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études romantiques et dix-neuviémistes

sous la direction de Pierre Glaudes et Paolo Tortonese


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L’idée française de l’histoire


Carolina Armenteros

L’idée française
de l’histoire
Joseph de Maistre et sa postérité
(1794-1854)

Préface de Philippe Barthelet

PARIS
CLASSIQUES GARNIER
2013
Chercheuse indépendante, Carolina Armenteros a enseigné dans les universités
françaises, américaines, britanniques et néerlandaises. Elle a coédité The New enfant
du siècle : Joseph de Maistre as a Writer (St Andrews, 2010), Joseph de Maistre and the
Legacy of Enlightenment (Oxford, 2011) et Joseph de Maistre and his European Readers :
From Friedrich von Gentz to Isaiah Berlin (Leyde, 2011).

© 2013. Classiques Garnier, Paris.


Reproduction et traduction, même partielles, interdites.
Tous droits réservés pour tous les pays.

ISBN 978-2-8124-1386-5 (livre broché)


ISBN 978-2-8124-1387-2 (livre relié)
ISSN 2103-4672
À la mémoire de mon grand-père, Carlos.
PRÉFACE

À la différence de la plupart de ses contemporains, nommément


ceux qu’une historiographie paresseuse range sous la même étiquette de
« contre-révolutionnaires », Joseph de Maistre ne se leurre pas sur la nature
de la Révolution : dès sa lettre à la marquise de Costa, au printemps 1794,
il y voit non pas un événement mais une époque, soit le commencement d’un
nouvel âge du monde1. L’histoire a changé de visage : elle n’est plus un
objet de spéculation plus ou moins lointain, comme les Romains pour
Montesquieu ou pour Diderot, ou même Louis XIV ou Charles XII pour
Voltaire ; elle envahit la vie quotidienne, bouleverse les travaux et les jours,
faisant bientôt d’un sénateur érudit de la Savoie un exilé sur les routes de
l’Europe et l’ambassadeur à Saint-Pétersbourg d’un royaume de Piémont-
Sardaigne qui n’est guère plus qu’une fiction de protocole. La grandeur de
Joseph de Maistre ou pour mieux dire sa supériorité est d’abord dans ce
refus de tout mensonge de rassurance, puis dans le défi intellectuel que
ce refus implique : prendre acte de l’inédit qui arrive, et le penser selon
les nouvelles catégories qu’il nécessite. Joseph de Maistre est un chrétien
conséquent, qui croit à la divine providence : il se rappelle que Dieu ne
nous fait pas les confidents de ses desseins, et que, selon Bossuet, « quand
Dieu efface, c’est qu’il s’apprête à écrire ». À partir de 1789 et plus encore,
du 21 janvier 1793, Dieu efface.
Ceux qui n’ont rien appris ni rien oublié, les aristocruches retour
d’émigration dont le marquis de Custine décrit la cour pitoyable à Vesoul,
autour de Monsieur, pendant la campagne de France, l’époque révolution-
naire les a frappés d’inanité, et la restauration qu’ils espèrent comme une
continuation à l’identique, la parenthèse regrettable une fois refermée, est
1 « … Longtemps nous n’avons point compris la Révolution dont nous sommes les témoins ;
longtemps nous l’avons prise pour un événement. Nous étions dans l’erreur : c’est une
époque : et malheur aux générations qui assistent aux époques du monde ! » (Discours à
Mme la marquise de Costa sur la vie et la mort de son fils Alexis Louis Eugène de Costa, 1794,
dans Joseph de Maistre, Philippe Barthelet (éd.), Lausanne, L’Âge d’homme, coll. « Les
dossiers H », 2005, p. 27-41.)
10 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

vouée d’avance à n’être qu’une impossible parodie. Joseph de Maistre n’a


jamais eu de ces naïvetés, comme on le voit dans la correspondance qu’il
entretient depuis Lausanne, en 1794, avec le cabinet de Turin : « je crois
fermement que la Monarchie est frappée irrémissiblement (j’entends la
monarchie absolue)… Le jugement porté sur la monarchie est visible.
Ne voyez-vous pas que tout nous réussit mal ; et que non seulement le
malheur, mais le ridicule nous poursuit1 ? » Ce ridicule, Joseph de Maistre
en a été exempt dès l’origine ; ce qui lui vaudra l’intérêt et davantage :
l’admiration des générations suivantes. « Prophète du passé », le surnom
un rien perfide que lui décerne Ballanche n’est vrai qu’à demi : le premier
xixe siècle verra en lui un prophète tout court, et ce n’est pas le moindre
mérite de Carolina Armenteros que de nous le rappeler.
Avec une érudition merveilleusement indemne de ces crampes idéolo-
giques qui hélas, paralysent ou déforment encore la recherche historique
française s’agissant de l’époque de la Révolution et de sa postérité philo-
sophique, l’auteur montre que Joseph de Maistre a été « l’intermédiaire
décisif, quoique négligé, entre les philosophes de l’histoire du xviiie siècle
français et les historiens et philosophes de l’histoire du xixe ». Son origi-
nalité, largement sous-estimée, tient peut-être à une illusion d’optique qui
relève de la chronologie : c’est à partir de la Restauration que l’on a célébré
Joseph de Maistre comme un oracle de la contre-révolution, en oubliant
presque toujours que ce « penseur romantique », si l’on en croit quelques
classifications de manuel, était l’aîné de quinze ans de Chateaubriand, et
qu’il est en tout un homme du xviiie siècle… Carolina Armenteros montre
à quel point il est à sa façon un héritier des Lumières, comment « il adhère
au principe helvétien de l’utilité » et surtout, quelle place cardinale la
critique de Rousseau tient dans l’élaboration de sa pensée : « il finira par
devoir beaucoup plus au philosophe genevois qu’il n’aurait aimé le recon-
naître ». Carolina Armenteros n’hésite pas à écrire que « si quelque chose
peut relier Maistre aux Lumières radicales, c’est l’affirmation à travers les
Soirées de Saint-Pétersbourg d’un pouvoir humain presque illimité ». C’est
en effet un « portrait intellectuel de Maistre assez différent » des images
convenues que l’on nous propose ici – autant dire des caricatures. Maistre
rationaliste, « et non l’ennemi irréductible de la raison si souvent dépeint »,
Maistre mettant son intuitionnisme à l’épreuve d’un empirisme original,

1 Lettre au baron Vignet des Étoles (6 janvier 1794), dans Joseph de Maistre, Philippe
Barthelet (éd.), p. 363.
PRÉFACE 11

tels que procéderont les traditionalistes attachés à la recouvrance de la


tradition primitive ; Maistre, enfin, de plus en plus critique à l’égard de
toute forme d’absolutisme politique : le malentendu avec les ultras, puis
avec la droite contre-révolutionnaire (Maurras en particulier) était inévi-
table. Carolina Armenteros liquide définitivement la thèse paresseuse – la
paresse est aisément calomniatrice – d’un Joseph de Maistre absolutiste
pour commencer et précurseur du fascisme pour finir : « Maistre a forgé
une manière nouvelle et spécifiquement française de penser l’histoire qui
suppose la foi en l’homme » capable de « forger son propre destin ». Joseph
de Maistre défenseur de la liberté et des droits de l’individu ? La sensibi-
lité américaine de l’auteur lui fait insister sur ce que deux siècles de lieux
communs d’histoire intellectuelle nous empêche de saisir : « l’exemplaire
et constante modération politique de Maistre ». Carolina Armenteros parle
avec assez de bonheur de son « humanisme civique » : « sa vie durant il a
soutenu la définition de l’égalité qu’il avait formulée dans sa jeunesse » –
égalité royale, il faut le préciser : « Un roi qui protège également tous les
ordres de l’Etat, qui leur distribue indifféremment ses faveurs, et qui se garde
bien d’en élever un seul au préjudice des autres » (Eloge de Victor-Amédée III).
La postérité de Joseph de Maistre est ambiguë : au premier para-
doxe – la déception plus ou moins cachée, voire la défiance de la droite
contre-révolutionnaire – s’en ajoute un second : l’enthousiasme des dif-
férentes écoles socialistes de la première moitié du xixe siècle. L’étude de
Carolina Armenteros est ici pionnière : elle montre à quel point ignoré
Joseph de Maistre fut un précurseur, et que le fait considéré à la fois
comme « autorité morale » et « lieu de production sociale et historique »,
notion fondatrice aussi bien de la sociologie que de la statistique avait été
théorisé pour la première fois par le jeune Maistre dans De l’état de nature.
Les pistes ouvertes par cette étude, qu’elles relèvent de la théorie poli-
tique (la conception maistrienne de la liberté, « susceptible de degrés et
soumise à des conditions »), de l’épistémologie ou de l’histoire intellectuelle
européenne, sont innombrables et très prometteuses. Dans la réévaluation
de l’œuvre de Joseph de Maistre entreprise depuis bientôt cinquante ans,
l’essai de Carolina Armenteros est un jalon de première importance.

Philippe Barthelet
AVANT-PROPOS

Ce livre a été commencé en 2000 à King’s College et à la Faculté


d’histoire de l’université de Cambridge. Au cours des années suivantes, j’ai
bénéficié de l’aide de plusieurs personnes. Ma plus grande reconnaissance
va à Gareth Stedman Jones, dont les commentaires ont aidé le livre à
prendre forme. À Paris, Francine Markovits m’a guidée et encouragée,
partageant avec moi ses connaissances en philosophie. D’autres chercheurs
m’ont aidé à parcourir le chemin de mes recherches, m’offrant des pistes,
des références et des aperçus : Sylviane Albertan-Coppola, Keith Baker,
Dan Edelstein, Kevin Erwin, Marta Fattori, Pierre Glaudes, Michael
Kohlhauer, Jill Kraye, Jacques Le Brun, Malcolm Mansfield, Alexander
Martin, Michael Sonenscher, Ryan Song, Benjamin Thurston, Dale Van
Kley, et Cynthia Whittaker.
Je dois remercier tout spécialement Richard Lebrun, pour avoir
partagé avec moi la richesse de ses connaissances sur Maistre et pour
ce qui est maintenant plus d’une décennie d’encouragement et de col-
laboration. Ma gratitude la plus vive va à Quentin Skinner, dont les
aperçus et le savoir m’ont aidée à des moments clés de mes recherches.
Ce livre pécherait en outre sous plusieurs aspects sans la conversation
de Jean-Yves Pranchère.
À la Bibliothèque nationale de Russie, l’orientation de Natalia
Elaguina fut d’une importance capitale ; et au Musée historique de
Moscou, Alexandra Kukushkina et Fyodor Petrov m’ont généreusement
offert leur aide. Je suis aussi reconnaissante au personnel de la Faculté
d’histoire de Cambridge, surtout Liz Haresnape.
Je remercie vivement l’Académie britannique ; Wolfson College à
Cambridge et la Faculté d’arts de l’université de Groningue pour les
bourses postdoctorales qui m’ont permis de rédiger une grande partie
de ce livre. Je remercie également King’s College à Cambridge, pour son
soutien financier ; ainsi que le Fonds Ferris, le Fonds Lightfoot, le Fonds
Prince Consort et Thirlwall de la Faculté d’histoire de Cambridge, pour
14 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

avoir rendu mes recherches en France possibles et pour m’avoir permis


d’acquérir des matériaux essentiels.
Toute ma reconnaissance, enfin, va à Philippe Barthelet, dont le long
et patient travail de révision a été extrêmement précieux à la mise au
point de la version française de ce livre.
ABRÉVIATIONS

OC Œuvres complètes
REM Revue des études maistriennes
RER Rite écossais rectifié
SVEC Studies on Voltaire and the Eighteenth Century
INTRODUCTION
Conservatisme et histoire

Nous nous proposons d’étudier les commencements philosophiques


de la pensée historique française au lendemain de la Révolution. Pour
la génération élevée dans l’écroulement d’un monde, l’histoire n’était
plus tenue à distance, comme elle l’avait souvent été par les écrivains
des Lumières. Elle s’écrivait en lettres de sang et de feu1. Ceux qui sont
demeurés pieux pendant ces années ont éprouvé ceci avec une intensité
particulière, se réveillant soudainement à la crainte que Dieu avait
peut-être abandonné l’humanité, et que ses chemins dans l’histoire
devaient être découverts pour garder et défendre la foi. Pour plusieurs
contemporains de la Révolution, l’histoire bien comprise révélait les
desseins de la providence. Ce livre se concentre sur la pensée historique
d’un homme qui a éprouvé la Révolution avec une profonde anxiété
spirituelle. Il se propose de décrire l’onde de choc que ses réflexions,
dispersées à travers les frontières politiques et philosophiques, ont pro-
voquées dans la pensée historique française au xixe siècle.

Pendant quarante ans, Joseph de Maistre (1753-1821), magistrat


et sénateur de Savoie, mena une vie calme à Chambéry jusqu’à ce
que l’histoire fît irruption dans son existence en septembre 1792 avec
l’invasion de son pays natal par les armées de la Révolution. Ce sera pour
lui le commencement de l’exil, et d’une carrière d’écrivain brillante et

1 Guillaume de Bertier de Sauvigny, La Restauration, 2e édition, Paris, Flammarion, coll.


« L’Histoire », 1963, p. 337-338.
18 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

tourmentée dont la réflexion sera centrée sur l’idée d’histoire. La défense


du conservatisme naissant qu’il adopta juste après son départ de Chambéry
réclamait en effet une réflexion sur l’histoire. Comme l’observe Karl
Mannheim (1893-1947), la pensée conservatrice et la pensée historique
dépendent l’une de l’autre. Le conservatisme a une inclination pour le
concret, combinée avec un goût pour ce qui est plutôt que pour ce qui
devrait être, qui le rend particulièrement enclin à s’exprimer en termes
historiques1. Pour Maistre, l’histoire est une force morale, le véhicule de
la providence, le site de l’accumulation de l’expérience, et l’instrument
qui révèle l’humanité à elle-même. Elle est un moyen d’explication quasi
total, guidée par un Dieu qui est une source d’illumination.
Les Considérations sur la France (1797) conjurent une providence ter-
rifiante, un agent régénérant du châtiment qui est resté profondément
imprimé dans la conscience collective comme caractérisant la notion
maistrienne de la divinité. Un des buts de ce livre est de démontrer
que, plus qu’un instrument de punition, la providence pour Maistre
est une pourvoyeuse de connaissance et de liberté radicale qui révèle à
l’humanité ses chemins historiques. Sous cet aspect, elle est l’instrument
de l’éducation divine2, l’incarnation de la croyance des Lumières que les
êtres humains peuvent se réformer et s’améliorer grâce à la connaissance.
Les suppositions de Maistre sur les effets sociaux et psychologiques
de l’évidence historique se caractérisent par cette présentation parti-
culière qu’exige l’usage de la polémique. Il est important de souligner
que Maistre n’a jamais été historien – ce qui explique en partie pour-
quoi sa pensée historique a attiré si peu d’attention3. Mais ses écrits,
qui témoignent d’une surabondante érudition, contiennent des thèmes
profondément historisants. Maistre soutient que l’histoire est le support
de la vérité sociale, politique et morale ; que cette vérité est exprimée
1 Mannheim, Conservatism : A Contribution to the Sociology of Knowledge, Nico Stehr (éd.),
David Kettler et Volker Meja (éd. et tr.), 2e édition, Londres, Routledge, 1997, p. 100.
2 Sur Dieu comme éducateur dans la pensée maistrienne, voir Élcio Verçosa Filho, « The
Pedagogical Nature of Maistre’s Thought », Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment,
Carolina Armenteros et Richard A. Lebrun (éds.), SVEC 2011 :1, Oxford, The Voltaire
Foundation, p. 191-219.
3 Voir Jean-Yves Pranchère, « Ordre de la raison, déraison de l’histoire : l’historicisme de
Maistre et ses sources classiques », dans Joseph de Maistre, Philippe Barthelet (éd.), p. 366-
390 et Michael Kohlhauer, « L’histoire-mal. Approches pour un (non) lieu littéraire »,
Imaginaires du mal, Myriam Watthee-Delmotte et Paul-Augustin Deproost (éds.), Paris
et Louvain-la-neuve, Cerf/Presses universitaires de Louvain, 2000, p. 189-208.
INTRODUCTION 19

d’une multitude de manières historiquement contingentes ; mais que


l’histoire elle-même se développe à travers des étapes prescrites et selon
des causes pré-ordonnées.
Décrire la pensée historique maistrienne est souvent un exercice
d’explication de l’implicite. En tant que dénonciateur de systèmes phi-
losophiques, Maistre n’a jamais essayé de formuler une théorie complète
de l’histoire. Il n’a pas non plus mis en valeur l’histoire comme sujet
pédagogique. Lors de ses années en Russie, lorsqu’il conseillait le gouver-
nement d’Alexandre Ier en matière d’éducation, il a même recommandé
que l’histoire soit supprimée des programmes des écoles, pour la raison
que c’est un « enseignement libre » que quiconque peut apprendre en
lisant, ou en écoutant lire. En même temps – et suivant son intention
d’utiliser l’histoire pour découvrir les desseins de Dieu – Maistre a fait
l’éloge de l’histoire philosophique, observant qu’« il y a eu quelquefois
des chaires spéciales d’histoire  confiées à des hommes supérieurs, qui
raisonnaient sur l’histoire plutôt qu’ils n’apprenaient l’histoire1 ». Dans
presque chacun de ses livres, il a insisté aussi sur le point que l’histoire
est la « politique expérimentale », la source ultime de la connaissance,
le moyen divin pour faire éprouver à l’humanité la vérité comme la
fausseté philosophique, le bien et le mal politiques2. Le résultat de cet
intérêt théologique qu’il a porté à l’histoire est que, plutôt que de servir
comme objet du jugement philosophique, l’histoire en est devenue le
critère. Maistre a historicisé tout ce qu’il a voulu connaître – la raison,
la science, la connaissance. Il a transformé la philosophie politique elle-
même en problème historique.
Quand il fait de l’histoire la mesure de la politique, Maistre aiguise
sans le savoir l’arme polémique que ses ennemis brandiront un jour contre
ses alliés. Les libéraux de la Restauration utilisent l’historiographie comme
un langage politique pour échapper à la censure de l’État. Si pendant
la Révolution « les émigrés3 comme Chateaubriand, Maistre, Barruel,
avaient et la motivation et le temps de préparer leurs condamnations » de
1 « Deuxième lettre sur l’éducation publique en Russie », OC, Lyon, Vitte et Perrussel,
1884-1887, (14 vol.), t. VIII, p. 182-183.
2 Voir, par exemple, OC, t. VII, p. 539.
3 À la différence de Chateaubriand et de Barruel, Maistre n’était pas, à proprement parler,
un émigré, mais un exilé : il n’avait pas quitté son pays parce qu’il était en désaccord avec
la forme politique prise par le gouvernement, mais parce que son pays avait été envahi
(par la France). Je dois cette observation à Philippe Barthelet.
20 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

la Révolution à travers la chronique historique, « pendant la Restauration,


la situation évolue ; c’est les hommes de la Révolution, exclus de la
politique, qui s’adressent à l’histoire pour défendre leur cause1 ».
Ce livre défend la thèse que les réflexions historiques des
contre-révolutionnaires français pendant la Révolution et l’Empire
étaient beaucoup plus que de la chronique historique. On pourrait être
tenté de croire que la contre-révolution trouva dans l’histoire seulement
un refuge, un sanctuaire dans lequel se retirer des bouleversements
contemporains et se consoler ainsi de ses maux avec un passé immobile.
Les historiens libéraux et les socialistes du xixe siècle apparaîtront de
la sorte comme les créateurs ex nihilo de la grande synthèse historique
de leur siècle2. Au contraire, notre hypothèse est que, plutôt que passer
les années d’exil à ressasser sans réfléchir, la Contre-Révolution est le
lien innovateur et indispensable entre les Lumières et la gauche post-
révolutionnaire en matière d’histoire3 – l’intermédiaire décisif, quoique
négligé, entre les philosophes de l’histoire du xviiie siècle français, et les
historiens et philosophes de l’histoire du xixe. Maistre lui-même est le
représentant principal de cette pensée historique contre-révolutionnaire4,
qui se développe dans une indépendance complète par rapport aux cou-
rants de pensée beaucoup mieux connus de l’Allemagne d’alors. C’est
que les travaux maistriens ont non seulement encouragé les disputes
politiques de la Restauration, ils ont été aussi une source majeure des
démarches statistiques du Directoire et de l’Empire, et des philosophies
de l’histoire traditionalistes, socialistes et positivistes qui sont nées
entre 1820 et 1854. L’œuvre de Maistre est, en effet, à l’origine d’une
tradition francophone de pensée qui a donné une tournure historique
à la philosophie sociale et politique des Lumières, transportant des
arguments anciens dans de nouveaux contextes.
Pour comprendre le rôle médiateur que Maistre a joué entre les
Lumières et le xixe siècle, on doit éclaircir la relation entre les théories
de l’histoire du conservatisme naissant et les modèles antérieurs du
1 Stanley Mellon, The Political Uses of History : A Study of Historians in the French Restoration,
Stanford (Californie), Stanford University Press, 1958, p. 6.
2 Ceri Crossley, French Historians and Romanticism : Thierry, Guizot, the Saint-Simonians,
Quinet, Michelet, Londres, Routledge, 1993.
3 Je suis ici la thèse de Gérard Gengembre dans La contre-révolution ou l’histoire désespérante,
2e édition, Paris, Imago, 1998.
4 Ce n’est pas Bonald, dont la pensée est fondamentalement statique.
INTRODUCTION 21

xviiie siècle. Les philosophes se sont beaucoup intéressés à l’histoire :


c’est Voltaire qui a composé le premier, sous le pseudonyme de l’abbé
Bazin, un essai intitulé La philosophie de l’histoire (1763). Mais il regardait
l’histoire de loin et de haut. Candide (1759), l’un de ses chefs-d’œuvre
littéraires, porte à des hauteurs d’ironie et d’absurdité inégalées la nar-
ration détachée et anodine des misères et des catastrophes que Pierre
Bayle (1647-1706) définit dans son Dictionnaire historique et critique
(1695-1697) comme le contenu invariable de l’histoire humaine. Les
philosophes pensent aussi l’histoire comme l’équivalent du progrès
rationnel des collectivités humaines – ce que fait Voltaire dans l’Essai
sur les mœurs et l’esprit des nations (1753) – ou racontent les vicissitudes
de l’« Homme » universel et le développement linéaire de la raison
abstraite – comme Condorcet dans l’Esquisse d’un tableau historique des
progrès de l’esprit humain (1795).
Les premiers conservateurs, en revanche, dérivent leur histoire des
institutions, gouvernements, traditions, sciences et langues spécifiques
et existantes. Pour eux, les êtres humains n’existent pas comme des
individus immatériels, mais comme des êtres nationaux, biologiques,
religieux et politiques dont l’activité morale transforme le monde. Le
temps linéaire des philosophes ne s’applique plus. Il est cassé irrégulière-
ment par les faillites et les succès des expériences historiques, et mesuré
par le développement organique des institutions, les fortunes morales
des groupes sociaux, et l’intimité de la relation entre Dieu et l’humanité.
Le modèle se développe à partir de l’apologétique historique de la fin
du xviiie siècle. Pour combattre les infidèles qui ne se soumettent pas
à l’autorité, les théologiens français prouvent les vérités religieuses avec
des faits historiques1. L’innovation de Maistre est d’extraire de leurs
narrations une théorie de la signification historique, des causes et des
étapes du développement des sociétés à travers le temps.
Dans le trio conservateur francophone qu’il forme avec Bonald et
Chateaubriand, Maistre est l’écrivain le plus érudit et le penseur plus
profond ; de sorte que si ses travaux n’ont pas joui de l’accueil massif et
immédiat du Génie du christianisme (1802), ils ont exercé leur influence à

1 William R. Everdell, Christian Apologetics in France, 1730-1790 : The Roots of Romantic


Religion, Lewinston et Queenston, Edwin Mellen, 1987, p. 109-143 et Robert R. Palmer,
Catholics and Unbelievers in Eighteenth-Century France, Princeton (New Jersey) : Princeton
University Press, 1939.
22 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

la longue et en profondeur. Jusqu’à présent, ce chapitre dans l’histoire


de l’histoire n’a pas été lu, en partie à cause de sa nature matérielle. Si
Maistre est un grand écrivain, il est aussi un penseur qui publie pour
répondre au défi des circonstances et qui lit et écrit par intérêt person-
nel quand les devoirs de sa charge le lui permettent. Il n’a jamais fait
école. Si donc son œuvre est caractérisée par un style et une perspective
théorique très personnels, elle a souvent été lue aussi comme elle a été
écrite, par des lecteurs extrêmement divers qui lui ont donné une pos-
térité éclatée et fragmentaire.
L’existence et la signification de la philosophie de l’histoire mais-
trienne ont été également obscurcies par la supposition tacite que le
conservatisme primitif, en tant que tradition de pensée hostile aux
Lumières, ne pouvait expliquer l’histoire en accord avec la raison. C’est
une supposition encouragée par la notion de Contre-Lumières avancée
par Isaiah Berlin (1909-1997). Groupant des penseurs aussi divers
et même antithétiques que Johann Gottfried Herder (1744-1803) et
Maistre, Berlin conceptualise la pensée « réactionnaire » en fonction des
affinités politiques et des stratégies rhétoriques qu’il lui suppose, et non
de la filiation historique intellectuelle de cette pensée1. La conclusion
qui dérive facilement de ces suppositions est que le conservatisme non
seulement ne change pas, mais qu’il se sépare intellectuellement des
Lumières dans toutes leurs définitions possibles. Considéré comme une
recrudescence simpliste de l’idéologie de l’Ancien Régime, comme de
vieux thèmes rendus progressivement explicites, le conservatisme primitif
est censé devoir sa formulation à un simple choc en retour des thèmes
révolutionnaires. C’est, dit-on, une réaction pure à la modernité des
Lumières qui n’entretient aucune relation avec les débats de son temps
sauf par antithèse et par négation. L’image que la contre-révolution s’est
donnée d’elle-même comme une collection d’intuitions dérivées de la
tradition a fait beaucoup pour soutenir cette interprétation. Mais une
approche très différente commence à se faire jour2. On se demande même
si les dissidents de droite que Maistre représente si bien, « intempestifs

1 Berlin, À contre-courant : essais dans l’histoire des idées, André Berelowitch (tr.), Paris, Albin
Michel, 1988 et Albert Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard,
1991.
2 Graeme Garrard, Counter-Enlightenments : From the Eighteenth Century to the Present, London :
Routledge, 2006.
INTRODUCTION 23

et inactuels, comme dira Nietzsche, n’ont […] pas été les véritables
fondateurs de la modernité et ses représentants les plus éminents1 ». La
question est importante, car regarder les premiers conservateurs comme
les ultimes modernes suggère qu’ils auraient pu intégrer des théories
sophistiquées du changement et du progrès socio-politique – ces éléments
sine qua non de la philosophie spéculative de l’histoire – dans leur pensée.
Les études maistriennes, pendant ce temps, connaissent une renais-
sance. Des biographies intellectuelles de Maistre existent maintenant
en français et en anglais, et le premier volume consacré à sa relation
aux Lumières vient de paraître2. La Revue des études maistriennes (fondée
en 1974) a publié des ouvrages sur des aspects multiples de sa pensée,
comprenant son épistémologie3, sa linguistique4, sa théorie économique5
et sa philosophie de la loi naturelle6. Richard Lebrun et Jean-Louis Darcel
ont catalogué les bibliothèques de Maistre et classifié les contenus de
ses cahiers de lecture, où les travaux des penseurs majeurs et mineurs
des Lumières tiennent une place importante7. Jean-Yves Pranchère a
fait une étude systématique de la philosophie maistrienne8. Du côté
de l’édition critique, nous avons des Œuvres de Maistre (2007) éditées
par Pierre Glaudes, comprenant un Dictionnaire Joseph de Maistre et un
Dossier H de Maistre, où Philippe Barthelet réunit des textes sur Maistre
de quelque cent cinquante interprètes, qui ont généré des recherches
nouvelles sur la postérité du Savoyard9.

1 Compagnon, Les antimodernes. De Joseph de Maistre à Roland Barthes, Paris, Gallimard,


2005, p. 19.
2 Carolina Armenteros et Richard A. Lebrun (éds.), Joseph de Maistre and the Legacy of the
Enlightenment.
3 Richard A. Lebrun, « Maistrian Epistemology », Maistre Studies, Richard A. Lebrun (éd.
et tr.), Lanham et Londres, The University Press of America, 1988, p. 207-221.
4 Benjamin Thurston, « Joseph de Maistre : Logos and Logomachy », thèse doctorale,
Université d’Oxford, 2001.
5 Jean Denizet, « Joseph de Maistre économiste », REM, 11, 1990, p. 5-25 et Cara Camcastle,
The More Moderate Side of Joseph de Maistre : Views on Political Liberty and Political Economy,
Montréal et Kingston, McGill-Queen’s University Press, 2005.
6 Richard A. Lebrun, « Maistre and Natural Law », Maistre Studies, p. 193-206.
7 Voir Joseph de Maistre et les livres, REM, 9, 1985.
8 L’autorité contre les lumières : la philosophie de Joseph de Maistre, Genève, Droz, 2005.
9 Joseph de Maistre and his European Readers : From Friedrich von Gentz to Isaiah Berlin, Carolina
Armenteros et Richard Lebrun (éds.), Londres et Leyde, Brill, 2011.
24 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

II

Le conservatisme et la philosophie de l’histoire étaient si intimement


liés dans leurs premiers jours que toute étude de la pensée historique
maistrienne doit être préludée par une discussion de son conservatisme,
et des raisons pour lesquelles il a été étiqueté réactionnaire. Le problème
est compliqué dès le début par le style. Lors de la publication de Du pape
en 1819, Maistre était déjà connu comme un maître de la langue française.
Sa réputation rhétorique était née avec sa carrière d’écrivain1. Une fois
que les Considérations sur la France (1797) avaient fait connaître son style,
il lui était impossible de publier dans l’anonymat. La clarté, la beauté
et l’énergie de sa prose étaient admirées à l’échelle internationale. Deux
monarques, Louis XVIII (1755-1824) et Alexandre Ier (1777-1825) ont tenté
de se servir de ses talents littéraires : le premier pour publier la déclaration
royale de 1804, le second pour rédiger les décrets de la cour russe2. Aussi,
les alliés politiques n’ont pas été les seuls à admirer l’écriture maistrienne.
Alphonse de Lamartine (1790-1869) a pu oublier ses opinions libérales et
ses brouilleries avec le Savoyard pour faire l’éloge de sa prose splendide :
Ce style bref, nerveux, lucide, nu de phrases, robuste de membres, ne se res-
sentait en rien de la mollesse du xviiie siècle, ni de la déclamation des derniers
livres français : il était né et trempé au souffle des Alpes ; il était vierge, il
était jeune, il était âpre et sauvage ; il n’avait point de respect humain, il
sentait la solitude ; il improvisait le fond et la forme du même jet […]. Cet
homme était nouveau parmi les enfants du siècle3.

Lamartine a jugé Maistre comme l’ont fait d’autres critiques litté-


raires libéraux français, notamment Charles-Augustin Sainte-Beuve
(1804-1869), qui en 1843 a ébauché, dans La revue des deux mondes, le

1 Sur l’intersection entre la pensée politique de Maistre et ses pratiques d’écriture, voir
The New enfant du siècle : Joseph de Maistre as a Writer, Carolina Armenteros et Richard
A. Lebrun (éds.), St. Andrews Studies in French History and Culture, 1, St Andrews, Centre
for French History and Culture of the University of St Andrews, 2010.
2 Richard Lebrun, Joseph de Maistre : An Intellectual Militant, Montréal, McGill-Queen’s
University Press, 1988, p. 205-207.
3 Alphonse de Lamartine, Souvenirs et portraits [1871], 3e édition, Paris, Hachette, Furne,
Jouvet, Pagnerre, 1874 (2 vol.), t. I, p. 188-189.
INTRODUCTION 25

portrait de Maistre qui aura la plus grande postérité1. Sainte-Beuve


admirait la rhétorique de Maistre, mais ses doctrines de la soumission
le révoltaient. Dans son style lumineux, léger, coulant, il a donc fait
l’éloge de Maistre écrivain jusqu’à reléguer Maistre le penseur dans
l’oubli. Ensuite pendant près d’un siècle la défense maistrienne du
trône et de l’autel a été associée expressément en France à la langue
admirable de sa formulation. Simultanément, elle a été écartée des
traditions intellectuelles modernes où elle avait puisé son inspiration.
La supposition était qu’en tant que grand styliste Maistre ne pouvait
pas être novateur, et que sa pensée ne pouvait dériver que des sources
médiévales et antiques qu’il citait avec tant d’approbation, et qui
semblaient étayer si bien ses opinions.
La réception de l’œuvre maistrienne confirmait à merveille ces
interprétations. Les Considérations sur la France (1797) et les pamphlets
contre-révolutionnaires qui les ont précédées dans les années 1790 avaient
établi sa réputation de monarchiste. Vingt ans après, l’Essai sur le principe
générateur des constitutions politiques (1809), un traité attaquant la viabilité
des constitutions – publié à l’insu de Maistre et contre sa volonté – l’a
placé ostensiblement dans le camp des ultras. La publication de Du
pape une décennie plus tard mettrait les derniers coups de pinceau à son
portrait de réactionnaire. Dès le début, il était évident que le livre était
destiné à occuper une place toute à lui dans la littérature conservatrice.
Chateaubriand a refusé de l’éditer, découragé par la besogne pointilleuse
de modérer l’anti-gallicanisme radical du texte2. À la fin, Maistre a trouvé
son éditeur parmi le clergé, et c’est des journaux comme Le défenseur,
Les archives, Le drapeau blanc et L’ami de la religion et du roi, étroitement
liés avec le clergé et les ultras, qui ont réservé un accueil enthousiaste
à Du pape lors de sa parution3. Comme nous verrons, les ultras ont fini
par se dégager de la pensée maistrienne, et un des buts de ce livre et
d’expliquer pourquoi. Mais leur ferveur initiale a fait beaucoup pour
encourager l’association de Maistre avec des modes de pensée abstraits,

1 Sur les appréciations de Lamartine et Sainte-Beuve sur Maistre comme écrivain, voir
Richard A. Lebrun, « Introduction : Assessing Maistre’s Style and Rhetoric », The New
enfant du siècle, p. 1-18.
2 Robert Triomphe, Joseph de Maistre : étude sur la vie et sur la doctrine d’un matérialiste mystique,
Genève, Droz, 1968, p. 336.
3 Ibid., p. 338.
26 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

réactionnaires et « sacerdotaux » exclusivement moralistes et anti-mon-


dains, comme ceux que Stendhal a condamnés en feuilletant Les soirées
de Saint-Pétersbourg (1821)1.
Le statut réactionnaire de Maistre, cependant, est très relatif, et nous
voudrions souligner sa modération politique. Si par « réaction » on entend
le désir d’instituer à nouveau, c’est-à-dire de restaurer la société pré-révo-
lutionnaire, Maistre n’était pas un réactionnaire. Ayant de la sympathie
pour l’humanisme civique, il n’était pas, comme Chateaubriand a semblé
l’être, voué à la société patriarcale et agraire de l’Ancien Régime. Son
attitude sur ce point est toujours demeurée constante. Sa vie durant, il
a soutenu la définition de l’égalité qu’il avait formulée dans sa jeunesse.
S’opposant à tout privilège oppressif du clergé et de la noblesse, cette
définition soutenait qu’il faut que le roi « protège également tous les
ordres de l’État, qu’il leur distribue indifféremment ses faveurs, et qu’il
se garde bien d’en élever un seul au préjudice des autres2 ».
Issu d’une famille d’humble origine qui était parvenue à la noblesse par
le service public, Maistre approuvait les sociétés inclusives qui protégeaient
la liberté personnelle et qui ouvraient les postes politiques au mérite. Il
ne s’investissait pas dans la reproduction des passés politiques. Trouvant
que le catholicisme pouvait soutenir les bons gouvernements dans tous les
temps et dans toutes les nations, il n’éprouvait pas le besoin de défendre
un système social et politique historiquement spécifique – et encore moins
le gallicanisme de l’Ancien Régime qui l’enrageait. La conquête impériale
était aussi quelque chose qu’il n’avait aucun désir de perpétuer, sachant
bien, en tant que sujet du royaume de Piémont-Sardaigne, où les Savoyards
se sentaient souvent harcelés par les Turinois, que « le plus grand mal-
heur d’une nation, c’est d’obéir à une autre3 ». En dépit du désespoir que
provoquait chez lui la publication de la Charte, et en dépit de la passion
qu’il dépensa pour défendre la restitution de la propriété des émigrés4,
il ne s’identifiait pas aux ultras5. C’était un effet de sa pensée historique.
Car, malgré sa réputation d’autoritaire, Maistre n’était pas l’idéologue
1 Ibid., p. 364n.
2 Maistre, Éloge de Victor-Amédée III, duc de Savoie, roi de Sardaigne, de Chipre et de Jérusalem,
prince de Piémont, etc., Chambéry, 1775, p. 33-34.
3 OC, t. XIV, p. 257.
4 OC, t. XIII, p. 100-103.
5 Maistre, Correspondance diplomatique de Joseph de Maistre, 1811-1817, Albert Blanc (éd.),
Paris, Michel-Lévy frères, 1860 (2 vol.), t. I, p. 268.
INTRODUCTION 27

inflexible qu’on a souvent dépeint. Sensibles aux fluctuations du temps, ses


perspectives changeaient selon les besoins et les circonstances qu’il voyait
ordonnées par Dieu. En fait la pensée historique de Maistre montre que
son image dans les mondes francophone et anglophone, où il est connu
respectivement comme un absolutiste et un précurseur du fascisme, doit
être complètement révisée. Car il a forgé une manière nouvelle et spé-
cifiquement française de penser l’histoire qui suppose une foi immense
dans la capacité de l’humanité – et non seulement du roi et des autorités
politiques – de forger son propre destin. Et il l’a fait en soulignant les
thèmes de la liberté et de l’individu d’une manière qui n’a rien à voir avec
le fascisme, au moins dans les formes finales de celui-ci.
Le conservatisme de Maistre, donc, ne sert pas un désir de congeler le
passé. Sa pensée historique n’est pas une aventure antiquaire. Au contraire,
elle rend possible une reconsidération complète de sa philosophie générale,
et de l’influence que celle-ci a exercé en France dans la première moitié
du xixe siècle. Elle éclaircit les pratiques statistiques des administrateurs
du Directoire et de l’Empire, et les suppositions sur le cours de l’histoire
qui les ont inspirées. Elle encourage enfin une analyse nouvelle des sources
intellectuelles, des buts moraux et sociaux et des sensibilités anti-poli-
tiques des socialistes, traditionalistes et positivistes qui ont adopté la
pensée historique maistrienne depuis les années 1820 jusqu’aux années
1840. Bien sûr, les libéraux comme Guizot et Tocqueville connaissaient
aussi l’œuvre maistrienne. Mais au contraire des auteurs évoqués dans ce
livre, ils n’ont pas pensé à l’histoire comme une manière de s’échapper
de la politique, ou comme un moyen d’explication philosophique totale.

III

Nous proposons un portrait intellectuel de Maistre assez différent de


celui qui est fréquemment ébauché dans la littérature. Nos recherches
démontrent que Maistre est un rationaliste, et non l’ennemi irréductible
de la raison si souvent présenté ; que son épistémologie repose sur un
empirisme original en tension continue avec l’innéisme qu’on suppose
invariablement chez lui ; que, comme les monarchistes de la Restauration,
28 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

il valorise hautement la liberté individuelle, ainsi que celle des groupes ;


qu’il est très loin d’être l’autoritaire pur et dur que l’on a si longtemps
décrit ; qu’à la fin son monarchisme et même son dévouement à la souve-
raineté temporelle sont instables et ambigus ; que ses attitudes politiques
ne peuvent pas se réduire à une négation de la Révolution, mais dérivent
de son héritage intellectuel ainsi que de certaines variétés des Lumières.
Maistre n’a jamais eu de mots assez violents pour dénoncer la raison
a priori et constructrice de systèmes que l’Encyclopédie a promue à
l’infaillibilité. On a donc fréquemment supposé qu’il était un irrationa-
liste – une supposition en apparence soutenue par le fait qu’il proposait
dans l’intuition et le sens commun des alternatives épistémologiques
à la raison1. Nous soutenons, cependant, qu’il identifiait l’intuition et
le sens commun – des notions elles-mêmes profondément enracinées
dans le rationalisme théologique – à une nouvelle raison collective, a
posteriori, idéalement congruente à la pensée historique, et qui prenait
ses racines dans le cartésianisme2. C’est cette raison que Lamennais a
finalement radicalisée dans sa notion de sens commun.
L’intuition et le sens commun sont, à leur tour, les facultés d’un
esprit empirique et attentif à la connaissance particulière. Tel est le cas
de Joseph de Maistre, bien que l’on ne s’en soit guère avisé jusqu’ici,
car il proclamait hautement son innéisme, défendant les idées innées
de Descartes, et la loi naturelle de Charron gravée dans le cœur par
Dieu, contre le matérialisme des Lumières. Son attaque féroce contre
l’empirisme baconien dans l’Examen de la philosophie de Bacon (publié en
1832) n’a pas aidé non plus à effacer l’impression qu’il était un ennemi
irréductible de l’expérience. Cependant, pendant cette même attaque, il
a développé l’empirisme direct qui est nécessaire à l’usage de l’évidence
historique à des buts polémiques. La défense de la religion au moyen de
l’expérience atteste en outre que Maistre était le partenaire d’Edmund
Burke (1729-1797), au point que l’on a cru pendant quelque temps que
Burke avait été le précepteur de Maistre3.
1 Pierre Glaudes, Introduction à l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques,
dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), Paris, Robert Laffont, 2007, p. 354.
2 Sur les origines cartésiennes de la notion du sens commun, voir Jeffrey Burson, The Rise
and Fall of Theological Enlightenment : Jean-Martin de Prades and Ideological Polarization
in Eighteenth-Century France, Notre Dame (Indiana), Notre Dame University Press,
2010.
3 Lebrun, Joseph de Maistre, p. 101-102.
INTRODUCTION 29

Jusqu’à présent, seuls des efforts solitaires ont tenté de démontrer que
la liberté est constitutive de la pensée politique maistrienne1. Ce livre
prétend développer cet aspect. Comme dans le cas de son empirisme,
Maistre a peu insisté sur sa théorie de la liberté. Les Considérations sur
la France, avec leur tableau angoissant des révolutionnaires en jouets de
Dieu, ont classé Maistre dans l’imagination populaire comme un déter-
ministe historique qui égalait la providence à la fatalité. Mais, quoique
les Considérations déclarent, et la formule est célèbre, que « nous sommes
tous attachés au trône de l’Être Suprême » par une chaîne, elles disent
aussi et que cette chaîne est souple, et qu’elle l’est variablement. Le degré
de souplesse correspond au degré de liberté que la providence laisse à
l’humanité dans les différentes périodes historiques. La Révolution est
l’âge pendant laquelle la chaîne se raccourcit extrêmement, suffoquant
l’humanité. Mais cet âge est aussi l’exception de l’histoire, et le tombeau
de la liberté qui de règle irrigue l’histoire maistrienne.
Avec le temps, l’intérêt de Maistre pour la liberté augmenta, au
point qu’il abandonna la tradition absolutiste de la pensée politique à
laquelle il est encore aujourd’hui couramment associé. Du pape (1819), son
manifeste ultramontain, signale l’orientation anti-absolutiste – presque
non-monarchiste – qu’il adopte à la fin de sa vie. Voilà qui pourrait
sembler contraire à l’intuition, car le tableau que présente Du pape d’une
Europe gouvernée par les rois ne semble pas au premier abord vouloir
diminuer le pouvoir royal. C’est pourtant à quoi aboutit la conception
maistrienne de la papauté comme pouvoir de révision constitutionnelle.
Un gouffre sépare donc Du pape des textes d’inspiration bodinienne qu’il
compose pendant 1794-17962.
L’anti-absolutisme de Maistre n’est pas sans conséquences. De lui
dépend, d’abord, l’idée du progrès moral qu’il présente avec insistance
comme la constante de l’histoire. Quoique les hommes fassent fré-
quemment mauvais usage de leur liberté, à travers le temps leur liberté
mal entendue conspire avec la providence pour produire des résultats
moraux positifs – grâce à la perfectibilité humaine, doctrine que Maistre
sécularise avec Rousseau. La suggestion que Maistre était progressiste

1 Camcastle, The More Moderate Side of Joseph de Maistre et Paolo Pastori, « Joseph de Maistre
e la libertà », Rivista internazionale di filosofia del diritto, 55, 4, 1978, p. 336-358.
2 Je voudrais remercier Jean-Yves Pranchère pour la conversation qui m’a aidé à éclaircir
ce point.
30 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

pourrait troubler les lecteurs qui le voient seulement comme un pessimiste


chrétien pour lequel le salut dépend exclusivement de la providence. Un
des buts de ce livre est précisément de proposer une lecture attentive
des textes maistriens qui révèlent son semi-pélagianisme – sa conviction
intime que l’humanité est le coauteur de sa propre destinée et qu’elle va
au devant de la grâce. C’est la même doctrine qui a inspiré sa défense
passionnée des jésuites, et qui l’a poussé à poursuivre sans relâche les
jansénistes, les protestants et autres descendants de saint Augustin, tout
en adoptant des aspects de leur pensée.
De toutes les philosophies du xviiie siècle, c’est celle de Rousseau
que Maistre a examinée le plus dans ses écrits. On a longtemps souligné
la continuité entre Rousseau et Maistre1, et l’influence formatrice que
Rousseau a exercée sur Maistre2. À l’ombre de la Révolution, Maistre et
les premiers conservateurs relisent Jean-Jacques avec des yeux nouveaux,
et en font leur profit théorique. Maistre dénonce cependant son maître
parce qu’il découvre dans ses œuvres les armes critiques qui ont servi
à détruire tout un monde. En fait Maistre éprouve pour Rousseau un
intérêt intense mêlé de répugnance qui a du sens quand on considère
les positions respectives des deux penseurs vis-à-vis de la religion et
des Lumières.
Quand Rousseau débute comme écrivain, les Lumières théologiques
et les Lumières philosophiques se séparent et deviennent ennemies3.
Dans ce contexte, la pensée du Genevois joue un rôle médiateur, rem-
plissant le vide laissé par les courants modérés du christianisme et du
philosophisme4. Maistre l’approuve dans la mesure où elle prouve que
le christianisme a une utilité temporelle. C’est une preuve indispensable
après 1750, quand l’utilité devient le principe moral ultime, et l’incrédulité

1 Graeme Garrard, « Rousseau, Maistre and the Counter-Enlightenment », History of Political


Thought, 15, 1994, p. 97-120 ; Carolina Armenteros, « Maistre’s Rousseaus », Joseph de
Maistre and the Legacy of Enlightenment, p. 79-103.
2 Sur la relation entre Maistre et Rousseau, voir aussi Jean-Yves Pranchère, L’autorité contre
les lumières, p. 199-226 et Richard Lebrun, « Joseph de Maistre and Rousseau », SVEC,
88, 1972, p. 881-898.
3 Voir Jeffrey Burson, The Rise and Fall of Theological Enlightenment, surtout l’Introduction.
4 Voir Hisayasu Nakagawa, « J.-J. Rousseau et J.-G. Pompignan : La “Profession de foi
du vicaire savoyard” et “De la religion civile” critiqués par l’Instruction pastorale », dans
XVIIIe siècle, 34, 2002, p. 67–76 et Burson, The Rise and Fall of Theological Enlightenment,
p. 306.
INTRODUCTION 31

un « système totalisant » demandant des réponses aux questions non


de foi, mais de bonne vie1. Ce que Maistre trouve insupportable chez
Rousseau est son opinion que des pans entiers du christianisme doivent
être rejetés pour faire face à la philosophie.
A l’égard des Lumières anti-despotiques représentées par Montesquieu
(1689-1755) et Gibbon (1737-1794), Maistre est beaucoup plus nuancé2.
Le Savoyard reproche à Montesquieu son manque de foi quand il essaie
d’adopter le point de vue de Dieu3, mais le relativisme de Montesquieu
rencontre sa propre ambition de connaître « les lois éternelles du monde »,
ainsi que sa vocation de faire de l’étude historique une consolation
spirituelle. Le sentiment d’un prêt coupable caractérise également son
rapport à Hume, qu’il trouve philosophiquement dangereux, mais à qui
il emprunte aussi, surtout en histoire et en épistémologie.
Maistre rejette complètement, en revanche, l’empirisme lockéen d’un
potentiel impie sans précédent que Peter Gay décrit dans The Rise of
Modern Paganism (1966) comme l’essence de la Philosophie. L’Examen de
la philosophie de Bacon (commencé en 1809), une étude de l’épistémologie
du précurseur de Locke, est un ouvrage de critique virulente. Maistre
déteste cependant moins le Locke historique, que celui des Philosophes.
On doit se souvenir que, dans les premières décennies du xviiie siècle,
les Lumières théologiques représentées par les jésuites et le Journal de
Trévoux ont propossé une synthèse de Locke et de Malebranche qui a
connu un certain succès. C’est seulement dans les années 1730, quand
Voltaire fait de Locke un matérialiste et quand, suivant sa tendance,
les jansénistes commencent à accuser les jésuites de mobiliser la phi-
losophie d’un sensualiste, que Locke perd sa légitimité dans les cercles
catholiques4. Le Locke que Maistre rejette est donc, on notera l’ironie,
la construction imaginaire de ses propres ennemis.
1 Bernard Plongeron, « Combats spirituels et réponses pastorales à l’incrédulité du siècle »,
dans Les défis de la modernité (1740-1840), Bernard Plongeron (éd.), p. 247. Histoire du
christianisme des origines à nos jours, Jean-Marie Mayeur (éd.), Paris, Desclée de Brouwer,
1997.
2 Pour des discussions plus étendues sur la relation de Maistre aux Lumières, voir Pranchère,
L’autorité contre les lumières et Armenteros, Introduction à Joseph de Maistre and the Legacy
of Enlightenment.
3 Jean-Yves Pranchère, « Montesquieu », dans Jean-Louis Darcel, Pierre Glaudes et Jean-
Yves Pranchère, Dictionnaire Joseph de Maistre. Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes
(éd.), p. 1230.
4 Burson, The Rise and Fall of Theological Enlightenment, p. 44-53.
32 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Il faut rappeler que l’admiration de Maistre pour Descartes n’a pas


de bornes. Descartes est pour lui le héros de la raison. Il est son rempart
contre la justification par la foi seule, mantra des augustiniens de Calvin
à Pascal, ces fabricants de désordre à l’origine de tous les malheurs des
temps modernes. Descartes a le mérite supplémentaire d’avoir suscité
Malebranche, qui n’a pas souffert de son amalgame avec Locke par les
jésuites, et que Maistre vénère pour avoir montré que la raison est le
site où la présence divine se manifeste à l’homme1.
Le conservatisme religieux de Maistre, finalement, dérive d’une
variante des Lumières qui, désireuse de maintenir un rôle pour la
religion dans la politique et la société, parle des libertés politiques qui
dérivent de la relation entre l’Église et l’État. Représentée avec éclat par
Burke et subjuguant fréquemment la raison aux passions à la manière
de Hume, ces Lumières, britanniques à leur origine, se montrent très
utiles à Hamann, Jacobi, Maimon et autres critiques allemands de
Kant qui critiquent la critique du christianisme2. Nous verrons que le
conservatisme et l’épistémologie historiques de Maistre se développent
en partie par rapport au destin similaire et peu connu des conceptions
de Hume en France.

