critique de l’individualisme et l’importance donnée au lien
social. »276 Alain de Benoist pense que le corps social a sa propre logique, qu’il ne suffit pas d’un pouvoir ou
d’institutions forts pour le diriger dans lequel on souhaite le faire évoluer.

La dette de la ND envers la gauche critique

« Je suis redevable à la gauche d’une approche sociologique qui s’est intéressée avant tout à cette socialité
élémentaire qui ne se réduit ni à l’Etat ni au marché. »277 De Benoist doit penser à et au MAUSS. Ce dont Alain de
Benoist est aussi redevable à la gauche, c’est à sa critique du libéralisme économique inexistante désormais à
droite. « La contamination de la droite par les idées libérales (…) est pour moi l’un des sujets de réflexion les plus
préoccupants. »278 Ce qui déplait à Alain de Benoist, c’est que la droite s’est ralliée à l’idéologie libérale alors
qu’une fraction de la gauche affirme que l’existence de l’homme ne se réduit pas à sa dimension matérielle alors
qu’auparavant la gauche prétendait voir dans les faits économiques la détermination des rapports sociaux et le
phénomène explicatif de l’histoire humaine. « Il est intéressant de constater qu’aujourd’hui c’est à gauche que
s’exprime avec le plus de force l’idée que la vie humaine ne saurait se résumer à sa dimension économique. »279
Il y a une gauche et une droite favorable à l’idéologie libérale, et il y a une gauche et une droite qui y est hostile,
mais ces dernières demeurent marginales tant les cénacles socialistes sont acquis à l’économisme. La ND fait partie
de ceux qui conçoivent l’économie de marché comme devant être dénoncée pour l’inhumanité qu’elle engendre.

275
Idem, page 257.
276
Ibidem, page 262.
277
Alain de Benoist, Entretien avec Francesco Germinario, pages 262 et 263.
278
Idem, page 263.
279
Ibidem, page 268.
70

Combattre ceux qui font l’apologie du libéralisme.

Pour Anne-Marie Duranton-Crabol, « l’orientation prise par le GRECE au début des années 80 a de quoi
surprendre. »280
La désignation de l’ennemi principal, le libéralisme, n’est en rien étonnant. De là à ce que la ND fasse l’apologie du
« national-socialisme », comme le suppose Duranton-Crabol, il y a lieu d’en douter. Certes Alain de Benoist appelle
à voter pour le parti communiste aux européennes de 1984, mais c’est d’abord pour marquer sa désapprobation du
tournant libéral du PS plus qu’un accord idéologique.
La ND n’a pas ou plus pour fin la conquête du pouvoir, mais vise à labourer le champ des idées pour transformer
les déterminations d’un monde qui tend à s’uniformiser. Pour Duranton-Crabol, la ND existe pour donner des
munitions à la droite de la droite du RPR ; elle fait fi des fins de celle-ci et de son désintérêt partisan. Duranton-
Crabol croit déceler chez Alain de Benoist un philo-soviétisme ; écoutons le principal intéressé : « notre opposition
est entière, et nous n’avons nullement envie de vivre en régime soviétique. »281 Mais ce qu’il faut souligner, et ce que
nous rappelle la ND, c’est que les positions de la droite et de la gauche sont relatives et non absolues. Mais il faut
bien l’admettre : gauche et droite ne sont mues par aucune volonté subversive et font preuve d’un large consensus
sur l’acceptation de l’idéologie du marché, l’américanisation de la société, ce qui renforce la volonté de la ND à
vouloir transcender la dichotomie gauche/droite qui, pour elle, est devenue obsolète. Le travail d’Anne-Marie
Duranton-Crabol suscite la production d’une image figée de la ND, faisant comme si celle-ci en était restée à
l’idéologie d’Europe-Action. Il lui faut pourtant bien reconnaître son éclectisme et sa capacité de séduction envers
une gauche désorientée par le tournant libéral de 1983.
Anne-Marie Duranton Crabol doute des convictions et de la sincérité d’Alain de Benoist et souligne son goût pour
les ambiguïtés de nature à troubler les repères ayant trait à la distinction gauche/droite. On peut prêter à de Benoist
le dessein de détruire cette distinction ; en quoi faudrait-il s’en offusquer ?

Gauche et droite : des différences inexpugnables malgré tout.

De Benoist est tenté à la fois par un ni ni, et de et de intenables. Il faut bien se décider même si le clivage
gauche/droite semble désuet. Il n’en appartient pas moins à la vie démocratique. De Benoist reconnaît d’ailleurs
qu’un ensemble de dichotomies se font jour pour appréhender les différences entre la gauche et la droite :
opposition entre la dimension verticale qui culmine dans le sens de la transcendance et du sacré et la dimension
horizontale, celle de l’immanence et de la vision matérialiste de la vie ou bien encore la différence entre hiérarchie
et égalité, communautarisme et individualisme, populisme et élitisme, fondement et émancipation, réalisme et
utopisme, anti-utilitarisme et économicisme, don et échange, primauté du politique, primauté de l’économique,
primauté de l’éthique, primauté des conditions matérielles, pessimisme et optimisme, qualité et quantité,
organicisme et mécanicisme, concret et abstrait, unité et division, différence et uniformité, les premiers termes

280
Anne-Marie Duranton-Crabol, Visages de la Nouvelle Droite, op. cit., page 209.
281
Robert de Herte, Pourquoi nous sommes anticommunistes ?, Eléments 57-58, 1986, page 2.
71

qualifiant la droite et les second la gauche ; or certains premiers termes de l’alternative peuvent se retrouver à
gauche comme certains seconds termes peuvent être à droite. Ces distinctions sont pour partie vaine. Si on se
penche du côté de la droite, la pluralité des courants nous ferait poser la question de ce qui unit ces droites. Qu’a à
avoir la droite traditionaliste et la droite libérale ? « A partir de positions historicistes et relativistes, de nombreux
auteurs nient que les valeurs de droite et de gauche soient immuables. Ils soulignent plutôt le chassé-croisé des
idées. Selon les époques et les lieux, les idées changent de camp. Certains thèmes passent fréquemment de gauche à
droite et vice versa. C’est le cas de l’impérialisme, de l’antiparlementarisme, du racisme, du colonialisme, de
l’anticapitalisme, de l’écologisme, du régionalisme, de l’antisémitisme, qui tous échappent entièrement à
l’opposition, à l’obsédant débat droite-gauche. »282 L’homme de droite accepte le duel reconnaissant dans son
adversaire un digne opposant tandis que la gauche nous dit de Benoist « tend à criminaliser ses adversaires,
retransposant les antagonismes politiques en termes de morale. »283 Peut-on pour autant dire que ce qui fait la
gauche, c’est l’homme, alors que ses intellectuels affiliés se sont en grande partie les porte-voies de
l’antihumanisme, et que la droite fait référence à Dieu, source supposée de légitimité du pouvoir ? Pour Olivier
Dekens, « la question de Dieu est au cœur de la réflexion sur les valeurs morales qu’une société choisit de se
donner. »284 Or, nous le verrons, le paganisme de la ND désolidarise la morale d’une source divine pour déduire
celle-ci de la force publique.

Une critique qui peut produire des convergences.

La critique de l’utilitarisme (si la perception qu’on en a est d’être de gauche) est d’abord une critique née de droite.
En ce sens, de Benoist serait cohérent vis-à-vis de qu’il a été. Seule une gauche marginalisée peut s’en emparer au
prix d’une dialectique dont la reconnaissance s’oppose radicalement à une gauche qui voit dans l’émancipation liée
au marché et la promotion de la technique un élément d’aliénation. Mais la ND ne veut en rien abandonner ses
prérogatives critiques. « La remise en question de la domination exclusive de l’utilitarisme de la société moderne
peut être récupérée par la gauche comme par la droite. »285 Sauf que le MAUSS veut se maintenir dans le camp de la
modernité, et considérer que l’axe gauche droite a un sens, malgré tout, alors que la ND n’en a cure, elle qui
longtemps eut pour inspirateur Julius Evola, référence de droite trop encombrante désormais absente des
publications du GRECE. Car la volonté de la ND c’est en remettant en cause la modernité par la dénonciation de
son économisme, faire en sorte que se disloque le sens de l’axe gauche/droite. C’est ce à quoi la ND aspire et l’anti-
utilitarisme lui est un instrument idéologique favorable à cette entreprise. Car il n’est pas évident de justifier que
l’anti-utilitarisme n’est pas un anti-individualisme. La ND sait que la dépolitisation actuelle de la société peut
conclure à un reflux de la modernité (d’ailleurs elle milite pour cela) dont nul ne sait où cela peut conduire. Autre
différenciation qu’établit de Benoist s’agissant de penser la distinction gauche/droite, la première a un goût pour
l’abstraction, l’universalisme et la propension à se penser dans le futur alors que la droite est ouverte au concret, au
particularisme, à la valorisation de la diversité, manifestant sa méfiance vis-à-vis des théorisations.

282
Arnaud Imatz, Par-delà Droite et Gauche, op. cit., page 60.
283
Alain de Benoist, in la Revue du MAUSS, n°13, 1991, page 39.
284
Olivier Dekens, Philosophie de gauche ? Philosophie de droite ? , op. cit., page 177.
285
Serge Latouche, Le MAUSS est-il apolitique ? In revue du MAUSS, n°13, 1991, page 64.
72

D’aucuns pourraient reprocher à la ND une forme de libéralisme qui consiste à ne jamais dire : j’affirme ou je nie
pour préférer répondre : je me distingue de la droite pour telle raison ou de la gauche pour son égalitarisme tout en
admettant que ces décisions ne sont pas définitives. Une chose est certaine, les faveurs de la ND vont à ceux qui
dénoncent le consumérisme, qui affirment le respect des identités collectives et des spécificités culturelles, qui
défendent l’environnement, qui remettent en cause l’individualisme, qui créent des espaces de socialité organique et
de citoyenneté populaire. « En février 1999, nous nous étions prononcés pour une droite à la fois fédéraliste et
régionaliste, personnaliste et communautarienne. Il est temps de se prononcer aussi pour une gauche fédéraliste et
régionaliste, personnaliste et communautarienne. Entre cette droite et cette gauche, quelle différence ? Aucune,
évidemment. »286 Alain de Benoist choisit l’indistinction à la fois de droite et de gauche, à la fois ni de droite ni de
gauche. « Que le néo-paganisme ne puisse fonder une politique, nous pouvions nous en douter. Mais l’évolution
intellectuelle ultérieure d’Alain de Benoist montre qu’il en est venu à théoriser cette impossibilité, par une
réhabilitation du sacré et un retour au mythe (…) La promesse d’un réenchantement du monde peut suffire à donner
un contenu séduisant au projet métapolitique. »287

La ND est-elle pour un socialisme révolutionnaire ? A quelques messieurs qui se pensent de gauche et qui
acquiesceraient aux propos de la ND.
Le dernier numéro d’Eléments (n°142) vient de sortir. Il est intitulé le socialisme contre la gauche. S’agit-il d’une
critique gauchiste de la gauche depuis que celle-ci a connu l’exercice du pouvoir depuis 1981 en sachant que la ND
se sent proche d’un groupuscule qui se réclame d’un socialisme révolutionnaire, Rébellion ? « La gauche donne si
faiblement de la voix dans la grande tourmente financière mondiale actuelle : elle n’est tout simplement pas plus
disposée que la droite à prendre les mesures qui permettraient d’entamer une véritable guerre contre l’emprise
planétaire de la Forme-Capital. »288 Bref, la gauche a beau critiquer l’UMP, elle ne dérange en rien l’ordre établi
quand elle revient au pouvoir. N’oublions pas que c’est sous le ministère de Jospin qu’il y eut le plus de
privatisation. Cependant, le texte qui suit se fait le critique d’une gauche progressiste, promouvant un univers
liquide, détruisant toute inscription dans une identité, dans une communauté, dans un corps tous solidaires de
pratiques inscrivant l’homme dans une appartenance protectrice. Là c’est Maurras et sa critique de la Révolution
française. Et aussi Sorel.
Le libéralisme, avant d’être à droite, fut à gauche, la gauche parlementaire, « qui consiste à voir dans
l’arrachement à la nature et à la tradition le geste émancipateur par excellence et la seule voie d’accès à une société
universelle et cosmopolite. »289 De façon subtile, de Benoist nous rappelle qu’à l’origine, le socialisme n’est ni de
gauche ni de droite, et c’est peut être en lui qu’il veut se reconnaître. Opposé à l’individualisme et à une droite
monarchiste et cléricale, maurrassienne, anticapitaliste. Les référents dont se réclament Alain de Benoist sont
Proudhon et Sorel. Celui-ci fait sien le propos de Michéa selon lequel « pour les premiers socialistes, il était clair
qu’une société dans laquelle les individus n’auraient rien d’autre en commun que leur aptitude rationnelle à

286
Robert de Herte, Adieu… à la droite ? Eléments n°99, novembre 2000, page 3.
287
Alain de Benoist, Sur la Nouvelle Droite, op. cit., pages 215 et 216.
288
Alain de Benoist, Jean-Claude Michéa, le socialisme contre la gauche ! in Eléments n°142, 2012, page 50.
289
Alain de Benoist et Alain de Benoist citant Michéa, op. cit., page 52.
73

conclure des marchés intéressés ne pouvait pas constituer une communauté digne de ce nom. »290 Ce que dit Pierre
Leroux, à savoir que loin d’être indépendant de toute société, l’homme prend sa vie dans la tradition, Maurras l’a
aussi pensé. Les cloisonnements idéologiques sont donc loin d’être acquis.
Alain de Benoist ne serait-il pas le représentant de l’authentique socialisme des origines ? En faveur du Peuple et de
la logique qui préside à ce que Mauss a problématisé, le don ?
L’erreur qu’il commet, c’est de penser que le nationalisme est « de droite » alors qu’il existe aussi (et à d’abord
existé) à gauche. Et que le cosmopolitisme qu’il dit de gauche est d’abord l’idéologie au service d’une économie
mondialisée qui veut voir dans la terre un réseau complexe d’interactions marchandes. De Benoist nous explique
que c’est lors de l’affaire Dreyfus que le socialisme des origines tend à disparaître au profit d’une gauche
progressiste, républicaine, amalgamant modernité et émancipation. Le progrès allait devenir une idée à la mode qui
rapproche gauche et droite, impliquant une remise en cause de la dénonciation initiale du socialisme. La volonté de
modernité l’a emportée, abandonnant ses critiques à n’être que des réactionnaires, privés d’une culture
« humaniste ». J’invite, pour contrarier ce propos à lire le livre de Maurice Clavière, Charles Maurras ou La
Restauration des Valeurs humaines.
Se situer à gauche aujourd’hui, c’est devoir manifester son mépris pour le passé. C’est faire sien le mot d’ordre :
moderniser. Réformer avec l’aval des partenaires sociaux. Déraciner rajouterait de Benoist. En ce sens, il n’est pas
de gauche. Mais à droite de quoi puisque celle-ci fait sienne les mêmes préoccupations ? Un socialisme perdu dans
une logique où « les individus ont intériorisé une culture de la mode, de la consommation et de la croissance
illimitée, une culture fondée sur la célébration perpétuelle de la jeunesse, de la jouissance immédiate… »291 Gauche
et droite se sont convertis au libéralisme et mieux même la gauche a été la mieux à même de satisfaire le capitalisme
de par le fait que mai 68 a été une révolution qui a libéré l’individu des « contraintes » morales et culturelles qui
pesaient sur lui. Bernard Guerrien veut croire que la gauche existe, car être de gauche c’est situer son amour pour
les plus démunis alors que la droite ferait partie de ceux qui parient sur les gagnants. Il s’avère que Bernard Tapie a
été ministre sous Mitterrand, promouvant une idéologie du vainqueur, et du culte de la performance, Soit, hormis
instituer le RMI, quelle politique la gauche a-elle mené pour lutter contre l’exclusion, les inégalités, la pauvreté qui
la différencie de la droite ? Qui ne voit là qu’un discours vide et creux ? Comme s’il n’y avait jamais eu de droite
sociale et comme si nous avions en France une vraie droite néolibérale digne de Reagan. Toujours Guerrien, « être
de gauche, c’est croire à la diversité des hommes, aux potentialités de chacun ». En quoi il en irait différemment à
droite ? Réponse de Guerrien : la gauche favorise ceux qui ont le plus de mal à parvenir à développer leur force en
raison de leur origine sociale. Aussi faut-il, contrairement à la droite qui laisserait au marché la fonction de laisser
chacun s’épanouir, intervenir publiquement. Mais quid de cette volonté ? Où est-elle alors que s’amoncèle les
profits et les licenciements (forçons le trait rouge) Etre de gauche nous dit Guerrien, c’est vouloir changer le monde
et éradiquer les différences par trop sensibles. Or en quoi depuis 1981 ce monde a-t-il changé. La gauche, son
électorat n’est-il pas plus conservateur de par la nature de ses intérêts qu’elle défend (au détriment des plus
démunis) que celui de la droite ? Nous ne mettons pas en cause les bonnes intentions de Guerrien, mais il faut bien
reconnaître que la gauche a échoué au niveau politique dans les attributs qui lui sont prêtés et que de ce fait elle ne

290
Jean-Claude Michéa, in Le Magazine littéraire, décembre 2009.
291
Alain de Benoist, citant Michéa, page 54
74

peut que se réfugier dans l’utopie. Serge Latouche est plus éveillé que Guerrien : « dans la crise actuelle, droite et
gauche conviennent qu’il faut exclure les exclus, l’une et l’autre constatent qu’on ne peut faire plus et mieux étant
donné les lois de l’économie… Gauche et droite ont fini par se ressembler. »292 La ND n’ignore pas cette déception,
mais ne cède-t-elle pas elle aussi à la déraison en exhumant des figures mortes ?
La droite pense se sauvegarder des effets de la modernité, elle croit les juguler par le respect des valeurs
traditionnelles alors même comme le montre Charles Taylor, l’affirmation de soi jusqu’à un degré de haute densité
ne peut que détruire ce que l’Histoire nous a léguée. Bref, ce que met en cause la ND via Michéa, c’est une logique
de la mobilisation, de l’illimitation, bref, ce que Durkheim a dans le Suicide nommé anomie qui est pour de Benoist
le cœur de l’idéologie des Lumières et que le 19ème siècle avec le mythe de Prométhée a cultivé. Surtout, la gauche
n’incarne plus un idéal autre que celui du gouvernement de l’intérêt individuel. Au sens que Guerrien se fait de sa
conception de la Gauche, ce ne peut être qu’une trahison.
Quant à la droite, acquise au marché, elle s’est ralliée nous dit de Benoist au libéralisme des mœurs en plus de sorte
que plus aucun élément de contestation du système des valeurs n’est envisageable. On n’arrête pas le progrès, la
rationalisation, le libéralisme, la déterritorialisation, la mondialisation. A travers l’extension de la déperdition de la
politique des limites, c’est la question du sens qui se pose : produire, mais pour quoi faire ? D’où le thème cher à de
Benoist de la décroissance. Une sorte de consensus doit être rompu, celui qui des droits de l’homme renient la vérité
du socialisme dans sa lutte contre l’individualisme. De Benoist « milite » donc pour la redécouverte des valeurs
socialistes et du discours qui lui correspondait. Mais on peut douter que cette intention soit suivie d’effets ; il y a
d’abord la barrière morale : ceux qui ne fêtent pas la violation des limites morales héritées sont des
« réactionnaires ». La dénonciation politique : ceux qui font valoir le besoin d’identité sont jugés populistes.
Pour entretenir l’espoir, de Benoist cite la définition de Durkheim de la morale, voulant manifester l’exigence
supérieure d’un ressort transcendant à l’ordre libéral : « est moral tout ce qui est source de solidarité, tout ce qui
force l’homme à compter avec autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme. »
Une anthropologie telle que dessine Michel Maffesoli laisse devenir que souffle un Eros en mesure de répondre à
cette attente. Mais serait-ce suffisant pour briser la « Mégamachine » économique ? Encore faut-il pouvoir être
compris. Ce qui n’est pas le cas d’Alain de Benoist dont nous espérons avoir contribué à éclaircir sa conception du
socialisme, de la gauche et par suit de la droite dirigeante. S’il fallait conclure, nous dirions que le GRECE est une
droite socialiste. Un oxymore qui trahit la volonté de considérer que le rapport gauche/droite est dépassé par une
autre représentation ceux qui sont au centre face à ceux qui luttent dans les périphéries d’un système qui tente
malgré tout de subsister par ses relais de sens légitimant. L’obsolescence est donc patente, overdose plutôt, et il
semble bien qu’aujourd’hui la ND soit plus précise dans sa volonté de se situer. Que de Benoist ait préfacé
l’ouvrage-programme de Rébellion en est l’indice. La fin des idéologies, apparente, est l’idéologie de l’idéologie
libérale ; aussi la ND veut-elle proposer de nouvelles pistes dont l’engagement politique est manifeste. Il y a une
politisation de la ND qui répond à un déni : celui du règne de l’homogène ; elle rejoint là les préoccupations des
années 30 du collège de sociologie.

292
Serge Latouche, Le MAUSS est-il apolitique ? In la revue du MAUSS, n°13, page 71.
75

Faire valoir les fins démocratiques au risque de la barbarie

La ND voudrait voir une repolitisation de la cité : « si les partis ne sont plus séparés que par des différences
programmatiques insignifiantes, si les uns comme les autres ne se distinguent plus ni sur les objectifs ni même sur
les moyens, bref si les citoyens ne se voient plus présenter d’alternatives réelles, alors le choix n’a plus de raison
d’être. »293 Elle veut combattre le consensus libéral d’une fin de l’histoire qui est à ses yeux une forme
d’antidémocratisme. Le non-choix d’une offre politique réduite à ne donner que des alternances fictives peut pour
Alain de Benoist conduire à une société dangereuse où les revendications identitaires (religieuses, ethnique,
nationale, etc.) rentrent en résonance avec le reflux du sens citoyen. Que se passe-t-il en effet ? Désillusions.
Discrédit de la classe politique. Tout concourt à créditer l’idée que nombre de réalités sont désormais inéluctables.
Les moyens ont supplanté les fins premières et les décisions ne valent que si elles répondent à un modèle rationnel
de conversion à des solutions technico-économiques. Ce dont il s’agit pour la ND, c’est de redonner tout son sens au
politique contre le régime de l’expertocratie qui accentue la débipolarisation politique elle-même d’autant plus
exacerbée que l’Etat est impuissant devant l’évolution de la société. Pour de Benoist, la chose est entendue : « droite
et gauche ont l’une et l’autre choisi la capitulation. »294
La droite veut faire respecter les libertés, et elle crée les conditions du monopole, elle se veut la manifestation de
l’autorité de l’esprit, et elle sert les intérêts matérialistes de la bourgeoisie. Pour de Benoist, non seulement la droite
a capitulé, mais elle a trahi ! Celui-ci pointe sa contradiction : « d’un côté, elle se devait de répondre aux exigences
de rentabilité, de compétitivité et de modernisation qui étaient vitales pour ses intérêts ; de l’autre, pour continuer à
jouir de l’appui de son électorat, il lui fallait paraître incarner des valeurs traditionnelles (autorité, patrie, famille)
qui sont celles que ne cessent de saper la logique de la marchandise. »295

Ni droite UMP ni gauche PS.

La généralisation de l’économie-monde ne peut qu’assigner la droite à mentir sur sa prétention à défendre la


nation. Si de Benoist se défie de la droite, c’est que celle-ci est l’instrument privilégié pour ruiner toutes les
résistances à l’expansion du Capital, faisant de l’Etat, non plus le garant de droits sociaux, mais le relais de la
mondialisation. « La droite d’argent n’a pas de convictions de principe ; elle n’a que des intérêts de principe. »296
Tout lui devient acceptable à partir du moment où cela ne contredit pas ses intérêts. Seul un authentique socialisme
peut et doit résister à la logique mortifère du capitalisme financier.
Authentique : car la gauche au pouvoir a elle aussi cédé à l’économisme généralisé. Apologie du marché, de la
culture d’entreprise, valorisation de la valeur Capital sur celle du travail. La gauche, c’est une forme de capitalisme
« tempéré ».
La droite était viciée par son goût pour l’argent ; la gauche est corrompue par l’attrait de celui-ci. Les
responsabilités de chacun sont partagées selon de Benoist : les valeurs traditionnelles de la droite se sont défaite en

293
Alain de Benoist, Vieux clivages et nouveau paradigme, in Actes du 28ème colloque du GRECE, 1994, page 90.
294
Idem, page 94.
295
Ibidem, page 95.
296
Ibidem, page 96.
76

cultivant ouvertement l’argent-roi. La gauche socialiste qui était censée représenter un obstacle à la propagation de
cet argent-roi a agi de manière encore plus favorable à l’expansion du capitalisme. « La gauche a perdu ses
principes face à une droite qui n’est jamais soucié exagérément d’en avoir. »297
La chute du communisme n’a fait qu’accélérer les choses, en laissant les mains libres pour que la société se
transforme en autant de choses comptables et monnayables. Comprendre l’évolution de la gauche et de la droite,
c’est mesurer combien celles-ci se sont reniées, l’une et l’autre, partagées par la même volonté de puissance de
domination de ceux qui sont exclus du jeu économique.
Des gens comme Canto-Sperber veulent convertir la gauche au libéralisme, comme si celle-ci n’avait pas déjà tendu
la main à un système qui fait tout pour annihiler la critique de sa logique.
Comment dès lors la droite peut-elle invoquer quelque péril d’une gauche revancharde et étatiste et symétriquement,
comment la gauche peut prétexter prétendre « changer la société » ? Pourtant, l’antifascisme, on le voit avec
l’espace critique que libère la ND, la liberté qu’elle insuffle au débat, marche à plein régime pour prétendre que
celle-ci est comme nous l’avons vu précédemment un néo-fascisme. Cette invective sert de cache-misère à une
pensée impuissante devant une réalité qu’elle entérine idéologiquement.

Pour de nouveaux clivages autour d’une tonalité rouge.

La gauche fait illusion. Elle sombre dans le sentimentalisme humanitaire. Elle défend les exclus, les sans-papiers,
les immigrés. Elle s’arroge toujours le monopole du cœur qui lui sert d’opium dormitif et atteste en réalité sa
démission devant sa tâche historique. Une politique compassionnelle n’est pas une politique. Pour de Benoist, agir
de la sorte (et on retrouve là une critique d’un christianisme social) « revient seulement à vouloir corriger les
défauts ou les excès d’une société qu’on est incapable de changer, mais que, au contraire, on renforce. »298
S’il y eut une gauche et une droite, il faut pour de Benoist réinventer un socialisme où solidarité, organicité, liberté
soient les valeurs d’une démocratie nourrie de l’amitié grecque. « Il y a toujours eu une droite et une gauche, mais
leurs contenus ont perpétuellement changé. Il n’y a ni droite métaphysique ni gauche absolue, mais seulement des
positions relatives et des systèmes de relations variables, qui se composent et se recomposent constamment. »299
Le rejet de la droite et de la gauche par la ND est donc entier.
Ce clivage a disparu ; Alain de Benoist dit qu’il a perdu sa justification ; je dirai quant à moi, pour l’instant, car à
mon sens gauche et droite forment un couple inséparable qui peut par un réveil citoyen renouveler la nature de
relations. De Benoist est plus catégorique : « il a fait son temps ». Le pari de la ND est de voir se constituer de
nouveaux clivages, de voir émerger des valeurs qui passent à l’intérieur de la gauche comme de la droite pour
constituer une politique de civilisation. La ND parie sur la mutabilité et la réversibilité des idées. « Les nouvelles
lignes de partage passent entre la différence spécifique et l’homogénéisation, la solidarité organique et l’égoïsme
mécanique, les valeurs et les intérêts, la cohésion sociale et l’atomisme individualiste. »300

297
Ibidem, page 100.
298
Ibidem, page 101.
299
Ibidem, page 102.
300
Marco Tarchi, Droite et gauche : deux essences introuvables, in Actes du XXVIIIème Colloque du GRECE, 1994,
page 27.
77

Face à cette volonté d’une nouvelle donne, la ND est plus proche de la Nouvelle gauche que de la Droite. Marco
Tarchi ne cache pas ses intentions : dépasser les dichotomies héritées du passé pour opérer une transgression
conduisant à ce que se réalise l’apparition de nouveaux paradigmes. Quant à Alain de Benoist, le livre de Michéa,
Le complexe d’Orphée, il ne peut que l’apprécier car il renoue avec « l’esprit du socialisme des origines ». Prêtons
attention à la phrase suivante d’Alain de Benoist : « on l’a compris, Michéa ne critique pas la gauche d’un point de
vue de droite, et l’on s’en félicite, mais bien au nom des valeurs fondatrices du socialisme et des origines du
mouvement ouvrier. »301 Voilà qui nous invite à l’esprit de découverte qui, conçu en termes de munitions, peut
contribuer à créer des ponts entre les forces antibourgeoises de l’antisystème. De Benoist et Michéa ont beau dire
que « l’incapacité pathétique d’assumer la dimension conservatrice de la critique anticapitaliste explique, pour une
large part, le profond désarroi idéologique dans lequel l’ensemble de la gauche moderne est aujourd’hui
plongée »302 la gauche ne s’en émeut pas tant que cela. Elle sait intérieurement qu’elle n’est pas une menace pour le
bourgeoisisme. Elle a mis en place la moraline qui liquide toute velléité anti-progressiste et instaure des procès à
ceux dont l’acuité critique est trop aiguisée. De Benoist et la ND ne le savent que trop. La jeunesse de mai 68
(pardon Bourdieu, la fraction bourgeoise des étudiants à l’avenir déréalisé) quand ils eurent compris que le
libéralisme était plus fun que l’ascétisme révolutionnaire, s’abandonnèrent à celui-ci. Quelques années auparavant,
Dominique Venner avait lui aussi eut le même diagnostic que Michéa. « Loin de nuire à la société marchande, le
progressisme avait contribué à faire sauter les derniers obstacles limitant ses débordements. »303 Qui donc est le
plus contestataire ? On croyait cela être le fait de la gauche. Il n’en est rien. Touraine nous dit de nous adapter à la
réalité mouvante d’une société acquise au libéralisme ; il faut lui opposer selon la ND la résistance des idées que
celui-ci dit être périmées.
La ND a pour intention de faire en sorte de subordonner l’économie à une exigence sociétale où la valeur avant
d’être économique est humaine, ce qui peut fédérer nombre d’individus qui hier encore appartenaient à la gauche
ou à la droite. Pourquoi ne vouloir voir que d’un œil ? Il s’agit donc bien d’être et de gauche et de droite, et non pas
ni droite ni gauche, car pour de Benoist, leurs principes se complètent.
« Défendons des idées de droite, défendons des idées de gauche, mais surtout, défendons des idées justes. »304 S’il
faut entendre par là appliquer ce qui est conforme à la vérité, cela peut-il s’appliquer au champ politique ?, car
répondront les libéraux quand cela fut, cela déboucha sur le totalitarisme ou les guerres de religion. Les
démocraties ont fait le choix d’un neutralisme axiologique qui s’applique tout autant à la morale. La ND le regrette.
Pour ma part (sans entrer dans la question de la désirabilité du besoin d’affirmation de valeurs communes, mais
l’intérêt de la ND, pour qui est acquis au dialogue, consiste à se poser la question), je conclurai en constatant le
caractère inéluctable du conflit inhérent à la démocratie liés à l’incertitude de son devenir (Lefort) et à la nature
vide, indéterminée de son être (le demos est une abstraction), de sorte que la polarité gauche/droite demeure
structurelle à l’exercice de celle-ci ; c’est la condition de possibilité pour réguler le débat inhérent à la nature
politique d’un système où règne une complexité de croissante à mesure que la société se modernise. On en revient à
la thèse Durkheim qu’il sut résoudre contrairement à Palante entre l’apparente aporie qui veut qu’entre

301
Alain de Benoist, Jean-Claude Michéa, le socialisme contre la gauche !, in Eléments n°142, 2012, page 57.
302
Jean-Claude Michéa, le Complexe d’Orphée, Climats-Flammarion, 2011, pages 76 et 77.
303
Dominique Venner, le bourgeoisisme, stade suprême du bourgeoisisme, op. cit., page 76.
304
Alain de Benoist, in Actes du XXVIIIème colloque du GRECE, 1994, page 105.
78

individualisme et socialisme il faille choisir. Il n’est pas certain que la ND y soit parvenu parce qu’elle n’a pas
intégré l’individu ordinaire comme ayant une valeur intrinsèque. Sa critique du christianisme va dans ce sens. Son
attrait pour le système des castes indien appuie aussi cette hypothèse. Hypothèse qui me semble d’autant plus juste
que « sans individualisme, il ne peut pas y avoir de libéralisme », équation qui ne peut que rebuter la ND.

Une critique éponyme de Monique Canto-Sperber à l’endroit de la ND pour laquelle le lien que Canto-Sperber
juge intrinsèque entre démocratie et libéralisme doit être remis en cause.

« Les socialistes sincères peuvent se demander avec effroi si le capitalisme n’est pas en train d’assimiler habilement
le socialisme pour s’en faire un nouveau moyen de domination », Pierre Drieu la Rochelle.

Le modèle social-démocrate est aujourd’hui en crise ; la financiarisation de l’économie, l’accroissement de la


compétition mondiale, l’autonomisation des marchés financiers rendent caducs les modes d’intervention de la
puissance publique dans la vie économique. Les mécanismes économiques d’inspiration keynésienne comme la
dévaluation de la monnaie et les politiques budgétaires qui conduisaient à accepter des déficits importants ne sont
plus possibles du fait de l’Union monétaire européenne. De plus, les évolutions apparues dans la société rendent
désuets les politiques sociales de la social-démocratie. « La classe ouvrière n’a plus d’homogénéité, le travail
précaire s’est développé. L’apparition d’une économie de services a considérablement changé la réalité
sociologique du salariat. Les formes de représentation sociale traditionnelles, les syndicats ne sont plus en phase
avec une réalité sociale très hétérogène. Enfin, le compromis économique et social propre à la social-démocratie
s’est essoufflé, à cause du coût des programmes sociaux, de la montée du chômage et des limites d’une politique
fiscale (…) Il serait donc paradoxal de penser que le retour à la social-démocratie donnerait à lui seul un contenu
intellectuel à l’ambition de rénovation de la gauche. »305
Le désir de renouveau doit exprimer le projet de déterminer une gauche en phase avec une société économiquement
ouverte. « Quelles répartitions des revenus entre le capital et le travail permet à la fois la meilleure croissance et les
meilleures perspectives sociales ? L’intervention de l’Etat est-elle le meilleur moyen de réaliser cette répartition et
de donner aux développements économiques une ambition sociale ? »306, se demande Monique Canto-Sperber pour
laquelle il s’agit de ne surtout pas transformer le capitalisme mais « de l’orienter vers des voies qui offrent à chacun
des bénéfices sociaux accrus. »307 Pour être convaincant, il faut répondre aux inégalités qui ne cessent de se creuser.
Carlo Rosselli disait : « le socialisme, c’est quand la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres. » On
devrait plutôt dire, le socialisme, c’est quand l’égalité intervient pour limiter la fracture entre une élite acquise à la
mondialisation et un prolétariat subissant de plein fouet une économie aveugle à la justice sociale.
« Recommander un avenir libéral à la gauche, c’est vouloir donner un sens individuellement ressenti par tous,
surtout par les plus démunis, à la notion d’émancipation. » 308

305
Monique Canto-Sperber, Le libéralisme et la gauche, op. cit., page 40.
306
Idem, page 41.
307
Ibidem.
308
Monique Canto-Sperber, Le libéralisme et la gauche, op. cit., page 41.
79

La liberté consisterait à s’émanciper des contraintes inhérentes à un capitalisme dont le libéralisme n’oppose
qu’une velléité faible face à l’enjeu essentiel de faire société. Pour pouvoir s’affranchir des relations de domination
que notre société subit, il faudrait nous dit la ND que se développe un réel souci de solidarité dont l’absence fait tant
défaut à nos démocraties où l’individualisme en empêche le développement. Nous ne manquons pas de liberté, mais
de fraternité. C’est cette valeur républicaine qui fait défaut à la pensée de Monique Canto-Sperber. La liberté, le
libéralisme l’a transformé en la capacité de quelques uns de s’arroger le pouvoir économique aveugle au bien
commun. Aussi, la ND est-elle dubitative quand Canto-Sperber nous dit que « le programme de la gauche ne pourra
être aujourd’hui plausible (…) que s’il est adossé au libéralisme. »309 La ND pense que c’est par la résistance
démocratique que peut s’effectuer la révolution morale qui doit animer la société. Aucune des valeurs : liberté,
égalité fraternité ne doit manquer. N’en privilégier qu’un, c’est échouer à l’avènement d’une société réconciliée
avec l’économie. Pour Canto-Sperber, il est vain de remettre en cause le libéralisme économique. Celui-ci « doit
prévaloir en tant que principe général d’organisation, il n’y en a pas d’autre compatible avec la démocratie. »310
Pour éviter l’écueil d’un économisme échevelé, Balibar construit le concept d’égaliberté pour permettre à la dignité
humaine de subsister.
Le sdf est-il libre d’une existence sur laquelle il n’a aucune prise ? L’homme vivant avec les minima sociaux se sent-
il légitime d’exister ? Le sentiment de honte comme le démontre les travaux de Vincent de Gaulejac, se développe
ainsi que le sentiment d’exclusion. La pauvreté concerne de plus en plus de gens. Dans ces cas précis, la liberté
n’est qu’un droit formel. S’érige une sorte de résignation marquée par des alternances politiques qui ne débouchent
sur aucune politique crédible. Toutes les politiques depuis trente ans ont échoué à endiguer cette misère sociale.
La question de savoir si la gauche doit devenir libérale devrait être un faux débat dans un contexte où le libéralisme
est synonyme de licenciements et de délocalisation. Que doit incarner la gauche ? Il y a chez Monique Canto-
Sperber une sorte de fatalisme qui nous met devant le fait accompli d’une société dont des millions d’électeurs n’ont
pas choisi l’existence et à laquelle il faut accorder un blanc-seing dont l’objet serait celui d’une volonté réformiste
incarnée uniquement par le social-libéralisme, seul source de progressisme, lui-même seul légitime.
Monique Canto-Sperber estime que « si la gauche ne peut se transformer en gauche des libertés, il faudra en
conclure que son rôle émancipateur est définitivement révolu »311 et que par conséquent elle n’a plus lieu d’exister.
Voilà ce qu’elle répondrait à la ND. On ne peut penser l’évolution du socialisme sans qu’il ne se soumette à
l’idéologie libérale. Celle-ci est l’idéologie dominante et il n’y a pas lieu de la remettre en cause parce que notre
destin en est irrésistiblement dépendant. « En refusant de se dire libéral, on se prive du seul outil qui soit en phase
avec ce que le monde est devenu. Les tendances profondes de notre monde sont l’individualisme et l’ouverture. Nous
vivons un devenir libéral. »312 Il n’est donc nulle question d’envisager un avenir qui diffère de l’affirmation du
caractère inéluctable de ce processus. Il n’y aurait pas d’autre alternative au libéralisme. L’évaluation de ce
qu’engendre celui-ci n’est plus associée à l’exercice démocratique de l’élection au suffrage universel mais à la seule
appréciation du marché. Un libéralisme tempéré contribuerait à donner un sens concret aux ambitions du
socialisme historique. Seulement l’économie de marché creuse les inégalités, ce qui rend difficile la reconnaissance

309
Idem, page 42.
310
Monique Canto-Sperber, Nicolas Tenzer, Faut-il sauver le libéralisme ? Grasset, 2006, page 128.
311
Monique Canto-Sperber, Le libéralisme et la gauche, op. cit., page 43.
312
Monique Canto-Sperber, Le libéralisme et la gauche, Hachette, 2008, page 44.
80

d’un social-libéralisme qui serait la clé de notre bonheur. « Si la gauche ne peut se transformer en gauche des
libertés, il faudra en conclure que son rôle émancipateur est définitivement révolu. »313 Effectivement ce sera le cas,
mais il faut entendre la liberté comme ce qui vous émancipe des déterminismes sociaux liés à votre soumission à la
logique du capital. Que signifie être libre dans un monde où notre volonté dépend de l’action économique
concurrentielle ? Pour Monique Canto-Sperber, il revient au marché de nous instruire des significations que nous
voulons prêter à nos actes. « Le moyen le meilleur et le plus naturel d’assurer l’évaluation des opinions, des intérêts,
des modes de vie est incontestablement le marché. C’est un lieu d’échange, un instrument critique, et la condition la
plus adéquate pour dénoncer les fausses valeurs (…) Celui-ci est la meilleure épreuve de vérité »314 hormis
l’éducation et la santé quoique ceux-ci doivent faire l’objet d’une évaluation par le marché pour apprécier leur
efficacité. On retrouve ici l’hostilité première du libéralisme à l’égard du politique, le scepticisme sur la capacité de
ce dernier à assumer la réforme sociale.
Cependant, Monique Canto-Sperber reconnaît l’importance d’une sphère politique délibérative qui informe le
citoyen des problèmes qui ne vont pas manquer de se poser sans en cacher les enjeux (en matière de bioéthique,
d’environnement, d’eau, etc.) « La concurrence des intérêts et le choc des opinions y sont tels qu’un lieu de
légitimité politique transcendant par rapport aux conflits des opinions et des intérêts est plus que jamais
nécessaire. »315 Mais le libéralisme n’est-il pas trop dépendant du respect des divergences d’opinion pour assumer
un rôle indépendant des lobbys ? Ce qui est déterminant dans un univers où l’économie est mondialisée tient dans la
possibilité pour les individus d’accéder au savoir et à une qualification adaptée aux exigences de l’économie-monde
sinon ils rejoindront le sous-prolétariat croissant de nos sociétés. Dans une société marquée par l’exigence de
rentabilité à court terme, soumise à la rémunération excessive des actionnaires, les classes laborieuses sont
surexposées au risque du chômage et de la précarité de leur statut. Le sentiment d’insécurité s’accroît ; tout comme
celui de précarité. L’entreprise devient un milieu anxiogène où l’emploi devient un enjeu et non plus une certitude.
Les moyens matériels qui permettent à l’homme de vivre deviennent aléatoires et l’inscription dans un projet porteur
d’avenir perd tout son sens. Monique Canto-Sperber parle beaucoup de liberté, mais que signifie-t-elle dans un
univers où la maîtrise de nos choix est dépendante des choix économiques mondiaux ? Nous nous sentons de plus en
plus désemparés face à une économie prédatrice et aliénante dont le souci n’est pas l’humain mais le profit,
l’accumulation et la croissance dont on se plaint, considérant que c’est son absence qui hypothèque nos chances de
sortie de crise. Et si le problème était ailleurs ? Comment fonder les principes d’une vie commune qui puisse
exercer une action protectrice des dégâts causés par l’économie de marché ? Les idées libérales seraient encore
aujourd’hui des idées fécondes. Elles porteraient un projet d’émancipation que seul le socialisme aurait incarné.
« Les idées libérales représentent pour le socialisme son meilleur avenir. »316 N’oublions pas nous rappelle
Monique Canto-Sperber que c’est grâce aux idées libérales que le socialisme français est devenu un mouvement
démocratique et moderne. Il s’agit pour le socialisme de valoriser l’individu, défendre l’autonomie sociale,
promouvoir le rôle juridique de l’Etat et la reconnaissance du sens de l’initiative économique. Les idées libérales ne
devraient pas être interprétées comme s’opposant aux idées sociales. Pour ce faire, « il faut ramener le socialisme à

313
Op. cit., page 43.
314
Idem, page 46.
315
Ibidem, page 47.
316
Monique Canto-Sperber, Les règles de la liberté, Plon 2003, page 12.
81

sa voie libérale. Là est son seul espoir de survie comme mouvement politique crédible pour le monde
d’aujourd’hui. »317 Il nous faut avoir suffisamment de lucidité pour nous permettre de comprendre ce qu’est le
monde aujourd’hui et ce qu’il adviendra demain. A en croire Monique Canto-Sperber, nous entrons dans un monde
où va se développer des formes d’aliénation et de dépossession inédites. Il faudrait à gauche comme à droite
envisager les moyens économiques et sociaux qui permettraient aux plus faibles de résister à l’avènement de cet
univers nouveau, menaçant et inquiétant pour les libertés tant publiques que privées.
« C’est dans le programme d’émancipation du socialisme que les idées libérales peuvent trouver une force
nouvelle. »318 Ce faisant, le socialisme, en redécouvrant les idées libérales, développera des valeurs qui étaient les
siennes comme la défense de la personne, le souci de l’autonomie de l’individu, etc. Demander au socialisme de
devenir libéral, c’est concevoir la réforme de la société de sorte que tous les individus puissent être les acteurs d’un
monde commun. Choisir un socialisme libéral, c’est opter pour la reconnaissance du droit, du pluralisme et de
l’autonomie sociale, et donc afficher une volonté d’accroissement de l’idéal démocratique contre toutes les
régressions et formes de domination dont est porteur nos sociétés. « Encore aujourd’hui, le socialisme peut donner
corps aux idées libérales car elles nourrissent une pensée de la résistance devant le monde tel qu’il va. »319 Le
libéralisme n’est pas une idéologie dont serait absente l’exigence de normes et de règles. Le libéralisme, ce n’est pas
le renard libre dans le poulailler même si c’est l’idée dominante du moment. Il faut redonner du sens à un concept
qui voit les charges s’accumuler contre lui. Il faut comprendre que la lutte pour le développement des libertés est
une tâche actuelle dans un monde dominé par la généralisation de la valeur marchande dont la réponse politique se
manifeste par la montée du vote extrémiste et par l’abstention. La question qu’on peut se poser, c’est de savoir si les
individus ont conscience de l’intérêt général et s’ils déterminent leurs actions en fonction de celui-ci. « Sur quoi
fonder un ordre collectif, un lien social et un intérêt commun ? »320 Comment déterminer des principes qui puissent
se justifier sans que ceux-ci soient l’objet d’incessantes remises en question ? La tâche que se propose Monique
Canto-Sperber est ardue parce que l’idée que l’on se fait du libéralisme est synonyme d’égoïsme et d’absence de
valeurs partagées. Un surcroît de liberté n’est-il pas délétère pour le lien social ? Les individus, aujourd’hui, ont-ils
pour fin de chercher plus de liberté ou plus de solidarité ?

Comment croire que les idées libérales peuvent être des idées sociales ?

Monique Canto-Sperber nous surprend : elle prête au libéralisme un volontarisme dans la détermination du
comportement humain. Pour preuve : « la force des idées libérales tient à la croyance qu’il est possible d’exercer
une influence sur l’homme. Les moyens de ce long processus de civilisation qui rend possible la vie en société sont
l’intériorisation de normes collectives et l’incitation à penser qu’il est nécessaire d’imposer des limites et des
contraintes aux comportements des hommes. »321 En réalité, contrairement à ce que laisse penser cette phrase,
Monique Canto-Sperber définit la socialisation non comme l’intériorisation d’une contrainte sociale exercée par la
société mais comme un processus de régulations spontanées où l’homme interagit avec son environnement social. Le

317
Idem.
318
Ibidem, page 13.
319
Monique Canto-Sperber, Les règles de la liberté, op. cit., page 14.
320
Idem, page 20.
321
Monique Canto-Sperber, Les règles de la liberté, op. cit., page 25.
82

fait de se voir, de se regarder mutuellement, est à l’origine d’un processus collectivement vécu où les hommes se
sentent obligés d’agir conformément à ce qu’ils pensent être attendu d’eux. Ce choix peut être désintéressé ou
hypocrite : il démontre la valeur que l’on accorde à la (bonne) réputation. Le libéralisme, apprend-on, serait
soucieux d’une société qu’il faudrait améliorer. « L’idée d’une société humaine moins imparfaite est constamment
présente dans le libéralisme. Mais cette action ne peut qu’emprunter le chemin difficile des compromis, de la
négociation et de la recherche du consensus. »322 Toute action qui se donnerait pour but collectif d’arriver à un
certain résultat ne peut pas aboutir. La liberté telle que la conçoit Monique Canto-Sperber, est absence de
domination de toute forme d’autorité. Derrière cette définition, il y a une crainte, qui s’exprime par la conception
d’un individu ou d’un groupe qui est prêt à nuire à votre souci d’indépendance. Cela se confirme dans la suite de
son propos. « Celles-ci (les règles collectives de comportements) assurent à chacun une sphère privée où il puisse se
sentir légitimement protégé de l’action d’autrui. »323 Nous ne saurions nier que la liberté ne peut être développée
dans un monde sans sûreté, mais nous ne saurions nous résoudre à admettre une définition aussi pauvre de la
liberté.
Le libéralisme préfère rappeler la nature plurielle des sociétés parce qu’elle raisonne en terme d’individus dont les
intérêts divergent. Leur « liberté » consiste à revendiquer leurs irrésistibles désirs plutôt que de considérer ce qu’ils
doivent à leur communauté. « C’est un acquis fondamental du libéralisme que d’avoir constamment rappelé
l’évidence qu’il n’y a pas de société sans une diversité irréductible des intérêts et des opinions. Un premier
corollaire de la reconnaissance d’un inévitable pluralisme est l’acceptation d’une conflictualité irréductible dans
la vie sociale. »324 L’individu passe des compromis, le citoyen, lui, s’engage dans le respect de la loi que le peuple
détermine. Il fait taire ses intérêts particuliers au profit de la précellence de la raison exigée par la société.
L’individu libéral ignore ce qui le transcende, choisissant toujours ce qui lui permettra de profiter des acquis qu’il
aura pu soutirer de sa négociation. Le citoyen sait ce que signifie se sacrifier, non l’individu libéral. « La résolution
des conflits se fait dans un ordre proprement humain sans intervention d’une autorité extérieure ni conformité à un
modèle transcendant, sans annihilation de la diversité de croyances par l’imposition d’un dogme, sans soumission
des intérêts à des impératifs supérieurs. »325 Comment ne pas voir là l’individu qui ne renonce pas à lui-même,
jugeant qu’il possède des droits supérieurs à sa communauté. Le citoyen se reconnaît des devoirs et c’est ce respect
de ceux-ci qui permet à la société d’exister. L’individu n’abandonne pas facilement ce à quoi il tend ; il discute,
accepte puis refuse, se rétracte en faisant quelques concessions que la société entérinera. C’est à lui d’inventer des
solutions pour qu’existe la société. A lui de trouver des limites et des règles pour coexister avec d’autres libertés qui,
tout autant que lui, n’acceptent le lien social que s’ils peuvent en tirer un bénéfice. « Au cœur de l’idée libérale, on
trouve la conviction que les hommes doivent découvrir par eux-mêmes les modalités sous lesquelles une vie
commune est possible. »326 L’intérêt général règle le citoyen ; l’intérêt privé détermine l’individu qui acceptera celui
d’autrui tant que cet intérêt ne lui sera pas préjudiciable. Pour parvenir à ses fins, l’invention du marché permet à
l’homme de réguler ses besoins. Il donne les moyens d’accéder aux informations sur ce qu’on désire, sur ce qu’on

322
Idem, page 27.
323
Ibidem, page 28.
324
Monique Canto-Sperber, Les règles de la liberté, op. cit., page 29.
325
Idem, page 30.
326
Ibidem.
83

produit. Grâce à lui, notre enrichissement est garanti si l’on sait apprécier ce que les hommes veulent obtenir. Pour
comprendre l’individu libéral, il faut appréhender l’importance que prend le marché dans la détermination du lien
social. Pour les libéraux, le marché est un concept politique parce qu’il offre une réponse à la satisfaction des désirs
en absence duquel ceux-ci viendraient à s’affronter. Une chose est certaine : « l’idée que le marché occupe une
large sphère de la vie sociale est une idée libérale. »327 Une question se pose immanquablement : quelle en est la
limite et en répondant qu’on l’ignore, ne remet-on pas en cause la liberté elle-même en raison de son omnipotence,
de sa volonté tentaculaire à s’approprier tout ce qui existe. En effet, « la question reste ouverte de savoir si les
mécanismes d’évaluation du marché ne peuvent pas être utilisés pour des biens qui ne sont pas des
marchandises. »328 Si cette question, Monique Canto-Sperber se la pose, elle l’évacue bien vite pour souligner
combien le marché est source de perfectionnement. Ce que cet auteur s’autorise, c’est à un tour de passe-passe par
lequel la notion de marché se substitue au concept d’agora, à savoir ce lieu de rencontre et de circulation assurant
un perfectionnement mutuel. Il est vrai qu’« il n’y a pas de progrès commun vers la vérité sans un processus
incessant de confrontation des opinions, et des valeurs. »329 Cette raison délibérative, pourquoi la nommer
« marché » ? Y-a-t-il une offre et une demande ? Une demande de sens et une offre politique ? Il nous faut mesurer à
quel point l’idéologie économique a contaminé ce qui ne ressort pas de sa compétence. Sa terminologie s’étend à
tout propos. Vers quelle rationalité nous mène-t-elle ? Vers plus de mesure et de calcul généralisés. Ceci est
caractéristique de l’idéologie libérale qui édicte de simples règles formelles par l’intermédiaire desquels tout peut
être quantifié et échangé. On peut donc en déduire que la liberté, c’est d’abord la liberté économique, ce que
l’argent me procure, grâce auquel je suis en mesure de (presque) tout acquérir. Est légitime et adulé celui qui
possède, est misérable et méprisable celui qui vend sa force de travail. Pourtant, Monique Canto-Sperber ne doute
pas un instant que « la conviction que l’état social doit être amélioré est une conséquence naturelle de la pensée
libérale. »330 Ce que veut préserver Monique Canto-Sperber c’est une forme de libéralisme dépassé empiriquement
par le néo-libéralisme contemporain où l’homme n’intervient plus sur son destin. Il faudrait que Monique Canto-
Sperber comprenne que ce qu’elle écrit à propos de ceux qui récusent son analyse du libéralisme, elle le fasse sien :
« c’est en reconnaissant l’indétermination des idées libérales qu’on se met dans la meilleure situation pour
comprendre comment elles peuvent évoluer et recevoir un sens concret. »331 Le libéralisme a évolué vers un
ultralibéralisme et quant à son sens concret, il s’agit de faire toujours plus de profit et de bénéfices. Monique Canto-
Sperber s’illusionne sur la capacité du libéralisme à autolimiter sa logique entropique : « les idées libérales sont
vraies et fécondes dans la mesure où elles ne sont pas poussées jusqu’au bout, mais rapportées à une forme de
mesure interne. Elles comportent toutes un seuil de justesse intérieure. Ce seuil de justesse a quelque chose d’une
norme. »332 Cette norme, il faut bien le constater, a laissé sa place à l’excès, à l’hubris. Qui peut lutter contre la
démesure de la raison économique sinon l’affirmation d’une politique de décroissance. C’est un enjeu civilisationnel
que nous devons relever et non mettre le corps social sous perfusion. Le libéralisme de Monique Canto-Sperber est
un libéralisme normatif qui vise à instituer la constitution d’une société de libertés. Or à quoi assistons-nous ? A la

327
Monique Canto-Sperber, Les règles de la liberté, op. cit., page 32.
328
Idem.
329
Ibidem, page 33.
330
Monique Canto-Sperber, Les règles de la liberté, op. cit., page 35.
331
Idem, page 38.
332
Ibidem.
84

montée des inégalités, à la croissance numérique de gens vivant avec voire au dessous du seuil de pauvreté, à un
chômage massif qui prive de signification le mot liberté, avec un million huit cent mille allocataires du rsa. Et
combien touche l’ass, ou l’allocation adulte handicapé ? Le libéralisme que défend Monique Canto-Sperber, avec
ses louables intentions démentis dans les faits par le néolibéralisme a beau découvrir la nécessité de l’intervention
de l’Etat, l’importance de la reconnaissance de la solidarité, la défense des droits sociaux, il n’en demeure pas
moins une idéologie contre laquelle il faut lutter pour que cesse de se perpétuer les formes de domination
économique et sociale. Monique Canto-Sperber admet que le libéralisme connaît quelques insuffisances: « dans sa
volonté de reconnaître les conflits des intérêts, il parvient mal à situer le lieu du creuset de l’intérêt commun. Sa
réticence à l’idée que l’Etat organise le social le rend peu sensible à la nécessité de la décision politique. »333 Aussi
comment peut-on affirmer que le libéralisme offre des outils pour lutter contre les formes d’asservissement, qu’il
s’attache à définir les règles communes qui garantissent le respect de la liberté de chacun ? Comment peut-on croire
que le libéralisme est une idéologie de résistance à un marché sans règles, à une économie mondialisée sans
normes ? Monique Canto-Sperber pour défendre le libéralisme se réfère aux libéraux républicains de la fin du 19ème
siècle : Charles Renouvier, Alfred Fouillée, Léon Bourgeois, Alain.
Elle nous rappelle l’idée commune à ces penseurs qui définissent l’Etat comme l’incarnation de l’exigence de
garantir à tous les libertés fondamentales, ainsi que l’accès aux biens publics. Le républicanisme apporte au
libéralisme des idées telles que l’égalité et la justice mais aussi des valeurs telles que la solidarité et la fraternité. Ce
sont de belles idées, mais ce ne sont que des idées qui ont pu prévaloir il y a un siècle, mais dont l’actualité est
démentie par la nécessité pour l’individu contemporain de trouver les ressources à partir de lui-même pour pouvoir
survivre. Malgré tout, Monique Canto-Sperber réaffirme sa confiance dans la capacité du libéralisme à se donner
des limites : « c’est en assumant clairement les idées libérales, en se fiant à ce que requiert leur norme intérieure
que l’on se donne le meilleur moyen de remédier aux abus et déviances du libéralisme. »334 Mais dans un pays qui
a abandonné toutes ses souverainetés, où triomphe l’économie-monde avec toutes les contraintes qu’elle implique,
n’est-il pas illusoire de croire que le libéralisme puisse être maîtrisé ? L’anomie entendue comme cet état de
déstructuration de la société due à la perte des normes et des valeurs communes à ses membres avec ses diverses
fractures, culturelle (la montée d’une société multiculturelle qui revendique des droits remettant en cause la laïcité)
et sociale est notre destin si nous n’opposons pas un refus catégorique issu d’une reconquête de notre capacité à
décider de la politique que nous voulons effective et non plus un simple jouet artificiel de la médiasphère. La seule
alternative possible est une politique qui réconcilie le peuple avec ses représentants rompant ainsi avec une élite
insensible aux aspirations des catégories populaires. Nos craintes seraient infondées parce que « notre histoire
politique rend impossible des formes radicales de libéralisme. »335

La critique de la ND du social-libéralisme.

Mais quelle est la puissance organisatrice de l’Etat aujourd’hui ? Monique Canto-Sperber veut voir dans le
libéralisme une culture de la résistance à un marché sans règles, sans ordre ni normes alors même qu’il incarne la

333
Monique Canto-Sperber, Les règles de la liberté, op. cit., page 44.
334
Ibidem, page 47.
335
Monique Canto-Sperber, le libéralisme et la gauche, op. cit., page 24.
85

réalité d’un monde régi par l’amoralisme de la finance. Nous vivons dans un monde où l’homme est devenu un
étranger pour son semblable où l’appât du gain légitime une société déliquescente.
Il faut faire valoir la dimension holiste de la société, autrement dit agir de sorte que les individus réfèrent leur action
à un sens sociétal dont ils s’emparent pour déterminer une identité enracinée. Parmi ceux qui sont intégrés à la
société, le règne de la marchandise crée des individus sans attache qui n’ont qu’un rapport instrumental au
politique dont il n’exige aucun changement. La révolution civique que réclame Mélenchon s’oppose à ce statut quo
mais il se situera toujours dans les marges du pouvoir, surtout si le parti socialiste fait alliance avec le centre, certes
évanescent. Aussi la mélancolie de la ND est-elle profonde. Il est impossible de ne pas voir le lien entre
l’individualisme exacerbé et l’asphyxie de la démocratie et de ce que la culture est devenue. Elle figure en bonne
place des choses qui se produisent et des choses qui se vendent. Cette soumission au règne sans partage de
l’économie mondialisée dégrade l’image de l’homme dont le rappel incantatoire aux droits de l’homme est le cache-
misère, un effet d’annonce qui masque les enjeux réels. Parmi ceux qui ne s’en soucient guère, il y a Luc Ferry pour
lequel « nous ne sommes plus au temps des misérables de Victor Hugo ». Il faudrait faire disserter Luc Ferry sur les
nouvelles formes de pauvreté et d’aliénation en l’immergeant dans ce monde dégradant de l’inutilité sociale et lui
faire fouiller le soir venu les poubelles des centres commerciaux. Ferry semble ignorer que des gens meurent en
raison de leur extrême dénuement. Il faudrait qu’il lise les travaux de Robert Castel ou de Serge Paugam pour
prendre conscience des enjeux sociaux dont il ignore tout. Ce ne sont pas les grandes fortunes qui gênent, c’est la
cohorte d’indigents qui son offensantes en regard du détour anthropologique que la ND a bien voulu faire.
Une piste existe, ce serait allouer comme le propose la ND un revenu de citoyenneté qui garantit à chacun une
existence certes frugale mais digne. L’expérience ethnographique rend lucide sur la carence morale de nos sociétés
où l’économisme triomphant élimine ce qui constitue l’humanité de l’homme. « Ne donnez pas dans cette
philanthropie romanesque du 18ème siècle. Il n’y a qu’une seule chose à faire dans ce monde. C’est acquérir toujours
plus d’argent et de pouvoir » écrivait Napoléon au comte Melzi. Voilà qui résume assez bien l’état d’esprit du temps
présent. La multiplication de l’offre de jeu d’argent comme le poker sur internet en est l’illustration flagrante. Que
fait-on ? On est en train de créer une nouvelle forme d’addiction légale. Quant au pouvoir, les situations de rente
sont légion. Que dit le Peuple ? Que la politique est devenue une carrière et non plus une vocation, un moyen de
vivre de celle-ci et non plus l’instrument qui avait pour fin de faire respecter les décisions dudit peuple. L’absence
de référendum est significative de cette volonté d’éviter d’être confronté à la voix du Peuple. De toute façon, on ne
vote plus tant pour un programme, que pour une image façonnée par l’exposition médiatique. La société de
consommation est passée par là, elle régente aussi la classe politique avec sa cohorte de conseillers en
communication. Notre barbarie nouvelle est celle de l’indifférence à l’égard d’autrui et de l’ignorance que nous
avons des besoins infinis que nous revendiquons dans un monde fini où le problème de la rareté va bientôt se poser.

La victoire de la droite libérale est totale. Est-ce l’opportunité d’une émergence d’un archéo-socialisme réclamé
par la ND ?

Le livre de Christian Laval, l’Homme économique, constate que la société ne remet plus en cause l’idéologie
libérale qui postule un moi intéressé dont la présence du marché existe pour répondre à ses attentes. Cela vaut tant
86

pour les classes aisées que pour les classes défavorisées. « La société se découvre comme un espace d’utilité
mutuelle qui est réglé par ses propres lois que l’on identifie à une nature humaine et à certaines qualités des
relations qu’il entretient avec les autres. » 336
Que ce soit le socialisme ou le libéralisme, la logique de domination de l’étant n’a jamais connu de pareils
développements. « La société industrielle, la plus formidable machine à produire, est pour cela même la plus
effrayante machine à détruire. Races, sociétés, individus, espace, nature, mers, forêts, sous-sol : tout est utile, tout
doit être utilisé, tout doit être productif, d’une productivité poussée à son régime maximum d’intensité. »337 Tel est ce
qui découle du projet moderne visant à construire une société à partir de la seule raison. Seule compte l’efficacité et
la capacité à mobiliser toutes les forces nécessaires à l’obtention du résultat désiré. Culte de la performance et
uniformisation du monde vont de pair pour ce que Guillaume Faye appelle un Système. C’est avec prémonition que
Tocqueville avait intuitionné le phénomène. « La variété disparaît au sein de l’espèce humaine. Les mêmes manières
d’agir, de penser, de sentir se retrouvent dans les quatre coins du monde. Les peuples deviennent semblables
quoiqu’ils ne se soient pas imités. »338 La généralisation planétaire de la technique, l’assujettissement à raison
économique, l’invasion des produits culturels constituent autant de facteurs propices à une colonisation de
l’imaginaire. « Le temps du monde fini a bien commencé et il a commencé comme fin de la pluralité des mondes. Un
seul monde tend à être un monde uniforme. Cette indifférenciation des êtres humains au niveau planétaire est bien la
réalisation du vieux rêve occidental. (…) Cette unification du monde achève le triomphe de l’Occident. On sent bien
que ce n’est pas tout à fait une fraternité universelle qui est le terme de cette expansion dominatrice. Il ne s’agit pas
d’un triomphe de l’humanité, mais d’un triomphe sur l’humanité. »339 L’occident, son essence, se définit par sa quête
d’universalité. Certes, est le lieu de résistances tant à gauche qu’à droite, mais il faut bien le reconnaître,
l’utilitarisme, l’individualisme, l’économisme l’ont emporté sur les dénonciations de l’impérialisme occidental.
Devant ce que les élites nomment les formes d’obscurantisme, à savoir tous ceux qui rêvent d’une société fermée, de
communautés closes, celles-ci font valoir l’héritage et les valeurs des Lumières, le message éthique de l’Occident
qui conjuguent Droits de l’homme et démocratie. L’affirmation de l’individu contre les préjugés, les croyances agit
en sorte de favoriser l’épanouissement de l’homme dont on reconnaît un égal droit au bonheur. Ne faut-il pas
répondre que « le déchaînement utilitariste de l’intérêt personnel ne vide-t-il pas la démocratie de l’essentiel de son
contenu en instrumentalisant les hommes dans la grande machine technicienne ? »340 L’occidentalisation est
synonyme de déculturation, c’est-à-dire de perte d’identité collective. Identifiable à l’expansionnisme capitaliste,
elle abandonne les individus à la compétition sans merci. « L’Europe sera douce pour les forts et dure pour les
faibles. »341
Cette nécessité impérieuse de réussir et d’être performant se retrouve au niveau le plus intime de la vie privée.
L’idéologie du challenge a l’espace social. Que le sport ait pris une telle importance dans les médias et la société
est révélatrice d’une conception darwinienne de celle-ci. « Est-ce là le résultat de ce progrès dont nous sommes si

336
Christian Laval, L’Homme économique, Gallimard, 2007, page 12.
337
Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, le Seuil, 1980, page 56.
338
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Gallimard, 1968, page 266.
339
Serge Latouche, L’occidentalisation du monde, La Découverte, 1989, pages 30 et 31.
340
Idem, page 41.
341
Jacques Chirac, Le Monde, 6 janvier 1989.
87

fiers, avoir réduit toute la richesse de la vie à l’impératif le plus radical de la survie ? »342 Le projet moderne de
construire une société sur la rationalité économique a conduit au règne de l’efficience où il s’agit de penser l’emploi
rationnel de moyens pour réaliser des fins dont on cherche la maximisation. La recherche individuelle du bonheur le
plus grand requiert de dépenser une énergie productrice d’effets et de jouissances dont on aura mesuré savamment
les coûts et le peines. Telle est la philosophie de l’utilitarisme qui vise à l’optimisation sans fin de ses objectifs. Le
désir de la chair, de l’argent, et du pouvoir n’est plus répréhensible, il est même valorisé. Que ce soit Adam Smith
ou Mandeville de façon plus radicale, tous deux « libèrent l’économie de la morale par la démonstration que le bien
commun est réalisé dans cette sphère des intérêts matériels lorsque les individus poursuivent des fins profanes
amorales et sont animés du sentiment de l’amour de soi. »343 On ne veut conserver de l’Occident que l’agréable
vision d’une liberté que la démocratie nous garantit. La modernité dont se réclament les promoteurs de la société
ouverte rompt avec les traditions et les mentalités qui résistent à l’idéologie du progrès. « L’aspiration
démocratique (…) se réalise en même temps que la destruction des cultures avec la montée de la technique et du
marché. »344 En réalité l’économisme de nos sociétés fait que nous vivons dans de pseudo démocraties, et dont
l’aliénation de l’individu à ses désirs rend illusoire sa prétention à être libre. Il n’y a pas lieu d’être surpris du fait
que nous vivions dans des pays où la métaphore guerrière est constante : la concurrence est une saine émulation au
service du progrès. Si, il fut un temps, nous nous interrogions sur la manière de moraliser l’économie, l’utilitarisme
détruit ce souci de sorte que nous pouvons nous interroger sur ce qui subsiste de la morale. « Suivre son intérêt
devient l’impératif catégorique de la modernité. »345 Ce que l’on nommait les vertus deviennent superflues. Chacun
est appelé à être le concurrent d’autrui au nom d’un bien commun défini comme l’obtention du plus grand bonheur
acquis pour tous. Le fascisme s’est nourri de cette idéologie de l’eudémonisme tant individuel que collectif. « En
rompant avec le rationalisme du bonheur individuel pour nous situer du côté de la défense des peuples, de leur
volonté d’affirmation, de différence et de destin, nous prétendons constituer la véritable alternative. »346

Maintenir le cap d’une Critique de l’homo oeconomicus.

« Le libéralisme, s’il produit l’abondance matérielle est en même temps producteur de pénurie dans l’ordre
spirituel. »347

L’homme est fait pour le bonheur. Tel est le postulat de l’utilitarisme. Aussi, doit-il agir dans le sens de sa
réalisation sinon ses actes seront jugés comme relevant de l’irrationalité. Le travail est la condition nécessaire à
l’accomplissement de cette finalité. Sa raison doit rechercher activement ce qui contribue à la satisfaction de son
bien-être. L’homo oeconomicus agit en mesurant les conséquences de ses actes. La société telle que l’appréhende les
utilitaristes doit exploiter toutes les velléités qui suscitent l’intérêt. « Toute la problématique de l’intérêt serait
incompréhensible si l’on oubliait l’importance de l’incitation à l’action. »348 On ne se pose plus la question de la

342
Serge Latouche, La planète des naufragés, La Découverte, 1993, page 43.
343
Idem, page 58.
344
Ibidem, page 75.
345
Serge Latouche, La planète des naufragés, op. cit., page 96.
346
Guillaume Faye, Les systèmes contre les peuples, Le Labyrinthe, 1981, page 51.
347
Alain de Benoist, Orientations pour des années décisives, le Labyrinthe, 1982, page 67.
348
Christian Laval, L’homme économique, Gallimard, 2007, page 128.
88

limitation des passions et de l’évitement de l’anomie suscitée par le désir. Au contraire, on fait l’apologie de
l’action, on vante la recherche de l’intérêt. Les notions de vertu et de devoirs sont dévaluées au profit d’une
arithmétique des plaisirs et des peines. Les passions deviennent légitimes et doivent être encouragées. Le nouvel
impératif moral consiste en la valorisation de l’enrichissement auquel se mêle le salut personnel. On en trouve trace
dès le 17ème siècle. Pour autant, l’homme ne saurait se passer d’institutions qui viennent encadrer les passions qui
peuvent opposer l’homme à son semblable. Ce qu’il convient de faire, c’est que les passions existantes servent
l’utilité sociale et politique. Ceci débouche sur une dévaluation de l’ethos chrétien qui s’oppose au bien-être
matériel. « L’esprit bourgeois ne se réduit pas à la modération des désirs au nom de la raison, (au contraire) il
justifie le désir humain en tant que tel. »349 Avec la philosophie des Lumières, se trouve propulsée la conduite la
plus passionnée, la plus intense dont l’objet est si nécessaire à notre bonheur que la vie nous serait insupportable
sans l’assouvissement de nos désirs. Il ne faut pas comme le fait le christianisme rejeter les passions ; ils font partie
de notre nature, il faut donc les accepter pleinement. Ils sont le moteur de notre vie sans lesquels ce qui est grand en
nous ne pourrait s’exprimer. Que serait l’art sans la passion ? Ce qu’il convient de penser, c’est la quantité
d’énergie nécessaire pour que se meuve la société. Plus elle est grande, plus l’action est puissante. Et à l’opposé,
plus une société condamne l’expression des désirs, plus elle est vouée au déclin. Les passions sont source de vitalité
pour une société qui se structure sur la maximisation du bien-être. Ce qu’un Condillac ou un Helvétius veut faire
comprendre, c’est que les plaisirs de l’individu ne sont pas incompatibles avec les exigences de la société. Il faut que
celle-ci se dote d’institutions capables d’encourager les vertus publiques, de faire en sorte d’éveiller l’estime de soi,
de produire le goût de l’effort pour que s’harmonisent les passions. L’Etat existe pour que les lois que celui-ci
engendre permette la cohabitation d’intérêts différents : assurer le droit à la propriété, faire respecter la liberté,
garantir la vie, telles sont les prérogatives de l’Etat autorisant l’individu à poursuivre ce qui le motive
naturellement. Artistes, philosophes, savants sont aussi gens de haute passion comme les guerriers. La passion n’est
pas destructrice, elle est l’énergie de la production de l’esprit, le mobile de l’industrie. L’amour qu’elle génère
produit tout : l’envie de plaire, l’attrait pour les femmes, l’invention de l’art, etc. Ce qu’il convient, c’est unir
l’intérêt individuel avec l’utilité publique. C’est pourquoi Helvétius conçoit le rôle de l’Etat comme ce qui incite à
jouir comme il faut, pousser les intérêts vers le maximum de satisfaction sans léser personne.
« Le législateur n’obéit pas d’abord à une logique de frein, il suit une logique d’incitation et de productivité. Il
s’agit non de neutraliser les forces, mais de les nouer ensemble, de les combiner, de les concentrer vers un objectif
d’utilité publique. »350 Le désir et l’amour de soi ne sont plus condamnés, ils apparaissent comme le premier moteur
de tous les progrès. Il revient à Bentham de définir l’unique principe de gouvernement : « le plus grand bonheur du
plus grand nombre. » Celui-ci développe l’idée que l’Etat moderne doit conduire à l’épanouissement de la logique
de maximisation du bien-être. Ce qui est essentiel dans l’utilitarisme classique, c’est de déterminer ce qui peut
rendre compatibles les intérêts individuels et l’utilité publique, ce qui est loin d’être acquis. Pour ce faire, il ne faut
pas prendre en compte la moralité des actes, mais se demander si l’on peut intensifier le désir et en tirer une
satisfaction qui puisse être aussi utile à la société. Le problème ne porte plus sur la nature morale de l’objet que l’on
désire, mais sur la faculté rationnelle de l’individu à apprécier le bonheur pour le plus grand nombre.

