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Romantisme

Introduction
Marie-Claire Bancquart

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Bancquart Marie-Claire. Introduction. In: Romantisme, 1983, n°42. Décadence. pp. 3-8;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.1983.4672

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1983_num_13_42_4672

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INTRODUCTION

Dans ses Essais de psychologie contemporaine, Paul Bourget définit


les deux aspects non pas antinomiques, mais complémentaires, de la
« décadence », qu'abordent les articles contenus dans ce numéro. Vue
par les sociologues et les historiens, la décadence est une décomposition
de l'organisme social. Elle caractérise la fin d'une civilisation. Elle est
donc ressentie et jugée comme un mal. L'impression de vivre une
décadence n'est pas née en France après la défaite de 1870 ;mais c'est son
point d'impact qui a changé. A plusieurs reprises au cours du XIXème
siècle, les intellectuels se sentirent enfermés dans un ghetto, en marge
d'une civilisation d'argent, de plaisir et d'affaires qui les ignorait ou les
reniait. Quand Gérard de Nerval, au début de Sylvie, évoque les années
1835, il les compare à « l'époque de Peregrinus et d'Apulée », et
proclame que les rêves de ses compagnons étaient « renouvelés
d'Alexandrie ». On trouve dans ses pages le motif, tant développé à la fin du
siècle, de l'âge de transition, où meurt une élite isolée qui craint et
appelle à la fois les Barbares. Les esprits, écrit Nerval, sont « tels
qu'il s'en est trouvé toujours dans les époques de rénovation ou de
décadence ». Dans les réunions « les discussions se haussaient à ce
point, que les plus timides d'entre nous allaient voir parfois aux
fenêtres si les Huns, les Turcomans ou les Cosaques n'arrivaient pas enfin
pour couper court à ces arguments de rhéteurs et de sophistes ».
Chez Théophile Gautier, compagnon de Nerval, on pourrait bien
évidemment trouver une théorie très proche. Elle se généralise sous
le Second Empire, mais elle prend alors des tonalités très diverses.
Tantôt la décadence est attribuée à l'influence du régime impérial,
dont on dénonce l'autoritarisme, les mœurs dissolues, la vénalité :
ainsi, elle peut n'être que momentanée. Un changement de régime y
remédiera. Tantôt la décadence est diagnostiquée comme une maladie
de la civilisation elle-même, et dans ce cas elle ne saurait se guérir :
elle est l'annonce d'une sénescence. On ne voit pas comment Frédéric
Moreau pourrait échapper à ce que Barrés appelle « l'admirable et
précieuse tristesse de L'Education Sentimentale ». Opposons-lui les
héros jeunes que Jules Vallès met en scène : le Bachelier Géant ou
Pierre Moras, conçus sous le Second Empire, sont enfermés dans une
impasse, acculés au suicide. Mais le héros de la trilogie de Jacques
Vingtras, qui fut cependant aux deux tiers écrite dans les difficultés
de l'exil, a retrouvé courage. Ce bachelier sans place, cet insurgé vaincu,
n'en croit pas moins en la possibilité d'une société régénérée.
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La contrainte que l'Empire faisait peser sur les intellectuels était