IV

La postérité de Maistre dans le xixe siècle français peut paraître


surprenante. Les monarchistes de la Restauration dont il plaide la
cause s’appuient peu sur ses écrits pour étayer leurs réflexions, et très
peu pour diffuser leurs idées. La presse conservatrice parfois adopte son
style ou reproduit ses pensées sans trop s’engager avec sa philosophie. Le
conservateur (1818-1820) contient des articles de Lamennais3 et Bonald4
qui se contentent d’exprimer quelques opinions, soit similaires à celles
1 Pranchère, « Ordre de la raison, déraison de l’histoire », p. 382.
2 Frederick C. Beiser, The Fate of Reason : German Philosophy from Kant to Fichte, Cambridge
(Massachussetts), Harvard University Press, 1987, p. 1-13, 24, 91, 137 et 288.
3 Sur les sociétés bibliques (t. III, p. 49-54) et sur la relation entre la France et le Saint-Siège
(t. III, p. 593-600).
4 Sur les dépenses militaires (t. III, p. 481-494).
INTRODUCTION 33

de Maistre ou tout simplement maistriennes, en parlant d’événements


et sujets contemporains. Un article d’O’Mahoni sur les peintures du
Louvre anticipe le portrait de Maistre par Sainte-Beuve en tant que
styliste plutôt que penseur. Il rappelle l’écriture maistrienne par son
usage des italiques et de l’ironie, mais ignore sa pensée et sa politique1.
La seule exception à la norme est un article anonyme, « Sur le principe
politique », dans le quatrième volume du Conservateur, qui est beaucoup
plus théorique que les autres volumes – et qui est aussi, peut-être pour
cette raison, le dernier. Cet article adopte des concepts majeurs de la
pensée historique maistrienne – la comparaison des lois morales aux
physiques2, l’idée que l’histoire avance par la « force des choses3 », que le
principe politique est exprimé dans l’histoire de chaque peuple4 – et les
utilise pour analyser l’actualité politique française. C’est toutefois une
exception dans un mouvement politique qui, comme Maistre, valorise
l’action plus que la théorie, et dont la presse est déjà trop précaire pour
s’embarquer vers des contrées théoriques douteuses. À l’encontre de
plusieurs admirateurs contemporains de Maistre, les ultras et les légi-
timistes ont un statut politique à préserver. L’éloge du style de Maistre
est donc leur moyen principal de le célébrer. Même Jacques Bins de
Saint-Victor (1772-1858), un de leurs plus brillants journalistes, limite
ses commentaires à la rhétorique en écrivant la préface de la première
édition des Soirées de Saint-Pétersbourg5. Nous n’avons trouvé qu’un
exemple d’un usage directement polémique de Maistre par un ultra.
C’est celui que fait O’Mahoni en comparant Maistre à un prophète de
l’ancien testament qui a vaincu, avec Bonald et Lamennais, la « fausse
sagesse » des gallicans6.
Ce qui menait les ultras à s’écarter de Maistre était précisément
ce qui inspirait le zèle de celui qui les abandonnerait quelques années

1 T. IV, p. 561-566.
2 Ibid., p. 4.
3 Ibid., p. 4, 13.
4 Ibid., p. 6.
5 Jacques-Maximilien Benjamin Bins de Saint-Victor, Préface aux Soirées de Saint-Pétersbourg
dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 447-454.
6 Cité dans E.N., Préface de l’éditeur, A. Baston, Réclamations pour l’Église de France et pour
la vérité, contre l’ouvrage de M. le Cte de Maistre intitulé Du pape, et contre sa suite, ayant pour
titre, De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife, Paris, 1821 (2 vol.),
t. I, p. vi.
34 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

plus tard – Félicité de Lamennais (1782-1854). Le jeune Breton


était fasciné par les moyens nouveaux et mondains que le Savoyard
utilisait pour défendre les vérités antiques et sacrées. On a grand
besoin de ces moyens, écrivait-il à Maistre : quelques-uns perdent
leur foi parce que la vérité est articulée selon des formes médiévales
incompréhensibles aux esprits modernes1. Fidèle à cette observation,
Lamennais reprend les perspectives historiques de Maistre sur la
vérité, et sur les moyens historiques d’exprimer la vérité, tout au
long de sa tortueuse carrière. Il est donc un personnage principal de
la deuxième partie de ce livre.
Une des curiosités de la descendance intellectuelle de Maistre au
xixe siècle est que ses interprètes non traditionalistes sont pour la
plupart des disciples de Saint-Simon. Alors que l’on pourrait s’attendre
que le héraut de la tradition et le patriarche de la pensée sociale
industrielle fussent en désaccord sur presque tout, leurs théories his-
toriques se reflètent et s’anticipent mutuellement avec une exactitude
surprenante. Tous deux voient l’histoire s’alterner entre des périodes
« synthétiques » et « analytiques » ou « organiques » et « critiques »,
comme Saint-Simon les appelle. Tous deux pensent que l’histoire
chrétienne se distingue par la séparation et la lutte épique entre les
pouvoirs spirituels et temporels. Tous deux interprètent le Moyen Âge
comme une période d’intégration sociale, et la modernité comme une
époque de désordre qui a commencé avec le protestantisme et culminé
dans la Révolution française. Tous deux croient que la religion est
indispensable à la stabilité sociale, et que le christianisme est la plus
parfaite des religions. Finalement – et c’est peut-être ici le plus impor-
tant – tous deux attendent un renouveau de la religion – le « nouveau
christianisme » de Saint-Simon, la « troisième révélation » des Soirées.
Il est donc logique que Maistre ait prospéré parmi les descendants de
Saint-Simon. Sa manière de dépolitiser, et donc de moraliser, la théo-
rie historique, attire ceux qui, dépourvus de pouvoir politique, et ne
s’intéressant pas à l’acquérir, ne présupposent aucune correspondance
nécessaire entre la philosophie et la politique – au sens des « écoles »
d’idéologie politique qui naissent pendant la Restauration2.

1 Pranchère, L’autorité contre les lumières, p. 108.


2 Sur ces écoles, voir Bertier de Sauvigny, La restauration, p. 342.
INTRODUCTION 35

Il ne semble pas que Maistre ait connu les travaux de Saint-Simon,


qu’il n’avait pas dans sa bibliothèque, et dont il ne fait mention ni dans
ses cahiers, ni dans ses lettres, ni dans ses ouvrages. Le contraire est moins
probable. Saint-Simon s’intéresse beaucoup au premier conservatisme. Les
Considérations sur la France (1797), qui contiennent en puissance toute la
pensée historique de Maistre et qui sont publiées avant les ouvrages de
Saint-Simon, ont pu exercer une influence sur lui. Les similarités entre
le livre Du pape (1819) de Maistre et Le nouveau christianisme (1825) de
Saint-Simon semblent aussi trop grandes pour être entièrement acciden-
telles. Elles procèdent plutôt d’un mélange d’emprunts et de coïncidence.
Deux ouvrages de Saint-Simon, les Lettres d’un habitant de Genève à ses
contemporains (1803) et De la réorganisation de la société européenne (1814),
préfigurent des thèmes de Du pape.
Dans les années 1830, les idées maistriennes et saint-simoniennes sur
l’histoire se mêlent à tel point chez les traditionalistes, les socialistes et
les positivistes que leurs origines précises ne peuvent pas être toujours
identifiées. Ce qui est certain est que Maistre jouit d’une longue posté-
rité parmi ces écoles de pensée si diverses. Il le fait parce qu’il a repensé
l’histoire comme site de régénération morale, et parce qu’il a évoqué un
ciel terrestre d’union et de paix. Après 1848, cependant, les fortunes de
sa pensée historique diminuent avec celles de ses propagateurs socialistes.
Si le présent livre continue son enquête jusqu’en 1854, c’est que c’est
cette année-là qu’Henri-Dominique Lacordaire (1802-1861) prononce
son Discours sur la loi de l’histoire, peut-être la dernière philosophie chré-
tienne de l’histoire à voir le jour au xixe siècle en France ; et qu’Auguste
Comte (1798-1857) publie le dernier volume de son Système de politique
positive, livre qui orchestre de multiples thèmes maistriens dans une
philosophie de l’histoire. Comte ne marche pas avec son temps : quand
ses rivaux saint-simoniens promulguent des prophéties dans les années
1830, il les repousse comme des esprits dénués de raison ; mais 1848
une fois passé, il devient religieux lui-même1. Le fruit de ces années sera
une philosophie de l’histoire d’origine maistrienne exceptionnellement
systématisée.

1 Pickering, « Auguste Comte and the Saint-Simonians », French Historical Studies, 18, 1993,
p. 236.
36 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Le présent livre est divisé en deux parties. La première décrit la pensée


historique de Maistre dans son contexte intellectuel et identifie les diffé-
rentes variantes – sociologiques, morales, politiques, épistémologiques,
ecclésiologiques, mystiques, constitutionnelles, européanistes – qui la
forment dans sa totalité. La deuxième partie raconte la postérité de la
pensée historique maistrienne dans les trois formes principales qu’elle
a adoptées au xixe siècle : en tant que réflexion sur la nature de la
connaissance historique ; en tant qu’étiologie du processus historique,
surtout par rapport à la connaissance et la violence ; et en tant que
philosophie spéculative de l’histoire, c’est-à-dire en tant que modèle
des ordres sociaux, politiques et religieux qui se sont succédé à travers
le temps, et qui se succéderont à la fin des temps. Pour ne pas surchar-
ger notre démonstration, nous n’avons pas parlé de l’historiographie
d’inspiration plus ou moins maistrienne – comme les Études historiques
de Chateaubriand1 – ou des matériaux fictionnels et esthétiques qui
adoptent des thèmes historiques maistriens, mais sans les élaborer à des
fins historico-théoriques – comme les réflexions de Barbey d’Aurevilly
et de Baudelaire sur la souffrance.
Le rapport de Maistre à ses héritiers historico-philosophiques est
parfois brouillé. À part le fait que les auteurs du xixe siècle n’identifient
pas toujours leurs sources scrupuleusement, le traditionalisme qu’il
professe se prête facilement aux emprunts intellectuels anonymes. En
tant qu’humbles guerriers du Christ, les traditionalistes sont censés
transmettre une connaissance qui ne leur appartient pas et qui ne doit
pas leur apporter la renommée. Cela fait qu’il est difficile et parfois
impossible d’identifier les idées que les successeurs de Maistre lui ont
empruntées, et celles qu’ils ont pris du vaste arsenal traditionaliste qu’il
a aidé à fonder. Cependant, quel que soit le mode de transmission précis,
1 Chateaubriand distinguait son approche au christianisme de celle de Maistre et de
Lamennais, mais sa conviction que « la liberté est chrétienne », son attente d’une troisième
révélation et d’un homme d’un « génie supérieur » étaient des thèmes maistriens qu’il
a probablement trouvés chez Lamennais ou dans Du Pape que Maistre lui a demandé
d’éditer. Voir Analyse raisonnée de l’histoire de France, dans Œuvres de Chateaubriand,
Paris, Dufour, Mulat et Boulanger, 1860-1863 (20 vol.), t. IX, p. 47-48.
INTRODUCTION 37

notre argument principal demeure que Maistre a été à l’origine d’un


moyen essentiellement français de penser l’histoire. Dans la deuxième
partie du livre, nous soulignons l’influence directe et indirecte que
Maistre a exercée sur les écrivains du xixe siècle là où nous avons pu la
vérifier – c’est-à-dire, dans presque tous les cas. Dans les autres, nous
supposons la convergence.
Le chapitre 1 décrit la genèse de la pensée historique maistrienne dans
De l’état de nature et De la souveraineté du peuple, deux essais composés en
1794-1796 qui réfutent Rousseau. Comprenant un modèle de l’étiologie
historique ainsi qu’une théorie primitive de la statistique morale, ces essais
contiennent en puissance l’essentiel de la pensée historique maistrienne.
Le chapitre 2 analyse l’Examen de la philosophie de Bacon (commencé en
1809), le principal ouvrage épistémologique de Maistre, ainsi que ses écrits
pédagogiques. Tout en présentant Maistre lui-même comme un empiriste
direct, un théoricien de la liberté et un sociologue de la connaissance,
ce chapitre montre que sa philosophie de la connaissance est fortement
historicisée. Il analyse aussi l’épistémologie de Maistre à la lumière des
ouvrages sur l’éducation qu’il composa pour le gouvernement russe.
Le chapitre 3 lit Du pape (1819) comme un texte européaniste qui
présente une sociologie de la religion insérée dans une philosophie spé-
culative de l’histoire. Il situe l’opus magnum de Maistre pour la première
fois dans le contexte des controverses religieuses de la Russie du début
du xixe siècle. L’événement principal dans le tissu narratif du livre est
l’avent du christianisme, la religion qui institua l’ordre sociopolitique
qui rendit l’Europe libre, et qui est destinée à réunifier le continent
dans l’avenir.
Le chapitre 4 est voué à l’Éclaircissement sur les sacrifices (composé en
1809). Il analyse ce petit texte comme une théorie du progrès par la
souffrance qui donne une dimension historique au mysticisme d’Origène
et de Saint-Martin.
Le chapitre 5 examine la vision historico-utopique, platonicienne et
pélagienne des Soirées de Saint-Pétersbourg (1821). La théorie maistrienne
de la volonté et du rôle de l’individu dans l’histoire trouve sa formula-
tion la plus étendue ici, tandis que la prière et la prophétie se révèlent
comme des éléments constitutifs et déterminants du destin des groupes
sociaux. Les soirées contient aussi une théorie radicale de la liberté que
ce chapitre est le premier à décrire.
38 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Chacun des chapitres de la deuxième partie est une continuation


d’un chapitre ou d’une suite de chapitres de la première partie. Le cha-
pitre 6 peut être lu comme l’épilogue des chapitres 1, 2 et 3. Il montre
comment les Considérations sur la France, le pamphlet qui a popularisé
les conclusions des essais antérieurs sur Rousseau, est devenu une des
sources principales de la statistique morale qui fit la gloire de l’État
napoléonien. L’étiologie maistrienne de l’histoire a contribué ainsi à
la formation de la sociologie de la connaissance, aux philosophies de
l’histoire érudites, et aux théories traditionalistes de la liberté.
Le chapitre 7, épilogue du chapitre 4, retrace le succès prodigieux
de la théorie maistrienne du sacrifice parmi les traditionalistes, les
socialistes et les positivistes, ainsi que la contribution de cette théorie
à la philosophie expiatoire de l’histoire jusqu’en 1848.
Le chapitre 8 traite de la philosophie spéculative de l’histoire et reprend
quelques thèmes du chapitre 5. De nouveaux personnages apparaissent,
et les protagonistes du chapitre 7 reviennent, mais s’intéressant cette
fois à l’avenir de la religion, et à la succession des âges. Nous soutenons
que la vision maistrienne de l’harmonie à venir a aidé plus que tout
autre thème à garantir la postérité historico-théorique de son auteur,
formant le désir qui a prévalu avant 1848 de conduire l’histoire vers
l’abandon de la politique.
La conclusion, enfin, décrit les paradoxes au cœur de la pensée de
Maistre afin de rassembler les variantes de sa philosophie historique, et
de déterminer leur fortune et leur déclin au cours du xixe siècle.
UNE BRÈVE BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE

Une des contradictions les plus marquantes de Maistre et que, tout


en étant un auteur prolifique, il condamnait l’écriture. Pour lui, la
parole écrite était le truchement corrompu d’une vérité faible et morte,
alors que la parole parlée était vivante et proche de la parole infaillible
de Dieu1. Maistre était donc voué à la conversation avant de l’être à la
publication ; et en fait dans un premier temps il a conçu plusieurs de
ses textes pour animer la conversation entre amis. Réciproquement,
son idée de l’histoire lui est venue aussi par des chemins qui ne sont
pas ceux de l’écriture : à travers son éducation, sa famille, ses amis, les
événements politiques, historiques et personnels. Ce livre n’est donc
pas entièrement une réflexion sur des textes écrits. La brève biographie
qui suit essaie de retrouver les non-verba de Maistre en puisant le plus
possible aux sources privées de sa pensée : ses journaux, ses cahiers et
sa correspondance.
Né à Chambéry en 1753, Joseph de Maistre a été élevé comme la
plupart des garçons catholiques aristocrates de son temps. Il a probable-
ment reçu sa première éducation chez les jésuites et au collège royal de
Chambéry, une institution traditionnelle où on lisait les anciens et les
contes moraux, et où on apprenait à faire des discours et des disputa-
tions2. Dans sa famille, Maistre a été, comme il le dit lui-même, « élevé
dans toute la sévérité antique, abîmé dès le berceau dans les études
sérieuses3 ». Son grand-père Demotz, un érudit dont la bibliothèque
était une des meilleures de Savoie, s’intéressait beaucoup à l’éducation
de Joseph : il faisait venir le jeune homme dans son étude deux fois par
jour pour réciter ses leçons, et il lui légua sa bibliothèque à sa mort4. À
1 Benjamin Thurston, « Joseph de Maistre : The Paradox of the Writer », The New enfant
du siècle, Carolina Armenteros et Richard A. Lebrun (éds), p. 75-98.
2 Lebrun, Joseph de Maistre, p. 112.
3 OC, t. XIV, p. 208.
4 Jean-Louis Darcel, « Les bibliothèques de Joseph de Maistre », REM, 9, 1985, p. 11.
40 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

sept ans Joseph était aussi membre de la Congrégation de Notre-Dame


de l’Assomption, une société dirigée par les jésuites, mais janséniste
par l’insistance qu’elle mettait à condamner l’iniquité humaine et par
son usage pédagogique de la terreur1. En général, la conscience du
devoir a fortement marqué l’éducation de Joseph enfant : une anecdote
rapporte comment, à neuf ans, sa mère lui demanda de cesser ses jeux
en lui apprenant l’expulsion des jésuites de France2. Mais tout n’était
pas dureté et austérité : Joseph a aussi appris le mysticisme d’amour de
saint François de Sales, si populaire en Savoie à l’époque. Il retrouvera
cette spiritualité aimable à plusieurs reprises sa vie durant, cherchant
en elle et la consolation et la stimulation intellectuelle.
À seize ans, Joseph commença à étudier le droit à l’université de
Turin, où il devait lire les ouvrages des Lumières ; mais il les connaissait
déjà. À quinze ans il avait lu Voltaire, et il avait nourri des ambitions
encyclopédiques, commençant à travailler sur un dictionnaire personnel
des arts et des sciences. Cet ouvrage inachevé démontre son éducation
classique et son enthousiasme pour son temps. Érudits et scrupuleuse-
ment recherchés, ses articles sont influencés par le sensualisme. Le jeune
Maistre lit avec grand intérêt la description de Polignac d’une statue
qui s’éveille à la vie comme celle de Condillac3, et trouve que L’ami des
hommes (1756-1758) de Mirabeau (1715-1789) est « un temple élevé à la
vertu », et « un de ces livres rares qui font hommage à l’esprit humain4 ».
Ces premiers penchants commencent à révéler son empirisme. En même
temps, Joseph tâche avec obstination de réconcilier ces intérêts avec sa foi
et son éducation. Ainsi, s’il définit avec les libertins le bonheur comme
la « présence du plaisir, et l’absence de la douleur », il conclut que « la
créance en l’immortalité donne seule sanction a la morale ». Il esquisse
ses premières réflexions sur le bonheur des criminels et des justes5 – le
même sujet qui ouvrira Les soirées de Saint-Pétersbourg (1821) trente-neuf
ans plus tard. Dès son adolescence, en fait, Maistre place ses pensées sur
les sensations dans un cadre moral traditionaliste mais peu commun. En
témoigne notamment le passage de ses Registres de lecture où il appelle
1 Lebrun, Joseph de Maistre, p. 14-15.
2 Robert Triomphe, Joseph de Maistre, p. 71.
3 Maistre, Extraits F, Chambéry, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, CD-ROM du
Fonds de Masitre, Archives départementales de la Savoie, 1996, 2J15, p. 458.
4 Ibid., p. 137.
5 Ibid., p. 45.
UNE BRÈVE BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE 41

à l’embaumement des corps des hommes vertueux, pour la raison que


les hommes ne se rappellent que de ce qu’ils reçoivent par les sens, et
que les restes des hommes bons, bien préservés, peuvent inspirer sans
cesse les générations futures1.
Pourtant ce qu’on remarque le plus dans les notes de lecture de Maistre
adolescent, c’est la continuité d’intérêt et d’opinion qu’elles révèlent avec
les ouvrages de sa maturité. À quinze ans, il déclare : « Je suis fou de
Plutarque parce que Plutarque est un bon homme2 ». Il juge que Des délais
de la justice divine, le texte de Plutarque qu’il traduira et publiera en 1816,
est « sans contredit un de ceux qui font le plus d’honneur à Plutarque3 ».
À seize ans, le futur ami des jésuites suggère déjà quelques thèmes de la
sociologie de la religion de Du pape, soutenant que l’état ecclésiastique
est bon parce qu’il préserve la société et ne laisse pas les gens mourir de
faim4. Même adolescent Maistre est déjà intuitionniste, soutenant, comme
il le fera dans l’Examen de la philosophie de Bacon, que l’idée d’abstraction
est gravée dans nos esprits par la main de Dieu, et qu’aucune évidence
ne peut se comparer à celle du sentiment intime5. Il fait ses premiers pas
dans le fidéisme, confessant à Dieu qu’il l’adore sans le comprendre6. Il
juge Pascal avec dureté7 ; et il spécule sur la nature du temps et sur les
éternités successives dans l’éternité8 – les mêmes réflexions qu’il articulera
des décennies plus tard par la voix du sénateur des Soirées.
Quand il revient de l’université, une carrière florissante dans le
monde du droit savoyard lui laisse peu de temps pour lire et écrire sur
ses sujets de prédilection. Toutefois pendant les vingt années suivantes,
il parviendra à étoffer la bibliothèque de son grand-père pour en faire la
meilleure de la Savoie, s’ouvrant à presque tous les sujets – les arts et les
sciences (l’ésotérique et l’occulte compris), l’histoire, la philosophie, la
loi, la théologie. L’histoire l’attire particulièrement pendant ces années9.

1 Lebrun, Joseph de Maistre, p. 10, 17-20 ; et Maistre, Extraits F, p. 111, 297.


2 Ibid., p. 168.
3 Ibid., p. 81.
4 Ibid., p. 18.
5 Ibid., p. 141.
6 Ibid., p. 289.
7 Ibid., p. 285. Voir aussi Jean Rebotton, « Nouveaux aperçus sur l’éducation et l’attitude reli-
gieuse du jeune Maistre », dans Revue des études maistriennes, 3, 1977, p. 5-23.
8 Maistre, Extraits F, p. 285.
9 Lebrun, Joseph de Maistre, p. 39.
42 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Il lit l’histoire ancienne, médiévale, moderne et ecclésiastique, dérivant


de ces lectures – avec l’aide du syncrétisme courant – une méthode
argumentative qu’il utilisera dans ses écrits – la preuve d’une croyance
religieuse ou philosophique par sa prévalence à travers le temps et les
nations. Il lit aussi les périodiques, ces moteurs de révolution, se main-
tenant informé des événements contemporains en recevant des journaux
et des gazettes de toute l’Europe1. Ce sera sa manière de construire sa
conscience politique par ses compétences linguistiques (six langues
européennes modernes – l’allemand, l’anglais, l’espagnol, le français,
l’italien, le portugais – en plus du latin et du grec) qui informeront
plus tard son européanisme.
L’illuminisme est l’influence intellectuelle principale que reçoit Maistre
adulte avant la Révolution. Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803),
qu’il rencontre avec joie en 1787, est un de ses auteurs préférés2. La franc-
maçonnerie devient aussi le centre de sa vie sociale et une source principale
de sa réflexion historique et philosophique. Initié dans un premier temps
à la Loge des Trois Mortiers à Chambéry en 1773, il s’intéresse vite au
Rite Écossais Rectifié (RER)3 que Jean-Baptiste Willermoz (1730-1824)
vient d’amener à Lyon. Formellement affilié avec l’ordre de la Stricte
Observance Templière, rite écossais basé à Dresde, le RER combine la
franc-maçonnerie écossaise avec le mysticisme martiniste et enseigne
la cosmogonie eschatologique du maître de Willermoz, Martinès de
Pasqually (1727-1774). Selon cette cosmogonie, Dieu donna la liberté aux
esprits qui émanaient de lui. Lucifer d’abord et puis Adam tombèrent
dans la matière où ils se trouvèrent emprisonnés. Le devoir spirituel de
l’homme est dorénavant de se sauver et de sauver la matière avec l’aide
du Christ, par le moyen de l’exercice spirituel et de la communication
théurgique avec les esprits angéliques.
Intrigué par ces enseignements, Maistre se joint en 1778 à Chambéry
à la Loge de la Sincérité du RER sous le nom de « Josephus a Floribus ».
C’est peut-être le nom latin de Joachim de Flore (ca. 1135-1202), le
théoricien de l’histoire le plus important du Moyen Âge ainsi qu’une

1 Ibid., p. 37.
2 OC, t. XIII, p. 331-332.
3 Jean Rebotton, Introduction à Maistre, Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-
uns de ses amis francs-maçons, dans Joseph de Maistre : œuvres, Antoine Faivre et Jean Rebotton
(éds.), Genève : Slatkine, 1983 (2 vol.), t. II, p. 24.
UNE BRÈVE BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE 43

inspiration possible de la vision de la « troisième révélation » des Soirées


de Saint-Pétersbourg1. Cependant il est probable qu’il s’agisse plus sim-
plement d’une référence aux trois fleurs (soucis) du blason de Joseph :
l’usage ordinaire des aristocrates maçons de l’époque faisait dériver leurs
noms de leur blason (frater a Castro, a Cane, a Equo rubro, etc.)2. Quant
à la « troisième révélation », c’est une idée que Herder introduit dans
ses Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (1784)3.
L’illuminisme présente pour Maistre des attraits intellectuels divers.
L’étude des sciences occultes – l’astrologie, l’alchimie, la magie – semble
être parmi elles et son étude du grec comme son intérêt pour l’hermétisme
et pour le platonisme ancien et moderne (en particulier les platoniciens
de Cambridge, Cudworth au premier chef, dont on mesure mieux
aujourd’hui quelle importance ils ont eu dans sa formation intellectuelle)4
datent de cette période. Maistre sent probablement aussi une affinité
théologique immédiate avec le mysticisme fidéiste maçonnique de
l’illumination interne ou de l’intuition divine. Mais sa dette intellec-
tuelle la plus importante à l’égard de la franc-maçonnerie est la tendance
à interpréter la nature à travers des « signes ». Intellectuellement, la
franc-maçonnerie peut être largement définie comme une science de
symboles sacrés selon laquelle tout détail de tout être dans le monde
peut, s’il est bien interprété, révéler les faits divins. Certes, dans une
lettre à Willermoz, Maistre exprime des doutes sur l’historicité de la
théosophie franc-maçonne, qu’il rejette finalement dans le Mémoire au
duc de Brunswick (1782), mais il incorpore la méthode d’induction par
« signes » ou symboles à sa pensée politique et mystique.
Probablement à cause de ses multiples activités juridiques et maçon-
niques, Maistre interrompt les Registres de lecture pendant une décennie
entre sa vingtième et sa trentième année, avant de les reprendre en exil.
1 Jean-Yves Pranchère, « Joachim de Flore », dans Dictionnaire Joseph de Maistre, p. 1204-1205.
2 Je remercie Philippe Barthelet de cette observation.
3 Sur la réception maistrienne des idées de Herder, voir la discussion de Robert Triomphe
dans « Joseph de Maistre et l’Allemagne », Joseph de Maistre : étude sur la vie et sur la doc-
trine d’un matérialiste mystique, Genève : Droz, 1968, p. 489–586 et Carolina Armenteros,
« Preparing the Russian Revolution : Maistre and Uvarov on the History of Knowledge »,
Joseph de Maistre and his European Readers : From Friedrich von Gentz to Isaiah Berlin, Carolina
Armenteros et Richard Lebrun (éds.), Leyde et New York, Brill, coll. « Studies in the
History of Political Thought », 2011, p. 227-229, 232-238.
4 Sur Maistre et les platoniciens de Cambridge, voir Philippe Barthelet, « The Cambridge
Platonists Mirrored by Joseph de Maistre », dans Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment.
44 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Au début de la Révolution, sa correspondance nous le montre en paterfa-


milias très occupé et en membre du Souverain Sénat de Savoie ayant de
la sympathie pour ce qui se passe à Paris. En juillet 1790 il écrit même
à sa sœur Thérèse qu’il trouve que l’ambassadeur du roi a « montré
assez peu de goût pour ne vouloir point de la fête du 14  [juillet]1 ».
Mais en janvier 1791, il confie à son ami Henri Costa de Beauregard que
son « aversion pour tout ce qui se fait en France devient de l’horreur »,
que « les systèmes, en fermentant dans les têtes humaines, se tournent
en passions » et que tous « les massacres, les pillages, les incendies ne
sont rien » comparés à « l’esprit public anéanti » et « l’opinion viciée à
un point effrayant2 ». Ses lettres à Costa de Beauregard pendant 1791
et jusqu’en avril 1792 révèlent une humeur de plus en plus sombre :
des femmes enceintes battues en allant à la Messe, des rumeurs de
conspirations révolutionnaires à Chambéry, une méfiance croissante entre
aristocrates et bourgeois, tous ces événements poussent Maistre à rejeter
complètement les idéaux révolutionnaires, et à développer une attitude
envers les révolutions beaucoup plus négative qu’il ne l’exprimait en
1785, quand, faisant l’éloge de l’Administration des finances de France (1784)
de Necker, il conseillait que l’on déracine les vieilles institutions quand
cela était nécessaire3. Au cours de 1792, la détestation de Maistre pour
le régime révolutionnaire atteint un degré où elle devient absolue et
irréconciliable. Quand l’armée révolutionnaire française envahit le pays
en septembre, il est le seul sénateur à fuir, abandonnant sa propriété,
qui sera confisquée par le régime révolutionnaire. Pendant les trois
années suivantes, il s’établira à Lausanne, après quoi pendant vingt-deux
années, il vivra en exil.
Pour Maistre, Lausanne marque le début de la polémique politique,
de la réfutation philosophique, et d’une nouvelle carrière de pamphlé-
taire qui culminera dans son œuvre classique, les Considérations sur la
France (1797). À Chambéry, à l’exception du Mémoire au duc de Brunswick,
Maistre avait rédigé surtout des textes de circonstance édifiants et
moralisants pour les occasions spéciales, dont l’Éloge de Victor-Amédée
III (1775), bel ouvrage de jeunesse, et le Discours sur le caractère extérieur
du magistrat (1784). Dans le premier, il adopte le ton du fils et sujet
1 OC, t. IX, p. 10.
2 Ibid., p. 11.
3 Triomphe, Joseph de Maistre, p. 120-121.
UNE BRÈVE BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE 45

fidèle qui célèbre avec joie et gratitude les vertus de son roi-père. Dans
le second, il encourage ses compagnons les magistrats à maintenir « ce
caractère imposant qui certifie les vertus de l’homme public, et captive
la confiance universelle ». Car « si notre premier devoir est d’être justes,
le second est de paraître tels », afin que la justice puisse sortir « de ce
nuage obscur dont elle s’enveloppe pour rendre ses oracles1 ».
Conformes au style et au contenu de ces compositions, les écrits que
Maistre destine au public sa vie durant semblent contrôlés et destinés
à instruire, surtout quand on les compare à sa correspondance, où il
s’abandonne beaucoup plus à des effusions sentimentales. Comme il
l’explique à Vignet des Étoles en 1793, il réprime avec soin le contenu
et le ton de ses publications, sentant que son devoir vis-à-vis du public
est d’édifier, d’éclaircir, d’encourager2. Ce contrôle est probablement la
seule continuité majeure entre les ouvrages maistriens avant et après
la Révolution, qui par ailleurs diffèrent considérablement. Les œuvres
suisses – comme l’Adresse du maire de Montagnole à ses concitoyens (1795),
le Discours du Citoyen Cherchemot (1799) et les sardoniques Bienfaits de la
révolution française (composés en 1795) – pratiquent une satire acérée,
confirmant Maistre comme l’héritier contre-révolutionnaire de Voltaire,
et le partenaire stylistique de Rivarol. Les Lettres d’un royaliste savoisien
à ses compatriotes (composées en 1793) sont également dans cet esprit.
La critique, l’ironie et l’invective aident à communiquer et à soulager
la colère que lui inspire la perte de son univers. Ces techniques rhéto-
riques signalent aussi qu’il s’est rendu compte que la philosophie et son
enfant la Révolution ont triomphé grâce aux pouvoirs de dérision et de
vitupération que les philosophes et surtout Voltaire ont propagés avec
tant de compétence. Là où un noble et magistrat savoyard, entraîné à
s’adresser au public dans le langage de la justice et de l’amour du roi et
de la nation, se serait humilié simplement par le fait de s’engager dans
la polémique, Maistre l’exilé sent que la propagande révolutionnaire ne
peut se combattre qu’avec la propagande, et que l’on gagne et maîtrise
l’opinion publique par le rire et la réfutation. Dans ce sens, Maistre est
un anti-révolutionnaire, c’est-à-dire un homme disposé à combattre la
Révolution en retournant contre elle ses propres armes. Cependant dans

1 OC, t. VII, p. 10-11.


2 OC, t. IX, p. 58.
46 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

tous les autres sens il demeure le contre-révolutionnaire qu’il annonce


être, c’est-à-dire, le partisan du mouvement contraire et « angélique »
de la Révolution « satanique1 ».
À Lausanne, Maistre cesse aussi d’être franc-maçon. Soupçonné par son
gouvernement d’avoir acquis des opinions libérales et anti-monarchistes
dans le RER, il compose un mémoire protestant de l’innocence politique
de ses activités maçonniques2. Dorénavant – et quoiqu’il sympathise avec
le quiétisme de Madame Guyon3, à l’époque très populaire dans la Suisse
francophone – la pensée religieuse de Maistre prend une nuance plus
orthodoxe. Son avenir professionnel le requiert. Les émigrés de Lausanne
sont très influencés par les membres du clergé réfractaire qui ont trouvé
refuge en Suisse4, et Maistre se ressent beaucoup de leur influence. Son
éducation l’y avait préparé. Pendant sa jeunesse, il rendait régulièrement
visite à l’abbé Joseph Victor, qui fut peut-être son maître. Quand Victor
mourut en 1791, lui laissant ses livres et ses papiers, Maistre le regretta
profondément, écrivant dans son Carnet : « Jamais je ne remplacerai un tel
ami5 ». À Lausanne, Maistre se rapproche beaucoup des prêtres français,
devenant l’ami des abbés Dutoit-Membrini6 et Vuarin, et prenant l’abbé
Noiton comme secrétaire7. C’est en 1793-1796, dans le milieu émigré
de Lausanne où le clergé joue un rôle primordial, que Maistre élabore
son providentialisme, identifie dans le gallicanisme, le jansénisme et le
protestantisme les ancêtres de la Révolution, et commence à réfléchir
sérieusement sur le rôle que « la fille aînée de l’Église », la seule nation
capable de remédier aux ravages révolutionnaires par un changement
de l’intérieur, peut jouer comme directrice de l’Europe8.

1 Voir le chapitre 5 des Considérations sur la France.


2 Maistre, « Mémoire sur la franc-maçonnerie adressé au baron Vignet des Étoles », Écrits
maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons, p. 123-139.
3 Les soirées de Saint-Pétersbourg fait sept fois mention d’elle, soit d’une manière neutre soit
avec approbation.
4 François Descostes, Joseph de Maistre pendant la révolution, Tours, A. Mame et fils, 1895,
p. 312 et François Vermale, Joseph de Maistre, émigré, Chambéry, Dardel, 1927, p. 62-63.
5 Les carnets du comte Joseph de Maistre, livre journal 1790-1817, Grenoble, Joseph Allier ;
Lyon, Emmanuel Vitte ; Paris, 1, place Saint-Sulpice, 1923, p. 5. Voir aussi Jean-Louis
Darcel, « Les bibliothèques de Joseph de Maistre 1768-1821 », p. 13.
6 Triomphe, Joseph de Maistre, p. 505n.
7 Ibid., p. 166.
8 Maistre, « Trois fragments sur la France », dans Joseph de Maistre : écrits sur la révolution,
Jean-Louis Darcel (éd.), Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 71-76.
UNE BRÈVE BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE 47

C’est probablement à la fin des années 1790 que Maistre se rapproche


des jésuites. Son « esprit de famille » l’y a longtemps encouragé, et
en 1816 il déclinera son attachement à l’Ordre : « mon grand-père
aimait les Jésuites, mon père les aimait, ma sublime mère les aimait,
je les aime, mon fils les aime, son fils les aimera1 ». Cependant, à
dix-neuf ans, Maistre semblait également mal disposé vis-à-vis des
jansénistes et des jésuites, appelant les premiers de « vils extravagants »
et jugeant que les seconds, « tout-puissants », « usoient très-mal de
leur autorité » au temps de Pascal2. Aussi, à vingt-et-un ans, Maistre,
probablement influencé par ses compagnons magistrats gallicans,
adhère à l’anti-jésuitisme de Paolo Sarpi. Un désir assez gallican de
rendre les parlements indépendants de la monarchie semble aussi
l’avoir inspiré à l’instar de Montesquieu, à défendre la vénalité des
charges peu avant la Révolution3.
Les rapports de Maistre avec le clergé émigré ne cessent pas avec
son départ de Lausanne. En 1799, ayant quitté Venise pour échapper à
l’armée de Napoléon, il s’entretient longuement avec les abbés Maury et
La Chapelle. Avec le premier il parle du caractère français, de l’Académie
française et de l’utilité des langues et des bibliothèques4 ; il consulte le
second sur le gouvernement temporel de l’Église, le sujet qui deviendra
le thème principal de Du pape. Cette habitude de dialogue avec le clergé
expatrié durera toute sa vie. Elle recommencera à Saint-Pétersbourg, où
elle prendra une dimension politique, devenant un aspect de sa relation
avec le gouvernement russe, ainsi que la raison principale de la fin de sa
mission en Russie. Il est symbolique qu’une des dernières compositions
de Maistre sur son lit de mort soit un mémoire pour l’établissement
des jésuites en Savoie5.
En septembre 1799, après trois années de déambulations en Italie,
Maistre est nommé régent de Sardaigne. Le temps passé sur cette île
est pour lui intellectuellement stérile, rempli de travail administratif
et rendu pénible par sa relation explosive avec le vice-roi Charles-Félix
(1765-1831). Il n’aime pas les Sardes, dont il fera un portrait caustique

1 OC, t. XIII, p. 426.


2 Maistre, « 1813 », Extraits F, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J15, p. 265-266.
3 Triomphe, Joseph de Maistre, p. 126.
4 OC, t. VII, p. 501.
5 Triomphe, Joseph de Maistre, p. 367n.
48 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

à Saint-Pétersbourg1. En revanche il semble être heureux au sein de


sa famille2 et même avoir le temps de quelques distractions intellec-
tuelles, prenant des leçons d’hébreu chez un professeur lituanien de
langues orientales à l’université de Cagliari3. La solitude de Sardaigne
lui inspire peut-être l’étude des langues antiques et orientales : le peu
de notes de ses Registres de lecture datées de Cagliari (1802) fait référence
à la monographie de Dupuy sur l’hébreu4, et au livre de Bianconi sur
les alphabets grec et hébreu5. C’est la première renaissance orientale de
Maistre, et elle aura une suite russe.
Pendant ce temps, les disputes de Maistre avec le vice-roi se répètent.
Charles-Félix demande au roi de donner à Maistre une commission
étrangère6 ; en septembre 1802, Maistre est désigné comme envoyé extra-
ordinaire du royaume de Sardaigne à Saint-Pétersbourg. Dorénavant,
il aura la responsabilité de négocier le subside que le roi Victor-
Emmanuel Ier reçoit du czar Alexandre. Maistre part de Cagliari en
février 1803, visite quelques villes en Italie pendant son voyage7, et
laissant sa famille à Turin pour des raisons financières, il arrive dans
la capitale russe en mai.
Les années de Maistre à Saint-Pétersbourg seront les plus productives
de sa vie. C’est là qu’il aura le loisir, la position sociale et la liberté intel-
lectuelle d’écrire et de penser abondamment sur les sujets nouveaux qui
lui sont inspirés par le contexte politique et intellectuel russe. C’est là
aussi qu’il pourra s’intéresser à nouveau à l’illuminisme – cette fois, la
variété allemande représentée par Johann Heinrich Jung-Stilling (1740-
1817), alors très en vogue – en dehors de tout souci politique. Ses intérêts
spirituels sont maintenant ailleurs. Les réflexions sur l’histoire religieuse
qu’il écrit en Russie, comme la Lettre au comte Potocki sur la chronologie
biblique, et la lettre à Sergei Uvarov sur les mystères des anciens (toutes
deux écrites en 1810), sont des ouvrages exégétiques et spéculatifs très
différents du Mémoire au duc de Brunswick qui avait une visée pratique
immédiate. Avec le temps, Maistre développera aussi sa propre approche
1 OC, t. IX, p. 410-411.
2 Ibid., p. 103-104.
3 Triomphe, Joseph de Maistre, p. 188.
4 Maistre, « Langue hébraïque », Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J14, p. 1-14.
5 Maistre, « De antiquis letteris habraeorum et graecorum », Ibid., p. 1-11.
6 Triomphe, Joseph de Maistre, p. 191.
7 Maistre, Les carnets du comte Joseph de Maistre, p. 151-158.
UNE BRÈVE BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE 49

au mysticisme dans l’Éclaircissement sur les sacrifices (1821) et Les soirées


de Saint-Pétersbourg (1821).
Sa pensée politique évolue également. Les guerres napoléoniennes et
ses propres problèmes avec la cour de Sardaigne1 le persuadent que les
relations personnelles ont de moins en moins d’importance dans la vie
politique. Associée à cette conviction, sa vision toujours plus détermi-
niste de la politique. En dehors de la providence, directrice de l’histoire,
la correspondance de Maistre de Saint-Pétersbourg fait mention de la
« secte », illuministe et philosophique, qui essaie, consciemment ou
non, d’éliminer la souveraineté en persuadant les rois que la religion est
révolutionnaire2. Après le séjour de Mikhail Speranskii au sommet du
pouvoir en Russie en 1811-1812, Maistre se convainc qu’ayant détruit
l’Europe, la « secte » complote maintenant de conquérir la Russie. En
1801 il avait réfuté cette thèse, critiquant les Mémoires pour servir à
l’histoire du jacobinisme (1797) d’Augustin Barruel (1741-1820)3. Mais la
nouvelle réceptivité des monarques et des empereurs – le pape compris –
aux idéaux révolutionnaires le résout à l’adopter. Voyant en Napoléon
l’incarnation de la Révolution, et désespérant de voir Pie VII (1742-1823)
capitulé à ses conditions, il écrit dans un rare moment d’hostilité au
pape : « Observez la puissance funeste de cet Antéchrist : en tuant, il avilit
toujours. Voilà la Maison Apostolique liguée avec lui pour l’extinction
de l’ordre, de la civilisation et du culte4 ». Ce sont des mots passionnés,
mais ils soulignent une perspective rationnelle de l’histoire. Dans ses
lettres, Maistre se met à distinguer soigneusement entre les cabinets
et les gouvernements  d’un côté, les maisons royales et les souverains
de l’autre. Il dépeint les uns comme les foyers de l’intérêt politique,
adaptés à l’esprit des temps et prenant les rênes du pouvoir ; et les autres
n’ayant d’existence politique que grâce à un instinct royal qui devient
rapidement obsolète dans le nouvel ordre européen5. L’ultramontanisme
européaniste de Du pape est le résultat final de cette vision de plus en
plus rationnelle de la politique. Selon celle-ci, le meilleur gouvernement,
1 Lebrun, Joseph de Maistre, p. 178-180.
2 Voir surtout OC, t. X, p. 302 ; OC, t. XII, p. 39-42, 126.
3 Maistre, « Notes manuscrites de Joseph de Maistre sur l’ouvrage de Barruel : Mémoires
pour servir à l’histoire du Jacobinisme », Sociétés secrètes, Archives de Joseph de Maistre et de
sa famille, 2J11, 8 p.
4 OC, t. XII, p. 112.
5 Ibid., p. 117-121, 134, 152, 322.
50 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

ou celui qui est assuré la plus grande quantité de bonheur dans la plus
grande variété de circonstances, est celui qui est le plus divinement
rationnel et donc le moins faillible.
Rappelé de son poste diplomatique au début de 1817, Maistre quitte
la Russie à la fin du printemps. Il passe les quatre dernières années de sa
vie près de Turin à remplir des nouvelles obligations honoraires en tant
que régent de la Grande Chancellerie, à éditer Du pape, et à compléter
Les soirées. En dépit d’une vie assez heureuse auprès de sa famille, sa
correspondance à partir de 1817 est souvent pleine de tristesse et de
désillusion : « le dégoût, la défiance, le découragement sont rentrés
dans mon cœur […] je suis sans passion, sans désir, sans inspiration,
sans espérance ». Certains de ces sentiments peuvent être attribués au
fait que la cour de Sardaigne se méfie de lui comme toujours : « Je ne
vois […] depuis que je suis ici, aucune éclaircie dans le lointain, aucun
signe de faveur quelconque1 ». Le cours de la Restauration et surtout
la publication de la Charte de 1814 le déçoivent considérablement.
Radical, il interprète le nouvel ordre royal comme une autre phase de
la Révolution2 : « elle nous a gagnés, et … nous lui ressemblons tous
plus ou moins, quant à la morale politique. Le remède s’avance, mais
il fait pâlir3 ». Pour Maistre, la Révolution est une époque et non un
événement4, et elle n’est pas finie avec le Directoire. Bonaparte l’a
ramassée et serrée dans sa main de fer5 ; mais quand il l’a lâchée et
quand elle s’est retrouvée auprès d’un roi qui n’était pas un despote,
elle s’est mise à régner plus tyranniquement – parce que plus silen-
cieusement – que jamais.
Les causes strictement médicales mises à part, on peut attribuer la
mort de Maistre à l’âge de 67 ans à l’abattement qui le possède pendant
ses dernières années et qui donne le ton à ses dernières lettres de Turin.
Convaincu que la providence a laissé la Révolution gagner en dépit de tout
le mal qu’elle a fait, il a le malheur de se rendre compte que ses propres
pensées sont devenues elles-mêmes révolutionnaires : « Mon livre ne fera

1 OC, t XIV, p. 101.


2 Ibid., p. 147, 156.
3 OC, t. XIII, p. 62.
4 OC, t. VII, p. 273.
5 Louis de Bonald, Lettres à Joseph de Maistre, Michel Toda (éd.), Étampes, Clovis, c1997,
p. 96.
UNE BRÈVE BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE 51

que du mal1 », confie-t-il à sa fille Constance, lui écrivant dans un moment


d’accablement à propos de Du pape. Il prévoit bien le grand intérêt que la
gauche trouvera à son texte. Il se sent malade : « Je meurs avec l’Europe,
je suis en bonne compagnie2 ». Son humeur, en fait, est si sombre que
Bonald lui écrit en l’implorant de reprendre ses esprits3. Mais Maistre a
bien prédit sa mort. À la fin de 1820, sa santé se détériore. Sa description
de sa dernière maladie est brève mais suggère une infection par un virus
de Guillain-Barré4 : « Une humeur bizarre à laquelle on donne des noms
différents, s’est jetée sur mes jambes, et m’en a privé. Il n’y a ni plaie, ni
douleur, ni enflure, il n’y a point de fièvre, mais enfin il y a deux jambes
de moins et c’est beaucoup pour un bipède5 ». La paralysie progresse et finit
par atteindre les centres respiratoires. Maistre meurt le 26 février 1821.
Son attitude envers l’histoire a évolué à travers son éducation, ses
voyages et ses années en Russie. Une expérience, cependant, a influencé
son idée de l’histoire plus profondément qu’aucune autre : la dénonciation
de Rousseau que la Terreur lui fait écrire.

1 Lettre de Constance de Maistre à Joseph de Maistre, 19 février 1820, pièce annexe par
Jacques Lovie à son article « Constance de Maistre : éléments pour une biographie », REM,
4, 1978, p. 164.
2 OC, t. XIV, p. 183.
3 Bonald, Lettres à Joseph de Maistre, p. 522.
4 Lebrun, Joseph de Maistre, p. 341n.
5 OC, t. XIV, p. 254. Voir aussi Charles Latreille, « Les derniers jours de Joseph de Maistre
racontés par sa fille », Quinzaine, 16 juillet 1905, p. 149-161.
PREMIÈRE PARTIE

JOSEPH DE MAISTRE ET L’IDÉE DE L’HISTOIRE,


1794-1821
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE
HISTORIQUE, 1794-1796

INTRODUCTION

À l’apogée de la Terreur, quand les jacobins proclament à Paris


qu’ils gouvernent au nom du peuple, Maistre s’intéresse vivement à
cette idée de la « souveraineté du peuple. » Composant, de son exil à
Lausanne, les Lettres d’un royaliste savoisien à ses compatriotes, il consacre
la cinquième d’entre elles à prouver que la souveraineté du peuple
n’est pas viable, surtout parmi des nations qui ne sont pas des cités ;
et qu’en général, la monarchie est le gouvernement le mieux adapté
au bonheur des populations. Cette lettre ne fut jamais publiée. En la
lisant, l’évêque de Sisteron vit que Rousseau y brillait par son absence1 ;
et Maistre, immédiatement embarrassé, l’élargit pour en faire son long
traité, jamais achevé, De la souveraineté du peuple (composé 1794-1796),
qui se présente essentiellement comme une critique du Contrat social
(1762). Entre le début de 1794 et la fin de 1795 mais probablement peu
après Thermidor, Maistre lut le Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes (1755). Cette lecture l’inspira à composer un
deuxième essai sur Rousseau, De l’état de nature.
Dans De l’état de nature et De la souveraineté, les commentaires favo-
rables sur Rousseau qui s’étendent dans les notes pré-révolutionnaires de
Maistre2 sont remplacés par une réfutation complète de la philosophie
rousseauiste où Maistre exprime, in nuce, une grande partie de la pensée
qui sera celle de sa maturité. Ces essais non seulement contredisent

1 Lebrun, Joseph de Maistre, p. 52.


2 Voir ibid., p. 131, Lebrun, « Joseph de Maistre and Rousseau » et Triomphe, Joseph de
Maistre, p. 95n.
56 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Rousseau point par point, comme Nicolas-Sylvestre Bergier (1718-1790)1


et Jean-Louis Delolme (1740-1806)2 auparavant l’avaient fait mais ils
jettent aussi les fondations d’un système philosophique qui est un néga-
tif rationnel de celui de Rousseau. Leur postérité sera fertile. Quoique
publiés seulement à la fin du xixe siècle, ils aideront à former la pensée
maistrienne, pourvoyant aux fondations théoriques des Considérations
sur la France (1797), qui à leur tour contribueront généreusement à la
naissance de la statistique morale, à la théorie constitutionnelle et à
la pensée historique. Cependant Maistre lui-même ne semble pas être
conscient de son innovation : ayant abandonné les essais en partie pour
des raisons financières, il ne les retravaillera pas et ne s’intéressera jamais
à les publier3. Il est à remarquer qu’en étudiant Rousseau, il finira par
devoir beaucoup plus au philosophe genevois qu’il n’aurait aimé le
reconnaître. Car c’est en réfutant Jean-Jacques que Maistre redéfinira la
nature à la fois comme un agent divin mystérieux et comme une source
de la raison ; qu’il insistera sur le point que la volonté et la perfectibilité
sont les agents principaux de l’histoire et les fondements de la société ;
et qu’il développera ses idées sur la probabilité et la conscience morale
qui deviendront si importantes pour son conservatisme et sa philosophie
de l’histoire.
Ce chapitre analyse le rôle séminal que la réfutation de Rousseau
a joué dans le développement d’une pensée maistrienne de l’histoire
qui applique le raisonnement statistique à la théorie constitutionnelle.
Dans De l’état de nature et De la souveraineté du peuple, la tradition éru-
dite française devient un moyen de connaître l’humain, Tacite et les
sceptiques modernes apparaissent comme les inspirateurs d’un principe
de création historique et de durabilité politique, et – ce qui est le plus
important – Rousseau se transforme en point de départ d’une statistique
sociale primitive qui permet de deviner et de rationaliser les buts de
Dieu dans le temps.
Les essais sur Rousseau s’adressent aussi, dans le domaine de la phi-
losophie politique et pour la première fois depuis Vico, au conflit entre

1 Dans le Traité historique et dogmatique de la vraie religion, avec la réfutation des erreurs qui lui
ont été opposées dans les différens siècles, Paris, Moutard, 1780 (12 vol.).
2 Dans La constitution de l’Angleterre ou État du gouvernement anglais comparé avec la forme
républicaine et avec les autres monarchies de l’Europe, Amsterdam, Van Harrevelt, 1771.
3 Lebrun, Joseph de Maistre, p. 132.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 57

volonté et raison qui anime les débats entre newtoniens et cartésiens


sur l’histoire naturelle. La pensée historique maistrienne dérive donc
du problème philosophique des origines qui se pose dès les débuts de
la modernité. Dans Le monde (1664), Descartes présente sa cosmologie
comme une fable, supposant qu’un monde sans Dieu pourrait naître
grâce au seul fonctionnement des lois naturelles. Contre lui, Newton
objecte, dans les Mathematical Principles of Natural Philosophy (1687), que
les lois mécaniques qui expliquent l’univers comme il est ne peuvent
pas être utilisées pour savoir comment il a commencé. Selon lui, la
Bible raconte les vrais faits de la formation du monde. Toute tentative
d’expliquer ces faits mécaniquement peut dissoudre la narration sacrée
dans la théorie, laissant sans explication « la merveilleuse uniformité
du Système Planétaire », possible seulement comme « l’Effet du Choix ».
Dorénavant, la bataille se fera entre les volontaristes pieux, héritiers de
Newton et de Boyle, et les partisans du mécanisme athée des épicu-
riens et des cartésiens ou de l’immanentisme de Leibniz et de Spinoza ;
c’est-à-dire que la théorie historique se divisera entre « ceux qui ne font
pas et ceux qui font une distinction entre la première origine des choses
et le cours successif de la nature1 ». Le fondement philosophique de la
divergence sera exposé de façon mémorable dans la correspondance
Clarke-Leibniz de 1715-1716.
Les premières Lumières aspiraient à appliquer la physique newtonienne
à toute connaissance, et le débat sur les origines se répandit dans la
géologie, la théologie, l’histoire, la philosophie naturelle, la linguistique,
traversa les bornes de l’art, de la science et de la religion et prit la forme
d’une multitude d’arguments différents. Pendant ce temps, la philosophie
historique se développait. Les Principi di una scienza nuova d’intorno alla
comune natura delle nazione (1725) de Vico – dont Maistre fut l’un des
premiers lecteurs non Napolitains2 – répétait la séparation newtonienne
entre les origines et la succession en séparant l’histoire profane de l’histoire
sacrée d’une manière étanche. Selon Vico, les nations profanes, guidées
par les processus humains, se développaient selon la raison ; tandis que
les peuples sacrés étaient mus sur leur chemin par la volonté de Dieu.