349
Idem, page 140.
350
Ibidem, page 147.
89

« Au début du 18ème siècle, le terrain était prêt pour une science des désirs et des satisfactions, qui ne s’encombre
plus des critères désormais déclassés de la morale. »351 Ce qui est nouveau avec la science économique, c’est
qu’elle s’articule à une anthropologie qui rompt avec les anciennes normes que le christianisme avait fondé. La
question morale disparaît comme horizon de sens au profit d’une quête insatiable de jouissance. L’utilitarisme ne se
prononce pas sur les fins supérieures de la société ni sur la nature plaisir que prend l’individu. Seule importe la
satisfaction des désirs et la reconnaissance de l’utilité comme principe de l’action des individus. Le monde est un
énorme réservoir de biens dont l’homme dispose qui a été conçu pour la satisfaction de ses besoins. Il en va de la
nature comme des hommes : tous deux sont utiles à la concrétisation de mon plaisir. Autrui est un moyen de
réalisation de mes intérêts. L’avènement de la science économique voit triompher le moi désirant et avec lui une
axiomatique de la quantité qui transforme l’objet convoité en valeur pour l’individu. La notion d’utilité détermine ce
qui fonde la science économique. L’objet de celle-ci n’a pas une valeur intrinsèque, elle ne vaut que par rapport au
besoin de l’homme. Il n’est de richesse que pour l’homme. La valeur est uniquement relative à l’homme qui la
désire. Ce qui n’est bon à rien n’a aucune valeur. Seule l’utilité, estimé comme principe universel permet
l’évaluation de ce qui mérite d’exister. C’est la jouissance qui fait la valeur d’une attente, d’un objet, et rien d’autre.
C’est ce fondement qui constitue le principe fondateur de l’économie politique quand celle-ci veut donner une
définition de son objet. Les choses n’ont de valeur que par l’utilité qu’elles procurent à l’homme. L’utilité, c’est
cette qualité qu’ont les choses de pouvoir servir l’homme. Dire qu’une chose a de la valeur, c’est dire qu’elle est
bonne à quelque usage. Et cette valeur est strictement subjective du fait que c’est toujours l’individu qui l’estime ;
elle a d’autant plus d’importance qu’elle est rare. Aussi faut-il pour que la société en profite qu’elle existe en grande
quantité. La satisfaction se juge en fonction de celle-ci et de son degré d’intensité. Il faut que les plaisirs recherchés
et les peines évitées soient commensurables, que l’on puisse les mesurer, les ajouter ou les soustraire, les comparer.
Le comportement qui vise le fait d’être aimé et respecté, l’estime de soi sont des biens qui méritent d’être pris en
compte, d’où l’attrait pour les titres, les honneurs. Ce sont des biens incorporels de la plus grande importance. Les
objets de vanité, bijoux, parures, vêtements sont faits pour être aimés, ils méritent d’être pris en considération. Il n’y
a pas de faux ou de vrais besoins. L’économie doit inclure tous les objets désirables, que ce soient les liens de
reconnaissance, d’admiration, d’amitié, ou d’amour. On peut dire de l’économie qu’elle est une science du désir et
de la jouissance au service de l’égoïsme. Seul l’individu est apte à identifier ce qui lui est utile et désirable et à être
capable d’en fixer le prix. La valeur des choses est la seule mesure de l’utilité qu’elles ont pour l’homme.
L’important n’est pas dans la distinction entre biens de vanité et bien répondant à des besoins réels, il tient à la
dépense que l’on fait pour répondre aux besoins les plus divers qui sont satisfaits par la consommation. Si la valeur
des choses n’est pas intrinsèque mais dépend exclusivement du désir de possession, on peut se demander ce qui
échappe au principe d’utilité. Tout est relatif au moi qui calcule si l’objet qu’il convoite mérite d’être possédé. Il lui
faut apprécier le plaisir et le degré de peine que coûte l’obtention d’un bien. La variabilité des jugements sur la
valeur des biens soulève un vrai problème pour ceux qui entendent faire de l’économie une science. Existe-t-il un
point fixe ou la valeur est-elle liée à l’estimation sur le marché de celui qui veut la posséder ? On peut dire que le
marché de l’art fonctionne suivant le principe du désir de l’acheteur où pour l’emporter l’inflation est de mise. La

351
Christian Laval, op. cit., page 153.
90

valeur ne connaît la limite que veut bien lui attribuer celui qui désire telle ou telle œuvre. « Prendre le moi comme
mesure est une proposition évidemment problématique. Qu’est-ce qui, dans ce moi, permet de donner le prix des
choses. ? »352 Le point fixe découle de la capacité de calcul qui lui soit commun avec les autres individus. L’individu
doit savoir appréhender les effets que lui coûtent les biens qu’il se procure. Il lui faut se connaître pour apprécier
les bienfaits de ses acquisitions. L’individu doit savoir mesurer les plaisirs et les peines qu’il encourt quand il achète
un bien. Ce qui importe, c’est de comparer la satisfaction recherchée et l’effort qu’il faut produire pour l’obtenir.
Ce qui détermine la valeur estimative intègre dans ses raisons la difficulté de la production et donc une limite à
l’acquisition. Il ne faut pas oublier qu’on échange toujours du plaisir contre de la peine. On ne saurait occulter le
poids de la peine et du travail qu’il a fallu consentir pour acquérir tel ou tel bien. Cette peine a un prix que celui qui
veut jouir du bien produit est prêt à rétribuer en l’acquérant sur le marché.
« Tout semble tourner autour d’une question centrale : de quel degré de réalité va-t-on affecter l’espérance de
jouissance d’un côté et l’appréhension de l’effort de l’autre ? »353 Certains retiennent le plaisir et l’intensité du
sentiment ; d’autres conservent l’idée de peine et de travail comme élément de détermination du prix naturel des
choses. Il y a dans la théorie libérale deux écoles : celle pour laquelle le travail est source de la valeur, et celle
pour laquelle l’échange est à l’origine d’un choix subjectif qui engendre le prix de la valeur désirée. Galiani
estime que loin de dépendre du travail, la valeur découle de l’échange. L’homme est un être de passion qui fuit ce
qui le fait souffrir, accordant de l’importance aux biens selon les sensations qu’il en attend. « J’appelle utilité
l’aptitude qu’a une chose de procurer le bonheur. »354 L’homme est un être anomique, éternellement insatisfait : il
veut toujours plus en se créant à l’infini des besoins que d’aucuns estimeront superfétatoires. Pour Turgot, la valeur
est dépendante de l’effort que l’homme est prêt à consentir pour s’approprier l’objet de ses désirs. C’est le coût qui
mesure la valeur. « C’est par la peine acceptée que l’on mesure la valeur en plaisir escompté d’un bien. La valeur
exprime bien un rapport subjectif aux choses, dont la bonté estimée dépend de leur capacité à nous satisfaire. »355
Cette définition est celle qui vaut pour l’homme isolé, n’ayant à estimer qu’une seule chose. Elle ne dit rien de sa
valeur confrontée à d’autres biens. Devant une pluralité d’objets, l’homme doit établir un ordre d’utilité qui dépend
qui de la hiérarchie des besoins, qui du caractère plus ou moins approprié de l’objet au désir éprouvé, qui de la
peine de la production, qui de l’acquisition en fonction de la rareté de l’objet. Le prix d’un bien est lié au fait que sa
quantité n’est pas illimitée et que l’homme a une force limitée. Le commerce permet de dépasser cette situation. Les
biens obtiennent une valeur du fait de leur utilité pour ceux qui entrent dans l’échange. Tout objet a une valeur
appréciative faisant d’autrui un potentiel client. Chacun gagne à échanger. On échange un objet en contrepartie
d’un bien qui vous manquait qui agrandit votre bonheur. L’échange a lieu parce que chacun espère avoir plus en
échangeant. Chacun trouve dans la transaction qu’il effectue une valeur supérieure à ce que lui-même échange. Il
reçoit plus que ce qu’il donne et c’est vrai de la part de tous ceux qui échangent. Toutes les parties sont également
satisfaites. Pour Condillac, il n’y aurait pas d’échange si chacun n’y trouvait son compte. « Dans et par le
commerce, le rapport pénible et laborieux avec la nature est médiatisé par l’estimation des choses utiles sur le

352
Idem, page 162.
353
Christian Laval, op. cit., page 165.
354
Ferdinando Galiani, De la monnaie, Marcel Rivière, 1955, page 50.
355
Christian Laval, L’homme économique, op. cit., page 168.
91

marché. Le travail est toujours commandé par l’espérance de jouissance. »356 C’est parce que nous désirons une
chose, que nous jugeons en avoir besoin, que nous nous donnons les moyens de l’acquérir. Le plaisir que nous
attendons d’elle détermine le coût qu’elle exige. Pour Adam Smith, on achète du travail avec un objet utile à autrui.
Mais on ne peut acheter du travail que parce que le bien que l’on vend produit un plaisir pour celui qui est prêt à me
l’acheter avec son propre travail. « La valeur d’échange d’un bien est la quantité de pouvoir qu’elle permet
d’exercer sur le travail d’autrui. Sa valeur, c’est son pouvoir d’achat. »357 Pour Smith, le travail est une réalité
mesurable de sorte que l’on sait ce que l’homme sacrifie. On sait également que le prix que l’acheteur doit payer est
toujours le même. La quantité du travail acheté est le vrai prix des choses produites par l’homme. Pour les
théoriciens du libéralisme, nul jugement sur la nature de ce qui est échangé n’est valide. Il n’y a pas de bien ni de
mal. Seule compte les sensations que peuvent éprouver l’individu. L’utilitarisme est un subjectivisme axé sur le
primat du désir qui n’a cure des normes sociales, morales, religieuses. Tout acte humain est la manifestation d’un
désir à propos duquel aucun jugement moral ne doit être admis. Il n’est pas nécessairement égoïste parce que son
objet peut être le bien de la société. Il ne se résume pas à la satisfaction des besoins naturels car il peut prendre en
considération des désirs issus de la vie sociale. Aucun jugement d’ordre moral ne doit perturber l’appréciation
économique de la valeur économique qui ne dépend que de l’intensité du désir, laquelle se juge au coût auquel
l’individu est prêt à consentir pour en avoir la jouissance. Les partisans de la valeur travail doivent admettre que
dans l’échange il y a du désir à acquérir tel bien sinon la transaction ne se ferait pas. « L’économie reçoit son
autonomie de son postulat amoral de la prééminence ou du préalable du désir au fondement de la valeur
économique. »358 Le jugement moral sur la nature des désirs ne s’est pas évaporé du jour au lendemain. Il intervient
avec l’école marginaliste. L’économie est la science de l’utilité, ce qui signifie de n’avoir plus à traiter de morale.
Le traitement mathématique de l’utilité est censé démoraliser la conception normative que l’on a de l’économie.
Avec Jevons, il n’est plus question de classer, et de différencier les utilités individuelles en s’interrogeant quelle peut
être l’influence des passions sur les choix. Jevons affirme que les utilités des différents individus ne peuvent être
comparées. C’est le postulat de l’autosuffisance du marché qui permet d’éliminer toute considération d’influences
de quelque nature qu’elle soit. La science économique conçoit l’individu comme cet être qui sait apprécier les
bénéfices et appréhender les coûts nécessaires à l’obtention de ce qu’il désire. Chacun obtient sur le marché ce qui
lui manque au prix où il entend acheter ce qui lui fait défaut. Walras dit qu’il existe une économie politique pure
semblable à la mathématique. Pareto considère que l’économie politique est cette science qui n’étudie que l’homo
oeconomicus. Elle n’a pas à s’embarrasser de l’éthique. La science économique se développe comme discours sur
une réalité qui possède ses propres lois et ne veut plus être associée à d’autres sciences, hormis la mathématique.
Cet état de fait est lié à l’affirmation de son autonomie qui possède ses propres lois. Elle n’a rien à dire sur l’équité
et la répartition des richesses. Cette science a tout de même pour prétention d’énoncer ce qu’est un comportement
normal, rationnel. Elle s’institue comme étant au fondement d’un ordre social au nom des lois qu’elle édicte. Pour
elle, la société est un marché où se régule les passions, les besoins, les intérêts. Loin d’être neutre, l’économie
détermine la valeur des individus, elle les estime en fonction de l’utilité que les hommes ont pour les autres. L’utilité

356
Idem, page 170.
357
Ibidem, page 172.
358
Christian Laval, L’homme économique, op. cit., page 175.
92

introduit un changement de fondement dans la normativité. L’économie peut bien être amorale, elle n’en est pas
moins normative dans la mesure où l’individu doit déterminer son meilleur intérêt en sachant apprécier les
contraintes qu’elle rencontre afin de maximiser sa satisfaction.

Calculer

Pour Hume, Helvétius, Bentham, et pour beaucoup d’autres, l’homme parce qu’il est sous l’emprise de la passion
calcule. Cela implique de supposer une certaine conséquence des actes que l’on engage. Le calcul assure une
certaine maîtrise de nos désirs, une capacité de l’homme à se gouverner, à se donner une discipline pour obtenir le
maximum de bonheur qu’il peut espérer. On peut dégager deux tendances : d’un côté, l’individu s’adapte aux
besoins d’autrui, il les devine. De l’autre, l’individu recherche l’autosatisfaction maximale. Dans le premier cas,
l’individu comprend les liens d’interdépendance entre les intérêts privés : je ne puis satisfaire mon intérêt si celui de
l’autre n’est pas satisfait. Dans le second cas, le calcul de l’individu doit être mesuré. « Le calcul des avantages et
des coûts est la forme normative moderne par excellence se manifestant comme liberté contrôlée, comme
autodiscipline imposée. »359 Cette prudence s’explique par le fait que l’action est fondée sur le risque inhérent au
choix que l’on adopte. On part d’une estimation du futur pour déterminer la nature du présent. L’homme doit faire
preuve d’un autocontrôle des passions, d’une automaîtrise de son énergie désirante. Tel est l’esprit du capitalisme
qui, tout en affirmant la primauté du désir, en appelle à un impératif d’autocontrôle. Il y a à la fois apologie du désir
et valorisation du calcul permettant la régulation de ce dit désir. Ce que les économistes postulent, c’est que
l’individu est capable de raisonner sur les effets de ses actes. Ce sont les rapports que nous avons avec les autres qui
nous dirigent dans notre relation aux choses et dans la connaissance que nous en avons. Celle-ci n’opère pas d’un
point de vue transcendant (la raison) mais d’un point de vue immanent, au milieu des passions et de nos affects.
Hume et Bentham en sont les deux grands théoriciens. Pour ceux-ci, « c’est l’effet qui a été le plus courant que nous
estimons toujours comme le plus probable. »360
Nous avons une certaine expérience du passé qui nous permet de concevoir le futur sous l’angle d’un plaisir
escompté. « C’est Bentham qui opposera le plus nettement une nouvelle conception de l’action obéissant à la
logique de l’espérance probabilitaire à celle, plus traditionnelle, de l’action morale prescrites par les autorités. »361
Tout chez Bentham relève de l’action calculée qui appréhende des espérances de plaisir ou de peine. Pour s’assurer
de la satisfaction de ce qu’il entreprend, l’individu peut prolonger dans le temps l’attente des résultats de son action.
Bentham élabore une liste où s’expriment les craintes et les espoirs que l’individu doit maîtriser par son calcul des
peines et des plaisirs. Il s’agit grâce à celle-ci de rationaliser nos choix pour mieux réaliser ce que nous
entreprenons.
Que faut-il penser de la religion qui est une aspiration au bonheur ? Ce bonheur, la religion le reporte après la vie ;
elle exige des sacrifices qui n’auront de valeur que dans l’au-delà. Elle interdits des plaisirs et augmente des
remords inutiles. Elle est négation de la vitalité propice au bonheur. La religion va à l’encontre des intérêts
immanents de l’individu. Elle produit plus de peine que de plaisir ; aussi faut-il s’en détourner. Pour Bentham, il
s’agit d’enseigner à l’homme la science qui permet de diriger ses sensations en sorte qu’elles soient le plus possible

359
Idem, page 189.
360
David Hume, Traité de la nature humaine, Aubier, 1983, page 217.
361
Christian Laval, L’homme économique, op. cit., page 192.
93

subordonnées à son bonheur. Bien calculer son intérêt, c’est agir rationnellement. Bentham réintroduit la morale
expurgée de ce qui la déterminait jusque là, à savoir la conscience intérieure : est désormais moral celui qui agit en
fonction de son meilleur intérêt. Le calcul des plaisirs et des peines introduit la morale dans le monde objectif de la
science. « Ce qui peut le mieux servir les intérêts de la morale, c’est l’habitude de comparer les conséquences des
actions, de peser leurs résultats de peine et de plaisir, et d’évaluer au total le profit ou la perte du bonheur humain.
Le plus habile moraliste sera celui qui calculera le mieux, et l’homme le plus vertueux celui qui appliquera avec le
plus de succès un calcul juste à la conduite. »362 Est « moral » ce qui augmente le bonheur public, ce qui suppose de
comprendre le lien qui associe son propre bonheur à celui des autres. Encore faut-il que l’individu soit capable de
calculer la valeur des peines et des plaisirs. Cela implique aussi que le législateur ait mis en place ce qui permet à
l’individu de faire le plus juste calcul de son intérêt. Ce qui détermine l’agir humain, ce n’est pas les impératifs de la
conscience, mais le principe de l’utilité. On ne peut rien opposer à la volonté qui cherche à satisfaire son intérêt. La
morale utilitariste « a pour opérateur la transformation des plaisirs et des peines en espérances et en craintes qui
jouent comme des stimulants et des freins de l’action. C’est leur juste estimation dans le calcul qui fait l’efficacité de
l’action. »363 L’économie post-utilitariste soutient que l’on ne peut mesurer l’utilité sinon par les actes qu’elle
génère et par ses effets quantifiables. Il existe un partage entre une sphère économique où la maximisation est libre
de toute contrainte et un domaine où elle est déterminée par des conceptions éthiques étrangères à ce qui est de
l’ordre du calcul des peines et des plaisirs. C’est la conclusion qui s’impose à partir du moment où l’on définit
l’économie comme science du calcul égoïste. « Cela revenait à abandonner au champ moral et politique tout ce que
la théorie générale du désir humain se promettait d’intégrer et de traiter au 18ème siècle. C’était introduire une
barrière interne qui risquait de limiter singulièrement le champ de pertinence du calcul individuel et de laisser, à
l’inverse, une grande latitude aux normes éthiques et politiques définies de façon extra-économiques. »364
Pour les économistes néolibéraux, la dématérialisation actuelle de l’économie permet d’élargir le calcul à d’autres
activités. C’est l’homme tout entier qui doit être appréhendé par la science économique. Gary Becker se rapproche
de Bentham pour lequel le calcul des plaisirs et des peines se réalise pour tout ce que nous faisons. Cependant,
Becker se distingue de l’utilitarisme classique en occultant l’importance de l’apprentissage du calcul, l’orientation
des choix par un système de lois qui adapte le comportement individuel pour que celui-ci agisse en fonction de la
recherche du plaisir pour le plus grand nombre. Becker fait comme s’il n’y avait pas de différence entre l’homo
oeconomicus idéal et l’homme réel. L’homme normal est celui qui agit en prévision d’une maximisation de ses
intérêts, quel que soit son activité. Ce faisant, l’économie renoue avec sa prétention totalitaire à représenter à elle
seule la science humaine. Tout devient marchandise calculée à partir du coût qu’elle implique et qui détermine un
prix en fonction de son utilité dont l’amour-propre est souvent le fondement. Cela rejoint les analyses d’un Pierre
Bourdieu dans son livre sur la distinction ou d’un Jean Baudrillard. Tout peut être monnayé à partir du moment où
il y a une offre et une demande. La morale n’a pas son mot à dire. On peut vendre son enfant, son rein, son sperme.
Il n’y a pas de limite à l’échange si celui-ci répond au critère de l’utilité. L’éthique n’a pas sa place parce que

362
Jérémy Bentham, La Déontologie ou science de la morale, volume II, Bowring, 1834, page 95.
363
Christian Laval, L’homme économique, op. cit., page 206.
364
Idem, page 210.
94

l’économie a pour fin de régenter l’action et les fins ultimes de l’homme. « Nous ne vivons que pour nous » estime
Ayn Rand : libre à nous de disposer de notre corps et de satisfaire nos désirs.
La science économique n’a pas la prétention de définir la valeur morale des désirs. Cette indifférence se veut
contemporaine de l’affirmation de l’efficacité du libre marché et de la satisfaction qu’il engendre. Cependant,
l’économie politique a d’autres prétentions que le simple accroissement des richesses. Elle est selon elle à l’origine
de la formation de la société. Le véritable présupposé de la science économique tient que les intérêts humains
forment un système autosuffisant. Ce qu’Adam Smith a mis en évidence, c’est l’interdépendance des intérêts
individuels. Les individus ne sont ensemble que parce que le manque et la satisfaction de celui-ci les associe.
L’économie politique n’aurait pu exister de façon autonome si elle n’avait pas fait d’un principe aussi minimal le
fondement de son autonomie. Pour que les hommes s’entendent sur ce qu’ils ont à échanger, il faut qu’aucune
détermination autre que le désir assouvi n’intervienne. Ce qu’il y a d’original dans l’économie politique, c’est de
faire du manque inhérent au désir le principe qui structure la société. Plus besoin de dire que l’ordre social provient
de Dieu, la nature seule de l’homme, indépendamment de toute intention, suffit. Les relations économiques créent un
ordre spontané qui n’a été voulu ni par l’individu ni par la société. Smith élimine l’origine morale et juridique dans
l’analyse des relations sociales pour lui substituer un principe pratique : dans un cas, ce sera le principe de la
sympathie, dans l’autre celui de l’intérêt comme capacité à satisfaire ses désirs.
Tout a priori normatif et transcendant qui demanderait l’obéissance des individus est éliminé. La notion de main
invisible détruit la conception selon laquelle ce sont les autorités (religieuses, politiques, corporatives) qui
prescrivent les règles de conduites des individus. Ce sont les passions des hommes qui déterminent leurs actions. Ce
que remet en cause Smith, c’est l’idée selon laquelle le tout est nécessairement supérieur à ses parties. « Cette
affirmation constituait à elle seule la réponse aux questions portant sur la meilleure façon de vivre, ou sur la
destinée des êtres : elle impliquait que la norme des actions humaines était donnée par leur inscription dans un
ordre préexistant. »365 Pour Smith, il n’existe que des individus qui entretiennent des relations de stricte égalité.
L’homme n’est pas un être auto-satisfait, il est marqué par le manque, ce qui le pousse à échanger. Si l’on offre un
bien, c’est bien parce que ce besoin est réciproque. Donne-moi ce dont j’ai besoin et tu auras ce dont tu as besoin.
L’intérêt guide nos actions. En cherchant à satisfaire nos désirs, on poursuit sans le savoir l’intérêt des autres. La
main invisible ne signifie pas qu’il existerait une force cachée douée d’intelligence qui harmoniserait les intérêts les
plus divers. Elle signifie que le point de vue individuel ne peut être total, et qu’il ne doit pas chercher à l’être. Moins
on veut viser l’intérêt collectif, mieux il est accompli. Il est préférable d’ignorer quelles sont les fins recherchées par
la société, car moins on en sait, mieux se porte l’intérêt général. Les liens économiques sont forts, car tous ceux qui
y participent y trouvent leur avantage si tant est que rien n’entrave la liberté de commercer. La satisfaction des
autres est la condition de ma propre satisfaction. « L’échange contient les ressorts de son développement illimité. Il
y a une spirale de la richesse, qui est aussi celle de la dépendance à l’égard du marché, puisque le bien de chacun
passe de plus en plus par celui des autres. Interdépendance des intérêts et croissance de la richesse sont des

365
Christian Laval, L’homme économique, op. cit., page 220.
95

phénomènes inséparables. Equilibre social et multiplication des biens, liens sociaux et productivité sont étroitement
liés. »366
Plus se multiplient les échanges, plus croît la dépendance des individus les uns envers les autres. Avec le triomphe
du marché et l’extension de la division du travail, l’homme perd toute capacité d’autosuffisance. Il devient un être
social, pleinement économique, i.e. entièrement dépendant d’autrui. Il résulte de l’idée selon laquelle il existe un
ordre spontané des échanges économiques une dévaluation du politique voire une inessentialité de celui-ci dans la
formation du lien social. Cela ne veut pas dire que le gouvernement est inutile, mais que la société ne tient pas son
essence du politique. Le lien humain est essentiellement économique, reposant sur l’accord des intérêts. Pour les
libéraux les plus radicaux comme Jean-Baptiste Say, la société peut se passer de gouvernement. Si l’Etat doit
exister, c’est dans les strictes limites que lui fixe l’économie. Si la société est essentiellement marchande, cela
implique que les rapports humains se réduisent à une analyse économique, que l’objet de l’économie politique est la
société. Il y a une nature des choses qui ne dépend en rien de la volonté de l’homme et qui relève de la science
économique. A partir du moment où l’action humaine est déterminée par l’utilité et la maximisation de l’intérêt, rien
ne saurait échapper à l’appréciation de la rationalité économique.
Calculer son intérêt n’est pas agir comme si on était seul au monde. Le lien économique repose sur la confiance. Le
commerce est compris comme une cause de civilité entre les hommes. Aussi, chacun doit être attentif à sa bonne
réputation. C’est pourquoi l’intérêt ne trompe pas sinon celui qui voudrait duper ses partenaires perdrait le bénéfice
du lien duquel il est redevable. La pratique du commerce oblige à respecter nos engagements, il en va de notre
crédit : notre propre intérêt dépend de la satisfaction d’autrui. Ce respect autorise une prévisibilité des
comportements permettant à ceux qui échangent de se projeter dans le futur. « Le comportement humain doit se
soumettre aux attentes d’autrui, à la « demande » d’une conduite dont la norme est elle-même le produit des
échanges réciproques, des rapports d’utilité que tissent les individus entre eux. Hume dit très clairement que les
contrats et les promesses doivent être honorés en vue de fortifier ce crédit et cette confiance mutuelle qui font tant
progresser l’intérêt général de l’humanité. »367 Pour Hume, la morale suppose un sentiment commun à tous les
hommes, un élan partagé envers les mêmes objets engendrant les mêmes décisions. La vie sociale existe pour faire
servir l’intérêt individuel à des fins morales, pour contraindre celui-ci à agir en fonction de normes qui permettent
de satisfaire cet intérêt sans nuire à autrui. Les hommes ont élaboré pour leur propre bien-être ces normes afin de
profiter du mieux qu’ils peuvent le fruit de leur travail. On ne pourrait rien obtenir si l’on se fondait sur le seul
intérêt immédiat et étroit. La réciprocité est nécessaire pour obtenir la satisfaction de ce à quoi aspire l’homme, le
bonheur. Les hommes étant naturellement égoïstes, ils agissent pour autrui seulement s’ils peuvent en tirer un profit.
La réciprocité suppose que soit tenue la promesse qu’engage le contrat tacite entre ceux qui échangent. Ainsi, en
respectant la parole donnée, on obtient un sens de l’intérêt mieux compris : je sers autrui et celui-ci se sent obligé de
me rendre la pareille.
L’intérêt conditionne la réciprocité des échanges. Il en résulte que la morale découle de l’utilité sociale qui anime
les individus à se livrer au commerce. Lorsqu’on dit que le bonheur général est la somme des bonheurs individuels,

366
Idem, page 228.
367
Ibidem, page 238.
96

on laisse croire que chaque bonheur est indépendant des autres. C’est tout le contraire de ce qu’affirment les
utilitaristes pour lesquels la richesse se développe grâce aux services mutuels que se rendent les hommes. C’est ce
que nous fait comprendre Hume pour lequel je ne dois pas être jaloux de la richesse d’autrui, car celle-ci contribue
à l’accroissement de ma propre richesse. De cette interdépendance des intérêts se déduit l’idée selon laquelle je suis
dépendant d’autrui. Une grande partie de la satisfaction de mes désirs est subordonnée à la volonté d’autrui. Il nous
est impossible de négliger le bonheur d’autrui sans voir anéantir le nôtre. La science que veut promouvoir Bentham
a pour objet d’articuler l’intérêt tourné vers soi et l’intérêt tourné vers les autres. En étant plus utile aux autres,
j’accrois ma somme de plaisir.
La science à laquelle aspire Bentham vise à éveiller le maximum de bienveillance pour que je puisse bénéficier de
celle-ci. La chose n’est pas aisée car les hommes ne s’aiment pas naturellement. Beaucoup choisissent leurs intérêts
en ignorant le principe de réciprocité. Certains même cherchent à se nuire. Bentham estime que les sentiments
humains qui existent sont marqués du sceau de l’antipathie. Ce faisant, l’individu qui déteste autrui est limité dans
la satisfaction de ses désirs identifiant l’autre comme un rival dans la conquête du bien espéré. On veut voir dans
Bentham l’apologiste de l’égoïsme : rien n’est moins faux. Bentham comprend que la lutte des ego est dangereuse
pour la maximisation du plaisir. Non pas qu’il faudrait éliminer les passions égoïstes et asociales, mais tout du
moins veiller à ce qu’elles ne deviennent trop excessives. Telle est la tâche du gouvernement des hommes : éclairer
l’individu pour que celui-ci conçoive son meilleur intérêt, en comprenant que la réciprocité est, d’un point de vue de
l’utilité, préférable à la considération irraisonnée qui voit en autrui un adversaire. La science que Bentham élabore,
la déontologie, a pour fin de faire comprendre à l’individu quels sont ses intérêts, et à la société la manière dont elle
doit exercer la sanction contre ceux qui vont à l’encontre de l’utilité sociale. « La nouvelle morale est pleinement
sociale dans son objet comme dans son sujet.
On a vu que la valeur d’un bien dépendait des opinions. Il en va de même du jugement que l’on porte sur la conduite
d’autrui : est moral ce que l’opinion publique regardera comme tel. L’opinion fonde la valeur d’un bien comme la
valeur d’un homme. A travers elle, c’est la société qui exerce son autorité sur elle-même.»368 Chacun contrôle autrui
par l’approbation à ce qui est conforme à l’utilité sociale. Il faut que tous les individus se sentent incessamment sous
les yeux du public. Pour que s’applique le jugement moral de l’opinion, une exigence de transparence est
nécessaire. Chacun doit savoir qu’il peut être sanctionné, ce qui provoque chez lui la capacité de bien calculer son
intérêt, sachant que les autres sont dans une même situation que lui. Cette transparence où l’utilité est clairement
comprise, est une condition de l’exercice des forces morales sur l’individu qui incitent celui-ci à agir dans le sens de
l’intérêt public. L’homme est soumis à la mesure, à l’évaluation, à l’estimation où la valeur de l’individu est liée à la
satisfaction que l’on suscite chez autrui. L’origine de la morale découle du jugement que chacun porte sur la
conduite des autres, selon le critère de l’utilité sociale. « Si la société est cet espace d’utilité mutuelle, cela implique
que la société elle-même soit seule juge de ce qui est regardé comme utile. L’immanence même de l’ordre des
échanges suppose une intégration complète des normes morales dans le jeu des intérêts. »369 Une grande partie des
plaisirs d’un homme est dépendante à la volonté des autres : il ne peut les posséder sans leur coopération. Il nous
est impossible d’ignorer le plaisir des autres sans risquer d’hypothéquer le nôtre. L’homme appartient à l’humanité

368
Christian Laval, L’homme économique, op. cit., page 246.
369
Idem, page 241.
97

par le plus fort de tous les liens, celui de l’intérêt personnel. La déontologie est cette science dont l’objet est de faire
que les hommes se soient mutuellement plus utiles pour retirer un plaisir supérieur à ce que l’individu eût pu se
procurer s’il n’avait pas pris en considération l’intérêt de tous. « Quand la société est pensée comme un espace
d’utilité, chacun est requis d’être utile aux autres. (…) Ne pouvant tout diriger, tout voir, le pouvoir politique doit
compter avec la société elle-même, avec l’opinion publique qui émane d’elle, comme puissance normative décisive,
pour faire agir l’individu dans le sens de l’intérêt collectif, pour le faire produire ce qui est utile à la société. »370
Pour qu’il en soit ainsi, il faut que s’exerce la sanction sociale où chacun est sous le contrôle d’autrui. La
déontologie vise à éclairer l’homme sur ses intérêts, et la communauté sur la manière dont doit se réaliser la
sanction morale, à savoir la nature de la surveillance mutuelle exigée par l’impératif d’utilité des conduites.
L’individu est membre du tribunal de l’opinion publique et il est aussi l’objet de ses jugements ; il peut être juge et
partie. Les actions que perpétue l’individu sont des indices précieux pour comprendre si celui-ci fait preuve de
bienveillance à l’égard d’autrui. Ce qu’il faut, c’est connaître la valeur de chacun et ce qu’il apporte dans l’espace
de l’utilité. « La prévalence du regard mutuel, de l’observation réciproque, est consubstantielle à la société de
marché. (…) L’effet de la norme moderne suppose un jeu plus complexe des regards qui se croisent, s’observent, se
mesurent, toujours immergés dans le social même.»371 La démocratie est un système dans lequel nul n’a le privilège
d’une opinion unilatérale. Tout le monde a un regard sur chacun et chacun a un regard sur tout le monde.
Quiconque doit pouvoir juger n’importe qui et être jugé par n’importe qui. Le pouvoir est aussi sous les projecteurs
du tribunal de l’opinion publique pour éviter que sa position ne soit dominante. Ce qu’il peut y avoir de dangereux
dans le pouvoir, c’est que celui qui le possède profite de sa position pour acquérir plus de plaisir. Aussi faut-il que
l’opinion contrôle ses gouvernants par le suffrage universel et la liberté de la presse.
Rien ne doit entraver l’activité laborieuse de l’homme. L’économie est la science où toute activité humaine est
analysée et circonscrite. « C’est le monde même que l’homme se donne qui est désormais un champ livré à son
activité, un monde qui est corrélatif à l’homme actif. »372 L’homme veut être heureux dans un monde qu’il doit
exploiter selon les besoins qu’il juge utile à la satisfaction de ses désirs. Le libéralisme est une philosophie pour
laquelle rien ne saurait subordonner l’individu à une quelconque autorité, quelle soit morale ou religieuse ou
encore politique. L’individu est soumis à la seule approbation de sa volonté, indépendamment de tout lien social. Lui
seul a la possibilité de se définir et de décider pour lui-même. « C’est l’individu doué de conscience et de raison qui
est dorénavant à la source des normes et des droits collectifs. »373 L’individu est la valeur déterminante qui amène la
société à ne plus se voir comme prioritaire dans son édification.
« La grande nouveauté n’est pas la révélation de l’égoïsme humain et son caractère condamnable, c’est bien plutôt
que la préférence que chacun a pour lui-même soit affirmée comme une donnée irrépressible de l’humanité, et
qu’elle soit présentée comme la seule base des rapports moraux et politiques que les hommes entretiennent entre
eux. »374 Dire comme le fait Dekens que le clivage gauche/droite est compréhensible à partir d’une volonté de la
gauche de ne pas vouloir réduire les rapports sociaux à des rapports d’utilité nous semble illusoire. Hormis les

370
Ibidem, pages 244 et 245.
371
Christian Laval, l’homme économique, op. cit., page 250.
372
Idem, page 261.
373
Catherine Audard, Qu’est-ce que le libéralisme ?, Folio, Gallimard, 2009, page 30.
374
Christian Laval, L’homme économique, op. cit., page 20.
98

écologistes auquel vont toutes les sympathies de la ND non pour des raisons instrumentales, mais pour des questions
de convergence idéologique. La droite revêt un masque prétendant qu’elle défend les valeurs traditionnelles (la
famille, la morale, la patrie), alors même qu’elle contribue à la destruction de celles-ci. Il n’y a d’homme
économique de droite et d’homme économique de gauche. Tous deux sont acquis à une anthropologie qui partage
les mêmes conclusions quant à la nature de l’homme. Dès lors comment situer politiquement ceux pour qui
philosophiquement l’homme n’est pas mû par l’intérêt ? En dépit de cela, pour Olivier Dekens, il y a « une affinité
plus grande de la gauche avec la contestation de la croyance anthropologique moderne dans le bien fondé de
l’homo oeconomicus »375, c’est pour cela que la ND veut se rapprocher des préoccupations d’un mouvement tel que
le MAUSS. Ce que tous deux refusent, c’est de mettre l’individu au-dessus des exigences de la vie collective. Mais la
force du libéralisme, « sa ruse formidable est d’instituer une société de démons, mais sans sauvagerie, tendant à la
domestication des passions par la seule passion inoffensive : l’égoïsme. »376 Ce principe de régulation, la ND
entend le combattre pour lui substituer le souci du bien commun.
Ce que conteste la ND c’est une conception philosophico-politique selon laquelle la société serait l’émanation d’un
ordre spontané des intérêts régulé par une main invisible. La conséquence en est l’inessentialité du politique quant
au maintien du lien social. Cela signifie que la société ne tire pas son essence de la politique, thèse qui ne que
contrevenir à la ND.

La compréhension néo-droitière des totalitarismes.


Si le nazisme suscite l’effroi, le communisme conserve la beauté d’un idéal parmi l’intelligentsia. « L’idée que le
communisme puisse être considéré intrinsèquement criminogène et virtuellement exterminationniste continue de se
heurter aux plus vives résistances. »377 Le communisme n’est pas seulement un régime qui a commis des crimes, c’est
un système politique dont la propriété première est de nature criminelle. Pourtant, certains, au-delà même des
communistes, s’indignent de la comparaison entre nazisme et communisme considérant que « tous les morts ne se
valent pas. » On a reproché à Stéphane Courtois d’avoir écrit que la mort de faim d’un enfant de koulak ukrainien
acculé à la famine par le régime stalinien « vaut » la mort de faim d’un enfant juif du ghetto juif de Varsovie par les
nazis. « Le bolchevisme stalinisé et le national-socialisme sont non seulement comparables, mais ils forment à eux
seuls une catégorie politique. »378 S’interdire toute comparaison, c’est vouloir ignorer le caractère totalitaire du
communisme.
« La comparaison entre le communisme et le nazisme est indispensable, car sans elle les deux phénomènes
deviennent inintelligibles. »379 Le nazisme apparaît comme un antimarxisme qui cherche à détruire l’ennemi en
concevant une idéologie radicalement opposée. Le nazisme aurait-il eu la même forme si le communisme n’avait pas
existé ? Probablement pas. Le nazisme a imité la déportation en camp de travail inventée par le communisme. « Le

375
Olivier Dekens, Philosophie de gauche ? Philosophie de droite ?, page 114.
376
Pierre Zaoui, le libéralisme est-il une sauvagerie ? Bayard , 2007, page 39.
377
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, Le Labyrinthe, 1998, page 18.
378
François Furet, Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au 20ème siècle. Robert Laffont-Calmann-Lévy,
1995, page 216.
379
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 23.
99

communisme a détruit plus de vies humaines encore que le nazisme et pourtant l’opinion continue à prévaloir que le
nazisme a quand même été quelque chose de bien pire que le communisme (...) Comment continuer peut-on juger
moins horrible celui qui a fait le plus de dégâts ? Comment continuer à rejeter l’idée qu’ils puissent être
comparés ? »380 L’un des arguments consiste à dire que le nazisme est une doctrine de haine alors que le
communisme visait l’émancipation de l’homme. Le communisme aurait été porté par l’amour de l’humanité alors
que le nazisme s’affirme par le rejet de la notion même d’humanité. On devenait nazi par haine du genre humain.
On devenait communiste pour la raison inverse. Les crimes du nazisme étaient hautement probables alors que le
communisme a été perverti par Staline de sorte que le communisme peut conserver intact son idéologie. « En
détruisant des vies humaines, le nazisme, criminel par vocation, aurait tenu ses promesses et appliqué son
programme. Le communisme, criminel par erreur, aurait trahi les siennes. »381 Ce à quoi s’est appliqué le nazisme,
c’est à la réalisation de son idéologie, alors que le communisme a accompli ses forfaits d’une façon indépendante de
ses fins. Le communisme n’aurait été destructeur que par accident, à cause de la personnalité de son meneur (Mao,
Staline). « En dépit de ses 100 millions de morts, le communisme pourrait se définir comme une pensée de l’amour
fraternel tombée dans la haine sans l’avoir voulu. »382 Ses crimes seraient un simple accident. L’idéal demeure intact
qui se fonde sur la justice sociale et le bonheur de vivre.
« On est en droit de se demander en quoi le fait de tuer en agitant l’espoir en des « lendemains qui chantent » est
plus excusable que le meurtre lié à une doctrine raciste. On voit mal en quoi il serait moins grave, ou moins
condamnable, de tuer ceux à qui l’on a promis le bonheur que tuer ceux à qui l’on n’a rien promis de tel. »383 Il faut
juger plus sévèrement un système dont les intentions auraient été bonnes, mais qui s’est imposé par la violence et a
engendré des millions de victimes. Marx a été le premier à récuser la morale de l’intention. « Alléguer la pureté des
intentions premières, pour un communiste, équivaut à retomber dans quelque chose comme le pharisaïsme
bourgeois que Marx a tant vilipendé. »384 Il faudrait juger les actes non sur leurs conséquences pratiques, mais sur
leur sincérité de qui s’en réclame. C’est pourquoi le communisme qui se veut généreux doit être excusé des
exactions qui ont été faites en son nom. Son idéal demeure authentique et c’est ce qui doit le sauver de toute critique.
On identifie la tragédie communiste avec l’arrivée au pouvoir de Staline. Or le système de terreur s’institue dès
l’arrivée au pouvoir de Lénine. Au pouvoir depuis cinq mois, Lénine fait tuer 18000 personnes. En 1923 on
dénombre 65 camps de travail, date à laquelle 1.8 millions d’opposants auront déjà été passés par les armes. « Le
raisonnement qui consiste à opposer la doctrine de haine du nazisme à l’idéal d’émancipation humaine du
communisme revient à opposer une définition du communisme donnée par ses partisans à une définition du nazisme
donnée par ses adversaires. Il n’est pas difficile dans ces conditions de faire apparaître le premier comme un
moindre mal. »385 Le nazisme lui aussi se donnait pour fin de donner du bonheur à ceux auxquels il s’adressait. Le
nazisme a connu un engouement populaire qui lui a permis d’arriver au pouvoir. Si communisme et nazisme ont
mené au crime, c’est que le premier se réclamait d’une utopie d’une société sans classe, et le second rêvait d’une
race pure qui tous deux exigeaient l’élimination des individus faisant obstacle à leur projet. « Dans les deux cas, un

380
Idem, page 27.
381
Ibidem, page 29.
382
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 29.
383
Stéphane Courtois, Comprendre la tragédie communiste, in Le Monde, 20 décembre 1997.
384
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 32.
385
Idem, page 39.
100

ennemi absolu était désigné où il en résultait une terreur pareillement planifiée. »386 Que ce soit la Classe ou la Race
c’est tout un. Tout comme les juifs pour les nazis, « les koulaks ne sont pas des êtres humains » dira Staline. La
politique d’extermination des communistes s’étendait à l’ensemble de l’humanité, à tous ceux qui n’étaient pas des
prolétaires. En 1927, le propagandiste soviétique Arosev écrivait : « est ennemi quiconque donne l’impression, par
des signes physiques, psychiques, sociaux, moraux, d’être en désaccord avec l’idéal du bonheur humain. »
L’universalisme aggrave le totalitarisme parce qu’il déploie la lutte de tous contre tous alors que le nazisme n’avait
pour seule ennemi le juif. « Le souci d’émanciper la terre entière ne fait donc pas obstacle à la terreur, mais lui
confère au contraire, à plus vaste échelle, une légitimation supérieure. Défendre un idéal absolu justifie
pareillement le recours à des moyens absolus. »387 Ceux qui ne veulent pas que comparaison soit faite entre nazisme
et communisme avancent l’idée que le communisme a suscité des vocations, un attrait pour un haut idéal alors que
le nazisme fait appel aux pulsions les plus dangereuses de l’individu. Or comme le fait remarquer Alain Besançon, le
nazisme et le communisme ont tous deux proposé des idéaux propres à provoquer le dévouement enthousiaste de
ceux qui s’engageaient pour le Parti. Dire que le nazisme n’a jamais suscité le même élan que le communisme, c’est
oublier qu’il a eu 368000 volontaires étrangers dans la Waffen SS et seulement 35000 dans les Brigades
internationales. Roger Martelli, pour soutenir l’idéal communiste nous dit qu’il y a eu des antistaliniens
communistes mais jamais d’antihitlériens nazis. C’est oublier les frères Strasser et les victimes de la purge de
janvier 34. On pourrait aussi parler des mouvements oppositionnels au sein de la SS ou du SD. « Ce que l’on peut
dire, c’est que le nazisme a tué moins de nazis que le communisme n’a tué de communistes. L’une des particularités
du système soviétique est que les adeptes du régime n’y étaient pas moins suspects et menacés que ses adversaires.
Dans le système soviétique, l’imaginaire du complot était intériorisé, les partisans regardés comme autant de
traîtres en puissance. »388 En 1939, la gestapo employait 6900 personnes, le NKVD 350000. Les communistes
soviétiques ont plus malmené leur population que le régime hitlérien. « Le refus de comparer le communisme et le
nazisme a une conséquence directe : la différence de traitement entre les deux totalitarismes et tout ce qui peut leur
paraître apparenté. »389 Alors que le nazisme est jugé comme le régime le plus criminel, le communisme qui a tué
davantage reste un idéal défendable. Le nationalisme est assimilé au fascisme alors que le socialisme n’est jamais
considéré comme potentiellement stalinien.
La droite est toujours suspecte de fascisme alors que le communisme est identifié aux « forces de progrès ». Avoir
été fasciste vous exclut à jamais tandis que le fait d’avoir été communiste ne vous nuit pas. Il vaut mieux être Aragon
que Drieu la Rochelle.
On considère le stalinisme comme une déviation de l’idéal communiste, mais nul ne songe à voir dans le nazisme
une déviation de l’idéal fasciste. « On avait le droit de se tromper sur le communisme, pas sur le nazisme. Toute
compromission avec le nazisme discrédite absolument, tandis que les compromissions avec le communisme
continuent d’être regardées comme des fautes communes et sans gravité. »390 Personne ne songe à élever des
monuments en faveur des victimes du communisme. Aujourd’hui encore, le nazisme suscite une horreur dont le

386
Ibidem, page 41.
387
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 44.
388
Idem, page 52.
389
Ibidem, page 63.
390
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., pages 64 et 65.
101

communisme est immunisé. « Comment se fait-il que ma mémoire historique traite inégalement ces deux systèmes au
point de sembler oublier le communisme ? Comment s’expliquent le silence volontaire et l’aveuglement coupable
dont les crimes communistes ont si longtemps bénéficié ? »391 Pourquoi cette amnésie ? Une des raisons majeures
réside dans l’alliance conclue durant la guerre entre les démocraties libérales et Staline dans la lutte contre le
nazisme. La participation à la victoire des Alliés a permis à Staline de tirer un profit moral qu’il n’a eu de cesse de
profiter. « Cette victoire a interdit toute interrogation sur le totalitarisme vainqueur, toute mise en question de sa
légitimité politique et morale.
Elle a permis à la mémoire communiste de construire sa propre légende sans être contredite. »392 Critiquer le
communisme, c’était comme si on créditait l’ennemi commun, le fascisme. Il s’est ainsi constitué la notion
d’antifascisme dont les communistes ont été les plus prompts à employer pour dénigrer leurs adversaires. Le monde
devient divisé en « fasciste » et en « antifasciste », ce qui fait disparaître la qualification d’un totalitarisme
communiste. L’antifascisme permet de combattre tout ce qui s’oppose au communisme. C’est ainsi que pour
Moscou, dès avant guerre, il n’ya qu’une différence de degré entre les démocraties de l’Ouest et le fascisme. Tous
ceux qui dénoncent le Goulag sont des « fascistes ». « Le mythe de l’URSS, « bastion de l’antifascisme » permettait
d’identifier le communisme à la défense des valeurs démocratiques. On entretenait ainsi l’idée que le communisme
n’était qu’une forme supérieure ou perfectionnée de démocratie. »393 Tout anticommuniste est suspect de fascisme.
On ne pouvait être à la fois anticommuniste et antifasciste. Ce qu’il faut souligner, c’est que l’antifascisme a servi à
légitimer le communisme. Comme nous l’indique Alain Besançon, une des grandes victoires du communisme est
d’avoir imposé sa propre classification idéologique des régimes politiques modernes. Une des conséquences de cet
antifascisme, c’est qu’il rend opaque une définition précise du fascisme. La question se pose de savoir si le fascisme
est une idéologie antimoderne, si au contraire, il constitue une doctrine révolutionnaire, ouverte à l’idée d’une
société nouvelle ou si le fascisme résulte d’une révision du socialisme dans un sens antimatérialiste. « Les idéologies
modernes sont des religions profanes. Elles s’appuient sur des concepts théologiques sécularisés. »394 Raymond
Aron envisage les totalitarismes modernes comme des « religions politiques », c’est-à-dire « des doctrines qui
prennent dans les âmes de nos contemporains la place de la foi et situent ici-bas, dans le lointain de l’avenir, sous la
forme d’un ordre social à créer, le salut de l’humanité. »395 Le totalitarisme est d’abord une idéologie qui se
soustrait à toute forme de débat et énonce sa vérité comme étant la vérité. « Cette idéologie se présente, à la façon
des doctrines religieuses, comme une structure essentiellement dogmatique, porteuse de certitudes absolues. »396
C’est pourquoi le totalitarisme prétend être la science ultime de l’histoire ou de la vie. Dans les systèmes
totalitaires, les éléments religieux les plus patents sont la vision dualiste du monde, l’attente messianique d’un temps
nouveau et enfin la volonté de créer une société inédite. Le dualisme des sociétés totalitaires consiste qu’il existe un
monde fait d’amis et d’ennemis : ou bien l’idéologie bourgeoise ou bien l’idéologie communiste, ou bien les aryens
et les juifs. « Dans les deux cas, le parti représente la quintessence du bon principe, parce qu’il s’identifie à la partie
la plus saine du peuple, la partie « élue », qui a une mission historique et métaphysique à remplir en tant qu’elle est

391
Idem, page 71.
392
Ibidem, page 74.
393
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 80.
394
Idem, page 99.
395
Raymond Aron, Existe-t-il un mystère nazi ? In Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 99.
396
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 100.
102

détentrice d’une conscience de race supérieure ou représente l’avant-garde du prolétariat. »397 Lénine et Hitler
considèrent l’histoire comme le terme d’une humanité parvenue à sa pleine réalisation. Du côté nazi, la lutte
universelle engendre la sélection des meilleurs, accomplissant la volonté de la nature qui tend à élever le niveau des
êtres. Du côté du socialisme, l’avènement du communisme s’intègre dans le mouvement progressiste de l’histoire.
« La lutte a la valeur d’un principe sélectif permettant de faire triompher ceux qui sont dans le vrai : celui qui gagne
démontre par là même qu’il avait raison. »398 La classe et la race sont les sujets de l’histoire qui obéissent à une loi
absolue qui s’imposent aux hommes : loi de l’Histoire, loi de la Vie : deux totalitarismes, deux formes de
déterminismes, deux idéaux de maîtrise totale sur l’existence dont la fin est la création d’un homme nouveau. Le
totalitarisme correspond avec l’idéal de la modernité qui, elle aussi, veut faire table rase de tout qui était
auparavant regardé comme devant être conservé. « Le mot d’ordre implicite de la modernité est qu’il faut explorer
sans cesse les limites du possible en considérant que tout ce qui est possible est souhaitable. »399 Hannah Arendt
parle « d’expansion illimitée » dont le progrès est le vecteur privilégié. Il est dans l’essence du totalitarisme d’être
le système qui ne connaît aucune limite, qui prétend à la soumission de la totalité du monde.
Le totalitarisme est le système qui croit que tout est possible, parce que sa volonté est sans limite, et que tout est
permis, parce qu’il incarne la vérité absolue. « Cette mobilisation totale est indissociable d’une visée vers
l’homogène. Le totalitarisme cherche avant toutes choses à réduire la diversité humaine au profit d’un modèle
unique. »400 Dès lors qu’il y a homogénéité, le règne de la totalité ne s’émeut pas de la soustraction d’une de ses
unités qui est une valeur négligeable par rapport au tout. Les dictatures se satisfont de contrôler les opinions, le
totalitarisme a pour fin de posséder la volonté et la pensée des hommes. « Le totalitarisme cherche à supprimer la
foisonnante contingence du social, la libre expression des antagonismes qui résultent de la diversité humaine et la
possibilité de leur résolution sous la forme d’une confrontation démocratique. »401 Tout ce qui relève de l’aléa, de
l’imprévu, qui s’oppose à la gestion calculée de la société doit être éliminé. Il y a ceux qui appartiennent à la bonne
place, la race aryenne, le prolétariat et il y a ceux qu’il faut détruire (le juif, le bourgeois). « La suppression du
principe mauvais conditionne l’obtention du salut collectif, c’est-à-dire l’accession à une vie future réalisée dans un
avenir plus ou moins lointain. Cette lutte est une lutte sans merci qui ne saurait s’achever que par l’élimination
totale de l’un des deux camps. »402 L’ennemi incarne le mal absolu, au-delà de l’humain. Face à un tel adversaire,
tous les moyens sont permis. « Si terribles soient-ils, ces moyens deviennent acceptables au regard du caractère
sublime, de l’idéal incommensurable de l’objectif recherché. »403 La beauté du but justifie toute action à l’encontre
de ceux qui entravent la réalisation de ce but. Celui qui n’appartient pas à ma classe, à ma race légitime la violence
d’Etat et l’élimination de l’adversaire est la condition de l’accomplissement de ce que ma race, ou ma classe attend
de la société. « La violence d’Etat peut alors être vécue comme une nécessité éthique parce qu’elle opère sous la
garantie du transcendant auquel correspond la société future. Lorsqu’une telle fin est posée comme une nécessité

397
Idem, page 102.
398
Ibidem, page 103.
399
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 104.
400
Idem, page 105.
401
Ibidem, page 107.
402
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 111.
403
Idem, page 112.
103

impliquée par le mouvement même de l’histoire, le bourreau devient l’outil de cette histoire. »404 L’ennemi
appartient au non-être, il est le corps étranger qu’il faut soustraire.
Hannah Arendt a compris que les systèmes totalitaires éliminent les hommes non pas tant pour ce qu’ils font que
pour ce qu’ils sont. Ennemis de race ou ennemi de classe tous deux méritent d’être exterminés parce que leur
existence signifie un acte d’opposition. Comme l’écrit Claude Lefort, ce sont « des hommes en trop » qu’il faut
soustraire à la société. Telle une maladie, une pollution, ils doivent être éradiqués. « Dans les systèmes totalitaires,
la répression va toujours très au-delà de la résistance effective que rencontre le pouvoir au sein de la société. Un
trait caractéristique de la terreur totalitaire est qu’elle atteint son point culminant quand le régime n’a plus
d’adversaires, qu’elle redouble lorsqu’elle n’a plus lieu d’être. »405 Le système totalitaire a besoin de se créer un
ennemi intérieur pour pouvoir continuer à assumer sa fonction idéologique d’épuration. Il se crée des adversaires
imaginaires issus des rangs du parti soupçonnés d’avoir fomenté un complot. La terreur commence quand tous
peuvent être décrétés coupables sans même avoir commis de fautes. La purge est une réalité consubstantielle au
totalitarisme. Le monde dans lequel vit le citoyen soviétique est un état de guerre civile permanente. « L’absence
d’ennemis met en péril le système plus sûrement encore que leur présence, et qu’il lui faut en produire sans cesse
pour se légitimer lui-même par cette constante menace. »406
Que ce soit le totalitarisme nazi, ou le totalitarisme soviétique, tous deux sont des régimes modernes qui accordent à
la technique un rôle essentiel dans l’édification de leur société. Horkheimer écrivait en 1939 que « l’ordre né en
1789 comme une route vers le progrès portait avec lui la tendance au nazisme. » Selon lui, le nazisme est la vérité de
la société moderne et que le combattre en référence à la pensée libérale revient à s’appuyer sur ce qui lui a permis
de l’emporter. « Les massacres commis par les régimes totalitaires ont représenté des formes extrêmes de rationalité
instrumentale, qui découlent directement de la transformation moderne de l’homme en objet. »407 La volonté
d’extermination est mue par cette idée que l’anéantissement de l’ennemi conditionne le salut du monde. Lénine se
réclamait de la Révolution française, pensant que 1917 achevait 1789. Tous les partis communistes des pays
occidentaux faisaient le parallèle entre la Révolution française et la Révolution russe. Marcel Cachin ne déclarait-il
pas : « rien pour un français n’est à renier dans la révolution russe qui recommence la Révolution française. »
Lénine n’a point caché ce qu’il devait aux jacobins, Hitler ce qu’il devait à Lénine. Ce qui a longtemps dédouané le
communisme d’une critique de l’Occident, c’est que les démocraties libérales « ne peuvent s’empêcher de se
reconnaître dans les aspirations égalitaires-universalistes du communisme. C’est la raison pour laquelle (…) elles
sont spontanément portées à penser que son idéal au moins était bon. »408 Les démocraties libérales se proclament
comme l’Union soviétique héritières de la Révolution française, les premiers croyants en un progrès qui se
réaliserait de lui-même, dans le respect des droits de l’homme, la seconde faisant de l’action révolutionnaire le
moyen de provoquer l’accomplissement du sens de l’histoire. Le totalitarisme s’est constitué à partir des mêmes
prémisses que la démocratie libérale, tirant son inspiration de la pensée de la philosophie des Lumières. « Le
principe de raison donne à penser que la politique, conduite de façon scientifique, débouche nécessairement sur des

404
Ibidem.
405
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 114.
406
Idem, page 116.
407
Ibidem, page 120.
408
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., pages 128 et 129.
104

solutions techniques qui sont les seules possibles. (…) Il postule un système unique et seul valable qui naîtra lorsque
tout ce que la raison et l’utilité ne justifient pas aura disparu. »409 La démocratie moderne se comprend comme une
forme politique où le pouvoir ne se détermine pas par rapport à une transcendance mais comme le fruit d’une
volonté humaine. L’affirmation du caractère humain de la société engendre sa capacité à se modeler elle-même
selon ce qu’elle veut être. Avec les Lumières, elle se trouve pourvue d’un savoir sur elle-même qui lui donne les
moyens de se produire comme elle l’entend.
« Le totalitarisme reprend à son compte, en la portant au paroxysme, cette perspective d’une auto-transformation
infinie d’une société s’engendrant elle-même de part en part.
En identifiant totalement pouvoir humain établi et pouvoir instituant du social, il pousse à l’extrême la notion
d’autonomie, manifestant ainsi un désir de puissance de transformation illimité. »410 Que la démocratie libérale et le
totalitarisme aient la même origine démontre que les régimes démocratiques ne soient pas immunisés contre le
totalitarisme. « Une fois reconnue la dimension moderne du totalitarisme, il n’est donc pas interdit de penser qu’il y
a aussi une dimension totalitaire de la modernité. »411 Si l’on considère que le totalitarisme se détermine par rapport
à sa fin, et non par les méthodes employées pour y parvenir, on peut avancer l’hypothèse qu’il pourrait prendre des
formes différentes de celles qu’on a connues. Rien n’exclut que le totalitarisme emploie des moyens indolores pour
parvenir à ses fins. L’élimination de la diversité humaine, de la pluralité des idées, des opinions peut aussi bien
s’obtenir par la persuasion et le conditionnement dans une société homogénéisée par le marché. Uniformisation des
mœurs, accélération de la concentration industrielle et constitution de monopoles, conformisme intellectuel, anomie
sociale, extension de l’individualisme et anonymat de masse, socialisation des pensées par l’intermédiaire des
médias, moralisation de celui qui ne s’intègre pas à la pensée unique, autant de signes d’un totalitarisme soft mais
efficace. « Le marché, la technique et la communication affirment aujourd’hui ce que les Etats, les idéologies et les
armées affirmaient hier : la légitimité de la domination complète du monde. »412 La société libérale réduit l’homme à
l’état d’objet, faisant des consommateurs des esclaves de la marchandise, en réduisant toute valeur à son utilité
sociale. Le politique a laissé sa place à l’économie qui tend à définir la vérité ultime sur les affaires humaines.
« L’utopie d’une société communiste d’abondance qui vise à assurer le plein épanouissement de l’individu s’inscrit
bien dans la vision libérale. »413 Nous vivons un temps de standardisation des goûts, des sentiments et des mœurs.
Les habitudes de consommation déterminent d’une façon identique des comportements sociaux. La diversité des
modes de vie disparaît peu à peu. Si la chute du système soviétique a consacré la victoire du capitalisme, il reste à
prouver que cela correspond à une victoire de la démocratie. « C’est la critique ou l’évocation du totalitarisme
qu’on instrumentalise pour faire accepter le libéralisme ou les dégâts du marché. Le souvenir des systèmes
totalitaires ne saurait faire accepter la société actuelle dans ce qu’elle a de plus destructeur et de plus
déshumanisant. »414 Mais ce que la ND ne met pas en avant dans sa critique du totalitarisme, c’est que « de
communauté une, il n’y en a que morte. »415

409
Idem.
410
Ibidem, page 130.
411
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 134.
412
Idem, page 137.
413
Pierre Rosanvallon, Le Monde, 12 mai 1998.
414
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, op. cit., page 140.
415
Jean-Luc Nancy, Etre singulier pluriel, Galilée, 1996, page 179.
105

III. La Nouvelle Droite ou la critique de l’occidentalisation du monde, et


de la Mégamachine, un pont possible de jonction avec la Gauche critique.
« L’homme enraciné n’est pas un bon client. »

L’Occident n’est plus l’Occident. Le Blanc n’est plus blanc, car l’asiatique fait désormais partie de l’Occident. Le
fait est : nous assistons à une vaste entreprise de massification et d’uniformisation des cultures. Marshall Mac
Luhan désignait ce processus comme l’apparition d’un « village global ». L’Occident n’est plus l’Europe, ni
géographique ni historique : « ce n’est même plus un ensemble de croyances partagées par un groupe humain
nomadisant sur la planète. Nous proposons de le lire comme une machine impersonnelle, sans âme et désormais
sans maître, qui a mis l’humanité à son service. »416 Sa démesure met en péril la survie de l’homme et la viabilité de
la planète.
Pire, cette mondialisation, nous précise Guillaume Faye dans veine d’un Robert Jaulin, est génocidaire du fait que
« les peuples sont peu à peu vidés de leur substance par une macro-structure supra-continentale. »417 Elle extirpe la
vie des sociétés pour imposer un système mécanique et intemporel. C’est le règne de la machine au service de la
technique qui arraisonne le vivant pour le vider de son âme. « Alors que la société libérale se persuade qu’elle a
construit un monde de prospérité, de libération et de progrès, la réalité sociale laisse apparaître un environnement
anorganique, sans vie intérieure. »418 La société se transforme en un ensemble technique intégré qui associe science,
industrie, armée, culture et technocratie qui répond à gestion administrative.
La technique est devenue un article de foi universel dont la conséquence concrète est la présence visible de la
nouvelle divinité : la science. La société se motorise en assimilant des fonctions qui lui étaient jusque là étrangères.
La culture devient une marchandise parmi d’autres qui dépend de stratégies commerciales. « La technique, sous
forme de technique de gestion, d’information, de mécanisation, prend en charge des activités traditionnellement
produites par des processus humains et des efforts vitaux. »419 La ND ayant intégré Heidegger comprend que la
technique n’est pas neutre, qu’elle agit sur les institutions en leur demandant un effort de rationalisation. « Les
institutions, organes de discipline collective, c’est-à-dire de transmission d’un code de valeurs doué d’un sens
conscient dégénèrent en procédures mécaniques. »420 Notre société s’organise autour d’une totalité où le principe de
différence est détruit par une logique homogénéisante où tout tend à devenir fonctionnel : le voyage n’est plus une
découverte, une exploration conçue comme une aventure singulière mais « la gestion technique de la société
anonyme qui les organise et les vend. »421 L’école devient une affaire de pédagogie, l’automobiliste est soumis aux
aléas techniques de son véhicule. L’administration devient son propre organigramme. Cette société planétaire,
techno-économique produit une culture mondiale adaptée à un libéralisme dont la philosophie est de s’étendre au-
delà de toute frontière en produisant une sous-culture de masse adaptée à l’homo oeconomicus, figure de l’homme
dont les besoins sont universels. « Le foisonnement vivant des peuples s’oppose, bien que ceux-ci n’en prennent pas

416
Serge Latouche, L’occidentalisation du monde, La Découverte, 1989, page 9.
417
Guillaume Faye, Le système à tuer les peuples, Copernic, 1981, page 22.
418
Idem.
419
Ibidem, page 23.
420
Guillaume Faye, op. cit., page 24.
421
Idem, page 25.
106

toujours conscience, à la croissance du Système »422 qui prétend agir au nom d’un humanisme mondial porteur d’un
pacifisme mercantile. Chacun devient un peu plus chaque jour un semblable, mêmes objets consommés, mêmes
rythmes de vie, mêmes environnements, mêmes préoccupations culturelles. Perdre la spécificité de sa culture, tel est
le sort d’individus, de nations en proie à un projet planétaire de mise au pas de l’univers humain. Que ce soit le
marxisme ou le libéralisme, l’enjeu est le même, instituer une culture qui transcende les particularismes pour
résorber les différences dans un Système qui les épuise. « Les critères d’appartenance choisis par le Système sont
économiques et techniques. L’homme y est défini par son mode de vie, son style de consommation. »423 Nous vivons
dans des sociétés où les rapports marchands existant contiennent un ferment de destruction de l’ordre éthico-
politique. La communauté se trouve aliénée, dépossédée par les marchands à la recherche de nouvelles sources de
profit. Que subsiste-t-il des cultures ? Dans une société primitive ou traditionnelle, il n’y a aucun sens à dire qu’un
individu n’est pas cultivé. Tout membre de la communauté est intégré aux systèmes symboliques qui donnent sens à
l’expérience du groupe à travers ses diverses pratiques. On est culturé et non cultivé. La production du social est
l’affaire de tous, la participation de chacun y est requise. Dans les sociétés modernes, la culture n’est plus un
symbole que l’on se partage, mais l’objet d’une distinction qui est la possession d’un individu et non une valeur
partagée par la communauté. En voulant les cultiver par la Bible, les missionnaires engendrent l’inculture des
populations qu’ils évangélisent. Ils participent à la crise de civilisation où l’homme ne sait plus vivre, croire, penser,
de se comporter avec les autres. Déracinés, ils perdent ce qui pourrait leur empêcher de résister à la colonisation de
leurs esprits. Ils perdent leur défense immunitaire contre la marchandisation de leur vie.
La civilisation est universaliste : ses valeurs sont la science, la technique, le progrès. Elle détruit les cultures en
substituant les lois du marché aux relations sociales traditionnelles. La culture occidentale est le contraire d’une
culture qui implique une dimension holiste : la culture apporte une solution au défi de l’être pour tous ses membres
alors que la culture occidentale n’identifie que des individus hédonistes. Notre Terre est ainsi comprise comme une
zone dépoétisée d’où l’on tire des biens et des services, soumise à l’exploitation effrénée de ses ressources. Il
s’ensuit le sentiment d’une perte du sentiment collectif d’appartenance à un lieu dépossédé de ses attributs
originaux. Le système technico-scientifique ôte aux territoires toute délimitation économique, culturelle au profit
d’une conception commerciale où toute frontière est abolie. « Un déracinement intérieur des populations s’opère
alors. Nous ne savons plus où nous sommes. Les gouvernements européens perdent toute volonté de protection et de
domination géopolitique. »424 Se bâtir relève du souci d’habiter où l’homme s’inscrit dans une possession ancestrale
dont il ressent la nécessité. Cette inscription dans une mémoire immémoriale est combattue par le Système qui ne
connaît que des zones artificielles. « Une pathologie du vécu de l’espace apparaît : la nature terrestre perd son
mystère et devient « parc », poubelle ou mine d’exploitation. »425 Les firmes internationales, l’américanisation de la
culture ignorent les territoires. Une praxis de nature économique, culturelle détruit les réalités nationales et
régionales, toute forme d’enracinement. La world music, le tourisme de masse, l’uniformisation alimentaire,
généralisent la perte de repères territoriaux d’hommes arrachés à leur lieu, à leur environnement que leur
transmettait leurs aïeux. Le christianisme a sa part de responsabilité, puisque par son universalisme, il détache de

422
Ibidem, page 27.
423
Guillaume Faye, op. cit., page 29.
424
Idem, page 31.
425
Ibidem, page 32.
107

toute souche culturelle l’individu livré à son seul rapport avec Dieu. Il est susceptible d’accueillir tous les hommes à
condition que ceux-ci soient déculturés. D’aucuns veulent présenter ce cosmopolitisme comme ouverture au monde
alors qu’il s’agit d’une destruction par le Système des spécificités culturelles dans lesquelles ont grandi chaque
propriétaire d’un lieu de vie. « Les formes de vie dominantes vont lentement marginaliser les valeurs
d’appartenances, d’enracinement, de lignage. »426 Régnera alors l’homme du Système dont l’adresse ne sera plus un
lieu mais un numéro ; il ne sera qu’un résident parmi une foule anonyme ayant perdu l’aptitude à la localisation
innée de leur territoire. La nature du Système est d’être fonctionnel ; pour ce faire, il crée des stimuli
comportementaux où l’homme réagi au besoin ainsi créé. On créera des modes, des conduites économiques, des
médias qui fonctionnent vingt quatre heures sur 24, en assurant un niveau de vie pour satisfaire tous ces besoins
suscités par le Système. « Tout destin qui échappe à la croissance du PNB constitue une subversion pour le projet de
déshistoricisation du monde nourri par le Système. »427 Le système veut réaliser le vœu marxiste de la fin de
l’histoire, il n’entend que faire varier les formes d’un même matériau pour rendre captif les consommateurs, il tient
à perdurer dans une conduite illimitée de ses fins prévisibles, acheter et consommer. Il faut que perdure le niveau de
vie qui conduit l’homme dans une direction unilinéaire, celle de l’occidentalisation, de la technique au service de la
consommation de masse. Le Système se pense immortel et définitif. Il est plus internationaliste que le marxisme lui-
même. Il a été chrétien, ce qui veut dire qu’il a cherché à conquérir le monde. « Inspiré par le progressisme du
rationalisme humaniste, il n’envisage pas que l’histoire puisse changer de sens en sa défaveur. L’histoire ne saurait
désormais être que l’accumulation quantitative des progrès économiques déjà obtenus. »428 Le système ne cesse de
se répandre. Il a gagné la guerre des esprits en faisant triompher la reconnaissance de l’égalité des droits, le règne
de la raison utilitariste, et la croyance en l’idéologie de la prospérité matérielle comme fins de la politique.
L’individualisme que développe le protestantisme a suscité une morale profane et économique sans précédent :
l’utilitarisme qui prône l’enrichissement personnel, valorisant l’effort et le calcul. « Le prosélytisme du message
profane, celui des Droits de l’homme, de la démocratie formelle, du calcul économique, de la science et de la
technique, de la croissance et du développement a connu un succès prodigieux »429 qui soumet les individus à
l’évaluation systémique de leurs désirs. De sorte que l’on peut dire qu’aujourd’hui, et encore plus demain, le monde
est appelé à vivre de façon uniforme. La chute du Mur de Berlin a suscité l’enthousiasme du Système. Seule ombre
au tableau, l’Islam. Tout ce qui définit une origine singulière doit être combattu. Tout ce qui a perdu ses liens avec
sa source première doit être loué. Tout ce qui peut permettre de couper l’homme de son lignage doit être favorisé.
L’arrachement doit prévaloir sur toute forme d’attachement. Hier encore, Etre Romain ou français signifiait
l’incarnation d’une idée, renvoyait à une origine et un destin partagés. Que signifie aujourd’hui être français ou
italien sinon « la simple inclusion dans un espace, une « zone », que l’on peut envisager comme un sous-ensemble
technique et économique du monde occidental, un sous-système d’un ensemble mécanique plus vaste. »430 La
distinction des peuples renvoyait à leur pourquoi singulier, à leur destin ; aujourd’hui, la définition de ce qui
constituait leur originalité tend à se perdre. Ce qui différencie les pays occidentaux ne sont plus que des distinctions