telle, que des opposants de toute nuance purent se réunir pour
dénoncer le pourrissement contemporain. Mais après la guerre de 1870 et une
fois la République installée, ils se séparèrent. Quelles que soient les
incertitudes de l'heure, les partisans du nouveau régime sont persuadés
qu'il peut y avoir progrès. Même, ils entreprennent d'« installer » le
progrès, de l'enseigner, quand ils sont au pouvoir : il existe, surtout
entre 1877 et 1885, une sorte de catéchèse républicaine passablement
obsédante. On ne voit pas non plus des socialistes proclamer qu'ils sont
parvenus au terme inéluctable d'une civilisation. Chez les hommes « de
gauche », ainsi que le montre Jean El Gammal, l'idée de décadence
n'est point totalement absente, mais elle apparaît si l'on peut dire en
« clignotant », pour mettre en garde contre une déviation politique,
ou à titre polémique. Il se développe en face d'eux toute une théorie
de la décadence que définit Pierre Guiral, chez des hommes frappés
par le désastre de la guerre et les médiocrités du régime parlementaire.
On les classe à droite. Encore faudrait-il distinguer entre les partisans
des régimes politiques écartés du pouvoir, royalistes et bonapartistes,
et des penseurs comme Taine ou Renan. Taine, dont parle ici J.-T.
Nordmann, s'élève contre la tentative, commune à bien des
républicains, de faire commencer la France à la Révolution et d'instituer
une vision manichéenne de l'histoire. Persuadé que nous sommes en
décadence, il ne croit pas cette décadence tout à fait irrémédiable.
Ses remèdes sont incontestablement réactionnaires au sens le plus
général du terme, puisque c'est, pense-t-il, en allant contre la laideur
et la fatigue intellectuelle et morale du monde moderne qu'on pourra
sauver celui-ci. Pour Renan, toute son analyse est enveloppée dans une
perspective métaphysique. S'il attaque l'« idolâtrie matérialiste » du
siècle, c'est au nom de cet « instinct transcendant » qui pousse la
nature humaine « vers un but supérieur », comme il l'écrit dans
Mélanges d'histoire et de voyages. Il est persuadé qu'une conscience
universelle existe, et que celle-ci va vers sa propre perfection. Son analyse de
la décadence en est donc relativisée et comme apaisée. Car du point
de vue véritablement religieux qui est le sien, la dépression moderne
est un épisode qui concourt, à sa place, à l'évolution générale. Ce
système est constant chez lui. Ondoyant en apparence, Renan demeure
toute sa vie fidèle à quelques grandes idées. Mais les vicissitudes du
temps le font varier à l'intérieur du système. Tantôt, dans les Dialogues
philosophiques, il parle contre la foule. Tantôt, l'accalmie étant venue,
il se déclare somme toute en faveur de Caliban contre Prospéra. Sa
pensée, qui a nourri toute une génération, a été si diversement
interprétée par elle, qu'il serait nécessaire de la réévaluer. Elle n'est pas
simple. Reste qu'assurément, elle se classe parmi celles qui proclament
la France contemporaine en état de décadence et la comparent à
l'Empire romain finissant.
Comparaison constante chez des écrivains qui ne se veulent ni
politiques, ni penseurs à proprement parler, et qui nous font entrer
dans la seconde perspective qu'ouvre Bourget à propos de la
décadence. Son caractère essentiel étant le développement exagéré de
l'individualisme, elle est dangereuse pour le corps social, mais remar-
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quable pour les « artistes de l'intérieur de leur âme » qu'elle produit.


« Abondance de sensations fines, exquisite des sentiments rares » sont
cultivées par eux, comme si l'individualité de chacun se dispersait
encore en une poussière chatoyante d'individualités dissociables à
l'infini. Disposition intérieure qu'on ne peut séparer de cette rhétorique
pointilliste dont parle René-Pierre Colin. Cette extrême délicatesse de
l'homme décadent affaiblit sans doute ses convictions, mais elle l'ouvre
en revanche à toutes les opinions. Il pratique une « équité suprême qui
légitime toutes les doctrines en excluant tous les fanatismes ». Ajoutons
qu'il se nourrit d'érudition au sens le plus général du terme (« Le livre
devient le grand initiateur », déclare Bourget dans son Avant-Propos
de 1883), car le monde directement perçu le blesse par sa médiocrité
et sa brutalité. Tous ces traits ne concourent-ils pas à donner au Paris
des années 1885-1895 des allures d'Alexandrie à la veille du triomphe
du christianisme, de Byzance à la veille des invasions barbares ? Les
décadents se regardent au miroir de ces époques de transition,
pratiquant un jeu sur le je qui permet de se supporter soi-même. Le double
est aussi un masque. Aux exemples de Huysmans, de Gourmont, de
Lorrain (qu'Erika Tunner montre accommodant aux couleurs d'âmes
décadentes la Lorelay de Brentano), joignons celui du Marcel Schwob
des Vies Imaginaires, du Jules Lemaître de Serenus. De l'Anatole
France de Thai's, roman qui apparut comme exemplaire de cette
restitution-appropriation : il passionna Marcel Schwob, et Pierre Louýs le
lut la plume à la main, annotant au passage avec beaucoup de minutie
les détails d'érudition qui lui paraissaient controuvables.
Grâce à l'auteur de Thaïs, il est possible de préciser le rôle qu'un
certain courant parnassien joua dans l'élaboration de l'esprit décadent.
Ce courant a été quelque peu étouffé par Leconte de Lisle, impérieux
chef d'école, qui tentait d'imposer sa théorie du vers durement travaillé
et ses références à une Antiquité païenne classique (plus grecque que
romaine), considérée comme un modèle impossible à égaler pour le
monde moderne. Il s'y réfugie en esprit, sans espoir de la voir renaître.
On connaît la raideur de ses jugements sur le christianisme, assassin
de la beauté : s'il lui arrive de considérer, dans « Hypatie », le temps
où il se mesure avec le paganisme, c'est pour le condamner sans appel.
Même condamnation du Moyen Age. Mais dans le groupe qui se réunit
autour de Leconte de lisle, il existe une autre mouvance. Louis Mé-
nard, Anatole France, Frédéric Plessis, sont plus attirés parles époques
de transition que par la perfection du classicisme. Ils aiment le
syncrétisme philosophique que professent les païens et les chrétiens cultivés.
Ils ressentent aussi le charme de l'érotisme transposé qu'on peut trouver
dans le christianisme, et le conçoivent comme une réponse aux désirs
d'infini de femmes que le paganisme épuisé ne saurait contenter. Les
Rêveries d'un païen mystique de Louis Ménard réunissent ces
perspectives, qu'il avait déjà ouvertes dans ses Poèmes de 1855, son Hermès
trismégiste de 1864 et ses Études sur les origines du christianisme :
les femmes et la morale chrétienne, en 1867. Prenons comme des
synthèses de sa pensée deux contes des Rêveries d'un païen mystique,
le « Banquet d'Alexandrie » où dialoguent sur les mythes orphiques et
gnostiques païens et chrétiens, et « La légende de saint Hilarion » qui
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présente le moine Hilarion, naguère nommé « Eros » dans le siècle et