1 Paolo Rossi, Dark Abyss of time : The History of the Earth and the History of Nations from Hooke
to Vico, Lydia G. Cochrane (tr.), Chicago (Illinois), University of Chicago Press, 1984, p. 44.
2 Elio Gianturco, Joseph de Maistre and Giambattista Vico : Italian Roots of De Maistre’s Political
Culture, thèse de doctorat, Université de Columbia, 1937, p. vii.
58 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Considérant que l’histoire sacrée est la seule source fiable sur les « âges
obscurs et fabuleux » qui précédèrent les premières histoires des Grecs
et des Romains1, Vico enveloppe les origines, comme Newton, dans le
silence et la sacralité. Cependant l’histoire philosophique naquit officiel-
lement dans un acte de rébellion contre Newton. Les Sorbonniques (1750)
de Turgot annoncèrent la libération des sciences humaines des sciences
naturelles, une nouvelle vision qui ne voyait plus l’histoire humaine
soumise à la mécanique newtonienne ; et qui proposait simultanément,
avec le génie individuel, un moyen nouveau de transmettre le principe
des origines au domaine humain, d’entraîner l’histoire dans un sens divin
comme le voulait Newton. Après quoi Rousseau étendit à l’humanité
tout entière le principe des origines que Turgot avait conféré aux êtres
extraordinaires. Pour ce faire, il fit usage du vieux principe chrétien
de la perfectibilité. C’était sa tentative d’expliquer les origines de la
déchéance humaine, et donc de l’histoire, à l’aide de la seule logique,
et sans avoir recours à la doctrine du péché originel2.
C’est alors que Maistre, décidé à employer la métaphysique pour
annuler la philosophie provocante de Rousseau, se retrouva, sans le
soupçonner, au milieu du débat sur les origines et la succession des temps.

L’ABANDON DE LA LOI NATURELLE

De l’état de nature s’ouvre par une remarque grammaticale à portée


métaphysique : Maistre relève que la question posée par l’Académie de
Dijon, à laquelle Rousseau répond dans son deuxième Discours : « Quelle
est l’origine de l’inégalité parmi les hommes et si elle est autorisée par
la loi naturelle » est mal formulée, puisque l’inégalité est un phénomène
social, et n’a rien à voir avec la loi naturelle. La bonne question aurait dû
être : « Quelle est l’origine de la société ? et l’homme est-il social de sa nature ? »
Maistre entreprend de répondre à cette deuxième question, mieux
formulée, que l’Académie n’a jamais posée. Le problème est que Rousseau
a, en effet, traité des origines de la société et de la sociabilité naturelle
1 Rossi, Dark Abyss of Time, p. 178.
2 Starobinski, La transparence et l’obstacle, Paris, Gallimard, 1971, p. 12.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 59

dans le deuxième Discours ainsi que dans la « Profession de foi du vicaire


Savoyard » contenue dans l’Émile (1762). De plus, le développement
qu’il donne à ces thèmes s’appuie beaucoup sur la philosophie de la
loi naturelle. Les réflexions du vicaire sur le caractère à la fois naturel,
sociable, moral et sentimental de la conscience ne laissent aucun doute
sur ce point :
si, comme on n’en peut douter, l’homme est sociable par sa nature, ou du
moins fait pour le devenir, il ne peut l’être que par d’autres sentiments
innés, relatifs à son espèce ; car, à ne considérer que le besoin physique,
il doit certainement disperser les hommes au lieu de les rapprocher. Or
c’est du système moral formé par ce double rapport à soi-même et à ses
semblables que naît l’impulsion de la conscience. Connaître le bien, ce
n’est pas l’aimer : l’homme n’en a pas la connaissance innée, mais sitôt
que sa raison le lui fait connaître, sa conscience le porte à l’aimer : c’est
ce sentiment qui est inné1.

En décrivant comment la société naît de la conscience, le vicaire de


Rousseau évite soigneusement de parler de la loi naturelle et de toutes
ses connotations de contrôle rationnel. Cependant son sentiment naturel
rappelle des notions de droit naturel2 qui remontent au xvie siècle. On
les retrouve chez Maistre, pour qui le sentiment est, tout d’abord, inné
– comme la norme naturelle qui selon Domingo de Soto (1494-1560)
est imprimée dans l’esprit de l’homme pour le gouverner selon la rai-
son3. En même temps, elle est distincte mais dépendante de la raison,
et son impulsion ressemble à la volonté. C’est ainsi que la définit Pierre
Charron (1541-1603), écrivant sur les bonnes lois du monde comme des
jugements contre l’homme, qui prétend qu’il ne les connaît pas, alors
qu’il détient les originaux en lui4. Finalement, les sentiments innés
de Rousseau, qui inspirent à l’homme l’amour de soi, la crainte de la
douleur, le désir du bien et l’horreur de la mort5, sont surtout utiles par
leur caractère protecteur. En fait, ils se rapprochent de l’idée radicale que
1 Rousseau, Émile, ou de l’éducation, dans OC, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1964
(4 vol.), t. IV, p. 600.
2 Berlin, Against the Current, p. 9, 15-16.
3 Sur la théorie des droits naturels de Soto, voir Annabel S. Brett, Liberty, Right and Nature :
Individual Rights in Later Scholastic Thought, Cambridge : Cambridge University Press,
coll. « Ideas in Context », 1997, p. 139-164.
4 Richard Lebrun, « Maistre and Natural Law », Maistre Studies, p. 202.
5 Rousseau, Émile, p. 436.
60 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Grotius reprend chez Fernando Vázquez de Menchaca (1512-1569), « le


flambeau de Salamanque », selon laquelle le droit naturel se rapporte
à la préservation de l’individu1. Rousseau a pu néanmoins détacher en
apparence cette notion de sentiment de la loi naturelle en apparence,
rapprochant ainsi sa psychologie morale beaucoup plus du quiétisme
si répandu dans sa Genève natale, et des écrits de son père spirituel
Fénelon, que de la littérature scolastique sur la jurisprudence. De là
les interprétations passées de Rousseau comme un philosophe dont la
pensée méconnaît la loi naturelle.
On pourrait concilier cette lecture de Rousseau avec le fait que les
références à la loi naturelle disparaissent graduellement des ouvrages et
écrits de Maistre après la Révolution2. Chose inhabituelle, en critiquant
Locke, Maistre décrit la loi naturelle comme innée chez les hommes,
en fait comme identique avec les idées innées3, notion que Richard
Lebrun rattache à la lecture maistrienne de De la sagesse (1601) de Pierre
Charron, et qu’il explique comme une tentative de prendre ses distances
par rapport au discours révolutionnaire, qui utilise le langage de la loi
naturelle pour attaquer les institutions existantes4.
On peut accepter ces conclusions ; cependant Maistre n’hérite guère
de la négligence rousseauiste à l’égard de la loi naturelle. Il hérite plutôt
de la révision rousseauiste de cette loi. On ne peut nier que Charron ait
influencé Maistre ; mais l’attitude de Maistre vis-à-vis de la loi naturelle
reflète aussi celle de Rousseau. Maistre ne se contente pas de partager la
foi de celui-ci en la valeur de la conscience comme porteuse de la vérité5,
il utilise aussi la conscience pour défendre la sociabilité naturelle en
réplique à l’usage qu’en faisait le vicaire savoyard. Maistre attribue à la
conscience un alignement à la fois instinctif et volontaire sur le bien qui
reproduit simplement, avec des accents un peu différents, la description
que fait le vicaire du fonctionnement du sentiment naturel. La seule
différence est que, là où pour Rousseau le droit naturel exprimé par le
sentiment est conscient et articulé selon la raison, pour Maistre il est
1 Sur l’idée grotienne de l’auto-préservation, voir Richard Tuck, Philosophy and Government,
1572-1651, Cambridge, Cambridge University Press, coll. « Ideas in Context », 1993,
p. xvi. Sur Vázquez, voir Brett, Liberty, Right and Nature, p. 165-204.
2 Lebrun, « Maistre and Natural Law », dans Maistre Studies, p. 193-206.
3 Ibid., p. 198.
4 Ibid., p. 204.
5 Lebrun, « Joseph de Maistre and Rousseau », p. 885.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 61

souvent inconscient. L’aubaine est qu’il est infailliblement reconnaissable


dans le cri de la conscience que l’intérêt propre et l’aveuglement peuvent
ignorer, mais jamais étouffer. Maistre s’explique à l’aide d’une parabole :
Les lois de la justice et du beau moral sont gravées dans nos âmes en caractères
ineffaçables, et le plus abominable scélérat les invoque chaque jour. Voyez ces
deux brigands qui attendent le voyageur dans la forêt ; ils le massacrent, ils
le dépouillent : l’un prend la montre, l’autre la boîte, mais la boîte est garnie
de diamants : « “CE N’EST PAS JUSTE !” s’écrie le premier, il faut partager
également. » Ô divine conscience, ta voix sacrée ne cesse point de se faire
entendre : toujours elle nous fera rougir de ce que nous sommes, toujours
elle nous avertira de ce que nous pouvons être1.

Tout homme connaît la justice et le bien d’une manière viscérale,


intuitive, qui n’a pas besoin de la raison, même quand il choisit de s’en
écarter. Toutefois Maistre quitte Rousseau (et s’enfonce dans le paradoxe)
en supposant que l’instinct divin non seulement s’aligne sur la raison
et le bien moral qu’elle exprime, mais que cet instinct est la raison.
L’individu rousseauiste est naturellement sociable par un sentiment
dont la raison confirme la bonté, tandis que l’individu maistrien l’est
aussi par une raison qui s’harmonise avec ce sentiment au point de lui
devenir identique. Cet individu peut donc être attiré par le bien comme
par un principe raisonné, mais il peut aussi avouer involontairement la
loi rationnelle de la justice. Le voleur et meurtrier qui crie à l’injustice
non seulement accepte le bien comme le vicaire de Rousseau : il énonce
la règle de conduite qui pour les premiers modernes émane de la volonté
du législateur, qui gouverne les relations entre les êtres humains, et qui
est à la fois loi et raison2.
Sur ce point, Maistre demeure fidèle à la loi naturelle d’Aristote, de
laquelle Rousseau s’est écarté. Il propose la distinction scolastique entre
des êtres irrationnels qui sont mus vers leurs fins, et des êtres rationnels,
qui se meuvent eux-mêmes3. Son idée de la conscience, toujours manifestée
activement et propre à l’humanité, dépend de cette distinction. En effet,
en matière de loi naturelle, Maistre se rapproche plus de l’aristotélisme
de Salamanque, que des courants plus radicaux du droit naturel qui ont

1 Maistre, De l’état de nature [Examen d’un écrit de Jean-Jacques Rousseau], OC, t. VII, p. 565.
2 Sur l’idée maistrienne de la loi, voir Lebrun, « Maistre and Natural Law », p. 198.
3 Brett, Liberty, Right and Nature, p. 142.
62 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

formé Rousseau et qui ne présument ni que l’activité soit essentielle


à la conscience, ni que la constitution naturelle des êtres rationnels et
irrationnels soit distincte. La manière que les deux auteurs ont de parler
de la raison naturelle le montre bien. La raison du vicaire est avant tout
la faculté de concevoir : le sentiment aime le bien, et la raison l’identifie.
La raison de Maistre est un principe d’action qui, plus que refléter ou
appréhender l’ordre naturel, émane de la nature et ce faisant participe de
la volonté supra-individuelle. Dans ce sens, le droit naturel de Maistre
ressemble plus au ius de Guillaume d’Ockham (1288-1348), si central
à la philosophie de l’action, qui lie « le droit naturel subjectif » à « un
ordre de la nature objectivement rationnel […] fondé sur les catégories
aristotéliciennes de l’action et de la puissance1 ». La raison maistrienne,
en d’autres termes, ressemble de manière étonnante à la volonté.
Le problème sociologique central pour Maistre est donc non de savoir
comment la raison affirme ou exprime les préceptes de la loi morale mais
plutôt comment cette raison réalise ces préceptes d’une manière durable
dans un monde corrompu. La transformation rousseauiste du droit
subjectif en conscience ou sentiment naturel propose une solution.
Elle assimile le sentiment à une raison auto-expansive qui s’harmonise
– qui en fait est identique – à la volonté divine. Comme Rousseau,
mais indépendamment de lui, Maistre abandonne la loi naturelle dans
son sens absolu. Il la refaçonne en agent subjectif qui produit la réalité
socio-politique, et s’identifie au bien moral.

LA DIVINITÉ DE L’ALÉATOIRE

Transformer la loi naturelle en conscience présuppose de redéfinir la


nature. Ce faisant, De l’état de nature présente la nature comme un agent
divin qui réside dans l’humanité et qui génère le développement social
et historique. Maistre arrive à cette définition en étudiant les différentes
significations que le mot « nature » reçoit dans l’usage quotidien, et
dans les textes modernes et anciens.

1 Ibid., p. 51.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 63

La première définition ainsi rencontrée est celle de la nature comme


un ensemble de forces universelles en mouvement, où l’homme ne peut
que voir « la volonté du grand Être ». « C’est dans ce sens », dit Maistre,
« qu’un Père grec a dit que la nature n’est que l’action divine manifestée dans
l’univers1 ». Reste à savoir si cette action divine est première ou seconde,
c’est-à-dire, si Dieu est immanent ou transcendant. Sur ce point, la
majorité des penseurs se range à la deuxième opinion. Ralph Cudworth
(1617-1689), par exemple, ne croit pas que Dieu dans sa majesté s’abaisse
à intervenir directement dans la génération d’une mouche : il nomme
plutôt la nature pour exécuter ses ordres. « De là », conclut Maistre,
ces expressions si communes dans toutes les langues : la nature veut, ne veut
pas, défend, aime, hait, guérit, etc. […] Lorsque nous disons que la nature seule
a fermé une plaie sans le secours de la chirurgie, si l’on nous demande ce que
nous entendons par cette expression, qu’avons-nous à répondre ? […] nous
avons l’idée d’une force, d’une puissance, d’un principe et, pour parler clair,
d’un être qui travaille à la conservation de notre corps et dont l’action a suffi,
sans le secours de l’art, pour fermer la plaie2.

Il n’est cependant pas nécessaire pour Maistre de se décider définitive-


ment en faveur de l’immanence ou de la transcendance. Pour replacer
l’humanité dans la nature, il lui suffit de fonctionnaliser la nature
comme une collection de principes sociaux et historiques qui exécutent
« la volonté de l’intelligence infinie » ; et de déclarer que ces principes
sont nominalement identiques avec l’intelligence divine : « ainsi en les
nommant on la nomme3 ».
Dans De l’état de nature, Maistre utilise ce concept de la nature
pour s’opposer à l’idée de Rousseau que l’accident explique la sortie de
l’humanité de l’état de nature. Même si l’on suppose qu’un état pré-social
aurait pu exister – ce qui pour Maistre est impossible – on n’aurait pu
le vivre, ni l’abandonner, que par des moyens naturels. Rousseau attri-
bue la fin de l’état de nature à deux événements hasardeux : le premier
a amené le règne de la violence, et le second la société civile, ce jour à
jamais infâme où un homme dessina un cercle par terre et s’appropria le
terrain qu’il délimita ainsi. Rousseau pense que, pour l’utilité commune,

1 OC, t. VII, p. 522.


2 Ibid., p. 523-524.
3 Ibid., p. 524.
64 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

cela n’aurait jamais dû se passer. Maistre explose de sarcasme : « Le


hasard qui EÛT DÛ ! ! ! Effectivement il eut bien tort ! La nature EÛT
DÛ le faire arrêter pour l’empêcher d’arriver1 ». Ennemi des accidents
isolés, Maistre suppose que la nature, l’agent divin qui dirige tout vers
le bien, règle le hasard. Le thème principal des Soirées de Saint-Pétersbourg
– l’administration du monde par la nature-providence – est donc déjà
présent dans De l’état de nature, jusqu’aux contradictions historico-phi-
losophiques inhérentes à la notion d’un monde voulu. Répondant à la
remarque de Rousseau que l’homme « était fait » pour rester à jamais
dans l’état de nature, Maistre observe :
« On dit dans la conversation familière : “Cet homme était fait pour telle
profession ; c’est dommage qu’il ne l’ait pas suivie ! » Rousseau s’empare
de cette expression et la transporte dans la langue philosophique, suivant
sa coutume. En sorte que voilà un être intelligent qui était fait (par Dieu
apparemment) pour la vie des sauvages et qu’un funeste hasard a précipité
dans la civilisation (malgré Dieu apparemment). Ce funeste hasard aurait
bien dû ne pas arriver, ou Dieu aurait bien dû s’y opposer : mais personne
ne fait son devoir2 !

Le paradoxe typique de l’histoire providentielle est apparent : la volonté de


Dieu est constante et déterminante, car Dieu est éternel ; mais la volonté
de Dieu, comme toute volonté, est la source qui permet la contingence.
La solution que Maistre propose au dilemme est d’attribuer le dévelop-
pement historique non, comme Rousseau, à l’accident physique, mais
à l’action d’une loi morale qui opère par l’intermédiaire de la nature.
Une notion de la qualité générale et rationnelle du naturel, de ce qui
est « propre à l’homme », émerge de cette réfutation des spéculations
de Rousseau sur la naissance de la société et de l’agriculture :
[Rousseau] voit deux sauvages isolés qui, se promenant chacun de son côté,
viennent à se rencontrer et prennent fantaisie de vivre ensemble : il dit qu’ils se
rencontrent par hasard. Il voit une graine détachée d’un arbuste et tombant sur
une terre disposée pour la féconder ; il voit un autre sauvage qui, s’apercevant
de la chute de la graine et de la germination qui en est la suite, reçoit ainsi la
première leçon d’agriculture : il dit que la graine est tombée par hasard, que le
sauvage l’a vue par hasard ; et, comme il n’est pas nécessaire qu’un tel homme
en rencontre un autre, et que telle graine tombe, il appelle ces événements des

1 Ibid., p. 517n.
2 Ibid., p. 518n.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 65

cas fortuits qui pouvaient ne pas arriver. […] Sans examiner si l’on peut dire et
jusqu’à quel point l’on peut dire que ce qui arrive pouvait ne pas arriver, il
est certain au moins que les plans généraux du Créateur sont invariables : par
conséquent, si l’homme est fait pour la société, un tel sauvage pourra bien ne pas
en rencontrer un autre ; mais il faudra en général que les sauvages se rencontrent
et deviennent des hommes. Si l’agriculture est propre à l’homme, il sera bien
possible qu’une telle graine ne tombe pas sur une telle terre ; mais il est impos-
sible que l’agriculture ne soit pas découverte d’une manière ou d’une autre1.

Cette description des accidents comme propres à la nature humaine


rappelle les premières idées sur la normalité sociale. En supposant
la propriété humaine de certains événements sociaux, généraux et
invariables, Maistre raisonne comme Durkheim le fera un siècle plus
tard en décrivant les phénomènes sociaux répétés. C’est Maistre qui
abandonne le concept de nature humaine pour celui de normalité2 ; il
est ainsi dans la transition conceptuelle. Il rend le hasard ordonné et
prévisible, décrivant comment les hommes doivent se comporter dans
l’ordre normal des choses ; mais il fait dépendre cet argument de l’idée
de la nature humaine, qui est elle-même en pleine transformation.
« La nature » dans le sens rousseauiste – le réceptacle de l’homme seul,
socialement inconditionné et entièrement selon la volonté de Dieu –
devient « la nature » comme agent divin qui façonne l’humanité pour
la société et la prédispose, collectivement, à un certain nombre d’états
et d’événements, tous associés à la civilisation.
À la fin, le sénateur des Soirées de Saint-Pétersbourg énoncera le phénomène
le plus violent de la civilisation – la guerre – qu’il appellera « divine »
parce qu’elle est horriblement mystérieuse – quel extraterrestre raisonnable
pourrait jamais comprendre pourquoi les humains honorent les soldats,
ces assassins d’hommes innocents ? – et parce qu’elle réduit la violence
sociale en dépensant le sang humain sur les champs de bataille3. Ce qu’on
ne remarque pas d’ordinaire c’est que dans le chapitre 3 des Considérations
sur la France, la guerre est divine aussi parce qu’elle est tout simplement
régulière – normale, parce que le nombre relatif de fatalités qu’elle produit
à travers les siècles demeure relativement constante.
1 Ibid., p. 552-553.
2 Voir Ian Hacking, The Taming of Chance, Cambridge, Cambridge University Press, coll.
« Ideas in Context », 1990.
3 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.),
p. 650-651.
66 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Ces motifs du divin rappellent une tradition de pensée proto-sta-


tistique du xviiie siècle, dont le propagateur le plus célèbre fut Johann
Peter Süssmilch (1707-1767). Dans son traité Die göttliche Ordnung in
den Veränderungen des menschlichen Geschlechts, aus der Geburt, dem Tode
und der Fortpflanzung desselben erwiesen (1765-1776), Süssmilch lit les
régularités statistiques d’une manière presque physiocratique comme
les manifestations d’un ordre extérieur et supérieur à l’homme. C’est un
travail qui prépare l’apprivoisement du hasard en le subordonnant à un
ordre d’événements sous-jacent et déterminant. La critique maistrienne
de Rousseau fait la même chose ; mais elle se distingue en identifiant la
source de l’ordre dans une nature morale et humaine auto-créatrice et
auto-déterminante. Rappelant la conscience du voleur et les « forces »
que presque un siècle plus tard deviendront les agents primaires de la
sociologie de Durkheim, cette nature est bonne, « normale », « géné-
rale » ou moyenne dans le sens de « juste », comme tout ce que Dieu
ordonne comme étant « propre » à l’humanité – et que Burke aussi
célébrera comme la base d’une saine société. Les Considérations sur la
France populariseront l’idée de forces morales naturelles et déterminantes,
affirmant que la mission divine des nations guide le développement des
révolutions et des constitutions, souvent au rebours des intentions de
leurs acteurs et dépassant leur compréhension, mais générant toujours
des régularités sociales.

LA FABLE PROBABLE ET LA POÉSIE ÉRUDITE

Le deuxième Discours nie son propre statut en tant qu’histoire. Rousseau


dit qu’il fait des conjectures sur « la seule nature de l’homme et des êtres
qui l’environnent, sur ce qu’aurait pu devenir le genre humain, s’il fût
resté abandonné à lui-même1 ». Rousseau veut se défaire de la Bible et
décrire l’humanité par la seule raison. Or c’est précisément à cause de
cela que non sans ironie, le second Discours, le plus diderotien et le moins
chrétien de ses textes, est aussi le plus sacré. Selon Jean Starobinski, c’est

1 OC, t. VII, p. 529.


LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 67

tout entier un acte religieux d’une sorte particulière, qui se substitue à


l’histoire sainte. Rousseau compose une Genèse philosophique où ne manquent
ni le jardin d’Éden, ni la faute, ni la confusion des langues. Version laïcisée,
« démythifiée » de l’histoire des origines, mais qui, en supplantant l’Écriture, la
répète dans un autre langage. Ce langage est celui de la réflexion conjecturale,
et toute surnature en est absente1.

Le recours de Rousseau à l’hypothèse dans le second Discours peut s’expliquer


par le fait que la composition du texte a coïncidé avec sa propre « réforme »,
ou projet d’améliorer son caractère, et avec sa répudiation du catholicisme
et sa réadmission à la confession calviniste à Genève. L’anthropologie spé-
culative du Discours propage une vision des origines humaines parallèle
à la Bible qui n’endommage pas le littéralisme calviniste. De plus, l’idée
de l’état de nature permet à Rousseau d’expliquer la dégénérescence
humaine sans embrasser le dogme du péché originel dont la négation a
causé sa rupture avec l’Église catholique (et la condamnation de l’Émile
par l’archevêque de Paris)2. Fable-histoire sans Dieu, quête mythique de
la connaissance de l’humain, le second Discours est un instrument hermé-
neutique sacré, un moyen d’union avec un passé lointain qui correspond
au moi le plus profond et le moins corrompu de l’humanité, et qui révèle
tout ce que l’on peut comprendre sur la nature humaine. Qu’il décrive
la réalité historique ou pas n’a pas d’importance. Rousseau propose les
accidents et l’utilité comme des mécanismes historiques de la corruption
alternatifs au péché originel. La première apparition de la violence parmi les
humains fut un malheur dont les effets ont été exacerbés par l’expédience,
au fur et à mesure que les forts commencèrent à dominer les faibles, les
forçant à les pourvoir en ressources.
En tant que catholique, Maistre considère que ces explications sont
amorales, anhistoriques, subversives, et contraires à un des dogmes fon-
damentaux de l’Église. Dans De l’état de nature, cependant, il critique
Rousseau non parce qu’il rejette le dogme du péché originel, mais à cause
des hypothèses qu’il invente pour le remplacer. Maistre pense dans le cadre
théorique de Rousseau, se fâchant surtout que le Genevois sépare la nature
humaine des processus historiques. Comme Rousseau, il cherche la nature

1 Starobinski, Introduction à Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité


parmi les hommes, Jean Starobinski (éd.), Paris, Gallimard, 1969, p. 19-20.
2 Ernst Cassirer, La philosophie des Lumières, Pierre Quillet (tr. et éd.), Paris, Fayard, 1966,
p. 217-218.
68 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

humaine dans le passé ; mais là où pour Rousseau la nature humaine peut


être appréhendée sans Dieu et avant la société, pour Maistre elle est une
création de Dieu qui ne se montre qu’à travers l’histoire. C’est sur ce point
que Maistre et Rousseau diffèrent le plus dans leur approche du passé.
Les dernières lignes du Contrat social attestent que le pacte social remplace
l’« inégalité physique » introduite par la nature par une « égalité légitime
et naturelle ». En prenant les hommes comme ils sont et les lois comme
elles devraient être, le texte institue une utopie qui sépare les vérités
morales des vérités naturelles et historiques. Dans le livre IV, cependant,
il analyse les sociétés d’un point de vue historique afin de déterminer la
nature sociale de l’humanité. C’est l’indice qu’il croit que les deux vérités
peuvent se rencontrer, au moins pendant la naissance des petites nations
dont les âmes sont innocentes et nouvelles, et donc prêtes à être modelées.
Tout se passe comme si Rousseau espérait récupérer les vérités morales et
les vérités historiques en appliquant deux instruments de la connaissance
de soi : l’histoire, et l’histoire-fable intérieurement révélée.
De l’état de nature, en revanche, dépeint seulement un objet de la
connaissance de soi : une histoire extérieurement dévoilée par l’étude érudite
et moralisante, et radicalement antithétique à la poésie herméneutique qui
émane de la fable de Rousseau. Là où le xviiie siècle divinise les poètes
comme les seuls capables de restaurer les forces sacrées dans un monde
abandonné par les dieux, Maistre dépouille la poésie de son caractère
sacral pour sacraliser son contenu. Il pense la poésie comme une source
de connaissances naturelles qui divulguent Dieu lui-même, comme un
simple transmetteur de faits qui sert le développement spirituel. Par la
même raison, l’histoire, plutôt que la poésie ou la fable, devient le nou-
veau transmetteur de connaissances morales, le guide par excellence de
l’auto-réalisation spirituelle. Son nouveau statut signale un changement de
valeurs. On laisse en arrière les accidents du monde imaginé de Rousseau,
et on s’approche des faits efficaces de la réalité socio-historique.
C’est une démarche implicite dans les débats du xviiie siècle sur la
relation légitime entre le droit et le fait. Dans le chapitre 3 du livre XXX
de De l’esprit des lois (1748), Montesquieu reproche à l’abbé Jean-Baptiste
Dubos (1670-1742) d’avoir soutenu1 la thèse romaniste, ou l’idée que

1 L’Histoire critique de l’établissement de la monarchie française dans les Gaules, Amsterdam,


1734-1735 (3 vol.).
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 69

la monarchie française descend légalement de l’Empire romain, en uti-


lisant la littérature plutôt que « les monuments de notre histoire et de
nos lois1 ». Ces derniers peuvent être « froids, secs, insipides et durs »,
mais « il faut les lire, il faut les dévorer, comme la fable dit que Saturne
dévorait les pierres2 ». En s’appuyant sur les poètes, Dubos veut enlever
à la noblesse d’ascendance franque ses droits historiques ; tandis que
Montesquieu évoque la jurisprudence médiévale pour établir le privi-
lège des classes supérieures comme une vérité politique. Dans le second
Discours, Rousseau rejette les preuves historiques de la légitimité politique
et attaque l’érudition parce qu’elle sert à établir le droit par le fait3.
Ce passage, lu attentivement dans De l’état de nature, mène Maistre
à se mettre du côté de Montesquieu, Grotius et Dubos pour défendre
l’érudition comme une source de vérité facilement récupérable dans
la poésie. Quoiqu’on puisse certainement abuser de l’érudition et la
rendre « favorable aux tyrans » comme Rousseau le soutient, « ce n’est
pas une si mauvaise méthode que celle d’établir le droit par le fait : pour
connaître la nature de l’homme, le moyen le plus court et le plus sage
est incontestablement de savoir ce qu’il a toujours été. […] L’histoire est
la politique expérimentale ; c’est la meilleure ou plutôt la seule bonne. »
Aussi, « les poètes sont d’aussi bons témoins que les autres écrivains4 ».
Ovide, par exemple, montre le changement de la température à travers
les âges, et Homère, par l’éloge que fait Ulysse du gouvernement d’un
seul homme, transmet avec éloquence ce que les anciens pensaient
sur la souveraineté. La poésie, en bref, peut avoir une valeur politique
théorique équivalente à celle de n’importe quelle autre sorte de texte.
On échappe ainsi au problème de l’herméneutique : avec la poésie
réduite à l’érudition, tous les faits, tous les signes de Dieu dans le monde
acquièrent une valeur égale, car ils nous informent tous de ses desseins
pour nous, et toute connaissance peut se transformer, si on démontre qu’elle
est vraie, en révélation divine. Maistre n’est pas le premier à prendre ce
parti. L’apologétique catholique du xviiie siècle avait longtemps brandi le

1 Charles-Louis de Secondat, Baron de La Brède et de Montesquieu, De l’esprit des lois,


Laurent Versini (éd.), Paris, Gallimard, 1995 (2 vol.), t. II, p. 1060-1061, 1066n.
2 Ibid., p. 1056.
3 Jean-Jacques Rousseau, « Discours sur les origines et les fondements de l’inégalité parmi
les hommes », OC, t. III, p. 182-183.
4 OC, t. VII, 539-540.
70 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

fait de la révélation comme une arme dans son combat contre les esprits
forts, qui, comme s’en plaignait l’archevêque de Lyon, ne bâtissaient pas
sur les faits, mais sur les coutumes présentes, sur la raison humaine, et
surtout sur le vraisemblable1. L’innovation de Maistre fut de combiner
les méthodes des croyants et des non-croyants, d’utiliser les faits pour
établir la quasi-certitude du probable – et, plus dangereusement, de la
foi. En divinisant ainsi les faits, Maistre contredit, ou atténue, sa propre
condamnation de la connaissance scientifique (ou spécialiste) qui selon lui
peut rendre les âmes petites en développant leur orgueil ; mais des deux
positions, c’est la sacralité du fait qui se développera dans la postérité.
Ce n’est pas que Maistre valorise l’érudition par-dessus tout et se
moque de toutes les fables ; ou que le contraire soit vrai de Rousseau.
Implicitement, Jean-Jacques valorise l’érudition dans le Discours, déclarant
que la fable peut servir à deviner la vérité quand les faits ne sont pas
disponibles2. De la même manière, Maistre trouve des usages épisté-
mologiques pour la fable en l’absence des faits. Mais le fabuleux rous-
seauiste révèle dans la mesure où il simule la réalité avec vraisemblance,
tandis que les fables maistriennes, privées de tout statut herméneutique
autonome, soulignent la seule et ultime vérité des faits en dépeignant
des situations éloignées de la réalité.
« Le duel n’est point un crime », un des Six paradoxes (1795) que
Maistre écrit à sa correspondante fictive, la marquise de Nav…, est dans
cet esprit. Pour satiriser l’idée de Rousseau que la société et le langage
émergent de l’accord commun, ce texte dépeint une assemblée primi-
tive dans une forêt. Des avatars troglodytes des philosophes décrètent
la naissance du langage et de l’état social. Voici l’intervention d’un
personnage qui semble incarner Rousseau et Condillac3 :
l’orateur qui avait obtenu la parole pour la motion d’ordre avait fait un pas
en avant d’une manière si imposante, que tous les membres de l’assemblée,
de peur qu’il ne leur marchât sur la tête, la baissèrent jusqu’a terre.
Messieurs (dit-il), j’ai lieu de m’étonner que, par une synthèse téméraire et des
raisonnements a priori tout a fait intempestifs, vous ayez imaginé d’instituer
la société avant d’avoir pensé aux moyens de l’utiliser. Je vais soulever une
difficulté qui pourra vous effrayer ; mais le danger est si conséquent, qu’il

1 Palmer, Catholics and Unbelievers in Eighteenth-Century France, p. 84.


2 Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, p. 57.
3 OC, t. VI, p. 283-293.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 71

m’est impossible de vous rien cacher. Croyez-moi, Messieurs, il y a de l’avenir


dans ce que je vais vous dire. L’état social, bon sous certains rapports, ne
vous dégradera pas moins sous d’autres, en vous mettant dans la nécessite
presque habituelle de penser. Or, la pensée n’est qu’une perpétuelle analyse,
et il n’y a point d’analyse sans méthode pour l’opérer. Cependant, où est
cette méthode sans laquelle vous ne pourrez penser ? Je demande qu’avant
tout on invente la parole.
Sur ce point, il n’y eut qu’une voix.
Qu’on l’invente ! qu’on l’invente ! s’écria-t-on de toute part. Qu’on l’invente ! en
commençant toutefois par les idées simples et par l’onomatopée.
Vous ne sauriez croire, Madame, combien cette décision préliminaire facilita
les choses1.

La fable qui avait été l’instrument épistémologique idéal de Rousseau,


qui, au xviiie siècle, constituait « la condition même de la lisibilité du
monde culturel tout entier2 », devient un moyen de se moquer de la
connaissance construite par une imagination livrée à ses conjectures.
Dans le même esprit, De l’état de nature dépeint un homme seul ima-
ginaire qui n’a jamais été enfant et qui a toujours possédé la force et
les connaissances nécessaires pour survivre. À un moment donné, cet
homme a dû se réfugier dans une caverne pour se protéger des éléments.
Jusqu’à ce moment-là, il avait été un homme selon la nature. Mais s’il
avait commencé à étendre sa demeure en plaçant quelques branches sur
des bâtons à l’entrée, cela aurait modifié incontestablement son envi-
ronnement naturel. Ce toit appartiendrait-il donc à la volonté divine
ou à l’art humain ? Rousseau, dit Maistre, aurait probablement soutenu
qu’à ce moment-là l’homme était déjà corrompu. L’hypothèse poussée
à l’excès dévoile les folies du raisonnement sans soutien : « suivez ce
raisonnement », écrit Maistre, « et vous verrez que c’est un abus de faire
cuire un œuf3 ». La fable-histoire, ce triomphe de l’imagination, est
subordonnée à la raison qu’elle devait jadis produire, mais qui main-
tenant émane de la nature elle-même ; et le fabuleux survit seulement
pour révéler la distance qui sépare l’imagination de l’enchaînement
des faits historiques qui maintenant conduit à Dieu. Au lieu de la
communion mystique de Rousseau avec l’imaginaire primitif, on a une
compréhension du divin par le réel.
1 Maistre, Six paradoxes, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 142-143.
2 Jean Starobinski, Le remède dans le mal, p. 234.
3 OC, t. VII, p. 532.
72 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

NATURE HUMAINE ET PERFECTIBILITÉ HISTORIQUE

Le Discours de Rousseau présente la perfectibilité humaine comme


l’agent principal du progrès historique, l’initiateur de l’histoire à tra-
vers la « chute » dans la société. Sous la plume de Maistre, cependant,
l’explication rousseauiste de l’histoire est purement mécanique. Elle
suppose une humanité semblable aux abeilles et aux fourmis, dont
l’art est intemporel, accomplissant exactement aujourd’hui ce qu’elle a
fait hier. Cette lecture injuste conduit Maistre à penser que Rousseau
a manqué la perfectibilité, ou le fait que l’art de l’homme soit « sus-
ceptible de plus et de moins dans une latitude dont il est impossible
d’assigner les bornes1 ». La distinction scolastique entre les êtres mus
et irrationnels et les êtres se mouvant rationnellement réapparaît ; mais
cette fois elle entraîne l’histoire humaine avec la perfectibilité humaine,
ou avec la capacité de se changer soi-même en agissant dans les situa-
tions exceptionnelles.
Là, donc, où Rousseau considère les animaux selon la valeur d’usage
qu’ils ont pour l’humanité, Maistre définit la perfectibilité sur la base de
la spécificité de la nature humaine et animale. Il appuie donc l’universel
cartésien humain contre la tradition sceptique que Pierre Charron (1541-
1603) et Michel de Montaigne (1533-1592) exposent en décrivant la
diversité des esprits et des âmes. La postérité épicurienne de Montaigne
suggère audacieusement que les animaux et les hommes sont parfai-
tement comparables, et même que les premiers sont parfois supérieurs
aux seconds. Le petit traité moraliste de La Mothe Le Vayer, Des asnes
(Lettre LXXIV) fait l’éloge de la patience, de la générosité, et de l’humour
des ânes, tout en accusant le contraste de ces vertus animales avec la
bêtise des humains. De même, la Dissertation sur l’histoire des insectes (1734)
de Réaumur analyse les différents « peuples » d’insectes, arrivant à la
conclusion que les communautés de guêpes sont des monarchies parce
qu’elles habitent dans des villages et produisent du carton.
Dans le cosmos libertin ou épicurien, toutes les âmes se ressemblent
par leurs qualités : chez Naudé et La Mettrie, ainsi que chez la plupart des

1 Ibid., p. 531.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 73

philosophes des Lumières – Helvétius, D’Holbach, Diderot, Montesquieu,


Morelly – ; les âmes ne peuvent guère se différencier par la puissance
latente et c’est la contingence, plutôt, qui acquiert une importance
déterminante pour leur développement. Il est certain que le second
Discours de Rousseau ne tente pas de comparer les humains et les
animaux et l’assertion du vicaire savoyard selon laquelle la conscience
est exclusivement humaine suggèrerait que sur ce point Rousseau est
dans le camp des cartésiens. Mais l’état enchanté encore très proche de
l’animalité que le Discours décrit avec nostalgie donne un peu raison
à Voltaire, quand il écrit à Rousseau qu’« il prend envie de marcher à
quatre pattes, quand on lit votre ouvrage1 ». Ne s’intéressant nullement
à souligner la pluralité des esprits, Rousseau devient un des premiers
penseurs à systématiser la contingence, offrant une théorie du développe-
ment comme d’un produit d’« obstacles » accidentels ou de circonstances
« périphériques » à l’homme, et productives du mal que la tradition
chrétienne impute à l’homme lui-même2. Pour Rousseau, le mal est
la passion pour l’extérieur, pour l’apparence, pour la possession des
biens matériels ; et cette extériorité est la cause de la chute de l’homme
dans la société. Le progrès procède donc des relations de l’homme avec
son environnement, plutôt que des qualités inhérentes à sa nature. Il
ne se produit pas en permanence tout au long de l’histoire, mais par
à-coups, quand des obstacles à la conservation et au désir sont suscités
accidentellement par l’état naturel ou social ; de façon que l’humanité
peut demeurer indéfiniment dans un certain état de progrès – comme
ce « juste milieu » idéal, cette « véritable jeunesse du monde » qui ne
connaît que les rudiments du gouvernement. Dans le jeu entre la per-
fectibilité humaine et l’accident, donc, c’est l’accident qui détermine
principalement le développement humain pour Rousseau.
La perfectibilité humaine et les circonstances interagissent d’une
manière similaire dans De l’état de nature. Ici, cependant, les circons-
tances sont arrangées par la providence, et la nature humaine joue un
rôle beaucoup plus grand en tant qu’agent du changement historique.
La nature « variée » de « l’art de l’homme » est la source principale de
l’amélioration qui donne lieu à la civilisation. Le changement peut
1 Voltaire : Correspondance, Theodore Besterman (éd.), Paris, Gallimard, 1978 (13 vol.), t. IV,
p. 539.
2 Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, p. 23.
74 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

donc se produire plus rapidement dans certaines périodes que dans


d’autres, se conformant aux limites inconnaissables de la disposition
divine et de l’art de l’homme. Mais le changement reste toujours à
l’ordre du jour. De l’état de nature lui-même ne conclut pas cela, mais il
présente les principes qui permettront de le faire des années plus tard,
quand Maistre soutiendra que la vicissitude morale est la constante de
l’histoire, même dans les monarchies. Comme il écrit dans une lettre
de 1808, considérant les
agitations éventuelles du monde politique et moral, faire dépendre sa sûreté
et son salut des dispositions constantes d’une Cour quelconque, c’est au pied
de la lettre, se coucher, pour dormir à l’aise, sur l’aile d’un moulin à vent1.

Maistre reprend la conception aristotélicienne de l’entéléchie que saint


Thomas a christianisé, et que Leibniz a représenté éloquemment dans la
modernité. À travers l’entéléchie, l’implicite – que la théologie augus-
tinienne et la pensée scolastique décrivent comme intrinsèquement
moral et divinement pré-inscrit dans l’homme – tend à se développer
vers sa fin naturelle dans un univers téléologique. Souvent associée à la
sociabilité naturelle, l’entéléchie est préférée par les conservateurs qui
voient le progrès immanent dans la nature, plutôt qu’incarné dans le
génie révolutionnaire invoqué par Turgot. Edmund Burke, par exemple,
fait de l’entéléchie (qu’il nomme « amélioration ») un pilier de la société2.
Pour lui, les sociétés saines et vivantes se développent naturellement vers
leur but naturel, s’améliorant à mesure que l’ambition et l’imitation
imposent une inégalité volontaire toujours en évolution et un ordre
social imitatif de la nature.
Si Maistre lui-même fait peu de réflexions sur l’inégalité et a peu
d’intérêt pour l’opération politique de l’imitation et de l’ambition, son
principe de la perfectibilité ressemble à l’entéléchie de Burke et des
aristotéliciens. C’est, tout d’abord, le principe mouvant des sociétés, dont
le trajet historique ressemble à une vie individuelle : De la souveraineté,
composée pendant la même période que De l’état de nature, nous éclaire
sur ce point. Ensuite, la perfectibilité maistrienne décrit le développement
de l’implicite vers un but. C’est un implicite qui repose sur l’action – sur

1 OC, t. XI, p. 98.


2 Harris, Introduction à Burke, p. xxv.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 75

l’ « art » humain – et qui n’entretient aucune relation avec la rationalité


discursive qui pour Turgot détermine la rapidité du progrès.
L’entéléchie elle-même n’est pas limitée aux êtres humains. Un des
buts de Leibniz dans la Monadologie (1714) est d’effacer la division carté-
sienne entre la nature inerte et les hommes se mouvant par eux-mêmes
en retournant à un univers platonicien et aristotélicien où toutes les
âmes se développent de manière autonome vers leur telos. En combattant
Rousseau, Maistre s’attache toutefois à un cartésianisme plus rigoureux
qui, distinguant soigneusement entre les êtres humains et les animaux,
privilège l’histoire humaine comme mue par des principes différents
de ceux qui déterminent l’histoire naturelle. De l’état de nature affirme
la relation intime entre la nature humaine et le devenir incessant en
déclarant que l’histoire détient la clé de la connaissance de l’humain.
On ne peut imaginer que deux manières de connaître la destination de
l’homme : l’histoire et l’anatomie. La première montre ce qu’il a toujours
été ; la seconde montre comment ses organes répondent à sa destination, et
la certifient1.

Ce que l’humanité a été, et ce que l’humanité deviendra, c’est ce que


l’humanité est. La négation théorique du Discours est complète : la nature
humaine est morale, constamment en devenir, historiquement active et
déterminante (plutôt que sensible à l’utilité), et connaissable non par
l’imagination, mais par les sciences de la mémoire.

DE L’ÉTAT DE NATURE SUR SCÈNE : LE PARADOXE SUR LE JEU

Maistre aimait beaucoup les paradoxes : l’enjouement d’expression


qu’ils supposent et leurs pouvoirs de persuasion le séduisaient. Comme
il écrit dans ses Six paradoxes (composées 1795) : « Si j’allais dire, par
exemple, tout rondement que Locke est un auteur également superficiel
et dangereux, il y a tel moderne qui voudrait m’arracher les yeux ; mais
si je lui dis, Monsieur, c’est un paradoxe, il n’y a plus ni droit ni raison

1 OC, t. VII, p. 539.


76 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

de se fâcher1 ». Maistre aimait aussi les paradoxes car ils lui semblaient
utiles pour exprimer les ironies de la destinée humaine. « La chose la
plus utile aux hommes, c’est le jeu », le troisième des cinq paradoxes que
Maistre a finalement composés, est une adaptation frivole du modèle de
l’histoire de De l’état de nature.
Ce que Maistre trouve paradoxal dans le jeu c’est que, considérant
les faiblesses morales et intellectuelles des hommes, rien n’est mieux
pour eux que de jouer. « Ils sont si sots, si dangereux, si vains, qu’ils
ont besoin de l’habitude pour pouvoir se supporter ». Maistre ouvre
son texte en évoquant ludiquement le monde des cartes ; mais on se
rend compte bientôt que ce qui l’intéresse vraiment ce sont les relations
sociales en général, et que par « le jeu » il veut dire toute habitude des
hommes qui les « force […] à se regarder2 ». Rousseau avait suivi Pascal
pour évoquer des thèmes similaires, discernant dans la société un refuge
d’activités et de distractions destinées à épargner à l’homme de faire ce
qui lui est plus insupportable – se regarder3. Se rangeant, cependant, à
la critique rousseauiste de la société et adoptant une attitude opposée
à celle de Pascal, Maistre aborde le problème avec légèreté. En général,
dit-il, pour avoir du succès dans les affaires de ce monde, il est nécessaire
d’avoir la mentalité d’un joueur. On doit devenir l’habitude des autres
par excellence, car l’habitude est le composant le plus élémentaire du
caractère humain et la clé du succès social. Le jeu aide à ce succès parce
qu’il encourage le raisonnement probabiliste indispensable à tous les
rapports humains. Ce que Cicéron disait de son école philosophique,
« [n]ous suivons les vraisemblances, doit être la devise de l’homme sensé
pour régler sa conduite ; car la vie entière n’est qu’un calcul continuel
de probabilités, il faut une justesse merveilleuse d’esprit pour se décider
le plus souvent sans réflexion ». Le jeu, en d’autres mots, développe la
capacité de juger rapidement le cours futur des phénomènes sur la base
des apparences – la sorte de jugement qui est la possession la plus utile
de l’homme dans « la société » (dans le double sens de la société polie et
de la somme des relations sociales)4. De plus, le jeu cultive la mémoire
comme aucune autre activité ne le fait :

1 OC, t. VI, p. 282.


2 Ibid., p. 299.
3 Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 216.
4 Ibid., p. 268.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 77

Quand je vois un joueur me raconter que, dans une partie jouée il y a six
mois, il perdit cinquante louis par la faute de monsieur un tel, qui joua le
valet de cœur, d’où il arriva que le partenaire de lui qui raconte, se trouvant
en droit de croire que la dame se trouvait de tel côté, puisque le dix, le sept
et le quatre avaient passé, se détermina malheureusement à jouer l’as ; que
s’il avait pu prévoir ce coup, il y aurait mis bon ordre en jouant le seul pique
qui lui restait, vu que tous les carreaux se trouvaient du même côté… Oh !
je m’incline, je me prosterne, je m’abîme. J’ai bien aussi une mémoire, mais
c’est une enfant1.

La chance ici n’est pas un pur accident : elle fait partie des situations sociales,
elle est connaissable à travers l’interprétation correcte, et surtout, elle est
objet de mémoire une fois que le jeu a révélé ses règles. L’art du joueur
– l’« art » humain – est de se rappeler précisément du passé pour apprendre
de l’expérience, et agir sur la base de prédictions de plus en plus précises.
L’amélioration morale et intellectuelle qui dérive de la frivolité est le cœur
du paradoxe : que l’esprit et l’âme puissent se former sur « le champ étroit
du tapis vert2 », et à travers l’improvisation demandée par le jeu.
Le paradoxe sur le jeu contient sinon une philosophie de l’histoire
anti-rousseauiste, du moins un modèle du développement humain très
congruent avec la critique maistrienne de Rousseau. Commençant par
un acte de volonté – la décision de jouer –, le jeu se développe à travers
l’observation des phénomènes, le calcul des probabilités, et l’action
rapide et instinctive. La raison intervient a posteriori, exercée pour exa-
miner l’opération de la chance afin d’améliorer le jugement instinctif
et la présence d’esprit pour le prochain jet des dés. Toute l’existence
humaine dans la durée peut être envisagée comme un jeu : à mesure que
l’humanité apprend davantage sur la nature pour progresser, l’homme
individuel « saisit ses semblables » pour se perfectionner. Le jeu, comme
la nature voulue par Dieu, fournit la vraie liberté qui est bornée par les
règles. Le bon joueur est celui qui sait utiliser sa liberté pour se déve-
lopper moralement grâce à la volonté, à l’action instinctive, au calcul
des probabilités et à la remémoration consciencieuse.
Le paradoxe sur le jeu contient aussi des thèmes de De la souveraineté
du peuple, l’autre ouvrage anti-rousseauiste de Maistre, qui étudie le
développement des sociétés politiques.