426
Guillaume Faye, op. cit., page 35.
427
Idem, page 37.
428
Ibidem, page 38.
429
Serge Latouche, L’Occidentalisation du monde, op. cit., page 37.
430
Guillaume Faye, op. cit., page 45.
108

inhérentes à leur spécialisation dans telle ou telle domaine de production. Toutes les sociétés ne sont que
l’expression d’un même projet général de société qui obéit à une division du travail où chacun tend à se spécialiser
dans telle ou telle activité. En transformant Cuba en une vaste plantation de canne, l’Europe a scellé son destin pour
plusieurs siècles. En intégrant les diverses parties du monde au marché mondial, l’Occident a détruit le sens de leur
système social. Dès lors, l’économie devient un champ autonome de la vie sociale et une finalité en soi. Ainsi
s’universalise l’ambition au développement dont le moyen privilégié de réaliser cette aspiration est la technique.
« Aspirer au développement veut dire communier dans la foi en la science et révérer la technique, mais aussi
revendiquer pour son propre compte l’occidentalisation, pour être plus occidentalisé afin de s’occidentaliser encore
plus. »431
La volonté de puissance que cultive l’Occidental doit prendre la forme de l’accumulation illimitée, et la société tout
entière ne doit trouver sa jouissance que dans la progression illimitée de la production. Les seuls changements que
le Système tolère sont ceux que la machine impose. La domination de l’homogénéisation culturelle concerne d’abord
les mœurs, c’est-à-dire les choix de consommation. Il s’agira de régenter les comportements culturels en imposant
une même et seule façon de consommer déterminée par les grands trusts économiques, qu’ils soient américains,
japonais ou européens. Il s’agit dans un premier temps de détruire les spécificités culturelles qui résisteraient à cette
logique de réclusion des populations dans le système marchand planétaire. « Il va donc s’agir de transformer
l’environnement familier des groupes que l’on veut gagner aux mœurs occidentales en les déshabituant des objets de
leur culture et d’autre part en détruisant les symboles attaché à l’entour traditionnel. »432 Ce qu’il s’agit de
combattre, c’est la spécification significative de ce qui constitue la culture originale d’un pays pour y introduire des
biens standardisés qui s’appliquent à une culture mondiale. Les biens de consommation influent sur votre identité
pour la façonner dans le sens d’une plus grande réception de ses attraits. Ce que l’homme doit devenir, le Système y
répond par la profusion des biens de consommation auquel l’homme est appelé à ingurgiter. « Puis, dès que les
mœurs marchandes s’installent, l’imprégnation culturelle se renforce : le transistor, la télévision mais aussi les
musiques, les films, les objets usuels incitent à entrer encore plus avant dans l’univers mental du consumérisme. »433
Les sociétés occidentales sont inféodées à la culture dominante structurée par un habitus économique. Il n’y a pas
un bien qui ne soit relayé par la publicité, promu par le relais des médias chargés de vendre la marchandise. Rien
ne saurait échapper à une stratégie de conquête des marchés. Il faut que l’homme ait une vie culturelle qui
l’amènera à consommer tel film, tel livre, tel vêtement.
La finalité du Système se développe à mesure que le monde devient un supermarché. Tel bien pour se vendre se
verra attribué une plus value symbolique et culturelle qui dépasse sa valeur d’usage pour inciter le désir à vouloir
l’acquérir. Les objets de consommation n’auront de cesse de se renouveler (on développera des ordinateurs ou des
lecteurs de DVD dont la durée de vie est de plus en plus courte en regard de leur rapide obsolescence) pour faire
place à des objets toujours plus attractifs et performants. On n’aura de cesse de susciter de nouveaux désirs, de
nouvelles demandes pour satisfaire une demande devenue captive du Système marchand. L’homme en est devenu
l’accessoire, dont la vie s’appauvrit à mesure que croît l’occidentalisation du monde. « La dépersonnalisation
individuelle se conjugue avec la superficialisation générale des styles de vie, puisque ceux-ci ne se justifient plus par

431
Serge Latouche, L’occidentalisation du monde, op. cit., page 27.
432
Guillaume Faye, op. cit., pages 47 et 48.
433
Ibidem, page 49.
109

une tradition mais par des désirs, contrôlés et programmés par le marketing. »434 La recherche d’optimisation fait de
l’objet auquel la mode aura contribué à lancer un produit qui se répandra sur plus plusieurs marchés : une musique
deviendra un film, un vêtement vendra de l’éthique, les films vendront des produits dérivés, la mode ska est associée
à la fréquentation des fast foods. Une série télé est suivie ou précédée de livres, de disques, de jouets, de gadgets. On
vend non seulement des objets mais aussi des marques qui apportent leur plus value, un différentiel de valeurs qui
optimise notre revendication à exprimer une singularité factice car nul n’échappe en réalité à la sérialité de ce qui
est produit. « Jamais autant qu’à notre époque, la recherche marchande de l’intérêt qui est au fond la raison d’être
de notre monde n’avait si explicitement utilisé les valeurs culturelles. »435 La culture figure en bonne place des
choses qui se produisent et des choses qui se vendent. La culture, devenu rouage du Système économique n’est
qu’une conclusion de l’avènement du développement de l’industrie des loisirs, un chiffre dans la comptabilité des
marchandises consommables.
Le modèle sociétal du Système est la société américaine dont l’omniprésence conduit à l’acculturation de l’Europe.
« Les Etats-Unis nous ont colonisé l’âme. » (Wim Wenders) « Mais est-ce vraiment l’Amérique que l’on reproduit,
est-ce bien à elle que l’on s’adapte ? »436 se demande Guillaume Faye ? Ne sommes-nous pas colonisés par un
processus dont les racines sont antérieures à l’Amérique et dont les valeurs ont été la première instauratrice de la
mondialisation de par le manque d’historicité ou le trop plein de modernité qui la définit ? Ne sommes-nous pas les
héritiers de Locke, et des auteurs libéraux dont l’Europe est à l’origine et dont la pensée a d’abord percé aux USA ?
« Veblen avait repéré dans la société américaine du début du 20ème siècle des composantes et des formes de
civilisation qui sont celles aujourd’hui du Système mondial : l’absorption de la culture par l’économie, la
mercantilisation de l’existence individuelle, l’hégémonie de la mentalité du loisir, et surtout la domination
idéologique de l’humanisme égalitaire et individualiste. »437 Une chose est acquise, il faut désormais s’en remettre
aux normes US pour vendre de la culture. We are the World, nous sommes le monde entonne les Etats-Unis, et ce
monde est aussi devenu le nôtre depuis que nous ne sommes plus capables de nous opposer à ce qui vient de
l’Amérique. « On peut dire qu’au cours du 20ème siècle les classes dirigeantes américaines ont soigneusement
préparé l’ascension de leur pays au rang de décor exemplaire, de laboratoire expérimental de modèles sociaux,
psychologiques et culturels devant être adaptés sur une échelle planétaire. »438 L’idée d’un marché mondial va de
pair avec l’uniformité comportementale de ses clients consommateurs de ce qui fait de l’American Way of Life le
modèle de référence auquel doit s’adapter toute conception de la vie collective. Avec ce modèle, c’est le temps du
monde fini qui a commencé et il a commencé comme fin de la pluralité des mondes. Cette indifférenciation des êtres
humains est bien la réalisation du vieux rêve occidental d’unification du monde. Il ne s’agit pas d’un triomphe de
l’humanité, mais d’un triomphe sur l’humanité. De par sa nature technico-économique, le Système s’émancipe des
formes traditionnelles de pouvoir politique. « Le Système n’a plus besoin de chefs ; il lui faut des régulateurs. Aux
décisions politique des Etats se substituent des choix stratégiques déconcentrés pris au sein de réseaux de pouvoirs
qui transcendent les cadres nationaux : réseaux des états-majors des grandes firmes, réseaux des spéculateurs

434
Guillaume Faye, op. cit., page 53.
435
Idem, page 54.
436
Ibidem, page 58.
437
Guillaume Faye, op. cit., page 56.
438
Marco Tarchi, la colonisation subtile, In Le défi de Disneyland, Le Labyrinthe, 1987, page 74.
110

publics ou privés, réseaux bancaires internationaux, etc. »439 Le règne du marché, c’est le règne de la main invisible
où le pouvoir n’a plus ni lieu ni visage. Le système fonctionne sans autre but que sa reconduction irrésistible.
Firmes internationales, réseaux bancaires, administrations étatiques se partagent un pouvoir éclaté convergeant
vers la construction d’un même monde, le même type de société, l’élaboration de mêmes valeurs. Tout concourt à
déstructurer les peuples et les cultures au profit d’une civilisation mondiale. L’autorégulation du Système se
présente comme une fatalité, « il n’y a pas lieu d’agir autrement ».
« Ce développement technique et économique du Système, devenu autonome et envisagé comme immanent, élimine
dans l’esprit de la majorité la possibilité de recourir à des choix politiques. La philosophie du pouvoir qui règne au
sein du Système postule qu’il n’y a pas de problèmes posables et solubles que s’ils sont techniquement formulables ;
ce qui élimine toute idée de choix de valeur. »440 Le culte mondial de la technique prépare les nations et les hommes
à se soumettre à ses impératifs sans qu’il faille les remettre en cause. Le système se légitime en affirmant que l’on se
heurte à des « contraintes objectives » qui font fi des choix sociétaux. Tout est réduit à une analyse quantifiable de
ce qui fait défaut. Les décisions publiques sont de plus en plus exprimées en termes de chiffres et de rentabilité dont
la logique est celle du questionnement de la nature rationnelle de telle ou telle initiative. On se pose la question : a-
t-on réalisé le bon calcul et non pas la question sur la signification engagée par telle ou telle politique. Nous
sommes face à la vacuité des fins de l’existence au profit d’intérêts particuliers : investisseur, ai-je bien placé mon
argent, administration, ai-je bien géré telle ou telle activité, bureaucrate, ai-je bien accompli ma fonction,
journaliste, ai-je bien suscité l’intérêt de mon public, banque, ai-je bien rentabilisé l’argent que j’ai placé,
gouvernement, ai-je bien su gérer mes rapports avec tel ou tel pays. « Le système occidental fait vivre les peuples au
rythme de ses auto-régulations à court terme. Inutile de se demander où est passée la notion de destin. Elle n’existe
pas. »441 Que devient la décision politique, a-t-elle toujours sa place ? Le système dépouille les Etats de leur
prérogative naturelle. Les décisions publiques qui déterminent l’action à long terme dépendent de stratégies
commerciales et d’investissements des grandes compagnies publiques et privées. Tout dépend des équilibres
budgétaires, du solde de la balance des paiements, de la pression des moyens financiers. Ce qui est politique
appartient au peuple ; ce qui relève du Système dépend du management technico-économique. La politique est de
plus en plus le produit d’une image qui s’évalue sur un marché publicitaire. Les décisions politiques sont
concurrencées par la technostructure au point que leur échappe leur prérogative inhérente, le choix des valeurs. On
assiste donc à une perte de souveraineté au profit de l’idéologie des contraintes techniques où l’avenir de l’homme
n’est plus source de questionnement. « Les politiques économiques sont davantage gouvernées par le désir de
préserver à court terme l’équilibre de la balance des paiements que par un dessein d’ensemble que soutiendrait une
vision politique globale. »442 Normalement, la politique détermine les buts de l’action et définit l’ennemi. Il s’ensuit
que les stratégies conçoivent les moyens des choix formulés. Aujourd’hui, les moyens deviennent les fins sans avoir à
se référer à quelque politique que ce soit. La finalité poursuivie par le banquier anglais, la holding américaine,
l’administration française, le commerçant italien, le magnat de la presse espagnole convergent dans le même sens,
qui est celui de l’installation d’une société marchande mondiale. La coexistence des intérêts qui sont en jeu permet

439
Guillaume Faye, op. cit., page 63.
440
Idem, page 65.
441
Ibidem, page 71.
442
Guillaume Faye, op. cit., page 73.
111

au Système de se reproduire sans subir d’altération de son état. « Qui dit politique, implique la volonté de
transformation, modifications permanentes des données, jeu de redistribution des cartes à grand échelle. Or le
système entend évacuer tout virus historique qui viendrait perturber l’ordre général des choses. »443 La politique est
requise pour éviter les chocs, et les conflits, les tensions sociales. La science des politologues modernes consiste à
conseiller comment éviter les crises, apaiser, concilier, arbitrer. « Les gouvernements ne décident plus de changer à
leur profit l’ordre du monde, mais opèrent et manœuvrent pour éviter que les changements de l’ordre du monde sur
lesquels ils n’ont plus prise, ne déstabilisent la parcelle de réseau occidental qu’ils ont la responsabilité de
manager. »444 Les sociétés telles qu’elles se proposent n’ont plus aucun but. Elles n’instituent plus du sens par lequel
l’homme peut référer son existence. Tout ce qui se fait et se décide touche davantage le mouvement de manœuvres
technico-économiques que l’attention stratégique de finalités politiques.
La question du pourquoi laisse place à l’interrogation du comment. Ce que l’on constate, c’est que l’adhésion aux
modes de vie dominants se planétarise coïncidant avec l’incapacité de cette civilisation technico-économique de
fonder une politique, de se trouver une autre légitimation que le progrès économique identifiée à une croissance
vécue comme le projet essentiel de toute société. On l’a dit, c’est le modèle technocratique qui domine nos sociétés
au détriment du politique comme instance de la décision des fins que l’homme veut poursuivre. « Le régime dit
démocratique des Etats libéraux tient lieu de paravent à une entreprise de dépolitisation de la population et de
réalisation douce du totalitarisme. »445 Les technocrates sont des gestionnaires dominés par la loi du Système qui est
la recherche de l’efficience. Les décisions essentielles étant apolitiques, le jeu des politiciens et de leur relais, les
médias est de dissimuler cette impuissance. On laisse croire que l’on possède une marge d’action politique, que l’on
peut changer les choses pourvu que l’électorat vous fasse confiance alors que le Système détermine leurs pratiques
en sens inverse des promesses tenues. Nous vivons dans un âge d’imposture où l’on déclare politique ce qui ne l’est
pas. Le Système est tellement installé dans le vécu social qu’il n’a plus besoin de l’accord manifeste du peuple. Il n’a
besoin de nulle doctrine politique puisqu’aucune ne remet en cause son existence. Mais il en a peut-être besoin pour
donner l’illusion du pouvoir qu’il détient pour agir sur la vie. « L’« opinion publique », c’est l’alibi. Le Système
l’utilise pour démontrer qu’il est « démocratique », qu’il se fonde sur l’assentiment général. L’« opinion » comporte
une double réalité essentielle au Système. C’est d’abord un marché, une entité économique, qui regroupe la clientèle
électorale, celle des médias de presse et des médias audio-visuels. C’est ensuite la sphère des faiseurs d’opinion,
ceux que Régis Debray a surnommés le « pouvoir intellectuel. » L’opinion publique politisée, c’est le simulacre
d’une opinion populaire qui serait conforme à ce que le Système aimerait qu’elle fut. Malheureusement, on s’y fait
prendre. On renvoie au peuple sa propre image truquée et il s’imagine, en un tragique quiproquo qui se joue au
niveau du spectateur individuel et isolé, que l’image de l’opinion publique servie par les médias correspond à la
réalité. Le mimétisme et le conformisme s’installent alors. Les individus se réfèrent à un modèle qu’ils croient être
celui de la majorité. »446 Le système retire aux sociétés toute faculté d’auto-critique. La « société ouverte » façonne
une culture et une population aveugles à ce qui produit et détermine l’opinion. Le système social-démocrate associe
le thème de l’idéologie bourgeoise de la performance avec la garantie d’un bien-être minimal et l’assurance de la

443
Idem, page 74.
444
Ibidem, page 75.
445
Guillaume Faye, op. cit., page 77.
446
Idem, page 80.
112

garantie de l’emploi. Dans la mesure où le rôle de l’Etat ambitionne la stabilité et la croissance du système
économique, la politique dirige son action de façon à éviter les risques susceptibles de mettre le système en crise en
trouvant des solutions aux questions d’ordre technique. L’action de l’Etat est limitée à des tâches techniques. C’est
pourquoi on peut affirmer que la politique prend un caractère négatif en ne considérant pas les finalités pratiques
qu’elle est censée prendre en charge. C’est à donner du bien-être que se vouent ceux qui se préoccupent des
problèmes techniques apolitique. Le lien que l’on entretient avec le politique devient un rapport de production et de
consommation. « L’essentiel, ce n’est pas que vous désapprouviez la tendance du gouvernement, c’est que vous ne
voyiez rien à redire quand vous traversez un drugstore ou un supermarché. »447 Les individus ne distinguent plus la
société comme une entité politique et nationale cohérente, mais la comprennent comme une somme de secteurs
d’activités rationnelles dans lesquelles ils sont fortement impliqués, le monde de l’entreprise, leur situation fiscale,
leur automobile, leurs loisirs, leur environnement, etc. Lorsqu’une critique se fait jour, elle est générale ; elle touche
la société dans son ensemble, demeurant par là-même stérile. Elle ne porte pas sur ces secteurs rationnels qui
structurent l’armature intérieure du Système, puisque les individus ont intérêt à leur conservation. On conteste les
superstructures du Système mais elles détournent de l’essentiel. Mais l’infrastructure du Système, intériorisé, est à
l’abri du différend. « La puissance conservatrice du Système réside en ce qu’il repose sur un dressage social : il a
inculqué des formes de vie auxquelles personne n’est prêt à renoncer. Il ne requiert donc pas de légitimation
idéologique poussée ni de coercition politique sérieuse. »448 Le consensus ne reposant plus sur la conscience, mais
sur des habitus de nature économique, on peut dire que la conception culturelle que la société avait d’elle-même fait
place à une auto-réification des hommes qui se trouvent soumis à l’activité rationnelle par rapport à une fin du
comportement adaptatif. On peut avancer l’hypothèse que la civilisation rationaliste et égalitaire a connu deux
systèmes successifs de légitimation : la légitimation idéologique puis la légitimation sociologique. Aujourd’hui, les
sociétés du Système donnent la parole à leurs opposants et abandonnent la propagande. La justification du Système
ne se réalise plus à partir de l’accord moral des citoyens. Ceux-ci même en situation de désaccord explicite,
produisent par leur participation active aux secteurs d’activité technico-économique leur acceptation tacite au
maintien du Système. Les individus sont donc devenus les auteurs de leur propre aliénation, incapables qu’ils sont
de rejeter la réalité de la société marchande parce que soumis à la forme de vie que servent la science et la
technique. La question que tout le monde se pose c’est de savoir comment accéder techniquement au bien-être
total ? La réponse consiste à dire qu’il faut passer par la mobilisation totale des moyens scientifiques. « Telle nous
apparaît l’essence du Système, que nous opposons à la catégorie des peuples. Le Système vise à faire coïncider la
substance de l’homme avec l’économique au moyen de la pure extériorité de la forme technique. Les catégories
d’histoire, de culture, de territoire, de tradition sont évacuées ; ou plutôt, pour éviter des révoltes, elles sont
marginalisées, instrumentalisées. Il s’agit en effet d’accoutumer progressivement les peuples à la nécessité
technique de leur propre disparition. »449 Ce mondialisme, on en trouve l’origine parmi les pères fondateurs du
libéralisme et de l’idéologie démocratique. Les concepts libéraux tendent à annihiler le politique où règne une
société sans histoire, au sein de laquelle les relations abstraites et contractuelles ont remplacé les liens vivants et
politiques qui donnent naissance aux peuples. Tout ce qui est historique, politique, souverain, impérial, populaire est

447
Ibidem, page 82.
448
Guillaume Faye, op. cit., page 82.
449
Idem, page 85.
113

présumé comporter des risques immoraux de guerre et de racisme. Le remède, c’est le commerce. Carl Schmitt avait
saisi combien l’économisme émanait d’un refus émotionnel de la politique. La Bible et le Business, tel est ce qui
justifie le nouvel ordre mondial capitaliste. Le marxisme n’est pas non plus en reste avec son utopie d’un monde
sans frontières, sans classes, où règne l’individu comme l’a bien vu Louis Dumont. « C’est bien l’idéologie libérale
qui a sécrété l’idéal d’une société planétaire dirigée par des préoccupations économistes, abolissant les différences
politiques et mentales entre les peuples. »450 La sécularisation de la religion fait de l’Occident le lieu de plus en plus
abstrait porteur d’une éthique universelle où il s’agit de faire des affaires. Carl Schmitt avait bien vu que, pour le
libéralisme, la société sphère de la justice pacifique se situe plus haut que l’Etat. Dès le 18ème siècle, l’activité socio-
économique a plus de valeur que les communautés politiques. Les liens contractuels sont censés être non violents,
plus humains que les rapports déterminés par le sol, le sang, l’histoire. Chez Hobbes, le peuple est une masse
d’individus socialisés que l’Etat doit rassembler par coercition. Sans cette violence, les individus jugés égoïstes et
asociaux par nature anéantiraient tout ordre. Les individus abandonnés à leur sort sont dans l’impossibilité de se
donner une organisation qui structure leur existence. Pour Hobbes, comme l’idéologie implicite du Système, la loi
est la cause de l’ordre, et non pas l’ordre la cause des lois.
Dans cette perspective, il faut juridiciser le politique, faire valoir les droits de l’homme dans le concert des nations,
et instituer des règles internationales qui mettent au pas les pays qui ne sont pas démocratiques. On en arrive à
priver les peuples à se définir un ordre qui leur soit propre. Le contrat social, reconnaissant les droits inaliénables
de l’individu forme le lien créateur de la société soumise à la limite morale du respect de la liberté de rompre le lien
si les conditions s’en trouvent réunies.
« Les peuples ne trouvent pas spontanément et ne possèdent pas l’ordre qui leur convient ; aussi cet ordre doit être
créé par la raison. Le but de la société est de réaliser un mécanisme technique, immédiatement profitable aux
individus (le bonheur économique, l’égalité sociale, etc.) et non pas d’assumer l’histoire politique d’un groupe et
d’un territoire national. »451 On trouve là, chez Locke, chez Rousseau, comme chez Adam Smith, Hume et Bentham,
les prémisses doctrinales de ce qui deviendra réalité au 20ème siècle, à savoir le règne sans partage de l’individu, de
l’activité économique sur la vie communautaire, du caractère utilitariste sur la préoccupation spirituelle. Avec ces
philosophes, la communauté décline en société, à savoir en un ensemble composé d’individus qui préexistent à cette
société de sorte que le peuple ne peut plus être pensé comme une réalité spécifique. La technique, la technocratie
participent d’une montée du désert et ce désert se répand sur la planète très au-delà de son site natal. « Tous les
peuples sont interchangeables. Seuls comptent les mécanismes des institutions et des lois qui sont censés produire
les mêmes effets partout. Les peuples, très tôt, ont été pensés avant d’être vécus comme des sociétés juridiques et
économiques, équivalentes au fond les unes aux autres. Si un peuple s’affirme par son historicité et sa territorialité,
il se définit d’abord par un ensemble de valeurs implicites qui lui sont absolument propres, et qui constituent sa
grille d’interprétation et d’action sur le monde. »452 Le libéralisme part du principe universaliste qu’il n’est pas
nécessaire qu’un peuple ait une conception du monde qui lui soit propre. La culture mondiale veut que tous les
peuples aient quelque chose en commun d’où sa définition minimaliste de ce qui constitue un peuple. Le libéralisme
ne pourvoit pas à la question du sens, il se contente de susciter des désirs que le Système a pour tâche de satisfaire.

450
Ibidem, page 93.
451
Guillaume Faye, op. cit., page 95.
452
Idem, page 96.
114

Ce qui ressort de l’idéologie des droits de l’homme, c’est la volonté que l’homme recherche de satisfaire ses
penchants, son aspiration au bonheur que ne doit pas contredire le politique. « Les gouvernants ont pour principale
raison d’être la garantie des droits humains. La finalité assignée au politique est de permettre aux hommes de jouir
en sécurité de leurs biens. Une telle philosophie (…) présente déjà les fondements doctrinaux de l’Etat-Providence
occidental moderne, pour lequel la gestion du « bonheur public » passe avant la détermination politique du destin
de la nation. »453 La philosophie des droits de l’homme ne veut connaître aucune limite à son expression. Elle a pour
vocation de convertir le monde entier à son idéologie hédoniste. La recherche du bonheur tel qu’il prend forme dans
la Déclaration d’indépendance va de pair avec la valorisation hypertélique de l’individu. Le destin collectif du
peuple est abandonné au profit du destin existentiel de l’individu. Les droits ont pour obligation d’assurer le
bonheur dans une forme de quiétude où l’homme n’a plus à agir pour parvenir à cette fin puisque les droits
garantissent leur application pratique. Les droits de l’homme remplissent la fonction de légitimation du Système
marchand. « Le consensus social repose sur l’adhésion pratique et spontanée des individus à un mode de vie dont ils
ne peuvent plus se passer (…) Pour légitimer sa domination, le Système n’a donc plus besoin d’un discours politique
qui emporte l’adhésion. D’où la dépolitisation et la dénationalisation de la société civile. La validation des
structures sociales par des argumentaires politiques cède la place à une validation par des idéologies
économique. »454 La philosophie des droits de l’homme permet au système marchand de développer l’idéologie du
bonheur et de la rationalité et de la légitimer par la caution morale qu’elle apporte. Les droits de l’homme
permettent d’occulter l’impuissance et l’insignifiance du discours politique lequel n’ayant plus de discours
idéologique cohérent ne possède plus sans ce recours aux droits de l’homme de légitimité démocratique. Les droits
de l’homme fonctionnent comme un faux semblant représentant l’idéal démocratique qu’elle préserve ainsi de
toute critique. « Si la philosophie contemporaine des droits de l’homme marque le point de convergence de tous les
courants de l’idéologie égalitaire, ce n’est pas seulement parce que le Système a besoin d’une légitimation théorique
suprême. C’est aussi parce que le thème des droits de l’homme constitue une strate historique commune du passé de
toutes ces idéologies, et qu’à ce titre, il les rassemble en un moment où elles en ont bien besoin. »455 Les droits de
l’homme servent de caution légitime à une civilisation planétaire à laquelle agrée les intellectuels dans leur
majorité. En absence d’idéologie politique de substitution pour légitimer la société inhumaine dans laquelle on vit,
les droits de l’homme, se retrouvent dans la position de pouvoir instituer un consensus sur les valeurs qu’elle
défend. « Apparaît alors une sorte de vulgate humanitaire, divulguée dans la presse, sur les ondes, à la télévision,
etc. Une véritable « religion » des droits de l’homme inonde le Système, sous forme d’une philosophie affective et
simple. »456 L’avènement conquérant des droits de l’homme correspond au triomphe de l’idéologie bourgeoise et à la
crise de la pensée socialiste. « Significatives sont, à cet égard, les trajectoires convergentes des idéologies
chrétiennes et marxistes, qui, parties d’une opposition à l’humanisme des droits de l’homme, en arrivent aujourd’hui
à le placer au centre de leurs thèses. »457

453
Ibidem, page 98.
454
Guillaume Faye, op. cit., page 101.
455
Idem, page 103.
456
Ibidem, page 104.
457
Guillaume Faye, op. cit., page 105.
115

Le christianisme combattit longtemps la philosophie des droits de l’homme, dénonçant de fonder le droit naturel sur
des principes profanes et non pas sur une morale divine. Le marxisme critique les droits de l’homme comme la
manifestation des droits bourgeois de légitimation de la reconnaissance de la propriété : « votre droit n’est que la
volonté de votre classe érigée en loi. » Désormais pour la gauche, le matérialisme historique, le libéralisme
bourgeois et le christianisme doivent se rejoindre, car ils partagent les mêmes valeurs : individualisme, quête du
bonheur, rationalité. Cet accord se veut être l’idéologie dominatrice du Système qu’il faut qualifier de totalitaire du
fait qu’il ne veut qu’une seule société, qu’une seule culture, qu’une seule pensée. Cette idéologie de la recherche du
bonheur individuel repose sur un discours rationaliste et technicien. La technique est censée répondre à toute sorte
de défis : la pollution ? Problème technique. Le sous-développement ? Problème technique. La faim dans le monde ?
Problème technique, etc. Ce monde n’a de projet que technique. « Nul grand dessein n’anime la technicisation de la
Terre. Rien que des programmes gouvernés par la rentabilité. (…) On s’imagine que l’on a le pouvoir de disposer
techniquement des choses. Le bonheur domestique, c’est l’équilibre du budget ; le bonheur national, c’est le bon
fonctionnement des infrastructures ; la paix entre les peuples, ce sont de bons mécanismes techniques d’aides et de
transferts technologiques. (…) Tout se fonderait en dernière analyse sur un rapport entre des problèmes matériels et
des solutions techniques. »458 Tout deviendrait une affaire de compétence technique. Socialiste ou capitaliste, le
Système entend dominer la Terre parce qu’il présume qu’il n’y a de problèmes que là où la bonne réponse technique
n’a pas été donnée. Loin de s’opposer au technocratisme libéral, le marxisme se déploie dans la même
problématique, car, pour lui, ce qui est essentiel, c’est de savoir comment est possible une traduction du savoir
techniquement utilisable dans la conscience pratique d’un monde vécu social. Dans le système, un seul désir est
légitime : la concrétisation technique et fonctionnelle du bonheur économique. La seule question sociale et politique
qui revient comme un leitmotiv est de savoir comment rendre heureux les hommes. Cette unidimensionnalité de
l’idéal social annihile les dimensions esthétiques, culturelles, agonales, qui alimentent les individus comme les
peuples. Tout ce qui relève de l’imagination, du projet, de la mémoire, de la création est supplanté au profit de la
question de savoir comment prospérer et prévoir nos chances d’y réussir. L’idéologie libérale donne naissance à
une régression culturelle sans précédent. « Le propre de nos sociétés historiques était de mettre en perspective le
passé et l’avenir et de formuler des valeurs pour infléchir le destin. A partir du moment où la culture se résume à
formuler des solutions pratiques, guidées par la rationalité instrumentale, elle devient univoque et élimine l’idée de
destin. (…) Cette disparition de la conscience historique consacre une involution vers l’animalité. »459 L’animal
n’obéit qu’à un programme automatisé de réponse pratique à des impératifs de survie. Alors que la conscience
historique s’engage dans l’action consciente d’une volonté qui nous libère des codes instinctifs de l’animalité. Elle
est une victoire sur le temps subi. L’idéologie technicienne donne au Système un modèle unique, un type de
développement techno-économique à l’échelle de la planète. Celle-ci ne porte-t-elle pas en elle la nostalgie d’une
existence programmée, d’un monde sans souci, sans mémoire, sans conscience ? Ce qui est certain, c’est que le
déchaînement de l’utilitarisme de l’intérêt personnel vide la démocratie de son contenu en instrumentalisant les
hommes dans la grande machine technicienne.

458
Idem, page 109.
459
Ibidem, pages 111 et 112.
116

La technique permet d’homogénéiser les cultures en leur appliquant un modèle unique de développement. Si
l’idéologie de la technique est tant vantée c’est qu’elle nous laisse croire en la fin du travail, qu’elle sera un gain de
liberté, une source de bonheur, un instrument d’une telle productivité que nous serons gavés de richesses. L’utopie
religieuse d’une Terre promise fait place à une promesse « uchronique » de bonheur et de totale humanité.
L’idéologie du Système développe en effet les idées de non-travail et de loisir, allant à l’encontre de la conception
du travail comme souffrance, punition, moyen voulu par Dieu pour que l’homme accède au bonheur. La technique
en ouvre la voix dans l’ici-bas. Or « cette idéologie instrumentale d’une utilisation « neutre » de la technique au
service de l’hédonisme, entre en contradiction avec la nature profonde de la technique moderne, qui porte en elle
une perpétuelle tentation de volonté de puissance par l’arraisonnement du monde qu’elle autorise. »460 Considérer
la technique comme quelque chose de neutre, c’est se leurrer quant à son essence nous apprend Heidegger, ce
qu’ignore la pensée libérale, pour laquelle il y a d’un côté les choix des hommes comme celui de la prospérité, de
l’autre il y a la technique, neutre, pure de tout risque puisque maîtrisable par l’homme. C’est là une périlleuse
illusion.
« Le système se fonde sur « le meurtre des histoires » particulières des peuples. Ce n’est pas uniquement la fin de
l’histoire qui est recherchée. C’est aussi et surtout la construction matérielle d’un ordre mondial stable. (…) Du
début du siècle jusqu’aux années 60, les grands traits de la civilisation occidentale ont beaucoup plus varié que de
cette dernière date à nos jours. »461 Le système crée des nouveautés techniques qui entérinent les mœurs dominantes
et nous enfoncent un peu plus dans notre confort de l’être domestiqué que nous sommes devenus. Nous ne vivons
plus dans les temps modernes mais comme l’écrit Baudrillard dans les temps actuels. Seul compte la mode,
l’innovation immédiate, le dernier livre, le dernier cri de la chaîne hifi, le dernier film. Nous sommes à l’âge de
l’hyper choix comme la bien démontré Gilles Lipovetsky. Depuis que la civilisation occidentale est devenue un
système, elle ne fait que hâter son désir de fin de l’histoire. Les éléments qui nous permettent d’avancer l’idée que
nous assistons à un ralentissement de l’évolution de civilisation sont les suivants : comme l’a analysé Michel
Crozier, la circulation des élites tend à se ralentir, le féodalisme, administratif, syndical, industriel se réinstalle. Le
Système est non-révolutionnaire parce qu’il estime que la révolution a déjà eu lieu. L’apparent changement est lié à
la nécessaire adaptation du Système à la société de consommation qui m’enjoint de consommer davantage et de
renouveler sans cesse mes achats. « Sous l’apparence du sensationnel et de l’inédit, on conforte les idéologies
dominantes et on évacue l’histoire. (…) Se faisant l’écho les uns des autres, les canaux mondiaux d’information
vendent des produits de plus en plus simples, toujours plus homogènes. Il est en effet moins risqué de traiter un
thème auquel l’opinion est sensible, de s’appuyer sur les idées dominantes et les préjugés que de risquer de choquer,
d’innover. »462 Nos objets changent, ameublement, vêtements, musique, etc. mais le sens de nos existences n’évolue
pas. Il demeure immuable. Comment les nouveaux objets pourraient-ils changer le vécu puisqu’ils n’ont plus pour
finalité d’être possédés mais seulement d’être produits et achetés. Ce que l’on propose de changer ce n’est plus la
vie, mais le train de vie, l’automobile, la superficie de la maison. Le temps du Système est celui de l’à présent et non
plus celui du souci du destin. « L’idéal, la régulation absolue de l’économie de toute la Terre et résolution des
derniers conflits politiques par des institutions et un droit international dont l’idéologie et les structures sont déjà

460
Guillaume Faye, Le système à tuer les peuples, Copernic, 1981, page 114.
461
Idem, page 121.
462
Ibidem, pages 124 et 125.
117

prêtes, ne sera pas forcément atteint. Mais cette fin du 20ème siècle doit être interprétée comme la lutte entre la
tentative de stabilisation de la civilisation dans un ordre « sans crise » et les forces nationales de subversion, de
crise précisément. »463 Face au système à moitié atteint par l’Occident se dressent des forces de renaissance
culturelle et nationalistes qui si elles ne radicalisent pas leur projet se feront absorber par le Système. « C’est
pourquoi c’est dans le développement d’idéologies alternatives que réside l’espoir de pouvoir contrecarrer l’ordre
mondial. Ces idéologies ne sauraient s’inspirer d’un quelconque internationalisme, ni se fonder sur des doctrines
voisines du marxisme, puisque, versant dans l’économisme et dans l’égalitarisme, elles sont parfaitement
compatibles avec l’ordre dominant. »464 Il faut que ces révolutions s’appuient sur le peuple et leurs cultures uniques
et authentiques. Nos cultures à nous occidentaux sont présentes dans des musées ; on ne les vit plus. Nous avons
perdu toute mémoire ; le passé est rangé et non intériorisé. Il relève de la nostalgie et non du vécu. « Le
réenracinement, pensé sur le mode mineur et décoratif de l’évocation ou de la restauration se donne comme un
artifice collectif et un réseau de fantasmes individuels. De ce fait, il n’est susceptible de donner naissance à aucun
mythe porteur d’action. »465 Le passé devient un loisir perdant tout caractère subversif pour le Système. Nous
sommes dans la mode « rétro ». Celle-ci représente le caractère passéiste et inauthentique de nos cultures, leur
perte de goût pour le vrai présent et leur refus de l’avenir. « Cette emphase de rétrospective historique n’est que la
figure de l’inaptitude à l’histoire. (…) Le passé est devenu un signe, mais a cessé d’être un symbole ; et entre les
multiples signes qui s’offrent à nos choix, règne une parfaite égalité. Aucun choix n’est opéré. »466 Il en revient à la
libre consommation de chacun de réaliser ce choix. Aller au musée c’est comme se rendre à la foire ou au cinéma.
C’est une activité distractive et non l’affirmation d’une volonté de réenracinement. Nous allons au musée comme
nous allons au spectacle ; quant à la quête des racines, elle ressemble davantage à une mode, à un jeu, à une
marotte. « La caractéristique des populations du système est de systématiser les traditions, c’est-à-dire de les inclure
comme structures fixes d’un sous-système planifié, celui des loisirs, celui de l’enseignement.(…) Les peuples
orphelins trouvent dans cette intellectualisation de la recherche de racines, dans la nostalgie passéiste, la drogue
nécessaire à mieux admettre l’absence de destin populaire. La civilisation issue du système occidental étant inapte à
valoriser le présent, et n’incitant à le vivre que sur la déclinaison de l’utilitarisme individuel, le culte du passé
remplit une fonction déculpabilisante et ornementale, où des déracinés se donnent l’illusion tragique qu’ils existent
en tant que quelque chose. » 467 Nous ne vivons même plus dans le présent mais dans le pur maintenant. Le système
n’engendre pas de mémoire de lui-même ; ce qu’il produit tombe vite dans l’oubli parce que, comme nous l’avons
dit, il obéit aux modes évanescentes par nature. Le vécu quotidien fait d’émissions de télé, de consommation de
marchandises, de modes musicales, de lecture de quotidiens qui se ressemblent tous passe aussi vite qu’une traînée
de poudre. Il s’oublie vite et n’a donc pas le temps d’être assimilé par les structures mentales de l’individu. Cette
obsolescence touche aussi bien la technique quand celle-ci cesse d’être opératoire. Nous vivons désormais dans
l’ère de l’entropie liée à l’évolution d’un système « où le tissu des sociétés occidentales n’est plus formé
d’institutions, de métiers, de corps, de groupes qui s’organiseraient selon une armature organique, mais de

463
Guillaume Faye, op. cit., page 127.
464
Idem, page 128.
465
Ibidem, page 129.
466
Guillaume Faye, op. cit., page 130.
467
Idem, page 131.
118

structures mécaniques rationnellement organisées en fonction de finalités particulières et « éclatées » les unes par
rapport aux autres. »468 L’individu est disséminé en plusieurs secteurs sans lien qui les lie ensemble. La vie
professionnelle, la vie familiale, le cursus scolaire forment des univers qui ont leur logique et leur finalité propres.
« Les sociétés industrielles ont cessé d’être des ensembles organiques formés d’institutions, de traditions et de
mœurs culturés ; elles sont devenues des agrégats de secteurs techno-économiques et administratifs (…) Les formes
de vie des individus ne sont plus déterminées par leur appartenance à une communauté, par leurs lien avec des
institutions, par des relations intersubjectives, par leur niveau culturel, mais par leur adhésion mécanique à des
systèmes d’activité. »469 Quand on essaie de qualifier le français moyen, ce qui le caractérise ce n’est pas son origine
ethnique, ses traits de caractère, sa religion, mais son environnement, sa voiture, son niveau de revenu, son
appartenance de classe, ses loisirs, sa profession, autant de sous-systèmes d’activité rationnelle qui segmentent sa
vie en autant de cases géométriques. Le monde instrumental de la technique devrait être subordonné au monde
significatif de la culture et des institutions. Or c’est le contraire qui est vrai. La civilisation est dirigée par des fins
instrumentales ; elle a perdu tout sens général. Elle fonctionne comme une machine qui générerait un programme
sans qu’on en sache la finalité. La finalité, c’est le fonctionnement en vue de la reproduction de son fonctionnement
sur lequel veille l’homme. Celui-ci est dépossédé de ses prérogatives : décider, organiser, choisir au bénéfice de
l’autorégulation de la machine. Au lieu de mettre la technique au service de quelque projet, le Système a bouleversé
les structures sociales en appareils techniques. Au lieu d’intégrer la technique dans la société, il a inclus la société
dans la technique. « La famille n’est plus à l’origine de la société. C’est le système qui la définit juridiquement, la
numérote, la fiche, lui confère un statut de secteur social particulier, lui attribue des aides, c’est lui qui lui permet
d’exister. Nombre de mécanismes sociaux s’imposent à nous sans que nous puissions les transformer. Les structures
sociales n’apparaissent plus comme des ensembles gouvernables, mais comme des actes ayant conquis leur
indépendance. »470 L’émancipation de l’homme incorporé dans la machine saurait ce qu’il fait, il serait maître de la
machine parce qu’il en saisit la finalité. L’homme est dépossédé de toute maîtrise, dominé par l’activité rationnelle
par rapport à une fin qui vise la reproduction d’elle-même. « La famille est désormais enfermée dans
l’unidimensionnalité de la fonction consommatrice. La famille est, dans le Système, l’unité de base de la
consommation. Jürgen Habermas note que les fonctions nouvelles de consommation de la famille se substituent au
rôle qu’elle jouait dans la production, et qu’elle se trouve exclue des fonctions touchant au travail social,
aujourd’hui prises en charge par des rouages techniques et bureaucratiques. »471 Helmut Schelsky s’est aperçu que
le Système prenait en charge des responsabilités dévolues auparavant aux autorités familiales. « On assiste alors à
une double polarisation : accentuation de la vie publique du côté du Système, et accroissement de l’intimisme de la
cellule nucléaire de la famille consommante autour de ses jouissances privées. »472 La famille délivrée par le
Système de ses fonctions économiques et sociales perd son pouvoir d’intérioriser les normes que l’individu devait à
son appartenance familiale. D’où la perte de l’autorité paternelle et l’incapacité de transmettre des valeurs.
L’individu pris en charge par les structures sociales perd tout sens de sa responsabilité pour développer un

468
Ibidem, page 143.
469
Guillaume Faye, op. cit., pages 144 et 145.
470
Idem, page 148.
471
Ibidem, pages 149 et 150.
472
Guillaume Faye, op. cit., page 150.
119

narcissisme autosatisfait. Nous sommes loin de nos ancêtres qui se mobilisaient sur des valeurs idéologiques,
culturelles et spirituelles. Les peuples subsistaient en se définissant par rapport à des idées, des sentiments, des
valeurs. « Le retour au concret que nous fait opérer le Système ne concerne pas la perception charnelle d’une
culture, mais l’aliénation matérielle de la préservation égotique du niveau de vie, et des avantages acquis. Plus
l’abondance nous délivre des problèmes pratiques, plus ceux-ci nous obsèdent. Paradoxalement, les préoccupations
pratiques deviennent aliénantes et hégémoniques dès lors que les besoins primaires sont satisfaits. »473 Ce que nous
nommons « culture » est une réalité étrangère à la vie quotidienne alors que par le passé, celle-ci était le lieu de
résolution de nos problèmes de la vie courante. Aujourd’hui, les préoccupations pratiques se manifestent partout
selon les mêmes schémas. De ce fait, elles occupent une place prépondérante dans l’existence : « leur pragmaticité
devient le tissu même de l’existence. N’étant plus portées par une formulation culturelle spécifique, elles
apparaissent sous l’aspect dépouillé de pures structures. Ce sont les mêmes formes de vie que l’on rencontre dans
toute population occidentalisée. »474 Dans un peuple où la culture est encore vivante, les normes même rigides
n’empêchent pas aux hommes de s’exprimer, les marginalités d’exister. En Occident, l’individualisme du Système
étouffe toute velléité originale de l’individu. L’homme unidimensionnel qui ne cesse de s’étendre à l’échelle de la
planète est soucieux de son emploi, du bon fonctionnement de son automobile, de son confort domestique, de ses
vacances, des week-ends où il va pouvoir se prélasser. Ce mode de vie, on tient à le présenter comme libérateur des
traditions jugées aliénantes alors que « le code de vie unique du Système occidental fait disparaître la plus grande
partie des comportements humains virtuels. »475 « Il faut être branché », tel est le mot d’ordre de nos sociétés où
l’homme n’est plus centré mais dépend de réseaux qui nous font passer d’un centre à un autre. On parle de
décentrage autre mot pour désigner notre déracinement dans une société qui n’est plus vécue comme une cohérence
bien ordonnée mais comme une somme de réseaux polymorphes qui s’entrecroisent. Dans ces conditions, à qui peut-
on s’adresser pour contester, contre quoi combattre ? Nous avons perdu tout sens de la totalité à laquelle nous
pourrions adresser notre mécontentement. « L’homme du Système existe par des programmes, maître mot qui traduit
l’agitation prédéterminée d’une vie sociale sans histoire. Programme de loisirs, de transports, de soins, de
rémunérations, de budget, de crédit, d’achat, etc. La vie individuelle se confond avec les circuits programmés : les
courses dans les grandes surfaces, les trajets migratoires quotidiens, le circuit touristique, la progression de
carrière, le check-up médical, l’informatique domestique, le rythme des programmes télévisés. »476 L’individu voit sa
personnalité dégradée, ses références à une appartenance communautaire aliénées, son appartenance citoyenne
détruite. « Déjà réifié par le système des objets qui l’environne et qui le détient, l’individu est vectorisé par les
réseaux. Mais, au fond, rien ne bouge dans sa vie.»477 Le Système veut faire croire que l’homme est libre, qu’il ne l’a
jamais autant été dans l’histoire. La lecture qui est faite du passé est censée démontrer ce propos. Or l’homme
moderne est un atome, interchangeable qui a perdu le sens des autres. Il a perdu tout point de ralliement où se
retrouver pour élaborer un projet où il pourrait accomplir son destin. L’individu est arraché à toute appartenance.
Seul compte pour lui la poursuite de son confort, ses prochaines vacances, l’augmentation de son revenu, la

473
Idem page 152.
474
Ibidem, page 153.
475
Guillaume Faye, op. cit., page 155.
476
Idem, page 156.
477
Ibidem, page 157.
120

planification de ses crédits. La politique n’a de sens et d’intérêt que si elle se rapporte à ces préoccupations.
Chaque réseau identifie le pays en fonction de son utilité : pour l’exportateur, la France est un réseau commercial ;
pour l’agence de voyage, la France est un réseau touristique, pour l’homme d’affaires, un réseau de chaînes
hôtelières ou d’aéroports, pour le touriste, la France prend le visage d’un réseau routier. Ce qui importe le plus au
voyageur, ce ne sont plus les mœurs, les modes de vie, les langages, les mentalités mais ce qui le ramène à son
quotidien, c’est-à-dire à ce qui est fonctionnel, à ce qui est le plus semblable à l’usage techno-économique qu’il se
donne dans un univers de monde non vécu. Les sociétés ne sont plus définies que par leur fonction machinique,
divisées en secteurs. Leur fin : contenter des besoins homogènes de consommation. « Le système entend inaugurer
un matérialisme total, submergeant l’âme des hommes et des peuples sous l’obsession de l’égotisme pragmatique.
Plus de traditions : l’âge des poètes est apparemment mort. »478 Nous ne sommes plus des peuples se réclamant d’un
dessein civilisationnel mais des populations qui n’ont pour seul souci leur pouvoir d’achat et la sécurité de l’emploi.
Le système achève sa proie en la minant de l’intérieur, en folklorisant leurs traditions, en ne les incitant pas à se
vouloir un avenir. Pour enrayer ce processus d’assassinat des peuples, il faut espérer une radicalisation de la crise
économique qui est le meilleur des bienfaits pour une régénération des peuples. Au fil des pages qui précèdent,
« nous voyons mieux ce qu’est le Système : la réalisation pratique, à l’échelle de la Terre, du projet millénariste
chrétien, l’égalité dans le salut, projet laïcisé en programme techno-économique par le libéralisme. « Le bonheur est
loin de toute fête ou exaltation collective, puisqu’alimenté par une exigence égalitaire, il se fonde sur les principes
individualistes qui reconnaissent explicitement à chacun le droit au bonheur (…) La révolution du bien-être est
l’héritière, l’exécutrice testamentaire de la révolution bourgeoise (…) qui érige en principe l’égalité des hommes
(…) Le principe démocratique est transféré alors d’une égalité réelle (…) à une égalité devant l’objet (…) C’est la
démocratie du standing. » »479 Que ce soit la droite, libérale, keynésienne, néo-conservatrice, libertarienne, qui
trouve dans le Système occidental la défense de ses intérêts économiques et idéologiques, ou la gauche sociale-
démocrate qui attend la réalisation d’une gouvernance mondiale, rien ne les distingue sur le fonds. Tous ont décidé
de choisir le modèle capitaliste, les multinationales et le FMI. Les différentes critiques que l’on entend ici ou là ne
remettent pas en cause l’idéal du bien-être. Ils veulent juste moins de pollution, moins de technique et de puissance
mais ils visent les mêmes fins que ceux qu’ils dénoncent, la dissémination planétaire des valeurs bourgeoises. « Ce
sont eux (…) qui tentent de vivre avec une intensité obsessionnelle les normes bourgeoises d’existence : bien-être
narcissique, sphère sociale sans contrainte, primat des jouissances individuelles sur les mobilisations
communautaires (…) Prônant l’hédonisme total, ils sont tout à la fois la mauvaise conscience du Système et sa
conscience maximale. »480 C’est des révolutions populaires et nationales et d’elles seules que peut éclore des
révoltes contre la civilisation planétaire individualiste, narcissique, et hédoniste. Là où se trompe Guillaume Faye
c’est quand celui-ci donne à la technique le rôle de mobiliser et d’arraisonner le monde pour que les cultures se
mobilisent d’un idéal social et humain. Il faut que nous ne perdions pas de vue l’extrême danger que représente la
technique dans sa volonté de s’approprier tout ce qui est et de réduire l’étant à une marchandise qui conforte le
Système. « Quand nous nous ouvrons proprement à l’essence de la technique, nous nous trouvons pris, d’une façon

478
Guillaume Faye, op. cit., page 164.
479
Jean Baudrillard, cité in Guillaume Faye, op. cit., page 167.
480
Guillaume Faye, op. cit., page 170.
121

inespérée, dans un appel libérateur »481 de la puissance qui soumet le monde au calcul effréné propre au désir de
domination. Parler d’une conquête technique du monde, c’est imposer à celui-ci une nouvelle tyrannie de la volonté
qui ne saurait s’émanciper de sa tutelle arraisonnante. Contrairement à ce que pense Guillaume Faye, Marcuse ne
se trompe pas quand il soutient que la science et la technique assument aujourd’hui la fonction de donner à la
domination ses légitimations. « La seule position vraiment révolutionnaire qui puisse s’affirmer contre le système ne
vient pas des anciennes idéologies. Elle appartient à ceux qui contestent son fond, ses bases éthiques et
idéologiques, sa généalogie, à ceux qui affirment la cause des peuples contre une société mondiale standardisée,
l’esprit de combat et le sens du destin contre l’aliénation du bonheur économique. »482 Il y a péril car comme
l’estime Karl Polanyi permettre au mécanisme de marché de diriger seul le sort des êtres humains aurait pour
résultat de détruire la société.

481
Martin Heidegger, L’essence de la technique, in Essais et conférences, Gallimard, Tel, 1988, page 34.
482
Guillaume Faye, Le système à tuer les peuples, Copernic, 1981, page 177.
122

IV. Une critique sans concession des droits de l’homme


La critique des droits de l’homme consiste à montrer que ces droits sont à l’origine le fruit d’une culture
particulière, l’esprit des Lumières, dans un temps donné, le XVIIIème siècle. « Il est clair que la théorie des droits,
au regard de toutes les cultures humaines, représente l’exception plutôt que la règle, et qu’elle constitue même une
exception au sein de la culture européenne, puisqu’elle n’est apparue qu’à un moment déterminé et relativement
tardif de l’histoire de cette culture. »483 Qui a autorité à affirmer le caractère universel des droits se demande
Alain de Benoist et au nom de quoi ? De la valeur imprescriptible que l’individu représente. Ces droits sont
l’affirmation de la défense d’une représentation de l’individu qui lui donne une valeur qui transcende des
appartenances qui limitent l’expression de sa subjectivité. Pour Alain de Benoist, l’individu n’a de sens que s’il
appartient à quelque chose qui le dépasse et le relie à cette entité, c’est pourquoi les droits sont condamnables,
parce qu’ils émancipent l’individu à ce qui associe son destin à une prédestination. Ce que récuse Alain de
Benoist, c’est l’universalisme « qui représente de toute évidence une imposition du dehors, une manière détournée
de convertir et de dominer, c’est-à-dire une continuation du syndrome colonial. »484 Les droits sont une invention
récente, de par ce fait leur prétention à l’universalité est caduque. Ils supposent l’existence d’un homme abstrait
indépendant de toute appartenance culturelle. Or l’homme est un être enraciné qui doit développer l’amour de ses
appartenances. L’individu des droits de l’homme affirme lui l’identité de l’individu et de sa raison qui est une
vertu qui dépasse le relativisme de ceux qui nient qu’il possède des droits.
L’homme n’est pas une réalité abstraite mais il possède des droits qui le protègent des violences que peuvent lui
infliger une société qui dédaigne son existence. Ce que reproche Alain de Benoist aux droits de l’homme, c’est que
ceux-ci séparent l’homme de sa société, de son appartenance à la vie, de son lien avec sa culture, de ses liens avec
ses semblables.
Ce qu’il faut rappeler, c’est que les droits opèrent une libération de ce qui contraint l’homme à s’aliéner dans une
identité qu’il n’a pas choisie. Pour Alain de Benoist, « les notions d’ordre, de justice et d’harmonie ne sont pas
élaborées à partir de l’individu, mais à partir du groupe, de la tradition, des liens sociaux ou de la totalité du réel.
Parler de liberté de l’individu en soi n’aurait donc aucun sens dans des cultures demeurées fondamentalement
holistes et qui se refusent à concevoir l’être humain comme un atome autosuffisant. »485 Alain de Benoist privilégie
ce qui détermine l’individu au lieu que ce soit l’individu qui définisse ce qu’il veut advenir. Derrière la critique des
droits de l’homme, il y a la remise en cause de la valeur en soi de l’individu sous prétexte que la valorisation de
celui-ci viendrait anéantir ce à qui ou à quoi il appartient. Il faudrait accepter le sort de l’intouchable du seul fait
que c’est la société qui l’a déterminé à être ainsi. Il faudrait reconnaître son statut d’être réprouvé parce que c’est
son destin. Les droits revendiquent l’égalité de tous devant la loi ; accordant à chacun le respect qui est dû à la
personne humaine, elle remet en cause le système des castes, ce contre quoi s’insurge Alain de Benoist au nom du
privilège ontologique accordé au système holiste. Or ce que le libéralisme ne retient, c’est la primauté exclusive de
l’Universel sur la Différence. Il s’oppose au fait de l’être en plaçant l’esprit humain sur un plan supérieur au réel
qui s’arrache à tout déterminisme. Ce contre quoi Alain de Benoist s’oppose : « l’individu n’a pas à faire valoir
483
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, Krisis, 2004, page 69.
484
Idem, page 71.
485
Ibidem, page 72 et 73.
123

ses droits, mais à œuvrer pour trouver dans le monde, et d’abord dans la société à laquelle il appartient, les
conditions les plus propices à l’accomplissement de sa nature et à l’excellence de son être. »486 L’individu doit se
contenter d’être ce qu’il est, enfermé dans une définition définitive de son identité. Les droits de l’homme viennent
rompre avec ce déterminisme pour proposer à l’individu de dessiner sa vie à partir de sa volonté et de sa
conscience. C’est là le défi proposé par l’humanisme. Mais pour Alain de Benoist, le monde des devoirs est
logiquement antérieur au monde des droits. Celui-ci se contente d’accepter et de valoriser ce qui est, plutôt que
d’envisager la précellence de la subjectivité qui ne saurait s’aliéner à tout état de fait. « L’individu ne saurait
posséder des droits supérieurs à la communauté à laquelle il appartient. »487 S’il va jusqu’au bout de son
raisonnement, Alain de Benoist doit accepter qu’un inuit, quand l’âge venu n’ayant plus de valeur sociale
choisisse de périr en se jetant dans la banquise. A cet instant, on comprend mieux la portée éthique de la
déclaration des droits de l’homme. L’individu a une valeur qui excède sa culture et qui le protège de telles actions
criminelles. Il ne s’agit pas de nier que l’homme a des obligations, mais il faut affirmer son autonomie et sa
capacité à dire non à ce qui l’humilie. Alain de Benoist remet en cause le principe d’universalité, l’existence d’un
individu abstrait qui donne sens à l’individu concret. Il faudrait s’en tenir à l’existence réelle de telle société et des
valeurs qui sont les siennes. « La vision du monde qui prévaut est une vision cosmique ordonnée à l’ordre et à
l’harmonie naturelle des choses. »488 Les droits de l’homme remettent en cause ce causalisme fataliste au nom
d’une liberté non pas conflictuelle comme l’estime Alain de Benoist mais fraternelle. Mais que vaut des droits qui
vont à l’encontre de la décision des peuples à disposer d’eux-mêmes : « pourquoi les peuples dont certaines
coutumes nous paraissent choquantes ou condamnables ne pourraient-ils pas être laissés libres de les pratiquer
aussi longtemps qu’ils ne cherchent pas à les imposer aux autres ? »489 Il faut ici répondre qu’il existe des valeurs
qui sont supérieures à telle ou telle culture ce au nom de l’individu et de l’universalité de l’intégrité morale et
physique de la personne. Alain de Benoist prend pour exemple l’excision ce pour dire «qu’il est difficile d’extraire
de tout un contexte culturel et social dans lequel cette pratique est considérée comme moralement bonne et
socialement nécessaire. La question se pose de savoir au nom de quoi on peut interdire une coutume qui n’est
imposée à personne. »490 Sauf à la femme dont l’excision est un fait nécessaire pour se marier. Pour Alain de
Benoist, la critique de cette pratique doit être interne à la culture qui exerce cette excision. Les droits de l’homme
ne doivent en rien se mêler à ce sujet. Il faudrait accepter cette pratique du fait qu’elle est légitime aux yeux de la
société qui la pratique. De quel droit devrions-nous nous immiscer dans les choix d’une culture pour laquelle telle
ou telle pratique est légitime. De Benoist prône un relativisme culturel (qu’il récuse par ailleurs) qui met en cause
l’universalité du droit des individus à disposer de leur corps. Peut-on pour Alain de Benoist accepter la lapidation
pour adultère ? Sa réponse est évasive, mais il semble l’accepter. Qui ne dit mot consent. Du fait que c’est un trait
culturel, il faudrait admettre cette pratique. Le respect des cultures est ce qui autorise tout dans le discours de la
Nouvelle Droite. Aucun critère autre que l’existence absolutisée de la culture ne saurait introduire un doute. Il
faut s’en remettre aux lois que la société promulgue. Les droits de l’homme excèdent les particularismes pour

486
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 73.
487
Idem, page 73.
488
Ibidem, page 74.
489
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 75.
490
Idem, page 75.
124

affirmer des valeurs auxquelles l’individu qui peut s’émanciper de ses appartenances reconnaît une validité
morale. « Prétendre attribuer une validité universelle aux droits de l’homme, c’est postuler que la plupart des
peuples du monde sont engagés, pratiquement de la même manière que les nations occidentales dans un processus
de transition d’une Gemeinschaft plus ou moins mythique à une modernité organisée de façon rationnelle et
contractuelle, telle que la connaît le monde occidental industrialisé. C’est là un postulat contestable. »491 Ce que
conteste Alain de Benoist, c’est que les droits de l’homme sont l’expression d’une société qui s’est émancipée de la
tutelle des valeurs traditionnelles et qui par la valeur de ses principes s’imposent peu à peu au monde. Alain de
Benoist veut voir dans les droits une forme de colonisation qui vient conquérir les esprits qui s’en réclament. Or
d’une façon naïve, Alain de Benoist nous dit qu’accepter la diversité culturelle exige une pleine reconnaissance de
l’Autre, et donc de garder vis-à-vis de lui une révérence qui se refuse à intervenir dans son choix d’existence.
Jouant sur la valeur a priori positive accordée au droit à la différence, Alain de Benoist justifie ce qui peut être
injustifiable comme la lapidation. Pour défendre son point de vue, Alain de Benoist nous dit que les droits de
l’homme seraient synonymes d’acculturation dont la mise en pratique entraînerait la destruction d’identités
collectives sources d’identité et de repères pour l’individu. Le vrai racisme proviendrait des droits de l’homme qui
nient l’existence du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Au nom d’une tolérance douteuse, il faudrait
accepter la pluralité culturelle au nom d’un antiracisme authentique que les droits de l’homme violeraient.
Alain de Benoist met en cause l’idée selon laquelle les droits de l’homme protègent les individus des normes du
groupe auquel il appartient. Parler des droits, c’est envisager le coût que ceux-ci représentent. Ceux qui sont
concernés par l’acceptation des droits de l’homme « sont-ils prêts à payer le respect de ces droits du prix de la
destruction de leur culture ? »492 Les droits de l’homme seraient un instrument d’une domination d’une culture sur
une autre. Ses valeurs fondamentales comme la liberté et l’égalité viendraient anéantir ce que le temps a façonné
et qui légitime les cultures à persévérer dans leur être.
« Le déploiement des droits de l’homme implique l’érosion et la destruction des conditions sans lesquelles leur
mise en œuvre devient impossible. »493 Les pays qui adoptent les droits de l’homme ne voient-ils pas croître les
droits élémentaires auquel chaque individu peut bénéficier : pas de torture, accès à une justice indépendante,
respect de la présomption d’innocence, etc.
Alain de Benoist est dubitatif : « de ce que certains biens sont humains, il ne s’ensuit nullement que le discours des
droits soit validé, et moins encore qu’il soit universel. »494 Pour Alain de Benoist, les droits de l’homme sont une
entreprise de domination caractéristique d’une civilisation où l’universalisme proféré est une forme de
totalitarisme qui prive d’identité ceux qui deviennent victimes du déracinement engendré par ces droits.
La doctrine des droits de l’homme serait intolérante et liberticide. Comment peut-on nier que les valeurs qu’elle
propose soient émancipatrices en accordant à l’individu une primauté ontologique qui défie la loi du sang et du
groupe ? Pour Alain de Benoist, les droits de l’homme sont l’émanation de l’idéologie économique qu’elle sert à

491
Ibidem, page 76.
492
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 77.
493
Idem, page 77.
494
Ibidem, page 81.
125

légitimer. « Accompagnant l’extension planétaire du marché, elle lui fournit l’habillage humanitaire dont celui-ci
a besoin. »495
Pour le penseur de la Nouvelle Droite, les droits de l’homme aliènent l’individu qui se trouve désemparé du fait
que sa culture a été détruite par ces droits. On pensait que ces droits étaient émancipateurs, ils se révèlent être
l’ennemi du genre humain. Emancipation ? Domination. « Pour que le modèle occidental gagne la planète, il
faudrait que les autres sociétés abandonnent consciemment des représentations du monde, des valeurs, des
pratiques sociales, des institutions et des symboles culturels profondément enracinés. »496
C’est ce à quoi serviraient les droits de l’homme : détruire les cultures pour leur substituer une idéologie
acculturante. Ce qui est en jeu, c’est la valeur qu’il faut accorder à l’individu dont l’être aspire à l’indépendance,
quand celui découvre les valeurs universelles des droits. La nouvelle Droite parle d’acculturation quand les
sociétés évoluent vers plus de liberté.
Il est vrai que l’égalité bouleverse les mentalités, mais cette passion qui caractérise les Modernes apporte de
nouvelles formes de vivre ensemble. L’individualisme vite identifié au narcissisme, voilà l’ennemi désigné de la
Nouvelle Droite pour laquelle « l’humanité est toujours médiatisée par une culture. »497 Avec les droits de
l’homme, il ne s’agit pas de nier que l’individu s’inscrit dans une culture, mais de faire valoir que celui-ci existe
comme conscience qui cultive sa différence en pouvant désobéir à ce qui lui semble injuste. La liberté développe
chez l’individu une existence qui ne se structure pas à partir de l’obéissance à un principe transcendant. Elle
apporte une conscience qui sait mesurer combien est précieuse sa vie. C’est pour cela que le suicide altruiste y est
limité. Le sens du sacrifice de soi tend à devenir caduc au profit de l’affirmation de sa personnalité. Ce que nie
Alain de Benoist pour lequel « loin que puisse être reconnue la personnalité unique de chacun d’entre eux, ils
apparaîtront, non pas comme irremplaçables, mais au contraire comme interchangeables. »498 Ce que dénonce
Alain de Benoist, c’est l’idéologie des Lumières qui affirme selon lui une identique valeur des individus, ce qui
viendrait contredire la proclamation de la singularité des individus. « Aucun homme ne peut être à la fois unique
et foncièrement identique à tout autre. »499 L’identité dont parlent les droits est une égalité devant la loi et non une
uniformité des consciences. Ce qui inquiète Alain de Benoist, c’est que les droits créeraient des êtres similaires
privés d’un monde déjà constitué de significations. Ce qu’il s’agit, c’est « de reconnaître que seuls des droits
enracinés dans des traditions et vécus dans des communautés ont de l’effectivité. »500 Autrement dit, les droits de
l’homme annihileraient la subjectivité concrète des individus en produisant une masse d’atomes sériels. L’individu
des droits de l’homme n’est pas cet être privé de signification ; or comme l’a bien montré Claude Lefort, c’est le
totalitarisme qui crée cette situation ; l’individu est celui qui est en mesure de prendre ses distances avec une
existence toute tracée. Sa réflexivité l’autorise à se faire critique de ce qui entrave son cheminement personnel. Ce
qui mécontente Alain de Benoist, c’est que l’individualisme qui découle des droits de l’homme conduise à
demander toujours plus de droits. « Les individus auraient le droit de voir satisfaire n’importe quelle

495
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 85.
496
Idem, page 85.
497
Ibidem, page 87.
498
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 97.
499
Idem, page 97.
500
Ibidem, page 99.
126

revendication, au seul motif qu’ils peuvent la formuler. »501 Cette inflation des droits ferait de l’individu un
consommateur qui rejoint l’idéal économique de l’homme préoccupé d’augmenter son utilité.
Pour Alain de Benoist, l’individu qui se définit par ses droits correspond à l’homo oeconomicus qui est la
recherche d’une maximisation de ses intérêts. L’extension réelle de la demande de droits correspond à une société
dont l’existence est menacée par le néo-libéralisme qui génère chômage, dépressions, conduites ordaliques,
pauvreté. Les droits qui sont affirmés sont là pour demander une plus grande solidarité entre les membres d’une
société où l’égalité est devenue problématique. Si on revendique, c’est pour demander l’existence effective de
l’égalité au sein d’une société post-providentielle. Alain de Benoist se demande si on est encore dans « une société
qui respecte les droits de l’homme, ou dans une société qui a décidé de faire droit à toutes les formes de désir, de
reconnaître tous les choix de vie, tous les contenus d’existence, toutes les préférences ? »502 L’inflation du droit est
significative d’une société où le vivre-ensemble ne découle plus de quelque évidence. Mais ce n’est pas les droits
de l’homme qui en sont responsable. C’est l’avènement de l’individu législateur de son existence, dont l’autonomie
est croissante qui explique cette demande de droits. Cette autonomie est ce que combat la Nouvelle Droite pour
laquelle « les droits fondamentaux ne sont que les droits libéraux de l’homme comme personne individuelle. »503
Ce que déteste Alain de Benoist, c’est que « les droits de l’homme sont les attributs d’un individu isolé, d’un sujet
désengagé, indépendant par rapport à ses semblables, censé trouver en lui-même ses raisons d’être
essentielles. »504 Cette compréhension des droits ne prend pas la réelle mesure des valeurs véhiculées par les droits
de l’homme qui sont aussi les droits du citoyen où chacun possède les mêmes droits, une liberté égale qui peut
s’exprimer souverainement dans le droit de vote. L’individu des droits n’est pas un être isolé, mais un être qui
obéit à des valeurs communes qui découlent des droits inhérents à la reconnaissance de sa nature.
L’individu porte en lui des valeurs universelles où il est apte à faire valoir les mêmes exigences d’après des règles
déductibles d’une rationalité axiologique. Avec l’exaltation de la culture l’homme est rivé dans une définition où il
entre en servitude. L’homme est ce que son hérédité et son passé décident pour lui. Son essence n’est plus dans la
liberté, mais dans l’enchaînement à une culture dont il ne saurait s’émanciper sans perdre son identité. Reposant
sur l’appartenance de l’homme à sa culture d’origine, la ND plaide pour une servitude volontaire où le lien social
authentique est le lien de la communauté de sang. Le mensonge se situe du côté de ceux qui font l’apologie de
l’individu. Alain de Benoist n’a pas de mots assez durs pour « la société qui demeure une simple somme d’atomes
individuels, tous également mus par la recherche rationnelle de leur meilleur intérêt(…) l’individu n’adhérant à la
société que sur une base instrumentale. »505
Les droits pour Alain de Benoist sont au service exclusif de l’individu et ne servent pas la cause d’un engagement
collectif. Au départ, les droits de l’homme s’affirment contre le despotisme et les appartenances qui aliènent
l’individu. Ils revendiquent la nécessité de garantir aux individus une reconnaissance de leur valeur intangible.
Peut-on en conclure comme le fait Alain de Benoist « que la proclamation des droits revêt dès l’origine un sens
antipolitique, qu’elle signifie que la sphère des libertés de l’individu est en principe illimitée, tandis que celle des

501
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 100.
502
Idem, page 101.
503
Ibidem, page 105.
504
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 105.
505
Idem, page 106.
127

pouvoirs de l’Etat est par principe limitée. »506 Assurément oui. Les droits sont là pour prémunir la société de la
tyrannie. Ils créent une liberté indépendante de la réalité politique, séparée de la communauté politique pour
soumettre celle-ci à une limite dans l’exercice de son pouvoir. Pour la ND, la société doit s’instituer dans la
valorisation d’un processus d’identification d’autant plus enfermant qu’il se réclame de l’enchaînement originel
dans une culture. Avec l’exaltation de l’identité enchaînée à sa culture, l’homme se voit refuser le pouvoir de
s’échapper à lui-même ; par cette exaltation, se noue l’identité inaltérable du moi et de sa culture. « On connaît
les désastres qu’entraîne cette identification. Ils sont encore à nos portes sous la forme abjecte de la purification
ethnique. »507
Pour Alain de Benoist, il ne fait pas de doute qu’« affirmer que la fin de toute association est la conservation des
droits de l’homme (…) revient à mettre le citoyen au service de l’homme égoïste. »508 Il ne s’agit pas de valoriser
l’égoïsme mais d’affirmer un individu sans détermination qui se dérobe à tout pouvoir qui tenterait de s’en
emparer.
Les droits de l’homme existent pour venir limiter la puissance de l’Etat qui peut, sans l’exercice effectif des droits,
finir dans une dictature. La découverte du Goulag a démontré la validité normative des droits qui ne sont pas
seulement formels comme l’estiment les marxistes. « On voit s’investir en eux une lutte réelle contre
l’oppression. »509 La société que défend Alain de Benoist vise à abolir tous les signes d’autonomie de la société
civile au profit d’une sphère politique qui se propage dans toute l’étendue du social. C’est ainsi que pour
Benjamin Constant, il faut affirmer, tout à côté du droit à l’indépendance individuelle, ce que nous pourrions
appeler l’autosuffisance de la société par rapport au pouvoir politique. Constant pense que le tissu social possède
en lui-même une consistance qui lui permet d’exister par avance, avant que toute contrainte extérieure ne lui soit
imposée. La société jouit d’une autonomie irréductible de sorte que l’Etat ne saurait donner corps à la société.
Dans un monde dominé par le désir d’être soi, où chacun aspire à réaliser sa vie à sa façon, il est nécessaire que
le pouvoir soit établi dans des limites qui préservent la liberté des individus et l’autonomie du social,
contrairement à la société qu’envisage la ND où l’individu se vit acculé à l’obligation de rendre compte des liens
qui le contraignent à vivre dans une culture dont il ne saurait s’affranchir.
S’appuyant sur Marx, de Benoist voit dans les droits de l’homme la mainmise idéologique de la bourgeoisie qui
dépolitise la société pour mieux dominer l’homme. « N’est-ce pas tant ce que lit Marx dans les droits de l’homme
qui devrait susciter nos critiques que ce qu’il est impuissant à y découvrir. »510 Marx et Alain de Benoist
n’examinent pas ce qu’ils signifient dans la pratique. « C’est du clivage entre pouvoir et savoir qu’il s’agit dans
l’affirmation des droits de l’homme et non pas de la scission du bourgeois et du citoyen, de la propriété privée et
de la politique. »511 Mais là où Alain de Benoist veut une démocratie organique, Marx construit sa critique de
l’individu sur une théorie de la société où sont abolies la dimension du pouvoir et de la loi.