disciple d'Hypatie. Tenté par une naïade, il la convertit, et se sauve ;
mais non sans que Louis Ménard ait exprimé les troubles blandices
d'un christianisme qui exalte le désir, tout en réprimant ses
accomplissements terrestres.
Anatole France les ressent lui-même, en anticlérical profondément
marqué par l'enseignement religieux du collège Stanislas. Il les dit en
comparant dès 1869 l'Hélène antique, dans sa beauté harmonieuse, à
l'inquiète Marie-Madeleine. La même année, il célèbre celle-ci dans
« La part de Madeleine » :

« La tristesse rendait plus belle sa beauté


Ses regards au ciel bleu creusaient un clair sillage [...]
L'enfant de Magdala, la fleur de Béthanie,
S'en alla vers Jésus qu'on a nommé le Christ,
Et parfuma ses pieds ainsi qu'il est écrit.
Et la terre connut la tendresse infinie. »

C'est en 1 868 que France a fait paraître des vers, au reste fort
mauvais, sur « La légende de sainte Thaïs, comédienne » :

« Thaïs allait tremper ses lèvres altérées


Dans le torrent profond des voluptés sacrées. »

L'attirance pour la comédienne repentie, qui marche dans le désert


« avec ses petits pieds sanglants », la prédilection pour Madeleine, la
reconnaissance, dans le Moyen Age, d'une névrose capable d'inspirer
des chefs-d'œuvre : voilà les motifs de la sensibilité d'Anatole France
à la fin du Second Empire. Il faut y joindre une méditation sur la
gnose, en particulier sur celle qui inverse les valeurs du christianisme
en faisant de Lucifer le sauveur des hommes, et un goût, sans cesse
manifesté dans ses poèmes, pour l'instable, pour l'éphémère triomphe
de l'amour sur un fond de douleur et de mort. On reconnaîtra là une
sensibilité bien différente de celle de Leconte de Lisle. De même les
sources de sa rhétorique : Apulée, Plotin, Lucien, les Evangiles, la
Vie des Pères, l'inspirent plus que les grands classiques. Le modèle de
nos poètes est pour lui André Chénier, avec sa grâce travaillée, mobile,
un peu molle parfois.
Ce courant mineur du Parnasse est celui qui a perduré le plus, en
se métamorphosant. Après la guerre de 1870, France est considéré
comme un jeune maître en poésie, et groupe autour de lui des disciples
dont le plus notable est certainement Paul Bourget. Il médite avec lui
sur le système darwinien, compris alors d'une manière tout à fait
propre à fonder en science la croyance dans le caractère inéluctable
de la décadence : le genre humain, comme tout genre animal, est
appelé à être dépassé par quelque création supérieure de la nature.
Ou bien, si la terre a donné avec lui son expression la plus achevée,
c'est elle qui mourra un jour d'épuisement après une longue agonie.
Le transformisme instaure un pessimisme auprès duquel la tristesse du
pécheur est encore une joie : « Oh ! bienheureux ceux-là qui croyaient
à l'enfer », s'était écrié France en 1869, après avoir dépeint la Danse
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des Morts médiévale. A la lecture des Poèmes Dorés de 1 873, on mesure


combien pour l'écrivain le vouloir-vivre se détache sur un fond de néant,
tout en justifiant la sensualité. Mort du cerf, du singe, du chien, de la
libellule, de la perdrix, abandon, maladie du chêne : dans l'élan du
devenir de l'espèce, les individus sont sacrifiés, à tous les degrés de
l'échelle des êtres. Les « affinités » unissent les amants dans le trépas.
L'amoureuse elle-même est évoquée par une statue solitaire, « un
corps lascif, jeune et lassé », accroupi au milieu d'un paysage de ruine
et de délaissement.
Là dernière œuvre en vers d'Anatole France, Les Noces
Corinthiennes, témoigne de son attirance pour une civilisation grecque proche de
sa disparition, travaillée de curiosités pour les exotismes orientaux :
son modèle est Phlégon de Tralles revu par Goethe .