1 OC, t. VII, p. 304.


2 Ibid., p. 303.
78 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

LE GÉNIE, LE LÉGISLATEUR, ET LE SILENCE EFFICACE

Le premier livre de De la souveraineté, intitulé « Des origines de la


souveraineté », traite les sources humaines et divines de la souveraineté ;
tandis que le deuxième livre, « De la nature de la souveraineté », décrit
le succès historique et le déclin de divers types de gouvernement. Dans
les deux livres, Maistre exprime un scepticisme pieux qui, plutôt que de
confesser simplement son ignorance devant l’inconnaissable dans la tradi-
tion de Charron et de Montaigne, identifie l’inconnaissable avec le divin et
donc, en dernière instance, avec le principe d’explication. Supposant que
Dieu est responsable des débuts dans l’histoire, comme il l’est du début
de l’histoire, Maistre croit que ni la société ni les constitutions politiques
ne peuvent être produites par la délibération humaine. Dieu est la source
de toute société politique, qu’il crée de deux manières possibles :
presque toujours il s’en réserve plus immédiatement la formation en le faisant,
pour-ainsi-dire, germer insensiblement comme une plante, par le concours
d’une infinité de circonstances que nous nommons fortuites ; mais lorsqu’il
veut jeter tout à la fois les fondements d’un édifice politique et montrer à
l’univers une création de ce genre, c’est à des hommes rares, c’est à de véritables
élus qu’il confie ses pouvoirs : placés de loin en loin dans la durée des siècles,
ils s’élèvent comme des obélisques sur la route du temps, et à mesure que
l’espèce humaine vieillit, ils paroissent plus rarement1.

Ces « élus » ont une ressemblance saisissante avec le Législateur du Contrat


social. Comme lui, ils sont des législateurs quasi-divins, des héritiers de
Lycurgue, des façonneurs de peuples jeunes qui possèdent le pouvoir
mystérieux de communiquer à une nation « ce tempérament moral, ce
caractère, cette âme générale qui doit, à travers les siècles et un nombre
infini de générations, subsister d’une manière sensible et distinguer un
peuple de tous les autres2 ».
Toutefois le législateur de Maistre diffère de celui de Rousseau de
manière importante. Tandis que l’art du Législateur de Rousseau consiste

1 Maistre, De la souveraineté du peuple : un anti-contrat social, Jean-Louis Darcel (éd.), Paris,


Presses universitaires de France, 1992, p. 122.
2 Ibid., p. 121.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 79

principalement à entraîner les citoyens individuels à préférer la volonté


générale à leur volonté propre, l’art du Législateur de Maistre consiste
surtout à accélérer ce que Dieu aurait fait d’une manière imperceptible
à travers les circonstances. Le Législateur de Rousseau pratique ration-
nellement la duplicité : il voile son pouvoir afin que le peuple croie qu’il
est libre1, et fait appel à l’inspiration divine afin d’imposer la conformité
à la loi qu’il édicte. Le Législateur de Maistre, au contraire, agit instinc-
tivement, dans une ignorance ingénue de ses capacités. Il est créateur,
dans la mesure où un homme peut l’être, assemblant les éléments que
Dieu lui a fournis ; et désinvolte, immergé dans l’activité de son âme.
Il possède un génie pur qui « souvent […] ne se rend pas compte de ce
qu’il opère, et [en ceci] surtout […] diffère de l’esprit2 ». À l’encontre du
Législateur révolutionnaire de Rousseau qui impose l’annihilation des
volontés particulières et la naissance de la société de la volonté géné-
rale, le Législateur de Maistre est un directeur calme dont l’« instinct
infaillible » encourage les tendances déjà existantes, organisant le réel
dans l’intérêt général d’une manière inscrutable plutôt que convulsive.
Investi par Dieu « d’une puissance extraordinaire, souvent inconnue
de leurs contemporains, et peut-être [de lui-même] », le Législateur
s’avance avec « le caractère sacré qui [brille] sur [son] front3 », et dispose
en silence de son pouvoir.
Si le Législateur maistrien acquiert son identité politique dans une
rencontre avec Rousseau, il reçoit sa mission historique de Turgot et
possède un profil psychologique qui est le négatif du génie de Diderot.
Le génie de Turgot était « ce médiateur réceptif qui saisissait la nou-
veauté, qui n’était pas limité par des modes de perception antérieurs, et
qui osait articuler ce qu’il voyait4 ». Son but était d’accélérer le progrès
historique en produisant ce qui n’avait pas existé avant ; et les bons
gouvernements devaient augmenter sa fréquence dans la population
en créant des circonstances favorables à son développement. Cependant
si les génies selon Turgot et selon Maistre accélèrent la réalisation du

1 Nannerl Keohane, Philosophy and the State in France : The Renaissance to the Enlightenment,
Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1980, p. 442.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 122.
3 Ibid., p. 123.
4 Frank Manuel, The Prophets of Paris, Cambridge (Massachusetts), Harvard University
Press, 1962, p. 26.
80 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

bien commun, le premier le fait ex nihilo, et le second en favorisant la


nature. Leurs rôles historiques respectifs sont également opposés : le
législateur-génie de Maistre est un homme des temps primitifs destiné
à s’effacer avec le temps, en accord avec l’apprentissage humain des lois
du monde. Le génie de Turgot, son antithèse, est un homme de l’avenir
dont l’existence et l’activité doivent être artificiellement renforcées par
tous les moyens possibles dans l’espoir de hâter l’utopie, et de compenser
ainsi la stagnation des siècles passés.
En dehors de son rôle révolutionnaire, le génie de Turgot était un
personnage d’autrefois qui aurait pu être accepté par l’académie de
Fontenelle et qui n’avait aucune des complexités psychologiques du neveu
de Rameau1. Ce fut donc le lot de Diderot de décrire la psychologie du
génie des Lumières, et d’établir la norme émotive des génies à venir – y
compris celui de Maistre. Dans l’article « Génie » de l’Encyclopédie, Diderot
décrit un héros lockéen dont l’âme imaginative est mue par tout ce qui
l’environne. Enthousiaste, « il ne dispose ni de la nature ni de la suite
de ses idées ; il est transporté dans la situation des personnages qu’il fait
agir ; il a pris leur caractère ». Observant rapidement « un grand espace,
une multitude d’êtres », le génie enfante des « systèmes brillans » et
découvre de « grandes vérités ». Toutefois son caractère fondamentalement
sensible et passionné est peu fait pour les arts politiques : le sang-froid,
la première qualité requise par un chef d’État, est exclu chez les hommes
dominés par leur imagination. Ils sont « plus faits pour renverser ou
pour fonder les états que pour les maintenir, & pour rétablir l’ordre que
pour le suivre2 ». Le génie de Diderot peut donc organiser quand besoin
est mais il a aussi un instinct pour le désordre, et c’est en cela qu’il
diffère le plus sensiblement du génie de Maistre, lequel est un ennemi
de la destruction qui se définit surtout par la capacité d’établir l’ordre
politique3. Libéré de l’imagination déchaînée, le législateur de Maistre
est profondément sensible à la réalité qu’il arrange, ne se souciant aucu-
nement des vérités abstraites et encore moins des systèmes philosophiques
qu’elles composent. Une nature active et oublieuse de soi est le corollaire

1 Ibid., p. 27.
2 Denis Diderot, « Génie » Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, Neufchâtel [Paris], 1751-1765 (17 vol.), t. VII, p. 581-584.
3 Sur l’idée maistrienne du génie, voir Darrin McMahon’s « Maistre’s Genius », Heir and
Enemy of the Enlightenment.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 81

de cette créativité, et constitue le principal point commun entre le génie


de Maistre et l’exalté de Diderot. Comme Maistre écrit dans l’Examen
de la philosophie de Bacon (rédigé 1809-1816) : « Le véritable homme de
génie est celui qui agit par mouvement ou par impulsion, sans jamais se
contempler, et sans jamais se dire : Oui ! C’est par mouvement que j’agis1 ».
À la fin, cependant, si les génies législateurs disparaissent de l’histoire,
tous les gouvernements sont formés par un principe créateur qui, quel-
quefois incarné dans un homme et quelquefois non, opère toujours
d’une manière identique – quoique selon des rythmes différents. Ici
Maistre préserve le concept turgotien d’un agent historique dynamique
dont l’existence permet à l’histoire d’être rationnellement expliquée,
sans « modeler la science de l’homme d’après la science de la physique
d’une manière servile2 » ; mais la proposition de Newton, selon laquelle
la mécanique est inconnaissable dans ses débuts, s’impose. « Si quel-
quefois, écrit Maistre,
on ne sait pas distinguer les bases d’un gouvernement dans son enfance, il ne
s’ensuit point du tout qu’elles n’existent pas. Voyez ces deux embryons : votre
œil peut-il apercevoir quelque différence entre eux ? Cependant l’un est Achille,
et l’autre Thersite. Ne prenons pas des développements pour des créations3.

Comme Newton, Maistre présuppose que les origines sont inaccessibles


à l’analyse rationnelle. Cependant, et simultanément, il s’approprie les
réflexions de Rousseau et de Descartes pour soutenir que Dieu imprègne
le principe du mouvement dans l’homme, que ce principe est surtout actif
aux commencements, et que son activité est précisément proportionnelle
à son obscurité. En fait, dans le domaine politique, le gouvernement le
plus durable et le plus efficace est celui dont les origines sont les plus
incompréhensibles. La seule divergence avec Rousseau – mais elle est
cruciale – est que cette incompréhension présume un gouvernement
qui n’a pas de racines dans la volonté des gouvernés :
Tous les peuples ont le gouvernement qui leur convient, et nul n’a choisi le
sien. Il est même remarquable que c’est presque toujours pour son malheur
qu’il essaye de s’en donner un, ou pour parler plus exactement, qu’une trop

1 OC, t. VI, p. 54.


2 Manuel, The Prophets of Paris, p. 20.
3 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 127-128.
82 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

grande portion du peuple se met en mouvement pour cet objet : car, dans ce
tâtonnement funeste, il est trop aisé qu’il se trompe sur ses véritables intérêts ;
qu’il poursuive avec acharnement ce qui ne peut lui convenir, et qu’il rejette
au contraire ce qui lui convient le mieux : et l’on sait combien dans ce genre
les erreurs sont terribles. C’est ce qui a fait dire à Tacite, avec sa profondeur
ordinaire, qu’ « il y a bien moins d’inconvénient pour un peuple d’accepter un
souverain que de le chercher1 ».

Kant n’a pas inspiré cette déclaration ; mais dans la Métaphysique des
mœurs (1785) il avertit que
l’origine du pouvoir suprême est, pour le peuple qui s’y trouve soumis, inex-
plorable au point de vue pratique, c’est-à-dire que le sujet ne doit pas discuter
activement de cette origine comme s’il y avait là un droit susceptible d’être
encore controversé (jus controversum) quant à l’obéissance qu’il doit au pouvoir.
[…] Quant aux questions de savoir si un réel contrat de soumission à celui-ci
(pactum subjectionis civilis) a originairement précédé, sous la forme d’un fait, ou
si c’est le pouvoir qui a précédé et si la loi n’est intervenue qu’ultérieurement,
ou encore s’ils auraient dû se suivre dans cet ordre, ce sont là pour le peuple,
qui est maintenant d’ores et déjà soumis à la loi civile, des ratiocinations
entièrement vaines de nature, en tout cas, à mettre l’État en péril2.

Kant parle de la légalité et de l’obéissance, tandis que Maistre évoque


l’intérêt et la volonté ; mais tous deux expriment la crainte des Lumières
que, quand ils sont appliqués au fonctionnement des gouvernements, la
raison, l’analyse et le choix individuel peuvent devenir désastreux pour
la survie de la société politique. De tous les penseurs des Lumières,
Rousseau est sans doute le plus audacieux dans sa volonté d’accorder
des usages presque illimités à la raison au moment de déterminer la
légitimité des gouvernements. La position de Maistre n’est pas qu’il
faille imposer, comme pour Kant, des bornes à la raison délibérante,
mais que l’on efface toute possibilité de délibération en lui substituant
un modèle d’action politique optimale basé sur l’expérience du déve-
loppement historique des nations. Quand il parle de la naissance de la
nation, Maistre propose une métaphysique de l’efficacité selon laquelle
un législateur silencieux agit sans effort pour façonner la constitution
d’un peuple qui acquiesce à son état politique. Alternativement – et

1 Ibid., p. 128.
2 Kant, Métaphysique des mœurs, Alain Renaut (tr.), Paris, GF-Flammarion, 1994 (2 vol.),
t. II, p. 134-135.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 83

identiquement d’un point de vue fonctionnel – un gouvernement naît


tranquillement et imperceptiblement du caractère d’un peuple. Écarter
le consensus et la négociation du processus de création des constitutions
replace la politique dans un univers « cultivé » plutôt que « construit »,
ainsi qu’inscrutable. Le vers d’Horace « crescit occulto velut arbor aevo »,
« imperceptiblement, à travers les âges, il pousse comme un arbre »
(Odes 1 :12), est la devise de Maistre pour décrire le développement des
mœurs et des institutions1.
Maistre rencontrera encore l’idée de l’implicite politique dans la Lettre
à un ami (1794) de Saint Martin, qui consolait ses lecteurs de la violence
révolutionnaire en leur assurant que la providence « aime à marcher dans
les voies cachées, et à ne montrer ses secrets que sous des nuages, pour
ménager le foible qui pourroit être ébloui de leur splendeur, pour les
dérober à l’impie qui les profaneroit, et pour maintenir le juste même en
surveillance et le préserver de l’engourdissement2 ». Dans le domaine de la
théorie juridique, cependant, le précurseur le plus probable de l’idée mais-
trienne de l’efficacité tacite est Montesquieu, qui dans le livre XXXVIII
de De l’esprit des lois soutient – comme l’avait fait Thomas d’Aquin dans
la Summa theologiae3 – que les mœurs non écrites peuvent constituer aussi
des législations. Les mœurs des peuples germaniques du Moyen Âge sont
donc des lois en elles-mêmes qui, quoique non écrites et appliquées dans
des contextes extrêmement variés, sont rationnelles et fonctionnent dans
la société d’une manière exactement analogue à la loi morale.
Cependant la vision maistrienne des éléments du monde politique
comme créations divines politiquement efficaces et historiquement
créatrices par le silence doit plus encore à Tacite. Maistre a toujours
beaucoup respecté l’auteur des Annales – un respect qui imprègne De
la souveraineté, et auquel on s’attend de la part d’un Savoyard. Depuis
le xvie siècle, le « tacitisme » était très populaire dans le royaume
absolutiste de Piémont, où Carlo Pasquale (1547-1625) a composé le
premier commentaire complet de Tacite (1581), et où est né et a vécu
Giovanni Botero (1544-1617)4. Maistre lui-même a étudié Tacite dès son

1 OC, t. IX, p. 358 ; OC, t. I, p. 259.


2 Louis-Claude de Saint-Martin, Lettre à un ami, ou Considérations politiques, philosophiques,
et religieuses, sur la révolution française, Paris, J.-B. Louvet, 1794-1795, p. 77.
3 Saint Thomas d’Aquin, Summa theologiae, question 103, réponse 1.
4 Tuck, Philosophy and Government, 1572-1651, p. 65.
84 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

adolescence (le lisant et  l’annotant abondamment dans les Registres de


lecture pendant les années 1774-1794), et il a bien connu les sceptiques qui
l’ont réhabilité – Charron, Montaigne – ainsi que Juste Lipse, quoiqu’il
n’ait commencé à annoter ce dernier qu’en 17981.
Le penchant de Maistre pour cet historien nostalgique de la répu-
blique romaine ne représentait pas les goûts cosmopolites de son temps.
Si tout moraliste du grand siècle de Montaigne à La Bruyère devait
quelque chose à Tacite dans l’étude de l’hypocrisie2, le xviiie siècle
le méprisait quelque peu, et les Encyclopédistes le lisaient seulement
pour en faire un « ennemi éclairé des princes obscurantistes3 ». Les
modernes connaissaient Tacite surtout grâce au « nouvel humanisme »
des années 1570 qui, répondant à l’échec de la tentative de Michel de
L’Hôpital (1505-1573) de réconcilier les confessions religieuses rivales,
recommandait la maîtrise stoïque des passions et les usages politiques
de la connaissance. Ses lecteurs modernes ne pouvaient pas nommer
Tacite sans relever son goût insistant pour le silence, une facette de
sa pensée – et de son style – qui accordait davantage sa philosophie
avec la théologie chrétienne qu’avec le matérialisme des Lumières. En
fait, la notion tacitienne de l’efficacité politique du silence est devenue
l’insolite compagne d’un mysticisme chrétien qui annonçait l’action
de l’inscrutable divin dans le monde. L’innovation de Maistre fut
de surpasser les sceptiques et les théoriciens de la raison d’État, de
donner un tour mystique et épistémologique à Tacite, et de proposer
la divinité de l’intrinsèquement inconnaissable. Jusqu’alors, la tradition
tacitienne avait défendu le secret délibéré comme simple condition
de la survie et du fonctionnement de l’État ; mais Maistre a conçu
l’objectivement caché comme politiquement durable et productif de
bonheur national.
Le thème tacitien de la stabilité par le secret était aussi un trope
de la tradition littéraire du miroir du prince. Le Discours historique à
Monseigneur le Dauphin (1736), par exemple, enseignait au futur roi
que « le secret qui est l’âme des grandes affaires, est surtout nécessaire

1 Richard Lebrun, « Les lectures de Joseph de Maistre d’après ses registres inédits », REM,
9, 1985, p. 173.
2 Arnaldo Momigliano, Les fondations du savoir historique, Isabelle Rozenbaumas (tr.), Paris,
Les Belles Lettres, 1992, p. 143.
3 Ibid., p. 126-127.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 85

dans les finances. Plus les forces de l’État sont ignorées, plus elles sont
respectables1 ». Cependant la publication du Compte rendu au roi (1781) a
brisé l’illusion si soigneusement préservée. Avec l’État irrévocablement
exposé, De la souveraineté montre comment l’inconnaissable divin stabilise
l’État en produisant des conditions socio-politiques. Le texte construit
un nouveau « tacitisme » métaphysique qui veut sauver la monarchie
en soutenant qu’on peut cacher naturellement ce qui auparavant avait
été masqué à dessein.

LA MÉDIOCRITÉ DIVINE, OU LA MONARCHIE


COMME POULIE D’ARCHIMÈDE

Le deuxième livre de De la souveraineté soutient que la monarchie


est naturelle à l’humanité : « On peut dire en général que tous les
hommes naissent pour la monarchie », écrit Maistre, car c’est la forme
de gouvernement la plus ancienne et la plus commune, dans l’ancien
monde comme dans le nouveau ; et puisque « les hommes l’identifient
sans s’en apercevoir avec la souveraineté, ils semblent convenir taci-
tement qu’il n’y a pas de véritable souverain partout où il n’y a pas de
roi2 ». Même les philosophes en conviennent, puisqu’ils « en veulent
toujours aux rois et ne parlent que de rois. Ils ne veulent pas croire que
l’autorité des rois vienne de Dieu ; mais il ne s’agit point de royauté en
particulier : il s’agit de souveraineté en général3 ». On pourrait dire que
les philosophes ne semblent satisfaits que lorsque les gouvernements
se dissolvent :
Ils ne veulent aucun gouvernement, parce qu’il n’en est point qui n’ait la
prétention de se faire obéir ; ce n’est pas cette autorité qu’ils détestent, c’est
l’autorité : ils ne peuvent supporter aucune. Mais si vous les pressionnez, ils

1 Discours historique à Monseigneur le Dauphin sur le Gouvernement intérieur du Royaume de


France, et principalement sur la finance, depuis l’origine de la Monarchie jusqu’à présent (1736),
manuscrit, A.N. KK 659/B, 625 p., notes p. 5-6. Cité par Éric Brian, La mesure de l’état,
p. 155.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 185.
3 Ibid., p. 186.
86 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

vous diront qu’ils veulent, comme Turgot, une grande démocratie ; déjà même
Condorcet avoit dessiné de sa main savante ce grand cercle carré ; mais, comme
on sait, ce plan n’a pas fait fortune1.

Le « grand cercle carré » est une référence à la lettre tardive et pessimiste


de Rousseau à Mirabeau, où il confesse que « voici dans mes vieilles
idées le problême politique que je compare à celui de la quadrature du
cercle en geométrie et a celui des longitudes en astronomie : Trouver
une forme de gouvernement qui mette la loi au dessus de l’h[omme]2 ». C’est
le même problème que Montesquieu considère quand il répartit les
gouvernements en monarchies, républiques et despotismes animés
respectivement par l’honneur, la vertu et la crainte, où seuls les despo-
tismes mettent les hommes au-dessus des lois. Plus tard, les idéologues
élimineront les principes animateurs de Montesquieu à cause de leur
caractère métaphysique, mécaniseront le principe du gouvernement,
et redéfiniront la souveraineté comme une fonction rationnelle.
C’est Antoine-Louis-Claude Destutt de Tracy (1754-1836) qui éla-
bore la méthode des idéologues pour classer les gouvernements. Il
distingue les gouvernements « nationaux » qui servent l’intérêt public
des gouvernements « spéciaux » qui soutiennent un groupe privilégié. À
l’autre extrémité du spectre politique et dans les années 1790, Edmund
Burke décrit les gouvernements de l’Irlande et de la Grande-Bretagne
précisément en ces termes, soutenant que le premier gouverne pour les
gouvernants et le second pour les gouvernés3. La coïncidence n’est aucu-
nement extraordinaire, puisque Tracy et Burke ne font que reformuler la
division aristotélicienne des gouvernements en « bons » et « mauvais ».
Les premiers mettent la loi au-dessus de l’homme et servent les intérêts
de la polis ; les derniers mettent l’homme au-dessus de la loi et servent
les souverains. Pour les idéologues, cependant, qui fonctionnalisent la
souveraineté4, qui rendent les vérités morales mathématiquement cal-
culables et qui expriment les individus comme des variables interchan-
geables, la division que Tracy fait des gouvernements en « nationaux »

1 Ibid., p. 260.
2 Rousseau, Correspondance complète de Rousseau, R.A. Leigh (éd.), Oxford, The Voltaire
Foundation, 1979 (52 vol.), t. XXXIII, p. 243.
3 Burke, Burke : Pre-Revolutionary Writings, p. xxviii.
4 Cheryl Welch, Liberty and Utility : The French idéologues and the Transformation of Liberalism,
New York, Columbia University Press, 1984, p. 32.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 87

et « spéciaux » implique une souveraineté qui est toujours absolue, mais


désormais calculable en termes d’individus composant l’État.
L’idéologie ne définit plus la souveraineté en termes de nation (comme
la constitution de 1789), ni en termes de peuple (1793). Elle suppose plutôt
– selon la constitution idéologue de 1795, écrite et adoptée pendant la
composition de De la souveraineté – que la souveraineté est détenue par
le corps des citoyens, c’est-à-dire par des individus qui possèdent des
droits parce qu’ils remplissent des fonctions particulières1. L’insistance
de Maistre sur le fait que les grandes démocraties ne sont pas viables
suggère qu’il pense les gouvernements en termes de fonctions d’autorité
et de taille du corps des citoyens grâce aux mêmes idéologues dont
il critique les principes alors qu’ils triomphent à Paris. Toutefois la
théorie maistrienne de la souveraineté s’écarte de l’idéologie sur deux
points importants. Croyant, avec Tacite, que ce qui est inconnaissable
est politiquement efficace, Maistre est persuadé que les souverains les
plus petits – c’est-à-dire les plus mystérieux – sont ceux dont le gouver-
nement est le meilleur. Aussi, et de manière analogue, Maistre rejette
la souveraineté populaire en s’appuyant sur le principe bodinien selon
lequel les gouvernants et les gouvernés ont toujours nécessairement des
identités distinctes et qui s’excluent l’une l’autre. Les gouvernements ne
peuvent donc être définis seulement à partir du nombre des citoyens,
mais devraient l’être aussi (et principalement) à partir du nombre des
souverains :
la division vulgaire des gouvernemens en trois espèces, le monarchique,
l’aristocratique et le démocratique, repose absolument sur un préjugé grec
qui s’est emparé des écoles, à la renaissance des lettres, et dont nous n’avons
pas su nous défaire. Les Grecs voyoient toujours l’univers dans la Grèce ; et
comme les trois espèces de gouvernemens se balançoient assez dans ce petit
pays, les politiques de cette nation imaginèrent la division générale dont
je vous parle. Mais si l’on veut être exact, la logique rigoureuse ne permet
point d’établir un genre sur une exception, et, pour s’exprimer exactement,
il faudroit dire : « les hommes en général sont gouvernés par des rois ». On
voit cependant des nations où la souveraineté appartient à plusieurs, et ces
gouvernemens peuvent s’appeler aristocratie ou démocratie, suivant LE
NOMBRE des personnes qui forment LE SOUVERAIN2.

1 Ibid., p. 29.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 186.
88 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

La monarchie est la forme de gouvernement la plus générale parce


qu’elle est la plus efficace ; et elle est la plus efficace parce que, déposée
dans le plus petit nombre de personnes possible, elle est peu sujette
à la discussion et donc s’approche plus que les autres de la qualité
absolue que la pensée politique française depuis Bodin attribue à la
souveraineté. L’influence de l’idéologie apparaît dans l’extension de cet
argument au corps des citoyens : si la souveraineté doit être condensée
dans les souverains, elle doit l’être également dans ses effets parmi
les gouvernés. C’est pour cela que Maistre appelle la « grande démo-
cratie » de Condorcet un « cercle carré », et c’est pour cela aussi qu’il
se persuade que la république française ne peut durer, car c’est une
« grande république indivisible1 ». Le gouvernement le plus efficace
est donc pour lui une petite monarchie, et la monarchie elle-même
est l’essence de la souveraineté.
L’idée de l’efficacité des monarchies était ancienne. C’est encore
Montesquieu qui soutenait, dans le chapitre 5 du troisième livre de
L’esprit des lois, que « [d]ans les monarchies, la politique fait faire les
grandes choses avec le moins de vertu qu’elle peut ; comme, dans les
plus belles machines, l’art emploie aussi peu de mouvements, de forces
et de roues qu’il est possible2 ». Rousseau répète la même opinion d’une
manière plus lyrique, assurant que dans les monarchies
« tout répond au même mobile, tous les ressorts de la machine sont dans la
même main, tout marche au même but ; il n’y a point de mouvements opposés
qui s’entre-détruisent, et l’on ne peut imaginer aucune sorte de constitution
dans laquelle un moindre effort produise une action plus considérable.
Archimède, assis tranquillement sur le rivage et tirant sans peine à flot un
grand vaisseau, me représente un monarque habile, gouvernant de son cabinet
ses vastes États, et faisant tout mouvoir en paraissant immobile ».
Le mot habile [commente Maistre] est de trop dans ce morceau. Le gouverne-
ment monarchique est précisément celui qui se passe le mieux de l’habileté
du souverain, et c’est peut-être là le premier de ses avantages. On pouvoit
tirer plus de parti de la comparaison employée par Rousseau, en la rendant
plus exacte. La gloire d’Archimède ne fut pas de tirer à lui la galère d’Hiéron,
mais d’avoir imaginé la machine capable d’exécuter ce mouvement : or la
monarchie est précisément cette machine. Les hommes ne l’ont point faite,

1 Maistre, Considérations sur la France, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.),
p. 219.
2 Montesquieu, De l’esprit des lois, t. I, p. 120.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 89

car ils ne créent rien ; elle est l’ouvrage de l’éternel Géomètre qui n’a besoin
de notre consentement pour arranger ses plans ; et le plus grand mérite de
l’engin est qu’un homme médiocre1 peut le mettre en jeu2.

La question devient donc de savoir pourquoi le gouvernement le plus


efficace, et non le plus vertueux, doit être le plus désirable ; et la réponse,
paradoxalement, est morale. Selon Maistre, tout gouvernement doit être
le plus efficace possible parce que l’humanité est moralement dégradée.
Le troisième paradoxe avait dépeint la médiocrité humaine s’approchant
de la perfection morale au milieu des petites distractions du jeu. Suivant
ce modèle, De la souveraineté du peuple dépeint l’humanité vivant la
meilleure vie politique possible sous le gouvernement le plus médiocre.
La monarchie est la machine politique la plus adaptée à une humanité
déficiente en vertu, qui n’est pas capable de discerner les apparences, et
qui ne peut s’administrer sans aide.
Quand il apparaît pour la première fois en français en 1495, le
mot « médiocre » n’a pas de connotation péjorative et signifie d’une
manière neutre tout ce qui est moyen quant à l’importance ou aux
dimensions. À la fin du xvie siècle, cependant, « médiocre » commence
à désigner tout ce qui est « au-dessous de la moyenne, qui est insuffisant
en quantité ou en qualité. » Au xviiie siècle, cette seconde définition
n’est pas du tout prédominante, et les significations négatives de la
médiocrité ne sont pas aussi fortes qu’aujourd’hui. Le grand Robert
note que « les exemples anciens de cet emploi sont moins péjoratifs
que les exemples modernes, mais l’idée d’insuffisance y est présente3 ».
Condillac, quant à lui, peut encore employer le mot dans un sens
strictement neutre seulement trois décennies avant la Révolution.
« Médiocre », écrit-il dans son Dictionnaire des synonymes (1760), est ce
« qui n’est grand ni petit, soit au propre, soit au figuré ». Le synonyme
qu’il choisit est « passable », « qui n’est ni fort bon, ni fort mauvais4 ».
En fait, la synonymie actuelle de « médiocre » avec « faible, imparfait,

1 C’est nous qui soulignons.


2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 195.
3 « Médiocre, » Le grand Robert de la langue française, Alain Rey et Paul Robert (éds.), Paris,
Dictionnaires Le Robert, 2001 (6 vol.), t. IV, p. 1303.
4 Étienne-Bonnot de Condillac, « Médiocre » et « Passable », Œuvres philosophiques de Condillac,
Georges Le Roy (éd.), Paris, Presses universitaires de France, coll. « Auteurs Modernes »,
1951 (3 vol.), t. III, p. 377, 426.
90 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

inférieur, méchant, pauvre, piètre, pitoyable1 » ne s’est répandue qu’avec


le remplacement de la théorie de la nature humaine par le modèle de
la normalité, ce que Maistre, associant à la fois la médiocrité avec le
moyen et l’inférieur, illustre précocement.
À mesure qu’elle acquiert des significations négatives, la médio-
crité s’associe en Angleterre à l’épistémologie du probable. Élaborant
la définition cartésienne de la science comme « connaissance certaine
et évidente », Locke distingue soigneusement la connaissance expéri-
mentale et incertaine de la connaissance scientifique et certaine. Mais
au contraire de Descartes, il ne croit pas qu’il soit possible d’atteindre
une connaissance certaine des réalités physiques. Il professe, plutôt, sa
loyauté à la position de Clarke, selon laquelle « l’homme ne peut avoir
une connaissance démontrable de la nature des choses dans le monde
physique », mais seulement une connaissance expérimentale des effets
qu’il doit attribuer « à la volonté arbitraire et au bon plaisir du Sage
Architecte2 ». Locke conclut donc tristement, à la fin de l’Essay concerning
Human Understanding, que Dieu ne nous a donné qu’un « crépuscule,
si je puis le dire, de probabilité […] ; approprié, je suppose, à l’état de
médiocrité3 et d’épreuve dans lequel il a bien voulu nous placer ici4 ».
Dans ce passage, où la probabilité naît officiellement comme concept
épistémologique, la médiocrité apparaît – peut-être pour la première
fois – comme l’incapacité humaine de comprendre les causes. Dieu seul
connaît la nature véritable et certaine des choses. L’humanité, très au-
dessous de son créateur dans le domaine de la compréhension, doit se
contenter de la connaissance probable – de cette sorte de connaissance
que l’on acquiert par les jeux, et qui est propre au monarque de Maistre.
Le résultat de l’introduction du concept de la médiocrité dans la théo-
rie de la monarchie est une méthode innovante de juger la viabilité des
gouvernements non sur la base de leurs fonctions particulières, comme
font les idéologues, mais sur la base de leur fonctionnalité absolue et
de leur pertinence moyenne à la condition morale de l’humanité. Pour
Maistre, la monarchie est le meilleur type de gouvernement parce

1 Condillac, « Médiocre », p. 1302.


2 John Locke, An Essay concerning Human Understanding, Alexander Campbell Fraser (éd.),
Oxford, 1894, reproduit par Dover Publications, New York, 1959 (2 vol.), t. II, p. 222.
3 C’est nous qui soulignons.
4 Locke, An Essay Concerning Human Understanding, t. II, p. 360.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 91

qu’elle contrôle la bassesse et ne demande jamais l’excellence, populaire


ou princière, à une humanité fondamentalement corrompue et moyen-
nement plongée dans l’ignorance. En soutenant ce point, Maistre fait
revivre les discussions du xviiie siècle sur la taille idéale de la société
politique parfaite. De la souveraineté est un des premiers textes politiques
théoriques – sinon le premier – à voir dans la machinerie du gouver-
nement, de construction divine et auto-régulée, les « forces » morales
d’une humanité médiocre qui produiront les moyennes et gouverneront
la science statistique au siècle suivant.
C’est là une innovation fondée sur une longue tradition. L’idée que
les principes moraux animent les gouvernements remonte au moins à
la Politique d’Aristote. Au temps de Maistre, Saint-Martin reprend le
thème, insistant dans sa Lettre à un ami sur le fait que la providence
ne peut […] faire prospérer [les gouvernements] qu’autant qu’ils sont vivifiés
par sa sagesse et son invariable raison. En un mot (ne t’effraye pas de ce que
tu vas lire) qu’autant qu’ils ont véritablement l’esprit théocratique, et non
pas théocratique humain, pour ne pas dire infernal, comme cela est arrivé
universellement sur la terre, mais théocratique divin, spirituel et naturel,
c’est-à-dire, reposant sur les loix de l’immuable vérité1.

Maistre place aussi une âme dans la machine comme Descartes. Toutefois


son âme est unique et nouvelle parce qu’elle utilise ce qui est moyen
(médiocre) pour produire ce qui dure – c’est-à-dire, ce qui est politi-
quement sain. Sa machine est donc le plus convenable des gouverne-
ments – en moyenne – parce qu’elle possède la plus grande quantité
de souveraineté et donc de « force morale », de « vigueur », de qualité
divine inexplicable, sui generis et irréductible, qui rend la politique
fonctionnelle – en moyenne.

1 Saint-Martin, Lettre à un ami, p. 58.


92 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

LA LIBERTÉ EUROPÉENNE, LES COMBINAISONS RÉPUBLICAINES


ET L’HISTOIRE

On pourrait dire que la divine machine royale est discutable parce


que la liberté y est le prix de l’efficacité. Maistre soutient le contraire.
Pour lui, la monarchie est le meilleur gouvernement possible parce
qu’elle « donne ou peut donner plus de liberté et d’égalité1 à un plus
grand nombre d’hommes2 ». Contrairement à l’opinion dominante selon
laquelle Maistre est monarchiste parce qu’il est absolutiste, on voit qu’il
soutient la monarchie parce qu’il la croit le gouvernement le plus capable
de défendre et d’exécuter les principes de la Révolution française. Sa
correspondance montre tout le mal qu’il pense des monarchies absolues :
« Si la monarchie vous paraît forte à mesure qu’elle est plus absolue,
dans ce cas, Naples, Madrid, Lisbonne, etc., doivent vous paraître des
gouvernements vigoureux. Vous savez cependant, et tout le monde sait,
que ces monstres de faiblesse n’existent plus que par leur aplomb. Soyez
persuadé que, pour fortifier la monarchie, il faut l’asseoir sur les lois,
éviter l’arbitraire, les commissions fréquentes, les mutations continuelles
d’emplois et les tripots ministériels3 ». Maistre ne soutient donc pas les
monarchies parce qu’elles peuvent être absolues (les républiques, après
tout, peuvent l’être aussi), mais parce qu’en tant que gouvernement
efficace, la monarchie est aussi le régime le plus capable de mettre en
œuvre les principes que la Révolution lui a volés.
L’essence libertaire de la monarchie se prouve par son histoire.
S’appuyant sur Hume, et faisant écho à la thèse germaniste du trentième
livre de De l’esprit des lois, Maistre soutient qu’en Europe la liberté et la
monarchie chrétienne ont surgi simultanément pendant les invasions
germaniques de l’empire romain :
« Le gouvernement des Germains », dit fort bien Hume « et celui de toutes
les nations du Nord qui s’établirent sur les ruines de l’empire romain, fut
toujours extrêmement libre… Le despotisme militaire de la domination

1 Mon emphase.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 195.
3 Maistre, Lettres et opuscules inédits du Cte Joseph de Maistre, précédés d’une notice biographique
par son fils, le Cte Rodolphe de Maistre, Paris, A. Vaton, 1851 (2 vol.), t. I, p. 9-10.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 93

romaine, lequel, avant l’irruption de ces conquérans, avoit flétri les âmes et
détruit tout principe généreux de science et de vertu, n’étoit pas capable de
résister aux efforts vigoureux d’un peuple libre. Une nouvelle ère commença
pour l’Europe : elle se débarrassa des liens de la servitude, et secoua le joug
du pouvoir arbitraire sous lequel elle avoit gémi si longtems. Les constitutions
libres qui s’établirent alors, quoique altérées depuis par les usurpations suc-
cessives d’une longue suite de princes, conservent toujours un air de liberté et
les traces d’une administration légale qui distinguent les nations d’Europe ; et
si cette portion du globe se distingue des autres par des sentimens de liberté,
d’honneur, de justice et de valeur, elle doit uniquement ces avantages aux
germes plantés par ces généreux barbares1 ».

Après sa lecture de la Germanie de Tacite, Montesquieu arrive à la même


conclusion, discernant chez les Teutons primitifs le Gemüt libertaire qui
crée les gouvernements représentatifs, et qui s’oppose à la superficialité
des peuples latins, décadents, civilisés, et accoutumés au despotisme.
Dans la France médiévale, selon cette interprétation, les Gaulois sont les
héritiers assujettis de la civilisation latine et les ancêtres du Tiers État ;
tandis que leurs conquérants germaniques, les Francs, se sont transfor-
més en une aristocratie libre et oppressive. Élaborant cette narration,
Montesquieu formule la thèse nobiliaire, appelant le roi et l’aristocratie
à coopérer dans les intérêts de la liberté ; tandis que Voltaire devient le
défenseur le mieux connu de la thèse royale. Dans La Henriade (1723),
il recommande l’alliance de la monarchie et du Tiers État et la création
d’une société plus égalitaire, libérée de la tyrannie aristocratique2.
La thèse royale, la thèse nobiliaire et leurs fondements historiques
étaient des lieux communs au xviiie siècle. Ce qui est surprenant, c’est
de voir Maistre mêler la vision humienne de la liberté barbare à la
thèse nobiliaire pour soutenir un européanisme chrétien dont le seul
précédent est An Essay toward an Abridgement of English History (1758)

1 Hume, « The Anglo-Saxon Government and Manners », appendice 1 de The History of


England from the Invasion of Julius Caesar to the Revolution of 1688, préface de William
B. Todd, Indianapolis, Liberty Fund, 1983 (6 vol.), t. I, p. 1, The Online Library of Liberty,
http://oll.libertyfund.org/ ?option=com_staticxt&staticfile=show.php%3Ftitle=1868.
Maistre cite ce passage dans De la souveraineté du peuple, p. 198. La traduction citée ici est
la sienne.
2 Pour une analyse détaillée de la théorie de Montesquieu sur la monarchie des Francs et
son développement historique, voir Michael Sonenscher, Before the Deluge : Public Debt,
Inequality and the Intellectual Origins of the French Revolution, Princeton (New Jersey) et
Oxford, Princeton University Press, 2007.
94 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

(que Maistre n’a pas lu), où Burke défend l’Église et la société féodale
comme les fondateurs de la civilisation européenne. Les conversations
que Maistre a eues avec Germaine de Staël (1766-1817) en 1796 ont pu
aussi l’encourager à voir dans le Gemüt germanique chrétien le véritable
caractère européen, cet esprit de liberté qui a erré à travers les siècles
par tout le continent. C’est « [j]e ne sais quelle force indéfinissable
[qui] nous agite sans relâche », et la raison pour laquelle en Europe
« le plus grand des maux n’est point la pauvreté, ni l’asservissement,
ni la maladie, ni la mort même ; c’est le repos1 ». Comme Madame
de Staël, cependant, et au contraire de Hume, Maistre voit dans cette
agitation libre non seulement l’esprit des barbares, mais aussi celui du
christianisme. Croyant à la disparité entre les gouvernements anciens et
modernes, il est persuadé – avec les idéologues, Voltaire et les Girondins,
et contre Rousseau, les jacobins et les républicains de Coppet – que le
christianisme a forgé une forme de gouvernement unique en ce qu’il a
institutionnalisé la liberté.
Écrivant sur les républiques, Tacite observait que « Quelques nations
ennuyées des rois leur préfèrent des loix2 ». L’antinomie ancienne entre le
gouvernement des lois et celui des rois n’existait pas dans l’Europe
moderne. L’antiquité et l’Asie, écrit Maistre, « ne disputo[ient] point
aux rois le droit de condamner à mort », mais aucun Européen moderne
n’hésiterait à accuser de crime un roi qui exécuterait arbitrairement.
La providence équilibre tout : le despote asiatique peut couper à loisir
les têtes de ses sujets, mais sa propre tête est souvent demandée en
échange de ses excès. Le monarque européen, en revanche, est sacro-saint,
mais tenu par la loi de respecter les vies de ses sujets, et d’incorporer
leurs avis et leurs protestations dans le processus de gouvernement.
De plus, l’Européen, au contraire de l’Oriental, « ne supporte qu’avec
peine d’être absolument étranger au gouvernement3 », de sorte que
la monarchie européenne préserve la liberté participative. Le roi et la
loi gouvernent ensemble l’Europe, selon une constitution européenne
tacite composée de six éléments qui se recombinent pour donner les
formes de gouvernement particulières.

1 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 199.


2 Voir le paragraphe 26 du livre III des Annales : « quidam statim aut postquam [populi]
regum pertaesum leges maluerunt ».
3 Ibid., p. 199.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 95

1. Le roi est souverain, personne ne partage la souveraineté avec


lui, et tous les pouvoirs émanent de lui.
2. Sa personne est inviolable ; nul n’a le droit de le déposer ni
de le juger.
3. Il n’a pas le droit de condamner à mort, ni même à aucune
peine corporelle. Le pouvoir qui punit vient de lui, et c’est assez.
4. S’il inflige l’exil ou la prison dans des cas dont la raison d’état
peut interdire l’examen aux tribunaux, il ne sauroit être trop
réservé, ni trop agir de l’avis d’un conseil éclairé.
5. Le roi ne peut juger au civil ; les magistrats seuls, au nom
du souverain, peuvent prononcer sur la propriété et sur les
conventions1.
6. Les sujets ont le droit, par le moyen de certains corps, conseils
ou assemblées différemment composées, d’instruire le roi de
leurs besoins, de lui dénoncer les abus, de lui faire passer
légalement leurs doléances et leurs très humbles remonstrances2.

Jean-Yves Pranchère dépeint Maistre comme l’héritier de Bodin, Bossuet,


Grotius, Pufendorf et des physiocrates, un penseur pour qui « [r]ien n’est
a priori impossible ou interdit au souverain : par rapport à l’absolutisme
classique, le champ de ce qui peut en principe être permis au roi s’élargit
démesurément3 ». Cependant, comme l’ébauche constitutionnelle ci-dessus
le montre, le roi ne peut pas juger en matière civile, condamner à mort
ou infliger de punitions corporelles. C’est ici que se trouve en germe la
rupture complète de Maistre avec l’absolutisme dans la deuxième phase
de sa pensée, quand il subordonnera les rois au pouvoir d’arbitrage et
de déposition du pape.
L’idée que l’Europe est « le pays natal de la liberté et du véritable
gouvernement » est au moins aussi ancienne qu’Hérodote, qui opposa
la liberté grecque comme obéissance à la loi à l’asservissement asiatique
à la volonté d’un seul individu4. Quant aux régimes entendus comme
« lois » exprimant les relations nécessaires entre les diverses parties du
1 Clause qui reflète peut-être les sympathies parlementaires du jeune Maistre.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 201-202.
3 Pranchère, L’autorité contre les lumières, p. 175.
4 Anthony Pagden, « Europe : Conceptualizing a Continent », The Idea of Europe : From
Antiquity to the European Union, Anthony Pagden (éd.), Cambridge : Woodrow Wilson
Center Press et Cambridge University Press, 2002, p. 37.
96 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

gouvernement, ou entre le gouvernement et les gouvernés, qui se recom-


binent ensuite pour donner des constitutions particulières, elle appartient
à Montesquieu. Le livre II de De l’esprit des lois essaie de comprendre les
systèmes politiques démocratiques en partant de l’évidence des varia-
tions historiques de la démocratie, et en montrant ensuite comment
chacune d’elles combine les lois fondamentales de la démocratie d’une
manière particulière. Montesquieu suppose que la loi, écrite ou non, est
présente dans toutes les sociétés humaines et dans toutes les périodes
historiques. De même, Maistre croit que les sociétés sont gouvernées
surtout par des lois non écrites qui sont non seulement plus efficaces
mais d’inspiration plus divine que les lois écrites. C’est le cas des lois
de cette « constitution » européenne tacite dont nous avons parlé plus
haut, « sacrées [et] d’autant plus véritablement constitutionnelles qu’elles
ne sont écrites que dans les cœurs ».
Ce penchant pour le non-écrit vient de saint Paul, qui annonce que
les chrétiens sont « les ministres d’une nouvelle alliance, non de la lettre,
mais de l’Esprit ; car la lettre tue, mais l’Esprit fait vivre1 » – le même
verset d’où Montesquieu tirera le titre de son chef-d’œuvre. Dans De la
souveraineté, l’esprit des lois chrétiennes devient européen. En Europe,
les lois non écrites encodent la liberté, la réciprocité active entre un roi
inviolable et un peuple libre qui peut contribuer aux affaires du gou-
vernement de toutes les manières qui n’affectent pas la souveraineté.
Cette « constitution » européenne tacite est aussi sujette à des varia-
tions. Au lieu de produire une seule classe de gouvernement, ses six
éléments, « combinés de différentes manières, produisent une infinité de
nuances dans les gouvernemens monarchiques2 » et donnent lieu à une
multitude de variantes effectives. À travers l’Europe facies non omnibus
una, comme disait Ovide, « leurs faces ne sont pas toutes semblables »,
et la constitution monarchique de l’Europe ne donne pas toujours une
monarchie : si l’on remplace « roi » par « souverain », la monarchie
européenne est parfois une république. Ici Maistre abandonne les caté-
gories aristotéliciennes du gouvernement pour la vision idéologue du
gouvernement comme ensemble de fonctions et de relations. La différence
tient pour lui dans le fait qu’il n’y a pas de souveraineté véritable dans
les républiques. Ces gouvernements sont plutôt animés par un esprit
1 2 Corinthiens 3 :6.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 202.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 97

d’association volontaire – lui aussi divin dans ses origines – qui est leur
« principe constitutif […] Mêlé en plus ou en moins avec la souveraineté,
base commune de tous les gouvernemens, ce plus et ce moins forment les
différentes physionomies des gouvernemens non monarchiques1 ».
L’attribution de « plus » et « moins » à la souveraineté répond direc-
tement à l’argument des parties 6 et 7 du chapitre 1 de Du contrat social
selon lequel la société, étant absolue et voulue par tous, n’est pas suscep-
tible de « plus » est de « moins ». Maistre est d’accord sur ce point que la
souveraineté est absolue en ce qu’on ne peut la juger. Comme il dit, « il
y aura toujours, en dernière analyse, un pouvoir absolu qui pourra faire
le mal impunément, qui sera donc despotique sous ce point de vue, dans
toute la force du terme, et contre lequel il n’y aura d’autre rempart que
celui de l’insurrection2 ». Mais la souveraineté n’est pas absolue au sens où
les gouvernés peuvent exprimer des opinions et exercer des volontés qui
ne sont pas nécessairement en harmonie avec elle, dans une mesure très
variable déterminée par le tempérament et surtout par l’esprit d’association
d’un peuple donné. Les combinaisons constitutionnelles donnent donc lieu
à une pluralité politique qui nous éloigne de l’incertitude – le « plus ou
moins » nié par Rousseau, mais propre au domaine normatif, depuis les
souverainetés jusqu’à la perfectibilité humaine. A l’intérieur de cette sphère
indéfinie, la liberté humaine opère pour donner à une constitution son
caractère particulier. C’est ce qui explique l’unicité irrémédiable de tout
gouvernement, et l’incomparabilité même des gouvernements qui portent
le même nom. Maistre écrit en 1814 :
Chaque nation a son caractère particulier, qui se mêle à son gouvernement et le
modifie ; on croit que le même nom exprime le même gouvernement : c’est une
erreur grossière, et souvent terrible. La France était une monarchie, le Piémont
est une monarchie ; on aurait cependant fait extravaguer les deux nations, si
l’on avait entrepris de gouverner chacune d’elles avec les principes de l’autre3.

C’est une observation que traite Montesquieu dans le chapitre 2 du


livre XVII de De l’esprit des lois, et à laquelle Rousseau a consacré le
chapitre 7 du livre III de Du contrat social. Maistre, comme nous verrons,
l’insère dans une théorie du développement politique à travers le temps.

1 Ibid., p. 219.
2 Ibid., p. 179.
3 OC, t. XII, p. 482.
98 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Si l’on ajoute les républiques au modèle de la pluralité nationale,


une dualité se manifeste. Quoiqu’elles expriment la même constitution,
les républiques et les monarchies européennes sont antinomiques. Les
monarchies conviennent à toute l’humanité ; non pas les républiques.
Moins gouvernées que les monarchies, ces dernières s’adaptent seulement,
comme l’admet Rousseau, aux peuples qui sont des dieux1 – en fait, ajoute
Maistre, aux petits peuples qui sont des dieux, parce que, conformément
à la corrélation entre la souveraineté et la taille du gouvernement, « la
formation et la durée de l’esprit d’association sont difficiles, en raison
directe du nombre des associés, ce qui n’a pas besoin de preuve2 ».
Historiquement, le gouvernement républicain est plus magnifique et
moins stable que les autres gouvernements : « dans ses beaux jours, il
éclipse tout, et les merveilles qu’il enfante séduisent jusqu’à l’observateur
de sang-froid qui pèse tout3 ». Mais ces jours glorieux ne sont que de
rares « éclairs », comme tout ce qui dépend du mérite humain. L’éclat
est souvent acheté par le crime, parce que les passions viles sont difficiles
à réprimer, même pendant les bonnes époques. Dans les démocraties,
la justice manque donc du pas tranquille et impassible avec lequel elle
marche dans les monarchies :
La justice, dans les démocraties, est tantôt foible et tantôt passionnée ; on
dit que, dans ces gouvernemens, nulle tête ne peut braver le glaive de la loi.
Cela signifie que la punition d’un coupable ou d’un accusé illustre étant une
véritable jouissance pour la plèbe, qui se console ainsi de l’inévitable supério-
rité de l’aristocratie, l’opinion publique favorise puissamment ces sortes de
jugemens ; mais si le coupable est obscur, ou en général si le crime ne blesse
ni l’orgueil ni l’intérêt immédiat de la majorité des individus du peuple, cette
même opinion résiste à l’action de la justice et la paralyse4.