506
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 107.
507
Miguel Abensour, Le Mal élémental, in Emmanuel Lévinas, quelques réflexions sur la philosophie de
l’hitlérisme, Rivages poche, 1997, page 64.
508
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 110.
509
Claude Lefort, L’invention démocratique, Fayard, 1994, page 47.
510
Idem, page 56.
511
Ibidem, page 59
128

L’Etat de droit suppose la possibilité d’une opposition au pouvoir quand le pouvoir auquel se réfère Alain de
Benoist n’autorise pas la remise en cause de ses principes constitutifs parce que le pouvoir y est sacralisé où la
conflictualité est niée au profit de l’unanimisme.
Ce que refuse Alain de Benoist, c’est que « la reconnaissance et la proclamation des droits de l’homme impliquent
que des limites infranchissables soient posées à la souveraineté. Toute limitation de la souveraineté populaire
représente une attaque contre le fondement même de la démocratie.» 512 Il s’agit pour Alain de Benoist par cet
exemple de démontrer l’antinomie entre les droits de l’homme et la démocratie. On comprendra mieux le propos
d’Alain de Benoist quand celui-ci évoque sa conception de la liberté. « Le sens originel du mot liberté n’évoque
nullement une libération dans le sens d’une émancipation vis-à-vis d’une collectivité donnée mais au contraire
souligne une appartenance. Quand les Grecs parlent de liberté, ils n’ont nullement à l’esprit le droit de
s’affranchir de la tutelle de la cité. »513 L’homme ne saurait être dissocié du citoyen, de celui qui vit dans le cadre
d’une communauté organique, ce en quoi s’oppose la conception libérale des Modernes qui pose que l’individu
préexiste à la société. « Obéir à la loi voulait dire se dévouer avec zèle à la volonté du groupe. »514 Ce qui satisfait
Alain de Benoist, c’est que la démocratie athénienne s’appuie sur « un peuple relativement homogène et conscient
de ce qui le fonde. »515 Plus les membres d’une communauté partagent les mêmes sentiments, les mêmes valeurs,
plus il leur est aisé de prendre des décisions qui confortent le sens commun alors que « les sociétés modernes ne
sont plus le lieu d’un sens collectivement vécu. »516 La démocratie moderne serait donc menacée par les droits de
l’homme parce que ceux-ci introduiraient un être hors sol, sans racines dont les éternelles revendications
mettraient en péril la délicate communauté des citoyens si tant est que l’on puisse qualifier ainsi les démocraties
modernes. Les droits relèvent de l’universel, c’est-à-dire d’une catégorie étrangère à ce qui définit les lois
relatives d’un pays. Pour Alain de Benoist, la démocratie ne peut être le système politique qui exprime des
principes universaux, ce que la France se flatte d’incarner. Dans les démocraties libérales remarque Alain de
Benoist, « le citoyen n’est nullement celui qui habite, par son appartenance au peuple, une histoire et un destin,
mais un être abstrait, intemporel, universel, titulaire en dehors de toute appartenance de droits de l’homme
décrétés inaliénables. »517
Les droits de l’homme ne font que consacrer une démocratie dévitalisée où les élites craignent le peuple. Ce que
conteste Alain de Benoist, c’est le bien fondé des démocraties libérales pour lesquelles le pouvoir doit être limité,
ce qui conduit à ne plus avoir recours au référendum d’origine populaire. « Le libéralisme est une idéologie de
restriction de tout gouvernement, qui dévalue la politique pour la mettre dans la dépendance de l’économie. La
démocratie se fonde sur la souveraineté populaire ; le libéralisme sur les droits des individus. »518
La démocratie libérale favorise une pensée de l’individu contre la société et tous les déterminismes. L’humanisme
correspond au besoin qui vise à se libérer de l’être, quelque soient ses formes (individu, culture, religion, etc.)
Levinas parle d’un besoin d’excendance. L’homme moderne cherche à fuir ce qui l’enferme dans une identité

512
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 117.
513
Alain de Benoist, Démocratie : le problème ; le labyrinthe, page 14.
514
Idem, page 15.
515
Ibidem, page 17.
516
Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 18.
517
Idem, page 30.
518
Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 32.
129

réifiante. Nait une révolte contre ce quelque chose qui nous objective. La culture à laquelle la ND se réfère est un
emprisonnement dont il s’agit de sortir pour rejoindre une idée plus universelle de l’humanité. Le GRECE par le
primat qu’il attribue à la culture conçoit le moi comme adhésion sans condition à celle-ci. Le besoin de quitter ce
qui vous définit est rendu impossible par la présence irrémissible du moi à sa culture. Celle-ci pour la ND se
réfère qu’à elle-même, portant en elle-même son centre d’attraction où il est impossible de se fuir. La culture
absolutise son existence sans se référer à rien d’autre qu’à elle-même, sur ce qui serait susceptible d’excéder son
expérience, permettant de la relativiser. La culture pour la ND ne saurait se désolidariser d’une conception de
l’individu où celui-ci n’existe pas pour lui-même.
La culture à laquelle l’homme est rivé constitue une matière adhésive où l’individu est enrôlé. Elle est fermeture à
l’extériorité, autoconstitution dans la négation de l’altérité. L’auto-affirmation est son destin. Son obsession est la
dégénérescence, l’assomption de la communauté de sang. Sa conséquence est le racisme. La culture vit dans
l’illusion de sa suffisance. La ND réduit le politique et soumet ses membres à une généalogie par laquelle
l’individu est un citoyen légitime. La ND est marquée par la volonté de conserver ce qui existe, s’opposant « à
toute forme de distanciation philosophique qui, en allant au-delà de l’existant, peut le soumettre à la critique et de
ce fait accroître l’incertitude propre à la société moderne. »519 La culture pour la ND s’enracine dans le natal et la
naissance, se comprend dans une filiation nécessaire où la contrainte (l’appartenance à un ethnos) exerce son
action.
C’est tout ce à quoi les démocraties libérales s’opposent. L’homme moderne se définit par lui-même, en prouvant
par ses actes qu’il ne se laisse pas guider de l’extérieur. C’est pourquoi cela suscite l’ire d’Alain de Benoist.
Celui-ci envisage la société à partir d’une conception d’un monde unitaire où est exclue toute singularité, toute
division. « Il faut bien plutôt consentir à penser et agir dans les horizons d’un monde où s’offre la possibilité d’une
déprise de l’attrait du Pouvoir et de l’Un. »520
Il faut accueillir la pluralité au lieu de, comme le voudrait Alain de Benoist, agir de sorte que coïncide le demos et
l’ethnos. La définition que se donne Alain de Benoist de la démocratie lui interdit d’envisager les droits de
l’homme comme l’expression de principes émancipateurs de l’individu vis-à-vis de son milieu social, familial,
culturel, religieux. Au contraire, ceux-ci sont considérés comme « un péril à l’horizon, celui de l’affaiblissement
du collectif devant l’affirmation des individus. »521 L’individualisme des droits contribue à affaiblir la perception
que la société doit avoir d’elle-même. Alain de Benoist se veut le critique d’une métaphysique de la subjectivité,
mais ce n’est pas en faisant valoir la Nation, l’Etat, la Cité, la Communauté, la Société, le Peuple que lui-même
échappe à celle-ci.
Il récuse les droits de l’homme parce que ceux-ci rendraient l’individu aveugle à ce que doit être son existence.
« La politique des droits de l’homme, écrit-il, échoue en ce qu’elle contribue à produire une société dont le dessein
global échappe à ses membres. »522 Parce que les droits de l’homme valorisent ce qu’il y a de plus singulier dans
l’identité de l’individu, ceux-ci ne peuvent prétendre incarner une politique qui aurait la prétention de développer
une politique de civilisation. Mais les droits sont-ils seulement une politique ?

519
Miguel Abensour, op. cit., page 90
520
Claude Lefort, L’invention démocratique, op. cit., page 83.
521
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 119.
522
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 119.
130

Pour Alain de Benoist, contrairement à ce qu’estime Marcel Gauchet la réponse est positive. « La politique des
droits de l’homme ne peut que tourner le dos aux perspectives d’un authentique gouvernement de la collectivité
par elle-même. »523
Les droits viennent contrarier ce qui doit constituer le sujet qui donne naissance à la société, à savoir le peuple.
Jamais Alain de Benoist ne définit celui-ci comme s’il s’imposait tout naturellement.
« La démocratie des droits est une démocratie tronquée, qui perd de vue la dimension proprement politique de la
démocratie. L’installation du sujet individuel de droit dans la plénitude de ses prérogatives entraîne l’occultation
du sujet politique collectif de la démocratie. »524 Pour asseoir ses dires, Alain de Benoist s’approprie des auteurs
de référence : Hannah Arendt, Marcel Gauchet, Jean-François Kervégan, Myriam Revault d’Allonnes, Pierre
Manent, Jean-Fabien Spitz, Régis Debray, Guy Haarcher, Mona Ozouf, Max Weber, Michael Sandel, Eric Weil,
Raimundo Panikkar, Raymond Aron, René Gallissot, Charles Taylor, Alain Renaut, André Clair, Jürgen
Habermas, etc. Cela donne une légitimité à ces propos. Il faut reconnaître à Alain de Benoist un talent qui consiste
à trouver chez ces auteurs la phrase qui donne une consistance à son propos. On est même inquiet devant un
pareil réquisitoire contre les droits de l’homme. Reste à savoir si ces auteurs partageraient les conclusions
auxquelles en arrive Alain de Benoist. Pour celui-ci, ce qui fait défaut à nos démocraties libérales, c’est
l’expression d’un civisme qui envisage l’intérêt général du fait que le droit et la morale ont envahi nos sociétés au
détriment de la politique. « L’idéologie des droits manque le politique parce qu’elle a pour sujet un homme
abstrait »525, déraciné, égoïste et utilitariste. L’individu estime Alain de Benoist est un concept d’une extrême
pauvreté. Peut-on d’ailleurs lui attribuer une valeur ? « Un homme dépouillé de toutes ses caractéristiques
concrètes n’est plus rien car il a perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter comme leur
semblable. »526 L’individu n’est pas rien, il est un principe qui demande respect et tolérance. L’individu dans sa
singularité est une fin en soi : la particularité du groupe ne saut être érigée en valeur absolue sans fonder par là-
même une exclusion.
Son abstraction, son indétermination n’est pas privée de sens ; elle suppose l’appartenance de tous à une humanité
partagée où l’homme en s’arrachant de ses particularismes rejoint une définition universelle de son être avec.
Alain de Benoist ne conçoit l’individu qu’à partir de ce qui est et non comme un principe transcendant : « la
société est l’horizon sous lequel s’inscrit dès l’origine la présence humaine au monde. Aussi est-il impossible à
l’homme de se définir comme individu parce qu’il vit nécessairement dans une communauté, où il est en relation
avec des valeurs, des normes, des significations partagées. Tout cela est constitutif de son moi. »527 Cette réalité on
ne peut la nier ; mais l’homme est aussi pouvoir de néantisation de son être pour accéder à une humanité dans
laquelle il peut communier avec autrui.
C’est même par cette négation de soi qu’il peut accéder de façon authentique à autrui. La condition qui est sienne
dépasse son identité originelle qui l’enferme dans un rôle, une identité figée. Alain de Benoist n’en démord pas :
« il n’est tout simplement pas possible de penser et d’organiser un corps politique dans les termes stricts de

523
Idem, page 120.
524
Ibidem.
525
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 120.
526
Idem, page 121.
527
Ibidem, page 121 et 122.
131

l’individualisme. Une société n’est pas plus décomposable en individus qu’une surface géométrique ne l’est en
lignes ou une ligne en points, disait déjà Auguste Comte.»528 L’individu en niant ce que l’on voudrait qu’il soit
accède à sa vraie identité parce qu’elle est issue de sa volonté et non du on anonyme de la société auquel Alain de
Benoist veut tant qu’il appartienne. Les droits de l’homme sont une politique du fait qu’ils conduisent l’individu à
rechercher une relation authentique avec autrui qui ne soit pas médiatisée par quelque origine que ce soit. Le
racisme enferme l’individu dans une identité ostracisée ; le racisme est une politique qui a eu pour nom apartheid.
Il faut comprendre que les droits de l’homme envisagent l’homme sous un jour nouveau où autrui est plus qu’un
concept, c’est une réalité tangible à laquelle je dois le respect. Le différentialisme pseudo-hétérophile de la
Nouvelle Droite interdit le dialogue entre les cultures parce qu’il essentialise autrui dans une identité définitive où
cet autrui est un objet et non pas un sujet auquel on peut s’adresser. Pour Alain de Benoist, les droits n’ont de
valeur réelle que s’ils découlent d’une appartenance originelle à un « ethnos ». C’est pourquoi celui-ci fait
remarquer que « les hommes ne peuvent acquérir de droits qu’au sein d’une politie déterminée, dans un contexte
d’existence leur garantissant concrètement le pouvoir d’en bénéficier. »529 Ce qui est premier, c’est l’identité (une
revue identité a existé ; il s’agissait de la revue théorique du FN) dont découle mon moi. Pour quelqu’un qui veut
dénoncer l’égoïsme tant individuel que collectif (en suivant la critique heideggérienne), on peut dire qu’Alain de
Benoist n’est pas à une contradiction près. Celui-ci nous confie qu’« il faut s’interroger sur l’opportunité même de
continuer à parler dans le langage des droits car la théorie des droits de l’homme étant intrinsèquement associée à
l’idéologie libérale, toute tentative d’en donner une reformulation non libérale a de bonnes chances
d’échouer. »530
Pour Alain de Benoist, tout projet politique implique une certaine forme de l’holisme car c’est la seule façon de
faire valoir la liberté qu’il chérit tant. « L’acceptation des réquisits minimaux d’un ordre politique démocratique
impose de renoncer à toute fondation métaphysique, anthropologique ou même morale des droits de l’homme au
profit d’une fondation strictement politique. »531 Pourquoi aurait-on besoin de droits de l’homme ? Quel principe
interne à la démocratie organique à laquelle adhère Alain de Benoist peut venir limiter le pouvoir dont il est dans
la nature de vouloir s’accaparer les choses et les êtres comme l’a bien vu Hobbes ? La question est d’autant plus
pressante et problématique qu’Alain de Benoist veut réhabiliter la notion d’appartenance « sans laquelle dit-il la
liberté, l’égalité et la justice ne sont que des abstractions inopérantes. »532 Nous sommes en présence d’un discours
identitaire où la liberté est menacée du fait que l’individu doit être conforme à ce qu’exige de lui la société, la
belle totalité où se hiérarchisent les êtres. «Pour fonder « politiquement » les droits de l’homme, il faut penser la
politique et la citoyenneté, non pas seulement dans la perspective secondarisée d’une garantie des droits naturels
subjectifs, mais aussi comme la condition primordiale qui fonde l’exercice effectif du vivre-ensemble. »533
La question reste posée de savoir ce qui permet à la liberté de s’exercer, elle dont l’existence est soumise à
l’appréciation du pouvoir et de l’Etat. Alain de Benoist ne donne aucune définition de la démocratie. Il indique
seulement sa préférence pour la démocratie athénienne. Mais dans une société où prévaut une démocratie

528
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 122.
529
Idem, page 123.
530
Ibidem, page 123 et 124.
531
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 124 et 125.
532
Idem, page 125.
533
Ibidem.
132

représentative, que l’on prive de droit de l’homme, donc d’un principe de limitation du pouvoir qui peut exempter
cette démocratie du risque de devenir totalitaire comme ce fut le cas dans l’Allemagne nazie où Hitler fut élu
démocratiquement. La participation et l’égalité entre les citoyens est-elle un critère suffisant pour justifier la
suppression des droits ? Qu’on nous permette d’en douter. Peut-on légitimement reconnaître le droit à la
désobéissance civile, probablement pas, car cela suppose une action indépendante de la communauté à laquelle on
appartient. La récurrence dans le discours néo-droitier du mot appartenance veut bien dire ce qu’il implique :
l’individu ne saurait exister en-dehors de sa cité : « si le droit d’avoir des droits est inséparable de l’appartenance
à une communauté politique organisée, la singularité d’un être ne tient pas à son fondement autosuffisant, mais
aux appartenances qui rendent possible son individuation. »534 Mon identité me colle à la peau, je ne saurais m’en
soustraire s’en risquer de perdre ma citoyenneté. Alain de Benoist définit la liberté comme « un problème politique
et non comme un problème de droits. Une telle liberté précède et conditionne la justice, au lieu d’en être le
résultat. »535 Or dans une démocratie moderne, n’est-ce pas la justice qui vient donner tout son sens à la
démocratie parce qu’elle représente une instance bienveillante qui contrôle le bon fonctionnement institutionnel de
ladite démocratie. Alain de Benoist doute que nos démocraties modernes puissent satisfaire sa conception qu’il se
donne du bon gouvernement des hommes ; il cite à cette occasion Georges Sorel pour lequel « dans nos
démocraties modernes, on ne rencontre guère que des individus se sentant libres du passé, sans amour profond du
foyer domestique. Hallucinés par le mirage d’une richesse hasardeuse qui doit provenir de l’ingéniosité de leur
esprit plutôt que d’une participation sérieuse à la production matérielle, ils ne songent qu’à jouir royalement de
bonnes aubaines. »536
Alain de Benoist ne fait pas mystère de son insatisfaction quant à la démocratie moderne du fait que « dans les
démocraties libérales, le pouvoir des nommés et des cooptés excède largement celui des élus. »537 De plus, « la
démocratie devait être au départ un moyen pour le peuple de participer à la vie publique en désignant des
représentants. Elle est devenue un moyen pour ces représentants de faire légitimer par le peuple le pouvoir réel
dont ils sont les seuls détenteurs. Le peuple ne se gouverne pas par des représentants élus. Il élit des représentants
qui le gouvernent pour leur propre compte.»538 Alain de Benoist met aussi en cause l’électorat dont les motivations
de vote sont irrationnelles, voire absurdes. On pourrait multiplier les exemples qui font douter Alain de Benoist du
bien-fondé démocratique de nos démocraties. Ce qu’il faudrait, c’est instituer des référendums d’initiative
populaire qui « restitueraient aux rapports entre le pouvoir et les citoyens un caractère de réciprocité. Le
référendum apparaîtrait alors comme la forme moderne de l’acclamation populaire où s’exprimait autrefois le
consentement. »539 Pour Alain de Benoist, il va de soi que la démocratie authentique s’avère incompatible avec les
principes libéraux. « La démocratie doit retrouver le sens que les inventeurs de la démocratie grecque donnaient
aux notions de peuple et de liberté. Elle doit se fonder, non sur des droits inaliénables de l’individu sans
appartenances, mais sur la citoyenneté, qui sanctionne l’appartenance à un peuple, c’est-à-dire à une culture, à
une histoire, à un destin et à l’unité politique dans laquelle celui-ci se met en forme. La liberté du peuple

534
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 125.
535
Idem, page 126.
536
Georges Sorel cité in Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 58.
537
Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 58
538
Idem, page 60.
539
Ibidem, page 78.
133

commande toutes les autres libertés. »540 Une démocratie qui n’est ni fondée en référence à l’atome individuel ni à
l’humanité mais en référence au peuple conçu comme un organisme collectif est appelé par Alain de Benoist
démocratie organique. Est-on certain que ces conditions remplies, la liberté des individus soit respectée ?
Il est tant question d’appartenir que l’on peut se demander quelle est la place de l’intimité, de la réserve et du for
intérieur dans un système politique qui privilégie une lisibilité sans distance entre les citoyens. Qu’est-ce qui
échappe à la sphère politique, que devient l’individu qui veut vivre sa vie selon ses propres critères ? N’est-on pas
fondé à parler de démocratie totalitaire ? « La patrie, c’est le cadre naturel de la fraternité, chaque fois que celle-
ci exprime les obligations que l’on a vis-à-vis de ceux avec qui l’on partage un héritage commun. »541
La nouvelle Droite valorise ce qui relève du charnel et privilégie ce qui relie les hommes à leurs semblables dans
un système qui hiérarchise les êtres. C’est ainsi que s’explique l’intérêt que le GRECE cultive pour le livre de
Louis Dumont sur les castes. « Les droits ne sont pas des qualités attachées aux individus à l’extérieur de toute
société politique, mais des qualités qui ne peuvent appartenir qu’à des citoyens. »542
Il n’est pas vain que le bulletin interne du GRECE se nomme le lien, que le bulletin de la Domus s’appelle l’âtre.
Alain de Benoist réitère sans cesse son propos de façon incantatoire : « c’est le fait d’appartenir à une collectivité
qui constitue l’horizon de sens à partir duquel il est possible d’avoir des droits : s’il n’y a pas de bien social
commun, les droits octroyés aux individus ne sont qu’illusion. »543 Ce qu’Alain de Benoist apprécie dans les
cultures traditionnelles hormis leur paganisme, c’est que celles-ci partagent une vue du monde où rien n’est
séparé. « Le monde est un tout, et aucune de ses parties ne peut s’en affranchir. »544 La modernité a rompu cet
ordre en introduisant l’individu comme valeur. Elle a isolé l’homme nous dit Alain de Benoist.
Elle l’a rendu plus vulnérable, plus étranger à ses semblables que jamais. Aux inégalités de naissance, la
modernité a substitué l’oligarchie de l’argent. Quand bien même ces propos sont justes, ils ne sont que des
conséquences secondaires d’un système social où l’homme s’est autonomisé. Faut-il récuser la modernité pour
autant ? Il y a des luttes à mener contre l’économisme, mais la modernité participe d’un mouvement de progrès où
le sens de la vie découle directement de ce que l’homme veut faire de sa vie. Faut-il comme le fait Alain de Benoist
postuler que la communauté est première par rapport à la démocratie parce que la communauté engage l’homme
dans des liens étroits quand la démocratie gangrénée par l’individualisme génère l’isolement et l’anonymat ?
La démocratie quoi qu’en dise Alain de Benoist réalise l’aspiration des passions individuelles ; en ce sens, elle est
pleinement légitime et ne saurait souffrir que d’une contestation interne qui n’épuise pas ses potentialités
émancipatrices. La démocratie reste à parfaire mais ce n’est pas un communisme des esprits qui la fera vivre.
« Pour le matérialisme, le libéralisme, et le marxisme, l’individu constitue l’objectif final de toute action sociale.
La Nouvelle Droite, au contraire, parle, comme les fascistes, d’une société organique, de la nation en termes d’un
tout, d’une tribu qu’il faut sauvegarder. L’individu n’existe que comme partie intégrante de cette nation. »545

540
Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 81.
541
Idem, page 81.
542
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 131 et 132.
543
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 132.
544
Alain de Benoist, in la revue du MAUSS, n°13, 1991, page 119.
545
Zeev Sternhell, « La droite française à la conquête des esprits, Libération, 2 février 1989.
134

V. La question religieuse, ou la beauté du paganisme


Comment peut-on être chrétien ? Ou comment ne pas être païen ?

« La pensée de Heidegger m’a confirmé dans l’idée que le désenchantement du monde trouve sa source dans le
christianisme, héritier d’une pensée biblique à la fois rationaliste et anti-cosmique, et par là même oublieuse de
l’être. »546
1. Le paganisme n’a jamais disparu.

Alain de Benoist estime que la christianisation des esprits européens a été « un des événements les plus désastreux
de toute l’histoire advenue à ce jour. »547 Le christianisme triomphant, que peut-il rester du paganisme ? Rien ? En
réalité, il n’est jamais mort. On parlait déjà de renaissance païenne dès la fin du 4ème siècle alors même que le
christianisme devenait religion d’Etat. « Par la suite, les valeurs païennes ont toujours survécu, tant dans
l’inconscient collectif que dans certains rites populaires coutumiers. »548 A la Renaissance, l’esprit du paganisme
antique réapparaît. Il inspire les artistes, les poètes, les architectes, les sculpteurs. Au 19 ème siècle, ce sont les
romantiques allemands qui se nourrissent de l’esprit antique. « La Grèce ancienne leur apparaît comme le modèle
même de la vie harmonieuse. »549 La France multiplie les écrivains inspirés par le paganisme, Théophile Gautier,
Leconte de Lisle, Théodore de Banville, Pierre Louÿs, José Maria de Heredia, Anatole France, Albert Samain, Jean
Moréas, Henri de Régnier, Jules Laforgue, Paul Verlaine, Sully Prudhomme, Catulle Mendès, Madame de Noailles,
Louis Ménard, Edouard Dujardin, Victor Hugo, etc. Cette résurgence païenne est identifiée à l’idéal républicain
progressiste et pluraliste. « Cette identification des valeurs païennes à celles de la « gauche » répond alors l’opinion
générale. D’autres auteurs, toutefois, s’efforcent de tirer le paganisme dans des directions opposées. »550 Ainsi,
Maurras se rend à Athènes, Barrès à Sparte. S’il y a une leçon à retenir, c’est que nous avons besoin du paganisme
pour développer notre vie. Au vingtième siècle, ce sont des auteurs comme D.H.Lawrence, Giono, Hamsun, Stefan
George, Rilke, Montherlant qui puisent leur inspiration dans la source païenne. Depuis l’apparition de la Nouvelle
Droite, le paganisme est l’objet de controverses. Bernard-Henry Lévy est hostile à la découverte des racines
grecques de notre culture mais son propos est contrarié par des écrivains tels qu’Octavio Paz qui estime que le
monothéisme est l’une des plus grandes catastrophes de l’humanité ou encore Bernard Oudin qui voit dans celui-ci
l’origine du totalitarisme. Les exemples d’auteurs favorables au paganisme font légion. « Toute une école moderne
de psychologie prône la renaissance du polythéisme, comme seule spiritualité conforme à l’état d’un univers
polyphonique, polysémique. »551 Le paganisme refuse de céder devant un quelconque sens de l’histoire pour s’y
dissoudre, celui-ci étant compris comme une résurgence archaïque dont les « forces de progrès » n’ont que faire.

546
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, Le MAUSS, n°13, 1991, page 117.
547
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ?, Albin Michel, 1981, page 17.
548
Idem, page 18.
549
Ibidem, page 19.
550
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 21.
551
Idem, page 24.
135

2. Trouver dans le passé des ressorts à l’action

« Remonter à la source, c’est faire reprise de la possibilité d’un autre commencement (…) Je ne cherche pas à
emporter la conviction, mais à éveiller une forme de mémoire qui est au-delà du souvenir. »552 Ce qu’il convient de
comprendre, c’est que le paganisme n’est pas un culte célébrant quelque retour à un passé idéalisé, à une « origine
pure ». En un temps qui valorise l’enracinement, il est mal venu de parler de « passéisme ». Qu’appelons-nous
Passé ? Alain de Benoist ne croit pas en un sens de l’histoire mais dans l’Eternel retour. « Il n’y a d’événements
« passés » que pour autant qu’ils s’inscrivent comme tels dans le présent. La perspective ouverte par la
représentation que nous nous faisons de ces événements « transforme » notre présent exactement de la même façon
que le sens que nous leur donnons en nous les re-présentant contribue à leur propre « transformation. » »553 Dans
l’homme, passé, présent, et futur travaillent ensemble pour fonder l’humain dans son acte d’exister. Il s’agit de
découvrir ce qui nous parle encore aujourd’hui, suscitant un appel à notre mémoire pour y trouver ce qui dépasse le
temps pour se relier à l’intact rattachement à ce qui a survécu à la césure chrétienne. Un peuple ne peut échapper à
la décadence que s’il se conçoit un destin qui n’est autre qu’un nouveau commencement qui se tient devant nous. « Il
n’y a pas retour, mais bien recours au paganisme. Il y a retour du paganisme vers ce que Heidegger appelle un
autre commencement »554. L’homme possède une histoire, où il lui revient de choisir ce qui le rattache ou l’éloigne
de ses origines. La Renaissance fut le point de départ d’une conquête de l’esprit. Aujourd’hui, le néo-paganisme est
un choix qui incarne une volonté d’avenir qui s’invente dans la détermination d’une pro-venance d’où ne sourd
aucune nostalgie pour un quelconque paradigme perdu.

3. Le paganisme ou la remémoration du sacré

Le paganisme aujourd’hui, c’est une double familiarité, d’abord une connaissance des religions indo-européennes,
leur théologie, leurs mythes, puis un sentiment intuitif grâce auquel j’appréhende par ma croyance un ensemble de
valeurs qui me lient à une culture donnée. « Il convient de rechercher une certaine conception de la divinité et du
sacré, un certain système d’interprétation du monde, une certaine philosophie. »555 Le paganisme est ouverture à une
forme de spiritualité, de sacré, inaugurant une relation nouvelle entre l’homme et l’univers, plus intense que le
judéo-christianisme qui opère une désacralisation de ses liens avec ce qu’il croit, là où le paganisme sacralise ses
rapports avec ce qu’il est en contact. Il serait illusoire de penser que l’on pourrait en finir avec toute religion,
assécher la foi en prêchant un rationalisme dont l’exacerbation serait aussi une forme de foi dans le progrès.
Mircea Eliade note que l’expérience du sacré est une structure de la conscience dont on ne saurait se passer.
L’athéisme représente un appauvrissement de l’homme, une forme de déclin plutôt que l’indice d’une belle santé
morale. « Il peut y avoir une société sans Dieu, mais il ne peut y avoir une société sans religion. »556 Il peut y avoir
du sacré sans que l’idée de Dieu soit mobilisée. Il n’y a pas besoin d’une Eglise pour faire la médiation entre les
hommes et Dieu. Bernard-Henry Lévy n’est pas éloigné de la vérité quand il écrit que le monothéisme met hors la loi

552
Alain de Benoist, L’éclipse du sacré, La Table ronde, 1986, page 245.
553
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? page 26.
554
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 28.
555
Idem, page 31.
556
Régis Debray, cité in Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ?, op. cit., page 33.
136

le respect du sacré, qu’il le néglige au profit de la sainteté qui relie l’homme avec la transcendance. Le sacré
entretient avec le profane une relation non pas d’opposition mais d’englobement pour lui donner un sens.

4. Rendre divin l’humain

Le christianisme conçoit le monde comme dominé par l’opposition du bien et du mal. Celui qui choisit Dieu mérite
considération, celui qui choisit la liberté est à maudire. Le christianisme est anti-magique du fait qu’il développe
une forme de désenchantement du monde. Dans les religions indo-européennes, « la magie « authentique » y vise à
mettre au point une psycho-technique adaptée à un but donné. Elle conduit l’homme à se mettre en forme selon un
projet donné, elle constitue le savoir-faire originaire de l’autodomestication humaine, de la domestication de la
psychè par la conscience. »557 Dans le christianisme, le monde est distinct du divin, il n’est pas ontologiquement
suffisant. Il n’y a qu’un Absolu et c’est Dieu qui est incréé, qui n’a donc pas d’origine ni devenir. Etranger au
monde, il y a entre Dieu et le monde un écart insurmontable. Le monde est l’objet de Dieu dont il est séparé
ontologiquement. Le monde n’est pas une partie de Dieu, autrement, celui-ci serait divin. « La relation qui attache
Dieu à l’homme est à la fois causale (Dieu est la cause première de toutes les créatures) et morale (l’homme doit
obéir à Dieu en tant qu’il est son créateur.) Le rapport entre Dieu et le monde est donc bien un rapport de causalité
d’une nature unique, qui atteint toute manière d’être en atteignant l’être lui-même dans la totalité de ce qu’il est. »558
Le monde n’augmente en rien la perfection de Dieu. Sans le monde, Dieu serait égal à lui-même. L’absence de
monde ne lui ferait en rien défaut. La création est un acte gratuit. La seule réalité absolue c’est Dieu. Il n’en est rien
avec le paganisme. « L’âme du monde est divine. Le monde est incréé. Son essence n’est pas distincte de son
existence. Dieu ne s’accomplit, ne se réalise que par et dans le monde. L’essence de Dieu est la même que celle du
monde. »559 Le divin n’est pas un être transcendant. Pour Héraclite, le monde n’a été engendré par aucun Dieu. Il a
toujours existé, il est comparé à un feu éternel. Pour Parménide, l’univers est inengendré. Rien ne se créé rien ne se
perd. Dans le paganisme, Dieu n’est pas une réalité étrangère au monde où il aurait crée des êtres de façon ex
nihilo. Le paganisme dénonce toute idée d’une finalité de l’histoire. L’être ne pouvant surgir du néant, signifie que
le monde n’a pas eu de commencement et qu’il n’aura aucune fin. « Il n’y a pas non plus de nécessité objective à
l’œuvre dans l’univers. »560 C’est à l’homme qu’il revient de pourvoir au don du sens, ce pouvoir se confond avec sa
liberté. Il n’ya pas un Dieu qui a crée le monde mais un monde qui s’est donné des représentations diverses de Dieu.
Si l’on postule que la nature est divine, il faut en conclure à l’inanité logique du dualisme

5. Le paganisme ou la proximité de l’homme avec les dieux

Aux yeux des chrétiens, le monde qui a été créé est « bon ». Le monde n’a pas d’essence propre, mais seulement une
existence qui provient de l’acte créateur de Dieu. Aussi sa valeur s’en trouve fatalement dévaluée. Le monde est
d’abord une épreuve réglée par la morale ascétique issue de la réforme paulinienne qui est un dire non à la vie.

557
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 40.
558
Idem, page 44.
559
Ibidem, page 46.
560
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 50.
137

« Sont païens tous ceux qui disent oui à la vie, ceux pour qui Dieu est le mot qui exprime le grand oui à toutes
choses. »561 Avec le paganisme, les hommes n’ont pas une différence de nature avec les dieux. Le héros est un demi-
dieu, ce qui est insensé pour un chrétien. L’idée d’un être intermédiaire entre l’homme et Dieu ou d’un dieu prenant
une forme humaine est une idée étrangère à la Bible. Dieu est un être seul qui n’a pas de genèse, ne relève d’aucune
évolution, n’est issu d’aucun devenir. La Bible ne donne aucune explication sur l’existence de Dieu, il a été, il et, et
il sera. Iahvé est une altérité radicale, il est le Tout Autre, définition qui ne peut que dévaluer ceux qu’il a crée.
L’homme n’en sera jamais son égal, quand bien même celui-ci sera sauf de l’apocalypse. Iahvé est irreprésentable,
indescriptible. Il n’a pas de descendance humaine. Il est un Dieu de l’alliance. Il donne des commandements à
l’homme. Il choisit son peuple. S’il est un père, il n’engendre pas. « Le père se situe à un niveau radicalement
inaccessible pour le fils, non seulement, de ce fait, le fils sait par avance qu’il ne pourra jamais occuper la place du
père, et, par là, s’identifier à lui, mais encore, le père ne cesse de manifester une constante défiance vis-à-vis des
prétentions orgueilleuses de ses enfants, vis-à-vis du risque qu’il y aurait à ce qu’ils tentent de lui succéder, c’est-à-
dire à ce qu’ils se mettent à rivaliser avec lui. »562

6. L’humiliation chrétienne

L’homme domine cette terre comme Iahvé domine les hommes. L’homme dans le lien qu’il entretient avec Iahvé
n’est qu’un objet. Son être dépend entièrement de celui qui l’a fait être. Comme Dieu est la valeur absolue, la valeur
de l’homme n’est que toute relative. Créé par Dieu, il ne se suffit pas. C’est un être dépendant de la volonté de Dieu.
L’homme ne peut jouir du monde que s’il s’humilie devant Dieu, s’il reconnaît ne pas être le propriétaire de la
nature qu’il exploite. « Le pouvoir que l’homme détient sur le monde est un pouvoir par procuration, un pouvoir qui
lui a été confié et dont il ne peut user que sous réserve de ne pas en user pleinement. »563 L’homme n’a pas le
pouvoir de créer, seul le faire lui est accessible. Iahvé le limite dans son vouloir. Il doit se soumettre ou se damner.
Le chrétien est un homme du renoncement. Il obtient son salut à la condition de s’assujettir à la volonté de Dieu.
L’idéal chrétien c’est faire le choix de s’asservir au plan divin. Le christianisme est une religion qui annihile la
liberté et l’autonomie créatrice de l’homme. Iahvé eût préféré que l’homme ne sortît pas de l’état de nature. Ils
étaient alors obéissants aux commandements de Dieu. Ils ne pouvaient exprimer leur goût pour la création, ce qui
les conduisait à ne pas être des rivaux de Iahvé. Mais l’homme veut s’accomplir, et « se doter d’une sur-nature qui
n’est autre que la culture et qui a pour effet d’émanciper la conscience réflexive des contraintes répétitives de
l’espèce. »564 Il est dans la nature de l’homme de vouloir se surpasser et de se transformer, de faire en sorte de
passer d’une étape à une autre. Cette volonté, Iahvé ne peut la tolérer car c’est se voir contester sa suprématie
ontologique. Le christianisme interdit à l’homme de se rapprocher de ce qui fait la spécificité de Dieu. Aussi le
dessein de Iahvé est d’annuler cette prétention de l’homme à être maître de son destin en lui faisant intérioriser la
faute de la transgression du jardin d’Eden. L’homme devient le « roi de la création » (Genèse 1, 26) soumis à un roi
supérieur à lui. L’homme s’inscrit dans une histoire, mais Dieu agit en sorte pour l’annuler en donnant à l’homme
la fin de revenir en sa présence, dans l’état d’innocence du jardin d’Eden. Puisqu’il n’est plus déterminé par la

561
Nietzsche, L’Antéchrist, Gallimard, 1978, page 102.
562
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 59.
563
Idem, page 70.
564
Ibidem, page 71.
138

nature, agissons pour qu’il soit dépendant du pouvoir de Dieu afin qu’il n’ait pas l’ambition de devenir l’auteur de
son existence. « La seule chose qui puisse désormais l’empêcher d’user de toutes ses possibilités de jouer, est de lui
faire croire qu’il n’a pas inventé la règle du jeu »565 mais que c’est Iahvé qui est à l’initiative de sa volonté
d’émancipation que l’homme doit mériter en s’humiliant. La volonté d’autonomie absolue de l’individu est aux yeux
de Iahvé le péché des péchés dont témoigne l’orgueil qui en découle. L’homme doit manifester sa modestie devant
Dieu, reconnaissant que Dieu est le seul être omnipuissant de l’univers. Celui qui ne fera pas acte d’allégeance à la
puissance divine celui-là sera maudit pour l’éternité. En choisissant Prométhée, l’homme désobéira à Dieu et sera
compté comme un être servant Lucifer. « Iahvé s’institue lui-même comme le centre d’un système où les capacités de
l’homme sont nécessairement limitées. »566 L’homme ne peut pas prendre l’initiative d’orienter sa vie telle qu’il
l’entend. Il reste brimé par les interdits d’un Dieu qui s’octroie tous les pouvoirs et toute légitimité dans le choix de
vi que doit poursuivre l’homme dont le cœur doit être contrit pour demeurer un fidèle aimé pour son humilité.

7. Le refus chrétien de l’autonomie

« L’homme qui préexiste à la chute n’est pas l’homme tel que nous le connaissons. C’est un être qui est à la fois pur
esprit, qui vit dans l’intimité de l’être absolu représenté par Dieu, mais qui est en même temps pure naturalité, qui
vit en harmonie avec la création. »567 Avec la création d’Eve, Dieu introduit la notion d’altérité et de manque, ce qui
l’oppose à Iahvé qui ne peut jamais manquer de rien. Dieu dit : « il n’est pas bon que l’homme soit seul. » Il faut
avant tout que l’homme saisisse qu’il diffère de Dieu par l’idée que sa solitude lui pèse sinon il pourrait s’imaginer
comme étant un être semblable à Dieu. Or, c’est surtout ce qu’il ne faut pas qu’il pense. La faute que commet Adam
réside dans sa quête d’autonomie, dans sa volonté de poursuivre son histoire en l’absence de Dieu selon ses propres
lois. En mangeant du fruit de la connaissance, l’homme qui transgresse l’interdit devient mortel. Ce faisant, Eve et
Adam deviennent pleinement autonome, et grâce au péché originel la civilisation va pouvoir commencer. Adam
devient une personne à part entière que Dieu interpelle. Si Caïn est condamné pour le crime de son frère, c’est que
Caïn incarne la maîtrise sur le monde. Agriculteur, il est attaché à ce monde que Dieu maudit à cause d’Adam.
« L’attachement à une terre donnée, l’enracinement, porte en lui-même les prodromes de tout ce que la Bible
stigmatise comme « idolâtre »568. Abel est le fidèle serviteur de Dieu alors que Caïn est réprouvé parce qu’il
représente l’autonomie que l’homme a entrepris de s’octroyer. La civilisation voit en Caïn l’un de ses inventeurs.
Caïn fonde la première ville, du nom de son fils, Hénok. Il commet une faute qui consiste à nommer une Cité par un
nom d’homme. Hénok qui signifie, inauguration, homme. « Caïn cherche à substituer un début proprement humain
au début absolu que représente la création. Il oppose son propre commencement à celui de Iahvé, et par là même il
en profane la notion. »569 La ville symbolise la liberté, ville où commence la civilisation. Ce qu’elle symbolise,
l’enracinement, le territoire, la puissance, la frontière est honnie par Iahvé qui la maudit. La ville représente le
commerce, l’industrie, l’activité humaine que condamne Iahvé. Dans la Bible, Babylone est assimilée à une
prostituée et la mère de tous les vices. Iahvé condamne aussi Ninive, Damas, Tyr, Gaza. Rome est dénoncée comme

565
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 72.
566
Idem, page 73.
567
Ibidem, page 74.
568
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 78.
569
Idem, page 79.
139

« la bête de la mer ». En hébreu, le substantif masculin de ville signifie « ennemi ». Ennemi de la puissance acquise
par l’homme, la ville doit être balayée de la surface de la terre. L’interdit pèse sur elle, menacée de destruction.
C’est ce qui arrivera au terme de la première partie de la Genèse. N’acceptant pas la liberté que l’homme a acquise,
Iahvé décide de procéder au génocide de l’humanité. « L’éternel regretta d’avoir fait l’homme sur la terre, et son
cœur fut affligé. L’éternel dit : J’effacerai de la surface du sol, l’homme que j’ai créé. » (Genèse 6 verset 6 et 7)
Mais l’homme n’est pas prêt de se soumettre. « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre
les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! (Genèse 11 verset 4) C’est alors que
L’Eternel les dissémina loin de là sur toute la surface de la terre ; et ils cessèrent de bâtir la ville. (Genèse 11 verset
8) Ce à quoi se refuse Iahvé c’est l’autonomie de l’homme, son aspect créateur alors qu’il ne doit être qu’une
créature apeurée et obéissante à Dieu. Chaque avancée dans le progrès est aux yeux de Dieu un crime qu’il faut
réprimer. Iahvé a peur de se voir diminuer dans l’effort de l’homme pour se grandir. « Chaque étape de la création
humaine est une profanation : elle ne peut se conquérir qu’au prix d’un recul par rapport à Dieu. »570 Le rôle
d’Abraham est de dire un Oui à Iahvé, soit un non à l’autonomie, et à l’histoire. Moïse réaffirme ce oui à Iahvé.
« Telle est la fonction du monothéisme judéo-chrétien : interdire définitivement à l’homme tout présent chargé
d’avenir qui ne dépendrait que de lui-même. »571 L’homme qui renonce à sa liberté la remet entre les mains de
Dieu, acceptant ainsi d’être rabaissé et soumis par le biais d’une alliance à un maître qui décide pour lui ce que
sera son destin. Ce faisant, il se soumet à la souffrance qu’est celle de l’esclave mais qu’il justifie au nom d’un idéal
de rachat qui légitime son existence. Dans le paganisme, les dieux ne connaissent pas une situation de rivalité.
L’action des hommes ne s’oppose pas aux Dieux. Exister d’une façon telle que mon nom rayonne ne suscite pas
l’envie ou la réprobation des dieux. Alors que la Bible agit de façon à contraindre ma souveraineté, le paganisme
héroïse l’homme qui se dépasse lui-même. Il n’entre pas en conflit avec les dieux qui au contraire glorifient tous les
soubresauts de la vie. Dans le christianisme il faut s’appauvrir pour recevoir les dons de Dieu et abdiquer sa
volonté de se dépasser pour rejoindre l’au-delà. Il faut se faire le plus petit possible, là où le paganisme est une
affirmation sans remords de la primauté de l’homme.

8. Le moralisme chrétien

Le monothéisme judéo-chrétien est d’abord une morale. Tout y est jugé en fonction du bien ou du mal. Ce primat
éthique fait de Iahvé un juge, « le juge de toute la terre » (Genèse 18 verset 25) Le christianisme est d’abord un plan
de salut où le tu dois doit se transformer en un cela sera. Ce à quoi l’homme doit se soumettre deviendra une vérité
effective. La morale biblique provient de la volonté divine et des interdits auxquels elle soumet l’homme. « La faute
d’Eve et d’Adam a consisté à vouloir décider par eux-mêmes des critères du bien et du mal. Or, seul Iahvé possède
ce droit. Etant donné qu’il est le seul à définir le bien et le mal, et que par ailleurs, il est également celui qui
récompense et qui punit, ce qui advient à l’homme advient nécessairement en rapport avec la morale de ses
actes. »572 Je souffre donc j’ai commis un péché dit le chrétien. « Seul ce qui ne cesse de faire souffrir reste en
mémoire » nous dit Nietzsche. Le seul moyen que possède Dieu pour ne pas se faire oublier, c’est qu’il s’installe en
l’homme en lui faisant éprouver la douleur engendrée par ses péchés. La maladie, la pauvreté sont expliquées par le

570
André Neher, L’exil et la parole, Le Seuil, 1970, page 117.
571
Alain de Benoist, Comment peut-on être chrétien ? op. cit., page 85.
572
Idem, page 93.
140

prêtre comme la source d’une faute. Il n’y a pas de souffrance imméritée. La douleur nous apprend à nous
culpabiliser. Il faut donc que le pêcheur apprenne les raisons de son état, qu’il se confesse et demande pardon pour
les fautes qu’il a commises. La souffrance n’a rien à voir avec quelque remontrance que Dieu nous adresse. Elle
rend la vie étrangère à elle-même en lui évitant de se réaliser. « La morale brise l’élan vital et l’énergie créatrice en
leur imposant de perpétuelles limitations (…) La morale définit la vie selon des critères qui ne sont pas les siens, qui
ne déterminent pas sa propre efficacité. Une telle problématique qui s’impose à la vie du dehors l’empêche
d’accomplir ses virtualités. En lui dictant arbitrairement des lois qui ne jaillissent pas de sa propre légalité, la
morale interdit à la vie d’être elle-même. »573 Ce qu’exige le christianisme, c’est de faire en sorte que le monde ne
soit pas aimé, mais au contraire qu’il constitue une épreuve portée par le ressentiment. La moralité est la volonté de
nier la vie ; elle est donc un principe de décadence, de dégénérescence de l’instinct vital. Le christianisme déduit la
religion de la morale avec son appel à la sainteté tandis que le paganisme déduit la religion du sacré. « Nietzsche
n’oppose pas une absence de religion à la religion. Il oppose une véritable religion, un véritable sentiment de sacré
à la dégradation de la religion sous la forme exclusive de la morale. »574

9. L’aspect non téléologique du paganisme

« On trouve dans le paganisme deux grandes conceptions de l’histoire. La première présente l’image classique d’un
devenir historique fonctionnant essentiellement par cycles. L’autre propose l’image d’une histoire ayant
éventuellement un début, mais n’ayant pas de fin prévisible ou obligée. »575 Il n’y a nul peuple élu ni de dieu unique,
ni de prédestination dans une seule direction. Il n’y a ni commencement ni fin, aucune orientation dans un sens
obligé. « Dans le paganisme, l’innocence du devenir historique répond à l’innocence de l’homme. »576 Dans le
judéo-christianisme, l’histoire a un début que nous narre la Genèse, elle a une fin nécessaire. Elle est linéaire, le
temps a un sens doué d’une signification.
« Le véritable être de l’homme est extérieur à l’histoire ; seule en effet la fin de l’histoire le restituera dans sa
plénitude, tel qu’il aurait dû toujours être si Adam n’avait pas fauté, et cette fois de façon définitive et
absolue. Lorsque ce terme aura été atteint, l’humanité sera parvenue à son but. » 577 L’histoire ne se reproduira plus.
Avant le monde, il n’y avait que Dieu. L’histoire n’a qu’un sens et celui-ci sera conforme à la volonté de Dieu, en
dépit de ce que ferons les hommes. La fin équivaudra à un retour au commencement qu’elle restituera. L’histoire
n’est qu’une parenthèse ouverte avec la chute et qui se conclura lorsque Iahvé en aura décidé la clôture. « Elle est
un procès moral, qui doit culminer dans l’instauration du Royaume. La résorption de l’histoire née du pouvoir de
l’homme coïncidera avec la plénitude du règne de Iahvé. Rien ne pourra empêcher son dessein de se réaliser. »578
L’avenue de la fin de l’histoire se reconnaîtra par la paix qui y règnera. Les grandes cités auront été détruites par
Dieu. Les puissants auront été anéantis ; les premiers seront devenus les derniers. Le maître aura acquis les
manières de l’esclave. L’âge messianique respectera le chabbat où le croyant manifeste sa foi, cessant toute relation
de maîtrise vis-à-vis des êtres et des choses. L’homme vivra détaché de tout engagement profane ; il abjurera toute

573
Ibidem, page 94.
574
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 99.
575
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 100.
576
Idem, page 101.
577
Ibidem, page 102.
578
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 103.
141

prétention. Comme l’a écrit Erich Fromm, le chabbat symbolise la victoire de l’homme sur le temps. Le chabbat est
jour de paix, rappel à l’homme de sa servitude et de sa dépendance par rapport à Dieu. « Le chabbat est perçu
comme la marque de ce qu’il est aujourd’hui impossible de réaliser, mais qui adviendra un jour : un monde où il n’y
aura plus d’injustices, plus de conflits, plus de déterminations, plus de causalités. La part d’impératif futur au cœur
même de notre indicatif présent. »579 Iahvé n’accepte l’histoire que si elle prend fin. Il permet l’histoire des hommes
à la seule condition que celle-ci met un terme à son évolution.

10. Lillusoire croyance chrétienne en un monde à venir

Dans la Bible, Dieu est un être dont la venue implique le début des temps messianiques et il a un nom, Jésus. « Mais
ceci est écrit afin que vous croyiez que Jésus est le Christ, le fils de Dieu » (Jean 20 verset 31) « Dans l’Ancien
Testament, la problématique messianique est directement lié à la notion d’élection. A dater de l’Exode, Israël forme
un peuple, séparé, élu. Moïse, en invoquant la puissance de Iahvé, fonde à la fois la religion et la nationalité des
Hébreux, dont il associe les tribus dans le culte d’une même divinité. »580 Israël n’existe comme peuple que s’il
reconnaît Iahvé pour son Dieu. Ce peuple porte en lui une responsabilité vis-à-vis du monde. Il se vit comme étant le
messie pour le monde, comme peuple mis à part, ayant pour fin d’établir l’ordre de Dieu parmi les nations. Erich
Fromm comprend le socialisme comme l’expression laïque du messianisme prophétique. Dans le marxisme, c’est la
classe ouvrière qui est la classe élue comme détentrice des conditions d’une émancipation universelle liée à sa
propre désaliénation. « Contrairement au christianisme, le judaïsme se présente comme une doctrine temporelle qui
tend à réaliser la société idéale définie par les Ecritures (…) L’institution d’un « paradis sur terre, par évolution
graduelle de l’humanité dans un sens plus moral, n’apparaît donc pas comme une impossibilité. »581

11. Le refus judéo-chrétien de la représentation

« Au début était le Verbe », ce que l’on entendre et non pas voir. Iahvé est irreprésentable ; il n’a pas d’image. Dieu
ne peut être pris pour objet. « On sait l’importance du désert dans la symbolique de la Bible, ce désert qui efface
toutes les représentations (…) Le croyant de Iahvé doit consentir au désert de l’imagination qu’implique
l’interdiction de représenter. »582 Cet interdit concerne toutes les choses du monde, à commencer par l’homme lui-
même, puisqu’il a été créé à l’image de Dieu. Ce refus peut se comprendre par la condamnation de l’idolâtrie, qui
signifie ce qui est donné à voir. Représenter Dieu sous une forme, c’est le limiter à cette forme alors qu’il a créé
toutes les formes et ne peut donc être délimité à une forme singulière. C’est réduire l’être à un étant. L’art figuratif
est antijuif par excellence parce que interdit par la Bible. Seule la non-représentation peut réfléchir l’invisible. Seule
l’absence de forme peut révéler la présence de toutes les formes. « Le monde messianique sera un monde sans
images dans lequel il n’y aura plus de comparaison possible entre l’image et ce qu’elle représente. La réalité ne
relève plus de la sensibilité et de l’esthétique, mais du pur intellect et de la pure morale. La réalité ne doit plus être
vue et construite à partir de la perception que nous en avons ; elle doit être comprise. »583 La seule connaissance de
Dieu passe par le langage et le développement de la raison. Lorsque la représentation laisse place au logos, celui-ci

579
Idem, page 109.
580
Ibidem, pages 111 et 112.
581
Alain de Benoist, comment peut-on être païen ? op. cit., page 115.
582
Idem, page 126.
583
Ibidem, page 131.
142

n’en est plus le commentaire mais le substitut, d’où le rayonnement contemporain de l’art abstrait. La vérité
picturale est au-delà des apparences comme un mystère à interpréter où l’homme n’est qu’un intermédiaire dont la
fonction est de faire découvrir un sens caché, unique et universel. « Si le monde est autre chose que ce qu’il est, il
existe nécessairement une clé universelle qui permet de savoir ce qu’il en est de l’être qui n’est pas l’être. »584 Ce qui
résulte de cette recherche, c’est que la beauté est délaissée au profit d’un intellectualisme qui fait l’éloge de la
laideur. Ne dit-on pas que le diable est séduisant et que le mal est beau parce qu’il est le mal tandis que le bras de
Iahvé a grandi « comme une racine qui sort d’une terre assoiffée où il n’avait ni apparence, ni éclat pour que nous
le regardions, et son aspect n’avait rien pour nous attirer » (Esaïe 53 verset 2). Il en va tout autrement dans le
paganisme où l’on ne saurait distinguer le bien du beau. L’art ne peut être séparé de la religion. L’art est sacré.
Non seulement les dieux peuvent être représentés mais ils sont dépeints pour exprimer leur plein statut d’existence.
La beauté est l’expression visible de ce qui est bon. « Chez les Grecs, l’Art était la forme la plus haute sous laquelle
le peuple se représentait les dieux et prenait conscience de la vérité. »585 Le sacré païen ne se distingue pas de la
réalité visible, sensible. Un arbre, un cours d’eau peuvent être sacrés.

12. La loi cruelle du monothéisme judéo-chrétien

L’affirmation monothéiste se trouve dans l’Exode quand Iahvé dit à Moïse « tu ne te prosterneras pas devant un
autre dieu, car Iahvé a pour nom Jaloux. » Dieu devient terrible quand on ne l’aime pas en retour dit Nietzsche.
« Ecoute, Israël ! L’Eternel, notre Dieu, l’Eternel est un. Tu aimeras l’Eternel ton Dieu de tout ton cœur, de toute
ton âme et de toute ta force (Deutéronome 6 verset 4 et 5) D’aucuns analysent Deutéronome 6 verset 4 comme
signifiant : « Ecoute Israël, Iahvé est notre Dieu, Iahvé seul. » Cette formulation laisse entendre qu’il y a d’autres
dieux. Deutéronome 6 verset 4 serait l’expression d’un sentiment d’orgueil national et de fanatisme religieux. La
jalousie de Iahvé signifie bien qu’il existe d’autres dieux. Dans Deutéronome 10 verset 17, on apprend que « Iahvé
votre Dieu est le Dieu des dieux et le Seigneur des seigneurs. » De telles formules se retrouvent dans des passages
plus tardifs de la Bible : « Notre Dieu est plus grand que tous les dieux (2 Chroniques 2 verset 4). Iahvé est « un
Dieu de grandeur, un roi qui surpasse tous les dieux (psaume 94 verset 3). Il est « le Très-haut parmi tous les dieux
(psaume 96 verset 9). Il anéantira tous les dieux de la terre (Sophonie 2 verset 11). Il convient donc de parler de
monolâtrie à l’époque de Moïse. « C’est dans le second Esaïe que le monothéisme judéo-chrétien se trouve
pleinement achevé. Seul Iahvé est Dieu. »586 « Avant moi, aucun dieu n’a été formé, et après moi, il n’y en aura pas.
Moi c’est moi, Iahvé, et en dehors de moi il n’y a pas de sauveur. » Iahvé est le dieu unique. Un seul père de la race
humaine, Adam, un seul père du peuple hébreu, Abraham, un seul législateur, Moïse, un seul dieu, Iahvé.
Reconnaître ce caractère unique, c’est admettre que rien ne peut être assimilé à Iahvé, c’est faire en sorte qu’il n’y
ait qu’un seul culte à défendre. Alors que les mythes sacralisent le monde, le monde selon la Bible doit être
désacralisé. Les dieux doivent être chassés de la nature. « Ce qui est le plus opposé au monothéisme judéo-chrétien,
c’est la sourde religiosité cosmique, c’est la sourde religiosité de l’univers. C’est pourquoi la Bible condamne avec
autant de vigueur la magie « naturelle » »587 Avec l’avènement du monothéisme, on assiste à un processus de

584
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 133.
585
Hegel, Esthétique, Aubier-Montaigne, 1964, page 28.
586
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 146.
587
Idem, page 147.
143

désacralisation du monde qui quelques siècles plus tard, nourrira un pur rationalisme où la nature sera
appréhendée comme pur objet matériel et sans âme. Le rationalisme des Lumières n’est pas l’antithèse du
monothéisme judéo-chrétien, il en est l’expression profane et l’inéluctable aboutissement. La dureté de la loi
biblique, il n’y a qu’un seul dieu, va à l’encontre de la pluralité de la divine nature païenne. Deux conceptions du
sacrifice s’opposent : « dans la Bible, le sacrifice a le plus souvent une coloration expiatoire, c’est le sacrifice pour
le péché ou le sacrifice de réparation »588 tandis que le sacrifice païen est une joyeuse offrande d’objets qui
deviennent sacrés. Iahvé méprise les fêtes « naturelles » car elle signifie l’idée que la vie ne meurt jamais, que la
relation des hommes et des dieux peut être solidaire. Iahvé préfère ce qui est abstrait, la paix, la justice, la loi.
« C’est la connaissance de Dieu qui me plait, non pas les holocaustes », « je hais vos fêtes et je ne puis sentir vos
réunions solennelles. » « Ainsi le culte du Dieu unique qu’est Iahvé entraîne-t-il la négation du culte qu’au travers
de leurs dieux propres les hommes seraient tentés de se rendre à eux-mêmes. »589 Tous les prophètes enragent devant
les cultes païens. Aussi s’agit-il de créer une séparation entre les chrétiens et les païens, une discrimination pour
éviter « les fils de prostitution. » « Le peuple hébreu n’accède à son identité que par le défilé jugulaire de la loi. »590
La Bible manifeste son dégoût pour les mélanges. Est « impur » ce qui est mélangé. La lutte contre l’idolâtrie est le
cheval de bataille du christianisme. Il est interdit de rendre un culte à toute personne étrangère à Iahvé. D’où les
anathèmes contre l’orgueil humain et les appels à l’humilité que répandra le christianisme. Même ceux qui ne
croient pas en Iahvé n’ont pas le droit de pratiquer l’idolâtrie. « Celui qui refuse l’idolâtrie, dit le Talmud, fait
comme s’il accomplissait la Torah tout entière. » Iahvé est plus cruel pour ceux qui croient en un autre dieu que
pour ceux qui ne croient pas en lui ou lui dénient son existence. Pour détruire l’idolâtrie, tous les moyens sont bons :
« vous démolirez leurs autels, briserez leurs stèles ; leurs pieux sacrés, vous les brûlerez, les images sculptées de
leurs dieux, vous les abattrez, et vous abolirez leur nom en ce lieu (Deutéronome 12 verset deux et trois). « Si ton
frère, fils de ton père ou fils de ta mère, ton fils, ta fille cherche dans le secret à te séduire en disant : allons servir
d’autres dieux, que tes pères ni toi n’ont connus (…) Oui, tu devras le tuer, ta main sera la première contre lui pour
le mettre à mort, et la main de tout le peuple continuera l’exécution (Deutéronome 13 verset 7-10). Si c’est une Cité
tout entière qui reste fidèle à ses dieux, alors il faudra tous les massacrer. C’est ainsi que Iahvé ordonne
l’extermination des Hittites, des Amorites, des Cananéens, des Perizzites, des hivvites, et des Jébuséens.
(Deutéronome 20 verset 17). Ce que refuse Iahvé, c’est que les idoles soient l’intermédiaire entre les individus et le
monde, ce qu’il n’accepte pas, c’est que les idoles abolissent la distance entre l’homme et l’être du monde. « Le lien
que veut briser Iahvé, c’est le lien qui unit l’homme à Dieu au sein d’un être dont ils sont l’un et l’autre des
étants. »591 Surtout, ce que l’homme aime à travers ses idoles, c’est lui-même, sa capacité à se grandir, en
s’instituant comme la mesure de toute chose. Le Dieu chrétien qui est un être jaloux veut d’abord qu’on l’aime lui et
non pas un autre, fut-ce moi-même.

13. la tolérance du paganisme

588
Ibidem, page 150.
589
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 151.
590
Blandine Barret-Kriegel, L’Etat et les esclaves, Calmann-Lévy, 1979, page 85.
591
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 156.
144

On peut affirmer sans être contredit que le paganisme est une religion tolérante. « Un système qui admet un nombre
illimité de dieux admet du même coup non seulement la pluralité des cultes qui leur sont rendus mais aussi et
surtout, la pluralité des systèmes politiques et sociaux, des conceptions du monde dont ces dieux sont autant
d’expressions sublimées. »592 L’empire romain toléra les coutumes et les institutions de chaque peuple conquis. Le
paganisme est tolérant parce qu’il n’est pas dualiste : il n’oppose pas les dieux et les hommes mais en souligne la
continuité. Un Dieu qui ne serait pas de ce monde ne saurait être un dieu. A l’affirmation du non-dieu : « mon
royaume n’est pas de ce monde (Jean 18 verset 36) s’oppose l’affirmation divine : « le séjour des hommes est séjour
des êtres divins. » (Héraclite) « L’intolérance et le fanatisme caractéristique des prophètes et des missionnaires des
trois religions monothéistes ont leur modèle et leur justification dans l’exemple de Iahvé. »593 Le Dieu unique de la
Bible est le seul auteur d’une vérité indivisible. Aussi on ne saurait être dans le vrai et l’erreur. Il s’agit de choisir
son camp, soit le bien soit le mal ; il ne peut y avoir de vérités relatives. « Qui n’est pas avec moi est contre moi. »594
« Les ennemis de Dieu, écrit Saint Paul méritent la mort. »595 La lutte contre l’erreur devient un devoir auquel le
chrétien doit obéir. « Ce qui caractérise la Loi dans la Bible, c’est son théocentrisme farouche et son totalitarisme
absolu, en ce qui concerne la référence à Dieu. »596
Ce qui conduit le monothéisme judéo-chrétien à l’intolérance, ce n’est pas uniquement dû au fait que Iahvé se
déclare être un dieu unique, c’est aussi le fait que Iahvé est conçu comme un être radicalement distinct du monde en
sa nature. Les dieux du paganisme sont des non-autres alors que le Dieu du monothéisme est au contraire le Tout
Autre. Le judéo-christianisme ne peut que rejeter tout ce qui n’est pas lui. Iahvé ne peut que condamner la fausseté
des rites que l’on offre à d’autres divinités. Iahvé est le dieu qui refuse qu’un autre culte puisse subsister. Tous les
êtres humains sont égaux devant lui, donc aucun ne peut vénérer un être autre que lui. « On voit par là qu’il existe
un rapport privilégié entre l’intolérance totalitaire, le refus de l’Autre, l’affirmation d’un Dieu unique et d’une
vérité unique, et l’anthropologie du Même induite par le monothéisme judéo-chrétien (…) Le rejet ou la dévaluation
de l’Autre est donc, en même temps, le rejet du mouvement dialectique qui permet de se construire soi-même et de se
transformer par confrontation positive avec l’autre. A partir d’un degré suffisant d’ignorance d’autrui, mon dieu est
bien le seul. C’est peut-être pourquoi toutes les formes d’universalisme, en même temps qu’elles entraînent la
négation des autres, entraînent également l’ignorance de leur identité propre chez ceux qui s’en réclament. »597
Autrui doit être une personne qui me ressemble, ce qui conduit à détruire ce qui chez lui est sa différence. Le
racisme d’assimilation qui est un racisme de dénégation de l’identité tente d’éliminer l’altérité au profit de
l’affirmation du Même, où les hommes et les peuples sont des êtres semblables à ma personne, ce qui provoque la
destruction de leur mode de vie, l’acculturation de leurs croyances, de leurs valeurs morales et culturelles, qui
entraîne la dépossession de leur identité, de leur héritage, de leur personnalité. « En affirmant le primat du Tout
Autre, le monothéisme biblique crée les conditions séculières de la dévaluation de l’Autre. »598 Iahvé n’est pas
seulement un dieu jaloux, il connaît aussi la haine. « J’ai aimé Jacob, mais j’ai haï Esaü. » (Malachie 1 verset 3)

592
Idem, pages 157 et 158.
593
Mircea Eliade, cité in Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 159.
594
Mattieu XII, 30.
595
Romain I, 32.
596
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 160.
597
Idem, page 161.
598
Ibidem, page 162.
145

« Iahvé, n’ai-je pas en haine qui te hait, en dégoût ceux qui se dressent contre toi ? Je les hais d’une haine parfaite,
ce sont pour moi des ennemis » (Psaume 138 versets 21 et 22.) Le livre de Jérémie est une suite d’anathèmes contre
les nations païennes. Iahvé avait déjà lors du Déluge génocidé une humanité qui ne lui plaisait pas. Moïse organise
l’extermination du peuple madianite (Nombres 31 verset 7). Josué extermine les habitants de Haçor et les anaqim.
Le peuple hébreu est un peuple intolérant qui massacre ceux qui ne prennent pas part à leur culte. Les païens ne
prétendent pas détenir une vérité absolue ; on trouve chez eux l’existence du libre examen alors que les peuples
sémitiques détruisent ceux qui ne partagent pas leur culte. C’est en vain que l’on rechercherait chez les païens ce
que l’on trouve dans la Bible, la justification des crimes, expressément autorisée et voulue par Dieu. « Quant aux
villes de ces peuples que Iahvé ton Dieu te donne en héritage, tu n’en laisseras rien subsister de vivant »
(Deutéronome 20 verset 16). « Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses
frères, ses sœurs et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. » (Luc 14 verset 26) : il est évident que Jésus
veut être préféré à tout homme. Cette intolérance chrétienne s’est exercée très tôt, à la fois contre les infidèles, les
païens, les juifs et les hérétiques. « En légitimant le massacre ad majorem Dei gloriam, le christianisme continuera
d’entretenir chez ceux qui le perpétront le phénomène de la bonne conscience. Au fil des siècles, la volonté de
suppression de l’Autre ne cessera de naître, en des cercles de plus en plus larges, de la révélation de l’existence
d’un Autre assuré de sa complétude propre. »599 Lorsqu’on analyse les totalitarismes du 20ème siècle, on y trouve les
mêmes causes d’intolérance propres au monothéisme judéo-chrétien, la même volonté de réduction de toute
diversité, de tout Autre relatif à un absolu unique, identifié à la classe, à la race, à l’Etat, au chef, au parti. Les
totalitarismes modernes n’ont fait que laïciser le système de la vérité unique à laquelle toute diversité doit être
ramenée. Le totalitarisme provient de la volonté de réaliser l’unicité sociale en ramenant la diversité des individus à
un modèle unique.

14. Il n’y a pas un homme, mais des hommes.

L’une des qualités majeures de la pensée païenne est de rejeter toute forme d’universalisme. Elle ne peut que
s’opposer à la Bible pour laquelle Dieu à créé l’homme unique à son image. « L’alliance que Dieu conclut avec Noé
fait qu’on est là en présence d’un parti-pris d’unité, qui, selon l’ethnologie biblique, fait de tous les peuples de
l’univers les descendants de Noé, le champ d’action de cette grande famille. »600
Cette affirmation de l’unicité de l’homme est pour les Anciens sans fondement. Il n’y a que des hommes et non pas
d’homme compris par une définition abstraite semblable à l’identité de Dieu. Comme l’écrivait Joseph de Maistre,
« j’ai vu dans ma vie des Russes, des Français, des Italiens, mais quand à l’homme je déclare ne l’avoir jamais
rencontré de ma vie. » « Pour que l’homme générique pût exister, il faudrait qu’il y ait un référent commun et
spécifiquement humain susceptible de qualifier tous les hommes de manière paradigmatique. Un tel référent serait
nécessairement culturel (…) Or il n’existe pas de culture humaine unique. Il n’existe que des cultures. »601 Il y a bien
une espèce humaine, mais une telle compréhension de l’homme est purement biologique, ce qui revient à reconduire
l’être culturel qu’est l’homme à une définition naturelle alors même que le christianisme jette un interdit entre
l’homme et le reste du monde vivant, sacralisant une unicité qui ne peut paradoxalement avoir qu’une portée

599
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 167.
600
Idem, page 175.
601
Ibidem, page 176.
146

simplement biologique. Le christianisme ne pose pas l’unicité de l’homme à un niveau naturel ; elle est posée au
niveau de l’acte créateur de Dieu. « L’unicité de l’homme générique renvoie à l’unicité de Iahvé. »602 Ce qui est nié,
c’est la pluralité de l’homme qui se construit lui-même et l’affirmation de son identité à partir de cette pluralité.
Transcender ce niveau humain pousse à revenir pour l’homme à l’état pré-humain, à savoir celui du moment de leur
« création » auquel Iahvé attend que les hommes retournent en faisant fi de leur histoire sur terre. L’idée d’un
homme universel abstrait s’est vu l’attribut d’idéologies modernes comme la pensée des droits de l’homme. Le
marxisme envisage une société sans classe, parfaitement homogène où l’homme générique y sera totalement réalisé.
Israël sera le prêtre (Exode 19 verset 6) dont l’humanité sera le laïcat. L’affirmation de l’universalisme biblique
correspond à l’affirmation du caractère de Dieu unique de Iahvé. « Je fais d’Israël la lumière des nations pour que
mon salut atteigne aux extrémités de la terre » (Isaïe 49 verset 6) Les justes auront part au monde futur : « de Sion
l’on dira : tout homme y est né » (Psaume 87 verset 5). Car « de Sion viendra la Loi et de Jérusalem la parole de
Iahvé (Michée 4 verset 1 et 2) Dieu veut que le genre humain soit sauvé et participe de la connaissance de la vérité.
« Car Dieu est unique, unique aussi le médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ Jésus. » (1 Paul à Timothée 2,
verset 5) Quand Sion arrivera, les nations n’en formeront plus qu’une seule, et l’Eglise du Christ deviendra l’Eglise
universelle.