« Moi, j'ai mis sur ton sein de pâles violettes


Et je t'ai célébrée, alors qu'un Dieu jaloux,
Arrachant de ton front les saintes bandelettes,
Sur le parvis rompu brisa tes blancs genoux »,

dit-il à Hellas.
Les principes stylistiques dominants du Parnasse, équilibre,
harmonie, force des images, se déplacent alors vers une dissonance, un goût
de l'instable, des paysages de diaprures et de reflets. Ce déplacement se
note de façon plus directe dans les poésies du jeune Bourget, La Vie
Inquiète de 1874, Edel de 1878. Ce sont les vers d'un « décadent » qui
ne trouverait pas, dans la poétique contemporaine, de langage approprié
à son trouble intérieur.
Quoi d'étonnant si Bourget devient un des plus lucides analystes de
la Décadence ? Si France, critique au Temps, consacre des articles à
Huysmans, Gourmont, Schwob, Péladan et Papus ? « Les temps sont
revenus (écrit-il) d'Apulée et de Phlégon de Tralles. La magie occupe
une large part dans l'imagination de nos poètes et de nos romanciers ».
Il examine les causes de l'ennui contemporain dans un article du 25
janvier 1891, intitulé : « Pourquoi sommes-nous tristes ? ». Sa réponse
est que l'homme, en étendant son savoir, a reconnu la relativité et la
petitesse de son existence comme de sa place dans le monde. « Avec
la bonne ignorance la foi s'en est allée ». Dans une société dure aux
faibles, l'espérance et la charité ont fait naufrage. « Qui nous apportera
une foi, une espérance, une charité nouvelles ? ». Impossibilité de
croire et nostalgie d'une croyance, ce sont bien là les composantes
du mal fin -de-siècle : le sacré, sans cesse désiré, est sans cesse ressenti
comme lointain, et raisonné comme lointain, par des hommes fatigués
de trop connaître.
Jalon vers la Décadence, que cette mouvance du Parnasse un peu
oubliée maintenant. Elle unit chronologiquement le « mal du siècle »
au « mal fin de siècle », plus névrosé, plus attentif aux décompositions
du style et du corps. Epoque de savoirs et de curiosités, cette époque
fin -de-siècle rassemble, elle sollicite dans le sens de sa propre
expérience, les écrivains les plus divers : on trouvera ici, développés par
Alain Michel, Jean Gillet, Arnaud Laster, les exemples des auteurs
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latins, de Sade et de Victor Hugo. Ce vertige de cultures pouvait faire


naître des dilettantes incapables de création artistique. Et, de fait,
beaucoup de créateurs imaginent ces doubles tentants, dont des Essein-
tes est le plus célèbre. Mais on voit au contraire que nos érudits
écrivains, par des procédés biaisants de collages, par des citations
camouflées, des descriptions, des « ekphraseis » insérées dans une trame
romanesque relâchée, fondent sur l'inversion des codes classiques un
exercice de l'imaginaire, et un exercice spirituel. Montesquiou s'y
complaît. Péladan, qui voudrait les refuser, est attiré par eux. Portraits
complémentaires, tracés par Didier Coste et Micheline Besnard-Courso-
don. Il y a chez le Décadent et un esthète, et un moraliste qui tente de
rendre le monde habitable grâce à l'esthétique. Pascaline Mourier
montre combien cette attitude de vie a fasciné les surréalistes français.
Il est des domaines où la Décadence, qui ne saurait se définir
exactement sans se nier elle-même, se mesure en outre à des ambiguïtés
extérieures à elle. Joëlle Caullier le dit à propos de la musique française,
et Jean de Palacio à propos de l'« écriture féminine ». Il l'étudié chez
Vernon Lee. Renée Vivien, par exemple, pourrait retenir semblable-
ment notre analyse. Voilà des pistes qui mériteraient d'être plus
longuement suivies. Au reste, ce numéro de Romantisme, dans son ensemble,
ne peut qu'esquisser des directions de recherche sur cette fin de siècle,
que la nôtre regarde avec une sympathie bien explicable.

Marie-Claire Bancquart

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