C’est pour cette raison que les républiques sont réputées pour leurs
préjugés nationaux puissants et leur injustice envers les étrangers. Quant
à la tyrannie républicaine, au contraire de la liberté monarchique, elle

1 Sur les attitudes de Rousseau envers les monarchies et les républiques dans leur contexte
intellectuel, voir Michael Sonenscher, Sans-Culottes : An Eighteenth-Century Emblem in
the French Revolution Princeton (New Jersey) et Oxford, Princeton University Press, 2008,
p. 202-221.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 219-220.
3 Ibid., p. 219.
4 Ibid., p. 220.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 99

n’est pas un phénomène moderne. Si les républiques sont despotiques,


c’est que la constitution moderne de l’Europe n’a pu réduire cet aspect
de leur caractère, corollaire nécessaire à l’esprit d’association qui se mêle
à leur souveraineté. L’histoire romaine prouve qu’aucune tyrannie n’est
aussi cruelle que celle du peuple. Tacite raconte que lorsque la Macédoine
et l’Achaïe, des provinces sujettes au peuple romain, « demandèrent
d’être soulagées des charges qui les accabloient, on n’imagina rien de
mieux, pour adoucir leur sort, sans nuire au trésor public, que […] de les
donner à l’empereur1 ». De la même manière, Tibère, en dépit de tous
les crimes que Tacite lui attribue, pouvait être plus juste que le sénat
servile. Car l’empereur était toujours désarmé par le mérite véritable,
toujours attentif à la vertu indigente, et dédaigneux des patriciens pro-
digues et obséquieux. La vie du peuple au moins était plus facile sous
son règne : le laboureur romain, « guidant tranquillement sa charrue,
au sein de la paix la plus profonde, rappeloit avec horreur à ses enfants
les proconsuls et les triumvirs de la République, et s’inquiétoit fort peu
des têtes de sénateurs qui tomboient à Rome2 », le cœur et la seule ville
« libre » de tout l’empire.
Faire l’histoire, donc, est une prérogative républicaine. Dans les époques
de vigueur, les grands hommes des républiques donnent à leurs temps
« un charme et un intérêt inexprimables », et d’habitude « [i]l y a […]
dans les gouvernemens populaires plus d’action, plus de mouvement, et
le mouvement est la vie de l’histoire ». À ceci près que l’histoire, comme
Maistre le croit avec Bayle, est seulement la culmination des misères
humaines, et les nations qui la font ne peuvent revendiquer aucune supé-
riorité politique, car « le bonheur des peuples est dans le repos, et presque
toujours le plaisir du lecteur est fondé sur leurs souffrances3 ». Ce qui
ne veut pas dire que la critique maistrienne des républiques se traduise
par une recommandation de leur abolition. Quoique les gouvernements
doivent idéalement fournir aux gouvernés la tranquillité et le bonheur,
les républiques, même quand elles sont malheureuses, ont pour fin de
contribuer à la pluralité politique du monde, en fournissant des exemples
fugaces de l’excellence politique, et en nous aidant à comprendre le fonc-
tionnement de l’esprit divin à travers le temps.
1 Ibid., p. 251.
2 Ibid., p. 255.
3 Ibid., p. 232.
100 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Maistre adhère à la croyance potentiellement impérialiste que Kant


énonce dans son Projet de paix perpétuelle (1795) selon laquelle seules les
constitutions européennes contiennent assez de raison pour gouverner toutes
les nations du monde. La défense que Du pape fait du gouvernement catho-
lique romain universel s’appuie précisément sur l’idée que l’Église possède
le principe gouvernemental européen en quantité plus grande que toute
autre institution dans l’histoire. Toutefois, pour Maistre, cet universalisme
ecclésiastique est toujours en tension, d’une part, avec une aversion pour
l’impérialisme, et d’autre part, avec un engagement à la diversité politique
qui voit la raison s’exprimer à travers le particulier, dans les myriades de
constitutions politiques que Dieu a permis d’exister dans le monde réel pour
exprimer le tout. C’est ainsi que, malgré son aversion pour Herder, Maistre
s’approche plus du pluralisme culturel de Auch eine Philosophie der Geschichte
zur Bildung der Menschheit (1774), que du fédéralisme rationnel de Kant. Le
Savoyard désire surtout comprendre comment la providence se manifeste à
travers le temps dans toutes les sociétés politiques. Ses lettres de Lausanne
répètent anxieusement que « rien n’est à sa place », que tout a perdu toute
signification – ce que Cioran appelle le « refrain de l’émigration1 », le cri
de tout exilé dont le monde s’est évanoui. C’est peut-être pourquoi De la
souveraineté rationalise le gouvernement continu de la providence au milieu
du chaos, et l’emploi utile que Dieu fait du mal apparent – y compris la
justice imparfaite des républiques – pour exécuter le bien.
C’est en critiquant Rousseau que Maistre soutient pour la première
fois que Dieu a doté chaque nation d’une tâche spéciale qui peut être
indiscernable aux yeux des hommes, mais qui un jour accomplira
l’universellement désirable.
Chaque membre de ces grandes familles qu’on appelle nations a reçu un
caractère, des facultés et une mission particulière. Les uns sont destinés à
glisser en silence sur le chemin de la vie sans faire remarquer leur passage ;
d’autres font du bruit en passant, et presque toujours ils ont la renommée à
la place du bonheur. Les facultés individuelles sont diversifiées à l’infini avec
une magnificence divine, et les plus brillantes ne sont pas les plus utiles ;
mais tout sert, tout est à sa place ; tout fait partie de l’organisation générale,
tout marche invariablement vers le but de l’association2.

1 Emil Cioran, « Joseph de Maistre », Exercices d’admiration : essais et portraits, Paris, Gallimard,
coll. « Arcades », 1977, p. 16.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 274.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 101

Le but précis de l’association demeure divinement mystérieux. Tout ce


que l’on peut dire sur le but cosmique des sociétés politiques est que
toutes en possèdent un. Si les fins exactes de Dieu ne peuvent être dis-
cernées, en revanche ses moyens et ses buts à court terme peuvent l’être.
Les derniers chapitres de De la souveraineté suggèrent comment les prin-
cipes divins qui sont implicites dans les constitutions particulières se
recombinent, donnant lieu à des modèles rationnels du développement
historique des nations qui s’harmonisent avec la statistique primitive.

DIEU, LANCEUR DE DÉS

Croire que la pluralité politique est divine suppose d’abandonner les


idéaux d’un bien politique absolu, de répéter dans le domaine de l’histoire
politique ce que Maistre a fait contre Rousseau dans celui de la poésie,
et de revendiquer le fait. Vers la fin de De la souveraineté, ayant discuté les
mérites et les désavantages des divers types de gouvernement, Maistre se
demande pourquoi aucun d’eux n’est invariablement meilleur que les autres.
« Quand on demande absolument quel est le meilleur gouvernement, on
fait une question insoluble comme indéterminée ; ou, si l’on veut, elle a
autant de bonnes solutions qu’il y a de combinaisons possibles dans les
positions absolues et relatives des peuples1 ». La philosophie politique est
une science non d’impératifs mais de réalités : « la question n’est jamais
de savoir quel est le meilleur gouvernement, mais quel est le peuple le
mieux gouverné suivant les principes de son gouvernement2 ? ».
Pour répondre à cette question, on doit trouver un critère d’excellence
constitutionnelle. En France, ce critère avait déjà été identifié avec la
grandeur de la population au moins depuis Les aventures de Télémaque
(1699) de Fénelon. Dépeignant le roi idéal aux hommes sages de la
Crète, Télémaque affirme qu’un tel roi gouverne un
peuple laborieux [qui], simple dans ses mœurs, accoutumé à vivre de peu,
gagnant facilement sa vie par la culture de ses terres, se multiplie à l’infini.

1 Ibid., p. 234.
2 Ibid., p. 235.
102 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Voilà dans ce royaume un peuple innombrable, mais un peuple sain, vigou-


reux, robuste, qui n’est point amolli par les voluptés, qui est exercé à la vertu,
qui n’est point attaché aux douceurs d’une vie lâche et délicieuse, qui sait
mépriser la mort, qui aimerait mieux mourir que de perdre cette liberté, qu’il
goûte sous un sage roi appliqué à ne régner que pour faire régner la raison1.

La vie, la force, la vertu et la raison d’une nation sont exprimées par la


grandeur de la population, « innumérable » chez les nations gouvernées
par des rois véritablement bons. Du contrat social suit Fénelon sur ce point,
mais, rejetant les facteurs qualitatifs comme la liberté, la robustesse et
la santé dont fait mention Télémaque, il mathématise l’argument et
déclare que la grandeur de la population est le « signe le plus sûr » non
seulement de la conservation et de la prospérité du corps politique, mais
de la valeur absolue d’un gouvernement : « le gouvernement sous lequel,
sans moyens étrangers, sans naturalisation, sans colonies, les citoyens
peuplent et multiplient davantage, est infailliblement le meilleur. Celui
sous lequel un peuple diminue et dépérit est le pire. Calculateurs, c’est
maintenant votre affaire ; comptez, mesurez, comparez2 ». Maistre est
d’accord sur le fait que la grandeur de la population est importante,
mais, plus proche de Fénelon, il estime que la force morale et les qua-
lités comme la richesse, la santé et le bonheur doivent être aussi pris
en compte3.
De plus, les qualités des populations doivent être étudiées à tra-
vers le temps. Maistre emprunte à Rousseau l’idée des indicateurs
statistiques, mais seulement pour l’appliquer aux facteurs qualitatifs,
et pour introduire un modèle historique selon lequel les nations sont
poussées à de hauts points de vigueur et d’abondance démographique.
La réalisation et la position de ce haut point ne dépendent pas du tout
du type de gouvernement abstraitement compris, mais de l’accord du
gouvernement particulier avec le caractère de la nation qu’il gouverne.
Seules les nations bien adaptées à leurs gouvernements possèdent assez de
« force » dans leurs mœurs et dans leurs institutions pour faire bon usage
des circonstances où elles sont placées. Par la même raison, elles seules
atteignent le « haut point » de développement historique et politique
1 Fénelon, Les aventures de Télémaque, Jacques Le Brun (éd.), Paris, Gallimard, 1995, p. 109.
2 Rousseau, Du contrat social, Œuvres complètes, Bernard Gagnebin (éd.), Paris, Gallimard,
coll. « La Pléiade », 1964 (4 vol.), t. III, p. 420. Cité dans De la souveraineté du peuple, p. 235.
3 Ibid., p. 236-237.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 103

relativement aux autres nations. Toutes les qualifications absolues des


gouvernements sont donc nulles, et même les vieilles catégories aristo-
téliciennes des gouvernements « bons » et « mauvais » disparaissent :
« Tous les précepteurs modernes de la révolte, depuis le cèdre jusqu’à
l’hysope, répètent à l’envie que le despotisme avilit les âmes : c’est encore
une erreur ; le despotisme n’est mauvais que lorsqu’il s’introduit dans
un pays fait pour un autre gouvernement, ou lorsqu’il se corrompt dans
un pays ou il est à sa place1 ». Ce dernier cas est celui des Turcs. Quand
Busbecq, l’ambassadeur de l’empereur Ferdinand, habitait les camps
de Soliman le Magnifique, les Turcs étaient des modèles de discipline
et de vertu, au point qu’en les comparant avec les Européens, Busbecq
désespérait de l’avenir de la chrétienté. Mais maintenant les Turcs sont
faibles, « et d’autres peuples les écrasent parce que ces disciples du Coran
ont de l’esprit et des écoles de sciences, parce qu’ils savent le français,
parce qu’ils font l’exercice à l’européenne : en un mot, parce qu’ils ne
sont plus turcs2 ». Herder est encore une fois le point de comparaison :
car lui aussi suppose, préfigurant les premiers nationalistes, que chaque
nation possède une culture indépendante, séparée, et intérieurement
uniforme, douée d’une histoire unique.
Une fois fixés ses paramètres, il reste à décrire ce développement
national à travers l’histoire. Ce qui fait Maistre en supposant que le
progrès est le produit des essais et des erreurs :
Consultons l’histoire : nous verrons que chaque nation s’agite et tâtonne […]
jusqu’à ce qu’une certaine réunion de circonstances la place précisément dans
la situation qui lui convient : alors elle déploie tout à coup toutes ses facultés
à la fois, elle brille de tous les genres d’éclat, elle est tout ce qu’elle peut être,
et jamais on n’a vu une nation revenir à cet état, après en être déchue.

L’histoire d’une nation peut être résumée à sa lutte à travers les siècles


pour arriver, en répondant aux circonstances où Dieu l’a placée, à sa
combinaison constitutionnelle optimale. Une nation interagit aveu-
glément avec le hasard selon son caractère, jusqu’à ce qu’elle trouve la
situation qui est la meilleure pour elle. Alors, elle déploie sa combinaison
constitutionnelle particulière au maximum. Cela ne se passe qu’une fois,
pour la simple raison que chaque nation n’a qu’un caractère, que les
1 Ibid., p. 270.
2 Ibid., p. 274.
104 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

dés, jetés par Dieu, continuent de rouler ; et que la force intellectuelle


qui jadis poussait la nation vers le haut tend à s’épuiser après un certain
point ; de manière que, géométriquement, le progrès historique d’une
nation peut être dessiné par une parabole :
Le plus haut point pour une nation est celui ou sa force intellectuelle arrive à
son maximum en même temps que sa force physique ; et ce point, déterminé
par l’état de la langue, n’a jamais eu lieu qu’une fois pour chaque nation.
Il est vrai que l’état dont je parle n’est pas un point indivisible, et qu’il est
susceptible de plus et de moins. Ainsi, pour ne pas se perdre dans les sub-
tilités, si l’on représente l’agrandissement et la décadence du peuple romain
par une parabole, Auguste est au sommet, et son règne occupe une certaine
portion du haut de la courbe ; on descend d’un côté jusqu’à Térence ou Plaute,
de l’autre jusqu’a Tacite ; là finit le génie ; là commence la barbarie ; la force
continue le long des deux branches, mais toujours en diminuant ; elle naît
dans Romulus1.

Une fois qu’une nation a atteint le point le plus haut de ses facultés
intellectuelles, la régénération n’est pas possible. Toutefois,
les nations, en parcourant leur période de dégradation, peuvent avoir, de
tems en tems, certains élans de force et de grandeur qui sont eux-mêmes en
progression décroissante, comme les tems ordinaires. Ainsi, l’Empire romain,
dans son déclin, fut grand sous Trajan, mais cependant moins que sous
Auguste ; il brilla sous Théodose, mais moins que sous Constantin ; enfin, il
eut de beaux moments jusque sous le pédant Julien et sous Héraclius, mais
la progression décroissante alloit son train et ne changeoit point de loi2.

Les nations aussi montent par à-coups – comme la France, dont la souf-
france sous les règnes malheureux qui précédèrent celui de Louis XIV
« doit être mis[e] au rang de ces secousses douloureuses qui ne régénèrent
pas les nations (car personne n’a prouvé qu’elles puissent être régéné-
rées), mais qui les perfectionnent lorsqu’elles sont dans leur période
progressive, et les poussent vers le plus haut point de leur grandeur3 ».
À la fin, comme tout ce qui est humain, la force morale, la vigueur
des nations s’épuise et le hasard ne joue plus en leur faveur. Alors des
nations plus jeunes et plus fortes viennent assister à la mort des nations

1 Ibid., p. 278n.
2 Ibid.
3 Ibid.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 105

vieillies, d’habitude par la conquête. Et le cycle est renouvelé. C’est ainsi


que Maistre historicise le postulat de Rousseau selon lequel toutes les
nations périssent, quelle que soit la façon dont elles ont été conçues1.
La morale politique de l’histoire des nations veut que le développe-
ment procède par l’interaction entre les forces morales et les circons-
tances – confusément attribuées par Rousseau à l’accident – qui sont
invariablement arrangées par Dieu. D’accord avec le principe réaliste
de Maistre selon lequel les bons gouvernements sont des combinaisons
constitutionnelles qui sont viables à un moment donné, la courbe
parabolique du progrès et du déclin national représente la somme des
combinaisons politiques possibles qu’une nation peut adopter dans le
cours de son histoire.
Ce modèle fournit une théorie novatrice du hasard social qui attribue
la succession des combinaisons constitutionnelles nationales à des « forces »
morales sous-jacentes desquelles les constitutions sont inséparables, tant
analytiquement qu’en termes réels. Les commencements de la théorie dans
la preuve de la souveraineté divine rendent d’abord ces « forces » natio-
nales exprimées dans les accomplissements linguistiques, intellectuels,
culturels et militaires des nations. Mais avec le temps, Maistre finit par
croire que les « forces » sont à l’œuvre dans les groupes sociaux en général.
De la souveraineté, écrit lors de la guerre de la Vendée, le suggère déjà. Ce
texte nous montre Maistre, plein d’espérance, songeant à la rébellion des
paysans moins comme à un mouvement social que comme à une nation
et se demandant si, au cas où la mort nationale n’arrive pas, « et si la
nation la plus corrompue qu’on pourroit imaginer demeure tranquille
dans ses limites, [il peut] se former sur le même sol une nouvelle nation,
véritablement autre, quoiqu’elle parle la même langue2 ? ».
Maistre n’a jamais tranché ce point définitivement, mais plus de deux
décennies après ses essais contre Rousseau il étend pratiquement sa théorie
du développement national à tous les groupes sociaux et en particulier
à l’Église. Il découvre aussi que le pouvoir historiquement créatif qui
administre les circonstances pour façonner l’expédient, ce pouvoir qui
n’appartient dans ses origines qu’aux législateurs et aux souverainetés
voulues par Dieu, opère dans toutes les collectivités autonomes, dont

1 Voir le chapitre 11 du livre III de Du contrat social.


2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 278n.
106 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

une seule est immortelle. Après un siècle et demi de débat, le problème


des origines et de la succession est à nouveau résolu, au moyen d’une
théorie du développement historique des constitutions politiques qui
évoque les premiers modèles de la statistique.

CONCLUSION

Le remaniement que Maistre fait de Rousseau atteint l’ambition,


chère aux philosophes, de réconcilier les sciences physiques et les sciences
morales – mais grâce à la métaphysique que ces mêmes philosophes
ont expulsée de la connaissance. Ce qui n’implique pas un retour à la
théologie médiévale : en tant que représentant des Contre-Lumières,
Maistre adhère au principe helvétien de l’utilité. Il maintient que seules
les constitutions moralement faites pour se développer dans le temps
sont capables d’interagir avec succès avec le hasard (ou la volonté divine,
puisque pour lui les deux ne font qu’un), suivant leur trajectoire parabo-
lique jusqu’à sa fin. La notion de combinaisons constitutionnelles infinies
efface aussi la raison politique homogène des Lumières et des sociétés
indifférenciées sur lesquelles elle règne. L’histoire surgit maintenant du
particulier politique, lequel, grâce à la myriade des combinaisons que
Dieu permet, peut adopter un grand nombre de formes réelles. C’était
une manière de spécifier Rousseau. Le second Discours avait dépeint
l’inégalité comme le moteur d’une histoire universelle et hypothétique ;
les essais de Maistre décrivent des constitutions précises et pré-ordonnées
qui interagissent avec le hasard pour produire l’histoire des nations.
L’histoire maistrienne des nations efface la dichotomie newtonienne
entre les origines primordiales enveloppées dans l’obscurité divine et
l’ordre mécanique en dehors du temps. Le divin et le naturel opèrent
maintenant dans l’histoire. Maistre analyse les phénomènes du monde
politique comme Descartes avait analysé ceux de la nature, en décri-
vant les lois naturelles sans qu’il soit nécessaire de comprendre les
causes premières pour atteindre une prévision exacte. C’est une solution
potentiellement athée – comme Comte l’a bien compris. Mais pour
le moment le pouvoir du divin d’agir dans l’histoire est sauvé : Dieu
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 107

continue d’intervenir silencieusement, comme le voulait Newton, au


début des arrangements socio-politiques : aussi, devenu le lanceur de
dés qui fournit les circonstances, la source d’une raison naturelle et
historique, il continue de décréter la recombinaison des constitutions
à travers le temps.
Ainsi, dans un retour à la métaphysique qui marquera profondément
la pensée française, la philosophie politique et la philosophie de l’histoire
sont réinvesties par une morale et une épistémologie que le vicaire
savoyard avait confessée, et que les idéologues avaient essayé d’oublier.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE
De la querelle avec Bacon à l’éducation en Russie

INTRODUCTION

De tous les ouvrages de Maistre, l’Examen de la philosophie de Bacon,


commencé en 1809 et complété en 1816, est le plus long, comme le plus
érudit et le plus satirique. Maistre s’est plu à l’écrire. Avec l’enthousiasme
enfantin qu’il apportait souvent à ses travaux intellectuels, il décrit
sa rencontre avec Francis Bacon (1561-1626) comme un duel : « Nous
avons boxé comme deux forts de Fleet-Street ; et s’il m’a arraché quelques
cheveux, je pense bien aussi que sa perruque n’est plus à sa place1 ».
L’altercation, assure-t-il, a « forcé ce sphinx à parler clair, et ses énigmes
ne feront plus que des dupes volontaires2 ». Il n’est pas le seul à attribuer
tant d’importance à son travail sur Bacon. Les historiens ont longtemps
reconnu que l’Examen contient l’essence de l’épistémologie de Maistre,
ainsi que son évaluation de la science moderne et des Lumières3. Dans
ce chapitre, nous voulons montrer que la théorie de la connaissance
maistrienne, quoique innéiste et rationaliste4 ainsi que généralement
anti-lockéenne, contient des éléments empiristes et aristotéliciens qui
se marient bien avec la philosophie de l’histoire, et qui exercèrent une
grande influence sur la politique éducative russe du xixe siècle.
Quand on considère qu’il y avait beaucoup d’autres penseurs plus
récents qui auraient pu servir à réfuter le scientisme philosophique,

1 OC, t. XIII, p. 178.


2 Source inconnue citée par Amédée de Margerie dans la Préface à l’Examen de la philosophie
de Bacon. Voir Maistre, OC, t. VI, p. xxxiii.
3 Voir Richard Lebrun, Introduction à Maistre, An Examination of the Philosophy of Bacon,
Montréal, McGill-Queen’s University Press, 1988), p. x.
4 C’est l’argument de Lebrun dans « Maistrian Epistemology ».
110 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

et que Maistre, ancien sénateur et magistrat, ne dit pas un mot sur la


carrière juridique de Bacon, on se demande ce qui a amené le Savoyard
à consacrer tant de science, de temps et d’énergie à l’entreprise de
démolir la théorie scientifique du chancelier anglais. En fait Maistre
lui-même semble ne pas avoir bien compris l’impulsion qui le menait
vers son sujet : « Je ne sais comment je me suis trouvé conduit à lutter
mortellement avec le feu Chancelier Bacon1 ».
Une explication probable est la parution, en 1799-1803, de la pre-
mière traduction française des Œuvres complètes de Bacon par le jacobin
Antoine Lasalle (1754-1829)2. Maistre utilisa cette traduction pour écrire
l’Examen (ainsi qu’une édition anglaise publiée à Londres en 1803)3.
Ouvrage explosif, la traduction de Lasalle prenait des libertés avec le
texte de Bacon. Elle omettait tous les passages « ayant la moindre ten-
dance religieuse, les appelant oremus4 » et se concentrait sur la richesse
du langage technique du chancelier, admirant ces « substantifs abstraits
et […] substantifs exprimant l’action » qui, selon le traducteur, se tradui-
saient mal en français. En général, Lassalle croyait que le « “scepticisme”
constructif » de Bacon lui garantissait une place parmi les grands génies
logiques de tous les temps, y compris Aristote, Pascal, Descartes, Newton
et Leibniz5 ; et qu’il était temps de présenter le philosophe anglais comme
un précurseur des Lumières et de la Révolution6.
On pouvait s’attendre à ce que le travail de Lasalle provoquât des
réactions. Les partisans de la Révolution s’enthousiasmaient, republiant,
en 1804, l’Analyse de la philosophie du chancelier Bacon, avec sa vie traduite
de l’anglais (1755) d’Alexandre Deleyre, un portrait classique d’un Bacon
matérialiste et athée. Mais les esprits religieux qui aimaient le français
et se souciaient peu de philosophie des sciences et des techniques furent
blessés. Jean André de Luc (1727-1817) composa un Bacon tel qu’il est,
ou Dénonciation d’une traduction françoise des œuvres de ce philosophe par
M. Ant. La Salle (1800) ainsi qu’un Précis de la philosophie de Bacon et

1 OC, t. XIII, p. 178.


2 Œuvres de François Bacon, chancelier d’Angleterre, Dijon, Frantin imprimeur, 1799-1803
(15 vol.).
3 Lebrun, Introduction An Examination of the Philosophy of Bacon, p. lx.
4 Marta Fattori, « Baconiana : Nuove prospettive nella ricezione e fortuna delle opere di
Francis Bacon », Rivista di storia della filosofia, 3, 2003, p. 411.
5 Ibid., p. 412.
6 Ibid., p. 411.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 111

des progrès qu’ont fait les sciences naturelles par ses préceptes et son exemple, le
portrait d’un « Bacon non-matérialiste ». De Luc était un physicien,
géologue et membre de la Royal Society que Maistre lisait abondam-
ment à Saint-Pétersbourg1, et dont il a cité le travail copieusement et
avec approbation dans l’Examen.
Cependant Maistre était persuadé que l’athée Lasalle – qui avait
déclaré « qu’il avait, contre sa seule expérience, cent mille raisons pour ne pas
croire en Dieu2 » – était le seul qui avait compris Bacon, qu’il était, en
fait, le traducteur naturel de Bacon : « J’ai vu l’esprit de mon siècle, et j’ai
publié cette traduction. C’est ce que pourrait dire M. Lasalle, et ce mot
expliquerait son entreprise3 ». L’opinion du traducteur de Bacon sur
Bacon était en fait si importante pour Maistre qu’il a voué la conclusion
de l’Examen à l’esquisser, et à souligner ses points de ressemblance avec
sa propre opinion. Pour lui, cet exercice démontrait la véracité de ses
conclusions ; deux personnes ayant des inclinations si dissemblables
n’auraient pu être d’accord autrement.
La politique russe des années 1810 explique aussi l’intérêt de Maistre
pour l’épistémologie de Bacon. C’est l’époque de l’essor de Mikhail
Speranskii (1772-1839). Maistre n’a aucune sympathie pour ce ministre.
Il le considère comme un « grand partisan de Kant4 » qui « exécute les
ordres de la grande secte qui achève d’expédier les Souverainetés5 ». Speranskii
propose trois réformes éducatives auxquelles Maistre s’oppose – l’adoption
d’un curriculum national basé sur les sciences, l’élimination de l’éducation
religieuse des universités, et la subordination des universités privées (y
compris les collèges jésuites) à un nouveau système d’universités publiques6.
Quand, donc, Aleksei Razumovskii, le ministre de l’instruction publique,
demande à Maistre un mémoire détaillant ses vues pédagogiques, Maistre les
recueillit dans trois opuscules hostiles en théorie aux réformes7. Une bonne
1 Sept des ouvrages de De Luc apparaissent annotés dans les Registres de lecture pendant les
années 1805-1816.
2 Les soirées de Saint-Pétersbourg, ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence, dans
Joseph de Maistre : œuvres, p. 588.
3 OC, t. VI, p. 514.
4 Ibid., t. XI, p. 257.
5 Ibid., p. 385.
6 Voir Maistre, Mémoire sur la liberté de l’enseignement public (OC, t. VIII) et Cinq lettres sur
l’instruction publique en Russie (Ibid.)
7 Les Cinq lettres sur l’éducation publique en Russie, les Observations sur le Prospectus discipli-
narum, et le Mémoire sur la liberté de l’enseignement public (tous composés en 1810).
112 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

éducation, selon Maistre, est incompatible avec la philosophie kantienne et


encyclopédiste qui anime Speranskii. Et parce que Bacon est, avec son héri-
tier Locke, la divinité tutélaire de la pédagogie encyclopédiste, il représente
la racine épistémologique de l’arbre philosophique qui doit être arrachée.
L’Examen affirme que « Bacon est le père de toutes ces maximes funestes »
qui donnèrent lieu à « la plus grande et la plus redoutable conjuration qui
jamais ait été formée contre la religion et les trônes », et qui triompha
seulement grâce à tout ce qui avait été dit contre l’éducation religieuse au
xviiie siècle1. « [L]utter mortellement contre Bacon » était donc une manière
rapide d’inverser les ravages pédagogiques des Lumières. C’était également
un rempart contre la plus dangereuse stratégie de la Révolution – la des-
truction de la souveraineté par la corruption des enfants qui sont l’avenir
des nations. Comme Maistre avertissait : « Les Princes qui ne voudront pas
[…] se rappeler […] que les hommes ne se font qu’avec des enfants, s’en
repentiront un jour cruellement, mais trop tard2 ».
Maistre exerce une influence formatrice sur la politique éducative
russe. Matériellement, sa contribution écrite est modeste : ses opuscules
sur l’éducation, ses mémoires à Razumovskii, et une demi-douzaine de
lettres à Sergei Uvarov (1786-1855)3. Pour répandre ses idées pédago-
giques, Maistre utilise surtout la parole qu’il préfère toujours à l’écriture,
et qu’il utilise avec charisme dans les salons de Saint-Pétersbourg4. Les
ressemblances entre la politique éducative adoptée par Razumovskii et
Uvarov et celle proposée par Maistre sont trop visibles pour être ignorées.
L’examen de leurs détails excède le propos de ce livre5. En rappelant
toutefois que l’Examen avait des buts éducatifs pratiques on met en
lumière non seulement la complémentarité entre l’épistémologie et la
pédagogie de Maistre, mais on explique aussi la raison pour laquelle il
a choisi de réfuter la méthode scientifique de Bacon.

1 OC, t. VI, p. 459-460.


2 Ibid., t. XIII, p. 167.
3 Les lettres à Ouvarov sont recueillies dans Pisma znamenitich inostrantsev k grafu S.S. Uvarovu
1810-1852, Moscou, Musée historique, p. 62-82.
4 Sur Maistre causeur, voir Carolina Armenteros, « Epilogue : The Forced Inhabitant of
History », The New enfant du siècle, p. 99-115.
5 Pour une histoire détaillée de l’influence de Maistre sur la politique éducative russe au
xixe siècle, voir Carolina Armenteros, « Preparing the Russian Revolution : Maistre and
Uvarov on the History of Knowledge » et David W. Edwards, « Count Joseph Marie de
Maistre and Russian Educational Policy, 1803-1828 », Slavic Review, 36, 1977, p. 54-75.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 113

Ce qui, semble-t-il, n’a pas été soupçonné jusqu’ici est le fait capital que
la philosophie éducative de Maistre comme sa théorie de la connaissance
prennent racine dans l’histoire assez méconnue de l’empirisme direct
en France.

LES EMPIRISTES FRANÇAIS

L’abbé Nicolas-Sylvestre Bergier (1718-1790), confesseur de Mesdames


de France, était un homme attentif à son temps1. Il connaissait la nou-
velle importance de la propagande littéraire, la nécessité constante et
pressante de connaître son ennemi et de combattre les livres avec des
livres. Les philosophes avaient un tel respect pour son engagement
intellectuel que le baron d’Holbach l’accueillait régulièrement dans son
salon, avec Diderot, Helvétius, et les autres ; jusqu’à ce que l’étrange hôte
écrivît l’Examen critique (1770), une réfutation si peu mitigée du Système
de la nature (1770), encore très anonyme, que la déférence bienveillante
dut faire place au constat d’une offense personnelle2. L’incident était
révélateur. Bergier écrivait toujours dans une disposition d’esprit belli-
queuse : il voyait la théologie comme une science de combat, toujours
encerclée par une « foule d’ennemis » qui avait atteint un nombre sans
précédent dans son siècle3. Aussi prolifique que polémique, ce qui lui
manquait en profondeur et originalité était compensé amplement par la
passion, l’exhaustivité, l’éloquence, la précision et la clarté de l’exposé.
Bergier devint « le champion le plus éminent du catholicisme dans la
seconde moitié du siècle4 ». Deux papes lui écrivirent des lettres de féli-
citation, et quelques souverains européens lui envoyèrent leurs portraits

1 Sur Bergier, voir Sylviane Albertan-Coppola, L’abbé Nicolas-Sylvestre Bergier, 1718-1790,


Des monts Jura à Versailles, le parcours d’un apologiste du XVIIIe siècle, Paris, Honoré Champion,
2010 et Ambroise Jobert, Un théologien au siècle des lumières : l’abbé Bergier, correspondance
avec l’abbé Trouillet, 1770-1790, Lyon, Centre André Latreille, 1987.
2 Laurence Bongie, « Hume and Skepticism in Late Eighteenth-Century France », dans The
Skeptical Tradition around 1800 : Skepticism in Philosophy, Science and Society, Johan Van der
Zande et R.H. Popkin (éds.), Dordrecht, Kluwer, 1998, p. 19.
3 Bergier, Dictionnaire de théologie, Besançon, Outhenin-Chalandre fils, 1843, p. i.
4 Palmer, Catholics and Unbelievers in Eighteenth-Century France, p. 46.
114 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

en miniature. L’Assemblée du clergé ne laissa pas non plus ses talents


polémiques sans emploi. En 1770 elle lui accorda une pension pour lui
permettre d’écrire à plein temps contre les infidèles1. Bergier semble en
avoir mérité chaque liard. Sa production fut énorme, comprenant un
ouvrage sur les racines primitives des langues, un autre sur les preuves
logiques du christianisme, la section « Théologie » de l’Encyclopédie
méthodique (1788-1790), et une populaire et immense réfutation en douze
volumes de presque toutes les hérésies et philosophies non-catholiques
intitulée Traité historique et dogmatique de la vraie religion, avec la réfutation
des erreurs qui lui ont été opposées dans les différens siècles (1780), que Maistre
lut avec enthousiasme2.
Bergier, cependant, ne se contentait pas de réagir à la philosophie
de son siècle, il adaptait aussi la pensée de Hume. Aucun autre écri-
vain français du xviiie siècle n’a lu Hume d’aussi près ni l’a cité aussi
souvent3. Condorcet excepté, personne en France ne s’est intéressé
autant non plus à l’épistémologie humienne. En France, Hume devait
sa renommée parmi les philosophes en grande partie à sa critique
sociale, non à sa théorie de la connaissance. Turgot, d’Holbach et
Diderot ne pouvaient pas comprendre la crise morale et psycholo-
gique dans laquelle Hume avait sombré après sa lecture de Bayle,
et ils sont demeurés insensibles à l’épistémologie qui a soulagé son
angoisse. La foi contagieuse de Turgot en la possibilité de réaliser des
progrès scientifiques infinis en exprimant mathématiquement toute
connaissance les rendait étrangers à une philosophie qui révoquait
tout en doute, y compris les mathématiques. Hume s’écartait aussi
de la plupart des philosophes par les moyens qu’il préconisait pour
résoudre ses doutes. Sa théorie de la connaissance était un empirisme
direct contraire à l’empirisme indirect de Locke, le modèle épistémo-
logique de l’Encyclopédie, qui supposait que des médiateurs comme le
langage et les mathématiques arbitraient entre le monde et l’idée que
nous nous en faisons, de sorte que l’amélioration de la connaissance
dépendait du perfectionnement de ces intermédiaires.

1 Ibid., p. 96-97.
2 Les références laudatives à Bergier se répètent dans les notes de lecture de Maistre. Voir
surtout Extraits F, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J15, p. 268, 117, 336 et
passim.
3 Laurence Bongie, « Hume and Skepticism in Late Eighteenth-Century France », p. 19.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 115

Cherchant à défendre la foi avec les faits et l’expérience, Bergier


exploitait ce que les philosophes rejetaient. Hume lui permettait d’adopter
l’empirisme sans utiliser Locke, qui, grâce à Voltaire, avait acquis une
réputation de matérialiste le rendant inutile aux catholiques1. La situa-
tion ne manquait pas d’ironie… Hume était athée tandis que Locke
était un chrétien pieux ; mais le premier n’avait jamais eu le malheur
de suggérer que « Dieu dans son omnipotence aurait pu doter un esprit
humain matériel de la capacité de penser2 ».
An Enquiry concerning Human Understanding (1748) intéressait Bergier
par les relations dictées par l’émotion, directes, qu’il décrivait entre
l’humanité et la nature. Toutefois Bergier a retourné Hume. La révé-
lation emplissait Hume de doutes parce qu’elle était conforme à la
nature humaine. Bergier quant à lui pensait que c’était là une nou-
velle raison de croire. Il conçut donc, à partir de l’Essay upon miracles,
une défense naturaliste de la foi contre l’athéisme des Lumières. Le
savant abbé soutenait que le fait que les miracles soient mis sur un
pied d’égalité avec les phénomènes naturels ne les rendait pas plus,
ni moins douteux que tout le reste (y compris les mathématiques des
philosophes)3, de sorte qu’en dernière analyse la foi est la seule garan-
tie de la connaissance. De cette manière, Bergier utilisait les idées de
Hume pour transformer son histoire de la religion : là où l’homme
primitif de Hume imaginait un domaine surnaturel qui disparaissait
graduellement avec le temps, ce même domaine devenait une constante
historique chez Bergier.
Condorcet avait retourné Hume d’une manière semblable, transfor-
mant l’observation qu’il fait que la raison et la nature sont l’une pour
l’autre hétérogènes et que toute connaissance est incertaine en une
méthode pour approcher la certitude rationnelle à travers la connaissance
de la nature. La différence, évidemment, est que Bergier utilisait Hume
non seulement pour réconcilier la raison et la nature, mais aussi pour
les rapprocher toutes deux de la révélation. Dans ce sens, Bergier fai-
sait pour le catholicisme ce que Friedrich Heinrich Jacobi (1743-1819)
avait fait pour le piétisme, déployant l’argument de Hume que « les
croyances du sens commun ne sont pas démontrables […] pour démontrer
1 Voir aussi Burson, The Rise and Fall of Theological Enlightenment, p. 44-53.
2 Ibid., p. 44.
3 Popkin, Scepticism in the Enlightenment, Dordrecht, Kluwer, 1997, p. 19.
116 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

qu’elles jouissent d’une certitude immédiate qui ne requiert pas de


démonstration1 ».
Bergier a trouvé encore d’autres raisons pour marier la philosophie
humienne au catholicisme. L’insistance de Hume sur le point que la
philosophie ne doit pas seulement décrire la nature humaine mais
aussi exprimer ses passions s’accordait parfaitement au sentimentalisme
catholique. De même sa perspective utilitaire, faisant de la philosophie
une science pratique, servant à nous rendre meilleurs, concordait avec
la morale catholique prônant la perfectibilité de l’homme. Ici Maistre
a repris la pomme de discorde quand, au moyen de l’empirisme direct,
il a tenté, dans l’Examen, de dissiper le rêve baconien d’élaborer une
méthode de découvertes libre des subjectivités individuelles2.

LA CONTINUITÉ DE L’ESPRIT ET DU MONDE ET LE REJET


DES MÉTHODES D’INVENTION

Maistre ouvre l’Examen en désapprouvant le titre du chef-d’œuvre


épistémologique de Bacon – Novum organum, or True Directions concerning
the Interpretation of Nature (1620). Pour le Savoyard, cette notion même
de « novum organum » ou « nouvel instrument » signale la folie de
l’entreprise scientifique de Bacon. En essayant « de refaire l’entendement
humain et de lui présenter un nouvel instrument3 », Bacon néglige le seul
instrument indivisible qui soit adapté à la compréhension humaine
– l’homme lui-même – qui, comme dit Aristote, est simplement « parole
et action. Personne ne peut trouver en lui plus que lui ». Améliorer la
compréhension ne dépend donc pas de la création de nouveaux instru-
ments, mais du fait de bien utiliser ceux que l’on possède :
Si l’homme se sert mal de ses facultés, il a tort, comme il aurait tort, par
exemple, s’il employait un levier pour arracher des laitues dans son jardin ;
mais il ne s’ensuit pas que le levier soit mauvais, ni surtout qu’il faille

1 Beiser, The Fate of Reason, p. 91.


2 Lebrun a étudié les références que Maistre fait à Hume dans sa lecture, son travail et sa
correspondance. Voir « Maistre et Hume », REM, 14, 2004, p. 243-262.
3 OC, t. VI, p. 1.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 117

employer un nouveau levier, puisque le levier de l’espèce une fois choisi sera
éternellement le même, et que tout se réduit au plus et au moins de force
intrinsèque, précisément comme dans l’esprit humain. Il s’ensuit seulement
qu’il faut employer le levier à propos1.

Représenter le processus d’acquisition du savoir comme une forme


d’auto-adaptation pratique au monde évoque l’expérience et donc
l’empirisme, tandis que rejeter la possibilité que des instruments
externes à l’individu puissent promouvoir cette adaptation définit
l’empirisme direct. Selon Maistre, l’intelligence humaine peut construire
« de véritables machines très-propres à perfectionner ces sciences »
(comme « le calcul différentiel » et « la roue à denteler ») ; mais ces
machines aident simplement à organiser certains domaines de la
connaissance et ne peuvent aucunement refaire la compréhension :
« quant à la philosophie rationnelle, il est visible qu’il ne peut y avoir
de nouvel instrument, comme il n’y en a point pour le génie des arts
mécaniques en général2 ».
En même temps, l’interaction entre l’esprit et le monde est sujette à
la volonté et au jugement humains (le bon choix et la bonne utilisation
du levier), de sorte que les connaissances sont humainement produites :
L’argument de Maistre selon lequel les causes ou lois naturelles sont des relations
hypothétiques fournies par l’esprit pour expliquer les régularités observées (et
non observées), est une avance importante sur l’argument de Hume que ces
relations sont induites dans l’esprit par l’expérience ou la conjonction constante
[…] Maistre soutient que les hypothèses sont des contributions positives de
l’esprit qui rendent l’explication possible, et que les hypothèses sont faites par
l’intuition plutôt qu’en suivant un ensemble de règles. De telles conclusions
étaient audacieuses et nouvelles au début du xixe siècle3.

Maistre adapte l’esprit passif et affectif de l’empirisme des Lumières à


la notion stoïque et aristotélicienne de l’âme mue par elle-même. Son
« instrument humain » est un adepte naturel du syllogisme aristotélicien.
Liant les faits logiquement, l’esprit maistrien crée des intermédiaires
1 Ibid., p. 6.
2 Ibid.
3 Larry Siedentop, « The Limits of the Enlightenment : A Study in Conservative Political
Thought in Early Nineteenth-Century France with Special Reference to Joseph de Maistre
and Maine de Biran », thèse de doctorat de l’Université d’Oxford, 1966, cité par Lebrun,
Introduction à Maistre, An Examination of the Philosophy of Bacon, p. xxv.
118 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

entre le monde et lui comme le calcul et la roue à denteler, les mathé-


matiques et les arts mécaniques. Toutefois ces intermédiaires ne sont
jamais autonomes. Dans l’Examen, comme dans la philosophie de Hume
et de Condorcet, l’empirisme direct suggère le naturalisme. La différence
est que pour Maistre, le composant naturel est un esprit aristotélicien
adepte de la logique.
L’unité de la connaissance et la continuité entre l’esprit et le monde,
cependant, impliquent davantage que de situer à nouveau l’humanité
dans la nature. Elles révèlent le telos universel. Là où Bacon soutient,
avec les libertins, que « Dieu n’a pas créé les choses pour lui-même, ni
pour la manifestation de ses perfections, mais pour le bonheur de ses
créatures », Maistre réplique que « [n]ous savons […] que nous avons
été créés à l’image du grand Être1 », que « tout esprit est semblable à
Dieu2 », et que, comme Malebranche a déclaré, « Dieu n’a d’autres fins
de ses opérations que lui-même ; que le contraire n’est pas possible ; que c’est une
notion commune à tout homme capable de quelque réflexion, et dont l’Écriture
sainte ne permet pas de douter3 ». L’esprit divin a créé les esprits et le
monde pour que la Création connaisse et célèbre la gloire de Dieu.
C’est l’équivalent théocentrique de l’anthropocentrisme de Descartes
selon lequel l’homme doit connaître sa place dans la nature pour agir
moralement. Dans la perspective maistrienne, la connaissance du monde
est simultanément connaissance de l’homme et connaissance de Dieu.
Bacon récuse l’« anthropomorphiste » parce qu’il cherche subjectivement
« l’intention dans l’ordre » ; mais Maistre l’estime parce qu’il exécute
la prescription de Dieu « de lui ressembler dans ses perfections4 », parce
qu’il contribue à une « relation d’amour et de reconnaissance entre
Dieu et l’homme5 », et parce qu’il évite d’attribuer par erreur, comme
Rousseau, les phénomènes naturels aux accidents, ou à des processus
opérant en dehors de l’ordre divin.
Cette téléologie de la connaissance a des sources diverses, dont
la principale est Aristote, que Bacon cherchait à réfuter. Le but du
Novum organum, affiché par son titre même, est de rendre obsolète

1 OC, t. VI, p. 447.


2 Ibid., p. 428.
3 Ibid., p. 447.
4 Ibid., p. 493.
5 Ibid., p. 440n.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 119

l’Organon, ou le corpus des travaux d’Aristote sur la logique. En 1813,


Maistre relut attentivement la plupart des parties de l’Organon – les
Premiers Analytiques, les Analytiques postérieurs, et les Topiques – ainsi
que la Métaphysique et le traité De l’âme. Une partie importante de
la réfutation maistrienne de Bacon est tirée de ces deux dernières
œuvres. La Métaphysique aide à combattre l’hypothèse baconienne
de motion spontanée attribuée à la matière, et à suggérer que tout
mouvement dans l’univers provienne d’une seule intelligence1. De
même, la conception maistrienne de l’âme, divine et se mouvant
elle-même, est inspirée de De l’âme2 – ce qui s’accorde bien sûr avec
la théologie thomiste et les conventions théologiques chrétiennes
de l’époque.
Le modèle maistrien de la continuité entre l’esprit et le monde avait
aussi des précédents dans l’empirisme de Willem Jacob’s-Gravesande
(1688-1742), dont Maistre possédait les travaux dans sa première biblio-
thèque3. Le logicien hollandais validait la connaissance empirique que
Descartes avait condamnée à l’incertitude en supposant que Dieu éta-
blissait des règles logiques qui nous permettent de savoir l’exactitude
des rapports entre les choses et les idées – principe qui prépara le
naturalisme humien et l’empirisme direct. En définitive, le stoïcisme,
le néoplatonisme et la cosmogonie leibnizienne auront fourni au natu-
ralisme empirique de Maistre sa toile de fond théologique. L’idée que
« tout esprit est semblable à Dieu » et fait pour le connaître par la
nature évoque la notion stoïcienne de l’âme comme la particula Dei.
Quant au panthéisme stoïque et néoplatonicien selon lequel l’univers
est ordonné et baigné par l’anima mundi, il envahissait la cosmogonie
de Leibniz, selon laquelle les âmes qui habitent l’univers connaissent
celui-ci en fonction de la place qu’elles occupent dans son sein – thème
qui retournera dans Les soirées de Saint-Pétersbourg, mêlé à la cosmologie
de saint Thomas d’Aquin.

1 Ibid., p. 302-306.
2 Ibid., p. 301.
3 Lebrun, Introduction à Maistre, An Examination of the Philosophy of Bacon, p. xi.
120 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

LE PROGRÈS PAR LA CONJECTURE

« [L]’induction » de Bacon est une méthode pour appréhender les


qualités essentielles ou les « formes » des choses, corrigeant ou reje-
tant la connaissance établie pour refaire la nature alchimiquement.
Maistre souligne que Bacon conçoit « l’induction » comme un moyen
d’éviter les conjectures qu’il oppose, comme Descartes, à la certitude
des conclusions scientifiques valides. Pour Bacon, « Conclure […] d’après
un certain nombre d’expériences, sans expérience contraire, ce n’est pas conclure,
c’est conjecturer1 ». Faisant écho à Jacob Bernoulli, qui avait observé que
« Dans [la conjecture] seulement consiste la sagesse du Philosophe et la
prudence de l’Homme d’État2 », Maistre assure que la conjecture est « le
caractère le plus distinctif de l’homme de génie dans tous les genres3 » et
le fondement de la science. Plutôt que de certifier la vérité en comparant
les expériences, ou en appliquant des méthodes correctives, Maistre
soutient que la conjecture atteint la certitude dans le temps. Le progrès
scientifique est le produit des inférences continues de divers esprits :
Il y a dans les choses un mouvement naturel que la moindre observation rend
sensible. Non seulement la physique était née au temps de Bacon, mais elle
florissait, et rien ne pouvait plus en arrêter les progrès. Les sciences d’ailleurs
naissent l’une de l’autre, par la seule force des choses. Il est impossible,
par exemple, de cultiver longtemps l’arithmétique sans avoir une algèbre
quelconque, et il est impossible d’avoir une algèbre sans arriver à un calcul
infinitésimal quelconque. […] Peut-on seulement réfléchir sur la génération
des courbes sans être conduit à supposer des grandeurs plus petites que toute
grandeur finie ? […] J’ignore absolument le calcul différentiel, mais ce doit être
quelque chose qui se rapporte à ces idées ; et, puisqu’elles me sont venues si
souvent, comment auraient-elles échappé aux mathématiciens de profession ?
C’est donc sans aucune connaissance de l’esprit humain qu’on attribue à telle
ou telle collection de préceptes, un progrès qui résulte de la nature même des
choses et du mouvement imprimé aux esprits4.

1 Maistre, OC, t. VI, p. 26.


2 Jacob Bernoulli, Ars conjectandi, opus posthumum. Accedit Tractatus de seriebus infinitis, et
epistola gallice scripta de ludo pilae reticularis, Basel, Thurneysen, 1713, p. 213.
3 OC, t. VI, p. 27.
4 Ibid., p. 67.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 121

Loin de fabriquer l’incertitude, la conjecture se rapproche de la certitude


en accumulant les connaissances. Comme dans le paradoxe sur le jeu,
l’esprit qui conjecture se rappelle des expériences concluantes et non
concluantes, se développe instinctivement, et calcule les probabilités de
mieux en mieux. La différence entre le paradoxe sur le jeu et l’Examen
est que dans l’Examen les tentatives de la conjecture, quand elles abou-
tissent, forment un thesaurus de connaissances scientifiques accessibles
aux générations futures. Aucune induction critique et méthodique, aucun
instrument épistémologique d’application externe n’est nécessaire pour
trier l’ivraie du bon grain parce que la conjecture se corrige elle-même.
La science procède de la nature même du savoir : de sa nature la vérité
persiste, et de sa nature l’erreur échoue à l’épreuve du temps.
Cette théorie de la conjecture rappelle la psychologie humienne de
la connaissance, selon laquelle la certitude est générée subjectivement
en calculant les probabilités. Comme ’s-Gravesande, Hume présume
que le rapport entre les choses et les idées est mesurable ; et comme
Bacon, Descartes et Locke, il suppose que la véritable connaissance est
certaine. Hume distingue en plus entre la connaissance, « la certitude
née de la comparaison des idées » ; les preuves, « ces arguments, qui sont
dérivés de la relation entre cause et effet, et qui sont complètement
libres de doute et d’incertitude » ; et les probabilités, « cette évidence
qui est toujours accompagnée par l’incertitude1 ». Les prédécesseurs de
Hume connaissaient ces définitions. La nouveauté est que Hume parle
de la certitude de la connaissance seulement en termes psychologiques.
Mesurant la certitude par le sentiment, il transfère l’intuition de sa
position lockéenne comme une étape sur le chemin de la certitude, à
un nouveau statut : celui de qualité nécessaire à la certitude elle-même.
Alors, donc, que l’imagination combine les idées ad infinitum, l’expérience
agit comme « la force calme » qui pousse les idées à se combiner sur
la base de leur ressemblance, de leur continuité dans le temps et dans
l’espace, et de leurs interrelations apparentes de causalité. L’intuition
préserve alors les connaissances ainsi acquises.
Subjective, cumulative et auto-corrective, la conjecture maistrienne
ressemble à l’empirisme de Hume. Toutefois Maistre se sépare de Hume
quand il définit la connaissance et la probabilité. Hume oppose la

1 Hume, A Treatise of Human Nature, Londres, Penguin, 1969, p. 175.


122 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

probabilité à la certitude et considère en sceptique que « toute connaissance


dégénère en probabilité ». Il définit la connaissance comme une forme
de certitude que l’on acquiert en comparant les idées. Maistre, au
contraire, voit la probabilité comme une certitude incomplète et définit la
conjecture comme une « fraction de la certitude, [qui] toujours susceptible
d’accroissement peut s’approcher enfin de l’unité1 ». La connaissance ne
s’accroît pas en comparant les idées, et la connaissance peut dériver non
seulement des idées comme chez Hume, mais aussi des faits.
Le résultat est une épistémologie historiciste et progressive. Opérant
comme une série de calculs, la conjecture maistrienne bâtit de nouvelles
connaissances aux marges du connu, remplissant un champ dont la main
divine dessine les contours. Contrairement à Bergier et à Condorcet,
Maistre ne valorise pas l’approximation de la certitude à la Hume parce
qu’elle a le pouvoir de réconcilier la raison, la révélation et la nature, dont
il ne conteste pas l’harmonie. Il s’intéresse plutôt à l’approximation de la
certitude parce qu’elle procède par addition et par comparaison et non par
correction, de manière qu’à mesure qu’on tire des conclusions « d’après
un certain nombre d’expériences2 », la connaissance s’accumule à travers le
temps. Bref, Maistre historicise la connaissance en réfutant Bacon selon
qui les résultats des expériences doivent être testés par des « expériences
contraires ». En même temps, il rend la connaissance sociologique. Pour
lui, les moyens de corriger la connaissance sont ancrés dans les structures
sociales, sanctionnées par le temps, et fournies par Dieu.