15. Le rejet de l’autorité politique et des puissants.

« Le fait que, dans le récit biblique de la création, l’homme provienne d’une source unique ne jette pas seulement les
bases de l’universalisme philosophique. Il représente aussi une option délibérément égalitaire. »603 Pour la pensée
hébraïque, l’homme descend du même homme. Unité de l’homme, unité du genre humain. Si cette égalité est
postulée, c’est pour que l’homme ne pense pas qu’il y ait d’autres dieux. Devant Iahvé tous les hommes sont égaux
dans leurs traits essentiels parce qu’ils partagent la même origine. Leurs différences sont secondaires au regard de
leur commune identité par rapport à Iahvé. Ils sont tous à égale distance de celui-ci. Alors que la religion est réduite
à un fait moral, il en va de même pour le politique. « Dans la perspective qu’elle institue, le politique est
continuellement ramené à la morale ; la souveraineté quant à elle, est ramenée à la loi (...) Ce sont les juges et les
sages, non les rois, qui représentent l’idéal politique de la Bible. »604 C’est le juge qui exerce le commandement en
temps de guerre et dirige l’exécutif en temps de paix. Le roi pour être légitime doit être soumis à la Loi. Le grand roi
n’est pas un conquérant, mais celui qui dirige selon les préceptes de sa religion et s’active à réaliser l’idéal moral
de la Torah. Sa réputation est lié au fait de satisfaire la volonté de Dieu. Une forme de libéralisme s’instaure : le
pouvoir du roi est limité par la loi. Le problème que le roi rencontre serait de nature purement moral et trouverait
sa résolution d’une façon juridique. « C’est seulement à contrecœur, que Iahvé accepte de répondre au désir des
Hébreux de se donner un roi. »605 Par contrecœur en effet, parce que cette royauté est une tentation, une occasion de
pécher.
La tradition du judaïsme rapproche l’idée de royauté au serpent qui tente Eve au jardin d’Eden. La fonction royale,
en Israël est déconsidérée parce qu’elle instaure une forme d’autorité intermédiaire entre Dieu et le peuple. Le

602
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 177.
603
Idem, page 181.
604
Ibidem.
605
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 183.
147

politique instaure une forme d’autonomie de l’homme qui tend à rejeter la nomocratie. Un être formé à la lecture de
la Bible ne peut accepter une théorie politique autonome du fait que celle-ci n’est pas qualifiée à juger de choses
morales. Si l’autonomie politique est rejetée, c’est qu’elle incarne une autre forme d’autonomie, celle de l’homme.
Iahvé est le Maître absolu et l’homme son serviteur. On lit dans le Lévitique : « c’est de moi que les enfants d’Israël
sont esclaves ; ce sont mes esclaves. » L’homme est d’autant moins en mesure de reconnaître une autorité humaine
qu’il doit avant tout une obéissance totale au Tout Autre. Une loi humaine n’est légitime que si elle est soumise et
subordonnée à la volonté divine. « Pour autant qu’elle n’est pas un pouvoir sur la propriété d’autrui, qu’elle est
limitée par les droits de l’homme, elle n’est pas une servitude. »606 L’idéal social du prophétisme juif vise à aboutir à
la création d’une société sans classe où sont mis à l’index les forts et les puissants. La Bible condamne les villes et
les nations puissantes, elle en appelle au renversement de l’orgueil de ceux qui possèdent, elle légitime la faiblesse
et discrédite la force. « Un jour viendra où les faibles vaincront, où les puissants seront jetés à bas de leur trône. »
« L’orgueil humain sera humilié, l’arrogance de l’homme sera rabaissée, et Iahvé seul sera exalté (Esaïe 2 verset
17) car « Iahvé sait abaisser ceux qui marchent dans l’orgueil. » (Daniel 4 verset 34). « Cette conception de la
justice sociale, fondée sur l’esprit de vengeance et le ressentiment anticipe tous les socialismes. »607 Le juste est ce
qu’il est parce qu’il est faible, de même que le puissant est mauvais à raison de sa puissance. Il est incontestable que
ce que valorise la Bible c’est la faiblesse. Moïse a été choisi par Dieu pour son humilité et si ce sont les premiers qui
se réjouissent, demain ils seront les derniers. Iahvé est bien un dieu de vengeance. « Il réalisera, dans l’absolu de
l’histoire, ce que les siens n’auront pas été capables de faire dans l’ordre relatif de leur histoire propre. »608 La
culpabilisation n’est que le moyen, pour celui qui s’éprouve comme victime de quelque domination « injuste », pour
se convaincre de la compensation dont il sera l’objet et pour déchoir le puissant de sa propre puissance. Les
derniers seront les premiers : les pauvres, les misérables, seront les bons ; par contre, vous qui êtes nobles et
puissants, vous êtes de toute éternité les mauvais, les cruels, les avides, les insatiables, les impies, les maudits, les
damnés ! A ses débuts, le christianisme a fait appel aux déclassés et aux déshérités. Le christianisme est la religion
du juste que l’on fait souffrir, c’est l’exemple même de Jésus qui ne reviendra en gloire qu’après avoir consenti à
être mis en croix. « C’est donc de grand cœur que je me glorifierai surtout de mes faiblesses, afin que repose sur moi
la puissance du Christ. C’est pourquoi je me complais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les détresses, dans
les persécutions et les angoisses endurées pour le Christ ; car, lorsque je suis faible, c’est alors que je suis fort », 2
corinthien 12 verset 9 et 10.

16. La définition du politique et son refus par le monothéisme judéo-chrétien.

Dans le mal qui règne, c’est le politique qui est mis en accusation. « Dans la mesure où la plupart des idéologies
contemporaines ne font que cristalliser sous une forme séculière les valeurs judéo-chrétiennes, il était inévitable que
la dévaluation de l’idée même de pouvoir, la délégitimation du politique redevinssent des mots d’ordre
théoriques. »609 C’est ainsi que Bernard-Henry Lévy déclare vouloir limiter le pouvoir pour faire place à l’éthique et
réduire le politique à sa portion congrue. Les avis favorables à cette opinion se multiplient. La thèse qui est

606
Idem, page 185.
607
Ibidem, page 187.
608
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 189.
609
Idem, page 194.
148

soutenue, c’est que le pouvoir qu’exerce l’homme sur l’homme est toujours un rapport de domination, qui s’excède
de lui-même par une montée aux extrêmes. Cette volonté d’en finir avec le politique est une illusion. L’homme vit en
société et il n’y a pas de société qui puisse faire l’économie du politique. « L’essence du politique comprend trois
présupposés : la relation du commandement et de l’obéissance, qui détermine l’ordre, la relation du privé et du
public, qui détermine l’opinion, la relation de l’ami et de l’ennemi, qui détermine la lutte. »610 La politique est cette
activité qui se propose de conserver la sécurité extérieure et la paix intérieure d’une unité politique en assurant
l’ordre au milieu des luttes qui découlent de la pluralité et de la divergence des opinions et des intérêts. Les deux
rôles de l’Etat sont à l’extérieur la dénonciation de l’ennemi, et à l’intérieur, d’agir en sorte que les conflits privés
dégénèrent en lutte civile. La raison d’Etat s’exerce au nom de l’intérêt général. Elle n’est pas le droit pour l’Etat de
faire n’importe quoi. L’Etat doit chercher les conditions les plus justes pour sortir du conflit par la justice si cela est
envisageable, atténuant ainsi la rigueur de son application. L’Etat juste est mesure et sagesse ; il cherche les
solutions les moins préjudiciables aux individus. Croire que le droit peut tout résoudre est une illusion ; privé du
bras armé de l’Etat, il n’est rien. « Le droit ne peut obtenir de lui-même son application. La contrainte ne lui est pas
inhérente. Le droit ne possède pas en lui-même la force d’imposer ou de faire respecter ce qu’il prescrit. La
contrainte lui vient de l’extérieur (…) La paix est une affaire primordialement politique, et non juridique. C’est
lorsque le politique est assez puissant pour faire échec à la violence aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur qu’il
peut imposer les solutions par le droit. Celui-ci présuppose le politique comme la condition même de son existence
et de sa perpétuation. Le droit ne se ramène pas à la force, mais il ne peut être bâti lui-même que sur un rapport de
forces. »611 La force est la condition d’application du droit. Ce qu’il convient de réaliser, c’est un équilibre entre ces
deux données sous le contrôle d’un pouvoir souverain. Celui-ci ne conduit nullement au despotisme puisqu’il se
déploie sous l’autorité du droit. C’est bien plutôt la négation du politique qui est inquiétante avec sa « subjectivité si
matérialiste qu’elle ne peut échapper à sa tendance propre qu’en se soumettant d’elle-même aux décrets absolus
d’un Tout Autre. »612 La conception de la liberté comme conséquence de l’élimination de toutes les contraintes
humaines la désapproprie de sa définition politique. La liberté n’est pas un état naturel de l’homme que la société,
le pouvoir auraient aliéné, liberté qu’il faudrait comprendre comme affranchissement de toute nécessité. « La liberté
est une notion politique et non morale. En tant que telle, elle ne saurait échapper aux présupposés du politique. La
liberté résulte de l’action faite pour l’instaurer ou pour s’en emparer. Elle suppose donc, par nature, une pleine
souveraineté. »613 Elle exige des fondateurs et des garants.
Ce à quoi aspire la Bible, c’est à la paix éternelle. L’avènement de la seconde venue du Christ est censé apporter la
fin des conflits par la dissipation des différences. Tandis que le monothéisme judéo-chrétien attend l’extinction des
conflits, « le paganisme repose sur un pluralisme antagoniste de valeurs. »614 A la différence du judéo-christianisme,
l’ennemi public chez les païens n’est jamais le mal en soi. Mieux encore on peut fraterniser avec lui et faire naître
une estime réciproque. « Loin qu’il faille disqualifier l’ennemi pour le combattre, c’est dans la mesure même où on
l’affronte et où il se bat bien qu’on peut le reconnaître comme un pair. D’où l’appel, foncièrement païen, au

610
Ibidem, page 196.
611
Julien Freund, cité in Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 198.
612
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 200.
613
Idem, pages 200 et 201.
614
Ibidem, page 203.
149

fraternel adversaire. Dans le paganisme, la guerre des religions est exclue. L’ennemi, l’autre, n’est pas perçu
comme criminel, mais en tant que figure d’une question du moment. »615 Carl Schmitt nous montre que le
déplacement de la politique vers la morale, loin de conclure les conflits, les aggravent. D’adversaire relatif, il
devient ennemi absolu qui incarne le mal qu’il faut supprimer. C’est ce mal que l’on combat en lui et tous les
moyens sont bons pour parvenir à sa destruction définitive. L’ennemi est coupable c’est pourquoi il doit être puni.
« Sous prétexte de supprimer l’ennemi politique au nom d’une conception prétendue plus humaine, on dénature
616
l’inimitié et on la rend plus cruelle, occupée qu’elle est à découvrir des coupables. » Il devient légitime
d’exterminer l’ennemi au nom de l’humanité, puisqu’on ne tue pas un ennemi mais un coupable qui est hors de
l’humanité. Les guerres menées au nom d’une universalité abstraite ont toujours été les pires. Ce n’est pas le
perfectionnement des moyens de destruction qui a rendu les guerres modernes atroces ; c’est leur confusion avec la
diffusion d’une idéologie biblique faisant de la victime un être hors-l’humanité. Reconnaître la spécificité du
politique, c’est ne pas considérer l’ennemi comme nécessairement un coupable. C’est admettre sa dignité. Si le
conflit n’obéit pas à une représentation de l’ennemi comme être « immoral », la guerre ne sera pas totale.
« Le Dieu unique n’est pas un être politique. Seul le polythéisme est une vision politique de l’au-delà. De même la
société humaine globale, entièrement réconciliée avec elle-même, telle que le marxisme l’annonce, ne saurait non
plus être politique. »617 On ne fait pas de la politique sans reconnaître l’altérité qui est la condition même du
politique. C’est pourquoi le déni de l’altérité au profit de la valorisation du Tout Autre conduit à la négation du
politique. « Iahvé ne déplace son regard que de l’absolu de l’humanité à l’absolu de l’individu. Face à ce regard, les
nations, les cultures ne sont que des événements contingents »618 dont l’absence de valeur justifie les crimes commis
au nom de la morale. En récusant l’exaltation de la faiblesse, le paganisme n’envisage pas la destruction du faible,
mais tente de l’ouvrir à ce qui le grandirait, vise à cultiver en lui ce qui le renforce. Ce que le paganisme dénonce
dans le judéo-christianisme c’est de s’être fait une religion de la faiblesse qui s’en enorgueillit pour voir en celle-ci
un signe d’élection, et de gloire. Le paganisme reproche au judéo-christianisme de ne pas faire de l’homme un être
fort pour l’enfermer dans un système où il restera définitivement un être faible où « le champ naturel d’expansion de
soi pour un homme capable de s’instituer lui-même comme son propre projet »619 lui est interdit à jamais.

17. Le destin choisi

« La nature tient peu de place dans les religions sémitiques : le désert est monothéiste ; sublime dans son immense
uniformité, il révéla tout d’abord à l’homme l’idée de l’infini, mais non le sentiment de cette vie incessamment
créatrice qu’une nature plus féconde a inspiré à d’autres races. »620 Le désert n’a pas de villes, ni de richesses ;
c’est le domaine des nomades qui ne possèdent que ce dont ils ont besoin. Il est le lieu où règne l’intellect absolu,
propice à la révélation divine « La région pure et sainte par excellence est seulement le désert, car c’est là
qu’Israël resta fidèle à son Dieu. »621 Ce qui précède nous permet de mieux prendre en compte l’importance de la

615
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., pages 204 et 205.
616
Julien Freund, L’essence du politique, Sirey, 1965, page 499.
617
Idem, page 478.
618
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 208.
619
Idem, page 210.
620
Ernest Renan, cité in Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., pages 210 et 211.
621
Mircea Eliade cité in Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 212.
150

valeur de la nature qui entretient un rapport consubstantiel avec l’homme, avec l’être et les étants. Ce que le
paganisme réalise c’est le respect dû à chaque personne que l’individualisme prégnant déréalise. Cet
individualisme, le paganisme s’y oppose farouchement. Comme le note Jean-Pierre Vernant, si l’homme grec
redoute ou respecte un dieu, c’est en tant que chef de famille, membre d’une phratrie, d’un dème, d’une cité, d’un
genos. Le respect des morts est d’autant plus vif que ceux-ci ne quittent pas vraiment le monde. « On a beaucoup
trop représenté le paganisme comme une « religion de la nature », ignorant toute transcendance, qui se serait
bornée à sacraliser les déterminismes naturels (…) Affirmer l’existence d’une continuité entre l’homme et le monde,
ce n’est pas réintégrer l’homme parmi les choses, animées ou inanimées, c’est encore moins encore le réduire lui-
même à sa propre « nature » (au biologique, à l’animal qui est en lui) ou le dépouiller de son caractère spécifique.
Non seulement la continuité doit être envisagée de façon plurielle (…) mais on doit admettre qu’elle se fait dans
deux directions opposées, de l’homme vers la nature aussi bien que de l’homme vers la divinité. » 622 Il serait faux de
penser que la ND considère la nature comme ce qui nous détermine totalement de sorte que c’est d’elle que nous
tirerions notre signification. Au contraire, c’est bien plutôt l’homme, qui en lui donnant forme par sa volonté la
détermine et lui accorde un sens. Alain de Benoist se démarque ici d’un paganisme qu’il récuse au nom d’un anti-
naturalisme : « il y a dans certaines formes de néo-paganisme toute une thématique de « l’âge d’or », de
« l’innocence païenne primitive » qui nous paraît extrêmement critiquable, au même titre que les idéologies et les
doctrines qui s’y trouvent souvent rattachées (...) La théologie du paganisme n’est pas une théologie de la nature,
mais une théologie du monde. La nature manifeste le visage de l’être, mais elle ne constitue pas sa détermination
ultime. »623 La compréhension qui se veut celle d’un Alain de Benoist à propos du paganisme est de considérer celui-
ci comme un système idéologique ayant une vue-du-monde particulière qui accorde un sens à tous ses éléments.
Chose insensée dans le judéo-christianisme, les hommes créent des dieux. L’homme est lui-même un demi-dieu
quand il atteint le faîte de ses possibilités, le sommet de ses limites. « C’est à ce titre que Lévinas verra dans cette
« piété vouée aux dieux mythiques ce qui lui est le plus étranger : un retour offensif des normes d’élévation
humaine. » »624 Face aux déterminismes, le paganisme oppose la liberté et la volonté de combattre. Que ce soit dans
le fatum romain, la saga germanique ou la tragédie grecque, on retrouve constamment l’idée que l’impossible doit
être tenté. L’homme n’y est pas comme dans le judéo-christianisme acceptation résignée de sa destinée, mais action
supposant une volonté d’avenir par la recherche de la lutte que le chrétien délaisse pour accepter son sort.
« L’homme s’est fait de lui-même une idée qui est la traduction de son destin, il va chercher toute sa vie durant à la
manifester par ses actes ; il aura atteint son but si cette idée est reconnue d’un commun accord par ses
contemporains. La société est le champ clos où se fait la réputation d’un homme, c’est-à-dire où s’avère la forme de
son destin. Dans un monde où on décide d’aller jusqu’au bout, l’honneur est de ne pas faillir à l’idée qu’on s’est
faite de soi-même. »625 Quand on lit les sagas scandinaves, ce qui frappe au premier abord, ce n’est pas tant le
funeste sort que l’homme encourt que la bravoure dont il fait preuve pour ne pas être jugé indigne de l’idée de soi
que l’on avait choisie de faire sienne. La notion de fatum ne génère ni la soumission ni le renoncement. Il active le

622
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 217.
623
Idem, page 218.
624
Emmanuel Lévinas cité in Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 219.
624
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 220.
625
Régis Boyer, cité in Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 220.
151

désir de triompher et développe le sentiment tragique de la vie. L’homme est à la fois faible et fort. Fort quand
l’homme se mesure au temps qui malgré sa finitude ne le fait pas reculer devant la mort certaine. L’homme est
poussé à l’« exaltation portée au plus profond d’un tempérament agonal qui fait de la lutte, et d’abord de la lutte
contre soi, l’essence même de la vie (…) L’homme ne peut faire qu’avec ce qu’il a, mais avec ce qu’il a, il peut être
et faire ce qu’il veut (…) Autrement dit, l’homme peut toujours déterminer librement le sens de ses actes. »626

18. Le paganisme tel qu’il est.

Le paganisme est mal compris. On veut voir en lui un sensualisme grivois ou libertin où il s’agirait de libérer ses
pulsion libidinales, à se défaire de tout examen de conscience. Il serait l’exact contraire du puritain qui prêche
l’ascétisme, le renoncement, et la pauvreté. L’éthique sexuelle de l’Europe antique est dénuée de l’idée de péché ;
elle n’est pas pour autant a-normée. La liberté sexuelle existe, mais elle ne débouche pas sur des Bacchanales ou
autres excès. « Le laisser-aller sexuel (…) ne se distingue pas essentiellement des autres formes de déstructuration
de la personnalité. »627 Ce qui laisse penser à une licence morale du paganisme c’est que son opposé, le
christianisme dévalue le corps, instaure le mépris de la femme. Cette haine du corps s’est accompagnée d’un
sentiment de culpabilité dont les moralistes chrétiens allaient s’emparer. La première philosophie chrétienne subit
l’influence de Platon pour le quel le corps est une prison, et la mort une libération. L’existence d’un corps est la
preuve de notre culpabilité d’être pécheur. « Malheureux homme que je suis ! s’exclame Paul. Qui me délivrera de
ce corps qui me voue à la mort ? » (Romain 7 verset 24). Le célibat est préféré au mariage : « que soit anathème
celui qui dirait que le statut conjugal devrait être considéré comme supérieur à celui de la virginité ou du célibat. »
Concile de Trente, Xe canon. « Le tabou comme la transgression du tabou appartiennent au même monde et c’est de
ce monde que le paganisme prétend sortir en le dépassant. L’incitation moderne à jouir a en définitive le même sens
que les anciens conseils d’abstinence. »628 Rien de plus chrétiens que les débordements sexuels qui n’ont d’attrait
qu’en étant interdits. La ND se refuse au pansexualisme libérateur parce que l’homme n’est pas pure animalité, et
par ce qu’il se construit par rapport à des contraintes qu’il se donne ; c’est pourquoi « on ne saurait accepter la
réduction du paganisme au libertinage (…) « La libération de toutes les pulsions n’est pas du paganisme, mais du
sous-freudisme.
Le paganisme ne consiste nullement à s’imaginer libre de toute obligation ou de toute contrainte, à se soustraire à
tout examen de conscience, à se délivrer de toute angoisse existentielle, et même de toute idée de faute. »629 La
liberté ne consiste pas à se laisser aller, mais à dompter nos forces pour en faire une œuvre. L’opposition que
Nietzsche fait entre Dionysos et le sacrifié n’est pas que le premier soit entraîné par un tourbillon de vie, et que le
second réfrène ses pulsions, elle consiste à distinguer deux attitudes devant la vie : l’une opposant un sens tragique
à la vie mutilée du Christ. L’idée d’une suppression de la souffrance n’est nullement surhumaine, mais le désir du
dernier homme qui aspire au bonheur, au bien-être individuel. Responsable, l’homme faustien est confronté à
l’angoisse existentielle qui l’amène à employer sa liberté pour se faire créateur conformément à ses projets. « A
l’ascèse négative, le paganisme oppose une ascèse positive, qui résulte de la contrainte que l’on exerce sur soi pour

626
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 222.
627
Idem, page 224.
628
Ibidem, pages 227 et 228.
629
Alain de Benoist, Comment ne pas être païen ? op. cit., page 229.
152

se bâtir en conformité avec l’idée que l’on se fait de soi-même. Dans le second cas, il s’agit de mettre en forme des
pulsions ; dans le premier, de les éteindre. Là réside la véritable contradiction. Ce n’est pas pour autant qu’il faut
rejeter le paganisme esthétique et littéraire, amoureux du myrte et du laurier, de la sensualité tranquille. La
dévotion pour la Grèce en marbre blanc, les effluves embaumés d’Olympie, tout cela a son charme. L’antiquité
représentait d’abord une vie plus hardiment sensuelle, plus belle, plus hédoniste (..). Mais ce paganisme à base de
lauriers et de cyprès, de femmes aux ventres ronds, de soleil et de cigales, cette sensualité douce et rurale, ce monde
odoriférant et lumineux, se ramène pour l’essentiel à une description vivante, exaltante, de la nature, de sa chaleur
maternelle, de sa secrète volupté. Cette description implique et suscite une évidente sympathie pour le monde du
paganisme. Mais à elle seule, elle ne saurait en résumer l’esprit.»630

19. La proximité de Dieu

Après la christianisation de l’Europe, le paganisme a survécu de plusieurs façons : d’abord dans l’inconscient
collectif, au niveau des croyances et des traditions populaires, enfin, à l’intérieur de la religion officielle via des
courants hérétiques. Nous trouvons chez ces derniers certains thèmes essentiels de la pensée païenne : l’unité
transcendantale du cosmos, la continuité entre Dieu et le monde. Pour la pensée romantique, Dieu et l’univers ne
sont qu’une seule et même chose. « Traiter séparément de Dieu et de la Nature, écrit Goethe en 1770, est difficile et
dangereux : c’est exactement comme si nous pensions séparément l’âme et le corps : car nous ne connaissons l’âme
qu’à travers le corps et Dieu à travers la nature. » Pour Hegel, « Aimer Dieu, c’est sentir qu’on est dans l’infini
quand on se plonge totalement et sans retenue dans la vie. » Il faut « arriver à penser Dieu et la terre en une seule
idée. » « Le cosmos et nous-mêmes ne faisons qu’un. Le cosmos est un grand organisme vivant dont nous faisons
toujours partie. » « Il faut qu’une saine réconciliation se fasse entre Dieu et le monde. » « C’est ainsi dans le monde,
et par le monde, que Dieu atteint sont plus haut statut d’existence. »631 Alors que dans le monothéisme judéo-
chrétien, l’âme est distincte de l’absolu, elle n’est pas une parcelle de la substance divine. Dans la religion
d’Europe, l’âme est d’essence divine de sorte que Dieu et l’homme entretiennent des liens de réciprocité. Heidegger
déclare que la Divinité est unie aux mortels, qu’elle palpite dans la chose qui est le lieu du rassemblement.
L’existence des Dieux dépend des hommes autant que celle des hommes dépend des Dieux. Scot Erigène déclare :
« nous ne pouvons pas considérer Dieu et sa créature comme deux entités séparées l’une de l’autre, car ils sont une
seule et même chose. » Silésius écrit : « le ciel est en toi, et chercher Dieu ailleurs, c’est le manquer toujours. »
Giordano Bruno dit : « c’est en s’élevant dans sa propre intériorité que l’âme s’élève vers le ciel, car Dieu lui est
proche, il est chez elle, en elle, plus proche du plus profond d’elle-même qu’elle-même ne peut l’être, comme l’âme
des âmes, la vie de toute vie, l’être de tous les êtres. » Cette conception des rapports de Dieu et de sa créature se
rapproche de la conception de mystiques hostile à un Dieu lointain. L’âme peut être engendrée en tant que Dieu.
Dieu naît dans l’âme de l’homme ; présent dans le monde, il est aussi engendré dans et par l’âme humaine. Quant à
Luther, il permet à l’homme, en détruisant les institutions de médiation entre l’homme et Dieu d’obtenir par la foi un
rapport direct avec Dieu. « L’être de l’âme est divin » écrit Schelling, « pour celui dont l’âme est saisie par Dieu,
Dieu n’est pas un hors-de-soi, ni un devoir situé dans un lointain infini ; Dieu est en lui, il est en Dieu. » Rilke :
« Que fais-tu, Dieu si je meurs ? (…) Avec moi, tu perdras tout ton sens. »

630
Idem, page 230.
631
Ibidem, page 244.
153

« Dans le paganisme, l’homme élève la divinité en s’élevant lui-même. Il la dévalue en la considérant comme un
despote oriental dont on devrait suivre les commandements. »632 Pour Pestalozzi, « la volonté de Dieu et ce que je
peux atteindre de mieux ne font qu’une seule et même chose. » L’homme ne doit pas se conformer à sa nature, il doit
se dépasser, ce que le monothéisme judéo-chrétien a pour fin de d’empêcher. « Le paganisme d’aujourd’hui
propose à l’homme, dans le cours même de sa vie, de se dépasser lui-même et participer ainsi de la substance de
Dieu. »633

20. Le bien et le mal ne sont pas des absolus.

Si le Dieu chrétien est infiniment bon, comment le mal est-il possible ? L’homme est un être libre qui agit comme il
l’entend, et le mal est nécessaire pour que le pardon puisse s’exercer, solidaire d’un plan où l’homme doit mériter
son salut. Dieu étant parfait, rien de mauvais ne peut venir de lui. « Tout ce qui advient de mal, dans le récit judéo-
chrétien des origines, advient donc à raison des fautes humaines. La faute originelle a fait passer l’homme d’un état
naturellement bon à un état de déchéance »634 : comme il est écrit dans genèse, « les desseins du cœur de l’homme
sont mauvais dès l’enfance » (genèse 8 verset 21) De la moralisation de Dieu découle la culpabilité de l’homme qui
est la source du mal. « Il faut que nous naissions coupables, sinon Dieu serait injuste », Pascal. Si Iahvé sévit, c’est
que lourde est notre faute. Job ne sait pas pourquoi il souffre ; mais l’homme se saurait avoir raison contre Dieu.
Iahvé ne saurait être à l’origine du mal qui touche Job. Aussi Job se résigne. Il regrette de s’être pensé innocent et
se repent. Tout homme né doit payer le « péché » d’Adam d’autant plus que le fils de Dieu, innocent par nature
n’hésite pas à souffrir pour les fautes du monde. Le mal provient du mauvais usage que l’homme a fait de sa liberté.
« Le mal est tout ce qui va à l’encontre de la perspective finaliste de la création, tout ce qui s’oppose au sens de
l’histoire voulu par Iahvé. »635 Mais quelle est la valeur d’une liberté qui ne peut s’user que d’une seule façon ?
Dans le christianisme, c’est uniquement l’homme qui est responsable du mal. L’homme est coupable. « Ce qu’il y a
de bon en moi est ton œuvre et ta grâce, ce qu’il y a de mauvais en moi est ma faute et ton jugement. » Saint
Augustin. « Il n’existe pas pour le paganisme de définition objective du mal (…) Il n’est pas lui-même un absolu. Il
varie selon les valeurs et les règles éthiques que se donnent les individus et les peuples (…) Le mal est ce qui nous
empêche d’égaler l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes, ce qui nous empêche de nous dépasser. »636 Qu’est-
ce qui est bon se demande Nietzsche : tout ce qui exalte le sentiment de puissance. Qu’est-ce qui est mauvais ? Tout
ce qui nous affaiblit. Le mal n’est pas lié à un quelconque péché, ou à un sentiment de culpabilité a priori. « Sa
détermination dépend d’impératifs impliqués par nos appartenances et nos choix. »637
La prétention humaine à s’instituer comme créatrice de valeurs est ce que la Bible condamne le plus expressément
comme manifestation d’un orgueil humain qui mérite d’être puni avec la plus grande célérité.

21. Refuser le péché pour la liberté

632
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 250.
633
Idem, page 251.
634
Ibidem, page 254.
635
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 258.
636
Idem, page 259.
637
Ibidem, page 260.
154

« La tolérance nait aussi bien de la reconnaissance de la diversité humaine que d’un refus du dualisme qui entraîne
la reconnaissance de la diversité des visages de Dieu à l’intérieur d’une affirmation unitaire du divin. »638 Le
paganisme ne peut qu’être hostile à l’idée chrétienne de « la dépravation de l’homme par le péché originel ». C’est
particulièrement vrai chez Luther pour lequel depuis que le péché commis par Adam et Eve, la nature de l’homme
est « entièrement corrompue ». La nature humaine est « soumise à la puissance du diable et livrée à son pouvoir. »
L’homme est fondamentalement mauvais : « la vérité, c’est que l’homme, devenu un mauvais arbre, ne peut que
vouloir et faire le mal. » Le paganisme, lui, affirme que l’homme, en suivant l’existence qu’il s’est donnée à
atteindre, peut donner un sens à sa vie, qu’il n’a pas besoin d’être lavé d’une faute originelle par quelque
rédempteur. « Pélage déclare que l’homme peut vivre sans péché et que c’est ce que Dieu veut.
A la conception augustinienne de la grâce, il oppose une grâce de la création qui permet à l’homme d’agir
entièrement selon sa volonté. »639 Pour Maître Eckart, l’union de la volonté humaine et de la volonté divine ne peut
être qu’un acte de libre consentement. Ce n’est pas le péché originel qui sépare l’homme de Dieu, c’est son
incapacité à réaliser une pleine maîtrise de soi. Pour Kant, le fondement de la loi n’est pas extérieur à l’homme,
mais bien dans l’homme, dans l’impératif catégorique. Dieu attend de l’homme qu’il participe à l’œuvre de la
création. L’homme selon la pensée païenne doit reconnaître la possibilité d’une union consubstantielle avec le divin.
« Cette union avec le divin ne signifie rien d’autre que l’appropriation par l’homme de sa liberté intérieure. »640
L’homme peut devenir ce qu’il veut, libre de se grandir ou de se diminuer.

22. Parler de la mort de Dieu, c’est laisser leurs chances aux dieux

« Seulement un dieu peut nous sauver. Il nous reste pour seule possibilité de préparer dans la pensée et la poésie
une disponibilité pour l’apparition du dieu ou pour l’absence du dieu dans notre déclin. » Heidegger rejoint le souci
de Jünger pour lequel « la solitude de l’homme s’accroît, le désert s’étend autour de nous, mais peut-être est-ce
dans le désert que les dieux viendront. » Ce dont nous sommes certains c’est que « seul le dieu moral a été réfuté.
N’y aurait-il pas du sens à penser un Dieu par-delà bien et mal ? La mort du dieu moral laisse désormais la place
libre pour l’arrivée de nouveaux dieux dont la fonction affirmative soutient ce monde-ci », Nietzsche. « Telle est bien
l’échéance à laquelle nous sommes confrontés : savoir si les dieux lieront à nouveau leur destin au nôtre, ainsi
qu’ils le firent déjà. »641 Le nihilisme contemporain découle du dévoilement d’une religion qui a situé la vie hors de
la vie réelle et qui peu à peu s’est laissée démasquer. Ce dont s’est rendu « coupable » le judéo-christianisme, c’est
de désacraliser le monde, puis il en a été la victime. « Un monde d’où la notion de sacré a été évacuée ne peut plus
être le support d’une foi qu’elle quelle soit (…) L’histoire de la métaphysique occidentale n’est que l’histoire du lent
dévoilement d’une aspiration chrétienne au néant. Le Dieu moral est mort, mais les valeurs qu’il a léguées sont plus
présentes que jamais, alors même qu’on ne cesse d’en constater l’impuissance. »642

23. Quelques réflexions sur le mythe.

638
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 263.
639
Idem, page 265.
640
Ibidem, page 266.
641
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 270.
642
Idem, pages 272 et 273.
155

« La pensée païenne occidentale, de Héraclite à Montherlant, en passant par Montaigne, est un courant continu et
protéiforme qui n’a jamais cessé de fleurir dans tous les genres. »643 Le paganisme est une voie alternative
spirituelle au communisme athée, à l’idéal marchand, aux moralistes de tout crin. Le paganisme va à l’encontre de
l’esprit rationaliste, universaliste, individualiste et moraliste, qui « repose sur le dualisme postulé entre un
surmonde organisateur, le logos, et le monde, notre universel existentiel, conçu comme un désordre temporaire que
le logos domine »644 et fera en sorte d’intégrer à sa logique. Face au logos, s’oppose le mythe où on prend plus
conscience de son rôle. « A une époque où une aride rationalité règne, les dieux grecs peuvent nous restituer une
dimension oubliée de nos existences. »645 Cette réapparition du mythe, dans son halo de sacré nous fait revivre des
enchantements que l’on croyait à jamais disparu. La quête de merveilleux est de nature païenne dans la mesure où
l’on sait que la religiosité ne peut surgir que d’une histoire qui nous touche. Il y a face à la vie deux façons
essentielles de l’aborder : soit chercher le bonheur dont le judéo-christianisme se veut le promoteur. Soit la
recherche de la puissance en vue de son attractivité ludique. C’est contre cette seconde façon païenne
d’appréhender la vie que se dresse Socrate. Celui-ci « et après lui toute la philosophie rationaliste, de Thomas
d’Aquin aux structuralistes, en passant par Descartes et Kant, on voulu assujettir l’univers à des catégories
rationnelles, elles-mêmes issues de préceptes moraux. »646 Avec l’avènement de la raison, et du règne de la quantité,
c’est le Logos qui se substitue au mythos. Mais dans le monde esthétique, celui-ci conservait intact son attrait. « Les
mythes incitent l’homme à créer, ils ouvrent continuellement de nouvelles perspectives à son esprit inventif (…) Il
suffit de répéter le rituel cosmogonique, et le territoire inconnu devient une habitation légitimée rituellement. »647 Le
paganisme est un appel à vivre dans l’intensité et non dans la soumission à une morale qui aliène la vie comme c’est
le cas avec le christianisme dont l’existence coïncide avec la désacralisation du monde et la perte du mythe. « Mais
avec Dumézil, Eliade, Caillois et Jung, on a redécouvert le mythe comme impérissable expression des structures
mentales collectives. »648 Nous croyons que la politique est régie par la Raison, Régis Debray nous apprend que
c’est par l’émotion, que la puissance d’une idée dépend de sa capacité à se justifier alors qu’elle provient de sa
capacité lyrique. Des auteurs comme Le Bon, Sorel, Pareto, Weber estiment leur réussite non pas tant sur leurs
vertus logiques que sur leur fonction mythique qui répond à des pulsions collectives. « Les questions sur la validité
ou la légitimité des croyances collectives n’ont pas de sens. La croyance est une forme a priori de la sociabilité, et
elle n’a pas, comme telle, à donner ses raisons. »649 Une culture qui a pour fin de s’affirmer se construit sur un
capital de valeurs qui échappent à la raison. La force des mythes et des idéologies ne se fonde pas sur une logique
et une cohérence inaliénable, mais sur des illusions et des émotions qu’ils engendrent. Aussi est-il vain de s’en
prendre à une croyance par des raisonnements qui obéissent à une logique inflexible. Revenons au paganisme.
« Celui-ci est le plus puissant garant de la liberté car sa métaphysique affirme l’innocence de tous les êtres »650 alors
même que le christianisme n’a de cesse de vous culpabiliser. Le paganisme est aussi le plus sûr garant de la liberté

643
Jacques Marlaud, Le renouveau païen dans la pensée française, Le labyrinthe, 1986, page 21.
644
Idem, page 23.
645
Arianna Stassinopoulos, The Gods of Greece, Nicholson § Weidenfeld, 1983.
646
Jacques Marlaud, Le renouveau païen dans la pensée française, op. cit., page 33.
647
Mircea Eliade, Aspects du mythe, Gallimard, 1963, page 173.
648
Jacques Marlaud, Le renouveau paien dans la pensée française, Le labyrinthe, 1986, page 37.
649
Régis Debray, Critique de la raison politique, Gallimard, 1981, page 178.
650
Jacques Marlaud, Le renouveau païen dans la pensée française, op. cit., page 49.
156

parce qu’il reconnaît l’irréductibilité des cultures.


« A l’égocentrisme étriqué qui domine notre siècle, le paganisme oppose la personnalité créatrice et enracinée. »651
Tandis que l’individualisme sépare, le paganisme unit : il unit l’homme et son temps, l’homme au cosmos, l’homme
à sa communauté, l’homme au monde. « Il dit oui à tout ce qui se produit dans le sens de la vie, de sa multiplication,
de son prolongement, de son intensité. »652 Le paganisme est un oui sans condition à la volonté de puissance, cette
force universelle qui vous fait advenir tel que vous devez être, en dépit des vicissitudes rencontrées.

24. L’éclipse du Sacré

« Plus les dieux sont loins du monde, plus les hommes sont portés à se détacher d’eux. »

Ce qu’il faut remarquer, nous apprend Mauss, c’est que le sacré excède le religieux : « ce n’est pas l’idée de Dieu,
l’idée d’une personne sacrée qui se rencontre dans toute espèce de religion, c’est l’idée du sacré en général. »653 En
grec, hieros n’est theios en latin ; sacer n’est pas divinus. Chez les Grecs, le divin n’est pas tant une propriété de
Dieu, que ce qui engendre l’existence des dieux. « Loin que le monde soit un objet des dieux, ce sont les dieux qui en
constituent une émanation. »654 A Rome est sacré ce qui se trouve réservé pour les dieux. Dans la définition que
Durkheim donne de la religion, celui-ci distingue l’existence du profane et du sacré. Mais ce que ne voit pas
Durkheim, c’est qu’il puisse y avoir communication entre le profane et le sacré. En parlant de deux mondes hostiles
et rivaux, « Durkheim rend incompréhensible la fonction princeps du sacré, qui est de permettre la mise en contact
du sacré et du profane en sanctionnant par le rite leur commune participation à l’être qui se déploie dans le
monde. »655 Le sacré lie les extrêmes et réunit les contraires. Le sacré lie les hommes et les dieux. Autrement dit, il
n’y a pas entre eux une différence ontologique impérative. Mais les dieux restent des dieux et les hommes demeurent
des hommes. « Ils appartiennent à la même vérité sans néanmoins s’y confondre. »656
Celle-ci ne saurait exister si la religion n’allait de pair avec une offre cultuelle. Ce qu’il faut remarquer, c’est que le
sacré a partie liée avec le mythe par lequel surgit « le foyer secret d’où tout s’irradie. »657 Le sacré n’existe pas tant
que fait défaut un lieu où il puisse demeurer. « Le sacré montre que les choses et les hommes sont toujours natifs
d’un site, et c’est pourquoi le déracinement ne peut qu’équivaloir à une aliénation, c’est-à-dire à une mise en retrait
de toute possibilité de faire advenir l’invisible dans la présence rassemblée des choses. »658 Ce n’est pas sans raison
qu’Heidegger établit le lien consubstantiel entre l’oubli de l’être, la disparition du sacré et l’absence de patrie.
Dans l’oubli de l’Etre qui est aussi oubli du Sacré, « Heidegger voit non sans raison le trait le plus caractéristique

651
Idem, page 55.
652
Ibidem, page 68.
653
Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, PUF, 1968, page 97.
654
Alain de Benoist, L’éclipse du sacré, La Table Ronde, 1986, page 100.
655
Idem, page 108.
656
Ibidem, page 110.
657
Jean Beaufret, Dialogue avec Heidegger IV, Minuit, 1985, page 35.
658
Alain de Benoist, l’éclipse du Sacré, op. cit., page 115.
157

de toute la métaphysique occidentale. C’est pourquoi il propose de refonder la philosophie dans sa problématique
propre, qui est la question de l’être de l’étant, c’est-à-dire la question que l’être pose en tant qu’il se différencie dès
l’origine de toute question posée à propos de l’étant. »659 L’éclipse du sacré définit notre temps. Comment rendre
compte de ce phénomène ? « La thèse qui sera soutenue ici est que la disparition du sacré est à mettre en relation
avec la diffusion d’une religion judéo-chrétienne caractérisée par l’identification de l’être et de Dieu, la dissociation
de l’être et du monde. »660 Dieu et le monde ne sont plus un. Iahvé est tout autre que le monde. Le monothéisme
repose sur un dualisme où la création divine du monde repose sur une séparation ontologique définitive.
La nature est désacralisée, objectivée, dévaluée. Là où le paganisme déterminait des liens, le monothéisme produit
des ruptures. « Le monothéisme s’affirme contre toutes les religions cosmiques qui intègrent l’ordre humain et
l’ordre divin dans une même harmonie générale que le rite et le sacrifice ont pour objet de recréer
périodiquement. »661 Dans le judéo-christianisme, il n’y a pas de place pour le culte d’autres dieux. Toute autre
forme de religiosité où les hommes et les dieux ne sont pas marqués du sceau de l’altérité radicale est dénoncée. Le
judéo-christianisme exige « la volonté de substituer à toutes les religions de la manifestation sensible, une
herméneutique de la parole de Iahvé. »662
La nouveauté des temps chrétiens, c’est qu’une chose peut être sainte sans pour autant être belle. Pour les Grecs, le
beau et le bon sont indissociables parce que « la reconnaissance de la plénitude de l’être est indissociable de
l’épiphanie de la beauté (…) Etre homme c’est d’abord être titulaire de ce regard qui permet de s’éveiller de ce que
l’être est. »663 Avec l’irruption du monothéisme, c’est la notion même de sacré qui finit par s’absenter au profit de la
recherche exigeante de pureté et de sainteté. Retranché du monde, le sacré est déplacé par un souci moral dont la
transcendance de Dieu constitue le fondement. Le monde tel qu’il est pour le chrétien lui est indifférent. Son salut, il
l’obtiendra dans un autre monde. « La religion de la Bible est un monothéisme éthique. Elle pose une conception
morale de la vie, non une conception vitale de la morale. »664 Le lien de l’homme au monde est remplacé par une
relation à autrui déterminée par la morale. On peut comprendre ce besoin moral du fait que l’homme est seul pour
cette raison que le christianisme s’avère être à l’origine de l’individualisme. Le monde tel qu’il est ne le satisfait pas
de sorte que celui-ci est transformé en objet et non plus en un univers animé de choses sacrées. « L’homme ne peut
plus être présent aux choses. Il ne peut plus être pris dans cette co-appartenance que sanctionne le sacré dans la
plénitude de ce qui vient à la présence. »665 Délesté du sacré, jamais l’homme n’aura été aussi soumis à Dieu et
autant jugé coupable. Le sacré implique une innocence que le christianisme s’emploie à détruire. L’homme doit se
questionner sans cesse sur ses actes moraux et se demander s’il est coupable ou pas. « L’éthique devient
problématique. Elle était foncièrement positive, elle tend à devenir interrogative. Elle passait par l’adhésion à
l’ordre et à la règle d’un monde réputé être, de par la garantie des dieux, absolument ce qu’il doit être et le
meilleur qui se puisse concevoir. Elle se met à emprunter les chemins de l’examen de conscience et de l’effort de
justification de la part d’acteurs désormais sans certitude dernière sur les desseins et les voies de Dieu en ce

659
Idem, page 123.
660
Ibidem, page 129.
661
Alain de Benoist, L’éclipse du sacré, op. cit., page 132.
662
Idem, page 134.
663
Ibidem, page 137.
664
Alain de Benoist, l’éclipse du sacré, op.cit., page 141.
665
Idem, page 144.
158

monde. »666 Laisser seul l’homme face au monde, c’est l’abandonner à juger à partir de sa raison ce qu’il convient
de faire. Heidegger ne fait pas mystère que l’éloignement des dieux se comprend à partir de l’oubli de l’être. Le
problème, c’est que « la métaphysique ne pose pas la question portant sur la vérité de l’être lui-même. C’est
pourquoi elle ne se demande jamais non plus en quelle manière l’essence de l’homme appartient à la vérité de l’être.
Cette question, non seulement la métaphysique ne l’a pas encore posée jusqu’à présent, mais elle est inaccessible à
la métaphysique en tant que métaphysique. L’être attend toujours que l’homme se le remémore comme digne d’être
posé. »667 Oublié, c’est le règne de la technique qui triomphe. Là où la science et l’arraisonnement technicien
domine, le sacré disparaît. Tout nouveau savoir, tout progrès technique se transforme en un moyen d’asservir
davantage la nature. Il en résulte qu’« amoindrir le sacré (…) c’est créer les conditions d’un obscurcissement, d’un
retrait fondamental »668 qui menace l’homme d’une emprise totalitaire, enrôlé par le système technicien. Comment
conclure ? « Le sacré (…) ne vient à l’éclat du paraître que lorsque, au préalable, l’être s’est éclairci. C’est ainsi
seulement, à partir de l’être, que commence le dépassement de l’absence de patrie en laquelle s’égare l’essence de
l’homme. »669

25. « Seul un Dieu peut encore nous sauver »

Le paganisme scelle une alliance avec un être immanent dont le lien est celui d’une active complicité. Comme
l’exprime Rilke, il faut arriver à penser Dieu et la terre en une seule idée. « L’existence des dieux dépend des
hommes tout autant que celles des hommes dépend des dieux. »670 Le rapport de l’homme avec Dieu n’est pas un
rapport distancié ; il est fait de liens réciproques et non d’une médiation éloignée. « Pour toute une tradition
romantique, Dieu et l’univers ne sont que différents aspects et différents noms d’une seule et même chose. »671
Maître Eckart est défavorable à l’obtention de la sainteté par le biais du retrait du monde. Il en va différemment
pour Luther pour lequel Dieu est un être inaccessible à l’homme. « Tandis que Goethe définit l’homme comme le
dialogue de Dieu avec lui-même, Hölderlin affirme que c’est la part divine de l’homme qui sent la présence du divin
dans la nature. Novalis entend s’ancrer dans l’immuable et dans le divin qui est en nous. Hegel quant à lui, déclare
la guerre au dualisme chrétien et voit dans l’opposition radicale de l’homme et de Dieu l’erreur de base de la
métaphysique traditionnelle.»672 La nature divine de l’âme humaine active l’idée d’une participation spirituelle qui
unit les hommes avec les dieux. Ceux-ci n’apparaissent que si on les nomme. Seul un Dieu peut nous sauver du
nihilisme, encore faut-il que l’homme réapprenne à vivre avec les dieux. Or tant que les hommes resteront
silencieux, les dieux ne prendront pas pleinement conscience de leur être. « Il faut engager avec eux un dialogue
fondateur à partir duquel se créeront tous les dialogues futurs. »673 Il nous reste l’obligation de préparer une
disponibilité pour que les dieux surgissent de nouveau. « La mort du Dieu moral laisse désormais la place libre pour

666
Marcel Gauchet, le Désenchantement du monde, Gallimard, 1985, pages 147 et 148.
667
Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, question III, Gallimard, 1966, page 88.
668
Alain de Benoist, l’éclipse du sacré, op. cit., page 175.
669
Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, in Questions III, Gallimard, 1966, page 114.
670
Alain de Benoist, La religion de l’Europe, in Eléments, n°36, automne 1980, page 15.
671
Idem.
672
Ibidem, page 16.
673
Alain de Benoist, La religion de l’Europe, in Eléments n°36, 1980, page 18.
159

l’arrivée de nouveaux Dieux dont la fonction affirmative soutient ce monde-ci. »674 Mais on ne peut pas faire comme
si rien n’était advenu, négliger ce qui a engendré le désenchantement que traverse notre civilisation occidentale et
dire comme Hegel : « aimer Dieu, c’est sentir qu’on est dans l’infini quand on se plonge sans retenue et totalement
dans la vie. » Mais pour y parvenir, il faut dépasser le nihilisme et pour ce faire, cela nécessite qu’une terre natale
nous soit restituée ; « que tout ce qui est vrai et authentique n’arrive à maturité que si l’homme est disponible à
l’appel du ciel le plus haut, mais demeure en même temps sous la protection de la terre. »675 En se mettant en route
sur le chemin qu’ouvre le mot grec alêtheia, en découvrant Hölderlin qui annonce la venue d’un Dieu. Tout comme
Nietzsche, Heidegger cherche un Dieu et l’invitation que celui-ci nous adresse est un appel à dépasser notre
désarroi existentiel. Mais avant cela, il faut faire état de ce que Nietzsche a définitivement détruit, le dieu chrétien.

674
Idem, page 19.
675
Martin Heidegger, Questions III, Gallimard, tel, page 12.
160

VI. La ND ou une critique nietzschéenne des valeurs chrétiennes


La critique nietzschéenne du christianisme est d’abord une critique de la philosophie de Schopenhauer et de son
fondement moral considéré comme le plus désintéressé, à savoir la pitié. Grâce à celle-ci, l’homme s’identifie au
malheur que subit autrui. Dans la pitié, nous aspirerions au bien-être d’autrui comme s’il s’agissait du nôtre.
La pitié constituerait la source de l’amour altruiste. Or pour Nietzsche, l’individu ne s’intéresse qu’à son propre
bien-être. Son intention première est égoïste. Si tous nos actes sont égoïstes, il s’ensuit que la morale n’a plus aucun
fondement. La morale sociale ne serait rien d’autre que l’obéissance aux mœurs, l’application de règles
traditionnelles.
Pour Nietzsche, les esprits les plus originaux ont toujours eu à souffrir des règles conformistes qui finissent par leur
donner mauvaise conscience. Quelle hypocrisie ! Ce qu’occulte la morale, c’est que dans leur agir, les hommes ne
pensent en réalité qu’à eux-mêmes.
La distinction entre le bien et le mal est donc caduque de sorte que les jugements moraux sont faux et mensongers.
Les fins égoïstes des hommes seraient mues par la peur ou par le désir de puissance. Ce serait par peur que les
hommes acceptent les jugements de valeurs des autres et feignent de les tenir pour les leurs. Il est dans notre intérêt
de faire comme si ces valeurs étaient nôtres pour préserver notre existence car ce sont elles qui déterminent notre
vie sociale. La dissimulation de notre égoïsme est la condition nécessaire pour pouvoir vivre ensemble sans crainte.
Cette dissimulation doit composer avec l’amour de la puissance qui est pour Nietzsche le démon des hommes.
Quand il a le sentiment de sa puissance, l’homme est également heureux. L’inverse est vrai aussi : l’homme se sent
puissant quand il est heureux. L’homme dominé par le sentiment de puissance ressent une conscience heureuse que
ceux qui en manquent lui reprochent. La morale chrétienne est faite pour se venger des forts en cherchant à les
affaiblir en leur réclamant la prononciation de leur pardon pour ce qu’ils occasionnent. Nietzsche se donne pour fin
de débarrasser l’égoïsme du sentiment produit par la mauvaise conscience. Pour lui, les privations que rencontre
l’égoïsme aurait empêché la gaieté, la sensibilité, la beauté de pouvoir s’exprimer. Nietzsche condamne l’altruisme
au profit de l’amour de soi qu’il faut préférer à l’action pour autrui. L’homme a tant de choses à faire pour soi-
même que chaque fois qu’il agit pour autrui, il se rend coupable d’une grave négligence. Si le monde nous présente
un aspect si imparfait, c’est parce que l’on fait beaucoup trop pour autrui. L’égoïsme nietzschéen est lié à
l’affirmation d’un individualisme exacerbé où le moi est élevé au rang d’un être si singulier que la morale commune
et grégaire ne parvient plus à reconnaître l’identité. Nietzsche veut souligner ce qu’il y a de plus originale et
d’unique dans chaque être au point que chacun devient un individu incompréhensible pour ses contemporains.
Chaque individu doit devenir l’origine de ses propres lois, agir en fonction de celles-ci sans se soumettre à quelque
avis extérieur qui viendrait contrarier celles-ci. L’homme doit développer ce qu’il y a en lui de plus personnel dans
un corps à corps avec la cruauté nécessaire au développement des hommes forts. C’est pour cette raison que la
pitié, forme d’empathie avec autrui est combattue par Nietzsche. Celui-ci rejette la possibilité d’une intersubjectivité
où puisse s’exprimer un échange affectif tel ce qui est le cas chez Schopenhauer dans sa compréhension de la pitié.
L’homme ne peut ressentir que sa propre souffrance. La pitié n’existe pas. Se sacrifier pour contribuer au bien-être
d’autrui est un acte d’un être malade dont l’acceptation de la mort est pour tout être en bonne santé un geste
insensé. Nietzsche associe dans la même condamnation pitié, altruisme, charité et sympathie. Ce qui offusque
161

Nietzsche c’est que l’action morale implique le renoncement à soi-même alors même que l’action doit toujours faire
en sorte de grandir le moi et non l’amoindrir. La morale comme acte désintéressé, soucieux du bien commun est
l’expression d’un ethos chrétien et socialiste pour lesquels l’individu doit faire preuve de compassion. Or ce que
recherche Nietzsche, c’est l’individu qui ne se ment pas à lui-même, qui n’a pas honte de se soucier de lui-même et
de se préférer soi plutôt que fonder en autrui le point névralgique de son être. En réalité, la pitié, la compassion, la
charité découlent de sentiments égoïstes d’autant plus forts qu’ils proviennent des êtres faibles qui s’émeuvent à la
première difficulté. La pitié représente un sentiment méprisable pour une âme forte parce qu’elle refuse que l’on
s’émeuve sur son sort. La compassion est le fait des faibles soutenus dans leur débilité par le christianisme.
L’altruisme est l’indice d’une haine de soi qui répercute sur la conscience la faute de ne pas souffrir. Souffrir
implique une culpabilité, ne pas souffrir, c’est manifester son égoïsme profond. Dans les deux cas, on n’échappe pas
à la condamnation morale. Il faut s’abaisser par la prière pour demander pardon de son indignité. Il faut que le
pauvre pêcheur s’humilie. Le faible n’a de cesse de demander protection à Dieu et d’exiger de nous de la
commisération pour les peines dont il pâtit. Le faible veut affaiblir le fort, le christianisme est une religion qui
transforme le loup en agneau en espérant que celui-ci cohabitera avec celui-là. La compassion doit être traitée
comme une maladie qu’il s’agit d’éradiquer. Nietzsche nous met en garde, la souffrance qui peut s’emparer de nous
lorsque nous sommes témoins de la misère d’autrui, assombrira notre vie si nous y sommes trop sensibles. La
compassion est un acte égoïste car en réalité elle n’est qu’une action intéressée qui nous sert de prétexte pour mieux
dépasser notre propre malheur. Nietzsche nous avertit : il nous faut nous méfier de la pitié, car celui qui nous
l’inspire peut avoir par la souffrance qu’il manifeste l’intention de nous éprouver, jouissant de ce pouvoir pour nous
apitoyer. Mais il n’est pas rare que celui qui souffre nous inspire du mépris parce qu’il n’est plus craint. Aussi celui
qui souffre, s’il veut conserver sa dignité, ne doit pas rendre publique sa peine. Seul le bonheur qui est au fondement
de l’amitié peut être partagé. Pour l’homme qui éprouve de la pitié pour celui qui souffre, le partage de la joie est
un sentiment indécent parce que la réjouissance est une forme égoïste indigne de ce qui devrait faire agir l’homme
devant tous les malheurs du monde. Le christianisme culpabilise celui qui manifeste sa joie sans appréhender les
tourments qui traversent l’humanité. L’indifférence est un crime dont l’homme doit se repentir pour exalter son âme.
Ainsi la faiblesse est-elle valorisée socialement et avec elle développée la contrition et ses effets négateurs qui
dévaluent l’affirmation du grand individu.
Nietzsche n’est pas Epicure. Il ne cherche pas tant le bonheur que la surabondance vitale qui n’est jamais éloignée
d’une souffrance affirmée et consentie. Il y a deux manières d’appréhender la souffrance, celle des faibles à la
recherche de sa disparition et celle des forts qui ayant une compréhension tragique de l’existence l’acceptent. Les
faibles, ce sont pour Nietzsche, le christianisme, Schopenhauer, la musique romantique incarnée par Wagner. L’être
le plus riche en abondance vitale peut s’offrir le spectacle du terrible, se livrer à la négation ; chez lui, le mal et
l’absurde sont autorisés en raison de la pléthore de moyens dont il dispose et de sa capacité à transformer n’importe
quel désert en une terre fertile. Le rapport à l’égard de la souffrance est l’indice qui nous permet de distinguer les
faibles des forts. A travers l’individu qui choisit de fuir la souffrance on mesure son impuissance face à l’existence
alors qu’elle est indispensable au fort pour lequel la vie se trouve renforcée par les épreuves qui l’endurcisse. Celui
qui souffre beaucoup est aussi celui qui jouit le plus, ce à quoi se refusent l’épicurien, le stoïcien et le romantique.
Ce triomphe de la faiblesse s’exprime dans la morale chrétienne qui a peur de l’usage de la force, prônant son
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renoncement au profit de la prière. Tout ce qui s’oppose à la volonté découle de la faiblesse entretenue par le
christianisme. S’il subsiste, c’est précisément en raison d’une asthénie de la volonté, où la morale a pour origine la
faiblesse dans la prise de décision qui engage l’homme.
Les jugements moraux propres au christianisme seraient donc fondés sur la maladie, ayant pour conséquence
l’affaiblissement du vouloir-vivre. Le péché fait de tout homme un être méprisable qui mérite de vivre dans la
condamnation de sa mauvaise na ture. Il doit expier pour ce qu’il est et devoir sa rédemption de son inclination à
intérioriser moralement ses fautes. Il doit se sentir coupable et transmettre cette culpabilité à l’ensemble du genre
humain. C’est le rôle de la morale d’instituer ce sentiment de dévalorisation de soi. Tout ce qui est grand doit être
rabaissé pour le plus grand plaisir de ceux qui croient au Dieu chrétien. Celui qui s’y refuse est voué aux gémonies
d’un peuple qui l’accable de mille tourments. Il faut se fondre dans la masse de ceux qui font pénitence de leurs
péchés, espérant trouver le pardon de leurs fautes en sacrifiant leur subjectivité authentique. La souffrance est
révélatrice d’un péché qui fait que vous êtes en dette devant Dieu auquel on est redevable éternellement et dont on
craint le châtiment. Si l’on souffre, c’est que l’on est coupable de quelque crime. C’est pourquoi il faut accepter son
sort sans sourciller. Le chrétien craint pour son salut éternel, c’est pourquoi il doit être charitable et aimable envers
autrui afin de conquérir l’amour de Dieu auquel l’homme de peu de volonté qui a grand besoin d’être dirigé se
soumet sans aucune restriction. Croire est une maladie du vouloir dont le fanatisme est la seule force grâce à
laquelle les faibles accèdent à une forme de puissance sans devoir déterminer par eux-mêmes les règles de leurs
actions. Sans l’obéissance à la loi, le chrétien se sent délaissé, abandonné à un destin qu’il redoute. Pour Nietzsche,
le christianisme n’est pas seulement une erreur, mais surtout une supercherie et une mystification. La morale est un
acte de domestication qui occulte la vraie raison du devoir : l’asservissement à des valeurs qui sont celles des
faibles. Sans cette subordination, ceux-ci seraient incapables de supporter le caractère tragique de l’existence.
L’homme doit approuver tout ce que la vie lui soumet alors que le chrétien cherche à fuir ce qu’il y a de cruel, en
quête d’une sainteté qui est un renoncement aux épreuves de l’existence. Cette attitude est pour Nietzsche le produit
d’une maladie de la volonté. L’obéissance à la loi morale est un acte de facilité où l’homme cherche à se conformer
à des pratiques qui l’exemptent de toute action personnelle. L’individu se sacrifie au profit d’un état qu’il veut calme
et paisible. Il doit lutter contre ses ennemis intérieurs que sont la sensualité et l’orgueil. Ceux-ci le font souffrir en
lui faisant éprouver de la culpabilité. Plus il se torture, plus il tend à la rédemption c’est pourquoi le culte du Christ
existe pour que celui-ci endosse tous nos péchés. Ainsi nous lui sommes redevables et éternellement reconnaissant
de cette souffrance qu’il fait sienne dont il nous délivre pour mieux nous asservir à sa volonté. L’homme renonce à
la liberté pour lui préférer les chaînes de la foi. Mais Dieu devient pour les Modernes une abstraction fondée sur le
néant. Nous vivons un temps de nihilisme où il est nécessaire que se manifeste une nouvelle transcendance qui
engage une nouvelle conception de l’homme où se fait connaître le caractère nihiliste des valeurs ancestrales
impliquant par voie de conséquence leur critique. Pour Nietzsche, le christianisme est une doctrine de la négation
du vouloir-vivre, il est le masque du néant, la manifestation d’un long processus de décadence qui serait à l’origine
de la conception chrétienne de la divinité. La diminution de ses énergies vitales aurait incité l’homme à chercher
toute réalité « vraie » dans un arrière-monde. Le Dieu chrétien apparaît comme le fruit d’une hostilité séculaire à
l’égard des valeurs de ce monde-ci. Il ne déclare pas un oui enthousiaste à la vie, au contraire, il représente une
dénégation du monde et de l’homme. La vie est contaminée par la morale élaborée à partir des faibles qui
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s’opposent au monde tel qu’il est pour lui préférer un monde tel qu’ils voudraient qu’il soit. L’homme faible redoute
la souffrance qu’il fuit en s’abandonnant au néant. En créant un monde supranaturel, Platon a dévalorisé l’univers
empirique, le monde de la vie. Depuis Socrate jusqu’au 19ème siècle, toute l’histoire de l’Occident a été prisonnière
de cette dévalorisation de l’existence, de cette opposition aux sentiments qui donnent une valeur à la vie, en
accordant à la morale une prédominance négatrice des forces qui activent la vie. Pour Nietzsche, le rôle pris par la
morale dans l’avènement du nihilisme aurait été primordial. C’est la maladie qui détermine le processus historique
de l’Occident. Le christianisme porte en lui cette maladie propre à la mentalité d’esclave qui se conduit en troupeau
servile. Il cherche à faire triompher ce qui est médiocre, tout ce qui joue en sa faveur pour que s’impose ce qui est
faible. Les forts sont condamnés par la morale à nier leur nature pour se fondre dans le troupeau. L’homme n’y
cherche que son petit bonheur : tel serait ce que le socialisme poursuivrait, un bien-être matériel indifférent à la
quête de divin que l’homme sain recherche. Le « dernier homme » ne cherche qu’à prendre : cet égoïsme s’oppose à
l’égoïsme des forts qui, par la surabondance de leur nature, cherche d’abord à donner. Nietzsche estime que c’est
un signe de régression quand les valeurs eudémonistes commencent à passer au premier plan. Le surhomme ne fait
jamais du bonheur sa préoccupation première, il cherche à brûler la richesse de sa vitalité qu’il ne pense pas à
gérer comme une épargne qu’on lui aurait confiée. Le « dernier homme » ne croit plus en rien, sa force créative est
éteinte. Le nihilisme, il faut l’assumer comme ce temps transitoire d’où émergera une humanité nouvelle. Jusque là,
celui-ci avait été occulté par la religion chrétienne et la morale qui en découle mais avec la mort de Dieu celles-ci
manifestent leur lien avec leur nature nihiliste. Le prêtre apprend à l’homme à se résigner, ce qui le conduit à
accepter tout ce qui est faible, rejetant par là tout acte de courage. La morale finit par être un ensemble de règles de
prudence, un art de calculer le plus grand petit bonheur possible d’un homme rapetissé. « Il faut être suffisamment
malade pour devenir chrétien » : autrement dit, la décadence est consubstantielle au christianisme. Nietzsche
reproche en particulier à Luther et plus généralement aux protestants et aux Allemands d’avoir restauré l’Eglise
chrétienne. Luther insistant sur le péché originel et la corruption radicale de la nature humaine accorde à la
religion chrétienne la reconnaissance de la conscience d’une souffrance dans laquelle elle se complaît. Le chrétien
désapprouve la vie, il la comprend comme une faute dont la faiblesse le fait souffrir. Pour comprendre la souffrance,
il l’interprète comme la source de ses péchés ou bien comme une épreuve que Dieu lui adresse pour mesurer sa
résistance au mal. Il va même jusqu’à rechercher la souffrance pour plaire à Dieu. Mais c’est un acte de faiblesse
dont le protestantisme se délecte. Ainsi agit-il en se refusant à jouir de quelque plaisir pour reporter celui-ci dans
une autre vie. La morale qui s’ensuit est un reniement de toute vie saine et forte. La vie du chrétien est faite de
malheurs en raison des souffrances qu’il endure. C’est pourquoi il reporte le bonheur dans une autre vie. Il joue son
salut dans l’acceptation de son malheur terrestre, cherchant une récompense dans un au-delà vénéré pour l’espoir
qu’il suscite.
Le chrétien est trop fatigué pour agir dans ce monde-ci, le seul qui existe ; c’est pourquoi on s’imagine un autre
monde afin d’y trouver la consolation et le bonheur. Dans ces circonstances, le Christ doit être un Sauveur, à savoir
celui qui apporte le réconfort et la rédemption. Celui-ci entérine la maladie, en étant le Dieu des pauvres gens,
discriminant tout ce qui est fort et dont la vitalité porte tort à son existence.
Ce faisant, ce Dieu exténué prépare sa mort. Ce qui prédomine, c’est la décadence, une négation de la volonté de
vivre. Pour Nietzsche, il ne faut jamais cesser de combattre dans le christianisme cette volonté de briser les âmes
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les plus fortes et les plus nobles. Celui-ci exalte tout ce qui est faible et bas, s’en prenant à tout ce que la vie irrigue
et cultive de fort. Nietzsche veut triompher de la décadence, c’est là son obsession tant les forts faillissent et chutent
devant l’offensive de la morale chrétienne qui, parce qu’elle offre un réconfort vient, bien qu’elle en procède, limiter
le travail de destruction du nihilisme qui poussé à son point de paroxysme pourrait inaugurer une nouvelle ère.
La décadence est l’empreinte d’une morale d’esclave où ce qui est mauvais pour les maîtres, c’est-à-dire méprisable
devient méchant pour les faibles. Pour les maîtres est méprisable celui qui se laisse humilier, le lâche, le peureux,
tous traits qui se rapportent à l’esclave lequel dévalue tout ce qui se rapporte au maître. L’esclave, s’il juge, aura
une perception pessimiste à l’égard de la condition humaine. L’état de servilité engendre la mise en doute de la
véracité du bonheur des forts. Il choisit de mettre en avant ce qui diminue la souffrance, l’altruisme, l’humilité,
autant de qualités faites pour tolérer la pénibilité de l’existence.
La morale des esclaves est une morale utilitaire, une morale qui ne donne rien mais qui prend. C’est le propre de
l’égoïsme des faibles qui ne peut embellir le monde mais seulement l’appauvrir. Pour la morale des esclaves, la
méchanceté est ce qui provoque la peur, ce qui est lié à la domination. L’homme bon est celui qui aime et qui
compatit. Le faible a peur de la force tout comme le décadent craint la douleur. Pareilles craintes ne peuvent que
susciter des religions de l’amour. L’individu a pour fin la conservation de son être au sein d’un troupeau dont il faut
préserver l’unité. Ce qui met en péril cette unité doit être éliminé. Etre téméraire, courageux, la vengeance, la
rapacité, le goût de dominer, autant de qualités que les faibles. Les bêtes de troupeau s’emploient à lutter contre les
êtres exceptionnels qui dérogent à la conscience grégaire qui les pousse à agir de façon uniforme. Il faut que les
forts aient honte de leur force et éprouvent les douleurs du remords. C’est ce contre quoi Nietzsche prévient les
forts : il faut que la liberté soit acquise de haute lutte. Et plus la résistance est grande, plus la liberté conquise
devient importante. La résistance est la condition nécessaire pour que puisse s’exercer la volonté de puissance qui,
par sa croissance, développe une liberté à mille lieux de la recherche du bien-être. Les faibles préfèrent la sacrifier
plutôt que de renoncer aux doux plaisirs de leur vie étriquée. Ils choisissent de se soumettre à la volonté divine
parce qu’ils sont incapables d’actes qui les engagent. La morale chrétienne repose sur l’acceptation d’une morale
grégaire au point qu’il est inné à l’homme d’obéir. Toute volonté de commander est dévalorisée au profit de la
déférence, du sens de la mesure, de l’indulgence, de la compassion, de la modestie. L’immoralité réside dans ce qui
menace l’unité du troupeau. Tout ce qui élève l’individu est jugé nuisible. On est plein de bienveillance pour ce qui
augmente l’instinct grégaire de l’obéissance, le sentiment d’appartenir à une même communauté, alors que l’on
disqualifie ce qui vous singularise. L’enseignement chrétien proclame l’égalité de tous devant Dieu, niant ainsi qu’il
existe des hommes supérieurs. La morale du troupeau augmente la décadence dont le christianisme est le chancre.
On se refuse de souffrir parce qu’on n’accepte plus aucune souffrance, on veut se préserver des privations que les
inégalités naturelles infligent aux faibles.
Nietzsche n’a aucune estime pour la démocratie Il en va de même pour le socialisme qui serait l’expression d’un
désir de vengeance envers l’aristocratie et ses idéaux. Les hommes ne sont pas égaux et ils ne doivent pas le devenir.
Ceux que la vie a privilégiés ont des droits plus importants que les faibles et les ratés. La revendication égalitariste
développe une vie impuissante et faible au service de la bête de troupeau qui est à la recherche de protection et de
sécurité. Celle-ci condamne l’individualisme, l’être unique qui ne peut se comparer à personne. Pour cette dernière,
il faut être pacifique, modéré, modeste, respectueux, chaste, croyant, dévoué, compatissant, consciencieux, simple,
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doux, juste, indulgent, docile, laborieux… Nietzsche en est écœuré. Il parle de « populace » pour exprimer ce qu’il
ressent à l’égard des décadents, des bêtes de troupeau et des esclaves. Du fait que le troupeau n’abhorre rien plus
que la hiérarchie, il veut que ses chefs puissent être identifiés à ses valeurs. Il faut que ceux-ci deviennent des
bergers, des gardiens qui soient à l’écoute de leur peuple. Il est nécessaire qu’il y ait une affinité entre le gardien du
peuple et son troupeau, il faut qu’ils partagent la même maladie. La morale se donne pour raison l’amélioration de
l’homme par le domptage de la « bête féroce ». Il s’agit en fait de créer un homme affaibli. Comme l’écrit
Nietzsche, on fait du loup un chien et de l’homme la meilleure bête domestique de l’homme. Ainsi le rend-on malade.
L’homme tel qu’il existe aujourd’hui est un être mutilé pour lequel toute création serait néfaste. La bête de troupeau
n’aime rien mieux que l’immobilité et la conservation. Elle apprécie la tranquillité et se soumet docilement au
respect de la loi. Elle fait le choix du sommeil parce qu’elle ne saurait habituer la conscience aux tourments de la
création. On voudrait nous faire croire que les valeurs chrétiennes naissent d’un altruisme bienfaisant alors que
c’est l’égoïsme qui les dirige, issu de l’indigence existentielle des croyants. La morale est mensonge nuancée d’une
volonté de néant. Ce qui l’anime, c’est le ressentiment, à savoir la jalousie, l’envie, l’esprit de vengeance, etc. Il est
celui de l’homme malade contre l’homme sain, de l’esclave contre le maître, du médiocre contre l’homme
d’exception. Ayant intériorisé un grand nombre de frustrations, le chrétien a cultivé un ressentiment
particulièrement virulent. L’homme du ressentiment se déteste et déteste ce qui l’entoure, agissant avec
enthousiasme à l’encontre des autres. L’aristocrate distingue ce qui est bon et mauvais, l’homme du ressentiment,
lui, oppose ce qui est bon de ce qui est méchant, à savoir ce qui est noble et puissant. Il méprise ce qui est grand et
valeureux. Dans la morale des esclaves, la faiblesse devient une vertu qui veut combattre l’esprit des forts en
devenant une valeur centrale de la morale chrétienne. Elle est agie par une volonté de vengeance qui distingue ceux
qui rejoindront le Paradis et ceux qui en seront exclus, les forts. Les pauvres, les êtres bas sont seuls les bons ainsi
que les souffrants, les nécessiteux, les malades ; seuls ceux-là sont bénis des dieux alors que les nobles sont les
cruels, les impies, éternellement réprouvés et damnés. Le christianisme est une religion hostile à la vie dans ce
qu’elle a de tonique. Elle ne cherche pas à se défendre de ceux qui lui sont hostiles. Le Christ souffre avec ceux qui
souffrent en manifestant même le souci d’aimer ceux qui le crucifient. Le christianisme s’oppose à toute lutte, (« ne
résiste pas aux méchants »), il préfère supplier. Il déteste l’hostilité pour la quiétude des lieux de paix. Chez le
chrétien, cette non-résistance à la méchanceté est l’acte moral par excellence. Elle est le signe de sa force. Chez
Nietzsche, c’est le signe de sa faiblesse. Celui-ci s’oppose à la résignation, au renoncement à la lutte. Nietzsche est
particulièrement virulent contre Paul. Paul aurait su mobiliser la masse des humbles et des déshérités pour les buts
que sa haine lui assignait. Il aurait mis à profit leur ressentiment pour étancher sa soif de vengeance.
Paul promet aux plus pauvres les plus hautes faveurs pour anéantir Rome faisant de la croyance en l’immortalité un
instrument de dévalorisation du monde où « avec l’au-delà on tue la vie ». La morale chrétienne est une négation de
toute espèce de morale aristocratique. Elle engendre de la décadence pour produire un ethos qui vainc les hommes
supérieurs. Les humbles, les faibles et les malades acquièrent l’espoir d’un monde meilleur dans l’au-delà comme
dédommagement pour leur vie ratée. Par là, on dévalorise la vie par l’aspiration en une croyance en une vraie vie.
Il en résulte que tout ce qui est pitoyable triomphe.
Le christianisme concerne les déshérités, « il a tourné les instincts contre les bien portants, contre la santé. Ce qui
est faible devant le monde, ce qui est sans noblesse et méprisé devant le monde, voilà ce que Dieu a choisi » nous dit
166

Paul. Le christianisme fait le choix de valoriser ce qui souffre et de démentir moralement ce qui mène au plaisir.
Nietzsche critique de Paul l’est aussi de Luther du fait de sa haine des valeurs antiques que la Renaissance reprenait
à son compte. Le mouvement de la Réforme vint à bout de la Renaissance pour lequel tout acte est un péché. La
morale luthérienne est dirigée par la haine des hommes supérieurs. Nietzsche comprend la Révolution française
comme le triomphe du soulèvement des esclaves dont il tient Rousseau pour responsable. « Il cherche dans les
classes dominantes la cause de sa misère. » Pour Nietzsche les idées d’égalité et de justice naissent du ressentiment
des faibles envers les forts. « Nous voulons exercer notre vengeance contre tous ceux qui ne sont pas égaux à nous et
les couvrir de nos injures. » Le désir d’égalité est la manifestation d’un sentiment d’impuissance qui s’exerce pour
rendre coupable ceux dont les forces sont abondantes. L’égalité recèle un sentiment de vengeance vis-à-vis de ceux
qui vous sont supérieurs. La justice dont parlent les faibles est un produit du ressentiment. En opposition à cela,
Nietzsche sera celui qui approuve ce que la vie produit, ce jusque dans ce qu’elle a de tragique. Le christianisme
engendre souffrances sur souffrances. Il doit non seulement subir ses faiblesses mais aussi endurer les douleurs du
sentiment de culpabilité. Le chrétien a une dette envers le Christ dont il ne s’acquitte que par le sentiment d’une
faute qui le fait souffrir. Le clergé prend plaisir à administrer cette souffrance. Ceux qui en sont victimes sont les
premiers à dévaloriser leur existence tout en acceptant cependant de se plier à la volonté du Christ. Le sentiment de
la dette mu en un sentiment de culpabilité se retourne contre le débiteur qui se voit dans l’impossibilité de
s’acquitter de sa dette, engendrant l’idée de l’incapacité de se racheter, ce qui génère le sentiment d’une vie qui n’a
plus de valeur en soi. Pendant un temps, le christianisme a trouvé une solution : Dieu se sacrifie lui-même pour
payer la dette de l’homme par amour pour sa créature. Mais l’homme est coupable dès qu’il accède à l’existence et
sa vie constitue l’expiation de ses crimes. Nous sommes des pêcheurs et nous le restons jusqu’à notre mort. Aussi
faut-il soumettre sa volonté non à la nôtre mais à celle de notre rédempteur. Il faut que le chrétien cultive sa foi car
elle seule peut nous faire accepter notre destin. La rédemption ne peut advenir que dans la cessation de la volonté. Il
faut cesser de désirer pour que la vie vous épargne de bien des tourments.
Le christianisme, comme le bouddhisme est une religion qui repose sur la négation du vouloir vivre, dont l’égoïsme
qui en résulte est vivement condamné. Il dément l’affirmation des désirs parce que ceux-ci s’accompagnent de
sentiments de culpabilité. Ce qu’il faut bien retenir, c’est que le vouloir et les désirs ne sont pas condamnables à
partir du fait qu’ils mènent à produire des malheurs, mais qu’ils sont criminels dès leur origine. La vie humaine a le
caractère d’un crime que l’homme aurait commis et dont sa vie constituerait elle-même l’expiation. Là où il y a
souffrance, il doit y avoir châtiment. Telle est la vengeance que le chrétien fait subir à sa nature imparfaite. Seule la
négation du vouloir vivre peut nous permettre de nous délivrer de nos fautes réelles ou virtuelles. L’ « âme » est
l’intériorisation d’une violence que l’homme ne peut plus faire subir à autrui. L’agression de l’individu contre lui-
même est liée au sentiment d’avoir commis des péchés que l’on ne se sent pas en mesure de réparer. La mauvaise
conscience parle en chacun de ceux qui sont débiteurs à l’égard de Dieu. La cruauté étant désormais interdite
envers autrui, celui qui la subit est soumis à la torture de sa conscience qui ne cesse de lui reprocher la nature
mauvaise et égoïste de ses actions. Le christianisme est une religion de la culpabilité qui institue la remise en cause
de soi au nom d’un altruisme improbable. La nature humaine est comprise comme pleine de défauts, aussi le
chrétien doit-il se justifier pour manifester son droit à exister. Il doit s’humilier pour recueillir l’assentiment de
Dieu. Le chrétien souffre de ses faiblesses, et quand il se compare aux forts, il éprouve un profond sentiment de
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vengeance. Ce qu’il faut comprendre, c’est que son ressentiment a pour fin d’atténuer ses souffrances. Mais les
prêtres conditionnent les faibles à admettre qu’ils sont à l’origine de leur souffrance pour ne pas que le troupeau se
déchire. La souffrance possède une signification du fait qu’elle peut être corrélée avec la faute et le salut. Il y a
d’abord la souffrance qu’il faut comprendre comme châtiment ; il y a celle que le chrétien conçoit comme une
épreuve envoyée par Dieu ; il y a enfin la souffrance volontaire que l’on exerce pour expier ses péchés. Trouver un
coupable permet au chrétien de satisfaire son désir de vengeance et d’affaiblir sa douleur. Le coupable, c’est celui
qui suscite la haine des esclaves, celui dont la santé est non contaminée par le ressentiment, celui dont l’égoïsme
n’est pas avidité mais prodigalité. Les faibles sont trop pauvres pour pouvoir donner quelque chose à donner.
Nietzsche ne condamne pas la compassion en soi, mais l’usage qui en est fait par les faibles et la morale ascétique
du prêtre qui ont pour fin de s’enrichir auprès des autres. Ce que Nietzsche condamne dans la pitié, c’est la perte
énergétique du sentiment vital. Elle exerce une action dépressive, conservant ce qui est mûr pour le déclin. Cet
amour de l’humanité qui caractérise le christianisme faisant le choix des déshérités est « une entrave à la
sélection. » On ne retiendrait rien de Nietzsche s’il fallait occulter le fait que celui-ci considère la compassion
chrétienne comme une négation de la vie. Elle se rend utile au troupeau, elle en favorise la conservation. Ce que
vise l’homme du troupeau, c’est son bonheur à travers l’affirmation de l’égalité des droits et la réclamation de la
pitié pour tous ceux qui souffrent. Surtout, l’intérêt de l’individu compte moins que la collectivité comme conscience
qui détermine ce qui est égoïste ou non. « L’amour consiste à se dépouiller de sa personnalité ; la pitié de même. »
L’amour tel que le troupeau le souhaite serait « l’état idéal de la bête de troupeau qui ne veut plus avoir
d’ennemis. » L’altruisme n’est qu’un égoïsme collectif des faibles qui si chacun est attentif à autrui cela lui
permettra de se conserver le plus longtemps. L’altruisme est aussi trompeur car derrière l’amour du prochain, il y a
le désir de vengeance des faibles qui ne supportent pas leur infériorité vis-à-vis des forts. L’amour et la compassion
sont des moyens qui servent à donner la victoire aux faibles dans leur lutte contre les forts.
168

VII. La Nouvelle Droite : une mise en perspective dialogico-


diacritique.