LES CONNAISSANCES DONNÉES


ET LES CONNAISSANCES VENDUES

L’empirisme direct de Maistre est le complément de son épis-


témologie : il conçoit la connaissance empirique et la connaissance
des universaux comme interdépendantes, de manière que la seconde
est indispensable à la première. L’Examen affirme que « [l]’homme,
dans l’ordre des découvertes, ne peut rechercher que trois choses :
1 OC, t. VI, p. 27.
2 Ibid., p. 26.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 123

un fait, une cause, ou une essence1 ». Les particuliers (les faits) et les
universaux (les causes) sont tous deux compris dans les catégories
de la connaissance. À travers le temps, l’esprit échafaude des hypo-
thèses recevables, et la connaissance des particuliers se développe,
s’approchant de « l’unité ». Cette « unité » – que Condorcet appelle la
« compréhension divine » – est la connaissance complète des univer-
saux, c’est-à-dire la connaissance des causes premières ou « finales ».
Il importe de souligner que la connaissance des particuliers est en
elle-même insuffisante pour atteindre la connaissance des universaux,
quelle que soit son accumulation. Les particuliers doivent se rapporter
logiquement aux universaux pour recevoir une signification. Évoquant
saint Thomas d’Aquin, le Comte des Soirées observe que la vérité est
« une équation entre la pensée de l’homme et l’objet connu ». Si, en
faisant l’expérience du monde, l’humanité ne fait pas usage de ses
idées, dont chacune est « innée par rapport à l’universel dont elle tient
sa forme », « l’expérience sera toujours solitaire, et pourra se répéter
à l’infini, en laissant toujours un abîme entre elle et l’universel2 ».
Bien appliquées, au contraire, les idées illuminent le rapport entre
les universaux et les particuliers à des moments précis dans le temps.
La notion particulariste de la conjecture est compatible avec une défi-
nition de la connaissance comme une révélation divine des universaux,
laquelle, comme la conjecture, se développe à travers le temps. Dans
le passage cité ci-dessus, où il affirme sa confiance dans le fait que la
connaissance progresse inévitablement, cumulativement et de manière
uniforme de découverte en découverte, Maistre décrit l’invention comme
un événement aléatoire et peu fréquent :
Les inventions dans tous les genres sont rares ; elles se succèdent lentement
avec une apparente bizarrerie qui trompe nos faibles regards. Les inventions les
plus importantes, et les plus faites pour consoler le genre humain, sont dues à
ce qu’on appelle le hasard, et de plus elles ont illustré des siècles et des peuples
très-peu avancés et des individus sans lettres : on peut citer sur ce point la
boussole, la poudre à canon, l’imprimerie et les lunettes d’approche. Est-ce
l’induction légitime et la méthode d’exclusion qui nous ont donné le quinquina,
l’ipécacuanha, le mercure, la vaccine, etc. ? Il est superflu d’observer, quant

1 Ibid., p. 29.
2 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.),
p. 628.
124 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

à ces dons du hasard, qu’ils ne sauraient être soumis à aucune règle ; il n’y a
sûrement pas de méthode pour trouver ce qu’on ne cherche pas1.

En d’autres mots, « [c]ertaines choses sont vendues a l’homme, et


d’autres lui sont données » par la providence pour le consoler de son
ignorance2. La connaissance « vendue » à l’homme est la connaissance
empirique des particuliers, c’est-à-dire, la connaissance que l’homme
doit acquérir en conjecturant – ou, du point de vue de l’histoire mys-
tique, en recouvrant ce qu’il savait à l’aube des temps. Quant aux
connaissances que « donne » la grâce divine, ce sont les universaux qui
demeurent souvent obscurs à l’homme à cause de son état de créature
déchue, mais qu’il découvre pendant les éclairs de la grâce. Le carac-
tère du progrès scientifique suggère que, quoique la connaissance des
particuliers exige des idées innées pour être comprise, elle illumine
aussi la connaissance des universaux. La science avance à travers le
temps à mesure que les universaux et les particuliers s’interpellent.
Les découvertes se succèdent inévitablement, à mesure que l’humanité
interagit avec le monde ; mais aussi variablement, selon la volonté de
la providence-accident, qui révèle les particuliers par les universaux
de manière imprévisible.
Le corollaire cosmologique de cette idée est la doctrine de saint
Thomas d’Aquin et Montesquieu selon laquelle chaque région ontologique
de l’univers est gouvernée par ses propres lois. Le Sénateur des Soirées
l’exprime quand il imagine ce que son chien comprend d’une exécution
publique. Quoique le chien voie les mêmes choses que son maître – « la
foule, le triste cortège, les officiers de justice, la force armée, l’échafaud,
le patient, l’exécuteur, tout en un mot » – il comprend strictement « ce
qu’il doit comprendre en sa qualité de chien ». Il pourra reconnaître son
maître dans la foule, se placer afin de ne pas être piétiné et, s’il est près
du bras levé du bourreau, « s’écarter de crainte que le coup ne porte
sur lui ; s’il voit du sang, il pourra frémir, mais comme à la boucherie.
Là s’arrêtent ses connaissances, et tous les efforts de ses instituteurs
intelligents, employés sans relâche pendant les siècles des siècles, ne le
porteraient jamais au-delà ; les idées de morale, de souveraineté, de crime,
de justice, de force publique, etc., attachées à ce triste spectacle, sont
1 OC, t. VI, p. 52.
2 Ibid., p. 53.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 125

nulles pour lui1 ». En attribuant aux chiens une connaissance propre à


leur espèce, le Sénateur se révèle nominaliste. Dans le cosmos des Soirées
et de l’Examen, l’humanité et les anges seuls possèdent la connaissance
des universaux2, une faculté qui leur permet de quitter, à travers le
temps, la sphère providentielle de leur existence.
La psychologie maistrienne de l’acquisition des connaissances est
encadrée par cette cosmologie. Les découvertes et les inventions que
l’humanité doit à la grâce divine dévoilent partiellement les universaux
qu’elle possède déjà en accord avec sa nature et sa classe spirituelle.
La connaissance progresse ainsi à mesure qu’on prend conscience des
connaissances qu’on possède déjà, mais sans le savoir – ce que la psy-
chologie moderne appellerait le subconscient. Évoquant le principe
aristotélicien selon lequel on ne peut « apprendre […] sinon en vertu
de ce qu’on sait déjà3 », Maistre décrit l’apprentissage comme l’entrée
en action des idées qui sont naturelles à l’humanité :
En général, rien ne peut donner une idée à un homme : elle peut seulement
être réveillée ; car si l’homme (ou une intelligence quelconque) pouvait recevoir
une idée qui ne lui est pas naturelle, il sortirait de sa classe, et ne serait plus
ce qu’il est ; on pourrait donner à l’animal l’idée du nombre ou celle de la
moralité4.

La déclaration que « rien ne peut donner une idée à l’homme » semble


contredire l’assertion précédente que les inventions sont des cadeaux
divins. Maistre parle ici des idées en quelque sorte extérieures à l’homme.
Le réveil, la découverte, l’invention et l’addition sont les moyens dont
l’humanité dispose pour connaître les universaux qui lui appartiennent.
Dans le temps, la collection des particuliers réveille les idées universelles
propres à l’humanité. C’est ainsi qu’une expérience répétée ramène à la
connaissance des nombres5. Maistre croit qu’un jour viendra où, ayant
finalement pris conscience de toutes ses idées innées, l’humanité sera
poussée hors de sa classe spirituelle à un niveau d’existence plus élevé.
Ce sera l’aurore d’un nouvel ordre universel.

1 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 577.


2 Voir surtout Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 511 et 628 ; et le chapitre 5.
3 OC, t. VI, p. 265.
4 Ibid., p. 266.
5 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 628.
126 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

La révélation des universaux pose à son tour le problème de savoir


quelles sont les contributions respectives à la connaissance de Dieu et
de l’humanité. En recombinant les circonstances, Dieu aide l’homme à
connaître les particuliers. Il l’incite à découvrir des faits nouveaux, que
l’homme assimile ou dispose en proportion de la force et de la nature
de la connexion de son esprit au monde. La connaissance des universaux
implique une dotation divine aussi, puisque les particuliers révèlent les
universaux, et puisque Dieu inscrit les idées dans l’homme. En même
temps, l’homme cherche les universaux dans un mouvement d’amour
pour Dieu. Aristote observe que « l’homme ne poursuit que ce qu’il aime
[…] Il meut comme l’objet aimé1 » – même, suggère Maistre, quand l’homme
ne sait pas que c’est Dieu qu’il aime. Le véritable amour augmente la
probabilité des dons divins, encourageant le réveil à la connaissance. À
travers le temps, les effets de l’amour s’accumulent, comme ceux de la
conjecture. À mesure que l’homme s’instruit, il aime les objets de sa
connaissance – les êtres dans lesquels Dieu réside, les détails naturels
qui signifient Dieu, les idées de Dieu qu’il trouve en lui et, à travers
tout cela, Dieu lui-même.
Cette psychologie de l’amour spirituel est une alternative au ratio-
nalisme de l’Encyclopédie. La révélation maistrienne mène l’esprit
humain à lire en lui-même ce que la main divine y a tracé, à découvrir
que « [l’homme] est naturellement chrétien, » et à affirmer d’un seul
coup l’existence de Dieu et du monde spirituel, et la validité de la
moralité chrétienne et de la religion2. C’était un écho du cartésianisme
des jésuites. Le père Claude Buffier (1661-1737) avait suivi Malebranche
en donnant au cogito cartésien une tournure lockéenne et sensualiste :
« Je crois, je sens, j’existe ». Cette formule exprimait un « sentiment inté-
rieur » ou « sens intime » qui devenait l’expérience fondamentale des
sens quand il se développait scientifiquement. Il se transformait en un
véritable « sens commun » permettant à tous de deviner certaines vérités
fondamentales – le fait que Dieu existe, que nous sommes libres, que le
corps et l’âme sont substantiellement différents mais liés, que le monde
matériel est autre que la substance qui pense en nous3. La révélation
chrétienne se naturalisait de cette manière. Parmi les représentants des
1 OC, t. VI, p. 305.
2 Voir Lebrun, « Maistrian Epistemology », p. 215.
3 Burson, The Rise and Fall of Theological Enlightenment, p. 48-49, 181.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 127

Lumières théologiques qui ont contribué à développer cette notion du


sensus communis on trouvait le confrère jésuite de Buffier et le fondateur
du Journal de Trévoux, René-Joseph Tournemine (1661-1739), l’abbé Jean-
Martin de Prades (1721-1782) et son président de thèse à la Sorbonne,
Luke Joseph Hooke (1716-1796). Le scandale autour de la soutenance de
thèse de Prades, cependant, a contribué à bouleverser la notion jésuite
de sens commun à mesure que les Lumières théologiques cédaient aux
Contre-Lumières dans la deuxième moitié du siècle.
L’expression de « sens commun » a fini par désigner les opinions
exprimées par la multitude. Il est devenu l’opposé des « sentiments
idiosyncratiques » exprimés par les partisans du libre examen rationnel.
C’est ce que Jean-Georges Lefranc, marquis de Pompignan (1715-1790),
a éclairci dans ses Questions diverses sur l’incrédulité (1757)1. En faisant
une concession énorme et probablement involontaire aux Philosophes,
il supposait que la vérité est socialement répandue, que la fausseté est
isolée, et que l’utilité sociale d’Helvétius est l’ultime critère du bien
moral. Maistre, qui a lu Pompignan dans sa jeunesse, adopte cette position
dans les Considérations sur la France, Du pape et De l’Église gallicane. Dans
l’Examen, il insère le sens commun dans l’histoire, le présentant comme
le consensus qui se forme à travers le temps, et que les communautés
préservent. C’est ce qui lui permet d’assurer que l’induction baconienne
n’est pas nouvelle, puisqu’elle « n’est autre chose que le bon sens de
tous les siècles2 » ; tandis que la métaphysique est simplement le sens
commun de l’Antiquité : « Tout mouvement n’étant qu’un effet, le bon
sens antique cherchait un premier moteur qui n’en eut pas lui-même,
et il lui attribuait l’autocinésie, pour éviter ce qu’on appelle le progrès à
l’infini3 ».
En bref, la conjecture maistrienne prenait ses racines dans l’attirance
de Bergier pour l’empirisme humien, ainsi que dans le passé lockéen
et cartésien de la notion jésuite du sens commun. Le particularisme de
Maistre appartient aussi à une tradition qui a contribué à l’épistémologie
singulariste de l’Encyclopédie. Opposée à la raison absolue et universa-
liste de Descartes, elle s’est développée à l’écart dans des ouvrages sur
l’érudition et le sens commun.
1 Ibid., p. 301.
2 OC, t. VI, p. 32.
3 Ibid., p. 299n.
128 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

C’est Gabriel Naudé (1600-1653), le libraire du cardinal Mazarin et


l’auteur de l’Avis pour dresser une bibliothèque (1627), le premier traité de
la science bibliothécaire, qui a composé une apologie du sens commun
déplorant la préférence de Descartes pour la science et les mathématiques
comme éléments essentiels d’une bonne éducation. Dans l’Apologie
pour tous les grands personnages qui ont esté faussement soupçonnez de magie
(1625), Naudé soutenait que l’esprit se développe de manière optimale
grâce au sens commun, qui lui-même est nourri non par la logique
comme Descartes le croyait, mais par la lecture des belles lettres, sur-
tout l’histoire et la littérature. Plutôt, donc, que s’efforcer de rendre les
esprits conformes à l’esprit universel, une bonne éducation doit essayer
de former des esprits variés et uniques, rendus érudits par l’acquisition
d’une connaissance particulière et différenciée.
C’est d’un point de vue érudit et anti-cartésien que Giambattista
Vico (1668-1744) recommandait, dans son traité pédagogique De nostri
temporis studiorum ratione (1709), que les jeunes esprits se forment par
la lecture des grands écrivains de l’Antiquité. Cette lecture, selon lui,
transmettait la connaissance des possibilités réelles avant que le juge-
ment mûr et les capacités logiques et scientifiques se développent. Les
études classiques étoffaient la mémoire grâce à l’étude des langues, et
ils étendaient l’imagination par la lecture des historiens, des poètes et
des orateurs qui encouragent la prudence. Par l’expérience de la lecture,
les jeunes esprits développaient le sens commun, ou l’art d’estimer la
probabilité, avant le raisonnement logique que la Logique de Port-Royal
(1662) présentait comme le fondement d’une bonne éducation. Chez
Vico, que ce soit dans De nostris temporis que dans les Principi di una
scienza nuova, que Maistre lut1, l’expérience est une sorte de probabilité
biaisée, un stimulant de la mémoire et du jugement pratique qui anti-
cipe et l’intuitionnisme humien reflété dans la conjecture maistrienne,
et le sentimentalisme rousseauiste au cœur de la religiosité catholique
à la veille de la Révolution.
L’épistémologie maistrienne est donc la riche héritière de multiples
notions du sens commun autrefois antagonistes – cartésiennes et anti-carté-
siennes, lockéennes et humiennes, métaphysiques et mondaines. Toutefois

1 Sur Maistre et Vico, voir Victor Nguyen, « Maistre, Vico et le retour des dieux », REM,
3, 1977, p. 243-255.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 129

Maistre n’avait pas besoin de lire Vico ou les jésuites pour participer à ce
qui était devenu la perspective épistémologique des Lumières tardives. La
nouvelle conception de l’opinion publique qui prend son essor pendant
les années 1770-1790 marie  l’épistémologie de la singularité à celle de
l’idéologie. L’article « Opinion » de l’Encyclopédie oppose la science, « une
lumiere pleine & entiere qui découvre les choses clairement, & répand
sur elles la certitude & l’évidence », à l’opinion, « une lumiere foible &
imparfaite qui ne découvre les choses que par coniecture1, & les laisse
toujours dans l’incertitude & le doute ». C’est la vision traditionnelle de
l’opinion qui remonte à la distinction platonicienne entre la recherche
philosophique de la vérité, et la maîtrise sophistique des mots et des
opinions. Il faut remarquer que lorsque Panckoucke commence à publier
son Encyclopédie méthodique à la fin des années 1780, l’opinion n’est plus un
concept philosophique. Il ne la définit ni dans la section « Philosophie », ni
dans celle de « Logique, métaphysique et morale ». L’opinion est devenue
un sujet de la science d’État qui accompagne la naissance de la statistique
morale. Elle paraît dans la section « Finances et police, » et non plus
comme « Opinion », mais comme « Opinion publique ». Son caractère a
changé avec sa classification. Alors qu’avant elle était définie par « le flux,
la subjectivité et l’incertitude », maintenant « l’universalité, l’objectivité
et la rationalité » sont ses traits principaux2.
C’est aussi dans les années 1770-1790 que le courant particulariste de
la philosophie du sens commun, qui jusqu’alors avait circulé sous-jacent,
obtient finalement l’appui de Condillac. Croyant que les propositions
« frivoles » – des tautologies telles que « l’or est un métal » – sont utiles
pour décrire les opérations de la connaissance, Condillac est l’auteur
d’une philosophie qui se contente de décrire ce qui est avec le langage du
sens commun, sans avoir recours aux explications ni aux hypothèses, et
toujours en suspectant l’abstraction. En épistémologie il adopte, à la piété
près, une attitude proche de celle que Bergier définissait ainsi : « Nous
n’aspirons point à la gloire de forger des systêmes ; nous nous bornons à
exposer ce que Dieu a fait3 ». La philosophie descriptive du sens commun
est nécessairement particulariste, et, en comparaison du magnifique système
explicatif de Descartes, plate jusqu’à la déception. C’est qu’elle est ainsi
1 C’est nous qui soulignons.
2 Keith Baker, Inventing the French Revolution, p. 168.
3 Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 101.
130 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

résolue de s’occuper non des pensées des philosophes, mais de celles des
gens ordinaires, et de trouver la vérité dans les propositions quotidiennes.
Il est certain qu’une ligne droite ne peut pas être tracée qui de Naudé à
Maistre passerait par Vico, Condillac et Bergier : Maistre ne semble pas
avoir lu Hume et n’avait rien de bon à dire sur Condillac1. Aussi, Maistre
ne pouvait pas soutenir l’opinion publique que l’Encyclopédie opposait à la
conjecture. Mais il pouvait inverser la relation entre l’opinion publique
et la conjecture, nommer la conjecture le sens commun, et lui attribuer
les mêmes qualités d’objectivité et de rationalité que les singularistes
associaient au sens commun individuel depuis deux siècles. En fait, il
pouvait faire pour le sens commun ce que l’Encyclopédie méthodique était
en train de faire pour l’opinion publique.
C’est ainsi que Maistre professait l’innéisme tout en adhérant au
particularisme qui devenait de plus en plus important vers la fin du
xviiie siècle.

LA CONNAISSANCE, LA SOCIÉTÉ, ET L’INTELLIGENCE DE LA FOI

Comme Maistre, Nicolas de Malebranche (1638-1715) est un innéiste


religieux qui voit l’esprit directement aux prises avec le monde. Son
épistémologie contient l’élément probabiliste nécessaire pour décrire
rationnellement le rôle de Dieu dans la connaissance – puisque le pro-
bable doit contenir le pur hasard dans l’ordre divin. Pour Malebranche,
l’affinité de l’esprit avec la connaissance est fonction de son niveau d’éveil
spirituel. Selon lui (et comme explique l’Examen), la révélation descend
plus facilement sur les esprits enclins à penser à Dieu, et formés par les
études à « la science de l’homme » (la théologie, la morale et la poli-
tique) que sur ceux imprégnés de « l’astronomie, la chimie et presque
toutes les sciences, » des domaines qui ne sont propres à être que « les
divertissements d’un honnête homme » : « L’esprit, dit Malebranche,

1 Maistre critique Condillac abondamment dans ses notes marginales sur l’Essai sur l’origine
des connoissances humaines (1746). Voir Maistre, « Extraits [critiques] de l’essai sur l’origine
des connaissances humaines de Condillac », Manuscrits, Archives de Joseph de Maistre et de
sa famille, 2J9, p. 651-716.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 131

devient plus pur, plus lumineux, plus fort et plus étendu à proportion
que s’augmente l’union qu’il a avec Dieu, parce que c’est elle qui fait
toute sa perfection1 ». Quand Bacon déplorait que la science et la reli-
gion fissent si mauvais ménage, et qu’à son époque, les esprits fussent
engourdis par la prédominance des questions religieuses, il avait donc
tort selon Maistre. Loin d’encourager l’ignorance, l’amour de Dieu est
le plus grand moyen de connaissance dont dispose l’humanité.
L’histoire prouve la vérité de cette proposition. Si Buffon, par exemple,
avait été un chrétien aussi ardent que Linné, il l’aurait égalé et peut-être
surpassé. Au lieu de quoi,
il crut à son siècle qui croyait à Bacon ; il se moqua des classifications de
l’illustre Suédois ; il ne vit que des individus dans toute la nature ; il se jeta
dans les moyens mécaniques ; il fit des planètes avec des éclaboussures de
soleil, des montagnes avec des coquilles, des animaux avec des molécules, et
des molécules avec des moules, comme on fait des gaufres, il écrivit les aven-
tures de l’univers, et pour se faire le romancier du globe il démentit le saint
historien. Qu’a-t-il gagne à cette méthode ! Haller, Spallanzani et Bonnet se
moquèrent de sa physiologie ; de Luc, de sa géologie, tous les chimistes en
cœur honnirent sa minéralogie ; Condillac même perdit patience en lisant le
discours sur la nature des animaux ; et la cendre de Buffon n’était pas froide,
que l’opinion universelle avait déjà rangé ce naturaliste parmi les poètes2.

Loin d’empêcher le processus scientifique, comme le soutenait Bacon,


la conscience des causes finales le facilite. L’humanité ne peut atteindre
les connaissances universelles, et les appliquer à la science, que quand
elle est consciente de l’ordre intelligent du monde. Ceci n’implique pas
la compréhension complète des causes premières que Dieu seul possède.
L’humanité peut apercevoir l’universel seulement par éclairs : révélations,
inventions, découvertes – c’est-à-dire, d’une manière intuitive et non
systématique et à partir des particuliers. Maistre suggère que la proba-
bilité de ces lueurs ne diminue pas si l’on accepte les causes finales, ou
l’existence d’une connaissance divine et supérieure à celle qu’on peut
appréhender complètement :
Supposons qu’un fervent chrétien et un athée découvrent en même temps la
propriété que possède la feuille des arbres d’absorber une grande quantité

1 Cité dans OC, t. VI, p. 451-452.


2 Ibid., p. 407.
132 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

d’air méphitique (ou non respirable), le premier s’écriera : O Providence,


je t’admire et je te remercie ; l’autre dira : C’est une loi de la nature. Qu’on
m’indique l’avantage du second sur le premier, même du côté seul des
connaissances physiques1.

La croyance religieuse n’est donc pas un désaventage scientifique. Au


contraire, les cas de Button et de Liné démontrent qu’elle peut octroyer
des avantages.
Cette psychologie maistrienne de la science a des corollaires socio-
logiques. Selon le Comte des Soirées, « l’état naturel et primitif de
l’homme2 » est « un état de civilisation et de science » institué – comme
Rousseau le soutient lui-même dans le dernier chapitre du Contrat social
(1762) – par la religion. L’Examen avance la même proposition avec non
moins d’insistance : « les nations commencent par la théologie et sont
fondées par la théologie3 ». De telles idées appartiennent aussi à Hume,
qui pour sa part observe, dans The Natural History of Religion (1757), que
les sociétés primitives croient davantage au surnaturel. Mais là où le sur-
naturel humien disparaît avec le temps, le surnaturel maistrien, comme
celui de Bergier, est une constante historique qui génère la pluralité
sociale à mesure que la théocratie se multiplie dans le temps. Le Comte
des Soirées dit que différentes sortes d’hommes ont vécu en différentes
sociétés, différents états de sauvagerie et de barbarie, et en des temps
historiques différents ; qu’au contraire de ce que voudrait l’Encyclopédie,
la nature humaine n’a pas toujours été la même partout ; mais que le
« germe de la vie » s’est transformé et différencié avec le temps et à
travers les langues et les nations4. La diversité socio-religieuse justifie
la diversité humaine dont on connaît la fameuse défense par Maistre
dans les Considérations sur la France (1797). Affirmant la réalité concrète
contre l’appel de la Constitution de 1795 à « l’Homme », il écrit : « il
n’y a point d’homme dans le monde. J’ai vu, dans ma vie, des Français,
des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâces à Montesquieu, qu’on
peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de
ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu5 ».

1 Ibid., p. 406.
2 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 494.
3 OC, t. VI, p. 460.
4 Voir Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 494-497.
5 Maistre, Considérations sur la France, p. 235.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 133

Les vicissitudes des humanités diverses étaient un vieux thème de


l’histoire des nations. Le Principi di una scienza nuova de Vico décrit deux
sortes d’univers humains : celui des bestioni qui, ayant perdu les lois divines,
surgirent du déluge pour s’humaniser tout seuls ; et celui du peuple de
Dieu, protégé et guidé par la révélation divine qu’il avait conservé. Dans
son Traité historique et dogmatique de la vraie religion, Bergier distingue lui
aussi les nations sacrées des nations profanes, interprétant l’adoration des
idoles comme un oubli de la révélation résultant de la catastrophe dilu-
vienne et du temps. Abandonnés à eux-mêmes, les hommes ont fini par
ne se rappeler que leurs expériences humaines. Mais à l’idée vichienne
que les païens progressent sans Dieu, Bergier ajoute des éléments épis-
témologiques librement choisis chez Hume. L’essor de l’idolâtrie, selon
Bergier, fut accompagné de « passions inquietes et ombrageuses » dirigées
vers les objets physiques, qui « firent interrompre peu à peu les pratiques
du culte commun » et le remplacèrent avec « autant de divinités qu’il y
a d’êtres dans la Nature1 ». La pluralité des dieux fut suivie par la plu-
ralité des religions et des sociétés, et par la déshumanisation (les ricorsi
de Vico). À mesure que l’homme primitif suivait ses désirs d’adorer les
objets matériels2, il se réduisait à l’animalité : « l’homme, sans religion,
est peu différent des animaux ; égaré par les sens et par les passions, il se
rapproche encore de leur espèce3 ». Bergier séparait donc soigneusement
les idolâtres civilisés, héritiers d’une vérité « défigurée par l’aveuglement
et par les passions de l’homme4 », des chrétiens adeptes d’une « Religion
pure [qui] descend en droite ligne du premier homme, par conséquent
du Créateur5 ». Maistre suivrait ses prédécesseurs sur ce point, croyant,
comme eux, à la pureté primitive du christianisme et à la corruption des
sauvages, mais professant un pessimisme sans précédent à l’égard de ces
derniers, car il ne pensait pas que la foi pût les sauver6.
L’idée que le principe religieux encourage la sociabilité faisait écho à
l’idée philosophique de la religion naturelle. La « religion pure » de Bergier
rappelait la religion naturelle du vicaire savoyard, ces quelques dogmes,

1 Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 4.


2 Ibid., p. 185-212.
3 Ibid., p. 110.
4 Ibid., p. 12.
5 Ibid., p. 14.
6 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, t. I, p. 143-145.
134 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

« [ce] culte simple, [cette] morale dont [Dieu] avoit gravé les principes au
fond des cœurs1 », remuant la raison et le sentiment. Pour Bergier comme
pour Rousseau, la religion était le ciment de la société : « La religion était
nécessaire à l’homme pour son propre bonheur, pour s’attacher à ses sem-
blables par les liens de la vertu, pour former avec eux une société dont il
ne pouvait se passer2 ». Aussi, fidèle aux leçons féneloniennes du vicaire
savoyard, Bergier discerne dans les sentiments religieux la source de toute
action sociale vertueuse3. C’est ainsi qu’on pourrait dire qu’il adhère à la
religiosité romantique que les évêques catholiques, enthousiasmés par le
sentimentalisme de Fénelon et de Rousseau, popularisent à la veille de
la Révolution4. C’est pour cela qu’il croit que la religion se dissout avec
la dispersion des sociétés ; c’est pour cela aussi qu’il dépeint les sauvages,
oublieux de la révélation, manquant de raison et de sentiment et sombrant
dans l’animalité et la solitude. Car « il n’y a […] jamais eu d’autre religion
naturelle, que la religion révélée5 ».
En général, Bergier est tributaire de l’œuvre de Jean-Jacques qui a
fait passer la conscience au premier plan de la philosophie, introduisant
en contrebande la métaphysique dans la philosophie sociale : avec lui, la
conscience est devenue la principale organisatrice du monde social. La
différence est que là où pour Rousseau une société d’égaux s’est formée
pour la première fois quand les hommes naturels se sont réunis pour se
préserver d’un environnement hostile, pour Bergier, la société primitive était
déjà hiérarchique, et liée par l’adoration de Dieu : « La tradition domes-
tique, les pratiques du culte journalier, la marche réguliere de l’Univers,
et la voix de la conscience, se réunissoient pour apprendre aux hommes
à n’adorer qu’un seul Dieu. Ce premier lien de société, ajouté à ceux de
rang, étoit assez puissant pour unir les diverses branches d’une même
famille, et pour former insensiblement des associations plus étendues6 ».

1 Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 2.


2 Ibid., p. 93-94.
3 Sur la dette de Rousseau envers Fénelon, voir Henri Gouhier, « Rousseau et Fénelon »,
Reappraisals of Rousseau : Studies in Honour of R.A. Leigh, S. Harvey, M. Hobson, D.J. Harvey
et S.S.B. Taylor (éds.), Manchester, Manchester University Press, 1980, p. 288. Voir aussi
Sonenscher, Sans-Culottes, p. 38, 210-211.
4 Frank Manuel, The Changing of the Gods, Hanover, (New Hampshire), University Press of
New England, 1983, p. 23.
5 Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 93.
6 Ibid., p. 2-3.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 135

La religion, donc, surgissait des sentiments et façonnait la société


de manière hiérarchique. L’Examen n’y contredisait pas, mais soutenait
en plus que la religion maintenait la société en sélectionnant et trans-
mettant les connaissances.

PROPAGER LA VÉRITÉ ET LES MENSONGES

« [D]ans l’antiquité », écrit Maistre, l’astronomie était « une propriété


du sacerdoce ». Plus tard, « dans les siècles moyens », « l’astronomie
[est] demeurée de nouveau cachée dans les temples, et… enfin, au jour
du réveil des sciences, le véritable système du monde [a] été trouvé par
un prêtre » (Copernic). Il y a donc un « lien caché qui unit les sciences
divines et humaines1 ». Dans la société, les bornes du sacré et du scien-
tifique peuvent bouger avec le temps, mais le sacré l’emporte toujours
et demeure toujours lié au scientifique :
Je ne dis pas qu’il faille recommencer l’initiation antique, et changer les
présidents de nos académies en hiérophantes ; mais je dis que toutes les
choses recommencent comme elles ont commencé, qu’elles portent toutes
un principe originel qui se modifie suivant le caractère différent des nations
et la marche progressive de l’esprit humain, mais qui cependant se montre
toujours d’une manière ou de l’autre2.

La connaissance porte une charge morale que la société doit mesurer. La


société idéale, et surtout la société religieuse, restreint la connaissance
fausse et transmet la connaissance véritable et socialement constructive.
C’était la subversion d’un argument bien connu. Les déistes anglais
avaient divisé les anciennes religions en variétés « exotériques » et
« ésotériques ». Les premières étaient des formes de polythéisme brut
divulgué aux masses, et les dernières, monothéistes, étaient réservées à
l’élite sacerdotale3. Ce courant de pensée traversa les Lumières françaises,
gagnant l’approbation de Voltaire, d’Holbach et Condorcet, et se radi-

1 OC, t. VI, p. 454.


2 Ibid., p. 473.
3 Manuel, The Changing of the Gods, p. 35.
136 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

calisa avec l’Origine de tous les cultes (1795) de Charles-François Dupuis


(1742-1809), selon qui toute religion établie était une forme dégénérée
et ésotérique du culte solaire universel.
Bergier et Maistre ont repris ces idées, si anti-chrétiennes qu’elles
fussent à leur origine, pour les faire servir à la foi. Dans l’Examen,
les institutions religieuses n’ont pas le monopole de la connaissance.
Elles agissent comme ses dispensateurs premiers, s’assurant que cette
connaissance est véridique et édifiante. Elles aident aussi à « [priver la
science] d’une certaine alcalescence originelle qui fait tendre sans cesse à
la putréfaction1 » en « combattant sans relâche » l’orgueil, « le vice qui
est l’ennemi capital de la vérité » et la faiblesse majeure de la science.
Dans ce combat, la religion doit dissimuler les connaissances, précisé-
ment selon l’argument de Dupuis et des déistes : « il est bon », écrit
Maistre, que la science « soit restreinte dans un certain cercle dont le
diamètre ne saurait être tracé avec précision, mais qu’en général il est
dangereux d’étendre sans mesure2 ». L’histoire prouve la sagesse de cette
maxime. « [D]ans les temps primitifs, nous voyons la science renfermée
dans les temples et couverte des voiles de l’allégorie. C’est qu’en effet le
feu ne doit point être remis aux enfants3 ».
Gardée dans le temple, la torche de la science brûle avec une flamme
divine. Saisie par les impies et propagée au dehors, elle fait brûler le
monde. Quoique ces images soient très évocatrices des accusations
déistes d’esotérisme, dans la pensée maistrienne l’occultation de la
science par la religion n’est pas une injustice commise pour privilé-
gier une minorité, ou une manière de manipuler l’opinion pour servir
le pouvoir. C’est au contraire une façon de préserver la société toute
entière. Quoique pendant un temps cet endiguement nécessaire puisse
obscurcir les connaissances, il finit par manifester la vérité, à mesure
que les découvertes vivent et périssent sous l’examen des institutions.
Là s’achève le rôle de la religion, car
rien, en effet, ne peut supprimer une vérité découverte. Si quelques obstacles
la retardent, bientôt ils la tournent à son profit : l’histoire en fait foi, et si les
exemples nous manquaient, la nature de l’esprit humain nous ferait deviner

1 OC, t. VI, p. 472-473.


2 Ibid., p. 453.
3 Ibid.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 137

la loi qui est la même dans l’ordre physique, car tout obstacle qui n’éteint pas une
force en augmente la puissance, parce qu’elle l’accumule […] il est infiniment utile
qu’il y ait dans le monde une puissance qui s’oppose à toutes les innovations
qui lui paraissent téméraires : si elle se trompe, l’invincible vérité a bientôt
dissipé le nuage. Dans le cas contraire, infiniment plus fréquent que l’autre,
elle rend le plus grand service aux hommes en donnant un frein à l’esprit
d’innovation qui est un des plus grands fléaux du monde. Toute autorité,
mais surtout celle de l’Église, doit s’opposer aux nouveautés sans se laisser
effrayer par le danger de retarder la découverte de quelques vérités, inconvé-
nient passager et tout à fait nul, comparé à celui d’ébranler les institutions
ou les opinions reçues1.

L’idée déiste et matérialiste que les institutions religieuses distri-


buent la connaissance de manière sélective est retournée pour sou-
tenir – contre le déisme et le matérialisme – que la restriction de la
connaissance préserve la totalité sociale plutôt que les élites jalouses
de leurs privilèges.
Tout ceci rappelle l’histoire de Galilée, qui incarne la victimisa-
tion de la science par la religion depuis que Voltaire et Louis Ferrand
(1645-1699) ont dramatisé son procès comme une lutte pour la vérité
scientifique. Conscient du pouvoir déchristianisant de ce cas, Maistre
le raconte à nouveau du point de vue politique. Le pape, souligne-t-il,
avait déjà parrainé Copernic et accepté la dédicace de De revolutionibus
orbium caelestium (1543), le texte fondateur de l’héliocentrisme ; et si son
successeur a été moins bienveillant avec Galilée, ce n’est pas du tout parce
que l’idée que la terre tourne autour du soleil offensait l’Église, comme
le soutenait Voltaire ; mais parce que Galilée avait utilisé la doctrine de
Copernic pour contester l’autorité ecclésiastique, en publiant en langue
vulgaire ses commentaires enflammés2.
Plutôt, donc, que de confirmer la théorie déiste selon laquelle la théo-
cratie rend la connaissance ésotérique afin de l’exploiter à son seul usage,
le procès de Galilée démontre que la religion restreint la connaissance
pour éviter le désordre.

1 Ibid., p. 471.
2 Maistre s’appuie ici sur la Storia della letteratura italiana (1772) de Girolamo Tiraboschi,
qu’il a annoté abondamment dans Religion E, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille,
2J21, p. 215-221.
138 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

LA PÉDAGOGIE MAISTRIENNE

Ces arguments sous-tendent les Observations sur le Prospectus discipli-


narum (composées en 1810), un des opuscules sur l’éducation que Maistre
a écrit contre les réformes universitaires proposées par Speranskii. Les
Observations critiquent l’éducation kantienne, fondée sur la science, que le
protégé de Speranskii, l’ex-moine hongrois Ignatius Fessler (1755-1839),
préconise dans son Prospectus disciplinarum1, un texte proposant d’enseigner
une maçonnerie mystico-catholique aux séminaristes de Nevskii2. La
lecture de cet ouvrage convainc Maistre que « le professeur Fessler est un
ange ou un charlatan3 » qui cherche à détruire « tous les systèmes que les
plus puissants génies ont inventés jusqu’à nos jours, comme on renverse de
vieux édifices inutiles ou dangereux », et de « choisir », parmi les « débris
immenses » de cette destruction, des matériaux utiles pour la construction
d’un nouvel édifice composé de « la science de la raison et de l’intelligence,
la méthodologie, l’ontologie, la physiologie, la cosmologie, la théognosie,
la psychologie, l’anthropologie empirique, la métaphysique des mœurs,
l’éthique et le droit philosophique4 ». Tous ces sujets, Maistre (dans les Cinq
lettres sur l’éducation publique en Russie (composées en 1810)), objecte qu’elles
peuvent servir seulement à embarrasser les jeunes esprits avec un « amas
immense de connaissances indigestes5 » et d’informations factuelles, « ou,
ce qui est pire encore, [à le] remplir de tous les vices que la demi-science
entraîne toujours après elle, sans les compenser par le moindre avantage6 ».
Selon Maistre, il est souvent pernicieux de poursuivre la connaissance sans
l’intention de la rendre utile : une bonne éducation doit surtout « apprendre
à apprendre7 », formant des esprits et des caractères disposés, chacun à sa
1 La date précise de rédaction n’est pas connue.
2 Sur les intrigues concernant le professorat de Fessler au Séminaire de Nevskii, voir OC,
XI, 521-523 et Alexander M. Martin, Romantics, Reformers and Reactionaries : Russian
Conservative Thought and Politics in the Reign of Alexander I, DeKalb (Illinois), Northern
Illinois University Press, 1997, p. 146. Sur Fessler, voir aussi Lebrun, Joseph de Maistre,
p. 201.
3 OC, t. VIII, p. 238.
4 Ibid., p. 237.
5 Ibid., p. 182.
6 Ibid.
7 Ibid., p. 181.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 139

façon, à acquérir les connaissances et à bien les utiliser. Pour réaliser ce


dessein, Maistre propose un système éducatif inspiré du modèle jésuite
et de sa propre expérience.
Jadis, se souvient Maistre, les jeunes gens passaient sept ans au col-
lège. Les trois premières années étaient vouées à la grammaire latine.
Cet effort de mémoire n’était pas obligatoire, mais on le récompensait
par des prix. La quatrième année instituait l’étude des humanités, et
avec elle « le règne de l’élégance » : « Les jeunes gens commençaient
[…] à pouvoir voler de leurs propres ailes, on les faisait composer, ou
amplifier, comme on le disait alors1 ». L’« amplification » développait la
compétence rhétorique, ainsi que le développement des facultés morales :
Le professeur choisissait un sujet tiré tantôt de la religion, tantôt de la morale,
ou même de la Fable, et le proposait à ses élèves. Il disait, par exemple : Midas
obtint des dieux la grâce que tout ce qu’il toucherait se changeât on or : amplifiez,
Messieurs, les inconvénients de cette folle demande. Tout jeune homme les voyait
bien en masse, mais chacun y mettait le degré d’imagination dont il était
pourvu, et il s’accoutumait à voir un objet sous toutes les faces possibles.

Toutes ces amplifications étant faites et mises sous les yeux du professeur,
il montrait à ses disciples avec quelle grâce et quelle fécondité Ovide a
traité ce sujet, et c’était une nouvelle leçon2.
Cultivant l’érudition dans leur cinquième année, les jeunes esprits deve-
naient également écrivains et orateurs et apprenaient la rhétorique de leur
propre langue. On leur enseignait la logique dans la sixième année, et la
physique dans la septième, quoique personne ne fût obligé d’étudier cette
discipline, « tant on craignait en tout de passer les bornes de la modération3 ».
Selon l’usage commun de l’époque, Maistre entend par « science » tant
les sciences naturelles, défendues par l’Encyclopédie, que les connaissances
spécialisées de toute nature, y compris l’érudition humaniste. Pour lui,
ces deux sortes de connaissance peuvent être dangereuses, ce qui est
prouvé de manière irréfutable par le caractère des praticiens de la science,
souvent vains, moralement dégénérés et politiquement subversifs :
La science rend l’homme paresseux, inhabile aux affaires et aux grandes entre-
prises, disputeur, entêté de ses propres opinions et méprisant celles d’autrui,

1 Ibid., p. 176.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 178.
140 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

observateur critique du gouvernement, novateur par essence, contempteur de


l’autorité et des dogmes nationaux, etc., etc.1.

Comme Vico avant lui, Maistre reporte l’enseignement scientifique aux


dernières années de l’éducation pour des raisons morales. Mais tandis
que la morale pédagogique de Vico met l’accent sur la prudence, celle
de Maistre trahit ses préoccupations post-révolutionnaires en essayant
d’empêcher la formation des caractères vains et rebelles.
Les garçons doivent recevoir leur éducation morale dans une institu-
tion religieuse : la singularité et la force morale individuelles dérivent
de la socialisation inlassable, de la fabrication solide de ces liens qui
confirment l’amour et développent la connaissance. Dans les ordres
religieux de la jeunesse de Maistre, les étudiants n’étaient jamais seuls,
même pour dormir : les dortoirs étaient communs et « [u]n homme de
confiance s’y promenait jusqu’à l’heure du lever, [veillant] cette jeunesse
comme on veille un malade2 ». La compagnie constante empêchait la
dégénération morale qui parmi les jeunes grandit souvent dans la soli-
tude, retardant l’expérience sensuelle et la vanité qu’elle encourage à un
moment de la vie où la maîtrise de soi est bien développée. « Retarder
un jeune homme, c’est le sauver3 ».
Les institutions religieuses, donc, ne cachent pas les connaissances ;
plutôt, elles les transmettent progressivement de manière à produire
des êtres humains uniques, aptes à l’apprentissage et à l’action morale.
Aristote est le héros de l’épistémologie de l’Examen ; mais en matière
d’éducation, c’est Platon qui inspire Maistre. En 1809, l’année où il
commence à travailler à ses opuscules pédagogiques, il annote Les lois,
écrivant en majuscules ces mots de l’Étranger athénien : « Nous disons
bien que l’homme est un être doux ; cependant, quand il a reçu une
bonne éducation et qu’il est doué d’un heureux naturel, il devient ordi-
nairement le plus divin et le plus doux des animaux ; si, au contraire,
il a reçu une éducation insuffisante ou défectueuse, il devient le plus
sauvage des êtres que produit la terre4 ».

1 Ibid., p. 165.
2 Ibid., p. 192.
3 Ibid.
4 Platon, Livre VI des Lois, E. Chambry (tr.), http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/
platon/loislivre6.htm (dernier accès le 11 septembre 2010).
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 141

Comme les jeunes hommes, les jeunes femmes doivent être édu-
quées en vue de leur rôle moral dans la société. Si Maistre accorde peu
d’intérêt à la science – dans le double sens des sciences naturelles, et de
la connaissance spécialisée – quand elle est pratiquée par les hommes,
il estime qu’elle n’est d’aucune utilité pour les femmes. À ses yeux, la
contribution des femmes aux mœurs rend l’étude du latin, de la littérature,
de la musique, de la religion et des arts domestiques plus appropriée pour
elles. Sur ce point, Maistre suit les prescriptions du Traité de l’éducation
des filles (1687) de Fénelon, qui met l’accent sur la pratique et se méfie
de l’intellectualisation. Cette dernière peut être regrettable, comme le
montre le cas de Madame de Staël. Car quoique Maistre eût beaucoup
de respect pour « la Science en jupon », comme il l’appelait, il écrit aussi
qu’il ne connaissait « pas de tête aussi complètement pervertie » que
la sienne, et il attribuait cette « perversion » à « l’opération infaillible
de la philosophie moderne sur toute femme quelconque1 ». Dans ses
lettres à ses filles Adèle et Constance, il leur demande de se cultiver,
mais en se gardant de devenir pédantes et scientistes, ou d’acquérir
trop de goût pour le rationalisme philosophique. Il les encourage, les
instruit et les guide dans leurs lectures du Tasse, d’Alfieri, de l’Arioste
et de saint Augustin, et dans leurs études du latin de Virgile ; mais
il les exhorte à ne pas s’appliquer excessivement et à se rappeler, avec
Madame de Sévigné, « bella cosa far niente ». « Le goût et l’instruction »,
écrit Maistre à Adèle, sont « le domaine des femmes », et cela doit leur
suffire, de peur qu’elles ne succombent au « plus grand défaut pour une
femme », « d’être homme2 ».
La pédagogie de Maistre suppose que les intérêts individuels et les
nécessités sociales s’harmonisent d’une manière naturelle. L’éducation
des femmes dans les connaissances pratiques favorise leur rôle de mère.
Les femmes, écrit Maistre à Constance, peuvent écrire des livres si elles
veulent ; mais la tâche propre à leur sexe est beaucoup plus importante
que la composition : « c’est sur [les] genoux [des femmes] que se forme
ce qu’il y a de plus excellent dans le monde : un honnête homme, et une
honnête femme3 ». Une vie de femme bien vécue est ainsi l’antithèse de
la révolution. Étrangère au « génie dégradé » de Pascal, l’homme de
1 OC, t. IX, p. 443-444.
2 Ibid., p. 200, 303.
3 Ibid., t. XI, p. 143.
142 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

science qui perdit la civilisation européenne1, la femme cultive son


intelligence avec modération.
Persuadé qu’une harmonie naturelle unit le bonheur individuel aux
intérêts de la société, Maistre pense que les institutions sont essentielles
à une bonne pédagogie. Cette conviction sépare sa philosophie de
l’éducation de celle des Lumières. Locke avait complètement supprimé
les institutions de ses deux traités sur l’éducation, Some Thoughts concerning
Education (1693) et Conduct of the Understanding (1706), persuadé, comme
les puritains, que les institutions oppriment l’individu et limitent son
développement. La confiance dans les institutions sépare également
Maistre de Rousseau, l’autre grand philosophe éducateur des Lumières,
mais pour des raisons plus complexes. Maistre croit que les valeurs de la
civilisation que transmettent les institutions – la rationalité, la réflexion
consciente, le savoir, la discipline, l’autorité – créent des êtres humains
originaux, divers, auto-disciplinés et libres. C’étaient des valeurs à ren-
verser Rousseau, qui protégeait Émile des institutions pour défendre
l’enfant unique. Simultanément, l’« amplification » de Maistre – mieux
faite dans un contexte institutionnel – encourageait le développement
de l’intuition, de la spontanéité, de l’imagination, de la liberté – toutes
valeurs que Rousseau croyait essentielles pour l’éducation d’Émile. En
réalité, Maistre reprochait à Émile de ne pas transmettre les valeurs et
les sentiments que Rousseau préconisait et de n’être, en définitive, que la
réalisation consommée de la philosophie, qui, « [d]epuis Épictète jusqu’à
l’évêque de Weimar […] racornit le cœur, et lorsqu’elle a endurci un
homme, elle croit avoir fait un sage2 ».
Dans la pédagogie maistrienne, la raison des institutions, et surtout
des institutions religieuses, est de séparer dans la durée la vérité des
erreurs. L’histoire démontre que les sociétés plus religieuses sont plus
civilisées et plus savantes que les autres. L’Asie, gardienne de la pre-
mière religion de l’humanité, jouit jadis d’« anciennes prérogatives »
sur la connaissance3. L’Europe moderne, la terre de la plus divine
des religions, est aussi le berceau de la science moderne. À travers
les siècles, le christianisme, examinant et distribuant les découvertes,
a forgé des esprits pleins d’amour susceptibles de produire et de
1 Ibid., t. III, p. 64.
2 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 564.
3 OC, t. VI, p. 461.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 143

recevoir les connaissances. Cela explique la suprématie scientifique


de l’Europe. Et cela justifie aussi le combat contre l’esprit « négatif »
du xviiie siècle : quoiqu’il dise défendre la science, il est, au fond,
immuablement anti-scientifique.

CONCLUSION

L’idée que les institutions religieuses sont les meilleurs instruments de


la connaissance qu’ils criblent, recueillent et transmettent est essentielle
à la sociologie historique de Maistre, et surtout à sa description religieuse
de l’histoire européenne. Tout aussi importante est sa conviction que la
connaissance est produite par l’interaction des âmes avec le monde, aussi
bien que conférée par les dons de la grâce divine. Cette conviction forme
la base de la philosophie historique de la connaissance qui imprègne les
ouvrages mystiques de Maistre, liant sa postérité à celle de Saint-Simon.
La grâce divine, l’âme, et les institutions correctives sont les trois
forces motrices de l’histoire maistrienne de la connaissance, qui procède
de manière irrégulière et contrastée. Le processus de dégénération, de
déclin irrésistible, causé par le péché et par l’oubli qui en résulte, rend
l’humanité ignorante et obscure à elle-même. Cependant cette dégéné-
ration est plus que compensée par le progrès qu’elle rend possible. La
volonté humaine contribue aussi à la restauration de la connaissance.
Elle saisit les fragments de la révélation divine qui demeurent cachés
dans les traditions du monde, elle cherche la loi divine gravée dans le
cœur humain, la vision du bien que toute conscience connaît de façon
intime. Sa détermination a un équivalent dans la volonté infinie de
Dieu de sauver l’humanité. Les dons imprévisibles de la grâce divine,
antithétiques au progrès uniforme de Bacon, donnent lieu aux à-coups de
la découverte. De cette manière, la volonté divine et la volonté humaine
se réconcilient pour donner lieu à une histoire de la connaissance qui
est, en général, un processus d’avancement inexorable.
Toutefois l’avancement n’est pas linéaire. La combinaison de
l’accumulation et de la perte des connaissances se manifeste historique-
ment par l’alternance d’« âges de création » et d’« âges de dissertation ».
144 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Les Considérations sur la France (1797) font déjà allusion à cette alternance
en conceptualisant la Révolution comme période critique de troubles
après le calme rationnel de l’Ancien Régime. De l’Église gallicane (1818)
expose la même idée d’une manière plus explicite. Selon ce livre, les âges
de création sont des temps comme le grand siècle, féconds en décou-
vertes, en littérature et en philosophie, quand les esprits individuels,
aimant Dieu, font des découvertes ; et quand les institutions religieuses,
respectées, dispensent les connaissances. Les âges de dissertation sont
représentés par le xviiie siècle. Éloignées de Dieu, ces époques sont inca-
pables d’« exalter et diriger » les talents et, se contentant de répéter les
révélations du passé, fabriquent la discorde et distribuent la fausseté1. Ce
sont les temps mauvais de la science que Maistre déplore, des tribulations
nécessaires dans le retour historique à Dieu. Que Maistre les regrette
suggère qu’il théorise l’histoire pour la quitter. Car, quoiqu’il obéisse à
l’impératif révolutionnaire d’habiter l’histoire, il ne doute jamais que
la plupart des vies vraiment bonnes – comme la plupart des nations
vraiment heureuses – sont paisibles et oubliées. Cette aspiration à la
tranquillité, à l’atemporalité et à l’existence hors du temps, le lien le
plus fort qui unisse Maistre à ses successeurs d’avant 1848, est théori-
quement justifiée par l’épistémologie historisante dont les principes se
répandront dans ses opera magna.

1 Ibid., p. 455-460.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE
DE L’HISTOIRE : DU PAPE

INTRODUCTION

De tous les ouvrages publiés de son vivant par Joseph de Maistre, Du


pape (1819) est probablement celui dont il attendait le plus. Il espérait
que le livre deviendrait un classique, qu’il rendrait l’Église chère même
aux athées, et qu’il aiderait à ouvrir une nouvelle ère de l’histoire du
monde en démontrant que si le Sermon sur la montagne est « un code
moral passable », il est de l’intérêt général de maintenir la religion qui
l’a diffusé ; et que si les dogmes ne sont que des fables, une unité de
fables, possible seulement sous la suprématie pontificale, est au moins
nécessaire pour assurer la paix publique1. En Russie, le livre visait les
Considérations sur la doctrine et l’esprit de l’Église orthodoxe (1816), la charge
anti-catholique d’Alexandre Stordza (1791-1854). En France, il cherchait à
défendre l’ultramontanisme contre les prérogatives de l’Église de France,
protégées par la Restauration. Du pape remplit cette dernière mission
avec grand succès, déployant pleinement les idées papistes que Maistre
avait développées au cours de sa correspondance avec Pierre Louis Jean
Casimir de Blacas (1771-1839), conseiller gallican de Louis XVIII en
exil2. Lors de sa publication, le livre crée « une modernité ultramon-
taine dans le catholicisme français3 » qui ouvrira la voie au dogme de
l’infaillibilité pontificale de 1870.

1 OC, t. XIII, p. 185.


2 Voir Joseph de Maistre et Blacas : leur correspondance inédite et l’histoire de leur amitié, 1804-
1820, Ernest Daudet (éd.), Paris, Pion, 1908.
3 Bernard Plongeron, « Affirmations et contestations du chrétien-citoyen (1789-1792) », Les
défis de la modernité, p. 329.
146 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

L’ambition que nourrissait Maistre, que son livre serait important


pour les chrétiens comme pour les non-chrétiens, se réalisera d’une
manière qu’il n’aurait jamais prévu. Du pape est le précurseur probable
de la dernière théorie de l’histoire de Saint-Simon. Le statut du livre
comme chef-d’œuvre de « la pensée rétrograde » l’introduit aussi dans le
canon positiviste. Quant à son idéal d’une unité catholique de l’Europe,
il autorisera l’attente des mennaisiens pour qui les Lumières modernes
constitueront l’Europe un jour « par une foi identique, en une société
spirituelle identique1 ». Ce chapitre est une première tentative de lire
Du pape comme une philosophie européaniste de l’histoire.
En décrivant comment l’Europe a surgi des institutions ecclésias-
tiques de la chrétienté latine, Du pape contribua aussi à la campagne de
rechristianisation qui suivit la Terreur. L’argument historique du livre
est en effet que le pape a fait l’Europe ; que l’Europe est née et a été
formée en même temps que le catholicisme ; que le souverain pontife
peut maintenant être chargé de « chaînes injustes » mais qu’il se tient
sur le seuil d’une ère nouvelle, où il jouera un rôle de premier plan ; et
que ses disciples laïcs peuvent l’aider à jouer ce rôle en lui présentant
« quelques armes, d’autant plus utiles qu’elles auraient été forgées dans
le camp des révoltés2 ». Ces phrases prennent un sens nouveau quand
on considère que Maistre a commencé à écrire Du pape en 1809, l’année
où Napoléon fait enlever Pie VII, avant de l’emprisonner jusqu’en 1814
pour le forcer à renoncer à sa souveraineté temporelle sur les États
pontificaux. L’empereur versait du sel sur les plaies encore fraîches des
catholiques : quelques années plus tôt, le prédécesseur de Pie, Pie VI
(1717-1799), « le pape martyr », avait subi un traitement semblable de
la part du gouvernement révolutionnaire français. Dans ce contexte, Du
pape, avec sa défense fervente du pouvoir temporel de l’Église, et son
argument que les papes doivent disposer de la souveraineté temporelle
pendant les temps de crise, peut être lu comme une tentative loyale de la
part de Maistre de défendre son pontife et donner le tort à ses geôliers.
Le livre reprend aussi l’observation de Rousseau que le christianisme
explique la solidarité politique de l’Europe3 ; et il s’inscrit dans la
continuité de l’objection que Burke faisait à l’argument d’Adam Smith
1 L’Avenir, 1 juillet 1831, 150 p.
2 OC, t. XIII, p. 192.
3 Voir Pagden, « Europe », p. 43.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 147

que le commerce avait poli la société européenne. L’Église, selon Burke,


avait donné à l’Europe le sentiment de l’humanité et l’avait libéré de
l’esclavage. D’autres défenses historiques de l’européanisme chrétien se
succédèrent. L’Introduction aux travaux scientifiques du XIXe siècle (1807) de
Saint-Simon critiquait Condorcet pour avoir ignoré la contribution de
l’Église à la civilisation européenne, et De la réorganisation de la société
européenne (1815), livre que le père du socialisme industriel écrit avec
Augustin Thierry, appelait à la recouvrance de l’unité européenne que
le clergé catholique avait construit au Moyen Âge. Maistre lui-même a
probablement aidé à préparer la naissance de l’européanisme religieux
pendant ses conversations de 1796 avec madame de Staël. À Coppet ont
eu lieu des rencontres apparemment aussi mémorables pour les opinions
désaccordées des deux interlocuteurs, que par le respect mutuel qui
régnait entre eux. Maistre se rappelait en 1805 :
N’ayant étudié ensemble ni en théologie ni en politique, nous avons donné
en Suisse des scènes à mourir de rire, cependant sans nous brouiller jamais.
Son père, qui vivait alors, était parent et ami de gens que j’aime de tout
mon cœur, et que, pour tout au monde, je n’aurais pas voulu chagriner. Je
laissai donc crier les émigrés qui nous entouraient, sans vouloir jamais tirer
l’épée. On me sut gré de cette modération, de manière qu’il y a toujours eu
entre cette famille et moi paix et amitié, malgré la différence des bannières1.

Si les rapports entre Maistre et Madame de Staël commencent par une


rencontre hasardeuse, ils finissent par l’admiration. Au moins deux fois
dans sa vie il demandera à d’autres de la remercier de son souvenir, et
de l’assurer du sien2. Et bien qu’une fois, vers la fin de sa vie, il montre
de l’impatience en parlant de ses écrits3, une lecture de De l’Allemagne
(1810) – l’ouvrage de Madame de Staël que Maistre aimait le plus4 –
suggère que nos deux personnages se sont quittés avec des idées en
commun ; la conviction que la liberté est une invention chrétienne
et germanique, la notion voltairienne que la constitution anglaise est
supérieure à celle des autres nations germaniques, l’opinion que la
soumission d’un peuple à un autre n’est pas naturelle, et la supposition

1 OC, t. IX, p. 444.


2 Ibid.
3 Ibid., t. XIV, p. 142-144.
4 Ibid., p. 143-144.
148 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

que le christianisme non seulement a transmis le paganisme ancien,


mais est en harmonie avec lui. C’était une idée remarquable chez une
calviniste comme Germaine de Staël, et que Maistre exploiterait à sa
source en lisant Pierre-Daniel Huet (1630-1721) en 1798-1799. Maistre
et Madame de Staël s’accordaient aussi sur ce point que l’Europe est
essentiellement chrétienne et applaudissaient la diversité nationale du
continent. Madame de Staël commençait De l’Allemagne en observant
que l’Europe devait sa civilisation aux nations latines, qui préservèrent
la civilité et les institutions du paganisme romain ; mais que le christia-
nisme européen avait toujours existé dans sa forme la plus pure parmi les
peuples germains, qui ont bravement résisté au joug romain, et qui sont
passés directement de la barbarie à la société chevaleresque chrétienne.
Madame de Staël n’était pas le seul auteur protestant des années
1790 à se rappeler l’Europe médiévale chrétienne avec affection. Dans
son essai Die Christenheit oder Europa (1799), Novalis (1772-1801), déçu
par la fin du Saint Empire Romain Germanique, célébrait « le royaume
spirituel » qu’était l’Europe au Moyen Âge. Sa nostalgie protestante
négligeait les institutions ecclésiastiques et gardait peu d’espérance pour
le renouveau de la papauté, qui selon lui gisait en ruines après l’invasion
de Rome par Napoléon en 17981. Novalis voyait l’histoire de l’Europe
comme une succession d’âges gouvernés par des principes spirituels ou
philosophiques qui devaient culminer dans un âge de liberté dominé
par la croyance au Christ. Son imagerie historique ressemblait à celle de
Madame de Staël, qui divisait l’histoire européenne en quatre époques :
héroïsme, patriotisme, chevalerie et liberté2.
Pour sa part, Louis de Bonald participera en 1815 au concours de
l’Institut de France sur « L’influence de la réforme de Luther sur la situation
politique des différents états de l’Europe » (1805) avec De l’unité religieuse en
Europe (1806), essai à partir duquel il développera ses Réflexions sur l’intérêt
général de l’Europe (1815). Selon Bonald, les « circonstances religieuses et
politiques » de l’Europe contemporaine rendaient l’unité religieuse d’une
facilité sans précédent. Les catholiques avaient entendu les critiques des
protestants sur le rôle social de l’Église en éliminant beaucoup de fêtes et

1 Novalis, Friedrich von Hardenberg, genannt Novalis, Werk und Forschung, Herbert Uerlings
(éd.), Stuttgart, Metzler, 1991, p. 572.
2 Germaine de Staël, De l’Allemagne, Simone Balayé (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1968,
p. 71.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 149

de rituels ; tandis que les ministres protestants prêchaient ce qui à la base


était une morale catholique. Leurs passions épuisées, les États populaires
produits par le protestantisme demandaient un retour au monarchisme
chrétien. Dorénavant, seul le dialogue était nécessaire pour unifier le
christianisme. Quoique Maistre n’eût probablement pas connaissance
des essais de Bonald, l’espérance qu’un protestantisme épuisé rejoindrait
bientôt le catholicisme est également présente dans Du pape.
Ces débats sur l’identité politique de l’Europe avaient lieu en même
temps que les controverses constitutionnelles déclenchées par la Révolution
française. Comme leurs précurseurs au xviiie siècle, les conservateurs, les
libéraux et les socialistes de la Restauration admiraient la constitution
anglaise. Ils la louaient parce qu’elle était libre, et parce qu’elle avait
garanti à la Grande-Bretagne une hégémonie mondiale et une histoire
intérieure relativement paisible. Cependant les opinions divergeaient
considérablement concernant la forme actuelle de la constitution et sur le
fait qu’elle soit applicable ailleurs qu’en l’Angleterre. Les conservateurs,
héritiers d’une tradition aussi vieille que la Rome ancienne, avaient ten-
dance à soutenir que les constitutions sont inscrites dans l’histoire et les
structures sociales des nations, et qu’aucun pays ne peut importer une
constitution étrangère sans faire violence à la sienne. Les libéraux et les
socialistes, en revanche, croyaient avec optimisme et à l’instar de leurs
ancêtres radicaux non seulement que les constitutions sont transposables,
mais qu’elles doivent l’être pour assurer la défense des droits de l’homme.
L’Empire exacerba ce débat sur les constitutions, alors que l’ambition
napoléonienne d’imposer la paix avec un gouvernement universel rendait
d’une actualité brûlante les questions sur la globalisation de la liberté.
Du pape n’a pas été lu dans le contexte de la théorie constitutionnelle
européaniste en partie parce que Maistre a choisi un contexte principale-
ment clérical pour son édition, contexte qui a beaucoup affecté sa forme
finale et sa réception. N’ayant pu persuader Chateaubriand de l’éditer,
Maistre a donné le manuscrit à l’abbé Jean-François Vuarin (1769-1843),
un expert du protestantisme et un vieil ami de Lausanne. Préoccupé par
l’ultramontanisme radical de Du pape, Vuarin recommanda que le livre
soit publié discrètement à Lyon, après un travail éditorial approfondi par
un théologien1. À la fin, c’est Guy-Marie Deplace (1772-1843) qui eut

1 Triomphe, Joseph de Maistre, p. 336.


150 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

les connaissances requises, mais surtout la patience et la discipline pour


exécuter l’énorme tâche de convertir le texte enflammé de Du pape en
un ouvrage publiable. S’il faut en croire les lettres reconnaissantes que
Maistre lui écrivit, Deplace a contribué de façon importante au ton aussi
bien qu’au contenu du livre, modérant l’un adroitement et atténuant
les excès de l’autre (comme la condamnation initiale de Bossuet pour
jansénisme)1. Sa vaste connaissance du jansénisme et son vif intérêt pour
le molinisme, dont il observait avec plaisir les progrès en France2, a fait
de Deplace le collaborateur idéal à la première philosophie pélagienne
du gouvernement catholique à paraître au xixe siècle.
Ce que Deplace ne savait pas, c’est qu’il mettait la main au premier
ouvrage européaniste à émerger des débats qui accompagnèrent la ten-
tative russe de trouver un juste milieu entre réaction et révolution. Car
ce n’était pas seulement l’ultramontanisme qui enflammait la prose de
Du pape, mais aussi les feux de controverse religieuse qui brûlaient à
Saint-Pétersbourg. C’est ce que confirme l’idéalisation, dans la préface,
de la France d’une époque révolue.

LA RELIGION ROMAINE COMME ESPRIT EUROPÉEN

Maistre commence Du pape en observant que « la vérité a besoin de


la France, » et qu’il espère que « la France [le] lira encore une fois avec
bonté3 ». Dès la composition des Trois fragments sur la France (1794),
il est fermement convaincu que si la Révolution a été faite avec des
livres, c’est en France, le pays « [destiné] à exercer sur toutes les parties
de l’Europe la même suprématie que l’Europe exerce sur les autres
contrées de l’univers », où il est plus important de gagner la guerre des
livres4. Comme il l’explique dans « La réputation des livres ne dépend
point de leur mérite » (1795), la cinquième de ses Six paradoxes, c’est les
1 Camille Latreille, « Bossuet et Joseph de Maistre », Revue d’histoire littéraire de la France,
12, 1905, p. 257-259.
2 Latreille, « Joseph de Maistre et le jansénisme », Ibid., 15, 1908, p. 415.
3 Du pape, p. 26.
4 Maistre, « Trois Fragments sur la France », dans Joseph de Maistre : écrits sur la Révolution,
Jean-Louis Darcel (éd.), Paris, Presses universitaires de France, 1989, p. 72.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 151

nations puissantes, et surtout la France et l’Angleterre, qui donnent aux


livres leurs réputations1. Il constate que la France jouit d’un véritable
« empire » sur le goût et les opinions européennes, parce que « [l]’art
de dire ce qu’il faut et quand il faut n’appartient qu’aux Français », et
la France est « faite pour régner sur l’opinion par ses écrits2 ».
Le « Discours préliminaire » de Du pape rattache cette suprématie
littéraire à la tutelle primitive que la France a exercé sur la religion
européenne. Le vieil esprit romain que Cicéron définissait comme
« la religion et la crainte des dieux » s’harmonisera très bien avec le
druidisme – une fois que celui-ci aura été dépouillé de ses « erreurs
et sa férocité » par le christianisme. L’esprit romain est ainsi devenu
l’essence d’une « nation extraordinaire » destinée à tenir un rôle prin-
cipal parmi ses voisins, et à instituer l’Église dans le monde3. Assurée
tout d’abord par la religion, la direction française de l’Europe s’est
étendue à la politique, les mœurs, la morale, l’intellect – en un mot, à
tout ce qui détermine l’histoire et la spiritualité. La France médiévale
et moderne est le successeur de la Rome antique, qui a été la première
à conquérir et unifier l’Europe parce qu’elle aussi était par-dessus tout
religieuse. Avec le temps, l’essence religieuse de Rome, tant païenne
que chrétienne, a formé une expansivité française caractérisée par le
génie de n’inventer rien et d’enseigner tout, et de propager la civilisa-
tion européenne dans chaque siècle. Symboliquement, quand le peuple
français a imité ses ancêtres romains en conquérant l’Orient, le nom
qui les désignait dans ces contrées – « franc » – devint le synonyme
d’« européen4 ».
Comme Madame de Staël, Maistre divisait l’Europe en nations
latines et germaniques ; mais lui préférait les latines. Madame de
Staël, exilée, censurée, mise au ban de son pays intellectuellement et
religieusement par le gouvernement de Bonaparte, sans la moindre
considération des services rendus par son père (comme elle le remarquait
amèrement dans la préface de De l’Allemagne)5, trouvait la civilisation
latine oppressive. Méditant peut-être la fin douloureuse de sa relation

1 OC, t. VII, p. 324-347.


2 Maistre, « Trois fragments sur la France », p. 75.
3 Maistre, Du pape, Jacques Lovie et Joannès Chetail (éds.), Genève, Droz, 1966, p. 20.
4 Ibid., p. 21.
5 Germaine de Staël, De l’Allemagne, p. 40.
152 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

avec Benjamin Constant (1767-1830), elle considérait que la France,


trop corrompue par Rome, avait oublié l’humanisme chevaleresque
du Moyen Âge chrétien, et qu’elle avait institué, après la régence, le
règne de « la fatuité, [de] l’immoralité et [de l’]incrédulité1 » qui fut
délétère surtout pour les femmes. Trop longtemps civilisée, la France
n’était donc pas le cœur battant de l’Europe. C’était dans l’Allemagne
protestante et sa littérature que Madame de Staël trouvait l’espoir
d’un continent régénéré.
Maistre, en revanche, était un catholique estimé par Bonaparte et
Louis XVIII, un francophile dont la Savoie natale s’était toujours soumise
à la direction intellectuelle de la France. Il était aussi motivé dans son
amour pour la France par l’alliance qui liait ses rois aux Bourbons. Dans
l’Éloge de Victor-Amédée III (1775), il célébrait les alliances entre les rois
de Savoie et les Bourbons. « Viens, CLOTILDE, viens embellir la cour
de mon Roi ; viens mêler le sang de HENRI IV à celui de VICTOR ;
resserre encore les nœuds qui nous unissent à la France ; jamais ils ne
seront assez multipliés2 ». Quelques décennies plus tard, en composant
Du pape, il conservait toujours le sens de la parenté entre la Savoie et la
France, en espérant que la restauration des Bourbons de France serait
suivie par celle des rois de Sardaigne en Savoie3.
La Révolution, cependant, a montré que la France n’avait pas tou-
jours bien gardé la religion. Les rois français, séduits par le jansénisme
et le gallicanisme, ne s’étaient pas toujours alliés au clergé comme ils
auraient dû le faire. Les titres d’ « évêque extérieur » et de « souverain pontife
extérieur » qui avaient été l’orgueil de Constantin ne flattèrent pas les
successeurs de Charlemagne, de sorte qu’ « à force de sophismes et de
criminelles manœuvres », on parvint « à cacher au roi très chrétien l’une
de ses plus brillantes prérogatives, celle de présider (humainement) le
système religieux, et d’être le protecteur héréditaire de l’unité catho-
lique4 ». L’office dévolu par la providence ne sera pas rempli.
Les monarques de France sont miraculeusement revenus, mais l’esprit
révolutionnaire est plus fort parmi eux qu’il ne l’était sous Napoléon.
« Le puissant usurpateur » a serré « le génie mauvais » de la Révolution.

1 Ibid., p. 71.
2 Maistre, Éloge de Victor-Amédée III, p. 32.
3 OC, t. IX, p. 192.
4 Maistre, Du pape, p. 22.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 153

Mais maintenant que « la justice et la paix se sont embrassées1 », le destruc-


teur ne craint plus. Au milieu du désordre, et des échecs des souverains
temporels, le pape seul demeure impartial, la seule pierre, immobile
dans le temps, sur laquelle repose le christianisme. La « rage anti-reli-
gieuse2 » a donc tourné tous les efforts contre lui, de manière qu’« il n’a
jamais été plus nécessaire d’environner de tous les rayons de l’évidence
une vérité du premier ordre3 ». La mission de Du pape est de dévoiler
le rôle historique du souverain pontife, de conter l’histoire de l’Europe
à travers l’histoire des papes. Alors la France se rappellera peut-être de
sa mission à travers les âges, et redeviendra le défenseur zélé de la foi –
plutôt que le geôlier du pape.
À mesure qu’il correspondait avec Bonald, Maistre s’intéressait de
plus en plus à la primauté de la France en Europe. Les deux princi-
paux représentants du conservatisme francophone ont commencé de
correspondre en 1812, quand Maistre écrit à Bonald pour le remercier
d’une référence laudative aux Considérations sur la France (1797) dans la
Législation primitive considérée dans les derniers temps par les seules lumières
de la raison (1802) ; et depuis ce temps les deux ne cesseront de s’écrire,
découvrant avec surprise et joie les parités d’esprit et d’opinion qui les
unissent, jusqu’au goût partagé des mêmes expressions. Comme Maistre
écrit à Bonald le 8 juillet 1818 :
Est-il possible, Monsieur, que la nature se soit amusée à tendre deux cordes
aussi parfaitement d’accord que votre esprit et le mien ! C’est l’unisson le
plus rigoureux, c’est un phénomène unique. Si jamais on imprime certaines
choses, vous retrouverez jusqu’aux expressions que vous avez employées, et
certainement je n’y aurai rien changé4 !

Quand il s’agissait de la France, Bonald hésitait entre la foi et le fata-


lisme. C’est lui qui se plaignait à Maistre que, comme il le voyait tous
les jours à la Chambre, la Révolution s’était échappée de la « main de
fer » de Bonaparte et gouvernait la France plus despotiquement que
jamais5. Et c’est lui qui se désespérait que la France négligeât son rôle

1 Ibid., p. 23.
2 Ibid., p. 24.
3 Ibid., p. 26.
4 OC, t. XIV, p. 137.
5 Bonald, Lettres à Joseph de Maistre, p. 96.
154 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

dans la « réunion des souverains1 ». En revanche, Bonald consolait


Maistre en 1819, insistant qu’il devait « [compter] un peu sur l’étoile
de la France », car on ne pouvait pas désespérer d’une nation qui avait
été sauvée jadis par une bergère2.
Cette préoccupation que la France soit saine pour que l’Europe le soit
aussi contraste fortement avec les idéaux fédéralistes et républicains d’une
Europe homogène. L’Europe de Kant et de Constant unifiait des sujets qui
étaient « culturellement indifférenciés et uniformes3 » et qui remplissaient
des rôles politiques identiques. C’était une Europe fidèle à l’absolutisme
des Lumières, une société politique internationale et égalitaire fondée sur
une relation directe entre les individus et l’État. En face de cela, l’Europe
de Maistre, guidée par des nations différentes à des époques différentes,
intrinsèquement historisante, religieusement animée, culturellement plu-
raliste, et politiquement dépendante de la santé de la nation qui gouverne
ses opinions, est une version ecclésiologique de l’Europe cosmopolite de
Herder. Conscient du traitement infligé aux papes par les gouvernements
français, Du pape dépeint une Église totalement contraire à l’Église galli-
cane, qui modère les souverainetés à travers le temps. Le livre I soutient
non seulement que l’Église médiévale fut politiquement autonome des
rois, et le juge ultime de leur politique ; mais que l’infaillibilité pontificale
est le corollaire de cette position d’arbitre et de cette autonomie.

LA RAISON UNIVERSELLE DE L’AUTORITÉ ECCLÉSIASTIQUE

Pour Maistre, « l’infaillibilité dans l’ordre spirituel, et la souveraineté


dans l’ordre temporel, sont deux mots parfaitement synonymes. L’un et
l’autre expriment cette haute puissance qui domine toutes, dont toutes
les autres dérivent ; qui gouverne et n’est pas gouvernée, qui juge et n’est
pas jugée4 ». La souveraineté temporelle étant naturellement absolue, et

1 Ibid., p. 88.
2 Ibid., p. 126.
3 James Tully, « The Kantian Idea of Europe », dans The Idea of Europe, Anthony Pagden (éd.),
p. 339.
4 Maistre, Du pape, p. 27.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 155

l’Église possédant à la fois la souveraineté temporelle et la souveraineté


spirituelle, sa souveraineté est doublement absolue et peut être appelée
infaillible. Aussi, les sujets de l’Église étant dispersés à travers le monde,
l’esprit d’association volontaire, possible seulement dans les petites
républiques1, lui est inconnu. Le pape est un souverain naturel.
L’idée de l’infaillibilité pontificale reposait en partie sur l’absolutisme
de Bodin ; mais elle dérivait plus directement du Tractatus de potestate
summi pontificis in rebus temporalibus (1610) de Robert Bellarmin (1542-
1621). Ce texte – que Maistre annota dans ses Registres de lecture de 1812,
et en quoi il voyait une source de l’idée de l’infaillibilité pontificale
dans Du pape2 – réfutait l’argument de William Barclay of Aberdeen
(1546-1608), dans De potestate papae (1609), contre le pouvoir temporel
des papes. Pour soutenir la souveraineté temporelle du pape, Bellarmin
s’appuyait sur l’ultramontanisme modéré qu’André Duval (1564-1638)
avait soutenu – contre le gallicanisme d’Edmond Richer – dans De
suprema romani pontificis in ecclesiam potestate papae (1614). Duval remar-
quait les avantages d’une monarchie catholique sur une monarchie pure,
observant que la première est préservée du despotisme parce qu’elle est
adoucie par l’aristocratie. Pour lui, l’absolutisme devait se mélanger à
la démocratie, et incorporer le débat pour éviter la tyrannie.
Du pape essaye de retourner Duval. Pour Maistre, un principe est
prouvé s’il est historiquement produit et certifié, et la souveraineté légi-
time de l’Église réside dans le fait qu’elle a grandi avec le temps. Dans
l’Église primitive, les conciles se réunissaient fréquemment. Ordonnés
surtout par les empereurs grecs, ils étaient des pouvoirs intermittents
dans l’Église qui dérobaient à la souveraineté cette constance de vie,
d’action et de vigilance sans laquelle elle n’est plus, car « il n’y a pour
elle aucune différence entre le sommeil et la mort3 ». Mais avec le temps les
conciles devinrent plus rares et demeurèrent légaux seulement quand
le pape les présidait et approuvait leurs décisions. La souveraineté ecclé-
siastique augmenta avec leur rareté.

1 Maistre semble n’avoir pas connu le débat des années 1770 et 1780 sur la possibilité d’une
grande république. Voir Richard Whatmore, Republicanism and the French Revolution : An
Intellectual History of Jean-Baptiste Say’s Political Economy, Oxford, Oxford University Press,
2000.
2 Maistre, Du pape, p. 28n.
3 Ibid., p. 34.
156 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Cette conviction que les assemblées délibératives sont contraires à la


souveraineté trouva des échos dans la pensée des antagonistes politiques
de Maistre dont la pensée ressemblait pourtant sur de si nombreux points
à la sienne. Dans De la réorganisation de la société européenne, Saint-Simon
et Augustin Thierry (1795-1856) critiquaient le système de congrès euro-
péens proposé par l’abbé de Saint-Pierre dans son Projet de paix perpétuelle
(1713). Ils prédisaient également que le Congrès de Vienne serait vain et
n’aboutirait qu’à la discorde, puisque “à toute réunion de peuples comme
à toute réunion d’hommes, il faut des institutions communes, il faut une
organisation : hors de là, tout se décide par la force1 ». Pour Saint-Simon et
Thierry, la volonté pure des assemblées politiques s’opposait à la rationalité
irénique qui caractérisait les institutions bien intégrées.
Maistre efface toutefois cette opposition de son analyse du gouver-
nement de l’Église. Il soutient que le rapport naturel entre le pape et
le concile n’est pas un rapport de suprématie, mais d’identité. Sur ce
plan, il suit un « vir stupendae plane eruditionis », « un homme d’une
érudition simplement étonnante », le théologien oratorien Louis de
Thomassin (1619-1695), dont l’Ancienne et nouvelle discipline de l’Église,
touchant les bénéfices et les bénéficiers (1678-1679) fut le manuel d’histoire
du droit canonique le plus lu jusqu’à la fin du xixe siècle. Cité dans Du
pape, ce livre soutient que « ceux qui […] mettent [le pape] au-dessus des
canons, l’en font maître, prétendent seulement qu’il en peut dispenser ; et
ceux qui nient qu’il soit au-dessus des canons ou qu’il en soit le maître
veulent seulement dire qu’il n’en peut dispenser que pour l’utilité et dans
les nécessités de l’Église2 ». Il n’est donc pas question de se demander si le
pape est au-dessus des canons, ou s’il leur est sujet ; mais de savoir si
le pape les observe même quand il contredit leur contenu. L’argument
aura un grand écho pendant la Restauration, surtout quand les libéraux
relanceront les Articles Gallicans de 1682 dans le but de rompre la
droite, opposant les gallicans aux ultramontains.
Cette identification audacieuse du souverain et de la loi ecclésias-
tiques différencie l’infaillibilité spirituelle de l’absolutisme temporel,

1 Claude-Henri de Rouvroy, comte de Saint-Simon et Augustin Thierry, De la réorganisa-


tion de la société européenne, ou de la nécessité et des moyens de rassembler les peuples de l’Europe
en un seul corps politique, en conservant à chacun son indépendance nationale, Paris, A. Egron/
Delaunay, 1814, p. 23.
2 Maistre, Du pape, p. 116.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 157

deux concepts par ailleurs identiques dans les fonctions politiques


qu’ils impliquent. Quand il décrit la relation entre le roi européen
et la loi dans ses essais sur Rousseau, Maistre soutient précisément
que la spécificité des monarques européens repose en dernière analyse
sur leur obéissance à la constitution1. Toutefois le statut spirituel du
pape comme vicaire du Christ sur terre le sépare des autres souve-
rains européens, rendant son magistère et sa personne à la fois sujets
du droit et source du droit. Maistre adopte une opinion que d’autres
avaient soutenue avant lui. Comme il le souligne, l’identité du pape
et de l’Église est un des thèmes des lettres de saint François de Sales.
Bellarmin lui-même affirme que « lorsqu’on parle du Souverain Pontife,
on parle du christianisme2 », ce qui explique la solidarité politique
qui survit sur le continent.
L’Église-pape ainsi envisagée devient un agent historique. Elle est
l’instrument de la réalisation de la volonté de Dieu sur la terre, le
moyen de faire intervenir le divin dans le monde afin d’assurer le pro-
grès de l’histoire. Se développant avec le temps, l’Église semble sujette
à la mutabilité, mais en réalité c’est une entité éternelle, sans âge, qui
demeure toujours inchangée dans son essence.
Ainsi, elle se laissera obscurcir par la barbarie au Moyen Âge, parce qu’elle
ne veut point déranger les lois du genre humain ; mais elle produit cepen-
dant à cette époque une foule d’hommes supérieurs, et qui ne tiendront que
d’elle leur supériorité. Elle se relève ensuite avec l’homme, l’accompagne et
le perfectionne dans toutes les situations ; différente en cela et d’une manière
frappante, de toutes les institutions et de tous les empires humains qui ont
une enfance, une virilité, une vieillesse et une fin3.

Contrairement aux institutions et aux nations destinées à disparaître


avec le temps, l’Église-pape n’a pas de fin. Dans l’histoire, elle est le
véhicule de Dieu, présente, comme l’Eucharistie, toujours et partout :
« on y sent je ne sais quelle présence réelle du Souverain Pontife sur tous
les points du monde chrétien. Il est partout, il se mêle de tout, il regarde
tout, comme de tous côtés on le regarde4 ».

1 Voir surtout De la souveraineté du peuple, p. 201-202.


2 Maistre, Du pape, p. 56.
3 Ibid., p. 46.
4 Ibid., p. 61-62.
158 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

L’omniprésence et l’omniconnaissance pontificales signifient que la


raison se diffuse et recouvre le monde entier. À travers le temps, l’Église
abandonne la démocratie coercitive qui la caractérisait à l’origine, se
perfectionnant pour devenir une monarchie qui opère avec la rationa-
lité et l’efficacité d’une machine1. Là où les monarchies sont adaptées
seulement aux peuples parmi lesquelles elles poussent spontanément, la
monarchie ecclésiastique possède une raison universelle, et une structure
interne rendue cohérente par la nature particulière de son monarque,
de sorte qu’elle peut unir tous les peuples. L’humanité étant naturelle-
ment chrétienne, le gouvernement chrétien est « le seul gouvernement
qui convienne aux hommes de tous les temps et de tous les lieux2 ».
Sa loi-raison est inhérente à une sorte d’auto-connaissance ecclésiale
et tout particulièrement dans la capacité du pape à décider quand il a
besoin de conseil, et quand il peut juger seul3. Quand le pape dispense
les canons et la souveraineté temporelle, il manifeste à travers l’Église
la capacité européenne d’auto-gouvernement, consonante avec les lois
et non subordonnées aux passions, qui fait de l’Église un mécanisme
naturel, s’auto-régulant et européen.
L’Église-pape facilite aussi la liberté politique. Sa structure, quoique
oligarchique, ouvre un espace au débat rationnel, tandis que le pontificat
omniprésent constitue un obstacle à l’absolutisme temporel, dans la
mesure où il empêche le monopole étatique des espaces sociopolitiques.
Par ailleurs, à travers sa rationalité monarchique, l’Église-pape exclut
la violence qui naît de la volonté individuelle. Aussi, comme nous le
verrons, cette Église dont le gouvernement exclut l’association volontaire
est elle-même le générateur le plus efficace des associations et même des
institutions rationnelles en politique internationale.
Retrouver les origines intellectuelles de ce modèle nécessite une brève
incursion dans la politique russe sous Alexandre Ier.

1 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 195.


2 Maistre, Du pape, p. 278.
3 Ibid., p. 38.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 159

« TARISTES » ET JÉSUITES

Après le traité de Tilsit (1807), la plus grande partie de la noblesse


russe s’opposa au czar et se divisa en deux factions principales. L’une
comprenait l’aristocratie la moins riche et la plus urbaine. L’autre, qui
regroupe ce qu’on a appelé les « taristes », comprenait la plupart des
grands propriétaires fonciers, y compris plusieurs connaissances de
Maistre – Ampheld, Serracapriola, N.A. Tolstoï, Ouvarov, Volkinskii.
Le programme des taristes était simple. Ils envisageaient une Russie où
les bases de l’autocratie seraient réduites, la condition des serfs améliorée
par tous les moyens sauf l’affranchissement immédiat, et la voie ouverte
à une société sans bourgeoisie révolutionnaire1. Le vide social laissé par
un gouvernement réduit à sa plus simple expression serait rempli par
les valeurs traditionnelles des communautés nationales.
Pour raviver ces valeurs, Chichkov et Derjavine fondèrent, en 1810, le
Sympose des Amants de la Parole Russe. Maistre assistait à ses réunions,
dont le but était de populariser la littérature et la langue russes parmi
une aristocratie principalement francophone dans l’espoir de fortifier la
culture nationale sans importer des idées de l’étranger2. Ce traditionalisme
eut du succès à Saint-Pétersbourg. Un des animateurs les plus éloquents
de ce groupe était Alexandre Stordza (1791-1854). Dans ses travaux de
1815-1821, Stordza soutenait qu’un État ne pouvait être tranquille que
s’il préservait les mœurs, les institutions extra-gouvernementales et les
traditions historiques3. Idéologiquement, les taristes attiraient Maistre
parce qu’ils étaient déterminés à empêcher la Némésis révolutionnaire
et parce que leur programme pour une autocratie affaiblie qui ne serait
plus impliquée directement dans la vie de ses sujets semblait rendre
possible une Russie européanisée où le pouvoir souverain serait limité
par la loi divine, et où les institutions traditionnelles pourraient assumer
leur rôle de « faiseurs d’hommes ».
Les guerres napoléoniennes ont provoqué un débat sur la véritable
identité de la Russie mené par Sergueï Glinka (1776-1847), Fiodor
1 M. Stepanov, « Joseph de Maistre v Rossii », Literaturnoe nasledstvo, 30, 1937, p. 598.
2 Sur le Sympose, voir Martin, Romantics, Reformers and Reactionaries, p. 113-120.
3 Ibid., p. 171.
160 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Rostopchine (1763-1826) et Alexandre Chichkov (1754-1841). Ces trois


hommes
cherchaient, quoique de manières différentes, […] à convaincre les Russes que
l’Ancien Régime était essentiel à leur identité nationale […] Un siècle après
les réformes de Pierre Ier […] le czar et la noblesse étaient en train d’assumer
de nouveau leur rôle traditionnel qui était de diriger « la sainte Russie ». En
réponse à la rhétorique des Lumières utilisée par Napoléon, les conservateurs
déclaraient que l’Ancien Régime européanisé de l’aristocratie de Pétersbourg
était l’héritier de Kiev et de la Moscovie, tout en égalant l’Imperator Alexandre I
– le réformateur frustré, moitié allemand et francophone – aux czars. De
cette manière, les conservateurs ont relancé une tradition qui est devenue de
plus en plus forte dans le dernier siècle de la Russie impériale et qui a atteint
son apogée en 1881 : l’idée que l’Ancien Régime européen du xviiie siècle,
habillé de rhétorique et de symbolisme moscovites, représentait la véritable
identité de la Russie et son chemin vers l’avenir1.

Les conservateurs exprimaient une multiplicité de vues contraires sur la


relation idéale entre la Russie et l’Occident qui soulevaient des questions
sur la place de la liberté dans la société russe et sur la fin projetée du
servage. Le gouvernement était prudent : on était d’accord sur un éventuel
affranchissement des serfs, puisque leur assujettissement prolongé ne
s’accordait ni avec les droits de l’homme ni avec le statut de la Russie
comme nation européenne moderne. Toutefois cet affranchissement ne
devait intervenir qu’après une réforme extensive et graduelle. Cette vision
était justifiée par la théorie des constitutions implicites, généralisée à
travers l’Europe mais admise surtout en Russie. Elle y faisait naître la
conviction que l’empire était à la fois européen et autocratique parce
qu’une constitution chrétienne, absolutiste mais tendant toujours vers la
liberté, avait germé sur ses vastes territoires, destinés au gouvernement
impérial depuis les temps immémoriaux.
Pendant son séjour en Russie Maistre défendait lui aussi les
constitutions non écrites. L’Essai sur le principe générateur des constitutions
politiques (composé en 1809, à la même époque que le début de Du Pape)
rejetait l’absolutisme et faisait l’éloge conventionnel de la constitution
anglaise, mais pour la raison non conventionnelle qu’à travers l’histoire,
cette constitution avait été le véhicule inexpugnable d’une liberté excep-
tionnellement forte car non délibérée. Plus tard, Du pape décrira une
1 Ibid., p. 125.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 161

constitution encore plus parfaite que l’anglaise, non écrite et donc vivante,
non voulue par aucun pouvoir humain, non-absolutiste et productrice
de liberté. C’était un constitutionnalisme qui s’épanouissait idéalement
en Russie, où les conservateurs comme Stourdza et Ouvarov insistaient
sur le point que l’Église devait préparer le chemin de l’émancipation
par l’éducation. La position de Stourdza devait probablement beaucoup
aux courants piétistes allemands qui avaient influencé les Lumières
russes pendant le xviiie siècle, et que sa sœur Roandra (1786-1844)
avait prêchés à la cour de Russie pendant les années 1810. Pour les
piétistes, dont la vision se centrait sur une active coopération sociale,
l’éducation était cruciale pour le développement social et moral de
l’individu, l’affranchissant de l’ignorance et de la superstition1. Quant
à leur liberté, personnelle et spirituelle, elle transgressait sans effort les
contraintes sociales, dessinant ses propres limites politiques quelle que
fût la nature absolutiste de l’État.
Donnant un tour catholique à cette variété de conservatisme et au
libéralisme aristocratique de Montesquieu2, Maistre développa une forme
d’anti-absolutisme qui voyait dans l’Église le médiateur principal entre
l’État et le peuple, ainsi que le garant de la réforme paisible et graduelle.
Cependant il se montrait plus anti-absolutiste que les théoriciens russes
en ce qu’il n’attribuait à l’État aucun rôle dans l’éducation chrétienne.
Soucieux de préserver l’éducation catholique dans une autocratie orthodoxe,
il mettait beaucoup l’accent sur les qualités progressistes et libertaires de
la société civile et religieuse – élaborant de cette manière un libéralisme
ecclésiastique qui se répandra dans la pensée des royalistes catholiques
français. Mais il jugeait qu’en Russie, le pouvoir spirituel, affaibli, ne
pouvait pas fournir d’équilibre à un gouvernement absolu pour abolir
brusquement le servage sans provoquer l’anarchie ou la rébellion. La dif-
ficulté était augmentée par le fait que la Russie avait appris le peu qu’elle
savait de l’Occident au xviiie siècle, de sorte que « les premières leçons de
français que ce peuple entendit, furent des blasphèmes3 ».

1 Alexander Martin, « Die Suche nach dem juste milieu : Der Gedanke der Heiligen Allianz
bei den Geschwistern Sturdza in Russland und Deutschland im Napoleonischen Zeitalter »,
Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, 54, 1998, p. 82.
2 Le terme qu’utilise DeDijn pour dénoter l’idée que les corps intermédiaires préservent
la liberté. Voir French Political Thought from Montesquieu to Tocqueville.
3 OC, t. VIII, p. 291.
162 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Cependant la Russie pouvait toujours apprendre la liberté européenne,


que Maistre, comme la plupart des penseurs du xviiie siècle, croyait
être au moins compatible pour une part avec l’absolutisme. Sa défense
pédagogique des arts, de la littérature et des classiques et ses préventions
contre la science avaient des buts en partie libertaires. Toutefois Maistre
se séparait des conservateurs russes par son catholicisme. Contrairement
à eux, il pensait que le rapprochement des confessions grecques et latines
et les emprunts culturels à l’Occident pouvaient aider à libéraliser la
Russie. Là où Stordza voulait une collaboration étroite entre l’Église et
l’État, une attitude ecclésiastique non critique envers l’État1 et – comme
la plupart des conservateurs russes – une éducation chrétienne contrôlée
par l’État, Maistre voyait et la liberté et l’éducation mieux servies par
une Église autonome.
Les jésuites de Saint-Pétersbourg ont probablement influencé cette
vision. Tâchant de les obliger à incorporer la philosophie des Lumières
dans les programmes de leurs collèges, Speranskii les mit en conflit avec
la couronne, qui, depuis leur arrivée en 1773, les estimait pour le repos
que leur loyauté apportait à une Pologne turbulente, ainsi que pour la
qualité élevée et le coût modeste de leur éducation. Le 24 août 1810,
le général jésuite, Tadeusz Brzozovskii (1749-1820), envoya au czar une
note détaillant les préoccupations de la Société de Jésus sur l’avenir
éducatif de la Russie. Brzozovskii se plaignait que des idées subver-
sives circulassent à l’université de Vilnius, à laquelle le collège jésuite
de Polotsk devait être subordonné. Il observait aussi que si ces idées
étaient enseignées à travers l’empire comme le voulait Speranskii, elles
deviendraient beaucoup plus dangereuses pour l’État que les désordres
occasionnels qui avaient lieu en Pologne et Lithuanie. Au lieu de quoi,
on devait enseigner aux jeunes gens les principes du patriotisme, ainsi
que des sentiments de respect et de dévotion envers la personne du czar.
La Société, loyale et reconnaissante au gouvernement russe, se considérait
comme idéalement équipée pour cette tâche.
Une deuxième note, envoyée le 16 octobre 1811, révèle le change-
ment de sentiments qu’avaient connu les jésuites l’année précédente,
probablement à la suite de conversations avec Maistre, qui commença
à les fréquenter autour de 1810. La Société n’est pas mentionnée dans

1 Martin, « Die Suche nach dem juste milieu », p. 119.


UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 163

la correspondance diplomatique de ce dernier jusqu’en mars, quand il


informe le ministre sarde des affaires étrangères que Rodolphe (son fils)
prend des leçons de philosophie chez un jésuite, en compagnie du jeune
Serracapriola et d’autres amis des chevaliers gardes impériaux1. Tout
comme les Quatre chapitres sur la Russie (1811) de Maistre, la deuxième
note de Brzozovskii suggère que le catholicisme et l’aristocratie peuvent
aider à européaniser la Russie. Le général ne fait plus de référence au
patriotisme2. S’exprimant davantage comme un catholique occidental
que comme un chef orthodoxe, Brzozovskii pense maintenant que la
modernisation et l’ordre seraient tous deux mieux servis si l’on employait
des moyens rationnels et institutionnels, plutôt qu’en prônant la dévotion
personnelle aux nations et aux souverains temporels. La deuxième note,
en d’autres termes, signifie l’émergence d’un tarisme nouveau, libertaire,
catholique, qui s’accorde avec l’européanisme rationaliste de Maistre, et
qui propose l’Église comme instrument pour l’expansion de la société
civile, et pour la médiation entre le gouvernement et le peuple.
En accord avec ces idées, Du pape contribue au débat sur l’européanisation
de la Russie en dépeignant l’Église comme l’incarnation ultime de la
constitution implicite, le véhicule d’une liberté qui ne connaît pas de
frontières.

LA RESPUBLICA CHRISTIANA ET LE ROI FOU DE SUÈDE

L’Église, écrit Maistre, peut être distinguée de toutes les autres souve-
rainetés dans ses commencements. Elle est née comme aucun autre pouvoir
temporel ne l’a fait – perceptiblement. « La souveraineté », écrit Maistre,
« ressemble au Nil : elle cache sa tête. Celle des Papes seule déroge à la loi
universelle. Tous les éléments en ont été mis à découvert afin qu’elle soit
visible à tous les yeux, et vincat cum judicatur ». Le crime, l’acte de violence
qui est à l’origine de toute souveraineté, la manus de la loi romaine qui
tombe sur sa proie pour se l’approprier injustement et qui ne légitime

1 OC, t. XI, p. 431.


2 Stepanov, « Joseph de Maistre v Rossii », p. 599.
164 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

sa capture que par une longue possession1, est étrangère à l’histoire de la


papauté. L’Église est toujours offerte à la vue de tous. En fait sa souveraineté
surprend par sa transparence. C’est une évidence historique que les papes
sont devenus des rois parce que les empereurs romains d’Orient étaient
notoirement incompétents et tyranniques ; également évidents étaient « le
cri de l’Occident qui abdique l’ancien maître ; la nouvelle souveraineté qui
s’élève, s’avance et se substitue à l’ancienne sans secousse, sans révolte, sans
effusion de sang, poussée par une force cachée, inexplicable, invincible,
et jurant foi et fidélité jusqu’au dernier instant à la faible et méprisable
puissance qu’elle allait remplacer2 ».
Si la charte historique des nations est une parabole dont la courbe
représente le cycle de vie propre à toute entreprise humaine, celle de
l’Église est une ligne ascendante. Ici, Maistre s’associe au débat que
Rousseau a inauguré en assurant, dans le chapitre 11 du livre III du
Contrat social, que toutes les nations périssent3. Dans De la souveraineté,
Maistre est d’accord avec Rousseau : tout peuple suit un développement
parabolique qui finit par sa disparition. Cependant dans Du pape, il se
rapproche plus de l’opinion de Mably, pour qui, même si les nations
sont mortes dans le passé, elles pourront peut-être vivre éternellement
dans l’avenir4. Contrairement à Mably, Maistre n’envisage qu’une nation
impérissable – l’Église – dont l’existence est historique mais dont
l’origine n’est pas de ce monde. Les premiers papes annoncèrent sans le
savoir que leur pouvoir était « assisté5 », qu’il surgissait d’une manière
nécessaire et paisible, même contre leur propre volonté.
L’histoire de la papauté est en harmonie avec ses origines. Aucun
pape n’a été un usurpateur, un conquérant ni un agresseur. On peut
démontrer ceci en détail, même dans le cas de Jules II (1443-1513) et
de ses guerres. Chaque partie des États du pape fut acquise par une
donation6, et les papes sont les seuls monarques qui possèdent au

1 En définissant la souveraineté comme la capacité d’être violent impunément, Maistre


hérite de Pindare. Sur la tradition pindarique de la souveraineté, voir Giorgio Agamben,
Homo Sacer : le pouvoir souverain et la vie nue, Marilène Raiola (tr.), Paris, Seuil, 1997,
p. 39-42.
2 Maistre, Du pape, p. 152.
3 Sonenscher, Sans-Culottes, p. 372-373.
4 Ibid., p. 373.
5 Maistre, Du pape, p. 153.
6 Ibid., p. 146.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 165

xixe siècle les mêmes territoires qu’ils possédaient au ixe. Les pontifes


n’ont pas toujours gouverné sans reproche, ils ne se sont pas toujours
conformés aux impératifs moraux abstraits que les historiens leur ont
imposés rétrospectivement. Mais en général, ils ont été plus cléments et
plus miséricordieux que la plupart des autres souverains de leurs temps,
ce qui est tout ce que l’on peut déterminer justement, et tout ce qu’on
peut exiger d’eux en tant qu’êtres humains1.
La visibilité et la facilité avec laquelle l’Église est née et a acquis ses
territoires révèlent la nature de sa souveraineté. La rationalité des papes,
et leur bonté généralement supérieure à celle des rois temporels, a fait de
la papauté un phénomène historique dont l’apogée se situe entre le xiie
et le xve siècle. Cependant l’avenir pourrait apporter un gouvernement
chrétien universel.
L’hypothèse de toutes les souverainetés chrétiennes réunies par la
fraternité religieuse en une sorte de république universelle, sous la
suprématie mesurée du pouvoir spirituel suprême ; cette hypothèse,
dis-je, n’avait rien de choquant et pouvait même se présenter à la rai-
son comme supérieure à l’institution des Amphictyons. […] Qui sait
ce qui serait arrivé si la théocratie, la politique et la science avaient
pu se mettre tranquillement en équilibre, comme il arrive toujours
lorsque les éléments sont abandonnés à eux-mêmes, et qu’on laisse
faire le temps2 ?
La vision d’un tribunal européen présidé par le pape et préservant
la paix européenne remontait au moins à De suprematu principum
Germaniae (1677) de Leibniz – qui voulait un sénat permanent de
la chrétienté modelé sur les conciles œcuméniques et sur le Projet de
paix perpétuelle (1712) de l’abbé de Saint-Pierre. Le Génie du christia-
nisme de Chateaubriand et De la réorganisation de la société européenne de
Saint-Simon et Augustin Thierry critiquèrent cette vision tout en la
ravivant, et en cherchant à réordonner la société post-révolutionnaire
selon un pouvoir spirituel. La nouvelle amphictyonie avait été aussi
rêvée par Napoléon, qui voulait voir l’Europe unifiée dans « le même
corps national », et qui regrettait, à Sainte-Hélène, que la famille
européenne n’avait pas un système politique semblable au congrès

1 Ibid., p. 156, 183.


2 Ibid., p. 194.
166 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

américain ou aux amphictyonies de la Grèce1. Les amphictyonies


de Napoléon et de Maistre étaient toutes deux gouvernées par un
individu : dans le cas de Napoléon, par lui-même ; et dans celui de
Maistre, par le Rédempteur de l’Europe qu’il attendait avec les mys-
tiques russes et allemands – l’« homme de génie » qui opérerait la
réconciliation de la religion et de la science, et que Bazard verrait un
jour dans Saint-Simon. La différence entre l’amphictyonie de Maistre
et les autres modèles contemporains tient à que ces derniers étaient
produits par ce qu’il appelait « la force humaine », c’est-à-dire, par la
négociation politique et la volonté de gouverner. Maistre, pour qui
tout ce qui est humain est éphémère et doit s’épuiser, et pour qui la
monarchie est seulement nationale ou ecclésiale, n’aurait jamais pu
imaginer son amphyctionie durablement administrée par un roi tem-
porel sans l’assistance de l’Église, n’importe la sagesse de ses lois ; mais
seulement par la raison chrétienne qui partout assure l’universalité
et la permanence de l’ordre spirituel. Sous ce point de vue, l’Europe
de Maistre ressemble plus à celle de Kant qu’à celle de Napoléon.
Elle est davantage une fédération de républiques qui se réforment
graduellement, qu’un empire instantanément uni par un homme seul.
Cet idéal de l’Europe quasi-fédéraliste et de la doctrine de raison
pontificale qui la justifie est en harmonie avec la perception maistrienne
des monarques temporels comme des êtres irrationnels – perception
qui se développe pendant ses années à Saint-Pétersbourg. Il est certain
que Du pape attribue aux familles royales une longévité exceptionnelle
et un « instinct » politique2. Toutefois les rois de Du pape sont aussi en
proie des passions, les représentants d’un mode de gouvernement encore
asservi aux tentations de la Révolution et du despotisme qui pour cette
raison ont besoin de se soumettre à l’autorité divine3.
Il est probable que le tarisme et le gouvernement de Speranskii ont
également contribué à cette prise de conscience, mais d’autres facteurs ont
aussi été à l’œuvre. La querelle épistolaire avec Blacas sur le gallicanisme
a incité Maistre à étudier de près la politique religieuse de Louis XIV,
et a fait beaucoup pour atténuer sa première admiration voltairienne

1 Biancamaria Fontana, « The Napoleonic Empire and the Europe of Nations », Anthony
Pagden (éd.), The Idea of Europe, p. 123.
2 Maistre, Du pape, p. 280-284.
3 Ibid., p. 198.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 167

pour le roi-despote du Grand siècle1. Le chapitre 1 du livre III de De


l’Église gallicane regrette le caractère orgueilleux du Roi-Soleil, qui
oublia que « Dieu seul est grand », et qui donna plus de chagrin au Saint
Siège qu’aucun monarque français depuis Philippe le Bel. La visite de
Maistre à Versailles en 1817 le laissa avec une intuition de la tyrannie
qui reflétait ses nouvelles vues.
Louis XIV habite encore ce palais : tout est plein de lui, et je ne sais même
comment les frénétiques de la révolution ont épargné tant de monuments d’un
roi qui entendait si peu les droits de l’homme. Dans la chambre où ce fameux
prince est mort ; dans celle où il tenait ses conseils, où Colbert et Louvois
opinaient devant madame de Maintenon qui filait ; devant le portrait en pied
d’Adélaïde de Savoie, dans les bosquets où se promena madame de Sévigné,
j’éprouvais une espèce d’oppression. Je n’ai plus rien à voir2.