Le libéral : si nous choisissons de retenir la critique des droits de l’homme effectuée par la Nouvelle Droite, c’est pour mieux
éclairer que ceux-ci représentent dans les démocraties libérales un avertissement face aux revendications communautariennes
qui enferment les individus dans une identité close et substantielle et abusive en regard de l’aspiration à plus de liberté à laquelle
tend notre modernité. Surtout, nous nous refusons à voir en ces droits le triomphe de l’individualisme mais plus sûrement
l’avènement d’un sujet qui transcende ses particularismes, lequel n’a pas fait son deuil d’une exigence émancipatrice auxquelles
le politique a renoncé en devenant l’auxiliaire résigné et gestionnaire du capitalisme. Les droits embarrassent les pouvoirs
établis parce qu’ils constituent une défense continuée d’une démocratie qui doit sans cesse se réinventer, se renouveler pour être
digne des attentes des individus les plus fragiles de nos sociétés. Sa prétention se veut universelle comme l’était le projet
humaniste, et c’est bien cette aspiration cosmopolitique que refuse avec acharnement la Nouvelle Droite où l’individu ne
s’appartient pas mais fond son destin dans sa communauté (le Volkgeist) de naissance. Cette critique de la Nouvelle Droite nous
permet de comprendre en quoi parfois la critique de l’individualisme pourrait, sans le vouloir, se rapprocher du
communautarisme. Ce contre quoi la ND s’oppose, c’est au « droit qu’à l’individu de se désinsérer de la conscience de
l’existence sociale, de s’enclore dans sa propre sphère privée. Mouvement dont on ne saurait se dispenser d’interroger l’effet
ravageur sur l’intime économie psychique des êtres. »676 Notre critique reste interne à la démocratie libérale, ce qui n’est pas le
cas de la ND. Elle entend montrer combien l’individu et son identité personnelle résulte d’un désengagement dans le social dont
le moi moderne entend se détacher, d’où cette tension sous-jacente qui existe entre l’individu qui cherche l’émancipation et
l’arrachement et le sujet constitué par l’intersubjectivité dont la finalité est d’appartenir à une communauté choisie. On peut dire
de « l’individu qu’il est le produit d’une histoire (qui lui donne son identité) dont il cherche à devenir le sujet (dont il se veut
l’inventeur). »677 Il n’est donc pas une substance qui le renverrait à une identité irrémédiable et objective, mais une définition qui
résulte d’un processus d’adaptation aux événements qui traversent sa vie, ce que la ND récuse en affirmant une conception
enracinée et non évolutive de l’identité, ce dont les tenants du droit à la différence font l’éloge en faisant de l’acculturation et de
l’assimilation un crime sans précédent.
Nörholm : « les droits de l’homme se sont substitués aux discours politiques dont le propos s’avère dépassé et rétrograde comme
la défense de la tradition, de la nation, comme l’appel au progrès et à la révolution. Ils sont emprunts d’un caractère sacré. Nous
tenons cette vérité pour évidente aussi celui qui remettrait celle-ci en cause serait traité comme un hérétique. » L’idée d’homme
que défend les droits n’acquiert sa consistance que dans le cadre du monothéisme qui conçoit l’humanité comme une réalité
unique créée par Dieu.

Régis Debray : c’est pourquoi « ils sont la dernière en date de nos religions civiles, l’âme d’un monde sans âme. »678

Alain de Benoist : « c’est pourquoi il paraît aujourd’hui aussi inconvenant, aussi scandaleux de critiquer l’idéologie des droits
de l’homme qu’il l’était autrefois de douter de l’existence de Dieu. Comme toute religion, le discours des droits de l’homme
cherche à faire passer ses dogmes comme autant d’absolus qu’on ne saurait discuter sans passer pour un être

676
Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002, page 23.
677
Vincent de Gaulejac, L’Histoire en héritage, Desclée de Brouwer, 1999, page 92.
678
Régis Debray, Que vive la République, Odile Jacob, 1989, page 173.
169

inhumain. Théoriquement fondés sur un principe de tolérance, l’idéologie des droits de l’homme se révèle porteuse de
l’intolérance la plus extrême, du rejet le plus absolu. »679

Le libéral : « avec les droits, nous sommes dans le domaine de l’universalité, de la défense des individus contre toute violence
politique qui serait exercée à l’encontre de sa liberté. »

Blandine Kriegel : « Ce qu’il importe, c’est que l’homme soit reconnu comme une réalité et promu comme une valeur, une
idéalité. »680

Horkheimer : « autrefois, nous souhaitions la révolution, mais aujourd’hui nous nous attachons à des choses plus concrètes. La
révolution conduirait à une nouvelle forme de terrorisme. Il faut bien mieux, sans arrêter le progrès, conserver ce que l’on peut
estimer de positif, comme par exemple l’autonomie de la personne individuelle. Nous devons bien plutôt préserver ce qu’on a
nommé libéralisme » et son corollaire, le respect des droits de l’homme.

Nörholm : « La revendication des droits de l’homme est de faire valoir le droit sur les intentions du politique. Or la validité du
droit doit être soumise à la décision politique. Ce qu’il faut dénoncer, c’est ce droit qui est un moyen de détruire la souveraineté
politique au bénéfice de ceux qui cherchent à se l’approprier. Or le droit n’a de sens que si une volonté politique lui préexiste. »

Alain de Benoist : « le primat des droits individuels sur les souverainetés nationales entraîne un grave phénomène
contemporain : la substitution des catégories juridiques aux catégories politiques. En restreignant le pouvoir des Etats
nationaux, l’idéologie des droits de l’homme vise à enlever au politique ses prérogatives et à le soumettre à une instance
juridique décisionnaire suprême. Cette soumission du politique et de son essence aux pratiques déstructurantes d’un juridisme
métaphysique et abstrait aboutit à la dictature des juristes sur les gouvernants. Elle implique la négociation de la raison d’Etat.
Elle atteste le déclin du politique. Le terme même de « personne humaine » est un terme juridique : le droit est le lieu « naturel »
d’une théorie de la personne en tant qu’elle caractérise l’individu d’abord comme détenteur de droits. »681

Nörholm : « La défense concrète des libertés n’a de chance d’être efficace qu’à la condition d’être placée sur le terrain
politique. La défense des libertés dépend d’un rapport de forces favorable à celui qui prétend les défendre. »

Le libéral : « le droit qui défend l’homme est une conception de la liberté qui doit être fondée sur un processus social sans
rupture où toute violence est inacceptable et qui reconnaît l’égalité de chacun. » Avec les droits de l’homme, c’est la liberté de
pensée et de conscience qui est respectée. Ainsi l’aboutissement du calvinisme radical, c’est une Eglise libre dans un pays libre
où chacun a le droit d’interpréter, à son gré, la parole de Dieu.

Arnaud Imatz : « pour l’idéologie des droits de l’homme, l’individu est plus important que sa communauté politique
d’appartenance. Les traditions culturelles sont secondaires, accessoires, voire illégitimes face à l’aspiration « naturelle » des
hommes à un certain nombre de « droits » universels, absolus et abstraits. Cette idéologie considère qu’une organisation
mondiale, planétaire est toujours préférable aux nations souveraines. »682

Nörholm : « l’idéologie des droits de l’homme veut faire comme si la société naissait de l’individu ; or aussi loin qu’on remonte
dans l’histoire, c’est l’homme qui naît dans une société déjà donnée. »

679
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, Krisis, 2004, page 13.
680
Blandine Kriegel, aux sources des droits de l’homme, in le Xxème siècle en France, Berger-Levrault, 2000, page 119.
681
Alain de Benoist, La religion des droits de l’homme, Eléments n°37, 1981, page 17.
682
Arnaud Imatz, Par-delà Droite et gauche, Godefroy de Bouillon, 1996, page 31.
170

Le chrétien : « l’homme du christianisme proclame la valeur irréductible de l’homme qui ne saurait s’aliéner à quelque
collectivité que ce soit. Il estime que tous les êtres sont nés égaux, capables s’ils le désirent de s’arracher à leurs liens civils et
conformer le monde à leur volonté, agissant sous la détermination de la raison qui pour s’exercer doit s’abstraire des limites
tutélaires que représentent les traditions et les préjugés. »

Alain de Benoist : « le christianisme retire à l’existence relationnelle de l’être humain l’ancrage ontologique qui se trouve
réservé à son âme. »683

Michel Villey : « le chrétien cesse d’être partie de l’organisme politique (…) Il est une valeur en soi, une fin supérieure aux fins
temporelles de la politique et sa personne transcende l’Etat. »684 « Le subjectivisme fondamental de la doctrine des droits de
l’homme est responsable de son déraillement égoïste, narcissique, et on peut lui imputer la perte du sens de la réalité et l’ivresse
constructiviste. »

Le chrétien : « tous les êtres humains doivent être considérés avec un égal respect auquel leur égale dignité devant Dieu leur
donne droit. Seul l’individu existe, la collectivité étant une somme de singularités qui se rapportent à la tendre affection de
Dieu. »

Alain de Benoist : « le droit naturel moderne est un droit subjectif déductible du sujet. Les principes qu’il énonce sont les
principes selon lesquels les hommes doivent vivre, indépendamment de l’existence d’une société particulière. »685

Le juriste : « toute philosophie des droits de l’homme est une philosophie de la subjectivité, reconnue comme individuelle et
unique. »

Alain de Benoist : « l’idée-clé est que les hommes sont partout dotés des mêmes droits parce que, fondamentalement, ils sont
partout les mêmes. »686 Certes, l’homme existe. Mais l’homme en soi, l’homme abstrait, l’homme universel, cet homme-là n’existe
pas. (…) S’en tenir aux droits abstraits d’un homme universel, c’est probablement la meilleure façon de n’en octroyer aucun. Le
sujet isolé n’existe pas dans la réalité. L’homme n’a pas de nature qui puisse être entièrement dissociée de la culture dans
laquelle s’inscrit son existence réelle. Il n’y a de sujet réel que relié à des appartenances, des relations sociales. En d’autres
termes, il n’y a pas de sujet préexistant au lien, pas de sujet auquel des propriétés pourraient être attribuées en dehors de tout
lien. »687

René Cassin : « les droits de l’homme reposent sur un acte de foi dans l’amélioration de l’avenir et du destin de l’homme. »

Alain de Benoist : « ces droits ne peuvent avoir qu’une validité optative, c’est-à-dire qu’ils ne s’imposent que pour autant que
l’on accepte de les voir s’imposer, qu’ils n’ont d’autre validité que celle que l’on décide de leur accorder. »688

Nörholm : « n’y a-t-il pas nécessité à reposer la question des fondements des droits de l’homme à partir du moment où la
question de la nature humaine doit être relativisée sinon remise en cause ? »

683
Alain de Benoist, au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 19.
684
Michel Villey, Philosophie du droit, volume 1, Dalloz, 1982, page 131.
685
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 23.
686
Idem, page 28.
687
Alain de Benoist, Europe Tiers-Monde, même combat, Robert Laffont, 1986, pages 212 et 213.
688
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 38.
171

Fukuyama : « le discours des droits de l’homme est légitime parce que tous les hommes ont les mêmes préférences, ce qui
démontre qu’ils sont fondamentalement les mêmes. »

Nörholm : « belle démonstration de l’idéalisme monothéiste pour lequel l’homme est crée à l’image de Dieu. »

Arnaud Imatz : « l’idéologie des droits de l’homme admet l’existence d’une raison universelle commune à tous les hommes, d’un
bout à l’autre de la planète, raison qui, du fait de son universalité doit s’imposer sur les spécificités culturelles et historiques des
peuples. La foi naïve et illimitée en l’instruction ou l’éducation, qui repose sur le principe caché que ce dont il est question en
fait n’est que l’éducation occidentale, celle qui inculque les valeurs libérales, et qui prétend favoriser l’épanouissement
individuel sans manipuler les masses, permet de se soustraire à toute interrogation et se soustraire à toute interrogation et de se
satisfaire d’une fiction. »689

Guillaume Faye : « dans sa première Lettre à la montagne, Rousseau en vient à critiquer l’universalisme chrétien et le « pur
Evangile », lequel embrasse trop tout le genre humain, pour une législation qui doit être exclusive, inspirant l’humanité plutôt
que le patriotisme et tendant à former des hommes plutôt que des citoyens. On mesure par là tout ce qui sépare Rousseau de la
théorie américaine des droits de l’homme, qui, elle, entendra au contraire appliquer intégralement l’Evangile, en opposant
l’homme au citoyen, et l’humanité à la nation. »690

Nörholm : « pour Locke, le souverain n’a pas plus de droits que n’importe quel individu. L’idée de nation est remplacée par une
vision atomiste de la société civile qui fait la part belle à l’individu. »

Habermas : en réalité, « la conception des droits de l’homme doit être libérée du poids métaphysique que constitue l’hypothèse
d’un individu donné avant toute socialisation et venant au monde avec des droits innés. »691

Le libéral : « le premier droit élémentaire, c’est celui du respect de la dignité humaine. Agir de la sorte, c’est faire de l’homme
non un moyen mais une fin qui respecte la loi morale que l’humanité définit comme ce qui est juste. »

Kant : « les droits ne dépendent pas d’une définition de la nature humaine mais de l’émanation morale de la volonté rationnelle.
Agir moralement, c’est agir en fonction de la loi que l’on s’est donnée et non en fonction d’une nature dont les penchants sont
problématiques. »

Alain de Benoist : « l’universalisme kantien faute de prendre en compte l’ensemble des obligations morales envers la
communauté à laquelle on appartient est incapable de fournir des normes concrètes pour l’action. »692

Michael Ignatieff : « Il est inutile de chercher dans la nature humaine une justification des droits, pas plus qu’il n’est nécessaire
de dire que ces droits sont sacrés. Il suffit de prendre en compte ce que les individus estiment être justes. »

Alain de Benoist : « notre critique des droits de l’homme consiste à montrer que ces droits sont à l’origine le fruit d’une culture
particulière, l’esprit des Lumières, dans un temps donné, le XVIIIème siècle. « Il est clair que la théorie des droits, au regard de

689
Arnaud Imatz, Par-delà Droite et Gauche, Godefroy de Bouillon, 1996, page 31.
690
Guillaume Faye, Genèse d’une idéologie, Eléments n°37, 1981, page 26.
691
Jürgen Habermas, L’intégration républicaine, Fayard, 1998, page 252.
692
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 49.
172

toutes les cultures humaines, représente l’exception plutôt que la règle, et qu’elle constitue même une exception au sein de la
culture européenne, puisqu’elle n’est apparue qu’à un moment déterminé et relativement tardif de l’histoire de cette culture. »693

Nörholm : « qui a autorité à affirmer le caractère universel des droits se demande Alain de Benoist et au nom de quoi ? »

Le libéral : « de la valeur imprescriptible que l’individu représente. Ces droits sont l’affirmation de la défense d’une
représentation de l’individu qui lui donne une valeur qui transcende des appartenances qui limitent l’expression de sa
subjectivité. Vous avez écrit que vous ne croyez pas que le libéralisme politique soit l’idéologie ou le système qui garantisse le
mieux d’authentiques libertés individuelles. Je n’envisage pas un modèle qui en serait le meilleur garant.

Alain de Benoist : « il faut que la démocratie ait une substance et un contenu. Ce contenu, c’est l’identité de la volonté générale
et de la loi, l’identité de vue entre gouvernants et gouvernés (…) ce qui m’amène à dire comme Alain Caillé que la communauté
est première par rapport à la démocratie. »694

Le libéral : « vous éliminez toute question de conflit inhérente à l’essence du politique, ce dont les libéraux sont conscients et
cherchent à réduire par une éthique de la discussion. Vous semblez ignorer un auteur que vous affectionnez pourtant, Carl
Schmitt. »

Alain de Benoist : « l’individu n’a de sens que s’il appartient à quelque chose qui le dépasse et le relie à cette entité, c’est
pourquoi les droits de l’homme sont condamnables, parce qu’ils émancipent l’individu de ce qui associe son destin à une
prédestination éthico-politique. »

Michaël Walzer : « on ne saurait former une société composée d’individus libres sans mettre en place un processus de
socialisation, une culture prônant l’individualité, et un régime politique soutenant ces valeurs, dont les citoyens soient prêts à se
mobiliser pour elles. »

Le libéral : « ce que récuse Alain de Benoist, c’est l’universalisme « qui représente de toute évidence une imposition du dehors,
une manière détournée de convertir et de dominer, c’est-à-dire une continuation du syndrome colonial. »695 »

Nörholm : Les droits sont une invention récente, de par ce fait leur prétention à l’universalité est caduque. Ils supposent
l’existence d’un homme abstrait indépendant de toute appartenance culturelle. Or l’homme est un être enraciné qui doit
développer l’amour de ses appartenances pour mieux tirer profit de son héritage, de son passé qui le protège de
l’occidentalisation du monde.

Blandine Kriegel : « l’homme du contrat social est par trop déréalisé. Si l’on compare l’homme du droit politique à l’homme du
droit civil, on observera que le premier manque de caractère et de signes particuliers par rapport au second. Il n’est ni fils, ni
époux, ni père, il n’a pas de possession, il est dépourvu du moindre enracinement naturel. Cet homme, c’est l’adulte jurant le
fameux serment pro patria mori que l’on voit dans le tableau de David, Le Serment des Horaces. »696

L’idéaliste : « Les valeurs des droits de l’homme sont la mission de l’Occident qui n’est pas d’exploiter le tiers monde, ni de
christianiser les païens, elles ont pour raison la libération des hommes de l’oppression et de la misère. La promotion de
l’individu contre les contraintes des préjugés, des croyances et des allégeances des sociétés traditionnelles, favorise
693
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 69.
694
Alain de Benoist, Réponse à Alain Caillé, op. cit., pages 128 et 129.
695
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 71.
696
Blandine Kriegel, aux sources des droits de l’homme, in le Xxème siècle en France, Berger-Levrault, 2000, page
126.
173

l’épanouissement de la personne humaine et la construction d’une société d’égaux. Ces valeurs permettent de fonder une paix
universelle, une société ne nations dont la démocratisation et la civilisation pourraient aboutir à la fraternité universelle. »

Nörholm : « vous défendez une utopie messianique qui était celle des missionnaires et qui a généré soit l’acculturation soit
l’ethnocide. »

L’antiraciste : « L’individu des droits de l’homme est une défense de l’identité de l’individu et de sa raison qui est une vertu qui
dépasse le relativisme de ceux qui nient qu’il possède des droits. »

Le libéral : « l’homme n’est pas une réalité abstraite mais il possède des droits qui le protègent des violences que peuvent lui
infliger une société qui dédaigne son existence.
Ce que reproche Alain de Benoist aux droits de l’homme, c’est que ceux-ci séparent l’homme de sa société, de son appartenance
à la vie, de son lien avec sa culture, de ses liens avec ses semblables. Ce qu’il faut rappeler, c’est que les droits de l’homme
opèrent une libération de ce qui contraint l’homme à être aliéné dans une identité qu’il n’a pas choisie et qui l’empêche de
débattre sur les fins qu’il veut poursuivre. Il revient à l’homme libre de déterminer ce qui lui convient. »

Serge Latouche : « il est difficile de dissocier le versant émancipateur de l’Occident, celui des droits de l’homme, du versant
spoliateur, celui d’une lutte pour le profit. Les deux sont l’avers et l’envers d’une même médaille. »697

Walzer : « cette vision idéale d’un monde où des individus autonomes choisiraient librement de forger ou de rompre des liens
sans subir la moindre contrainte est l’exemple par excellence d’une fausse utopie. Elle a toujours paru absurde aux sociologues
et devrait éveiller le scepticisme des philosophes de la morale. »698

Claude Lévi-Strauss : « les grandes déclarations des droits de l’homme ont cette force et cette faiblesse d’énoncer un idéal trop
souvent oublieux du fait que l’homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite. »699

Taguieff : « avec les droits de l’homme, l’humanité de l’homme réside dans la raisonnabilité que le libre débat suppose et
constitue à la fois. »700 C’est pourquoi le choix libéral est le plus opportun dans un régime politique qui repose sur la
délibération démocratique et le respect de l’individu. »

Alain de Benoist : « les notions d’ordre, de justice et d’harmonie ne sont pas élaborées à partir de l’individu, mais à partir du
groupe, de la tradition, des liens sociaux ou de la totalité du réel. Parler de liberté de l’individu en soi n’aurait donc aucun sens
dans des cultures demeurées fondamentalement holistes et qui se refusent à concevoir l’être humain comme un atome
autosuffisant. »701

Sélim Abou : « l’homme ne se définit pas seulement par la société politique, il se définit tout autant par la critique permanente
de la société dans laquelle il vit. »702

Le libéral : « Alain de Benoist privilégie ce qui détermine l’individu au lieu que ce soit l’individu qui définisse ce qu’il veut
advenir. Derrière la critique des droits de l’homme, il y a la remise en cause de la valeur en soi de l’individu sous prétexte que la
valorisation de celui-ci viendrait anéantir ce à qui ou à quoi il appartient. Il faudrait accepter le sort de l’intouchable du seul fait

697
Serge Latouche, L’Occidentalisation du monde, La Découverte, 1989, pages 41 et 42.
698
Michaël Walzer, Raison et passion ? Pour une critique du libéralisme, Circé, 2003, page 11.
699
Claude Lévi-Strauss, Race et histoire in Anthropologie II, Plon, 1996, page 385.
700
Pierre-André Taguieff, op. cit., page 367.
701
Alain de Benoist, au-delà des droits de l’homme, page 72 et 73.
702
Sélim Abou, Cultures et droits de l’homme, Hachette, 1992, page 33.
174

que c’est la société qui l’a déterminé à être ainsi. Il faudrait reconnaître son statut d’être réprouvé parce que c’est son destin.
Les droits revendiquent l’égalité de tous devant la loi ; accordant à chacun le respect qui est dû à la personne humaine, elle
remet en cause le système des castes, ce contre quoi s’insurge Alain de Benoist au nom du privilège ontologique accordé au
système holiste. Or ce que le libéralisme ne fait que retenir, c’est la primauté exclusive de l’Universel sur la Différence. Il
s’oppose au fait de l’être en plaçant l’esprit humain sur un plan supérieur au réel qui s’arrache à tout déterminisme. »

Alain de Benoist : Déterministe ? « Ce qu’il y a de propre à l’homme est ce qui en fait un être ouvert au monde, déterminé à ne
pas être déterminé, toujours en position de se perdre ou de se construire lui-même par la culture et l’histoire. »703

Taguieff : « le contenu d’orientation universaliste des droits de l’homme comporte le principe du respect de l’autre en tant
qu’autre, lequel engage à refuser toute discrimination a priori entre les hommes. »704

Alain de Benoist : « l’individu n’a pas à faire valoir ses droits, mais à œuvrer pour trouver dans le monde, et d’abord dans la
société à laquelle il appartient, les conditions les plus propices à l’accomplissement de sa nature et à l’excellence de son
être. »705

Jean Jacob : « La critique des droits de l’homme est contigüe à une critique de l’économisme qui remet en cause les potentialités
émancipatrices de la modernité. A travers leur critique, c’est l’individu en tant que tel, qui est mis sur la sellette. Pour la ND,
l’individu ne peut se suffire à lui-même car l’homme appartiendrait à diverses communautés naturelles au sein desquelles il
s’épanouit : familiale, professionnelle, politique. »706

Dubost : « ne sont-ce pas ces liens qui sont garants de l’humanité de l’homme et lui évitent le risque totalitaire ? »

Le libéral : « l’individu pour la ND doit se contenter d’être ce qu’il est, enfermé dans une définition irrévocable de son identité.
Les droits de l’homme viennent rompre avec ce déterminisme pour proposer à l’individu de dessiner sa vie à partir de sa volonté
et de sa conscience. C’est là le défi proposé par l’humanisme. Mais pour Alain de Benoist, le monde des devoirs est logiquement
antérieur au monde des droits. Celui-ci se contente d’accepter et de valoriser ce qui est, plutôt que d’envisager la précellence de
la subjectivité qui ne saurait s’aliéner à tout état de fait.

Alain de Benoist : « C’est me faire un mauvais procès. Je critique cette thématique völkisch qui implique une conception
déterministe et biologiste de l’homme et qui, paradoxalement, rejoint le mythe judéo-chrétien de l’innocence adamique. »

L’antiraciste : « Pour Alain de Benoist, l’individu ne saurait posséder des droits supérieurs à la communauté à laquelle il
appartient. »707 S’il va jusqu’au bout de son raisonnement, Alain de Benoist doit accepter qu’un inuit, quand l’âge venu n’ayant
plus de valeur sociale choisisse de périr en se jetant dans la banquise. A cet instant, on comprend mieux la portée éthique de la
déclaration des droits de l’homme. L’individu a une valeur qui excède sa culture et qui le protège de telles actions criminelles. Il
ne s’agit pas de nier que l’homme ait des obligations, mais il faut affirmer son autonomie et sa capacité à dire non à ce qui
l’humilie. Alain de Benoist remet en cause le principe d’universalité, l’existence d’un individu abstrait qui donne sens à
l’individu concret. Il faudrait s’en tenir à l’existence réelle de telle société et des valeurs qui sont les siennes. « La vision du
monde qui prévaut est une vision cosmique ordonnée à l’ordre et à l’harmonie naturelle des choses. »708 Les droits de l’homme

703
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, revue du MAUSS n°13, 1991, page 115.
704
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 368.
705
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 73.
706
Jean Jacob, L’appât anti-économiciste de la Nouvelle droite, in le MAUSS n°13, 1991, page 74
707
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, page 73.
708
Ibidem, page 74.
175

remettent en cause ce causalisme fataliste au nom d’une liberté non pas conflictuelle comme l’estime Alain de Benoist mais
fraternelle.

Alain de Benoist : « Mais que vaut des droits qui vont à l’encontre de la décision des peuples à disposer d’eux-mêmes :
« pourquoi les peuples dont certaines coutumes nous paraissent choquantes ou condamnables ne pourraient-ils pas être laissés
libres de les pratiquer aussi longtemps qu’ils ne cherchent pas à les imposer aux autres ? »709

Le libéral : « Il faut ici répondre qu’il existe des valeurs qui sont supérieures à telle ou telle culture ce au nom de l’individu et de
l’universalité de l’intégrité morale et physique de la personne. Alain de Benoist prend pour exemple l’excision ce pour dire
«qu’il est difficile d’extraire de tout un contexte culturel et social dans lequel cette pratique est considérée comme moralement
bonne et socialement nécessaire. La question se pose de savoir au nom de quoi on peut interdire une coutume qui n’est imposée à
personne. »710 Sauf à la femme dont l’excision est un fait nécessaire pour se marier.

Nörholm : « pour Alain de Benoist, la critique de cette pratique doit être interne à la culture qui exerce cette excision. Les droits
de l’homme ne doivent en rien se mêler à ce sujet. Il faudrait accepter cette pratique du fait qu’elle est légitime aux yeux de la
société qui la pratique. De quel droit devrions-nous nous immiscer dans les choix d’une culture pour laquelle telle ou telle
pratique est légitime. »

Taguieff : pour Alain de Benoist, « la diversité des cultures est la mesure de tout savoir et de toute norme. »711

L’antiraciste : « Effectivement ; de Benoist prône un relativisme culturel (qu’il récuse par ailleurs) qui met en cause
l’universalité du droit des individus à disposer de leur corps. Peut-on pour Alain de Benoist accepter la lapidation pour
adultère ? Sa réponse est évasive. Du fait que c’est un trait culturel, faudrait-il admettre cette pratique ? Le respect des cultures
est ce qui autorise tout dans le discours de la Nouvelle Droite. Aucun critère autre que l’existence absolutisée de la culture ne
saurait introduire un doute. Il faut s’en remettre aux lois que la société promulgue. Les droits de l’homme excèdent les
particularismes pour affirmer des valeurs auxquelles l’individu qui peut s’émanciper de ses appartenances reconnaît une validité
morale.
Alain de Benoist : « prétendre attribuer une validité universelle aux droits de l’homme, c’est postuler que la plupart des peuples
du monde sont engagés, pratiquement de la même manière que les nations occidentales dans un processus de transition d’une
Gemeinschaft plus ou moins mythique à une modernité organisée de façon rationnelle et contractuelle, telle que la connaît le
monde occidental industrialisé. C’est là un postulat contestable. »712

L’antiraciste : « ce que conteste Alain de Benoist, c’est que les droits de l’homme soient l’expression d’une société qui s’est
émancipée de la tutelle des valeurs traditionnelles et qui par la valeur de ses principes s’imposent peu à peu au monde. Alain de
Benoist veut voir dans les droits une forme de colonisation qui vient conquérir les esprits qui s’en réclament. Or d’une façon
naïve, Alain de Benoist nous dit qu’accepter la diversité culturelle exige une pleine reconnaissance de l’Autre, et donc de garder
vis-à-vis de lui une révérence qui se refuse à intervenir dans son choix d’existence. Jouant sur la valeur a priori positive
accordée au droit à la différence, Alain de Benoist justifie ce qui peut être injustifiable comme la lapidation. Pour défendre son
point de vue, Alain de Benoist nous dit que les droits de l’homme seraient synonymes d’acculturation dont la mise en pratique
entraînerait la destruction d’identités collectives sources d’identité et de repères pour l’individu. Le vrai racisme proviendrait

709
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 75.
710
Idem, page 75.
711
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 354.
712
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, Ibidem, page 76.
176

des droits de l’homme qui nieraient l’existence du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Au nom d’une tolérance douteuse, il
faudrait accepter la pluralité culturelle au nom d’un antiracisme authentique que les droits de l’homme violeraient.

Alain de Benoist : je mets en cause l’idée selon laquelle les droits de l’homme protègent les individus des normes du groupe
auquel il appartient. Parler des droits, c’est envisager le coût que ceux-ci représentent. Ceux qui sont concernés par
l’acceptation des droits de l’homme « sont-ils prêts à payer le respect de ces droits du prix de la destruction de leur culture ? »713
Les droits de l’homme sont un instrument d’une domination d’une culture sur une autre. Ses valeurs fondamentales comme la
liberté et l’égalité viennent anéantir ce que le temps a façonné et qui légitime les cultures à persévérer dans leur être. « Le
déploiement des droits de l’homme implique l’érosion et la destruction des conditions sans lesquelles leur mise en œuvre devient
impossible. »714

Le libéral : « les pays qui adoptent les droits de l’homme ne voient-ils pas croître les droits élémentaires auquel chaque individu
peut bénéficier : pas de torture, accès à une justice indépendante, respect de la présomption d’innocence, etc. »

Alain de Benoist, dubitatif : « de ce que certains biens sont humains, il ne s’ensuit nullement que le discours des droits soit
validé, et moins encore qu’il soit universel. »715

Nörholm : « Pour Alain de Benoist, les droits de l’homme sont une entreprise de domination caractéristique d’une civilisation où
l’universalisme proféré est une forme de totalitarisme qui prive d’identité ceux qui deviennent victimes du déracinement
engendré par ces droits. »

Alain de Benoist : « à une époque où la diversité culturelle et humaine est bien la dernière chose dont se soucient les maîtres de
la planète, l’idéologie des droits de l’homme renoue subrepticement avec d’anciens discours de domination. Accompagnant
l’extension planétaire du marché, elle lui fournit l’habillage dont celle-ci a besoin. Ce n’est plus au nom de la « vraie foi » de la
civilisation, du progrès que l’Occident se croit fondé à régenter les pratiques sociales et culturelles existantes dans le monde,
mais au nom de la morale incarnée par le droit. L’affirmation de l’universalité des droits de l’homme ne représente rien d’autre
que la conviction que des valeurs particulières, celles de la civilisation occidentale moderne, sont des valeurs supérieures qui
doivent s’imposer partout. »716

Le libéral : «la doctrine des droits de l’homme serait intolérante et liberticide. Comment peut-on nier que les valeurs qu’elle
propose soient émancipatrices en accordant à l’individu une primauté ontologique qui défie la loi du sang et du groupe à
laquelle tiennent tant les contre-révolutionnaires. On ne peut critiquer les droits de l’homme sans remettre en cause les idéaux de
la démocratie.

André Akoun : « l’individu ne se réalise comme sujet libre qu’en se faisant sujet universel, sujet de la loi. Ce n’est pas par ce qui
le particularise mais par ce qui l’universalise que le sujet se fait citoyen. Et ce qui l’universalise c’est la raison. »717

Nörholm : « ce qui est premier chez l’homme, c’est son appartenance à une société qui le modèle à l’image des liens sociaux
dont cet individu est la résultante. La raison est une abstraction, l’appartenance à la société une réalité primordiale. »

713
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 77.
714
Idem, page 77.
715
Ibidem, page 81.
716
Alain de Benoist, L’idéologie des droits de l’homme (I) in C’est-à-dire volume 2, les amis d’Alain de Benoist, 2006,
pages 114 et 115.
717
André Akoun, L’illusion sociale, PUF, 1989, page 61.
177

Alain de Benoist : « les droits de l’homme sont l’émanation de l’idéologie économique qu’elle sert à légitimer. « Accompagnant
l’extension planétaire du marché, elle lui fournit l’habillage humanitaire dont celui-ci a besoin. »718 « La conception que
l’idéologie des droits de l’homme se fait de la liberté offre un alibi miraculeux au libéralisme marchand, dès lors qu’elle
s’articule avec un droit au bonheur public, impliquant la libre circulation, la perméabilité des frontières, l’effritement des
identités collectives, enfin l’atomisation et la transformation des peuples en masses « libres » de trouver le « bonheur » par
l’enrichissement matériel et la consommation. Dans le modèle consumériste et affairiste de civilisation du loisir, l’appétence de
consommation marchande constitue la seule manière pour l’individu, « libéré » de l’autorité de l’Etat, d’exercer son droit à la
« liberté » et au « bonheur », le seul moyen à sa disposition pour réaliser son existence, pour tenter de retrouver une
personnalité qu’aucun groupe organique, aucun projet politique mobilisateur, aucune appartenance à un peuple, ne peuvent plus
lui donner. »719

Nörholm : « Pour Alain de Benoist, les droits de l’homme aliènent l’individu qui se trouve désemparé du fait que sa culture a été
détruite par ces droits. On pensait que ces droits étaient émancipateurs, ils se révèlent être l’ennemi du genre humain.
Emancipation ? Domination. « Pour que le modèle occidental gagne la planète, il faudrait que les autres sociétés abandonnent
consciemment des représentations du monde, des valeurs, des pratiques sociales, des institutions et des symboles culturels
profondément enracinés. »720

Le libéral : « C’est ce à quoi serviraient les droits de l’homme pour Alain de Benoist : détruire les cultures pour leur substituer
une idéologie acculturante. Ce qui est en jeu, c’est la valeur qu’il faut accorder à l’individu dont l’être aspire à l’indépendance,
quand celui découvre les valeurs universelles des droits. La nouvelle Droite parle d’acculturation quand les sociétés évoluent
vers plus de liberté.

Nörholm : « il est vrai que l’égalité bouleverse les mentalités, mais cette passion qui caractérise les Modernes apporte de
nouvelles formes de vivre ensemble. L’individualisme vite identifié au narcissisme, voilà l’ennemi désigné de la Nouvelle Droite
pour laquelle « l’humanité est toujours médiatisée par une culture. »721

Le libéral : « avec les droits de l’homme, il ne s’agit pas de nier que l’individu s’inscrit dans une culture, mais de faire valoir
que celui-ci existe comme conscience qui cultive sa différence en pouvant désobéir à ce qui lui semble injuste. La liberté
développe chez l’individu une existence qui ne se structure pas à partir de l’obéissance à un principe transcendant. Elle apporte
une conscience qui sait mesurer combien est précieuse sa vie. C’est pour cela que le suicide altruiste y est limité. Le sens du
sacrifice de soi tend à devenir caduc au profit de l’affirmation de sa personnalité. Ce que nie Alain de Benoist pour lequel « loin
que puisse être reconnue la personnalité unique de chacun d’entre eux, ils apparaîtront, non pas comme irremplaçables, mais au
contraire comme interchangeables. »722

Alain de Benoist : « Ce que je dénonce, c’est l’idéologie des Lumières qui affirme une identique valeur des individus, ce qui
viendrait contredire la proclamation de la singularité des individus. « Aucun homme ne peut être à la fois unique et foncièrement
identique à tout autre. »723

Le libéral : « L’identité dont parlent les droits est une égalité devant la loi et non une uniformité des consciences. »

718
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 85.
719
Alain de Benoist, La religion des droits de l’homme, op. cit., page 14.
720
Alain de Benoist, au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 85.
721
Ibidem, page 87.
722
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 97.
723
Idem, page 97.
178

Nörholm : « Ce qui inquiète Alain de Benoist, c’est que les droits créeraient des êtres similaires privés d’un monde déjà
constitué de significations. Ce qu’il s’agit, c’est « de reconnaître que seuls des droits enracinés dans des traditions et vécus dans
des communautés ont de l’effectivité. »724 Autrement dit, les droits de l’homme annihileraient la subjectivité concrète des
individus en produisant une masse d’atomes sériels. L’individu des droits de l’homme n’est pas cet être privé de signification ; or
comme l’a bien montré Claude Lefort, c’est le totalitarisme qui crée cette situation ; l’individu est celui qui est en mesure de
prendre ses distances avec une existence toute tracée. Sa réflexivité l’autorise à se faire critique de ce qui entrave son
cheminement personnel. Ce qui mécontente Alain de Benoist, c’est que l’individualisme qui découle des droits de l’homme
conduise à demander toujours plus de droits. « Les individus auraient le droit de voir satisfaire n’importe quelle revendication,
au seul motif qu’ils peuvent la formuler. »725 Cette inflation des droits ferait de l’individu un consommateur qui rejoint l’idéal
économique de l’homme préoccupé d’augmenter son utilité. »

Alain de Benoist : « l’individu qui se définit par ses droits correspond à l’homo oeconomicus qui est la recherche d’une
maximisation de ses intérêts. » « Le système général de la société marchande est fondé sur une interprétation de la science et de
la technique comme activités rationnellement et nécessairement orientées vers l’obtention du bonheur économique individuel. Il
s’agit donc de disposer d’une théorie qui constitue la consécration synthétique suprême des deux notions clef de bonheur et de
rationalité. Cette théorie, c’est l’idéologie des droits de l’homme. Il n’y a pas lieu d’être surpris que l’idéologie des droits de
l’homme apparaisse dans une large mesure comme une idéologie américaine. Il n’est pas vain que les concepts centraux de la
philosophie des droits sont devenus la théorie de la praxis capitaliste américaine, ou, plus exactement, le code légitimant d’un
signifié qui n’est autre que l’expansion commerciale des Etats-Unis. »726

Guillaume Faye : « l’idéologie des droits de l’homme détermine, pour tous les hommes, par delà leurs cultures, un idéal intime
(libre-arbitre, bonheur, etc.) et assigne à tous les gouvernements de la Terre de le satisfaire et donc de remplir des exigences
existentielles. » 727

Le publiciste : « l’extension réelle de la demande de droits correspond à une société dont l’existence est menacée par le néo-
libéralisme qui génère chômage, dépressions, conduites ordaliques, pauvreté. Les droits qui sont affirmés sont là pour demander
une plus grande solidarité entre les membres d’une société où l’égalité est devenue problématique. Si on revendique, c’est pour
demander l’existence effective de l’égalité au sein d’une société post-providentielle. »

Alain de Benoist : « on peut se demander si on est encore dans « une société qui respecte les droits de l’homme, ou dans une
société qui a décidé de faire droit à toutes les formes de désir, de reconnaître tous les choix de vie, tous les contenus d’existence,
toutes les préférences ? »728 L’inflation du droit est significative d’une société où le vivre-ensemble ne découle plus de quelque
évidence. Mais ce n’est pas les droits de l’homme qui en sont responsable. C’est l’avènement de l’individu législateur de son
existence, dont l’autonomie est croissante qui explique cette demande de droits. Cette autonomie est ce que combat la Nouvelle
Droite pour laquelle « les droits fondamentaux ne sont que les droits libéraux de l’homme comme personne individuelle. »729

Le libéral : « ce que déteste Alain de Benoist, c’est que « les droits de l’homme sont les attributs d’un individu isolé, d’un sujet
désengagé, indépendant par rapport à ses semblables, censé trouver en lui-même ses raisons d’être essentielles. »730 Cette

724
Ibidem, page 99.
725
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 100.
726
Alain de Benoist, La religion des droits de l’homme, op. cit., page 15.
727
Guillaume Faye, Le système à tuer les peuples, Copernic, 1981, page 99.
728
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, page 101.
729
Ibidem, page 105.
730
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 105.
179

compréhension des droits ne prend pas la réelle mesure des valeurs véhiculées par les droits de l’homme qui sont aussi les droits
du citoyen où chacun possède les mêmes droits, une liberté égale qui peut s’exprimer souverainement par le droit de vote.
L’individu des droits n’est pas un être isolé, mais un être qui obéit à des valeurs communes qui découlent des droits inhérents à
la reconnaissance de sa nature et qu’il partage avec ses concitoyens.
On achoppe sur la même réprimande : « les droits de l’homme ne peuvent devenir une politique qu’à la condition qu’on sache
reconnaître et qu’on se donne les moyens de surmonter la dynamique aliénante de l’individualisme qu’ils véhiculent comme leur
contrepartie naturelle. »731 Autant dire qu’ils ne peuvent être une politique. Ce que l’on peut rétorquer, c’est que l’individu porte
en lui des valeurs universelles où il est apte à faire valoir les mêmes exigences d’après des règles déductibles d’une rationalité
axiologique. Avec l’exaltation de la culture, l’homme est rivé dans une définition où il entre en servitude. L’homme est ce que son
hérédité et son passé décident pour lui. Son essence n’est plus dans la liberté, mais dans l’enchaînement à une culture dont il ne
saurait s’émanciper sans perdre son identité. Reposant sur l’appartenance de l’homme à sa culture d’origine, la ND plaide pour
une servitude volontaire où le lien social authentique est le lien de la communauté de sang. Le mensonge se situe du côté de ceux
qui font l’apologie de l’individu. Alain de Benoist n’a pas de mots assez durs pour « la société qui demeure une simple somme
d’atomes individuels, tous également mus par la recherche rationnelle de leur meilleur intérêt(…) l’individu n’adhérant à la
société que sur une base instrumentale. »732 Les droits pour Alain de Benoist sont au service exclusif de l’individu et ne servent
pas la cause d’un engagement collectif. Au départ, les droits de l’homme s’affirment contre le despotisme et les appartenances
qui aliènent l’individu. Ils revendiquent la nécessité de garantir aux individus une reconnaissance de leur valeur intangible.
Peut-on en conclure comme le fait Alain de Benoist « que la proclamation des droits revêt dès l’origine un sens antipolitique,
qu’elle signifie que la sphère des libertés de l’individu est en principe illimitée, tandis que celle des pouvoirs de l’Etat est par
principe limitée. »733 Assurément oui. Les droits sont là pour prémunir la société de la tyrannie. Ils créent une liberté
indépendante de la réalité politique, séparée de la communauté politique pour soumettre celle-ci à une limite dans l’exercice de
son pouvoir. Pour la ND, la société doit s’instituer dans la valorisation d’un processus d’identification d’autant plus enfermant
qu’il se réclame de l’enchaînement originel dans une culture. Avec l’exaltation de l’identité enchaînée à sa culture, l’homme se
voit refuser le pouvoir de s’échapper à lui-même ; par cette exaltation, se noue l’identité inaltérable du moi et de sa culture. « On
connaît les désastres qu’entraîne cette identification. Ils sont encore à nos portes sous la forme abjecte de la purification
ethnique. »734

Nörholm : « il faut remarquer que cet anti-individualisme va à l’encontre des positions des années 70 où Alain de Benoist
défendait une attitude nominaliste devant la vie. Seul prévalait l’individu, créateur de lui-même, toujours en devenir car
inachevé, obéissant à ses propres normes sans devoir en inférer aux autres. »

Alain de Benoist : « il ne fait pas de doute qu’« affirmer que la fin de toute association est la conservation des droits de l’homme
(…) revient à mettre le citoyen au service de l’homme égoïste : ce n’est pas l’homme comme citoyen, mais l’homme comme
bourgeois qui est pris pour l’homme proprement dit, pour l’homme vrai. »735

Marx : « Aucun des prétendus droits de l’homme ne dépasse l’homme égoïste, l’homme tel qu’il est dans la société bourgeoise,
(…) un individu séparé de la communauté. »736

731
Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002, page 26.
732
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, page 106.
733
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 107.
734
Miguel Abensour, Le Mal élémental, in Emmanuel Lévinas, quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme,
Rivages poche, 1997, page 64.
ti735 Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 110.
180

Alain de Benoist : « notre anti-individualisme, nous l’héritons de la pensée de Louis Dumont et d’Alain Daniélou, mais aussi de
René Guénon qui ont tous vu que l’individualisme avait pour origine le christianisme dont l’exigence de salut ne fait que
renforcer celui-ci dans son état d’atome. »

Stéphane François : « les droits de l’homme sont liés à la fois à la reconnaissance de l’individu en tant qu’entité autonome et à
l’universalisme, qui s’impose de façon hégémonique, indépendamment de la culture, de l’histoire et du contexte dans lequel il
s’impose. »737

Faye : « je définis les droits de l’homme comme étant un Appareil central de l’idéologie moderne du progrès, comme moyen
d’instaurer une police de la pensée comme une destruction du droit des peuples. »738

Le libéral : « Il ne s’agit pas de valoriser l’égoïsme mais d’affirmer un individu sans détermination qui se dérobe à tout pouvoir
qui tenterait de s’en emparer. Il s’agit pour l’individu d’affirmer son ego sans que celui-ci se rapporte à quelque instance qui le
prédétermine comme l’habitus de Bourdieu. L’individu exprime le sentiment que la vie sociale lui interdit la réalisation de ce
qu’il est intérieurement. L’individu n’est pas réductible aux rôles et aux fonctions que lui assigne la société. Les droits de
l’homme existent pour venir limiter la puissance de l’Etat qui peut, sans l’exercice effectif des droits, finir dans une dictature. La
découverte du Goulag a démontré la validité normative des droits qui ne sont pas seulement formels comme l’estiment les
marxistes. « On voit s’investir en eux une lutte réelle contre l’oppression. »739 La société que défend Alain de Benoist vise à
abolir tous les signes d’autonomie de la société civile au profit d’une sphère politique qui se propage dans toute l’étendue du
social. C’est ainsi que pour Benjamin Constant, il faut affirmer, tout à côté du droit à l’indépendance individuelle, ce que nous
pourrions appeler l’autosuffisance de la société par rapport au pouvoir politique. Constant pense que le tissu social possède en
lui-même une consistance qui lui permet d’exister par avance, avant que toute contrainte extérieure ne lui soit imposée. La
société jouit d’une autonomie irréductible de sorte que l’Etat ne saurait donner corps à la société. Dans un monde dominé par le
désir d’être soi, où chacun aspire à réaliser sa vie à sa façon, il est nécessaire que le pouvoir soit établi dans des limites qui
préservent la liberté des individus et l’autonomie du social, contrairement à la société qu’envisage la ND où l’individu se vit
acculé à l’obligation de rendre compte des liens qui le contraignent à vivre dans une culture dont il ne saurait s’affranchir.
S’appuyant sur Marx, Alain de Benoist voit dans les droits de l’homme la mainmise idéologique de la bourgeoisie qui dépolitise
la société pour mieux dominer l’homme. « N’est-ce pas tant ce que lit Marx dans les droits de l’homme qui devrait susciter nos
critiques que ce qu’il est impuissant à y découvrir. »740 Marx et Alain de Benoist n’examinent pas ce qu’ils signifient dans la
pratique. « C’est du clivage entre pouvoir et savoir qu’il s’agit dans l’affirmation des droits de l’homme et non pas de la scission
du bourgeois et du citoyen, de la propriété privée et de la politique. »741 Mais là où Alain de Benoist veut une démocratie
organique, Marx construit sa critique de l’individu sur une théorie de la société où sont abolies la dimension du pouvoir et de la
loi. L’Etat de droit suppose la possibilité d’une opposition au pouvoir quand le pouvoir auquel se réfère Alain de Benoist
n’autorise pas la remise en cause de ses principes constitutifs parce que le pouvoir y est sacralisé où la conflictualité est niée au
profit de l’unanimisme. Ce que refuse Alain de Benoist, c’est que « la reconnaissance et la proclamation des droits de l’homme
impliquent que des limites infranchissables soient posées à la souveraineté. Toute limitation de la souveraineté populaire
représente une attaque contre le fondement même de la démocratie.»742 Il s’agit pour Alain de Benoist par cet exemple de

736
Karl Marx, La Question juive, Œuvres choisies, 1, Gallimard, 1968, page 84.
737
Stéphane François, Les néo-paganismes et la Nouvelle Droite, op. cit., page 228.
738
Guillaume Faye, Pourquoi nous combattons, L’AEncre, 2001, page 102.
739
Claude Lefort, L’invention démocratique, Fayard, 1994, page 47.
740
Idem, page 56.
741
Ibidem, page 59
742
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 117.
181

démontrer l’antinomie entre les droits de l’homme et la démocratie. On comprendra mieux le propos d’Alain de Benoist quand
celui-ci évoque sa conception de la liberté. « Le sens originel du mot liberté n’évoque nullement une libération dans le sens
d’une émancipation vis-à-vis d’une collectivité donnée mais au contraire souligne une appartenance. Quand les Grecs parlent de
liberté, ils n’ont nullement à l’esprit le droit de s’affranchir de la tutelle de la cité. »743

Jacques Maritain : « L’homme est un individu qui se tient lui-même en main par l’intelligence et la volonté. Il n’existe pas
seulement d’une façon physique, il y a en lui une existence plus riche et plus élevée. Il est en quelque manière un tout, et non pas
seulement une partie, il est un univers à lui-même, un microcosme, dans lequel le grand univers tout entier peut être contenu par
la connaissance. Cela veut dire que dans la chair et les os de l’homme il y a une âme qui est un esprit et qui vaut plus que
l’univers matériel tout entier. La personne humaine existe de l’existence même de son âme, qui domine le temps et la mort. C’est
l’esprit qui est la racine de la personnalité. La notion de personnalité implique ainsi celle de totalité et d’indépendance. Une
personne est comme telle un tout, et en tant que personne elle subsiste d’une manière indépendante. Dire que l’homme est une
personne, c’est dire que dans le fond de son être, il est un tout plus qu’une partie. C’est ce mystère de notre nature que la pensée
religieuse désigne en disant que la personne humaine est l’image de Dieu. La valeur de la personne, sa liberté, ses droits,
relèvent de l’ordre des choses naturellement sacrées qui portent l’empreinte du Père des êtres et qui ont en lui le terme de leur
mouvement. La personne a une dignité absolue parce qu’elle est dans une relation directe avec l’absolu, dans lequel seul elle
peut trouver son plein épanouissement ; sa patrie spirituelle, c’est tout l’univers des biens ayant une valeur absolue, et qui
reflètent en quelque façon un Absolu supérieur au monde, et qui attirent à lui. »744

Alain de Benoist : « la personne est indissociable de ce qui la constitue, c’est-à-dire des qualités et des caractéristiques de
chacun. Elle ne peut donc être appréhendée que de façon différenciée. Tous les individus ne sont pas susceptibles d’être
également personnalisés. Etre une personne n’est pas une dignité égale chez tous. La « dignité de la personne humaine » doit
être reconnue là où elle existe vraiment et non chez le premier venu. Et là où elle existe vraiment, cette dignité ne doit pas être
considérée comme égale dans tous les cas. Elle comporte des degrés divers, et la justice consiste à attribuer à chacun de ces
degrés un droit différent, une liberté différente (…) En dehors de ce cadre, le respect pour la personne humaine en général n’est
qu’une superstition. »745

Nörholm : « Là où Alain de Benoist peut s’accorder avec Maritain, c’est quand celui-ci dit que la fin de la société n’est pas le
bien individuel ou la simple collection des biens individuels de chacune des personnes qui la constituent. Pour Maritain, la fin de
la société est le bien commun de celle-ci, le bien du corps social. « La personne s’engage tout entière et s’ordonne tout entière au
bien commun de la société. »746

Alain de Benoist : « l’homme ne saurait être dissocié du citoyen, de celui qui vit dans le cadre d’une communauté organique, ce
en quoi s’oppose la conception libérale des Modernes qui pose que l’individu préexiste à la société. « Obéir à la loi voulait dire
se dévouer avec zèle à la volonté du groupe. »747 »

Maritain : « Mais ajoutons tout de suite que si l’homme est engagé tout entier comme partie de la société politique, cependant il
n’est pas partie de la société politique en vertu de lui-même tout entier et en vertu de tout ce qui est en lui. Au contraire, en vertu
de certaines choses qui sont en lui l’homme s’élève tout entier au-dessus de la société politique. Le totalitarisme affirme que
l’homme est partie de la société politique selon lui-même tout entier et selon tout ce qui est en lui. L’homme dépasse la
743
Alain de Benoist, Démocratie : le problème ; le labyrinthe, page 14.
744
Jacques Maritain, Les droits de l’homme, Desclée de Brouwer, 1989, pages 21 et 22.
745
Alain de Benoist, La religion des droits de l’homme, Eléments n°37, 1981, page 7.
746
Jacques Maritain, Les droits de l’homme, op. cit., page 29.
747
Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 15.
182

communauté politique selon les choses qui, en lui et de lui, relevant de l’ordination de la personnalité comme telle à l’Absolu,
dépendent de plus haut que la communauté politique, et concernent en propre l’accomplissement de la personne en tant même
que personne. »748

Alain de Benoist : « l’homme n’existe comme homme que mis en forme par le biais des institutions et des constructions
historiques. Gramsci est plus réaliste que les défenseurs ordinaires de l’idéologie des droits de l’homme quand il écrit qu’il
n’existe pas de nature humaine abstraite, car la nature humaine est la totalité des relations sociales historiquement
déterminées. »749

Edmund Leach : « sans hiérarchie, il ne saurait y avoir de légitimité, et sans légitimité, il ne saurait y avoir d’ordre social
durable. »

Alain de Benoist : « dans une société où les notions égalitaires sont prises au sérieux, chaque individu considère que le charisme
moral émanant en dernière analyse du divin s’incarne directement et individuellement en sa personne. Mes actes sont leur
propre justification. Je ne reconnais aucune autorité morale hors de mon propre moi existentiel. Il n’y a aucune délégation de
légitimité à autrui. Le pouvoir est dès lors un mal en soi et les relations sociales qui forment la trame de la société sont
constamment menacées de désagrégation. »750

Le libéral : « ce qui satisfait Alain de Benoist, c’est que la démocratie athénienne s’appuie sur « un peuple relativement
homogène et conscient de ce qui le fonde. »751 Plus les membres d’une communauté partagent les mêmes sentiments, les mêmes
valeurs, plus il leur est aisé de prendre des décisions qui confortent le sens commun alors que « les sociétés modernes ne sont
plus le lieu d’un sens collectivement vécu. »752 La démocratie moderne serait donc menacée par les droits de l’homme parce que
ceux-ci introduiraient un être hors sol, sans racines dont les éternelles revendications mettraient en péril la délicate communauté
des citoyens si tant est que l’on puisse qualifier ainsi les démocraties modernes. Les droits relèvent de l’universel, c’est-à-dire
d’une catégorie étrangère à ce qui définit les lois relatives d’un pays. Pour Alain de Benoist, la démocratie ne peut être le
système politique qui exprime des principes universaux, ce que la France se flatte d’incarner. Dans les démocraties libérales
remarque Alain de Benoist, « le citoyen n’est nullement celui qui habite, par son appartenance au peuple, une histoire et un
destin, mais un être abstrait, intemporel, universel, titulaire en dehors de toute appartenance de droits de l’homme décrétés
inaliénables. »753 Les droits de l’homme ne font que consacrer une démocratie dévitalisée où les élites craignent le peuple. Ce
que conteste Alain de Benoist, c’est le bien fondé des démocraties libérales pour lesquelles le pouvoir doit être limité, ce qui
conduit à ne plus avoir recours au référendum d’origine populaire. « Le libéralisme est une idéologie de restriction de tout
gouvernement, qui dévalue la politique pour la mettre dans la dépendance de l’économie. La démocratie se fonde sur la
souveraineté populaire ; le libéralisme sur les droits des individus. »754
La démocratie libérale favorise une pensée de l’individu contre la société et tous les déterminismes qui s’y rattachent.
L’humanisme correspond au besoin qui vise à se libérer de l’être, quelque soient ses formes (individu, culture, religion, etc.)
Levinas parle d’un besoin d’excendance. L’homme moderne cherche à fuir ce qui l’enferme dans une identité réifiante. Nait une
révolte contre ce quelque chose qui nous objective. La culture à laquelle la ND se réfère est un emprisonnement dont il s’agit de

748
Jacques Maritain, Les droits de l’homme, op. cit., page 29.
749
Alain de Benoist, La religion des droits de l’homme, Eléments n°37, 1981, page 7.
750
Idem, page 8.
751
Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 17.
752
Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 18.
753
Idem, page 30.
754
Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 32.
183

sortir pour rejoindre une idée plus universelle de l’humanité. Le GRECE de par le primat qu’il attribue à la culture conçoit le
moi comme adhésion sans condition à celle-ci. Le besoin de quitter ce qui vous définit est rendu impossible par la présence
irrémissible du moi à sa culture. Celle-ci pour la ND se réfère qu’à elle-même, portant en elle-même son centre d’attraction où il
est impossible de se fuir. La culture absolutise son existence sans se référer à rien d’autre qu’à elle-même, sur ce qui serait
susceptible d’excéder son expérience, permettant de la relativiser. La culture pour la ND ne saurait se désolidariser d’une
conception de l’individu où celui-ci n’existe pas pour lui-même. La culture à laquelle l’homme est rivé constitue une matière
adhésive où l’individu est enrôlé. Elle est fermeture à l’extériorité, autoconstitution dans la négation de l’altérité. L’auto-
affirmation est son destin. Son mot d’ordre est le droit de rester soi-même. Son obsession est la dégénérescence, l’assomption de
la communauté de sang. Sa conséquence est le racisme. La culture vit dans l’illusion de sa suffisance. La ND réduit le politique
et soumet ses membres à une généalogie par laquelle l’individu est ou non un citoyen légitime. La ND est marquée par la volonté
de conserver ce qui existe, s’opposant « à toute forme de distanciation philosophique qui, en allant au-delà de l’existant, peut le
soumettre à la critique et de ce fait accroître l’incertitude propre à la société moderne. »755 La culture pour la ND s’enracine
dans le natal et l’héritage, elle se comprend dans une filiation nécessaire où la contrainte (l’appartenance à un ethnos) exerce
son action. Sa finalité est de se survivre. Pour cela, elle doit engendrer des individus qui se conforment à l’idéologie dominante
riche en certitudes sur la nature de ceux-ci. Ce qui insatisfait la ND, c’est que le for intérieur que le christianisme a fait émerger
soit un espace d’autosuffisance par rapport au social. Il en résulte l’idée que l’individu « se définit essentiellement comme un
moi qui peut être posé comme tel, indépendamment de toute relation humaine »756 là où pour la ND il faut comprendre l’individu
à partir de ses appartenances familiale, sociale ou politique. « En enfermant l’identité dans l’intériorité, le subjectivisme
cartésien impose une conception du sujet comme entité indépendante et désengagée. »757 Le sens de l’action ne provient plus
d’une origine extérieure à la volonté mais de la capacité de celle-ci à fonder les normes de la coexistence entre les hommes. Tel
est ce qui apparaît avec les théories du contrat social.

Alain de Benoist : « je me rapproche des thèses de Herder pour lequel l’homme exprime son humanité qu’à partir de son
inscription dans une humanité particulière. On ne naît pas homme, on le devient en étant enraciné dans une culture ou dans une
tradition. Je suis à la fois un moi-même qui demande une reconnaissance de soi, et un moi transcendé par mon appartenance à
un Peuple, ou à tout autre principe dont le sens échappe à la définition de ma raison.

Le libéral : « Les droits de l’homme sont au-dessus des appartenances concrètes, au-delà du passé qui briment la liberté des
individus et les attachent à des lois obsolètes dont ils n’étaient pas les auteurs mais les prisonniers. »

Alain de Benoist : « l’homme que défend l’idéologie des droits de l’homme est un homme aux semelles de vent. Un homme qui
n’a ni appartenance ni héritage, ou qui veut détruire l’une et l’autre. »758 « Il n’y a de sujet réel que relié à des héritages
particuliers, à des appartenances particulières. Il n’y a pas de sujet préexistant au lien, pas de sujet à qui des propriétés
pourraient être attribuées en dehors de tout lien. »759

755
Miguel Abensour, op. cit., page 90
756
Alain de Benoist, Nous et les autres, Krisis, 2006, page 13.
757
Idem, page 14.
758
Alain de Benoist, La religion des droits de l’homme, op. cit., page 9.
759
Alain de Benoist, pour une déclaration du droit des peuples, in Actes du 15ème colloque du GRECE, le labyrinthe,
1982 page 56.
184

Nörholm : « A partir du 18ème siècle, la notion de liberté se confond avec l’idée d’indépendance du sujet, libre de s’assigner à
lui-même ses propres fins. »760

Alain de Benoist : « ce que je condamne, c’est la destruction des communautés par une modernité qui valorise l’émancipation
des normes héritées. »

Le libéral : « Ce que la ND dénonce, c’est la dévalorisation du passé au nom de l’idéologie du progrès. Dans sa dénonciation de
la modernité, Alain de Benoist est confronté à une contradiction : d’un côté, il déclare que l’identité pré-moderne n’a aucune
forme d’existence, ce dont il se félicite, de l’autre il s’attriste que les sociétés modernes au lieu de créer des différences,
produisent du Même. « Cela signifie que l’autre est tout comme moi une personne, un sujet, et que nous devons donc à ce titre,
être dotés des mêmes droits. Nous sommes égaux, c’est-à-dire que l’être humain, en tant qu’être humain, m’apparaît comme mon
semblable. »761 Ce principe démocratique, la ND le réfute au profit de l’affirmation du droit à la différence qui est une
reconnaissance d’une altérité intangible et infranchissable entre les cultures. »

Taguieff : « le déplacement du thème de la différence s’est opéré en une décennie de l’ultra-gauche à l’extrême droite, par
l’alchimie néo-droitière. Mais il ne fait que revenir à ses vraies origines intellectuelles : « le raciste reconnaît la différence et
veut la différence », affirmait un bon connaisseur de la question, en 1941, Julius Evola. »762 »763

Ploncard D’Assac : « le nationalisme de droite implique le devoir des peuples de rester eux-mêmes. »

Taguieff : « le droit à la différence ne doit pas être compris comme un droit collectif, mais comme un droit du sujet à l’insertion
communautaire : chaque sujet a droit à sa culture, aucune culture n’a de droit sur le sujet. Et ce droit culturel fonde un droit de
résistance spécifique. Car l’impérialisme culturel est le symétrique de la barbarie des communautés closes. (…) Les
rassemblements unanimes, n’instaurent une communion des croyants, des fidèles et des militants qu’en excommuniant les
étrangers, les infidèles. La dévotion pour le lien communautaire et le culte rendu aux appartenances d’origine, lorsqu’ils
chassent la figure de la personne comme singularité universelle débouchent sur le mépris et la haine vis-à-vis des individus
extérieurs au corps du nous.(…) L’exigence universaliste seule nous permet d’échapper au racisme de la différence absolutisée,
qu’il soit biologique ou culturaliste. »764

Maritain : « la société telle que je la conçois est personnaliste, parce qu’elle regarde la société comme un tout de personnes,
dont la dignité est antérieure à la société, elle est communautaire parce qu’elle reconnaît que la personne tend naturellement à
la société et à la communion, en particulier à la communauté politique, et parce qu’elle regarde le bien commun comme
supérieur à celui des individus. Elle est pluraliste, parce qu’elle comprend que le développement de la personne humaine
réclame une pluralité de communautés autonomes, ayant leurs droits, leurs libertés et leur autorité propres ; enfin, la conception
de la société dont nous parlons est théiste ou chrétienne, non pas en ce sens qu’elle exigerait que chacun des membres de la
société croie en Dieu et soit chrétien, mais en ce sens qu’elle reconnaît que dans la réalité des choses Dieu, principe et fin de la
personne humaine, et premier principe du droit naturel, est aussi le premier principe de la société politique et de l’autorité parmi
nous, et en ce sens qu’elle reconnaît que les courants de liberté et de fraternité ouverts par l’Evangile, les vertus de justice et

760
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., page 21.
761
Patrick Savidan, la reconnaissance des identités culturelles comme enjeu démocratique, in Ronan Le Coadic,
Identités et démocratie. PUR, 2003, page 234.
762
Julius Evola, Eléments pour une éducation raciale, Pardès, 1985, page 29.
763
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle Droite, op. cit., page 102.
764
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle Droite, op. cit., pages 105 et 106.
185

d’amitiés sanctionnées par lui, le sentiment de responsabilité devant Dieu requis par lui tant de celui qui exerce l’autorité que de
celui qui la subit, sont l’énergie interne dont la civilisation a besoin pour parvenir à son accomplissement. Ceux qui ne croient
pas en Dieu, si cependant ils croient à la dignité de la personne humaine, à la justice, à la liberté, à l’amour du prochain,
peuvent aussi coopérer eux aussi à la réalisation d’une telle conception de la société, et coopérer au bien commun. »765

Le libéral : Ce qui fait la singularité du libéralisme, c’est que le moi est irréductible à ce qu’il désire d’être, que le sujet n’est pas
solidaire des choix qu’il réalise, qu’il conserve une distance critique vis-à-vis de ses actes. « Une conception libérale situe
l’humanité de l’homme, non pas dans les fins choisies, mais dans sa capacité de les choisir. »766 Cette antériorité du Moi, parce
qu’elle signifie que ce qui nous sépare importe plus que ce qui nous lie, la ND ne peut l’accepter.

Alain de Benoist : « le libéralisme est une pensée de l’arrachement, du déracinement qui fait de la transformation du sujet en
monade la condition de sa liberté. »767

Guillaume Faye : « si la Révolution française fut fondatrice d’une nation, la Révolution américaine le fut d’une société, instance
de plus en plus dépolitisée. Cette société, l’idéologie des droits de l’homme a pour vocation d’y convertir le monde entier.
L’universalisme de cette idéologie détermine pour tous les hommes un idéal intime et assigne à tous les gouvernements la
mission d’y satisfaire. »768

Le libéral : « quelle identité, quelle définition peut-on donner à l’individu sinon lui accorder des droits égaux qui valent pour
tous, grâce auxquels on lui reconnaît son appartenance à l’humanité. L’universalisme de ce propos ne peut qu’attiser le
mécontentement de la ND pour laquelle l’identité est toujours particulière, ethnocentrée. Or l’homme est pluriel. Je citerai
l’article 2 des droits de l’homme : « le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et
imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression. » Comment ne
pourrait-on pas partager un tel idéal ? Il est bon que le pouvoir soit gouverné par le droit pour lui éviter les errements dont le
20ème siècle a été la victime.

Guillaume Faye : « nous ne nions pas que les hommes aient des droits, toute la question est de savoir s’ils sont mieux défendus
par une théorie juridique mondialiste d’essence égalitaire ou par une pluralité de typologies juridiques. Chaque communauté
politique, historique et culturelle, doit se voir reconnaître le droit de spécifier la nature des protections individuelles qu’elle
entend attribuer à ses membres. Une nation ne respecte les droits individuels que pour autant qu’ils sont issus de sources
conformes à son histoire. La souveraineté politique et juridique totale est la condition sine qua non du respect concret des droits
individuels réels. Hors de la souveraineté, il n’y a pas de garantie du droit possible. »769

Nörholm : « le droit individuel n’est pas autonome, il ne saurait dépendre que de formes de souveraineté variables. Le droit
individuel ne procède pas d’un dû universel, mais d’une éthique communautaire. On se trouve à l’opposé de la conception
moderne du droit naturel qui définit la liberté comme libération de tout devoir. »

765
Jacques Maritain, Les droits de l’homme, op. cit., pages 33 et 34.
766
Alain Renaut, cité in Alain de Benoist, Nous et les autres, Krisis, 2006, page 26.
767
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., page 43.
768
Guillaume Faye, Genèse d’une idéologie, Eléments n°37, 1981, page 32.
769
Idem, page 34.
186

Alain de Benoist : ce qu’il ne faut pas manquer de dénoncer, c’est que « le sujet isolé n’existe pas. Il ne peut s’identifier qu’au
pays qui l’a vu naître. « La culture est ce déjà là qui constitue la toile de fond sur laquelle va s’inscrire mon identité. »770 « Un
peuple n’est pas une somme transitoire d’individus. C’est la réunion des héritiers d’une fraction spécifique de l’histoire humaine,
qui, sur la base d’un sentiment d’appartenance commune, développent la volonté de poursuivre cette histoire et de se donner un
destin en commun. »771

Guillaume Faye : « au 20ème siècle, Carl Schmitt et Julien Freund verront dans la puissance protectrice de la souveraineté
politique la meilleure garantie possible pour les droits individuels et collectifs. Tandis que l’idéologie des droits de l’homme vise
à distinguer souveraineté politique et souveraineté juridique, Schmitt se prononce pour une fusion de ces deux formes de
souveraineté. Il démontre comment l’universalisme juridique libéral vise à évacuer la notion d’aléa et, par suite, la perception
des risques historiques que toute communauté humaine peut encourir : le droit ainsi faussé, trompe les hommes sur les réalités
socio-historiques, génère une quiétude illusoire, fondée abstraitement sur une normalité sociale et politique immuable, et conduit
les Etats à devenir les proies d’une histoire réalisée par d’autres. Il s’agit donc de rétablir le politique et son instance souveraine
comme puissances fondatrices et garantes d’un droit des hommes et des peuples, droits assis, non sure des principes
métaphysiques, mais sur des volontés particulières, en vertu desquelles la loi est le fruit d’un pacte entre le Prince et son
Peuple. »772

Le libéral : en tant que libéral je ne puis souscrire à cette analyse qui accorde au pouvoir une place envahissante et qui dessert
les intérêts des individus, leur liberté et leur goût pour l’indépendance. « Pour nous convaincre, Alain de Benoist recourt à la
pensée communautarienne pour nous rappeler des évidences qui ne pourraient être transcendées : l’homme ne peut exister qu’en
société, l’individu en soi est une abstraction, fruit d’un idéal d’un moi désengagé. « Dès la naissance, dit-il, nous sommes déjà
quelque chose par rapport à quoi nous nous situons obligatoirement. (…) Ce quelque chose nous rend capable de conscience
réflexive et nous aide à nous repérer dans un espace de questionnement sur la valeur des choses. Et c’est ce dont la liberté nous
informe. »773 Ce déterminisme, il faut le combattre au nom d’une liberté à laquelle mon existence dépend comme conscience
réfléchie. Il faut que les droits individuels consistent en une mise en œuvre technique et pacifique des droits naturels.

Alain de Benoist : « pour les tenants des droits de l’homme, qu’est-ce que la liberté ? C’est la destruction de toutes les
disciplines. Dans cette acception, la liberté est perçue comme un état naturel de l’homme, que la société, le pouvoir, l’ordre
social ont aliéné. C’est une liberté inhérente à des sujets de droit à partir de leur volonté individuelle considérée comme
souveraine. Cette liberté doit être reconnue par le pouvoir comme une liberté axiomatique. Equivalant à une « libération », elle
entraîne le rejet des appartenances et des disciplines. Elle est antagoniste de la nécessité, affranchissement de la nécessité. Est
libre l’individu dont on a reconnu le droit à s’affranchir de toute contrainte, l’individu dont le droit individuel, inné, a été placé
au-dessus du droit collectif résultant d’un acte volontaire historique. »774

L’existentialiste : Tout homme nous dit la ND, hérite d’une communauté constitutive, antécédente, qui est ce à partir de quoi se
déterminent ses normes et ses valeurs. Et si l’existence précédait l’essence ? L’homme est alors responsable de ce qu’il est.
L’homme tel que le conçoit l’existentialisme est d’abord rien. « Il sera tel qu’il se sera fait (parce que) il n’y a pas de nature

770
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., pages 45 et 46.
771
Alain de Benoist, pour une déclaration du droit des peuples, op. cit., page 56.
772
Guillaume Faye, Le droit des hommes, Eléments n°37, 1981, page 35.
773
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., page 44.
774
Alain de Benoist, La religion des droits de l’homme, op. cit., pages 9 et 10.
187

humaine. L’homme est seulement non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut. L’homme n’est rien d’autre que ce
qu’il se fait. L’homme est d’abord ce qui se jette vers un avenir. L’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être. »775

Le communautarien : notre propos, c’est le moins que l’on puisse dire, va à l’encontre de l’existentialisme : « dire que les
membres de la société sont liés par un sens de la communauté signifie qu’ils conçoivent leur identité en partie par la
communauté à laquelle ils appartiennent. »776

L’existentialiste : « l’homme est liberté. Il est même condamné à l’être pour Sartre. Libre de résilier ses appartenances, libre de
préexister à ses fins, libre de se donner la mort. »

Le communautarien : « notre point de vue est au contraire que nous définissons toujours nos fins en fonction de ce qui nous a
constitués nous-mêmes, ce qui revient à dire que la communauté à laquelle nous appartenons est constitutive de notre moi. »777 Il
y a toujours une possibilité pour que l’homme s’affranchisse des déterminismes (en l’occurrence du sociologisme) dans lesquels
on veut l’enclore. S’opposent deux conceptions de la liberté, l’une pour laquelle « le bon usage de ma liberté est celui qui
exprime le plus authentiquement mon identité normative »778, l’autre qui se définit comme arrachement à tout a priori limitant
l’expression de ma subjectivité. La ND suppose la similitude des fins que poursuivent les individus pour imposer le primat du
bien sur le juste. Or comment cette similitude pourrait-elle perdurer dans des sociétés modernes fragmentées tant culturellement
que politiquement ?. Que peut-il subsister de commun dans des sociétés où règne la pluralité des opinions qui ne peuvent
entendre raison ? Dans les sociétés modernes, la règle du bonheur se trouve dépourvue de toute objectivité. « Essentiellement
particulière, contingente et subjective, la règle du bonheur n’est pas en mesure d’arbitrer les conflits qui naissent de l’opposition
des intérêts fondés sur la recherche du bonheur personnel ; seule la doctrine morale, pour autant qu’elle est détachée de toute
doctrine du bonheur et séparée du questionnement sur le but de l’agir, serait en mesure de fournir la règle formelle d’arbitrage
des conflits nés de la diversité des intérêts personnels, et par là même, de déterminer le principe de la coexistence des
libertés. »779 On verrait poindre le retour au religieux auquel les Modernes ne sont pas près d’accepter. Seule une morale
déontologique peut prévaloir, ce d’autant plus que la modernité a permis aux individus de se libérer des rôles et des identités en
encourageant un idéal d’autonomie. Si la ND est si attachée à la notion de communauté, c’est que celle-ci offrirait plus de
solidité et d’homogénéité que la société censée être fondée sur l’intérêt et l’atome individuel. Durkheim, dans sa thèse, de la
division du travail social, prouve le contraire. La ND réitère son propos : « l’immersion dans un contexte d’appartenance est la
condition première d’un accomplissement personnel digne de ce nom. »780

Le libéral : « pour nous, modernes, l’homme qui doit agir toute sa vie conformément aux normes de sa communauté en est
l’esclave. Son bonheur reste factice tant que celui-ci n’aura pas été confronté à un autre système de valeurs où le bonheur est
défini à partir de ses besoins propres sans qu’il ait à en référer à une autorité supérieure.

Maritain : le zusammenmarschieren de la ND « cette notion germanique de communauté repose sur la nostalgie d’être ensemble,
sur le besoin affectif de la communion pour elle-même, la fusion dans la communauté devient alors une compensation à un
sentiment anormal d’isolement et de détresse. »781

775
Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1970, pages 22 et 23.
776
Alain de Benoist, Nous et les autres, Krisis, 2006, page 46.
777
Idem, page 48.
778
Ibidem, page 49.
779
Alfredo Gomez-Muller, Ethique, coexistence et sens, op. cit., page 72.
780
Alain de Benoist, Nous et les autres, Krisis, 2006, page 47.
781
Jacques Maritain, Les droits de l’homme, op. cit., page 49.
188

Alain de Benoist : « ma conception de la communauté est mue par une volonté dirigée par un projet qui exclut le
sentimentalisme que l’on me prête. J’affirme tout autant que vous la nécessité d’une appartenance communautaire dont la
philosophie, parce qu’elle n’est pas chrétienne vous échappe. »

Le libéral : « ce que met en cause la ND, c’est le choix qui revient à l’individu de définir ses appartenances. L’individu est libre
de résilier ses liens qui, par exemple, le subordonnaient à la religion de ses parents. L’individu est maître de son destin.

Alain de Benoist : « parler de liberté de choix, en la définissant comme décision pure, indépendante de tout contexte culturel
antécédent par rapport au moi est un non-sens. »782 « Il n’y a que des volontés mues par des forces, reliées à des projets. La
notion de liberté n’est pas philosophique ou morale, mais pratique et politique. La liberté ne préexiste pas à l’homme, comme un
droit métaphysique qu’il détiendrait au filigrane de sa personne. Elle doit être conquise. Il n’en existe pas de bénéficiaires
spontanés, mais seulement des fondateurs et des garants. La liberté résulte de l’action faite pour l’instaurer ou pour s’en
emparer. Loin d’être absence de contrainte, la liberté n’apparaît que là où il y a nécessité, c’est-à-dire qu’elle consiste dans le
consentement ou dans l’opposition à un déterminisme. »783

L’existentialiste : « la liberté des Modernes n’a d’autre but que de se vouloir elle-même pour rechercher ce qui fait l’humanité
de l’homme et ainsi être à l’origine des valeurs. « Les actes des hommes ont comme ultime signification la recherche de la liberté
en tant que telle »784 et pour ce faire ils doivent s’abstraire comme le fait Descartes avec son cogito de tout a priori qui limite ma
quête de vérité. La liberté que défend Alain de Benoist ne relève même pas du choix puisque « l’homme découvre ses fins plus
encore qu’il ne les choisit. (…) Plus je connais les finalités qui définissent mon identité et plus je suis libre »785, libre de m’en
séparer pour être véritablement libre de devenir ce à quoi j’aspire. On est d’autant plus libre que grandit l’émancipation de
l’individu de ses déterminismes culturels et sociaux. »

Alain de Benoist : « contrairement à ce qu’affirme Sartre, vouloir la liberté pour elle-même n’a pas de sens. Il n’y a de liberté
que pour en faire quelque chose. »786

Le libéral : « vouloir s’émanciper de ses appartenances, c’est pour Alain de Benoist se détruire et se nier, alors que la libération
des structures politiques (la monarchie) est un bien que nul ne peut renier sans remettre en cause ce que la Révolution française
a apporté aux citoyens. »

Alain de Benoist : « La révolution française ? Elle a abouti, très logiquement, à la terreur de 1793. L’exaltation d’une liberté
abstraite conduit toujours à la négation des libertés concrètes, de la même façon que l’exaltation de l’homme en soi s’exerce
toujours aux dépens des hommes singuliers. Il n’y a pas de pire ennemi pour les droits particuliers que le droit universel. »787

Maritain : « une certaine philosophie a tenté de fonder les droits de la personne humaine sur la prétention que l’homme n’est
soumis à aucune loi, sinon à celle de sa volonté et de sa liberté, et qu’il ne doit obéir qu’à lui-même. Cette philosophie n’a pas
fondé les droits de la personne humaine, parce qu’on ne fonde rien sur l’illusion ; elle a compromis et dissipé ces droits, parce
qu’elle a amené les hommes à les concevoir comme des droits proprement divins, échappant à toute mesure objective, refusant
toute limitation imposée aux revendications du moi, et exprimant en définitive l’indépendance absolue du sujet humain et un soi-
disant droit absolu, attaché à tout ce qui est en lui, du seul fait qu’il est en lui, de se déployer contre tout le reste des êtres. (…)
782
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit.
783
Alain de Benoist, La religion des droits de l’homme, op. cit., page 10.
784
Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, Nagel, 1970, page 82.
785
Alain de Benoist, Nous et les autres, Krisis, 2006, page 48.
786
Alain de Benoist, La religion des droits de l’homme, op. cit., page 10.
787
Idem, page 11.
189

C’est une sorte de révolution intellectuelle et morale qui nous est demandée, pour rétablir dans une philosophie vraie notre foi en
la dignité de l’homme et en ses droits, et pour retrouver les sources authentiques de cette foi. »788

Le libéral : « notre identité, c’est à l’individu de la réaliser et non à une quelconque autorité de nous la déterminer. Mon
authenticité réclame que je sois maître de ma subjectivité et que mes choix résultent de ma volonté et non d’une appartenance qui
me contraint à une identité dont je ressens la violence qu’elle exerce sur moi. La liberté est le premier de mes biens et je ne
saurai admettre le déléguer à quiconque. »

Alain de Benoist : « notre identité est en partie au moins constituée par des fins que nous découvrons en vertu de notre
appartenance à un contexte social commun. »789 « C’est par ses appartenances organiques que l’homme est fondé dans son
humanité (…) L’individu n’existe qu’en liaison avec les collectivités dans lesquelles il s’inclut. La civilisation européenne est à
l’origine une civilisation holiste ; la société y est perçue comme une communauté. »790

Le libéral : « ce que n’envisage pas Alain de Benoist, c’est le cas où l’homme ne souhaite pas être réduit à ses appartenances, à
une identité imposée dès sa naissance. Le culte de l’identité conduit à un enfermement sur soi peu compatible avec ce à quoi
aspirent les individus des démocraties libérales. L’homme moderne se définit par lui-même, en prouvant par ses actes qu’il ne se
laisse pas guider de l’extérieur. Cela ne peut que susciter l’ire d’Alain de Benoist. Celui-ci envisage la société à partir d’une
conception d’un monde unitaire où est exclue toute singularité, toute division. Son paganisme revendiqué s’explique par son
attrait du sol, par son goût d’être la propriété de la matrice terrestre.

Nörholm : « avec l’apparition du christianisme, l’individu se suffit à lui-même, il lui revient la nécessité de faire son salut, de
devenir une valeur indépendante. »

Claude Lefort : « il faut bien plutôt consentir à penser et agir dans les horizons d’un monde où s’offre la possibilité d’une
déprise de l’attrait du Pouvoir et de l’Un. »791 Il faut accueillir la pluralité au lieu de, comme le voudrait Alain de Benoist, agir
de sorte que coïncide le demos et l’ethnos. La définition que se donne Alain de Benoist de la démocratie lui interdit d’envisager
les droits de l’homme comme l’expression de principes émancipateurs de l’individu vis-à-vis de son milieu social, familial,
culturel, religieux. Au contraire, ceux-ci sont considérés comme « un péril à l’horizon, celui de l’affaiblissement du collectif
devant l’affirmation des individus. »792

Alain de Benoist : « l’individualisme des droits contribue à affaiblir la perception que la société doit avoir d’elle-même. » Cet
individualisme « est l’idéologie qui justifie au nom d’une vérité abstraite et universelle, la rupture de solidarité de l’individu et
de la cité. »793 De celui-ci découle un libéralisme qui l’exacerbe. « L’un des postulats de la théorie libérale est que la société doit
favoriser l’intérêt individuel et que nul ne sait quels sont les intérêts de l’individu mieux que l’individu lui-même. »

Louis Dumont : la critique des droits de l’homme par Marx ne doit pas nous tromper sur le caractère individualiste de sa
philosophie : « le but de Marx demeure l’émancipation de l’homme par la révolution prolétarienne et ce but est construit sur la
présupposition de l’individu. »794

788
Jacques Maritain, Les droits de l’homme, op. cit., pages 70 et 71.
789
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., page 48.
790
Alain de Benoist, Orientations pour des années décisives, le Labyrinthe, 1982, pages 36 et 37.
791
Claude Lefort, L’invention démocratique, op. cit., page 83.
792
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 119.
793
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? op. cit., page 214.
794
Louis Dumont, Homo aequalis, page 197.
190

Le libéral : Alain de Benoist récuse les droits de l’homme parce que ceux-ci rendraient l’individu aveugle à ce que doit être son
existence. « La politique des droits de l’homme, écrit-il, échoue en ce qu’elle contribue à produire une société dont le dessein
global échappe à ses membres. »795 Parce que les droits de l’homme valorisent ce qu’il y a de plus singulier dans l’identité de
l’individu, ceux-ci ne peuvent prétendre incarner une politique qui aurait la prétention de développer une politique de
civilisation. Mais les droits sont-ils seulement une politique ? Pour Alain de Benoist, contrairement à ce qu’estime Marcel
Gauchet la réponse est positive. « La politique des droits de l’homme ne peut que tourner le dos aux perspectives d’un
authentique gouvernement de la collectivité par elle-même. Les droits viennent contrarier ce qui doit constituer le sujet qui donne
naissance à la société, à savoir le peuple.»796
Alain de Benoist : « la démocratie des droits est une démocratie tronquée, qui perd de vue la dimension proprement politique de
la démocratie. L’installation du sujet individuel de droit dans la plénitude de ses prérogatives entraîne l’occultation du sujet
politique collectif de la démocratie. »797

Nörholm : « pour asseoir ses dires, Alain de Benoist s’approprie des auteurs de référence : Hannah Arendt, Marcel Gauchet,
Jean-François Kervégan, Myriam Revault d’Allonnes, Pierre Manent, Jean-Fabien Spitz, Régis Debray, Guy Haarcher, Mona
Ozouf, Max Weber, Michael Sandel, Eric Weil, Raimundo Panikkar, Raymond Aron, René Gallissot, Charles Taylor, Alain
Renaut, André Clair, Jürgen Habermas, Michael Walzer etc. » Cela donne une légitimité et du poids à ces propos. Il faut
reconnaître à Alain de Benoist un talent qui consiste à trouver chez ces auteurs la phrase qui donne une consistance à son
propos. On est même inquiet devant un pareil réquisitoire contre les droits de l’homme. Reste à savoir si ces auteurs
partageraient les conclusions auxquelles en arrive Alain de Benoist. »

Alain de Benoist : « ce qui fait défaut à nos démocraties libérales, c’est l’expression d’un civisme qui envisage l’intérêt général
du fait que le droit et la morale ont envahi nos sociétés au détriment de la politique. » « L’idéologie des droits manque le
politique parce qu’elle a pour sujet un homme abstrait »798, déraciné, égoïste et utilitariste. » « Le libéralisme manifeste la
prétention de la sphère économique à s’affirmer comme autonome et à s’émanciper de la tutelle du politique. »799 Le libéralisme
vise le dépérissement du politique parce qu’il est identifié à l’idée de rapports de forces dont l’existence est jugée nuisible. « Le
marché est une construction où il doit y avoir le moins de pouvoir. C’est la condition même de sa validité. »800

Nörholm : « le politique est indissociable des conflits, aussi l’économie de marché, le doux marché, veut que le politique
intervienne le moins possible dans son domaine d’action. »

Alain de Benoist : « L’état dans la perspective libérale va être considéré comme un outil de l’activité économique (…) Il faut
renoncer à décrire l’Etat comme s’il était un être doté d’une raison et d’une volonté propres qui seraient mises au service de la
nation. » « L’Etat perd la possibilité de statuer sur les questions ultimes. Il n’est plus l’arbitre souverain de la vie collective. »
« Pour le libéralisme, les peuples et les nations ne sont que des réalités secondaires. »

Le libéral : « Il s’agit pour l’humanisme de faire en sorte que l’exigence d’autonomie à laquelle aspire l’individu soit respectée
et l’économie de marché nous semble la mieux à même de parvenir à cette fin. »

795
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 119.
796
Idem, page 120.
797
Ibidem.
798
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 120.
799
Alain de Benoist, Orientations pour des années décisives, op. cit., page 42.
800
Idem, page 43.
191

Alain de Benoist : L’individu est un concept d’une extrême pauvreté. Peut-on d’ailleurs lui attribuer une valeur ? « Un homme
dépouillé de toutes ses caractéristiques concrètes n’est plus rien car il a perdu les qualités qui permettent aux autres de le traiter
comme leur semblable. »801

Nörholm : « l’homme est captif de son ascendance, son quant-à-soi est pure illusion : il est investi jusque dans les replis les plus
secrets de son intériorité par l’histoire dont il est l’héritier, par la société qui lui a donné naissance. La tradition le précède et
devance sa réflexion : il lui appartient avant de s’appartenir. »

Benjamin Constant : « L’individu n’est pas rien, il est un principe qui demande respect et tolérance. L’individu dans sa
singularité est une fin en soi : la particularité du groupe ne saurait être érigée en valeur absolue sans fonder par là-même une
exclusion. Les hommes n’ont besoin, pour être heureux, que d’être laissés dans une indépendance parfaite sur tout ce qui a
rapport à leurs entreprises, à leur fantaisie. »

Le libéral : « son abstraction, son indétermination n’est pas privée de sens ; elle suppose l’appartenance de tous à une humanité
partagée où l’homme en s’arrachant de ses particularismes rejoint une définition universelle de son être avec. Alain de Benoist
ne conçoit l’individu qu’à partir de ce qui est et non comme un principe transcendant. »

Nörholm : « les Droits de l’homme repose sur la croyance erronée en une amitié universelle des hommes entre eux qui ne
sauraient connaître de frontières. Ce qu’il faut dénoncer, c’est le mythe de l’individu maître de soi absolument qui se contente de
vivre pour la quête d’un plaisir qu’il veut solitaire. » Comme l’écrivait Tocqueville, l’individualisme est un sentiment réfléchi et
paisible qui dispose chacun à s’isoler de ses semblables en se désintéressant de la politique pour le souci exclusif de sa quête de
réussite économique. »

Akoun : « La Déclaration des droits de l’Homme repose sur la certitude d’une nature bonne et donc naturellement apte à une
sociabilité « juste ». Pourtant, si les hommes étaient naturellement vertueux et naturellement amoureux du droit, la société
s’organiserait spontanément dans une réciprocité immédiate et le pouvoir n’aurait aucune raison d’être ce qu’il est : un pouvoir
séparé. »802

Nörholm : « les Droits de l’Homme cultivent une forme d’angélisme comme tous ceux qui se réclament de toute forme
d’universalisme. »

Alain de Benoist : « la société est l’horizon sous lequel s’inscrit dès l’origine la présence humaine au monde. Aussi est-il
impossible à l’homme de se définir comme individu parce qu’il vit nécessairement dans une communauté, où il est en relation
avec des valeurs, des normes, des significations partagées. Tout cela est constitutif de son moi. »803

Nörholm : « ce qu’énonce l’idée de nature humaine propre à l’idéologie des droits de l’homme, c’est que le pouvoir tire sa
légitimité du consentement d’un sujet qui a le droit pour lui, l’individu. Il en découle l’affirmation d’une liberté anomique qui ne
saurait être contrainte par quoi que ce soit. Il en découle le fantasme d’une société transparente et le mythe d’une société
libérale où chacun ne se préoccupe que de soi. »

Akoun : « Tout pouvoir établi doit être sans cesse rappelé à sa condition originaire qui est de n’avoir aucune transcendance,
aucune épaisseur ontologique ; de n’être jamais corporéisé. »804

801
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 121.
802
André Akoun, l’illusion sociale, PUF, 1989, page 99.
803
Alain de Benoist, au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 121 et 122.
192

Nörholm : « L’affirmation d’un pouvoir premier conduit l’individu à perdre sa propre certitude de soi. »

Akoun : « il est dépossédé de toute certitude quant à son identité, puisque aucun lieu n’est désormais naturellement le sien… La
Déclaration est l’affirmation que la seule réalité de l’homme est la liberté, c’est-à-dire sa désinscription du corps politique et
l’impossibilité de lui assigner territoire. »805

Nörholm : « voici ce qu’en dit Marx : les droits de l’homme, droits du membre de la société bourgeoise, ne sont rien d’autre que
ceux de l’homme égoïste, de l’homme séparé de l’homme et de la collectivité. » Derrière l’homme, il y a le propriétaire qui cache
les rapports de domination inhérent à son être. Pour Marx, la liberté des Droits de l’homme est celle de l’homme conçu comme
une monade repliée sur elle-même, elle envisage l’homme dans une relation qui renie le lien que l’on avait auparavant quand
existait les corporations. La liberté bourgeoise c’est la séparation de l’homme d’avec l’homme. C’est le droit de disposer de ses
biens sans tenir compte d’autrui. »

Le libéral : « on peut voir dans la Déclaration des droits de l’Homme une philosophie de l’organisation de la coexistence des
individus dans la reconnaissance de leur nature de sujets libres. »

L’existentialiste : « L’homme est pouvoir de néantisation de son être pour accéder à une humanité dans laquelle il peut
communier avec autrui. C’est même par cette négation de soi qu’il peut accéder de façon authentique à autrui. La condition qui
est sienne dépasse son identité originelle qui l’enferme dans un rôle, une identité figée.

Alain de Benoist: « il n’est tout simplement pas possible de penser et d’organiser un corps politique dans les termes stricts de
l’individualisme. Une société n’est pas plus décomposable en individus qu’une surface géométrique ne l’est en lignes ou une
ligne en points, disait déjà Auguste Comte.»806

Michaël Walzer : « peut-on vraiment imaginer des individus sans le moindre lien, sans la moindre obligation sociale, religieuse,
raciale, sexuelle, des individus dépourvus de toute identité, absolument libres ? »807

Alain de Benoist : « dans l’idéologie occidentale, l’individu est cet atome abstrait, convertible, désaffecté, qui considère comme
légitime la répudiation de ses héritages et de ses appartenances. »808

Le libéral : « l’individu en niant ce que l’on voudrait qu’il soit accède à sa vraie identité parce qu’elle est issue de sa volonté et
non du on anonyme de la société auquel Alain de Benoist veut tant qu’il appartienne. Les droits de l’homme sont une politique du
fait qu’ils conduisent l’individu à rechercher une relation authentique avec autrui qui ne soit pas médiatisée par quelque origine
que ce soit. Le racisme enferme l’individu dans une identité ostracisée ; le racisme est une politique qui a eu pour nom apartheid.
Il faut comprendre que les droits de l’homme envisagent l’homme sous un jour nouveau où autrui est plus qu’un concept, c’est
une réalité tangible à laquelle je dois le respect. Le différentialisme pseudo-hétérophile de la Nouvelle Droite interdit le dialogue
entre les cultures parce qu’il essentialise autrui dans une identité définitive où cet autrui est un objet et non pas un sujet auquel
on peut s’adresser. »

804
André Akoun, op.cit., page 101.
805
Idem, page 102.
806
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 122.
807
Michaël Walzer, Raison et Passion, pour une critique du libéralisme, Circé, 2003, page 29.
808
« Les ordonnances du docteur Droite, entretien avec Alain Rollat, Le Monde aujourd’hui 17-lundi 18 juin 1984, page
XV.
193

Alain de Benoist : « les droits n’ont de valeur réelle que s’ils découlent d’une appartenance originelle à un « ethnos ». C’est
pourquoi je vous fais remarquer que « les hommes ne peuvent acquérir de droits qu’au sein d’une politie déterminée, dans un
contexte d’existence leur garantissant concrètement le pouvoir d’en bénéficier. »809 Ce qui est premier, c’est l’identité dont
découle mon moi.

Le libéral : « pour quelqu’un qui veut dénoncer l’égoïsme tant individuel que collectif (en suivant la critique heideggérienne), on
peut dire qu’Alain de Benoist n’est pas à une contradiction près. Celui-ci nous confie qu’« il faut s’interroger sur l’opportunité
même de continuer à parler dans le langage des droits car la théorie des droits de l’homme étant intrinsèquement associée à
l’idéologie libérale, toute tentative d’en donner une reformulation non libérale a de bonnes chances d’échouer. »810

Alain de Benoist : « tout projet politique implique une certaine forme de l’holisme car c’est la seule façon de faire valoir la
liberté qu’il chérit tant. « L’acceptation des réquisits minimaux d’un ordre politique démocratique impose de renoncer à toute
fondation métaphysique, anthropologique ou même morale des droits de l’homme au profit d’une fondation strictement
politique. »811 Pourquoi aurait-on besoin de droits de l’homme ?

Le libéral : « quel principe interne à la démocratie organique à laquelle adhère Alain de Benoist peut venir limiter le pouvoir
dont il est dans la nature de vouloir s’accaparer les choses et les êtres comme l’a bien vu Hobbes ? La question est d’autant plus
pressante et problématique qu’Alain de Benoist veut réhabiliter la notion d’appartenance « sans laquelle dit-il la liberté,
l’égalité et la justice ne sont que des abstractions inopérantes. »812 Nous sommes en présence d’un discours identitaire où la
liberté est menacée du fait que l’individu doit être conforme à ce qu’exige de lui la société, la belle totalité où se hiérarchisent les
êtres. «Pour fonder « politiquement » les droits de l’homme, il faut penser la politique et la citoyenneté, non pas seulement dans
la perspective secondarisée d’une garantie des droits naturels subjectifs, mais aussi comme la condition primordiale qui fonde
l’exercice effectif du vivre-ensemble. »813 La question reste posée de savoir ce qui permet à la liberté de s’exercer, elle dont
l’existence est soumise à l’appréciation du pouvoir et de l’Etat. Alain de Benoist ne donne aucune définition de la démocratie. Il
indique seulement sa préférence pour la démocratie athénienne. Mais dans une société où prévaut une démocratie
représentative, que l’on prive de droit de l’homme, donc d’un principe de limitation du pouvoir qui peut exempter cette
démocratie du risque de devenir totalitaire comme ce fut le cas dans l’Allemagne nazie où Hitler fut élu démocratiquement. La
participation et l’égalité entre les citoyens est-elle un critère suffisant pour justifier la suppression des droits ? Qu’on nous
permette d’en douter. Peut-on légitimement reconnaître le droit à la désobéissance civile, probablement pas, car cela suppose
une action indépendante de la communauté à laquelle on appartient. La récurrence dans le discours néo-droitier du mot
appartenance veut bien dire ce qu’il implique : l’individu ne saurait exister en-dehors de sa cité : « si le droit d’avoir des droits
est inséparable de l’appartenance à une communauté politique organisée, la singularité d’un être ne tient pas à son fondement
autosuffisant, mais aux appartenances qui rendent possible son individuation. »814 Mon identité me colle à la peau, je ne saurais
m’en soustraire s’en risquer de perdre ma citoyenneté. Alain de Benoist définit la liberté comme « un problème politique et non
comme un problème de droits. Une telle liberté précède et conditionne la justice, au lieu d’en être le résultat. »815 Or dans une
démocratie moderne, n’est-ce pas la justice qui vient donner tout son sens à la démocratie parce qu’elle représente une instance
bienveillante qui contrôle le bon fonctionnement institutionnel de ladite démocratie. Alain de Benoist doute que nos démocraties

809
Idem, page 123.
810
Ibidem, page 123 et 124.
811
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 124 et 125.
812
Idem, page 125.
813
Ibidem.
814
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 125.
815
Idem, page 126.
194

modernes puissent satisfaire sa conception qu’il se donne du bon gouvernement des hommes ; il cite à cette occasion Georges
Sorel pour lequel « dans nos démocraties modernes, on ne rencontre guère que des individus se sentant libres du passé, sans
amour profond du foyer domestique. Hallucinés par le mirage d’une richesse hasardeuse qui doit provenir de l’ingéniosité de
leur esprit plutôt que d’une participation sérieuse à la production matérielle, ils ne songent qu’à jouir royalement de bonnes
aubaines. »816 Alain de Benoist ne fait pas mystère de son insatisfaction quant à la démocratie moderne du fait que « dans les
démocraties libérales, le pouvoir des nommés et des cooptés excède largement celui des élus. »817

Alain de Benoist : « la démocratie devait être au départ un moyen pour le peuple de participer à la vie publique en désignant des
représentants. Elle est devenue un moyen pour ces représentants de faire légitimer par le peuple le pouvoir réel dont ils sont les
seuls détenteurs. Le peuple ne se gouverne pas par des représentants élus. Il élit des représentants qui le gouvernent pour leur
propre compte.»818

Le libéral : « Alain de Benoist met aussi en cause l’électorat dont les motivations de vote sont irrationnelles, voire absurdes. On
pourrait multiplier les exemples qui font douter Alain de Benoist du bien-fondé démocratique de nos démocraties. Ce qu’il
faudrait, c’est instituer des référendums d’initiative populaire qui « restitueraient aux rapports entre le pouvoir et les citoyens un
caractère de réciprocité. Le référendum apparaîtrait alors comme la forme moderne de l’acclamation populaire où s’exprimait
autrefois le consentement. »819

Alain de Benoist : « il va de soi que la démocratie authentique s’avère incompatible avec les principes libéraux. « La démocratie
doit retrouver le sens que les inventeurs de la démocratie grecque donnaient aux notions de peuple et de liberté. Elle doit se
fonder, non sur des droits inaliénables de l’individu sans appartenances, mais sur la citoyenneté, qui sanctionne l’appartenance
à un peuple, c’est-à-dire à une culture, à une histoire, à un destin et à l’unité politique dans laquelle celui-ci se met en forme. La
liberté du peuple commande toutes les autres libertés. »820 »

Charles Taylor : « dans les démocraties libérales, les théories de la primauté des droits acceptent le principe de l’attribution aux
hommes de droits valant inconditionnellement, c’est-à-dire pour les hommes comme tels. »821

Nörholm : « Une démocratie qui n’est ni fondée en référence à l’atome individuel ni à l’humanité mais en référence au peuple
conçu comme un organisme collectif est appelé par Alain de Benoist démocratie organique en opposition radicale avec une
démocratie qui porte en elle le projet d’une reconnaissance universelle de la dignité de tous les hommes, ce qui a pour
conséquence de ne pas permettre d’établir une délimitation légitime de son espace public. Voici un cosmopolitisme dont a en
horreur la ND.

Le libéral : « Mais avec la coïncidence du demos et de l’ethnos, est-on certain que la liberté des individus soit respectée ? » « il
est tant question d’appartenir que l’on peut se demander quelle est la place de l’intimité, de la réserve et du for intérieur dans un
système politique qui privilégie une lisibilité sans distance entre les citoyens. Qu’est-ce qui échappe à la sphère politique, que
devient l’individu qui veut vivre sa vie selon ses propres critères ? N’est-on pas fondé à parler de démocratie totalitaire plutôt
que de démocratie organique ? »

816
Georges Sorel cité in Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 58.
817
Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 58
818
Idem, page 60.
819
Ibidem, page 78.
820
Alain de Benoist, Démocratie : le problème, op. cit., page 81.
821
Charles Taylor, La liberté des modernes, PUF, 1997, page 224.
195

Alain de Benoist : « la patrie, c’est le cadre naturel de la fraternité, chaque fois que celle-ci exprime les obligations que l’on a
vis-à-vis de ceux avec qui l’on partage un héritage commun. »822 « Nous dirons qu’une société et un peuple sont en forme quand
ils restent conscients de leurs origines culturelles et historiques et conservent le courage de désigner leur ennemi. Or aucune de
ces conditions n’est réalisée dans la société libérale marchande qui dissout les mémoires et ne veut pas avoir d’ennemi. »823

Le psychiatre : « la Nouvelle droite valorise ce qui relève du charnel d’où son paganisme et privilégie ce qui relie les hommes à
leurs semblables dans un système qui hiérarchise les êtres. C’est ainsi que s’explique l’intérêt que le GRECE cultive pour le livre
de Louis Dumont sur le système des castes. » La Nouvelle droite ne veut pas de Tiers, mais une mère matricielle qui veut prendre
sa distance avec le Père qui est celui par qui le sujet advient à lui-même. Le Père est porteur de la Loi qui sépare et fait
promesse. La mère enferme, le Père libère. »

Alain de Benoist : « les droits ne sont pas des qualités attachées aux individus à l’extérieur de toute société politique, mais des
qualités qui ne peuvent appartenir qu’à des citoyens. »824

Le libéral : « dans une démocratie qui se veut respectueuse des droits souverains de l’individu, la première chose à défendre
c’est la liberté affranchie de toute nécessité sociale où la volonté est indépendante de toute définition politique pour mieux
préserver son quant à soi et le mystère de son cœur. »

Alain de Benoist : « La liberté n’est pas tant absence de contrainte que libre volonté de s’imposer à soi-même une contrainte
favorisant l’état de puissance et la pleine maîtrise des capacités, condition première de leur mise en œuvre, libre capacité de se
tenir à soi-même les promesses que l’on s’est faites. »825

Le libéral : il n’est pas vain que le bulletin interne du GRECE se nomme le lien, que le bulletin de la Domus s’appelle l’âtre, que
le recours aux pseudonymes s’étaie sur des signifiants de l’enracinement agreste. Alain de Benoist réitère sans cesse son propos
de façon incantatoire : « c’est le fait d’appartenir à une collectivité qui constitue l’horizon de sens à partir duquel il est possible
d’avoir des droits : s’il n’y a pas de bien social commun, les droits octroyés aux individus ne sont qu’illusion. »826 Ce qu’Alain de
Benoist apprécie dans les cultures traditionnelles hormis leur paganisme, c’est que celles-ci partagent une vue du monde où rien
n’est séparé. « Le monde est un tout, et aucune de ses parties ne peut s’en affranchir. »827 La modernité a rompu cet ordre en
introduisant l’individu comme valeur. Elle a isolé l’homme se plaint Alain de Benoist.

Nörholm : « Elle l’a rendu plus vulnérable, plus étranger à ses semblables que jamais. Aux inégalités de naissance, la modernité
a substitué l’oligarchie de l’argent. Quand bien même ces propos sont justes, ils ne sont que des conséquences secondaires d’un
système social où l’homme s’est autonomisé. Faut-il récuser la modernité pour autant ? Il y a des luttes à mener contre
l’économisme, mais la modernité participe d’un mouvement de progrès où le sens de la vie découle directement de ce que
l’homme veut faire de sa vie. »

Le libéral : « faut-il comme le fait Alain de Benoist postuler que la communauté est première par rapport à la démocratie parce
que la communauté engage l’homme dans des liens étroits quand la démocratie gangrénée par l’individualisme génère
l’isolement et l’anonymat ? La démocratie quoi qu’en dise Alain de Benoist réalise l’aspiration des passions individuelles ; en ce

822
Alain de Benoist, Démocratie : le problème, page 81.
823
Alain de Benoist, Orientations pour des années décisives, op. cit., page 52.
824
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 131 et 132.
825
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? Albin Michel, 1981, page 201.
826
Alain de Benoist, Au-delà des droits de l’homme, op. cit., page 132.
827
Alain de Benoist, in la revue du MAUSS, n°13, 1991, page 119.
196

sens, elle est pleinement légitime et ne saurait souffrir que d’une contestation interne qui n’épuise pas ses potentialités
émancipatrices. La démocratie reste à parfaire mais ce n’est pas un communisme des esprits qui la fera vivre. Les droits de
l’homme sont au centre du langage développé par la démocratie, ils incarnent la figure finale de la conscience démocratique, ce
qui ne manque pas d’agacer la ND pour laquelle « les droits donnent sa pleine portée à ce que peut vouloir dire le règne de
l’individu dans la société en cachant l’autre versant du problème »828, quelle société pour quel individu ?

Sélim Abou : « en ne définissant l’homme que par sa culture, le relativisme radical le réduit à son être social ; il le dépouille de
la raison théorique et pratique qui est identiquement liberté de pensée et d’action ; il lui interdit l’usage de cette raison, de cette
liberté qui le rend capable de prendre ses distances par rapport à sa société, à sa culture, pour les critiquer et les
transformer. »829

Alain de Benoist : on nous chante à tue tête les vertus des droits de l’homme, or pour ceux-ci, « l’homme est en réalité un sous-
produit de la tentative post-cartésienne d’objectiver tout en ce monde, de concevoir les relations humaines comme des
marchandises, et toutes choses comme relevant du quantifiable et du prévisible, et gouvernées par des règles de causalité
simples. La fonction essentielle de l’idéologie des droits de l’homme, c’est la légitimation, au niveau le plus incontestable que
possible, tant idéologique que juridique et moral, d’un certain type de société fondé sur l’activité marchande et le libéralisme
bourgeois. L’idéologie des droits de l’homme fonctionne comme justification morale et comme ciment intellectuel d’un système
social fondé sur l’économie comme destin et sur la destruction des identités collectives. »830

Nörholm : « derrière ce qui explique l’animosité de la Nouvelle Droite à l’endroit des Droits de l’homme, et de sa valeur
universelle, il y a l’idée qu’« il faut savoir reconnaître dans le projet d’une société sans frontière ni hiérarchie non seulement la
vérité des Modernes, mais la destination ultime de l’histoire humaine. »831 Ce que vise le libéralisme, c’est que nous ne vivions
plus séparés en communautés agies par des règles différentes, qu’il n’y ait plus qu’un mode de vie.

L’antiraciste : « il y a aussi un (anti)racisme ethno-différentialiste qui cultive une forme non avouée de racisme insidieux dont la
critique des droits de l’homme opéré par la ND est un indice inavoué.

Maurice Bardèche : « Cette substitution de l’idée de culture à l’idée d’hérédité est le pivot qui commande tout le renouvellement
de droite que le groupe GRECE propose. En vertu de cette opération, on peut désormais reconnaître, affirmer même, la diversité
des races qu’on nommera de préférences les ethnies. La droite ainsi transfigurée par la découverte de la culture pourra même se
dire antiraciste. »832

L’antiraciste : ne nous trompons pas. Il faut savoir lire race et biologie sous les mots « culture et identité européenne », race
blanche sous l’expression « héritage indo-européen. » A l’origine, le GRECE développe une idéologie anti-égalitariste fondée
sur les travaux de sociobiologistes tel que Konrad Lorenz pour affirmer le postulat de l’inégalité des races et la valeur
supérieure de la race blanche.

Nörholm : « Mais à partir du milieu des années 70, le GRECE ne parle plus de race et de hiérarchie mais de culture et de
différence. Alain de Benoist déclare que l’homme relève non de la nature, mais de la culture, non de la biologie, mais de

828
Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002, page 380.
829
Sélim Abou, Cultures et droits de l’homme, Hachette, 1992, page 32.
830
Alain de Benoist, La religion des droits de l’homme, op. cit., pages 13 et 14.
831
Daniel Jacques, Nationalité et modernité, Boréal, 1998, page 185.
832
Maurice Bardèche, Les silences de la Nouvelle droite, Défense de l’Occident, 170, décembre 1979, page 20.
197

l’histoire. Le GRECE se réclame des travaux d’anthropologues comme Claude Lévi-Strauss et Louis Dumont pour faire valoir la
culture comme trait dominant des sociétés qui mérite le respect (…)

L’antiraciste : « et légitime des pratiques qui vont à l’encontre des droits de l’homme, comme l’excision. »

Nörholm : « L’ethnophilie des grécistes les autorise à critiquer l’acculturation pour lesquels celle-ci correspond à la
transmission « d’un certain nombre de valeurs, de symboles qui ne correspondent pas à l’héritage qui est le sien. »833 Ce que
condamne le GRECE, c’est l’introduction au sein d’une culture de valeurs étrangères à sa nature qui finissent par détruire celle-
ci. C’est ainsi qu’est dénoncé l’impérialisme américain qui tente d’imposer son mode de vie aux sociétés occidentales. C’est
ainsi que le GRECE a pu se présenter comme le parti de la diversité et de la tolérance contre celui de la déculturation des
peuples et de toutes les formes de totalitarisme. Défendre la diversité du monde : voilà de quoi désarçonner une gauche qui
pensait en être la seule propriétaire. Formulant le droit à la différence en valeur positive, le discours de la ND semble recevable.
Ainsi quand la ND énonce que « nous ne voyons de raisons d’espérer que dans l’affirmation de singularités collectives, la claire
conscience des racines et des spécificités culturelles, l’affirmation de la négritude, la renaissance d’une civilisation latino-
américaine, la résurgence d’une culture islamique »834, on ne peut que partager son propos. »

Le libéral : « cependant, il ne faudrait pas se leurrer sur les fins idéologiques que présuppose ce droit à la différence. Ce qui est
en effet rejeté, c’est la prétention à l’universalité jugée criminelle et raciste du fait qu’elle refuse aux singularités culturelles le
droit de subsister. Pour appuyer ses dires, Alain de Benoist se réfère à Claude Lévi-Strauss pour lequel « une doctrine
universaliste évolue inéluctablement vers des formules équivalentes au parti unique. »835
Il s’ensuit une définition du racisme pour laquelle l’affirmation des droits universels va à l’encontre du respect des spécificités
culturelles. On enferme ainsi l’individu dans une culture qui le domine et l’oriente dans une forme de xénophobie et
d’ethnocentrisme pour se préserver de l’acculturation. »

Taguieff : « Pour dépasser les fausses sorties par la voie de la communauté close qui conduisent à une forme quelconque
d’intégrisme communautaire, il faut commencer par penser l’idée de communauté ouverte, en rapport avec celle d’identité
inventée. »836

Nörholm : « le droit à la différence est respectueux de la pluralité culturelle ce qui est à l’opposé d’un système qui affirme la
supériorité d’une société sur une autre. Il va à l’encontre du racisme entendu comme doctrine de ceux qui affirment l’existence
de différences biologiques entre les « races » et la supériorité de l’une d’entre d’elles. Le droit à la différence que défend la ND
n’affirme aucune supériorité de telle culture sur une autre, ce qui est le cas du racisme. Celui-ci est pour Alain de Benoist une
théorie de la hiérarchie et de l’inégalité des races. »

Alain de Benoist : « on me reproche un racisme différentialiste. La différence serait érigée en absolu, en totalité close. Je
développerai un racisme qui s’avance sous les couleurs de l’antiracisme intelligent et sincère. Il faudrait se méfier parce qu’il
voudrait dire autre chose que ce qu’il dit. »837

Stéphane Crépon : Pour le GRECE, l’homme appartient à sa culture, et à sa société d’où sa critique de l’individualisme et du
libéralisme ; or n’est-ce pas là le réel racisme, enfermant l’identité de l’individu dans une communauté dont il ne peut
833
Alain de Benoist, « Le totalitarisme raciste », Eléments n°33, 1980, page 17.
834
Alain de Benoist, Eléments n°33, 1980, page 19 et 20.
835
Claude Lévi-Strauss, le regard éloigné, Plon, 1983, page 378.
836
Pierre-André Taguieff, in Mots n°12, mars 1986, page 105.
837
Alain de Benoist, racisme : remarques autour d’une définition, in racismes, antiracismes, sous la direction d’André
Béjin et Julien Freund, Méridiens Klincksieck, 1986, pages 241 et 242.
198

s’affranchir ? Avec le droit à la différence, c’est le métissage culturel qui est condamné : « il s’agit de préserver une population
de toute contamination extérieure, ce qui revient à mettre en avant la préservation d’une symbolique de la pureté. »838

L’antiraciste : « or n’est-ce pas cette quête de pureté qui définit le mieux le racisme ? Le GRECE développe l’idée que notre
culture est menacée par l’immigration du fait d’une population non assimilable. Dans un numéro d’Eléments consacré à
l’immigration, on voit des jeunes beurs et en arrière front, le paysage d’une banlieue ravagée par la violence urbaine.
L’assimilation est faite entre immigré et insécurité niant ainsi la possibilité d’une intégration d’une culture dans une autre, le
creuset républicain si cher à la France. Il existe aussi la menace de l’impérialisme américain dont la culture consumériste tend à
se globaliser, transformant toutes les sociétés en un vaste supermarché.

Alain de Benoist : « pour répondre à Sylvain Crépon (et à Alain Caillé) d’un plaidoyer pour l’égalité des cultures, je tirerais des
conclusions « isolationnistes ; que je professerais même « un monadisme culturel ». Je rappelle que j’ai écrit un livre Europe,
tiers monde même combat. Ce qu’il faut retenir, c’est le mot même. Comment imaginer que des cultures différentes puissent
mener le même combat en étant incapables de communiquer entre elles ? « Si l’on y réfléchit bien, c’est bien plutôt l’idéologie
libérale qui, en légitimant l’atomisation individualiste de la société, rend les hommes fondamentalement étrangers les uns aux
autres et crée ainsi les conditions d’une incommunicabilité. »839

L’américanophile : « Le GRECE craint une évolution du monde sous l’emprise d’une culture génocidaire où seul compte le
règne de la quantité. C’est ainsi que le GRECE emprunte la notion de décivilisation chère à Robert Jaulin pour qualifier le
processus de mondialisation acculturant de la puissance américaine. »

Taguieff : « ce qu’il s’agit d’affirmer, c’est une identité substantielle qui ne se laisse pas subvertir par une autre. D’où la
nécessité pour les cultures de faire sécession. Après avoir supposé que « la société multiraciale est le terreau du racisme » le
GRECE en tire la conclusion que les immigrés doivent revenir dans leur pays d’origine. On peut parler d’une forme de racisme
différentialiste hétérophile qui se présente sous les couleurs d’un authentique antiracisme. Celui-ci postule l’incommensurabilité
des cultures entre elles au nom d’un relativisme culturel absolu, ce qui conduit à l’enfermement dans une identité figée où
l’histoire semble chassée. Ce qu’il faut comprendre, c’est que « l’invocation du droit à la différence, l’appel au respect de l’autre
ou des identités culturelles, l’exigence d’hétérophilie ou de xénophilie peuvent être instrumentalisés par des acteurs individuels
ou collectifs racistes. »840 L’hétérophobie et l’hétérophilie ne s’opposent pas comme le racisme et l’antiracisme, car l’éloge de la
différence peut impliquer une forme de racisme qui ne dit pas son nom. La différence qui signifiait un engagement antiraciste
depuis les années 50 a été retournée pour devenir un argument d’un ethnodifférentialisme raciste. L’absolutisation de la
différence autorise en effet à penser que la plupart des cultures sont inassimilables. »

L’antiraciste : ce propos consiste à estimer que la société multiculturelle est un défi à « notre » personnalité anthropologique,
son danger étant qu’elle détruit l’homogénéité ethno-culturelle des Européens sur laquelle reposent l’identité, et la densité du
sentiment d’appartenance. La ND redoute l’oubli des origines et la dépossession de notre héritage spirituel. La subtilité de ce
néo-racisme est qu’il ne s’exprime pas dans le registre de l’exécration mais au contraire dans celui de l’amour pour toutes les
cultures. On ne parle plus de race, mais de culture, qui a la vertu d’être une notion que l’on ne peut pas renier comme c’est le

838
Sylvain Crépon, Du racisme biologique au différentialisme culturel, les sources anthropologiques du GRECE, in les
sciences sociales au prisme de l’extrême droite, sous la direction de Sylvain Crépon et Sébastien Mosbah-Natanson,
L’Harmattan, 2008, page 181.
839
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé,in la revue du MAUSS, n°13, 1991, page 120.
840
Pierre-André Taguieff, Les métamorphoses idéologiques du racisme et la crise de l’antiracisme, in Face au racisme,
2 analyses, hypothèses, perspectives, sous la direction de Pierre-André Taguieff, L a Découverte, 1991, page 41.
199

cas avec le mot race, on ne parle plus d’inégalité mais de différence, mot qui bénéficie d’un agrément positif parmi les
antiracistes, ce qui permet au GRECE de valoriser ce concept pour mieux satisfaire certaines conditions de recevabilité et
d’acceptabilité propres à l’espace public. Ceci ne doit pas nous tromper : « le postulat d’inassimilabilité est au cœur de la
pensée raciste »841 L’individu parce qu’il est issu d’une culture étrangère ne peut être converti à la culture dans lequel il veut
vivre. La différence dans l’origine est supposée insurmontable. Comme l’écrit Cornélius Castoriadis, le racisme authentique ne
veut pas la conversion des autres, il veut leur mort, soit de façon symbolique soit par sa destruction physique. Cependant, face à
cet argument, les théoriciens de la différence font remarquer qu’ils ne veulent pas l’élimination de l’autre mais son
développement (séparé). Leur racisme n’apparaît pas de prime abord puisqu’il repose sur la reconnaissance des particularismes
culturels, mais devant l’analyse de leur propos, celui-ci apparaît quand on aborde la question de l’immigration. On perçoit leur
hantise du métissage ou de l’intégration vécue comme un arrachement aux origines premières de l’individu. « La vérité, c’est que
les peuples doivent préserver et cultiver leurs différences (…) L’immigration est condamnable parce qu’elle porte atteinte à
l’identité de la culture d’accueil aussi bien qu’à l’identité des immigrés. »842 Ce propos se veut respectueux des différences alors
même qu’il repose sur un ostracisme qui ne dit pas son nom. La hantise propre à l’ethnodifférentialisme est de perdre sa
spécificité dans une société où « le seuil de tolérance » aurait été dépassé. Le GRECE ne veut pas l’assimilation : c’est ainsi
qu’il défend ce qui correspond à l’identité d’une culture comme le port du voile islamique.

Alain de Benoist : « en faisant valoir le droit à la différence, la ND infirme le propos de ceux qui l’accusent de racisme. Quand
le christianisme veut convertir les Sauvages à sa foi, n’est-ce pas là une forme de mise à mort par la volonté de vouloir
transformer l’homme en un autre être, au point de le dénaturer ? »

Taguieff : « en affirmant un pluralisme culturel radical, en affichant un anti-universalisme qui serait l’unique fondement de la
tolérance positive, le nouveau racisme de la différence culturelle a pu se présenter comme l’antiracisme authentique. »843 Le
racisme s’avère donc à l’analyse plus difficilement critiquable que ne le laisse supposer l’antiracisme surtout si ce dernier
développe aussi le droit à la différence comme élément de son combat antiraciste. « Les antiracistes sont en retard d’un combat
sur leurs adversaires : ils persistent à ne voir du racisme que dans le rejet des différences, ce qui les a rendus aveugles devant
l’apparition d’inédites formes euphémisées du racisme procédant par éloge de la différence. On n’a guère compris que la norme
du respect des différences servait à rendre honorable la hantise du contact, la phobie du mélange qui est au cœur du
racisme. »844 Ce qu’il faut remarquer, c’est combien le propos national-populiste est redevable de l’idéologie de la différence
développée par la ND. C’est ainsi que Jean-Marie Le Pen peut dire qu’il aime les Maghrébins mais que leur place est au
Maghreb ; qu’il n’est pas raciste, mais défenseur de la nation pour lequel pour qu’une nation soit harmonieuse, il faut qu’elle ait
une certaine homogénéité ethnique et spirituelle. Guillaume Faye, membre du GRECE, déclarait que « pour aller jusqu’au bout
du droit à la différence, il convient de refuser la société multiraciale et, avec les immigrés, envisager leur retour au pays. » 845
L’absolutisation de l’altérité est au principe d’une prescription d’exclusion. L’éloge de la différence soumet les cultures à rester
distantes les unes des autres.

Le libéral : « De moyen de défense des minorités opprimées, le droit à la différence s’est transformé en instrument de
légitimation des appels les plus exacerbés à l’autodéfense de l’identité nationale (et/ou européenne) « menacées » »846 L’amour
du lien communautaire et le culte rendu aux appartenances d’origine débouche sur la xénophobie vis-à-vis de ceux qui sont

841
Idem, page 45.
842
Robert de Herte (alias Alain de Benoist) Avec les immigrés contre le nouvel esclavage, Eléments n°45, page 2.
843
Pierre-André Taguieff, op. cit., page 59.
844
Idem, page 98.
845
Guillaume Faye, La société multiraciale en question, Eléments n°48-49, hiver 1983-1984, page 76.
846
Pierre-André Taguieff, op. cit., page 101.
200

extérieurs à celles-ci. Aussi est-il bon de rappeler que c’est l’universalisme qui seul peut nous sauver du racisme de la différence
absolutisée.

Raymond Boudon : « pour combattre le racisme, il faut déconstruire un propos dont l’ambiguïté idéologique est patente quand
on analyse le discours de la Nouvelle Droite. « Une idée ancienne et discréditée doit, pour s’imposer de nouveau, subir d’abord
une métamorphose. Car il faut qu’elle puisse facilement être perçue comme une idée nouvelle. »847 Le GRECE y est parvenu,
mais une analyse approfondie de son propos laisse apparaître un néo-racisme dont la visibilité est rendue possible quand il
s’agit d’appréhender la place de l’Autre dans une société que l’on veut homogène. Alain de Benoist récuse toute affirmation
universaliste parce qu’elle serait destructrice de l’identité des cultures qu’il faut protéger au nom de la diversité, de l’altérité, ce
au profit du retour aux racines. C’est même l’universalisme qui est mis en cause puisqu’il « tend à l’ignorance ou à l’effacement
des différences. »848 Mais ce qui trahit le propos supposé antiraciste du GRECE c’est que son hétérophilie se fonde sur le
principe d’incommensurabilité radicale des différences culturelles.

Alain de Benoist : « je serais le premier à combattre une idéologie qui, au nom du droit à la différence, prétendrait instaurer
entre les peuples une étrangeté radicale. »849 Considérer qu’ « il n’y a pas d’au-delà de la pluralité des cultures »850 ne veut pas
dire chacun chez soi, c’est au contraire rendre possible le dialogue interculturel.

L’antiraciste : « dans votre livre, communisme et nazisme, vous écrivez que les sociétés libérales qui se réclament de l’idéologie
des droits de l’homme « peuvent être fondés sans tenir compte du fait que les intérêts, les finalités, les aspirations et les
conceptions humaines de la vie bonne sont non seulement diverses, mais incommensurables. »851

Nörholm : « s’agissant des occidentaux, il ne s’agit pas d’ouvrir les autres à la raison, il faut s’ouvrir soi-même à la raison des
autres. C’est qu’une philosophie politique ouverte à l’universalisme, guidée par le principe humaniste de la liberté rationnelle,
conduit à l’homogénéisation de la société. »

Alain de Benoist : « pas plus que les totalitarismes d’hier, les sociétés libérales ne sont disposées à accepter que leurs normes ne
fassent nécessairement autorité. Elles aussi tendent à s’imposer comme le seul système universellement possible, au nom d’une
idéologie qui ouvre la voie à tous les abus dès lors qu’elle est présentée comme une évidence censée s’imposer à chacun. »852 Je
revendique le droit à la différence contre les sacro-saints droits de l’homme. « Le maintien de l’identité d’un peuple exige une
certaine continuité culturelle et démographique, une relative invariance des transmetteurs, car s’il est vrai qu’une homogénéité
excessive entraînerait une perte d’énergie, il est un fait aussi qu’une hétérogénéité853 perturbante produirait un effritement du
sentiment d’appartenance partagée. »

Todorov : « une communication modérée, maintenue à l’intérieur de certaines limites, constitue un avantage incontestable. Mais
si la communication s’accélère, alors les différences s’estompent et l’on s’avance vers l’universalisation de la culture, c’est-à-
dire d’une culture au détriment des autres. Passé un certain seuil, la communication est donc néfaste, car elle conduit à
l’homogénéisation, laquelle équivaut à un arrêt de mort pour l’humanité. »854

847
Raymond Boudon, L’Idéologie ou l’origine des idées reçues, Fayard, 1986, page 283.
848
Alain de Benoist, Droits de l’homme et droit des peuples, Eléments, n°109, juillet 2003, page 29.
849
Alain de Benoist, in la revue du MAUSS, n°13, 1991, page 120.
850
Alain de Benoist, Europe, Tiers-monde, même combat, Robert Laffont, 1986, page 96.
851
Alain de Benoist, Communisme et nazisme, Le Labyrinthe, 1998, page 137.
852
Idem.
853
Alain de Benoist, Europe, Tiers-monde, même combat, Robert Laffont, 1986, page 215.
854
Tzvetan Todorov se faisant le porte-parole de Lévi-Strauss, Nous et les autres. Le Seuil, 1989, page 91.
201

Taguieff : « il est vrai qu’Alain de Benoist a écrit un livre qui s’intitule : Europe, tiers monde même combat. Il n’en demeure pas
moins que l’Autre dans sa différence est érigé d’une façon telle que « le genre humain est brisé en totalités closes sur elles-
mêmes. »855
La hantise de la ND est la perte du propre, la disparition de l’identité du groupe que l’Occident fait subir à ses peuples.

L’antiraciste : « On ne peut nier que toute société est ethnocentrique ; aussi, valoriser leur différence ne fait qu’accroître le repli
sur soi et conforter l’incommensurabilité entre les sociétés. »

Le libéral : « on ne peut mieux dire pour justifier et définir l’ethnocentrisme que ce que déclare Barrès : « le nationalisme
ordonne de tout juger par rapport à la France ». »

Alain de Benoist : « la ND ne prend pas position pour l’isolement, (elle n’a jamais été nationaliste comme Barrès ou Déroulède)
mais pour une forme de développement historico-culturelle autocentrée. »856 « Chaque homme a son identité inscrite dans ses
cellules, disait récemment le prix Nobel Jean Dausset. Il en va de même des peuples. La conscience d’identité va de pair avec le
sentiment d’appartenance qui engendre la solidarité et cimente la volonté commune. Vécue et perçue subjectivement, l’identité
collective résulte de cette conscience d’appartenance à un groupe, se définit comme différence et se saisit au travers d’un
système ouvert de représentations, au travers d’un certain nombre de symboles, de mythes et d’images impliquant une vue du
monde et une aperception particulières. »857

Albert Memmi : « un peuple sans culture serait privé de passé et d’avenir ; autant dire qu’il a cessé d’exister comme tel. Un
peuple ne meurt pas seulement si tous ses membres sont physiquement morts. Il suffit que ses descendants s’intègrent
individuellement à ce point dans d’autres groupes, qu’ils oublient d’où ils viennent, et qu’ils estiment que leur avenir a toujours
coïncidé avec celui de leurs nouveaux concitoyens. Leur humus natal a bien cessé d’exister, puisqu’il s’est dispersé aux vents de
l’histoire, allant fertiliser d’autres sols. On comprend alors l’acharnement des groupes à défendre leur mémoire collective : elle
est la condition de leur survie. »

Alain de Benoist : « Jung a montré qu’au même titre qu’un individu, un peuple souffre de dissociation mentale quand il refoule
son plus ancien passé, quand il nie cette part de lui-même qui provient de ses racines profondes, cette part de lui-même qui,
toujours, se tient sur le seuil de sa propre conscience , qui lui fait défi et qui lui pose l’énigme du Sphinx historique : qui est-il ?
D’où vient-il ? Qu’entend-il faire de lui-même pour se donner un destin ? »858

Nörholm : « l’ethnocentrisme pratiqué par les sociétés non occidentales acquiert la légitimité d’une stratégie d’auto-défense.
C’est le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque communauté se conservent et trouvent dans leur propre fonds
les ressources nécessaires à leur renouvellement. »

Sélim Abou : « en niant la nécessité de l’universel comme horizon de toutes les relations interculturelle équilibrées, en
absolutisant la notion d’identité culturelle, au mépris de l’identité humaine qui l’englobe et la dépasse, le dogme du relativisme
culturel a mythifié un droit à la différence qui se retourne contre ceux en faveur de qui il était édicté ; un droit à la différence qui
signifie un droit à l’enfermement, droit à la répression et, à la limite, droit à la mort. »

855
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle Droite, Descartes et Cie, 1994, page 96.
856
Alain de Benoist, Pour une déclaration du droit des peuples, Actes du 15ème colloque national du GRECE, Le
labyrinthe, 1982, page 57.
857
Alain de Benoist, Europe, Tiers-Monde, même combat, Robert Laffont, 1986, page 214.
858
Alain de Benoist, Pour une déclaration du droit des peuples, Actes du 15ème colloque national du GRECE, 1982, page
58.
202

Nörholm : « le GRECE défend une forme d’« ethnocentrisme », protection que juge nécessaire Lévi-Strauss pour faire en sorte
que les cultures conservent leur particularité. Il en va de leur survie. Chaque culture doit préserver son identité ce que les droits
de l’homme transgressent en niant aux cultures leur droit à la différence pour imposer à celles-ci des valeurs qui ne sont pas
leurs et qui viennent les dénaturer. Ce constat autorise la ND à dénier toute appartenance idéologique au profit d’un
positionnement qui dépasse tout clivage partisan. Qu’a engendré l’humanitarisme des droits de l’homme ? Il me faut ici citer
Serge Latouche : « L’abnégation des médecins sans frontières, la sollicitude des frères des hommes, l’amour du prochain des
missionnaires, la compétence solidaire des techniciens, voire l’ardeur internationaliste sont les vrais acteurs du drame de la
déculturation. »859 »

Alain Caillé : « votre vision de la démocratie met l’accent sur la dimension de la fraternité et de l’enracinement, mais celle de la
liberté des individus passe à la trappe. Vous semblez n’accorder de liberté légitime qu’aux peuples et aux cultures, bref à des
sujets collectifs. J’imagine mal qu’un ordre politique moderne puisse prétendre s’ériger sur autre chose que l’affirmation de
l’égalité symbolique. Comme l’a bien vu Arendt, la tâche spécifique de l’ordre politique est de rendre politiquement égaux des
individus qui ne sauraient l’être ni socialement ni « réellement » et moins encore naturellement. »

Alain de Benoist : « pour répondre à des propos récurrents sur ma conception du rapport de l’individu à sa communauté je dirai
que « pas plus que je ne crois que les cultures, en cherchant à maintenir leur existence, créent du même coup les conditions
d’une incommensurabilité entre elles, je n’imagine un seul instant que le holisme implique l’anéantissement des individualités.
Seuls des individus reliés à leurs semblables et conscients de ce qui les réunit peuvent exister pleinement en tant que personnes
(…) La communauté n’est pas une fin en soi, elle trouve bien plutôt sa finalité dans le bien commun des personnes, et le but de
toute existence collective est de créer les conditions permettant à chacun de s’épanouir et de se perfectionner au contact les uns
des autres. » »860

Le Chrétien : quand on demande à la ND si elle est à droite, voilà sa réponse : « la contradiction majeure n’est plus entre la
droite et la gauche, le libéralisme et le socialisme, le fascisme et le communisme, le totalitarisme et la démocratie. Elle est entre
ceux qui veulent un monde unidimensionnel et ceux qui en tiennent pour un monde pluriel fondé sur la diversité des cultures,
entre ceux qui défendent les droits d’un homme abstrait et ceux qui défendent la cause des peuples. »861 C’est pourquoi la ND
remet en cause le christianisme qui serait une religion étrangère à l’Europe et dont les conséquences auraient été le
colonialisme, le racisme et l’érosion des cultures et des identités collectives. Pour la ND, le totalitarisme est né le jour où l’idée
du monothéisme est apparue. Les droits de l’homme en seraient l’émanation politique. Ce qu’il faut aussi reprocher à la ND,
c’est sa prescription d’exclusion de l’étranger, parce qu’il est jugé inassimilable, conséquence de l’absolutisation du droit à la
différence.

Nörholm : « ce n’est pas le droit à la différence qui est à l’origine du racisme, mais l’universalisme pour lequel les différences
sont inacceptables. Le droit à la différence est l’expression d’un discours hétérophile qui ne peut être compris comme la
manifestation d’un racisme puisqu’il n’exprime pas l’affirmation d’inégalités mais la reconnaissance de la valeur insigne de
l’étranger. »

Taguieff : « le constat des différences est l’occasion d’affirmer la thèse d’incommensurabilité entre cultures. L’imaginaire
différentialiste est centré sur le désir de préserver à tout prix les identités collectives, hanté par leur destruction par le mélange :
tel est le noyau mixophobique du racisme différentialiste. »

859
Serge Latouche, L’Occidentalisation du monde, La Découverte, 1989, page 68.
860
Alain de Benoist, Réponse à Alain Caillé, Le MAUSS, n°13, 1991, page 121.
861
Alain de Benoist, Europe, tiers-monde, même combat, Robert Laffont, 1986, page 17.
203

Nörholm : « chaque culture doit conserver sa différence, la cultiver, l’approfondir, la préserver de la prétention de n’importe
lequel impérialisme qui tenterait de la déculturer comme ce fut le cas de l’Occident vis-à-vis des populations allogènes qu’elle
voulait convertir à leur mœurs. »

Sélim Abou : il faut dénoncer les relativistes qui encouragent « l’idéologie du retour aux sources ethniques qui a alimenté les
nationalismes européens exacerbés. Le retour à l’ethnicité n’a plus la portée d’un repli stratégique permettant au groupe de
s’ouvrir à l’altérité sans s’y aliéner, mais celle d’une régression pathologique condamnant l’individu à l’enfermement dans les
limites étroites d’une identité ethnique surinvestie. »862

Nörholm : « le péril culturel encouru par les « sociétés primitives » requiert de celles-ci l’affirmation de leurs différences, de
leur droit à vivre comme elles le firent jusqu’à présent en sachant se préserver de l’Occident qui sont pour elles un véritable
danger. »

Alain de Benoist : « toute idéologie universaliste est nécessairement totalitaire, parce qu’elle vise à la réduction de toute réalité
culturelle à un modèle unique. Il y a (…) urgente nécessité pour tous les peuples, toutes les cultures encore conscientes d’elles-
mêmes à s’unir contre leur seul ennemi commun : ceux qui veulent les détruire toutes, pour leur imposer un même mode
d’existence, un même rythme, un même standard de vie. »

Taguieff : « on n’a guère compris que la norme du respect des différences loin d’incarner ce droit de l’homme fondamental
qu’est le droit à l’altérité servait surtout à rendre présentable, voire honorable, la hantise du contact, la phobie du mélange qui
est au cœur du racisme lequel est dans son fond mixophobie. »863

Finkielkraut : « avec le remplacement de l’argument biologique par l’argument culturaliste, le racisme n’a pas été anéanti, il est
simplement revenu à la case départ. »864

Taguieff : « L’intégrisme de la différence définit la pensée proprement raciste (…) Dès lors qu’on absolutise les identités
collectives, les ensembles différentiels (ethnies, peuples, cultures, etc. on détruit le seul fondement possible d’une communication
entre lesdites cultures, entités séparées et closes sur elles-mêmes. »865

Nörholm : « comment peut-on parler du racisme de la ND alors que celle-ci soutient la cause des peuples, et défend une
humanité plurielle. » « Depuis 2000 ans écrit Alain de Benoist, l’Occident n’a jamais cessé de vouloir convertir, assimiler,
imposer. Il a violé les âmes, dépossédé les communautés de leurs terres, colonisé leur imaginaire, détruit leur système de
croyances. Le fait naturel de l’altérité ne doit conduire ni à la négation ni à l’assimilation, mais à la reconnaissance et à la
réciprocité. »866 Où se situe donc la xénophobie et le racisme supposé de la ND ?

Alain de Benoist : « ce qu’il faut souligner c’est que les sociétés païennes sont plus tolérantes à l’endroit des étrangers et
n’envisagent pas de les convertir. Parler de phobie du contact est donc sans objet. D’autre part, « vaut-il mieux une planète où

862
Sélim Abou, Cultures et droits de l’homme, Hachette, 1992, page 34.
863
Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle droite, op. cit., page 98.
864
Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, Gallimard, 1987, page 99.
865
Pierre-André Taguieff, Les droites radicales en France : nationalisme révolutionnaire et national-libéralisme, in Les
Temps modernes, avril 1985, n°465, page 1790.
866
Alain de Benoist, Cartouches, les amis d’Alain de Benoist, 2010, page 241.
204

coexistent des types humains et des cultures variées, ou bien une planète dotée d’une seule culture et, à terme, d’un seul type
d’humain ? Est-ce du racisme que de vouloir la pluralité ? »867

Nörholm : « Il faut garder le passé vivant pour qu’il continue de nous alimenter. L’individu abstrait, l’homme de partout et de
nulle part n’ayant nulle mémoire de ce passé ne saurait se concevoir que d’une façon intransitive.

Pierre Vial : « le noyau définitionnel du totalitarisme est qu’il nie le droit à la différence. Le monothéisme implique la
soumission à un Dieu unique, omniscient, omnipuissant, éternel. Sa devise est : « Qui n’est pas avec moi est contre moi » Celle-ci
incarne l’essence même du totalitarisme. L’universalisme qui veut s’approprier chaque âme est par nature raciste, car il nie
l’autre en tant qu’autre. L’Occident a voulu être le référent unique. Face à cet ethnocentrisme, nous ne voyons de raison
d’espérer que dans l’affirmation des singularités collectives, la réappropriation spirituelle des héritages, la claire conscience des
racines. »

Alain de Benoist : face aux droits de l’homme qui ne formulent qu’un universalisme abstrait faisant de chacun un égal qui
ignore les siens, « je crois qu’il est bon et nécessaire pour chaque homme d’être fier de ses ancêtres, fier de son pays. Je crois
même qu’il est normal pour tout homme de préférer la culture à laquelle il appartient, pour la seule raison que c’est sa culture et
qu’il en est l’héritier. »868

Le libéral : « vous défendez une préférence alors que la générosité des droits de l’homme ne créent aucune distinction entre tous
les hommes. Vous violez l’article premier des droits qui déclarent que tous les êtres humains doivent agir les uns envers les
autres dans un esprit de fraternité. »

Alain de Benoist : « je ne défends pas l’humanité dont l’idéal relève de l’utopie mais la cause des peuples pour la raison que la
culture est la carte d’identité d’un peuple. Elle est sa respiration mentale, sa nourriture psychique, son passeport pour un avenir
en forme de destin. Car c’est lorsqu’un peuple e s’éprouve lui-même comme une réalité organique et différenciée qu’il peut se
révéler pleinement créateur. » « La conscience d’identité va de pair avec le sentiment d’appartenance qui engendre la solidarité
et cimente la volonté commune. Vécue et perçue subjectivement, l’identité collective résulte de cette conscience d’appartenance à
un groupe (…) L’identité s’appréhende par un regard, sans cesse ramené au présent, vers la plus longue durée historique dans le
cadre d’un processus d’individuation activant vers la claire conscience les racines mêmes de la culture. »869

Sélim Abou : « ce n’est pas sans raison que les défenseurs des Droits de l’homme s’emploient si souvent aujourd’hui à
réhabiliter la pensée du 18ème siècle contre celle du 19ème qui l’avait longtemps oblitérée. Soucieux de libérer l’homme du double
absolutisme du trône et de l’autel, le Siècle des Lumières et de la Révolution en était venu à ne reconnaître que l’homme en
général, l’individu abstrait, en tant que raison et liberté. »870

Nörholm : « si je vous comprends bien, la Déclaration de 1948 entendait affirmer les principes qui rapprochent les hommes et
non ceux qui les séparent, leur droit à l’égalité, et donc à leur ressemblance, et non leur droit à la différence. N’est-ce pas la
marque des sociétés occidentales que de vouloir plier les peuples à une identité qui n’est pas leur ?»

Sélim Abou : « beaucoup voient dans l’acculturation un processus d’aliénation dont le peuple doit se libérer pour récupérer son
authenticité. L’idéologie qui préside un tel processus est dominée par deux phénomènes spécifiques : le messianisme politique

867
Alain de Benoist, Les idées à l’endroit, op.cit., page 154.
868
Alain de Benoist cité in Pierre-André Taguieff, Sur la Nouvelle Droite, op. cit., pages 201 et 202.
869
Alain de Benoist, Europe, tiers monde même combat, Robert Laffont, 1986, page 214.
870
Selim Abou, Cultures et droits de l’homme, Pluriel, Hachette, 1992, page 10.
205

qui mobilise les forces vives de la nation autour d’un héros charismatique et le retour aux sources, qui assigne au peuple la tâche
de redécouvrir son identité originelle élevée au rang d’un mythe. »871

Nörholm : « n’est-il pas légitime que les minorités ethniques défendent leur identité contre l’absorption d’une majorité qui
annihile celles-ci ? »

Sélim Abou : « l’oppression culturelle des minorités ethniques ne peut qu’affermir les identités qu’elle prétend supprimer et
renforcer les revendications qu’elle cherche à étouffer. »

Nörholm : « le désir de retrouver une identité perdue se manifeste au sein même des sociétés industrielles avancées du monde
occidental. La résurgence de l’ethnicité renvoie au besoin de trouver dans la communauté le sentiment de sécurité et la
reconnaissance que la société nationale ne parvient plus à garantir. »

Sélim Abou : « la résurgence de la référence ethnique apparaît globalement comme une réaction puissante contre l’anonymat
sécrété par la société nationale. Il est facilement compréhensible qu’un tel phénomène se produise dans les sociétés
bureaucratiques de notre temps qui traitent l’individu comme une entité numérique anonyme. Il n’est pas étonnant que des
personnes que l’on distingue plus souvent par leur numéro que par leur nom, veuillent établir solidement l’importance de leurs
pères. » 872

Nörholm : « la fonction ultime de toute culture est de fournir à l’individu des mécanismes de sécurité, d’assumer le besoin d’être
reconnu, d’être accepté et aimé ; non seulement durant cette vie, mais au-delà d’elle. C’est la religion qui inscrit l’individu dans
la continuité d’une lignée qui plonge ses racines dans le passé et défie l’avenir, en lui assurant ainsi la survie dans la mémoire
de ses descendants, en lui donnant le sentiment que la mort est le renouvellement de la vie. »

Arnaud Imatz : « l’évolution démontre que la réalisation de l’utopie bourgeoise dans sa double version libérale et socialiste est
pleine de contradictions, porteuses de progrès comme de destructions. Comme palliatif à cette impasse culturelle et identitaire,
différents peuples d’Europe, des minorités culturelles, ethniques, linguistiques, religieuses, de nombreux individus essaient de
retrouver leur identité, leurs origines, leurs racines. Ils se cherchent eux-mêmes à travers plusieurs signes et manifestations de
leur spécificité, de leur particularisme. »873

Nörholm : « Venons-en à la question du colonialisme facteur d’un universalisme destructeur de l’esprit des peuples. Toute
action pour se sentir justifiée a besoin d’une légitimation. C’est ainsi que la France dans son entreprise de colonisation des pays
du tiers monde interprète celle-ci comme une « mission civilisatrice ». Les « races inférieures » doivent œuvrer pour rattraper
l’écart qui les sépare des « races supérieures ». Celles-ci doivent aider les « races inférieures » à s’engager sur la route du
progrès. « L’expansion coloniale apparaît pour les missionnaires comme le moyen de continuer l’œuvre d’évangélisation, et
pour les politiciens elle correspond au travail d’expansion de la démocratie. »874 La colonisation est un acte de bon chrétien qui
a pour obligation de faire découvrir la grandeur de la civilisation européenne. Ce qu’il faut remarquer c’est qu’en cette fin de
19ème siècle, c’est d’abord et avant tout la gauche qui est favorable à l’expansion coloniale. Face aux allemands « qui affirment
la diversité et l’égalité des cultures et des peuples, l’idéologie coloniale trouve dans l’universalisme démocratique une

871
Idem, page 16.
872
Ibidem, page 21 et 22.
873
Arnaud Imatz, Par-delà Droite et Gauche, op. cit., page 35.
874
Alain de Benoist, Europe, Tiers monde même combat, Robert Laffont, 1986, pages 28 et 29.
206

légitimation en profondeur à la croyance en une stricte hiérarchie des sociétés et des civilisations humaines. »875 La supériorité
de la civilisation européenne ne trouve aucun détracteur.
La religion chrétienne approuve la colonisation au nom de sa mission universelle d’apporter la foi dans des pays aux mœurs
« barbares ». Evangéliser, c’est apporter la lumière chrétienne à des peuples qui en sont dépourvues c’est faire œuvre de charité.
L’objectif poursuivi des colonisateurs c’est assimiler ces peuples à la culture de la race supérieure. « Deux sociétés opposées de
mœurs, d’idées et de religion ne peuvent être assimilées que par l’absorption de l’une par l’autre. » Assimiler ou disparaître : il
n’y a d’autre alternative. On retrouve ce refus catégorique de laisser le colonisé maintenir sa culture dans l’idéologie des
Lumières. Chez Marx, « le colonialisme est un phénomène positif, au même titre que l’avènement du capitalisme et de la
démocratie libérale. L’un et l’autre constituent des étapes indispensables vers le socialisme : en désagrégeant les structures
traditionnelles, ils permettent de sortir définitivement du mode de production féodal. »876 Les droits de l’homme auront servi non
la cause des peuples à s’émanciper de l’oppresseur mais la politique de désintégration des peuples. Il faut attendre l’après
seconde guerre mondiale, pour que la cause tiers mondiste acquiert une légitimité. L’immense majorité des intellectuels de
gauche lui sont acquis. Le tiers monde est assimilé au prolétariat mondial. Ce ne sont pas les droits de l’homme qui libère
« l’opprimé » mais la revendication du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Les opprimés affirment leur existence à partir d’une appartenance qui s’enracine dans une identité collective.
« En se réappropriant sa terre et l’histoire dont elle a été le témoin, le colonisé peut aménager son espace de vie en fonction de
ses normes sociales et culturelles spécifiques. »877 La cause tiers mondiste à partir des années 70 retombe. Un certain anti tiers-
mondisme apparaît récusant que chaque culture puisse s’autodéterminer à partir de sa spécificité. Pascal Bruckner refuse
d’admettre que l’homme ne puisse être dissocié de la culture à laquelle il appartient. En aucun cas, la célébration de la
différence en tant que norme suprême ne peut fonder une mesure d’évaluation à quoi répond Claude Lévi-Strauss pour lequel
l’homme ne réalise pas son être dans une humanité abstraite mais dans des cultures traditionnelles. Faire de la culture une
dimension privilégiée de l’existence, ce serait enfermer les individus dans leur appartenance culturelle. Ce serait un déni
d’humanité en privilégiant à partir de la valorisation du concept de différence, une politique d’apartheid. Pour ces anti-tiers-
mondistes, il y aurait une essence de l’homme existant indépendamment de leur existence réelle et qui primerait sur celle-ci.
Ce qui importe, c’est que les peuples ne cherchent pas leur spécificité mais s’attachent à des valeurs universelles. Il faut que les
hommes puissent identifier à une loi commune qui définit leur humanité et non à ce qui les définit empiriquement. On réintroduit
une forme de colonialisme en voulant que ces peuples s’identifient au modèle le plus adapté à l’humanisme, à savoir la
démocratie libérale. Accéder à l’indépendance, pour la plupart des pays du tiers monde était redécouvrir leur histoire, leur
mémoire, leurs racines, et créer les conditions leur permettant de décider souverainement de leur destin. L’existence humaine ne
peut pas faire l’abstraction des conditions socio-culturelles qui déterminent son rapport au monde. « Chaque société (…) forme
un tout organique solidaire, combinant la représentation collective d’une spécificité et l’idée symbolique d’une légitimité. »878 Du
droit d’être reconnu comme une culture particulière et inaliénable découle la reconnaissance de tous les autres droits. L’homme
tire la possession de ses droits non d’une essence transcendantale coupée de la vie réelle, mais de sa citoyenneté dont l’existence
est nécessaire à la création de relations sur lesquelles opère le droit. A l’instant où le tiers mondisme de gauche décline au profit
de l’affirmation des droits de l’homme, il y a urgence à ce qu’apparaisse un nouveau tiers mondisme qui reconnaît la légitimité
de toutes les cultures dans le droit à disposer d’eux-mêmes. C’est la condition nécessaire à l’expression de la tolérance et du
dialogue. Croire que le droit à la différence conduit à un enfermement dans l’affirmation narcissique de sa culture c’est refuser
d’admettre que l’Autre comme autre auquel conduit la reconnaissance du droit à la différence est la condition primordiale de la

875
Idem, page 33.
876
Ibidem, page 41.
877
Alain de Benoist, op. cit., page 68.
878
Idem, page 92.
207

communication, de l’échange alors que vouloir l’homogénéisation des peuples parce que cela amènerait une meilleure
compréhension de chacun, c’est entériner la négation de ce que leur spécificité peut vous apporter. « Si l’Occident a dans son
histoire été trop souvent culturicide, c’est d’abord parce qu’il a adhéré à des formes diverses d’universalisme où le primat sans
cesse répété de l’Unique et du Même a toujours eu pour effet concret d’éteindre les différences individuelles et collectives au-
dessus desquelles il prétendait se situer. »879 Chaque fois que l’on postule l’existence d’une loi transcendant les cultures, on
reconduit une forme de colonialisme alors que n’existe qu’une pluralité culturelle dont le dialogue n’est pas impossible, moins
impossible en tout cas qu’entre ceux qui partageant les mêmes valeurs n’ont plus rien de différent à apporter au débat. Ils
communient mais ne font pas face à un dialogue, mais à un consensus, ce que Heidegger désignait par le règne du « On ». Alain
de Benoist distingue 4 formes de rapport entre les rapports de l’Occident et le tiers monde. 1. La première consiste à affirmer la
supériorité de l’Occident. 2. La deuxième est inverse elle survalorise l’Autre au détriment d’un soi rempli de haine contre lui-
même. 3. La troisième consiste à supposer l’égalité des deux en dévaluant leurs différences. 4. La quatrième pose l’égalité dans
la différence. Toutes les cultures possèdent une même valeur dont le dialogue suppose une reconnaissance de l’originalité de leur
être. Il faut être un peu anthropologue pour instituer des liens inter-compréhensifs entre les cultures. « Tiers mondiste d’hier, et
anti tiers-mondiste d’aujourd’hui se rejoignent dans le même moralisme : il était hier moral de soutenir le Tiers monde ; il ne
serait plus moral de le soutenir aujourd’hui, parce qu’il n’a compris les leçons de l’idéologie des droits de l’homme, du
démocratisme libéral et du progrès universel. »880

Alain de Benoist : « la fin du colonialisme, et l’on oublie trop souvent de le dire, a signé l’échec d’une mondialité unilatérale et
de l’une des conceptions universalistes du monde. La décolonisation n’a pas consisté dans le soulèvement d’une classe contre
une autre classe. Elle a vu naître et s’affirmer des peuples désireux de vivre leur histoire propre à leur propre mesure. Elle
représente un événement capital. C’est ce mouvement qui, aujourd’hui, tend à s’accentuer dans le monde entier. Les peuples en
tant que peuples, en tant que collectivités historiques transcendant toute autre catégorie, se soulèvent. Les peuples veulent
disposer d’eux-mêmes. Ils veulent se réapproprier leur identité et prendre leur sort en mains. Au lieu d’être les objets de
l’histoire des autres, ils entendent être les artisans et les sujets de leur propre histoire. »881

Nörholm : « Développons la question du rapport à l’autre tel que la ND le conçoit et approfondissons la question de la critique
de la modernité qui émane du subjectivisme chrétien. L’une des critiques fréquemment adressée à la ND est que celle-ci ferait
l’apologie de l’apartheid et de considérer les identités comme définitivement acquises. Alain de Benoist, dans son ouvrage Nous
et les autres, problématique de l’identité, remet en cause cette ineptie déclarant qu’ « il n’est pas aisé de parler de l’identité dans
la mesure où il s’agit d’une notion intrinsèquement problématique. »882
Alain de Benoist : « L’identité n’est pas une évidence immédiate, mais une interrogation relative au temps dans lequel elle
s’inscrit. Il faut néanmoins remarquer que celle-ci est proprement moderne et occidentale. L’identité n’est pas réductible à une
substance objective imperméable à toute évolution mais représente l’expression d’une subjectivité qui aspire à être ce qu’elle
désire. La ND ne prône pas le repli identitaire.
« Il ne s’agit pas d’établir autour des cultures on ne sait quelle frontière métaphysique. L’identité en tant que constance au sein
du changement, ne peut être saisie que de façon dialectique et dans son évolution propre. (…) Nous ne prenons pas position pour
l’isolement, mais pour une forme de développement historico-culturelle autocentrée. »883

879
Ibidem, pages 94 et 95.
880
Alain de Benoist, Europe, Tiers monde même combat, op. cit., page 97.
881
Alain de Benoist, Pour une déclaration du droit des peuples, Actes du 15ème colloque national du GRECE, Le
Labyrinthe, 1982, page 59.
882
Alain de Benoist, Nous et les autres, Krisis, 2006, page 7.
883
Alain de Benoist, pour une déclaration du droit des peuples in la ligne de mire I, le labyrinthe, 1995, page 72.
208

« Au 18ème siècle comme de nos jours, dire de quelqu’un qu’il est une personne veut dire en effet qu’il possède une liberté
individuelle, et donc qu’il peut à bon droit être considéré indépendamment de ses appartenances. »884 Dans nos sociétés
occidentales, l’individu a l’identité qu’il veut avoir, il est solidaire de ses congénères s’il le désire, il est selon Louis Dumont un
être indépendant. L’individu n’a plus besoin d’entretenir une relation avec autrui pour exister. Nous ne pouvons que nous en
désoler. Celui-ci « doit trouver en elle ses raisons d’être essentielles et ne doit plus se les laisser dicter par un ordre plus vaste
auquel elle appartient. »885 Avec le romantisme, l’homme est enraciné dans une culture qui constitue son humanité. L’identité
n’est pleinement accomplie que lorsqu’elle est reconnue par les autres. Cet accomplissement parce qu’il valorise l’autonomie est
un individualisme mais qui est aussi un anti individualisme de par l’affirmation de l’esprit communautaire. Le romantisme
incarne une réaction contre les Lumières, « mais c’est une réaction qui emprunte aux mêmes sources : celles de l’individu. »886
Nörholm : « Comme le fait remarquer Alain de Benoist, les romantiques restent des modernes. Ils cultivent le même souci d’une
intériorité d’auto-réalisation de soi. »

Alain de Benoist : « La modernité ne veut connaître que des individus rationnels émancipés de leurs communautés, de leurs
traditions. Elle exige que les individus soient affranchis des circonstances de leur naissance. »887 La modernité dénie toute valeur
au passé au nom d’un futur censé incarner une rupture absolue avec ce qui l’a précédé. Avec l’idéologie du progrès, l’homme a
pour obligation de s’affranchir de ses appartenances parce qu’elles entravent sa liberté et sont étrangères à notre moi. Le
libéralisme arrache l’homme à ses liens communautaires « en faisant abstraction de son insertion dans une humanité
particulière. L’idéal n’est plus de se conformer à l’ordre naturel ; il réside au contraire dans la capacité de s’en affranchir. »888
Le libéralisme se fonde sur une conception qui appréhende la société comme une somme d’individus rationnels, détachés de toute
détermination antérieure à leurs choix. « Une conception libérale situe l’humanité de l’homme, non pas dans les fins choisies,
mais dans sa capacité de les choisir. »889
Le moi transcende ce qui voudrait l’enfermer dans une définition originelle de lui-même. Il est premier tant par rapport à ses fins
que par rapport à toute appartenance héritée. Il ne faut pas s’étonner que ce qui surgit et qui est le plus fort soit celui de
l’origine auquel les sociétés se rattachent pour s’opposer au démantèlement de leur identité. « Le libéralisme est une pensée de
l’arrachement, du déracinement qui favorise une vision instrumentale et solipsiste de la raison. »890 L’erreur de la pensée
libérale est de supposer que l’homme existe comme s’il était seul au monde dont l’identité serait soustraite à l’appréciation de la
société. « Notre situation dans le temps n’est pas enfermée dans le présent, elle est liée à un passé qui a défini notre identité. »891
Tout individu naît et s’épanouit dans une communauté qui est à l’origine de ce qui constitue ses valeurs. Celui-ci y puise son
identité.
« La culture est ce déjà là qui constitue la toile de fond sur laquelle va s’inscrire mon identité. Parler de liberté de choix
indépendante de tout contexte culturel antécédent par rapport au moi, est un non-sens. »892 Nous établissons toujours nos fins
conséquemment avec ce qui nous a déterminé, ce qui revient à dire que la communauté à laquelle nous appartenons est à la
source de notre moi. A contrario, dans l’esprit libéral, on est d’autant plus libre qu’on s’émancipe des déterminations issues de
la naissance. De même que l’on accrédite l’idée d’un individu qui se définit indépendamment de toute inscription sociale, on

884
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., page 11.
885
Ibidem, page 15.
886
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., page 21.
887
Zygmunt Bauman, La vie en miettes, Le Rouergue/Chambon, 2003, page 372.
888
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., page 25.
889
Alain Renaut, libéralisme politique et pluralisme culturel, Pleins Feux, 1999, page 36.
890
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., page 43.
891
Foucault, la liberté, la vérité, in David Couzens Hoy, De Boeck-Wesmael, 1989, page 118.
892
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., pages 45 et 46.
209

présente l’identité comme une entité close alors même que « la pleine conscience de soi appelle et passe par la reconnaissance
d’autrui. »893
« La modernité s’était attaquée aux liens organiques en les présentant comme autant de limitations dont l’homme devait
s’affranchir pour conquérir sa liberté. »894
La Nouvelle droite a toujours soutenu le droit à la différence, un rapport aux cultures où on reconnaît à celles-ci d’exister pour
ce qu’elles sont sans avoir à renier leurs origines. « Nombreuses sont les enquêtes qui montrent que les demandes de
reconnaissance qui s’expriment aujourd’hui ne correspondent pas à une volonté de séparation, mais plutôt à un désir
d’intégration sur la base d’une identité reconnue. »895
Contrairement aux idées reçues, ce ne sont pas les communautés qui représentent une menace pour la démocratie, mais
l’individualisme parce qu’il n’a que faire de l’engagement citoyen. Il n’y a pas d’identité seulement à partir de soi. « L’identité
ne se constitue pas à l’écart, à partir du sujet lui-même, mais à partir d’une relation à l’identité des autres. »896 L’identité est liée
à l’échange, elle varie en fonction du don soumis à l’impératif de réciprocité. L’erreur que l’on commet à l’endroit de la ND
c’est de considérer que celle-ci conçoit l’identité comme une essence fondée sur des attributs intangibles alors même que nous
sommes changeants et en devenir. La ND reconnaît qu’« il n’y a pas d’identité sans transformation », sans un travail de
l’histoire. On croit que la ND essentialise l’identité, et absolutise la différence, faisant en sorte que ce qui détermine une culture
est partagé à l’identique par tous les membres de la société, écartant le pluralisme qui y règne.

Nörholm : « Preuve supplémentaire qu’Alain de Benoist ne nourrit aucune animosité à l’égard des étrangers, c’est qu’il déclare
que « ce qu’on reproche en fin de compte aux immigrés, c’est d’avoir une identité, d’en avoir encore une, alors que nous nous
n’en avons plus. »897
Alain de Benoist : « les cultures forment des mondes distincts, mais ces mondes peuvent communiquer entre eux »,898 ce qui va à
l’encontre de l’idée selon laquelle la ND concevrait les rapports entre les cultures sous le signe d’une l’incommensurabilité
totale. Il nous faut nous défaire de l’emprise du même pour recueillir l’autre dans la reconnaissance inaliénable de son altérité.
Ce qu’il faut affirmer, c’est que « non seulement le maintien des différences n’empêche pas le dialogue ou l’échange, mais il en
est la condition première. On aurait tort à cet égard d’opposer la différence à la diversité. »899

Nörholm : « mieux encore, le livre d’Alain de Benoist, Nous et les autres discrédite la thèse selon laquelle ce serait la phobie de
la souillure et de la contamination par l’autre qui alimenterait le différentialisme identitaire de la Nouvelle Droite. »

Le libéral : « Cependant, Alain de Benoist fait sien ce que dit Lévi-Strauss sur l’interculturalité : « on ne peut à la fois faire
l’éloge de la diversité humaine et méconnaître que cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de
s’opposer à celles qui l’environnent. »

Alain de Benoist : « Pour Le Bon ou Saussure, sans la reconnaissance de la spécificité des peuples, il n’y aurait jamais pu y
avoir de droits des peuples à disposer d’eux-mêmes. » Le Bon, parce qu’il réfute les idéaux de la Révolution, peut dire : « croire
qu’on peut transformer un peuple en un autre n’est qu’une utopie, vouloir former le colonisé à l’européenne équivaut à le
déposséder de son identité. »

893
Idem, page 53.
894
Ibidem, page 61.
895
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., page 68.
896
Idem, page 73.
897
Alain de Benoist, Nous et les autres, op. cit., page 114.
898
Idem, page 112.
899
Alain de Benoist, critiques, théoriques, l’âge d’homme, 2002, pages 421 et 422.
210

Durkheim : « Il ne faut pas juger les institutions d’un peuple par rapport à un idéal arbitrairement défini ; elles ne valent que
par la façon dont elles sont adaptées au milieu qui les a produites. C’est pourquoi on ne saurait interrompre brusquement une
race sans déterminer un trouble profond. »

Alain de Benoist : « nous assistons aujourd’hui, et singulièrement depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, à une vague
d’uniformisation, de nivellement considérable. Cette vague d’uniformisation, nous la mettons en rapport avec les progrès d’une
idéologie égalitaire dominante, qui, considérant que les différences entre les hommes et les cultures sont transitoires ou
mineures, a tout naturellement tendance à ne s’émouvoir qu’à demi de l’érosion progressive des cultures différenciées ; et
d’autre part,, avec la diffusion de l’américanisme dans le monde, c’est-à-dire de l’idéologie matérialiste et moralisante d’une
« république universelle » où l’hétérogénéité des composants humains ne laisse plus de place pour un consensus qu’au niveau
des choses. »900

900
Alain de Benoist, Le totalitarisme raciste, in Eléments, n°33, 1980, page 19.
211

En guise de conclusion : ce que la Nouvelle Droite doit à Martin


Heidegger. Un différend entre Guillaume Faye et Alain de Benoist.
Le dépassement de la métaphysique nietzschéenne de la subjectivité par une remise en cause de la
volonté de puissance résultant de la volonté de rupture avec le projet prométhéen de l’essence de la
technique moderne.

« Le salut doit venir de là où il y a une conversion des mortels en leur essence. »901

Avec la maturation du temps, enrichissant sa réflexion, la ND a évolué ; elle est ainsi passée d’un nietzschéisme
revendiqué, à la fois vitaliste et faustien à un heideggerianisme qui aspire à se dégager de la métaphysique du sujet
et faire son deuil de la volonté de puissance. Celle-ci est encore assez nette dans le livre d’Alain de Benoist
« comment peut-on être païen ? » où la référence nietzschéenne est présente et assumée. Nietzschéen, Alain de
Benoist le fut (« Rapportez-vous à Nietzsche que vous appréciez tant, lui rétorque Jean-Luc Marion lors d’un débat
sur l’existence ou non de Dieu. »)902 Il l’admet volontiers d’autant plus que son évolution intellectuelle est due à
« l’influence de Heidegger qui a été considérable. (…) La pensée heideggerienne m’a plutôt confirmé dans l’idée
que le « désenchantement du monde » trouve sa source dans le christianisme lui-même, héritier d’une pensée
biblique à la fois rationaliste et anti-cosmique, et par là-même « oublieuse de l’être ». La religion de la bible est en
effet la première religion sans « magie », la première à poser que l’homme se tient en relation avec Dieu sans avoir
besoin de la médiation du cosmos. Par là se trouve entamé un procès de désenchantement qui vide le monde de sa
dimension sacrée, ce qui explique que le rationalisme chrétien ait fini par aboutir à l’athéisme. Ce désenchantement
correspond au « dépouillement des dieux » dont parle Heidegger, quand l’histoire devient le chemin du progrès et
que la langue sacrée laisse peu à peu place aux langages techniciens. (…) S’institue le rapport de maîtrise entre
l’homme et le monde. »903 Celui-ci doit être exploité. L’horizon de la coappartenance entre les dieux, les hommes, la
terre et le ciel fait place à un univers d’appropriation et d’arraisonnement qui soumet la nature à une exploitation
exacerbée. Faisons un bref retour en arrière pour mieux étayer notre propos. Le surhomme dont la ND se faisait le
chantre est celui dont « l’essence est voulue à partir de la volonté de puissance, c’est-à-dire à partir de la volonté de
vie, de volonté de croître, de la volonté de volonté issue de l’être de l’étant qui est aussi volonté de soi par soi. »904
Et de surenchérir : « l’homme ne se dépasse lui-même que pour chercher d’autres moyens de se dépasser encore. Il
lui faut recourir à ce qui, en lui, peut lui permettre d’atteindre plus et autre chose que lui. »905 Dans Maiastra,
renaissance de l’Occident, Louis Rougier fait l’éloge de l’esprit Prométhéen qui, pour lui, représente la
préfiguration exemplaire de l’esprit de l’Occident. « Icare, Prométhée, Sysiphe, Jason, Léonidas, Goliath, Lancelot,
Faust, Don Quichotte (…) le culte des héros n’a cessé de faire partie intégrante de la religion naturelle des

901
Martin Heidegger, cité in Michel Haar, le tournant de la détresse, op. cit., page 337.
902
Jean-Luc Marion, Avec ou sans Dieu ? Beauchesne, 1970, page 35.
903
Alain de Benoist, Réponses à Alain Caillé, in Revue du MAUSS, n°13, 1991, page 118.
904
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? Avatar, 2009, page 251.
905
Idem, page 250.
212

Européens (…) Si l’acte d’héroisme suscite tant l’admiration, c’est parce qu’il traduit un désir d’être Dieu. »906 On
peut en conclure que l’homme tel qu’il est défendu par le GRECE des années 70 jusqu’au début des années 80 qui
correspond au départ de Guillaume Faye, est un être d’action, créateur de lui-même, mû par une volonté de
dépassement de soi. Or comme nous l’apprend Heidegger, la volonté de volonté que caractérise ce projet n’a pour
horizon que la nullité du néant, soit l’accomplissement même de ce qui est dénoncé, le nihilisme. Pour la ND, il
s’agit de fonder un néo-paganisme qui crée chez l’homme les conditions d’un élan de transcendance de soi en vue
d’un nouveau commencement. Or, « la volonté de volonté, sans qu’elle puisse elle-même le savoir ni tolérer un
savoir à ce sujet, s’oppose à tout destin. »907 Aussi croire que l’on puisse se réapproprier un monde et un avenir
transfiguré par une décision issue d’une délibération est illusoire tant que la vérité sur l’oubli de l’Etre n’aura pas
été posée. Ce n’est pas en voulant « opposer la Foi à la Loi, le mythos au logos, défendre la légitimité de la volonté
qui tend vers la puissance à l’exaltation de la servitude et de l’humilité, affirmer l’autonomie de l’homme à sa
dépendance, privilégier l’image au concept, le lieu à l’exil, le désir d’histoire à la fin de l’histoire, favoriser la
volonté qui se transforme elle-même pour un dire-oui au monde à la négativité et au refus »908, ce n’est pas en
inversant l’ordre des priorités ontologiques que l’on dépassera la métaphysique comme crut le faire Nietzsche.
Pour y parvenir, « il faut que l’être comme volonté soit brisé, que la terre soit livrée à la dévastation, et l’homme
contraint à ce qui n’est que travail. Ce n’est seulement qu’après ce déclin que devient sensible la durée abrupte du
commencement. »909 Mais cette mutation dans la manifestation de l’être peut restée inaperçue tout le temps que « la
vérité encore cachée de l’être se refuse aux hommes de la métaphysique. »910 Cette situation ne peut que persister
tant qu’on affirmera que l’homme a la maîtrise de la technique et de l’histoire, tant que l’on pensera que celui-ci
dirige le progrès sans que l’homme soit le vrai agent de décision de son destin. Investir la technique comme le fait
Guillaume Faye d’une fonction faustienne, « créer un être supérieur à ce que nous sommes nous-mêmes, ce qui
correspond à notre essence »911 ne peut que retarder l’avènement tant souhaité d’un dialogue renoué avec les dieux.
L’aube grecque échappe à la volonté de puissance. Il faut renouveler la signification du paganisme pour mettre un
terme à la métaphysique du sujet. Quel temps vivons-nous ? Ce que nous apprend Heidegger, c’est qu’« avec la
métaphysique de Nietzsche, la philosophie est achevée. Ceci veut dire qu’elle a fait le tour des possibilités qui lui
étaient assignées. »912 Ne demeure donc que le règne sans partage de la technique et du nihilisme. Il faut ici dissiper
une illusion. On croit que « la volonté de volonté a son origine dans la volonté humaine, alors qu’au contraire
l’homme est voulu par la volonté de volonté, sans qu’il ait connaissance de l’être même de ce vouloir »913 de sorte
que l’homme est empêché de s’ouvrir à la question de l’oubli de l’être. L’homme est réduit à la viduité que lui
impose l’uniformisation de son être, tout en ayant à subir la nécessité d’une productivité réifiante. « C’est une chose
de tirer simplement parti de la terre. C’en est une autre de recevoir la bénédiction de la terre et de se sentir peu à

906
Maiastra, Renaissance de l’Occident ? Plon, 1979, page 302.
907
Heidegger, Dépassement de la méta-physique, in Essais et conferences, Gallimard, page 91.
908
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? Avatar, 2009, pages 255 et 256.
909
Martin Heidegger, Dépassement de la métaphysique, in Essais et conférences, op. cit., page 83.
910
Idem.
911
Nietzsche, La volonté de puissance, II, 4, § 300.
912
Ibidem, page 95.
913
Martin Heidegger, dépassement de la méta-physique, op. cit., page 103.
213

peu chez soi dans la loi de cette con-ception afin de veiller au secret de l’être et de préserver l’inviolabilité du
possible. »914
Pour Heidegger, l’homme moderne se définit rapport au monde où celui-ci prétend être le fondement de ce qui le
détermine, à savoir l’histoire, la vérité, la loi. « L’homme en tant que subjectum s’organise et pourvoit à sa sécurité
eu égard à son installation dans la totalité de l’étant ; la propriété d’être de l’étant dans sa totalité est conçue en
tant que représentéité de tout ce qui est fabricable et explicable. Soit : l’avènement de l’homme comme sujet et la
réduction de toute réalité à ce qui est objet pour un sujet. »915 La modernité est indissociable de la métaphysique du
sujet, ce qui conduit Heidegger à analyser les différentes phases de l’histoire de la subjectivité. Qu’il s’agisse de la
société de consommation, de l’apparition des régimes totalitaires, « tout y est référé au règne de la subjectivité ou,
ce qui revient au même, à l’essor de l’humanisme, lequel ne constitue en effet ici que l’expression culturelle de
l’installation philosophique de l’homme comme sujet. »916 La modernité assimilée à la volonté de se rendre maître et
possesseur de l’étant serait déterminée par une volonté de domination issue d’une subjectivité qui affirme sa
souveraineté sur le réel. Par une ruse de la raison, « l’humanisme auquel on prête toutes les vertus aurait pour
vérité le déchainement de l’inhumain. »917 Le reproche essentiel que l’on peut adresser à Comment peut-on être
païen ?, c’est qu’il cède parfois à une tonalité volontariste qu’Heidegger aurait dénoncé : « que voulons-nous ?
Nous voulons, par un nouveau commencement, réaliser l’appropriation qui est l’implication réciproque de l’être et
du temps. »918 L’Ereignis n’est pas le fruit d’une décision humaine. Nous ne devons rien faire, seulement attendre.
Aucune action ne changera jamais l’essence de la technique. Aussi dire qu’il s’agit, « non plus de rechercher une
vérité objective extérieure au monde, mais d’en créer une volontairement à partir d’un nouveau système de
valeurs »919 ou encore affirmer qu’il s’agit « d’abandonner une métaphysique où Dieu a créé le monde ex nihilo
pour une métaphysique où l’homme peut à tout moment faire accéder à l’existence un Dieu qui attend son appel
pour parvenir à la pleine conscience de lui-même »920 c’est commettre une erreur d’appréciation dans la façon dont
se détermine la nature de la volonté dans la philosophie heideggerienne. Parler « des conditions d’un régime de
puissance spirituel favorisant l’élévation et le dépassement de soi »921 relève d’une conception qui n’est pas
émancipée d’une métaphysique du sujet qu’il s’agit de bannir. Nous ne pouvons que souscrire à ce souci
d’enracinement, de demeurer et de penser mais cela ne peut relever d’un choix délibéré. Alain de Benoist reconnaît
l’influence de Nietzsche, on la trouve dans son appendice, comment être païen, quinze ans après. Celui-ci nous
apprend d’ailleurs que « le paganisme n’est pas non plus prométhéen mais implique au contraire le refus de cette
hybris titanesque qui conduit l’homme à destituer les dieux dans le vain espoir de se mettre à leur place. »922 Cette
position va à l’encontre de ce que nous dit Guillaume Faye lequel ne veut pas comprendre la spécificité de l’essence

914
Ibidem, page 114.
915
Martin Heidegger, Nietzsche, Gallimard, 1971, tome II, page 23.
916
Alain Renaut, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989, page 28.
917
Idem, page 16.
918
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ? Avatar, 2009, page 255.
919
Idem, page 254.
920
Ibidem.
921
Alain de Benoist, Comment peut-on être païen ?, op. cit., page 254.
922
Idem, page 292.
214

de la technique moderne, déclarant que « pour affronter le futur, c’est d’une philosophie inégalitaire de la volonté
de puissance dont nous aurions besoin ; on en revient toujours là : recours à Nietzsche contre les Lumières. »923
L’un des traits caractéristiques qu’Heidegger associe à la modernité, c’est le désenchantement du monde, c’est la
mort de Dieu qu’il relie à l’apparition de l’homme comme sujet se plaçant au centre de l’étant. Tel est aussi le
processus qui définit l’humanisme. Cette promotion est aux yeux de Heidegger injustifiée. « La métaphysique des
Temps modernes serait caractérisée par le rôle particulier qu’y jouerait le sujet humain et la référence à la
subjectivité de l’homme, et ce sur un mode tel que toute figure de la subjectivité s’y laisserait au fond ramener à une
figure prototypique du sujet dont l’identité philosophique renverrait à Leibniz. »924
Ce qui ressort de Descartes chez Leibniz fait advenir dans la plus grande des clartés la définition qu’il donne de la
subjectivité comme fondement de la modernité. La pensée de Leibniz est à l’origine de la métaphysique de l’époque
moderne. « Ce nom sert à désigner la présence d’une pensée dont nous n’avons pas encore fini d’éprouver la
force. »925 Si toute affirmation de la modernité est à déduire de la survenue de la subjectivité, tout ce qui la constitue
se soumet au moment leibnizien synonyme de son expression la plus radicale au point que ce serait seulement par un
regard en arrière que nous pourrions caractériser l’époque présente, qu’il s’agisse de l’âge atomique ou par toute
autre dénomination de l’essence technique de la modernité. On se trompe donc quand l’interprétation
heideggerienne de l’histoire de la subjectivité est comprise à partir du cogito cartésien, « ce qui n’est en réalité juste
qu’à condition d’ajouter que la vérité du sujet cartésien se situe pour Heidegger dans le sujet leibnizien. »926 « Si
bien que le moment sur lequel, dans cette lecture de l’histoire de la subjectivité, tout se trouve rabattu, le véritable
moment inaugural et décisif, se laisse situer sans équivoque dans la monadologie leibnizienne. »927
En 1695, le Système nouveau de la nature et de la communication des substances en redéfinissant la substance
comme force, fait apparaitre à Heidegger le moment décisif où règne l’assomption de la métaphysique des Temps
modernes et du principe de raison qui définit l’essence moderne de l’être à partir de la volonté de puissance. « Tous
ces motifs convergent pour inciter Heidegger à recentrer autour de Leibniz sa présentation de l’histoire de la
subjectivité. »928 « Il appartiendra à Leibniz de radicaliser cette saisie de la subjectivité comme activité en faisant de
la représentation l’une des deux modalités de ce qui définit la monade, à savoir la force. »929 Il en découle une
subjectivité où se définit le projet d’une sujétion du réel à une entreprise de maîtrise et de possession totale de
l’étant.
Heidegger interprétera Kant, Fichte et Nietzsche comme de simples continuateurs de cette volonté d’emprise de la
subjectivité. Pour Heidegger il ne fait aucun doute que « c’est seulement à partir de Leibniz que la métaphysique de
la subjectivité connaît son début décisif. »930 Il découle de l’avènement du subjectivisme que l’individu élabore ses
normes à partir de sa propre volonté sans être redevable à quiconque du choix de ses valeurs.

923
Guillaume Faye, L’archéofuturisme, L’AEncre, 2011, page 111.
924
Alain Renaut, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989, page 30.
925
Martin Heidegger, Le principe de raison, Gallimard, 1962, page 100.
926
Alain Renaut, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989, page 31.
927
Alain Renaut, L’ère de l’individu, op. cit., page 31.
928
Idem, page 32.
929
Ibidem.
930
Martin Heidegger, Nietzsche II, page 189.
215

L’homme moderne a dit adieu à toute transcendance pour se fourvoyer dans une volonté qui exige son droit à jouir
pleinement de sa souveraineté individuelle. « Notre liberté, à nous, doit se composer de la jouissance paisible de
l’indépendance privée »931 à laquelle l’homme moderne est fort attaché. A la normativité auto-fondée de
l’autonomie, se substitue un souci de soi où l’individu ne revendique que sa valeur propre, mettant en cause l’idéal
d’autonomie, idéal qui définit l’humanisme requérant la définition en moi d’une part d’humanité commune,
irréductible à l’affirmation de ma seule singularité ce que l’individualisme nie en posant qu’il n’est que des
différences irréductibles.
« Alors que la notion d’autonomie admet parfaitement l’idée d’une soumission à une loi ou à une norme, l’idéal
d’indépendance ne s’accommode plus d’une telle limitation du Moi. »932 L’enjeu soulevé par Heidegger n’est rien
moins que le crédit qu’il faut accorder à l’humanisme. « Si telle devait apparaître, de Descartes à Nietzsche,
l’histoire du sujet, ce qui s’y serait accompli correspondrait bien moins à une consolidation continuelle de la
subjectivité qu’à son évaporation ou à son éclipse au profit de l’individualité. »933 Ce que les humanistes refusent
d’admettre, c’est que cette dérive individualiste n’est pas accidentielle mais nécessaire. Ce qui conduit Alain
Renaut à se poser la question suivante : « comment penser encore la transcendance d’une normativité capable de
limiter l’individualité ? »934 Autrement dit, comment réconcilier la liberté des Modernes avec le besoin de normes
propres à créer des liens intersubjectifs en faisant reconnaître la nécessité d’une limitation des revendications
individualistes ?
La réponse à cette question est quasi impossible car pour ceux qui se réclament de l’humanisme, « il ne faut pas
briser le cercle de l’immanence. » Il en découle la question que pose Husserl : comment penser une transcendance à
l’intérieur de l’immanence. Autrement dit, « le véritable enjeu des discussions portant sur la nature infinie du
procès moderne de la subjectivité touche le redoutable de l’imposition des limites. »935 Pour répondre à cette
question il est nécessaire de redonner sens à ce qu’il faut nommer une objectivité impartiale que conteste le
subjectivisme cousin du relativisme, c’est-à-dire à ce sentiment partagé par l’opinion dominante qui ne veut
reconnaitre aucune vérité, ni fins supérieures, ni goûts universels. Comment dès lors « sauver, contre
l’individualisme, l’idée que, sans normes communes, il n’y a pas de « république », pas d’intersubjectivité
concevables, mais seulement l’absurde programme du « souci de soi » se refusant à céder sur son désir : contre le
développement d’une telle culture, il est requis de penser à nouveau la transcendance des valeurs par rapport à
l’individualité. »936 La position humaniste ne veut pas pour autant abdiquer : « il s’agirait d’explorer à nouveau ce
par quoi le moment kantien et, pour une part, fichtéen échappait à la logique de la dérive individualiste. »937 Il faut
bien admettre que l’histoire moderne du sujet dont Heidegger a saisi les enjeux à travers sa déconstruction de
l’humanisme dans sa prétention à rendre rationnel le réel, il s’est produit une involution individualiste qui affirme
toujours plus pleinement sa domination sur le réel.

931
Benjamin Constant, De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes, Poche/pluriel, 1980, page 501.
932
Alain Renaut, L’ère de l’individu, op. cit., page 56.
933
Idem, page 60.
934
Ibidem, page 61.
935
Luc Ferry, Alain Renaut, Heidegger et les modernes, Grasset, 1988, page 142.
936
Alain Renaut, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989, page 61.
937
Alain Renaut, L’ère de l’individu, Gallimard, 1989, page 64.
216

« Il est possible de faire une critique révolutionnaire du Système en sauvant la technique, conçue comme une
possibilité offerte aux peuples de mobiliser et d’arraisonner le monde. (…) La technique doit être porteuse de sens et
réintégrer la culture. (…) C’est par un nouveau futurisme, éminemment païen et faustien que nous parviendrons à
nous libérer du Système. »938 C’est ce dont je doute profondément.
On peut même dire qu’ill s’agit d’une illusion qui s’avère dangereuse pour l’homme. Il s’agit avec Heidegger, Hans
Jonas, Oswald Spengler de dénoncer le prométhéisme qui vise à arraisonner l’homme et la nature pour les
soumettre à la domination totale de la technique. « Notre plus grande œuvre, le Faust de Goethe a pour héros
l’homme-Dieu, qui se donne au Diable par une soif insolente de connaissance et de pouvoirs magiques. Là où
l’orgueil de l’intellectuel s’allie à la dépendance et à l’archaïsme de l’âme, là est le Diable » qui dirige l’homme
vers l’excès et la démesure. L’homme désire bien plus que Dieu et le diable peuvent lui donner. Ce qu’ignore Faye,
c’est que le triomphe de Prométhée déchaîné est lié à celui des Lumières auxquelles il répugne. Il n’en fait pas
mystère. En effet, « Prométhée apparaît comme la figure emblématique de la révolte des philosophes et des artistes
contre les autorités théologiques et politiques »939, révolte revendiquée par l’humanisme. Faye n’a pas tort de penser
que le mythe prométhéen alimente l’imaginaire européen, mais ce qu’il néglige, c’est qu’il est au service d’une
modernité émancipatrice des Dieux. Il existe pour exprimer l’amour (que Faye dans son livre, l’archéofuturisme,
dénonce comme étant un sentiment maladif), la liberté et le bonheur. Faye, en regard des fins que visent la ND est à
côté de la plaque. Jugeons-en plutôt : « la philosophie ne s’en cache pas. Elle fait sienne la profession de foi du
Prométhée d’Eschyle : en un mot, j’ai de la haine pour tous les Dieux. » Les Dieux renversés, correspond à la
divinisation de la subjectivité humaine. « Symbole des esprits forts, héros d’un athéisme conçu comme condition des
progrès du savoir, tel se présente le Prométhée des Lumières. »940 Avec la figure de Faust, apparaît un type
d’homme qui veut construire soi-même un monde, et souhaite être son propre Dieu pour mieux s’opposer à son
créateur, dont la fin consiste à agir dans le sens du progrès à partir duquel s’émancipe l’individu, ce contre quoi
Faye devrait s’opposer puisqu’il fait sienne la critique païenne et nietzschéenne du non-sens de l’histoire, progrès
auquel il n’aurait pas cru s’il avait subi le tournant heideggerien de la pensée néo-droitière ; il n’en est rien.
« Devenu faustien, l’esprit européen transgresse par la science et la technique ce que toutes les civilisations
n’osaient violer : l’ordre apparent de la Nature. »941 Il n’y a qu’un pas à vouloir la soumettre à la volonté
d’appropriation de celle-ci. Guillaume Faye nous dit que « la technique est porteuse d’une capacité intrinsèque de
poétisation du réel », ce faisant, il oublie que celle-ci est la forme suprême de la conscience rationnelle, calculante,
insensible aux vers et à l’incantation du poète. Dire que « la Nouvelle Droite doit se ressourcer dans « la
philosophie au marteau » de Nietzsche »942 c’est oublier que celle-ci représente le comble de l’achèvement d’une
métaphysique de la subjectivité qui irrésistiblement conduit à la mort de Dieu et à la profanation généralisée de la
Terre. « Ce refus de la technique comme défi à la Raison divine (Prométhée opposé à Zeus où la volonté de l’homme
est identifiée à la transgression) par la rationalité d’origine grecque est bien exprimé par Max Horkheimer, l’un des

938
Guillaume Faye, Le système à tuer les peuples, Copernic, 1981, pages 174 et 175.
939
Dominique Lecourt, Prométhée, Faust, Frankenstein, biblio, 1996, page 65.
940
Idem, page 147.
941
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, op. cit., page 109.
942
Guillaume Faye, L’archéofuturisme, L’Aencre, 2011, page 41.
217

plus sévères adversaires de la conception du monde de la volonté de puissance. »943 Faye ne veut pas en démordre :
« Hiérarchisante, la technique est également enchanteresse, contrairement, là encore, à un préjugé fort commun
selon lequel celle-ci serait à l’origine de ce que Max Weber ou Marcel Gauchet nomment le désenchantement du
monde propre à l’époque moderne. Pour Faye, la technique est désenchantée et non pas désenchantement dans son
essence. Le désenchantement du monde, l’uniformité, l’athéisme, la massification et le matérialisme de cette
civilisation est nous assure Faye le fruit d’une idéologie, l’égalitarisme issu du christianisme et non pas issu de la
technique elle-même. »944 Celle-ci n’aurait aucune responsabilité dans le processus nihiliste qui déstructure la
société. Où donc faudrait-il chercher les causes premières de cette crise sociale dont le désenchantement religieux
est une des manifestations où il faut s’interdire de déterminer le malaise à partir du déploiement technique, ce pour
mieux accréditer l’idée que l’essence de la technique est inoffensive, qu’elle est inapte à produire ce qu’on lui
reproche. Cela signifie que l’on peut s’en rendre maître et possesseur sans qu’elle n’intervienne dans
l’instrumentalisation des besoins propres à la civilisation européenne. La technique serait un facteur étranger aux
pathologies qu’on lui prête, autrement dit, elle n’interviendrait pas dans la manifestation du déclin moral et spirituel
que connaît l’Occident. Mais, comme faisons comme Heidegger, avançons l’idée que la technique n’est pas
seulement un simple moyen, un quelque chose que l’on maîtrise, quelles chances restent alors à la volonté de s’en
rendre maître et de déployer son essence indépendamment de tout risque ? »945 On ne comprend pas bien en quoi
l’idéologie égalitaire pourrait prétendre être responsable de tous les maux qui traversent notre société. Ce que
l’analyse critique doit faire, c’est appréhender ce qui à partir de l’essence de la technique engendre les tares que
nous relatent Faye. Pour Heidegger, « la technique moderne est un mode de dévoilement, une pro-vocation par
laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse être extraite et accumulée. »946
Elle doit prendre conscience du telos qui l’anime, à savoir la recherche de la productivité maximale de sorte que
l’on puisse comprendre l’essence de la technique comme étant commandée par la nécessité de l ’obtention d’un
rendement élevé qui indique à la volonté exacerbée de l’homme guidé par la performance de répondre à l’exigence
de ce qu’elle doit absolument produire, soumettant l’homme à une tâche qui l’épuise. On ne voit pas en quoi
l’égalité serait la source originaire du malaise qui reste étrangère à la compréhension que Faye veut y déceler et
nous imposer. Celui-ci ignore tout de la nature totalitaire de la technique moderne, de son emprise qui soumet
l’homme au point que celui-ci peut faire le choix de son anéantissement. L’essence de la technique réside dans
l’Arraisonnement. « Arraisonnement : ainsi appelons-nous le rassemblant de cette interpellation qui requiert
l’homme, c’est-à-dire qui le pro-voque à dévoiler le réel comme fonds dans le mode du commettre. »947
Faye ne se soucie aucunement de l’analyse heideggerienne de l’essence de la technique moderne. Pour lui, « la
distinction opérée par Heidegger, comme par bien d’autres auteurs tels Spengler, Jünger, Ellul, entre la technique
« classique » des sociétés non industrielles et la technique moderne, et l’attribution à cette dernière d’un pouvoir
exorbitant ou diabolique n’est pas opératoire. La différence entre technique classique et technique moderne est
quantitative et non pas qualitative. (…) La technique moderne n’a rien, en elle-même, d’anti-humain dans son

943
Idem, page 103.
944
Ibidem, page 116.
945
Martin Heidegger, La question de la technique, in essais et conférences, Gallimard, 1958, page 11.
946
Idem, page 20.
947
Martin Heidegger, La question de la technique, in Essais et conférences, op. cit., page 27.
218

entreprise de domestication de la naturalité. »948 Faye se trompe lourdement. La technique moderne diffère de la
technè chez les Grecs. Elle est due au fait qu’une façon de pensée a été remplacée par une autre. La technè n’est pas
un concept du faire mais un concept du savoir. « Les Anciens envisageaient la technè comme une façon de faire
advenir à la présence ce que le monde recélait (…) Dans la technique, c’est une tout autre attitude qui se trouve
impliquée. L’homme institue entre le monde et lui-même une coupure fondamentale (…) Il le met en demeure de
produire toujours plus (…)949 L’essence de la technique n’est en rien technique, elle est la manifestation d’un mode
de dévoilement qui n’est pas de l’ordre de la mesure. Considérant la technique comme un instrument, il s’avère que
« la menace véritable a déjà atteint l’homme dans son être. Le règne de l’Arraisonnement nous menace de
l’éventualité qu’à l’homme puisse être refusé de revenir à un dévoilement plus originel et d’entendre ainsi l’appel
d’une vérité plus initiale. Aussi, « là où domine l’Arraisonnement, y a-t-il danger au sens le plus élevé. »950 Pour
Faye, ce propos est inaudible. « C’est une vision du monde qui acceptera la légitimité de la volonté de puissance de
l’homme et des peuples qui, seule, pourra dominer la technique, l’historiciser comme instrument et non comme fin
en soi. »951 Croire que l’on puisse dominer la technique, c’est envisager que l’homme est maître d’un arraisonnment
qui, en réalité, lui dicte ses actes. Penser ainsi, c’est mettre radicalement en péril notre rapport à l’essence de la
vérité et risquer d’oublier ce qui anime la volonté de puissance. Face au danger, il y aurait une promesse, « inventer
de toutes pièces un recours au paganisme, ce qui implique par là même de reconstruire toute la conscience
populaire sur les fondements du « surhumanisme », alors qu’elle est encore aujourd’hui habitée par le
désenchantement du nihilisme égalitaire »952, où l’humanité est diminuée par l’idéologie millénaire de l’humanisme.
Or je ne suis pas certain que Guillamume Faye de par la nature de son discours se soit vraiment émancipé de la
problématique humaniste du fait que celle-ci s’inscrit dans une logique prométhéenne où il s’agit de s’émanciper de
Dieu. Pour Alain de Benoist, ce qui frappe dans l’archéofuturisme dont se réclame Faye, « c’est la façon dont
l’auteur ne trouve rien à opposer à l’époque actuelle qui n’en soit pas la surenchère, qui n’en représente pas
l’intensification : contre l’univers de la maîtrise et de l’aliénation de soi, toujours plus de volonté de domination,
contre la démonie technicienne, ; encore plus de déchaînement technicien (…) Rien d’archaïque ni de futuriste ici, ni
même de postmoderne, seulement l’exponentielle de la modernité et tous les ingrédients de l’autodestruction. »953
Faye a atteint le paroxysme de la métaphysique de la subjectivité, ce que son engouement pour Nietzsche atteste :
« l’apôtre de cette métamorphose de la conscience européenne (…) ce fut Nietzsche (…) Celui-ci avait prévu que ses
successseurs ne pourraient pas freiner la poursuite du mouvement égalitariste et nihiliste et nous appelait à
souhaiter la continuation, jusqu’à la pourriture, de ce processus. »954 Nietzsche a été le premier à lancer l’appel aux
Européens, « pour les préparer à surmonter le nihilisme millénaire du judéo-christianisme et à se métamorphoser en
abandonnant le cycle égalitaire pour trouver, dans le surhumanisme, la régénération de leur histoire et le retour à

948
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 111.
949
Alain de Benoist, Idéologies : c’est la lutte finale, op. cit., pages 121 et 122.
950
Martin Heidegger, La question de la technique, op. cit., pages 37 et 38.
951
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 98.
952
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 63.
953
Alain de Benoist, Dernière année, l’Age d’homme, 2001, page 183.
954
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, pages 63 et 64.
219

leur identité, qui prend la forme d’un mythe, c’est-à-dire la forme la plus chargée de réalité et de force qu’on puisse
imaginer. »955 Pourquoi Faye veut-il recourir au mythe ?
« Parce qu’à une époque où tout ce qui pense est pénétré de valeurs judéo-chrétiennes et égalitaires, le message
surhumaniste de la nouvelle identité européenne, pour ne pas horrifier les esprits, doit se présenter sous une forme
irrationnelle et codée qui parle à la sensibilité plus qu’à l’intellect. »956 « Je vous enseigne le Surhomme. » A quel
mythe Faye nous renvoie-t-il ? A celui de Zarathoustra, « condition de l’émergence du surhumain. »957 Pourquoi le
surhomme ? Parce que, nous répond Heidegger, « Nietzsche est celui qui reconnaît l’instant historique où
l’homme se prépare à accéder à la domination complète de la terre. » 958 Heidegger esquisse une le début d’une
question : l’homme tel qu’il est est-il prêt à assumer cette volonté de puissance prête à soumettre la terre et
l’homme à l’arraisonnement technique : « l’homme d’aujourd’hui ne doit-il pas être conduit au-delà de lui-même
pour être à la hauteur de cette mission ? »959 Faye ne doute pas un instant que l’utopie au sens d’un destin et d’un
avenir qui ne dépendent que de notre volonté demeure stérile et mortifère si elle ne s’accompagne pas d’un
mythe »960 qui « en retrouvant le sens du sacré et la communauté de destin fera que l’Europe se régénérera. »961
Pour ce faire, « il faut rompre avec l’idéologie universaliste du christianisme qui précipita la dépersonnalisation de
l’Europe et la désinstallation faustienne et conquérante de cette celle-ci. Le caractère prométhéen et désinstallé de
la personnalité collective européenne donne à l’identité européenne l’aspect d’une reconquête permanente »962 où
l’homme active « l’âme faustienne qui trouve à la fois sa force et sa spécificité dans cette ambivalence : appel aux
mythes et conscience de la décadence, de la déréliction. Ame damnée, elle défie cette damnation par le recours aux
mythes qui régénèrent l’histoire contre l’assignation du destin. Aujourd’hui condamnée, la civilisation européenne
963
doit se vouloir « âme faustienne ». « L’égalitarisme refuse de penser l’homme comme personnalité ou comme
peuple et ne l’envisage que sous les critères zoologiques de la masse humaine et de son corrélat, l’individu.
Le surhumanisme, en revanche, tel que la tradition païenne l’a implicitement formulé et tel que la pensée de
Nietzsche l’a explicité, pose que l’homme agit par lui-même, en tant que peuple ou personnalité créatrice qui
exprime l’âme et le destin de son peuple. »964 Faye en est persuadé : « la technique (…) reprendra son sens quand
elle sera soumise à cet impératif spirituel puisé au fond de notre passé européen non-chrétien et entrevu par
Nietzsche : la domination de la volonté de puissance éclairée des personnalités créatrices et aristocratiques. »965 Il
arrive rarement que Faye se demande s’il est possible ou non de maîtriser la technique puisqu’il en fait un
instrument d’éveil du surhomme. Faye a une conception positiviste de la technique qui ne peut que troubler les siens,
marqués par le scepticisme heideggerien face à la technique. Alain de Benoist lui rétorque en lui faisant remarquer
que le technocosme planétaire se substituait peu à peu à la volonté de l’homme. « La technique ne relève pas de

955
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 64.
956
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 64.
957
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 66.
958
Martin Heidegger, Qui est le Zarathoustra de Nietzsche, in Essais et conférences, op. cit., page 122.
959
Idem, pages 122 et 123.
960
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labytinthe, 1985, page 83.
961
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 85.
962
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 71.
963
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 91.
964
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 73.
965
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 83.
220

l’ordre symbolique. Elle ne relève que du mode opératoire et sa généralisation induit une relation au temps et à
l’espace qui contredit fondamentalement les modalités humaines de présence au monde. »966 Faye, malgré tout
s’interroge. Pourquoi la technique moderne parvient-elle à désenchanter le monde ? Sa réponse ne surprendra
personne : « c’est parce que la technique moderne est sous l’emprise de l’idéologie égalitaire, pénétrée du dualisme
et de l’individualisme judéo-chrétiens. »967 Ce que devrait comprendre Faye qui a pourtant lu Heidegger, puisqu’il a
participé à la rédaction du numéro de Nouvelle Ecole sur celui-ci, c’est que ce qui détermine l’essence de la
technique moderne induit une provocation à produire, où entre le monde et l’homme que le paganisme vise à
réconcilier, naît une fracture qui oppose le sujet de l’idéologie humaniste à un monde appauvri par la seule
présence d’un univers peuplé d’objets. « L’homme requiert le monde, il le met en demeure de produire toujours plus,
et dans ce réquisit, la parenté de l’homme et du monde disparaît, l’accès à l’être se clôt. »968 Faye s’abandonne à un
enivrement faustien (il s’agirait plutôt d’un délire prométhéen) où il déclare vouloir « l’alliance du volcan et de
l’ordinateur, de la barbarie et de la haute culture, de l’hypermodernité et de l’archaïsme. L’ère faustienne, l’alliage
pervers et mobilisateur de la centrale nucléaire et du temple grec, de la raison et de la déraison, du calcul et du
lyrisme, des ancêtres et des dieux à venir, de l’ordinateur et de la poésie, de la cathédrale et du réacteur, de la
volonté de puissance incarnée dans la technique moderne et de la fidélité à la tradition incarnée. »969
Quelle mouche a donc piqué Guillaume Faye ? Quand il est lucide, il reconnaît que « l’interprétation actuelle de la
technique ne saisit pas sa dimension faustienne (…) qui ne voit ni sa grandeur ni son danger »970 et aventureux
puisque « la technique moderne, inquiétante et risquée, est appel à l’auto-affirmation des peuples, appel
démiurgique et païen au pouvoir créateur des hommes (…) Appartenir à l’aire culturelle européennne, c’est
admettre la technique moderne, non pas comme instrument de domestication et d’aliénation, mais de création.
Habermas disait qu’on ne pouvait pas concevoir de poésie nucléaire. Malheureusement pour lui, si. »971 Faye veut
donner un sens à la technique dont il croit être en mesure de s’accaparer son énergie pour pouvoir servir à la
cohésion de la Gemeinschaft. « Tendre à la pleine confiance dans ses propres forces et à la pleine conscience de
défier l’ordre divin. Rendre divin l’humain (…) L’esprit païen est énergie, abandon entre les mains du démon
intérieur pour faire passer le miracle du domaine du surnaturel au domaine de la volonté humaine. »972 Vouloir,
pour en appeler à la vertu chantée par Homère pour s’enorgueillir, désirer une transcendance au sein de
l’immanence pour substituer le surhumain au divin, tel est ce que justifie l’esprit faustien. « Les Dieux Peuvent
descendre en nous, et c’est nous, leurs nouveaux maîtres, qui les appelerons. Un second paganisme, s’il voit le jour,
aura toutes les chances de placer au-dessus des dieux le panthéon des démiurges. »973 Ecoutons l’avertissement de
Heidegger. Pourquoi y a-il danger ? « Dans la mesure où la révolution technique qui monte vers nous depuis le
début de l’âge atomique pourrait fasciner l’homme, l’éblouir et lui tourner la tête, l’envoûter, de telle sorte qu’un

966
Alain de Benoist, Idéologie : c’est la lutte finale, in la fin d’un monde, Actes du 18ème colloque national du GRECE,
1985, page 60.
967
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, le Labyrinthe, 1985, page 97.
968
Alain de Benoist, Idéologie : c’est la lutte finale, in La fin d’un monde, op. cit., page 62.
969
Guillaume Faye, Nouveau discours à la nation européenne, Albatros, 1985, page 154.
970
Guillaume Faye, Les systèmes contre les peuples, in La cause des peuples, le Labyrinthe, 1981, page 52.
971
Idem.
972
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, op. cit., page 133.
973
Idem.
221

jour la pensée calculante fût la seule à être admise et à s’exercer. »974 C’est exactement ce qui arrive à Faye. Et
Heidegger de conclure que cela mène l’homme au vide intellectuel. Faust est en quête du savoir absolu qui se
manifeste par l’exigence d’une volonté qui veut atteindre la connaissance parfaite de la vérité de l’être. Pour
Spengler, est faustien ce qui caractérise un destin tourné vers l’infini et qui s’oppose à la vision apollinienne,
caractérisée par l’adhérence à la perfection de la forme close. L’esprit faustien renvoie au caractère fantastique et
méditatif des Romantiques.
Spengler nous apprend aussi que le désir de possession illimité remplace le désir de savoir absolu. C’est pourquoi
Faust n’est pas parvenu à la régénération spirituelle qu’il appelait de ses voeux. De transcendantes, ses ambitions
vers la fin deviennent terrestres. Sa volonté équivaut à un subjectivisme qui maintient en l’état une métaphysique
qu’il nous faut dépasser pour retrouver la source sacrée. Le propos de Faye repose sur l’affirmation incantatoire et
réitérée de la volonté de puissance, alors même selon Alain de Benoist, qu’il n’est pas du tout certain que l’homme
soit un être qui aspire à la puissance pour elle-même. Plutôt faudrait-il méditer ce que dit Heidegger : « là où est le
danger, là croît aussi ce qui sauve », celui-ci ne veut pas dire qu’il suffirait de faire un bon usage de la technique
pour que le péril qu’elle représente disparaisse. Il veut dire que le règne de la technique constitue pour nous
l’occasion par excellence de prendre conscience de ce qui la fonde, c’est-à-dire du mode de pensée qui en constitue
l’essence, mode de pensée inspiré par le dualisme et la rationalité calculatrice. Identifier ce mode de pensée qui
forme l’essence de la technique, telle est précisément la tâche qui nous attend. »975 Guillaume Faye, qui se réclame
de l’esprit faustien n’écoutera pas la philosophie lui recommander la sagesse : « embrassant la logique de l’âme
faustienne, il se peut que le salut de l’identité européenne se trouve dans le choix, pour la civilisation européenne,
d’aller jusqu’au bout de la technique. »976 C'est-à-dire jusqu’à la domination totale de l’étant qui peut mener jusqu’à
la guerre de tous contre tous. Comme s’il était inconscient, Faye avance une idée insolente : « peut-être faut-il oser
dire : l’essence de l’homme, c’est la technique ? »977, alors même qu’il est le berger de l’Etre, c’est-à-dire qu’il
serait un fonds entièrement disponible pour un calcul visant l’arraisonnement de son être. Alain de Benoist qui ne
manque pas de lucidité, voit juste : « l’essence de la technique se substitue à celle de l’homme. Il crée de l’utilité,
mais non de la signification( …) Etrangère à l’essence de l’homme, la technique ne peut être « maîtrisée » à partir
de ce qu’elle conteste fondamentalement. »978 Contrairement à ce que pense Guillaume Faye, qui veut réconcilier
Julius Evola, le traditionaliste et Marinetti, le futuriste, l’horizon du technocosme, c’est le non-sens et le règne de
l’opérationnalité insiginifiante. « L’idéologie technicienne est la première idéologie qui ne soit plus productrice de
sens »979, ce que Jacques Ellul prête à l’art contemporain, aussi vouloir s’en remettre à celle-ci pour donner un sens
à l’existence, c’est ignorer le nihilisme dont elle est un vecteur puissant de transmission. Précisons ce que nous
entendons par volonté de puissance. « Volonté de puissance est sans ambiguïté le fait de tendre vers la possibilité
d’exercer un pouvoir, le fait d’aspirer à la possession de la puissance. »980 Elle est attente aussi aspire-t-elle à
atteindre ce à quoi elle tend. Elle est alors ce que Heidegger nomme pulsion désirant la prise de possession du

974
Martin Heidegger, Questions III, Sérénité, Gallimard, 1990, page 147.
975
Alain de Benoist, Idéologie : c’est la lutte finale, in La fin d’un monde, le Labyrinthe, 1984, page 63.
976
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, Le labyrinthe, 1985, page 126.
977
Guillaume Faye, Les nouveaux enjeux idéologiques, op. cit. , page 126.
978
Alain de Benoist, Idéologies : c’est la lutte finale, in La ligne de mire I, Le labyrinthe, 1995, pages 120 et 121.
979
Idem.
980
Martin Heideggger, Achèvement de la métaphysique, et poésie, Gallimard, 2005, page 17.
222

pouvoir qui se manifeste par une pure insatiabilité de la violence. Chez Nietzsche, la volonté de puissance s’identifie
à l’être qui lui-même renvoie à la vie. « L’être, nous n’en avons d’autre représentation que vivre. » Ce qui détermine
l’acte du vouloir est la volonté de commandement, c’est-à-dire la ferme détermination d’affirmer son caractère de
maintien de ce qu’elle est résolue à faire. « Il appartient au déploiement de la puissance d’aller sans cesse au-delà
de la puissance qu’elle exerce »981 La Volonté de puissance veut la volonté de puissance pour mieux dépasser sa fin
initiale. Pour Nietzsche, tout ce qui est vivant est volonté de puissance : « avoir et vouloir avoir davantage, la
croissance en un mot, c’est la vie elle-même. » Vouloir vivre, c’est vouloir être plus puissant dans la création des
valeurs que l’on veut voir triompher.
« La volonté de puissance est l’essence de la puissance même. Celle-ci consiste dans le surpassement de la
puissance au degré de la disponible intensification elle-même. »982

981
Idem, page 20.
982
Martin Heidegger, Nietzsche, tome II, Gallimard, 1985, page 11.
223

Table.
Introduction. La Nouvelle Droite, une école de pensée qui supplée les insuffisances d’une sociologie oublieuse de
son objet.
Chapitre premier. Présumée coupable. La force anesthésiante de l’a priori. Examen et réfutation de la thèse d’Anne-
Marie Duranton-Crabol et alii. La nécessité d’une méthodologie appropriée à une analyse disruptive des a priori
normatifs et des clichés portant sur la Nouvelle Droite.
Chapitre deuxième. La Nouvelle Droite est-elle de droite ?
Une mise en abîme du problème du clivage gauche/droite, le constat amer de la victoire du libéralisme.
Le reflux du sens du clivage gauche/droite.
Une droite non libérale ? Assurément.

De Benoist et la Nouvelle Droite : le plaisir entretenu de l’inclassabilité.


Redonner aux idées une place de premier choix.
Exprimer le sentiment populaire d’une gauche qui a trahi ses idéaux.
Le ni gauche ni droite de la Nouvelle Droite.
La Nouvelle droite ou la dénonciation de l’abdication de la droite devant les puissances de l’argent.
Contrarier le fait que c’est la gauche qui donne le la de l’identité politique des valeurs culturelles.
Le charme attrayant de l’in-opérationnalité des distinctions politiciennes classiques.
Rousseau serait-il de droite ?

De gauche ? De Droite ?
Une volonté métapolitique de conquête du pouvoir.
L’attrait de la Nouvelle droite pour les idées.
La Nouvelle droite n’est pas l’actualisation de l’Action française.
Une critique de la gauche.
La permutabilité politique des valeurs : de la nécessaire relativisation de ce qui détermine le contenu de la gauche
et de la droite.
Une certaine conception néo-droitière de la gauche.
Une certaine conception de la droite.
Pour qui se décider ?
L’irréduction politico-critique de la critique des idéologies.

La dette de la Nouvelle droite envers la gauche critique.


Combattre ceux qui font l’apologie du libéralisme.
224

Gauche et droite : des différences inexpugnables, malgré tout.

Une critique qui peut produire des convergences.


La Nouvelle droite est-elle pour un socialisme révolutionnaire ?
Faire valoir les fins démocratiques au risque de la barbarie.
Ni droite UMP ni gauche PS.
Pour de nouveaux clivages autour d’une tonalité rouge.
Une critique éponyme de Monique Canto-Sperber à l’endroit de la Nouvelle droite pour laquelle le lien que Canto-
Sperber juge intrinsèque entre démocratie et libéralisme doit être remis en cause.
Comment croire que les idées libérales peuvent être des idées sociales ?
La critique de la Nouvelle droite du social-libéralisme.
La victoire de la droite libérale est totale. Est-ce l’opportunité d’une émergence d’un archéo-socialisme réclamé par
la Nouvelle droite ?
Maintenir le cap d’une critique de l’homo oeconomicus.
Une critique néo-droitière des totalitarismes.
Chapitre troisième. La Nouvelle droite ou la critique de l’occidentalisation du monde et de la mégamachine, un pont
de jonction avec la gauche critique.
Chapitre quatrième. Une critique sans concession des droits de l’homme.
Chapitre cinquième. La question religieuse, ou la beauté du paganisme.

Le paganisme n’a jamais disparu.


Trouver dans le passé des ressorts à l’action.
Le paganisme ou la remémoration du Sacré.
Rendre divin l’humain.
Le paganisme ou la proximité de l’homme avec les dieux.
L’humiliation chrétienne.
Le refus chrétien de l’autonomie.
Le moralisme chrétien.
L’aspect non-téléologique du paganisme.
L’illusoire croyance chrétienne en un monde à venir.
Le refus judéo-chrétien de la représentation.
La loi cruelle du monothéisme judéo-chrétien.
La tolérance du paganisme.
Il n’y pas un homme mais des hommes.
Le rejet de l’autorité politique et des puissants.
La définition du politique et son refus par le monothéisme judéo-chrétien.
225

Le destin choisi.
Le paganisme tel qu’il est.
La proximité de Dieu.
Le bien et le mal ne sont pas des absolus.
Refuser le péché pour la liberté.
Parler de la mort de Dieu, c’est laisser leurs chances aux dieux.
Quelques réflexions sur le mythe.
L’éclipse du sacré.
Seul un Dieu peut nous sauver.

Chapitre sixième. La Nouvelle droite ou une critique nietzschéenne des valeurs chrétiennes.

Chapitre septtième. La Nouvelle droite, une mise en perspective dialogico-diacritique.

Conclusion : Ce que la Nouvelle droite doit à Martin Heidegger. Un différend entre Guillaume Faye et Alain de
Benoist.

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