Que les rois sacrifient au libéralisme moderne n’était pas non plus
une raison de les croire rationnels. Si l’Essai sur le principe générateur des
constitutions politiques, qui dénonçait les constitutions écrites – et donc,
implicitement, la Charte de Louis XVIII – a déplu au roi de France, la
correspondance de Maistre avec Bonald a servi seulement à confirmer
les thèses de ce texte. Bonald en effet ne cessait de clamer son désespoir
d’ultra. En 1817, il s’écriait dans une lettre à Maistre : « Nous périssons
aux cris de Vive le roi et la charte3 ! ». Et il ajoutait, dans un passage
enflammé, que « l’aveuglement des rois est un phénomène cent fois plus
effrayant » que la fin du monde par le feu, consécutif à la chute d’une
comète sur la terre ; car les rois n’étaient plus les soleils immobiles de
jadis qui animaient et illuminaient tout autour d’eux, mais des « astres
vagabonds qui troublent le système des sociétés, et n’y portent, avec
leurs faiblesses ou leurs erreurs, que le désordre et le ravage4 ».
Mais Bonald écrivait à un homme qui, tout monarchiste qu’il était,
regardait les rois avec scepticisme depuis une décennie. À l’aube de
l’« Europe de Metternich », quand la raison d’État s’établissait fermement
comme la norme diplomatique européenne, les ferveurs mystiques de
Gustave IV (1778-1837), roi de Suède, inspiraient à Maistre un mélange

1 See OC, t. III, p. 89-93.


2 Maistre, Correspondance diplomatique de Joseph de Maistre, p. 374.
3 Bonald, Lettres à Joseph de Maistre, p. 111.
4 Ibid., p. 120.
168 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

de mépris et de tristesse. Grâce à son amitié avec le baron Curt von


Stedingk (1746-1835), l’ambassadeur suédois et un de ses plus proches
amis en Russie, Maistre a bien connu le délire royal et religieux qui a
retenti à travers l’Europe pendant la guerre russo-suédoise de 1808, et qui
a fini avec la déposition du roi maçon en 18091. Dans sa correspondance
diplomatique, Maistre raconte à son propre roi que tout a commencé en
1687, quand Charles XI (1655-1697) fit un rêve sanguinaire à propos de
Gustave IV, qui vivait terrorisé. Il conclut avec une pointe de dédain :
« Votre Majesté sait que la Suède est le pays des revenants, des appari-
tions, des miracles. Elle croira ce qu’elle jugera à propos : il est toujours
vrai que dans les circonstances actuelles cette sorcellerie est piquante2 ».
Les « circonstances actuelles » font référence au soulèvement de
l’Autriche contre Napoléon, et au traité de Schönbrunn de 1805 qui a
mis fin aux hostilités en concluant une alliance entre l’Autriche et la
France. Avec toute l’Europe gouvernée par la France ou alliée avec elle
par traité, Maistre pensait que le roi d’une nation suffisamment fortunée
pour être encore libre devait s’occuper plus utilement qu’en faisant la
guerre à « deux puissances colossales dont une seule suffirait pour [l’]
anéantir dix fois3 ». Inspiré peut-être par cet épisode, il a commencé à
réfléchir à la complicité involontaire des rois avec les révolutions qui les
détruisent, et à ce que l’Église pouvait faire pour modérer les passions
royales et inspirer des réformes rationnelles. Un indice que les nouvelles du
délire religieux de Gustave IV ont dû affecter Maistre : Du pape contient
une fausse pétition adressée au pape par le peuple suédois, demandant
au souverain pontife d’assurer une médiation entre les Suédois et leur
infortuné monarque, qui ne règne que pour les perdre4.
Toutefois rien n’a pu persuader Maistre plus fermement de la cécité
et des faillites des rois que les injustices qu’il sentait que la cour de
Sardaigne lui infligeaient depuis les années 1790. Accusé d’abord d’être
franc-maçon et rebelle quand il se trouvait à Lausanne, il eut ensuite
des conflits constants avec le brutal Charles-Félix, le frère du roi, sur
1 Triomphe, Joseph de Maistre, 280. Sur Maistre et Stedingk, voir Jean Rebotton, Études
maistriennes. Nouveaux aperçus sur la famille de Maistre et sur les rapports de Joseph de Maistre
avec Monsieur de Stedingk, Aosta, SOINS, coll. « Bibliothèque de l’Archivum augustanum »,
1974.
2 OC, t. XI, p. 261.
3 Maistre, Du pape, p. 195.
4 Ibid., p. 195-197.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 169

l’administration de la justice à Sardaigne. Les exécutions sommaires


et les incarcérations à vie des pauvres innocents dont il a été le témoin
sur cette île et dont il a plaidé sans succès la cause lui ont donné un
sentiment de culpabilité qu’il n’a jamais pu pardonner à la maison
régnante. On l’a également laissé avec un traitement et un rang qui
l’ont forcé à se séparer de sa famille pendant plus d’une décennie,
conditions matérielles qu’il considérait comme en dessous des besoins
et de la dignité d’un ministre à Saint-Pétersbourg – une situation qui
a excessivement aigri ses relations avec la cour de Sardaigne, toujours
très tendues1. Sa conviction qu’il était un sujet dévoué qui avait sacri-
fié par loyauté à son roi des propositions lucratives faites par d’autres
monarques qui l’auraient voulu à leur service, l’a amené à penser que
les souverains héréditaires sont parfois les pires connaisseurs de l’intérêt
de leurs peuples, et du leur propre2. Avec le temps, il a fini par croire
que les rois légitimes pouvaient devenir des dirigeants pires que les
rois révolutionnaires, au moins parmi les peuples rebelles et dans les
temps de crise3. Au lendemain de Tilsit, quand le besoin de donner un
gouvernement à la Grèce s’avérait urgent, Maistre confessait au ministre
sarde des affaires étrangères que quand on imaginait Napoléon et le
roi de Sardaigne dirigeant la Grèce révoltée, Napoléon semblait être le
monarque plus efficace4. En fait, ce dernier avait même des avantages
moraux sur les familles royales européennes : « Je sais », écrit Maistre,
« tout ce qu’on peut dire contre Bonaparte : il est usurpateur, il est
meurtrier ; mais […] il est usurpateur moins que Guillaume d’Orange,
meurtrier moins qu’Élisabeth d’Angleterre5 ». À la fin de sa vie, étant
revenu à Turin pour remplir des postes purement honoraires, Maistre
écrit que s’il n’avait pas de femme, il se ferait jésuite6. C’était une
plaisanterie, mais elle illustrait le désespoir que lui inspiraient sa
cour et le monde en général ; ainsi que son désir croissant de mettre
son destin politique aux pieds de l’incarnation terrestre du seul Être
méritant une éternelle confiance.
1 Sur le rapport de Maistre avec la cour de Sardaigne, voir Lebrun, Joseph de Maistre,
p. 178-181.
2 Voir surtout OC, t. IX, p. 345 ; OC, t. X, p. 51, 54, 258, 260, 287-288.
3 OC, t. X, p. 470.
4 Ibid.
5 Ibid., p. 548.
6 OC, t. XIV, p. 124.
170 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

En bref, Maistre regardait son amphictyonie européenne et la doc-


trine de la raison pontificale qui la justifiait théologiquement comme
des alternatives aux systèmes plus aléatoires encore des souverains
temporels. La suite de Du pape démontre qu’il plaçait sa confiance dans
la raison ecclésiastique au point de vouloir réinventer au bénéfice de
l’Europe le pouvoir de dispenser les souverainetés que l’Église avait
exercé dans l’Histoire.

L’APPRIVOISEMENT DES ROIS

On peut lire le livre II de Du pape comme un petit traité sur la limi-


tation de la souveraineté. « L’homme, en sa qualité d’être à la fois moral
et corrompu, juste dans son intelligence, et pervers dans sa volonté,
doit nécessairement être gouverné1 ». La souveraineté est le pouvoir qui
mène cette créature ambiguë avec des règles faites non pour ce cas ou
cet homme, mais pour tous les cas, tous les temps et tous les hommes.
La nature humaine est telle que si la souveraineté est rendue nécessaire
par la corruption humaine, elle est aussi rendue possible par la justice
innée chez l’homme, qui veut généralement le bien toutes les fois qu’il
ne s’agit pas de lui. La souveraineté ne peut donc faire volontairement
le mal plus souvent que le bien, puisque cela serait contraire à la nature
humaine, et aurait l’effet de dissoudre le gouvernement ipso facto. En
même temps, on ne peut pas abandonner la souveraineté à elle-même :
elle doit toujours être perfectionnée, et trouver des obstacles à ses excès.
La question délicate de la licéité de la rébellion découle de ces pro-
positions. Achenvall, Ferguson et Kant l’avaient formulée avant Maistre
et, croyant que le peuple peut décider ce qu’il est capable de supporter,
lui avait reconnu le droit à la rébellion2. Maistre quant à lui aborde la
question sous un aspect nouveau : pour lui, la question vitale n’est pas
« quis iudicabit ? » comme elle l’était pour Kant3. Avant d’assigner

1 Maistre, Du pape, p. 129.


2 Fania Oz-Salzberger, Translating the Enlightenment : Scottish Civic Discourse in Eighteenth-
Century Germany, Oxford, Oxford University Press, 1995, p. 251.
3 Ibid.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 171

un juge, il est nécessaire de déterminer s’il est possible de juger. Si les


limites de la souveraineté sont susceptibles de « plus ou moins », on
ne peut pas définir le point à part duquel un gouvernement devient
tyrannique, et par là justifie la rébellion. Et même si ce point pouvait
être déterminé, la révolte n’apporte que des maux : « L’histoire n’a
qu’un cri pour nous apprendre que les révolutions, commencées par
les hommes les plus sages sont toujours terminées par les fous ; que les
auteurs en sont toujours les victimes et que les efforts des peuples pour
créer ou accroître leur liberté finissent presque toujours par leur donner
des fers1 ». Cette déclaration résume le chapitre 2 des Considérations sur
la France, et répète l’interprétation providentialiste et ironique de la
Révolution que Saint-Martin expose dans sa Lettre à un ami : « Combien
de fois pendant la durée d’un même peuple, n’a-t-on pas vu la forme de
son gouvernement changer, ses dynasties se renouveler, et ses chefs et
ses administrateurs être remplacés successivement par d’autres chefs et
d’autres administrateurs qui retomboient a leur tour dans l’opprobre
et la poussière2 ! ».
Il reste que l’alternative est de faire face au tigre déchaîné – comme
le cas de Gustave IV a bien démontré. Un troisième choix doit exister.
Ici, Maistre suit la logique de « quis iudicabit ? », mais aboutit à des
conclusions très différentes de celles des penseurs des Lumières. Si une
autorité sujette au gouvernement décide de résister, la souveraineté est
annihilée par ce fait même. Une autorité extérieure au gouvernement
peut à l’occasion amender la loi au lieu de la violer, restreindre la puis-
sance du souverain sans lui résister et donc sans détruire la souveraineté.
C’est précisément ce que les papes ont fait à travers les siècles. En tant
qu’étrangers, ils ne pouvaient pas se révolter ; et en tant que repré-
sentants d’une autorité divine, la punition qu’ils infligeaient aux rois
encourageait la souveraineté. La restriction pontificale fortifie en effet les
souverainetés par la raison qu’elle accepte que leur autorité soit divine,
douée d’une légalité et d’une sacralité au-delà des attributs personnels
des souverains et contrôlable par une autorité supérieure, spirituelle,
possédant des pouvoirs spéciaux pour les cas extraordinaires3. C’est là

1 Maistre, Du pape, p. 134.


2 Saint-Martin, Lettre à un ami, p. 68.
3 Maistre, Du pape, p. 137.
172 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

que les Lumières françaises se contredisent sans le savoir, professant à


la fois le constitutionnalisme et la haine des papes avec enthousiasme1.
C’est là aussi que les jansénistes et les parlements se contredisent,
puisque la liberté qu’ils revendiquent de s’opposer au roi n’est possible
que si l’autorité spirituelle contrôle l’autorité temporelle, contrôle que
précisément les gallicans et les jansénistes dénoncent comme oppressif.
C’est seulement si les rois se soumettent aux papes dans les temps de
révolte que la société civile peut s’épanouir, et que le sang innocent
peut être épargné.
Pour soutenir ses opinions contre-révolutionnaires, Maistre fait appel
aux arguments qui ont surgi des débats sur la droite résistance qui
ont entouré l’interdit du pape sur Venise en 1606. À cette époque-là,
Bellarmin avait soutenu le pape contre la thèse de Paolo Sarpi (1552-1623)
selon laquelle chaque sujet devait obéir à son souverain quelles que soient
les circonstances. Pour préserver l’autorité du souverain pontife contre
l’apostasie vénitienne, Bellarmin affirmait, radicalement, le droit universel
à la résistance active et passive aux lois et aux souverains injustes, tant
laïques qu’ecclésiastiques. Venise pouvait donc désobéir à ses dirigeants
en toute équité. Bellarmin avait élaboré son argument pour une occasion
spéciale, mais ce n’était pas la première fois qu’il rabaissait le pouvoir
temporel des souverains pour protéger les prérogatives pontificales. Les
Disputationes de controversiis christianae fidei adversus hujus temporis hereticos
(1586-1589), l’ouvrage qui lui valut la célébrité – et que Maistre annota –
assignait au Saint-Siège un pouvoir purement indirect sur les choses
temporelles. Sixte V (1520-1590) a souhaité mettre le livre à l’Index
pour cette opinion, mais il est mort avant la condamnation finale ; de
sorte qu’est resté, dans le texte fondateur catholique de l’ecclésiologie
moderne, l’idée subversive que les papes ne sont souverains temporels
qu’à travers d’autres souverains.
Combinée avec la licéité de la droite résistance, l’idée d’une sou-
veraineté pontificale strictement subordonnée aurait pu donner lieu à
une théologie politique limitant l’autorité du Saint Siège. Cependant
Maistre demeure fidèle à Bellarmin en le renversant, et en interprétant
le caractère subordonné de l’autorité ecclésiastique comme une preuve
que les papes sont les véritables auteurs du droit souverain temporel. Il

1 Ibid., p. 138.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 173

s’appuie sur l’histoire pour le démontrer. Quand l’Europe s’est constituée


sur les ruines de l’Empire Romain d’Occident, les papes possédaient
« une certaine compétence sur les questions de souveraineté1 » qui était
universellement reconnue. Dans les siècles d’invasions barbares, ils
priaient l’empereur à Constantinople de venir en aide à l’Occident, tout
en prêchant « aux peuples qui se jetaient dans leurs bras2 » la patience
et l’obéissance à l’empereur. Mais l’empereur ne pouvait rien faire pour
l’Italie ou trahissait ses intérêts, signant avec les barbares des traités
promettant son absence de la péninsule. Les papes ont donc été forcés
de devenir les souverains de l’Italie, gouvernant de Nepi à Naples,
utilisant le pouvoir temporel qu’ils avaient pour retenir les barbares, et
généralement si accablés d’affaires que l’occupant du trône pontifical
« [doutait] souvent s’il [était] prince ou Pontife3 ».
Toutefois la loyauté à un empereur timide4 ne pouvait durer toujours.
A la fin, les peuples de l’Italie, « poussés au désespoir, ne prirent conseil
que d’eux-mêmes ». Les papes devinrent ducs de Rome et « tournèrent
enfin les yeux sur les princes français », les seuls capables de protéger
l’Italie5. Quand Léon III (750-816) couronna Charlemagne en 800, il
reconnut officiellement la naissance d’une nouvelle race de rois liés par
la loi divine. Par le même acte, il certifia que la postérité de Sem et
de Cham, dont la maxime de gouvernement est « faites tout ce que vous
voudrez, et lorsque nous serons las, nous vous égorgerons », qui « voyant déjà
arriver à lui le cordon ou le poignard, les préfère cependant au malheur
de mourir d’ennui au milieu [des Européens] », ne pouvait jamais être
celle du nouveau royaume chrétien6. L’Europe est donc née simultané-
ment avec l’institution d’une forme de souveraineté limitée par la loi
chrétienne, et dans une révolte légale contre l’Orient. C’est là que Du
pape montre le plus clairement son caractère révolutionnaire. L’Europe

1 Ibid., p. 188.
2 Ibid., p. 150.
3 Ibid., p. 148-149.
4 Maistre oublie ici que – bien qu’elle se fût appeler basileus (« empereur ») plutôt que basilissa
(« impératrice ») – c’est Irène l’Athénienne (752-803) qui siégeait sur le trône de l’Empire
romain d’Orient à l’époque du couronnement de Charlemagne. Il se peut que le lapsus
de mémoire soit intentionnel : en couronnant Charlemagne, Léon III considérait que le
trône de Byzance était vacant, puisqu’il était occupé par une femme.
5 Maistre, Du pape, p. 150.
6 Ibid., p. 131.
174 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

a surgi d’une rébellion, et elle a été sauvée par une Église qui program-
mait rationnellement l’avenir politique. Davantage, ses maux présents
pouvaient être guéris en refaçonnant l’Église, qui sut se montrer, quand
les circonstances historiques l’exigeaient, un instrument révolutionnaire,
en instrument de stabilité.
Paradoxalement, la révolution de l’Église est rendue nécessaire par
le besoin de modérer la souveraineté pour résoudre un problème de
portée universelle, et inhérent à la nature même de la loi. C’est que la
loi s’adapte mal à tous les cas réels possibles ; c’est aussi que la faiblesse
humaine ne peut tout prédire ; et c’est enfin que la nature même des
choses en fait varier quelques-unes au point qu’elles peuvent « sortir par
leur propre mouvement du cercle de la loi », tandis que d’autres, « dis-
posées par gradations insensibles, sous des genres communs, ne peuvent
être saisies par un nom général qui ne soit pas faux dans les nuances1 ».
Les cas réels d’exception – c’est-à-dire les crises politiques et militaires
et les abus du pouvoir souverain – nécessitent même la suspension des
lois qui gouvernent ordinairement les nations. Le problème est commun
à toutes les sociétés humaines, mais seule l’Europe a trouvé, dans le
Pape-Église, une manière pacifique, rationnelle et légale de le résoudre.
L’intervention de l’Église dans les temps de crise permet d’envisager
une expansion du christianisme capable d’assurer la bonne application
de la constitution libre et du droit international à toute l’humanité.
Grâce à l’Église, la loi européenne qui limite la souveraineté pourra
s’exporter au monde entier. Du pape place dans son contexte historique
l’argument, élaboré vingt-deux ans auparavant dans De la souveraineté
du peuple, selon lequel le roi européen doit sa souveraineté universali-
sante à sa soumission à une constitution divine. La différence est que
désormais l’Église incarne cette constitution ; que le pape exerce la
souveraineté temporelle lorsque la question de la déposition du sou-
verain se pose légitimement ; et que l’expansion future de l’Europe
coïncidera avec celle du christianisme. L’absolutisme royal disparaîtra
par la suite. Le modèle tout entier repose sur une théorie de la liberté
que Maistre formule en observant l’opération politique de l’orthodoxie
russe sous Alexandre Ier.

1 Ibid., p. 135.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 175

L’UNITÉ ET LA LIBERTÉ CONTRE LES RASKOLNIKS

Presque immédiatement après son arrivée à Saint-Pétersbourg en


1803, Maistre commence à recueillir des anecdotes sur la vie russe,
continuant ainsi une habitude de famille (son frère cadet André, nous
raconte Lamartine, écrivait dans un livre le soir les anecdotes humoris-
tiques de la journée). Imagées et variées, la plupart de ces petites histoires
reflètent d’une manière ou d’une autre la soumission ecclésiastique
au czar qui a suivi la dissolution du patriarcat moscovite par Pierre le
Grand (1672-1725), et l’établissement d’un Synode Sacré subordonné à
l’autorité impériale. Avant même de s’impliquer dans la politique de la
cour, Maistre est fasciné par la relation entre l’Église et l’État en Russie.
Le fait qu’il se trouve pour la première fois dans un pays non catholique
l’encourage à regarder la vie civile avec des yeux nouveaux. Ses obser-
vations clarifient non seulement les motivations de son argument, dans
le livre II de Du pape, selon lequel l’Europe naquit le jour qu’un pape
couronna un empereur ; mais aussi le caractère de l’Église chrétienne
– libertaire et unifiante – qu’il dépeint dans le livre III. L’Église russe
ébauchée dans les anecdotes semble impuissante à combattre l’esclavage
moral et politique. On lit comment un jeune domestique a été battu
à mort par son maître, sans que le prêtre ose même protester, en dépit
des marques de violence sur le cadavre1 ; comment un prêtre ivre a
laissé tomber un bébé dans les fonts baptismaux ; comment un autre
a perdu le Saint Sacrement pendant un voyage2 ; comment jadis Pierre
le Grand s’est mis dans une « rage extraordinaire » quand un docteur
de Sorbonne lui a suggéré de demander l’avis de l’épiscopat orthodoxe
avant de mettre en place son programme religieux, menaçant de battre
les évêques avec un bâton s’ils osaient s’opposer à lui3 ; etc.
Plus préoccupants pour Maistre étaient les « schismatiques » ou
raskolniks, divisés en plus de quarante sectes réparties dans toute la
Russie, qu’il appelait vaguement des « origénistes ». Comme beaucoup

1 Fidèle de Grivel et Joseph de Maistre, Religion et mœurs des russes, Ivan Gagarin (éd.), Paris,
E. Leroux, coll. « Bibliothèque slave elzivirienne », 1879, p. 31.
2 Ibid., p. 27.
3 Ibid., p. 45.
176 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

de groupes religieux secrets, les raskolniks – les orthodoxes vieux-croyants


qui rejetaient les réformes du patriarche Nikon (1605-1681) – suscitaient
les calomnies les plus excessives à propos de leurs rites et pratiques.
Instruit, en partie, par les témoignages de la princesse Galitzin, Maistre
semble les avoir toutes crues. Il raconte, horrifié, comment certains
pratiquent la castration et se mutilent, tandis que d’autres « rejettent le
mariage et se mêlent à la manière des bêtes » ; comment quelques-uns
obéissent à des prêtresses, alors que d’autres sacrifient leurs enfants pour
le sacrement de la communion1. Selon Maistre, la cause fondamentale de
cette prolifération de l’impiété est la soumission d’une Église orthodoxe
trop faible pour empêcher l’asservissement à l’empereur et la division
des communautés de la foi.
Le livre III de Du pape raconte l’histoire idyllique et très différente
d’une Église chrétienne qui non seulement a levé le joug des tyrans
dans les temps d’épreuve, mais a propagé la liberté continuellement par
les racines mêmes de la société civile. Toujours et partout avant que le
christianisme « eût pénétré suffisamment dans les cœurs, l’esclavage a
toujours été considéré comme une pièce nécessaire du gouvernement
et de l’état politique des nations ». Aucun philosophe ou législateur
n’a pensé à le condamner. L’intuition que « l’homme est trop méchant
pour être libre », et qu’il n’est donc pas possible de gouverner une nation
où la liberté civile règne partout « sans quelque secours extraordinaire2 »,
assurait la pérennité de la propriété des personnes par les personnes.
Mais le christianisme a libéré les êtres humains de la tyrannie des
êtres humains pour les soumettre à une loi, incarnée dans le clergé,
qui le perfectionne moralement et spirituellement, et de laquelle la
souveraineté européenne n’est que la dérivation politique. Ce n’est pas
tellement que le christianisme décharge l’humanité de l’autorité – car
l’humanité doit être gouvernée toujours et partout ; c’est plutôt que la
foi de Jésus subjugue l’humanité en l’élevant, et en lui apprenant à se
gouverner. C’est ce qu’on apprend en considérant le statut divergent des
femmes dans les sociétés chrétiennes et non-chrétiennes. En dehors de la
chrétienté, où règne « l’empire désordonné de l’homme sur la femme3 »,
la femme souffre un état de dégradation, rendant à l’homme, dont elle
1 Ibid., p. 32-35.
2 Maistre, Du pape, p. 232.
3 Ibid., p. 235.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 177

commande le cœur, toute la perversion qu’elle reçoit de lui. De telles


nations sont donc plongées dans un « cercle vicieux », où le vice est un
devoir, et l’immoralité le corollaire nécessaire de la servitude ; et d’où
elles ne peuvent sortir par leurs propres efforts. Le christianisme seul
possède « le moyen de le plus efficace de perfectionner l’homme » :
celui « d’ennoblir et d’exalter la femme. » La femme chrétienne est
vraiment un « être surnaturel », puisqu’elle est libre et élevée à un rôle
au-dessus de sa simple nature – qu’elle remplit en rendant des « services
immenses » à la société1.
Encore plus exalté par la « loi d’amour » est le clergé chrétien, qui
en tant que véhicule et représentant de la raison divine, aide à former
et a éduquer les individus libres qui composent la société chrétienne.
Insistant que ce n’est pas l’engendrement au hasard mais l’éducation
d’hommes et de femmes chrétiennes qui importe à la santé et à la
liberté sociales, Maistre souligne que, loin de détruire les sociétés par
le célibat et de limiter la croissance de la population comme certains le
soutiennent, chaque prêtre pendant sa vie donne cent enfants au gou-
vernement. De plus, ce n’est pas « une population précaire, misérable, et
même dangereuse pour l’État, mais […] une population saine, opulente
et disponible2 ». Le clergé reproduit donc pour la société civile ce que
l’Église entière accomplit pour la souveraineté. Il apprivoise l’élément
féroce dans le caractère humain, il encourage la liberté en perfectionnant
l’humanité moralement, et il empêche le double mal de la révolte et de
la servitude. En faisant ceci, il l’amène à un point de « juste équilibre »,
semblable à celui que l’Église établit dans la politique internationale,
balançant un « pouvoir [qui] est immense sans être désordonné » et une
« obéissance [qui] est parfaite sans être vile3 ». La société qu’il créé peut
donc fonctionner, s’unir et promouvoir le bonheur sans la domination
primitive qui selon Maistre lie les sociétés non-chrétiennes.
Quoique idéale, cette vision révèle que la liberté civile pour Maistre
dépend de l’affranchissement des passions. Aucune nation et aucune
institution ne peut être libre si les individus qui la composent ne
sont pas émancipés sur ce plan. Quant à la liberté politique, elle naît
de la relation entre le trône et l’autel. D’une part, Maistre croit, avec
1 Ibid., p. 236.
2 Ibid., p. 272.
3 Ibid., p. 278.
178 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Rousseau, que chaque nation doit avoir sa religion : « [l]es droits du


souverain et les droits de l’Église sont confondus et les droits supposés de
la souveraineté sont attribués à l’Église1 ». D’autre part, la constitution
européenne esquissée dans De la souveraineté du peuple ne mentionne
pas la religion. Même si Maistre affirme que la monarchie européenne
confère la liberté grâce à la soumission du roi à la loi chrétienne, il tire
un voile sur le fonctionnement politique de la religion. C’est que la
religion est le principe fondamental de la société, et que, plus que tout
autre pouvoir, elle doit demeurer inexprimable et silencieuse pour agir
de manière efficace.
Plus explicite, Du pape non seulement raconte avec une érudition
luxuriante l’hostilité historique entre les rois et les papes ; le texte
explique aussi comment les peuples de l’avenir demanderont aux
papes d’arbitrer entre eux et leurs rois rétifs ; et Maistre, comme
nous l’avons vu, fournit même le modèle d’une lettre du peuple sué-
dois au Vatican2. Quant aux étapes précises que le pape suivra, elles
demeurent obscures : quand Dieu construit, il le fait toujours à l’insu
des hommes ; mais le fait que son vicaire doit maintenant décider du
sort des rois confirme que l’Église maistrienne de la fin des temps est,
si paradoxal que cela puisse paraître, un agent révolutionnaire. Trop
impatiente pour attendre que Dieu parle, elle fabrique et exporte la
politique, se portant garante de la liberté au niveau national et inter-
national. Si Maistre donc soutient l’unité souveraine de l’Église et de
l’État, il préconise leur séparation constitutionnelle, avec le but ultime
– auquel on ne fait jamais allusion dans les portraits intellectuels que
l’on fait habituellement de lui – de renforcer la liberté du peuple, et
de contenir les monarques irrationnels.
Dispensatrice universelle de liberté, l’Église est la constitution civile
qui a fait la société européenne, et qui peut maintenant réunifier le
continent. Elle peut également faire de la terre entière une communauté
chrétienne libre – si elle arrive à préserver une langue universelle.

1 Ibid.
2 Voir ibid., p. 98.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 179

LE LATIN SUBLIME

La langue liturgique de l’Église occidentale a formé et exprimé le génie


occidental, cette « raison exquise » dont le tact délicat vise l’essence des
choses. La langue du « peuple-roi », « née pour gouverner1 », le latin porte
la grandeur de Rome, civilisant les régions du monde qui la connaissent
et infusant la spiritualité dans toutes les langues qui la touchent. Sur
une carte, la ligne qui marque la fin de son aire d’expansion dessine la
limite de la fraternité européenne. Au-delà de la frontière latine, seule la
fraternité humaine existe. Le soulèvement des Lumières contre le latin
a donc détruit la civilisation et la solidarité du continent. Il a donné
aussi un coup mortel à la beauté. Il suffit de se pencher sur les socles des
statues anglaises modernes pour voir que ce goût sévère, cette capacité
d’exprimer la vérité avec pureté et laconisme qui n’appartenait qu’au
latin s’est évanoui :
Au lieu de ce noble laconisme, vous lirez des histoires en langue vulgaire.
Le marbre condamné à bavarder pleure la langue dont il tenait ce beau style
qui avait un nom entre tous les autres styles, et qui, de la pierre où il s’était
établi, s’élançait dans la mémoire de tous les hommes2.

Avec le latin, l’Europe perd sa mémoire, sa culture, son esthétique, sa


spiritualité. Elle déserte cette individualité d’expression, si contraire
aux discours abstraits des philosophes, qui touche à l’essence des choses
en les nommant3. Mais tout n’est pas perdu. Dans l’avenir, l’Europe
s’élargira – non par la domination des nations sur d’autres nations,
mais par le ministère de l’Église. Inévitablement, ce bouleversement
sera accompagné par la résurrection, et par la vie éternelle, du latin4.
Les événements religieux en Russie encourageaient Maistre à s’occuper
du latin. En septembre 1812 la Société Biblique Russe (SBR), un chapitre
de la Société Biblique, s’établit à Saint-Pétersbourg. Presque immédiate-
ment, elle commença à distribuer en masse des éditions bon marché de la

1 Ibid., p. 125.
2 Ibid., p. 126.
3 Ibid., p. 77.
4 Ibid., p. 127.
180 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Bible en slavon pour les croyants orthodoxes et, à la demande d’Alexandre,


à publier le Nouveau Testament en russe. Fidèle à ses origines radicales
dans la Low Church, la SBR abandonnait le gouvernement ecclésias-
tique, les sacrements et le culte liturgique et soulignait l’individualisme,
l’alphabétisation des masses et le nationalisme culturel. Elle le faisait
dans l’intention de guérir l’ignorance et de diffuser l’illumination spi-
rituelle à travers la parole de Dieu. La SBR acquit très rapidement une
grande influence, devenant un partenaire privilégié du gouvernement
et une des institutions les plus puissantes de l’empire. Cette position lui
permit de promouvoir la tolérance à l’égard de l’hétérodoxie. Pendant
son essor, le statut des Églises traditionnelles se dégrada, et l’Église
orthodoxe devint « la première Église parmi ses paires1 ».
Opposé à la SBR, Maistre se mit à reconsidérer les vertus sociali-
santes du latin. Pour lui, les qualités expressives et mnémoniques de
cette langue représentaient l’antithèse de l’idéologie évangélique de la
SBR, concentrée sur la disponibilité scriptuaire. Cette dernière, selon lui,
était une idéologie stérile dans ses meilleurs moments et normalement
désintégrante, puisque, « lue sans notes et sans explication, l’Écriture
sainte est un poison2 » qui ne sert qu’à soulever des conflits. Maistre
observe que, trop préoccupée de statistiques, la SBR « nous aprend chaque
année combien elle a lancé dans le monde d’exemplaires de la Bible ;
mais toujours elle oublie de nous dire combien elle y a enfanté de nou-
veaux chrétiens3 ». On n’évangélise pas en répandant des informations,
mais « par la prédication impérative accompagnée de la musique, de la
peinture, des rites solennels et de toutes les démonstrations de la foi sans
discussion4 ». L’esprit chrétien doit être entretenu avec les valeurs et les
traditions que les institutions ecclésiastiques incarnent, et que le latin
transmet. Que le vulgus ne comprenne pas tout à fait n’a pas d’importance,
parce que le progrès spirituel dépend moins de comprendre les choses
spirituelles – souvent obscures à l’esprit humain – que de les sentir et
de les vivre5. La tradition que le latin incarne – le rituel ecclésiastique
et le passé de l’Europe – est donc antithétique au patriotisme religieux

1 Martin, Romantics, Reformers and Reactionaries, p. 160.


2 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 774.
3 Maistre, Du pape, p. 221.
4 Ibid., p. 223-224.
5 Ibid., p. 127.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 181

de « la science » protestante, qui détruit sans recours quoiqu’elle soit


historiquement nécessaire.
Comme la SBR, la Sainte-Alliance de 1815 conduit Maistre à médi-
ter la relation entre l’intégration sociale et l’éducation spirituelle de
l’individu. Mais contrairement à la SBR, la Sainte-Alliance soulevait
la perspective de l’unité chrétienne de l’Europe avec une actualité qui
impliquait Maistre personnellement, et qui l’obligeait à définir, dans
le livre IV, son rêve d’un âge imminent.

LA SAINTE-ALLIANCE

En février de 1817, Maistre écrit au ministère sarde des affaires


étrangères que le quatrième et dernier livre de Du pape, voué aux rela-
tions entre la papauté et les Églises schismatiques, est une réfutation
des Considérations sur la doctrine et l’esprit de l’Église orthodoxe (1816)
d’Alexandre Stordza (1791-1854). Réformateur politique et conseiller du
czar, Stordza fut le penseur principal de la Sainte-Alliance dans les années
1810. Orthodoxe fervent, il condamnait la splendeur de la civilisation
latine comme une trahison du christianisme. Dénonçant le catholicisme
à la suite de l’expulsion des jésuites de Saint-Pétersbourg en décembre
1815 et janvier 1816, les Considérations étaient, selon Maistre, « [u]ne
exposition des principaux dogmes chrétiens d’après l’Écriture sainte »,
suivie d’ « [u]ne apologie des dogmes et des rites de l’Église grecque »,
et d’« [u]ne attaque des plus violentes contre la doctrine latine1 ». Les
Considérations – dont le titre rappelle le premier ouvrage à succès de
Maistre – laissent le Savoyard « tourmenté », au point qu’il appelle Du
pape « l’anti-Stourdza2 ». C’est non seulement que le texte de Stordza
attaque férocement le catholicisme et plus particulièrement sa variante
jésuite, mais que Stordza est un homme que Maistre estime beaucoup et
le frère de Roandra Stourdza, une de ses amies pétersbourgeoises. Pour
éclairer l’argumentation de Du pape – surtout dans le livre IV – il faut
donc rappeler l’histoire de ses relations avec les Stourdza.
1 OC, t. XIV, p. 83.
2 Voir Ibid., p. 212.
182 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Alexandre et sa sœur Roandra étaient des aristocrates moldaves dont


les oncles, fonctionnaires ottomans, avaient été exécutés sommairement
par ordre du gouvernement turc. Dévastée par cette tragédie, la famille
Stourdza avait déménagé en Russie, où Alexandre et Roandra s’étaient
formés au patriotisme grec dans le cercle du charismatique Ioannis
Capodistrias (1776-1831). Dans ce milieu, on professait de détester
l’Islam et les Turcs et on se vouait au service du czar, considéré comme
le protecteur de la future indépendance grecque. Roandra influença
beaucoup son frère cadet : son odyssée religieuse les porta tous deux
d’abord à Maistre, et ensuite au mysticisme piétiste qui était en vogue
en Allemagne dans les deux premières décennies du xixe siècle.
Roandra et Maistre se rencontrèrent pour la première fois en 1807
chez l’amiral Tchitchagov, et pendant les cinq années suivantes devinrent
inséparables. À part le catholicisme, ils étaient d’accord sur tout, parta-
geant les mêmes opinions politiques, les mêmes intérêts religieux et les
mêmes ambitions sociales. Maistre, qui préféra toujours la compagnie
des femmes, trouvait dans la jeune fille de vingt-et-un ans une amie
dévouée. Roandra, de son côté, admirait le diplomate. Elle acquit avec
enthousiasme une connaissance encyclopédique de ses citations, et béné-
ficia de sa protection à la Cour. C’est Maistre qui fut à l’origine de son
ascension fulgurante à la position de dame d’honneur de l’impératrice
Elisabeth en la présentant à la comtesse Galavina, qu’il avait récemment
convertie au catholicisme1.
En 1812, cependant, les fortunes sociales et l’amitié de Maistre et
Roandra commencèrent à changer. Les « taristes » devinrent désagréables
au czar, de sorte que la nouvelle dame d’honneur ne pouvait plus fré-
quenter son ami aussi librement qu’auparavant. Aussi, en 1813 Roandra
accompagna la famille impériale pendant un voyage en Allemagne et
l’année suivante elle revint en Russie très changée, éprise des idées piétistes
et du providentialisme du Réveil que Johann Heinrich Jung-Stilling
(1790-1817) et Juliane de Krüdener (1764-1824) lui avaient prêchées
à Baden. Le chiliasme de Franz von Baader (1765-1841), rencontré en
1815, suivit. Mettant l’accent sur la dévotion personnelle plutôt que
sur l’exactitude dogmatique, et interprétant les guerres napoléoniennes

1 A. Markovits, « Joseph de Maistre i Sainte-Beuve v pismach k R. Sturdza-Edling »,


Literaturnoye nasledstvo, 33, 1939, p. 388.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 183

comme les signes avant-coureurs d’une apocalypse qui viendrait de


l’Est, Roandra manifesta dès lors une piété romantique, introspective
et patriotique de dévotion aux rois, et de liens personnels entre les
personnes comme moyens d’arriver à Dieu.
Presque immédiatement après son adhésion au piétisme, Roandra
deviendra une ardente propagandiste du piétisme qu’elle prêchera aux
orthodoxes non-traditionnels. De l’Allemagne elle écrivit à son frère
Alexandre, lui recommandant les ouvrages de Jung-Stilling. Son frère
répondit avec scepticisme, la prévenant contre les « livres allemands »,
mais une année plus tard le czar lui-même demanda d’être admis comme
l’enfant spirituel du « mariage mystique » que Roandra avait contracté
avec « le patriarche du Réveil1 ». C’est ainsi qu’en 1815 Roandra entama
l’éducation piétiste de l’empereur, lui recommandant Madame de
Krüdener et lui prêchant le Réveil au Congrès de Vienne. Elle lui parlait
de la paix intérieure, de la communion avec Dieu par le renoncement au
monde, et de la soumission à la volonté divine2. Ces leçons lui valurent
la brève faveur d’Alexandre. Accompagnées de lectures illuministes et
des efforts de la baronne de Krüdener, elles portèrent leur plus beau
fruit avec la signature de la Sainte-Alliance le 26 septembre 1815. Dans
ce document d’émotion spirituelle, le czar et les monarques de la Prusse
et de l’Autriche reconnaissaient entre eux une « vraie et indissoluble
fraternité », « ne s’envisageant eux-mêmes que comme délégués par la
Providence pour gouverner trois branches d’une même famille », et
leurs peuples comme les membres « d’une même nation chrétienne ».
Ils déclaraient aussi être déterminés à ne jamais se faire la guerre entre
eux, et à s’aider mutuellement à appliquer les principes chrétiens éternels
de « la Justice, […] la Charité et la Paix3 ».
Cependant les leçons piétistes à l’empereur valurent à Roandra la haine
de l’impératrice, laquelle la renvoya vers la fin de 1815. Les deux années
précédentes avaient malgré tout suffi à la jeune femme pour répandre
dans l’aristocratie russe une variété d’œcuménisme qui, applique à la
diplomatie, supposait une révision de la politique internationale euro-
péenne depuis la Guerre de Trente Ans. À cette époque, afin de pallier

1 Jung-Stilling. Voir Martin, Romantics, reformers and reactionaries, p. 155.


2 Markovits, « Joseph de Maistre i Sainte-Beuve v pismach k R. Sturdza-Edling », p. 156.
3 « Traité de Sainte Alliance », Grands Traités Politiques, Digithèque MJP, http://mjp.
univ-perp.fr/traites/1815sainte.htm (dernier accès le 12 mai 2011).
184 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

les conflits occasionnés par les rivalités religieuses, l’intérêt national


s’était substitué au confessionnalisme et à l’attachement sentimental à
la personne du souverain, comme principe déterminant des relations
internationales. C’est peut-être pour cela que le piétisme diplomatique
a d’abord fait appel, parmi les nations européennes, à une Russie qui
s’impliquait dans la politique européenne depuis moins d’un siècle, et
qui empruntait ses maximes diplomatiques à Byzance.
Peut-être aidé en cela par les jésuites de Saint-Pétersbourg, Maistre
s’est opposé à ce nouvel idéal des relations internationales. Dans Du pape,
il propose un œcuménisme européen plus compatible avec la pratique
contemporaine de la diplomatie, et délibérément opposé aux idéaux de
la Sainte-Alliance. La fin de l’amitié entre Roandra et Maistre peut être
comprise comme une conséquence du développement, à l’intérieur des
cercles conservateurs, de deux variétés d’européanisme religieux, l’un
orthodoxe-piétiste, et l’autre ultramontain.
Le livre IV de Du pape, qui décrit la relation historique entre le pape
et les Églises orientales, dépeint l’Église grecque comme imprégnée d’un
principe d’« insurrection contre l’unité souveraine1 » qui est politiquement
beaucoup plus puissant que toute affinité dogmatique entre le catho-
licisme et l’orthodoxie. La fin du livre IV est une harangue contre les
Grecs, les gens qui parlent peut-être la plus belle langue qui ait jamais
été parlée par des hommes2, qui ont élevé l’esthétique et les arts à des
hauteurs sublimes ; mais qui ont laissé la beauté les corrompre et en faire
des sophistes, des querelleurs, des amants de la forme, de la dispute ; des
séducteurs, des imitateurs, des menteurs, des esclaves, au sujet desquels
Cicéron disait que leur témoignage ne devait pas être accepté devant
un tribunal, puisque leur nation ne connaissait rien de la bonne foi, ni
du caractère sacré des serments3.
Le ressentiment de Maistre à l’égard de Roandra et de son frère
a probablement inspiré cette diatribe : personne n’a été plus respon-
sable du départ forcé de Maistre et des jésuites de Saint-Pétersbourg
qu’Alexandre, dont les Considérations inspirent la censure et les mesures
réactionnaires du gouvernement russe contre les catholiques, et dont le
pouvoir de « tourmenter » Maistre continue d’augmenter longtemps après
1 Maistre, Du pape, p. 320.
2 Ibid., p. 332.
3 Ibid., p. 330-332.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 185

le départ de celui-ci de la Russie. Le Savoyard estime que la véritable


vengeance des orthodoxes contre les conversions au catholicisme opérées
par les jésuites et par lui-même aurait du être de convertir un nombre
égal de catholiques à l’orthodoxie, non d’expulser les catholiques. De
fait sa « querelle fratricide » avec Stourdza a peut-être même coloré ses
critiques de la Société Biblique : le Grec en était membre1.
Le livre IV de Du pape propose toutefois des moyens pour atteindre
l’unité chrétienne. Cette unité exige, tout d’abord, que « la science »
– comprise et dans le sens du xviiie siècle de raisonnement discursif, et
dans le sens théologique d’exégèse scriptuaire – soit temporairement
abandonnée. L’histoire a prouvé que l’excès de raisonnement critique
engendre la dissolution religieuse. Et quoique Maistre soit persuadé
que « la science et la foi ne s’allieront jamais hors de l’unité2 », il attend avec
impatience leur réunion comme le couronnement de l’unité chrétienne. Il
écrit qu’il est déjà possible de voir chez les protestants « un désir ardent
et pur, séparé de tout esprit d’orgueil et de contention3 », hâtant leur
retour à l’unité. Il prédit que les limites religieuses nationales seront
effacées, en commençant par les Églises orientales.
Reflétant le développement de sa relation avec les Stordza, l’attitude
de Maistre vis-à-vis de la Sainte-Alliance est d’abord favorable et
va changer avec le temps. En 1816, quand son propre roi est invité
à signer le traité, Maistre lui conseille de le faire. L’illuminisme de
l’Alliance, explique-t-il, « prépare tous les hommes au Catholicisme,
en éteignant les haines de sectes4 ». À cette époque Maistre semble
regarder les piétistes avec bienveillance comme il l’avait fait quatre
ans auparavant, quand il composait les Quatre chapitres sur la Russie
et quand, peut-être persuadé par Roandra, il les dépeignait avec
sympathie comme des œcuménistes de bonne foi dont la spiritualité
les rapprochait du mysticisme catholique5. Mais en 1818, l’année
qu’il écrit sa Lettre à Monsieur le marquis… sur l’état du christianisme en
Europe – un discours crypté au czar – Maistre a changé d’avis. Texte

1 Voir Stella Ghervas, Réinventer la tradition : Alexandre Stourdza et l’Europe de la Sainte-


Alliance, Paris, Honoré Champion, 2008, p. 12, 314, 321, 323-324.
2 Ibid., p. 306.
3 Ibid.
4 OC, t. XIII, p. 291.
5 Ibid., t. VIII, p. 327-328.
186 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

désespéré, la Lettre accuse la « grande puissance » (la Russie) d’avoir


« embrassé le rêve funeste de la religiosité, ou du christianisme univer-
sel1 ». La Sainte-Alliance née de ce rêve a maintenant prouvé que les
souverains désirent consolider toutes les sectes, et non pas forger la
véritable unité chrétienne. « [T]ous les princes » d’Europe sont donc
« détrônés dans un sens, puisqu’il n’y en a pas un qui règne autant
que son père et son aïeul2 ».
Désormais, on devait chercher un système indépendant des talents
et des dispositions des individus – comme l’Europe de Saint-Simon et
d’Augustin Thierry. Les Mémoires politiques et correspondance diplomatique
(1858) de Maistre théorise un équilibre européen où les petits pouvoirs,
menaçant constamment de s’allier les uns avec les autres, maintiennent
les grands pouvoirs géographiquement séparés, en réduisant les contacts
entre eux. C’était une tentative d’éviter le militarisme et surtout la course
« aux armements » menée par Frédéric II et Alexandre Ier3. Dans Du
pape, ces souverains, chez qui le goût militaire n’est qu’un signe parmi
des faillites diverses, apparaissaient comme des stratèges politiques sans
discernement qui se sont laissés ramener à terre, et qui ne sont plus
que des hommes4.
C’est une ironie de l’histoire de la pensée que cette doctrine politique
qui néglige le sentiment personnel pour les rois et se recommande d’un
ordre international établi sur l’intérêt commun s’accorde si facilement
avec les principes rationalistes et séculiers de la diplomatie autrichienne
à laquelle Maistre doit s’opposer en tant que catholique et sujet sarde.
Craignant que, comme Venise, le Piémont succombe aux ambitions
impériales de l’Autriche5, il trouve la politique étrangère autrichienne
arrogante et peu intelligente6. Cependant l’européanisme de Du pape
s’accorde avec la diplomatie de l’envahisseur.
Pendant ses années à la tête de la chancellerie d’État autrichienne
(1753-1792), Wenzel Anton von Kaunitz (1711-1794) modèle l’Europe

1 Ibid., t. VII, p. 512.


2 Ibid., p. 489.
3 Stepanov, « Joseph de Maistre v Rossii », p. 581.
4 Maistre, Du pape, p. 143.
5 OC, t. X, p. 341-342 ; t. XIII, p. 32.
6 Ibid., t. IX, p. 297, 503 ; ibid., t. X, p. 25. Voir aussi Maistre, Mémoires politiques et cor-
respondance diplomatique de Joseph de Maistre, avec explications et commentaires historiques par
Albert Blanc, Albert Blanc (éd.), 3e édition, Paris, 1864, p. 173-192.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 187

comme un ensemble d’États individuels dont les droits sont limités par
des devoirs communs à une collectivité d’États. Ami et admirateur de
Voltaire et des Encyclopédistes et ancien employeur de Rousseau, Kaunitz
pratique la diplomatie de Richelieu, selon laquelle la raison d’État trans-
cende toujours la volonté du souverain, les préoccupations dynastiques
ou sentimentales, et les considérations éthiques ou religieuses. Cette sorte
de diplomatie implique une exclusion machiavélienne de la morale de la
sphère politique qui répugne à Maistre1. Il n’approuve pas davantage la
politique que Kaunitz dérive de ses principes diplomatiques – l’expansion
territoriale et l’augmentation de l’autorité centrale de l’État à travers la
subordination de l’Église et de la noblesse. Mais Kaunitz est un disciple
de Grotius et le premier à introduire, comme une loi internationale, une
responsabilité européenne commune en matière d’affaires sociales, éco-
nomiques et intellectuelles, dont l’application doit être assurée par des
traités entre les grandes puissances à mesure que les cas se posent. Sur ce
point il rencontre Maistre, dont l’Église-pape doit incarner les principes
juridiques internationaux et abstraits que Kaunitz tâche d’exprimer par
des traités. En fait, l’Église-pape de Maistre et la loi internationale de
Kaunitz remplissent des fonctions analogues, l’une protégeant les peuples
des souverains oppressifs, l’autre régulant les intérêts nationaux.
Dans sa vieillesse, Kaunitz écrit sur les idées qui ont animé son
travail de chancelier dans une série de mémoires à l’intention de son
successeur. Il est sûr que le successeur, Metternich, ne manquait pas
de talent diplomatique et que les guerres napoléoniennes ont créé des
circonstances exceptionnelles2. Néanmoins, les traités et les accords qui
ont été signés pendant les années de l’apogée de Metternich (1815-1823)
– à Vienne (1815), Aix-la-Chapelle (1818), Troppau (1820), Laibach
(1821) et Vérone (1822) – ne furent que des applications pratiques des
principes de Kaunitz. Metternich trouvait les alliances personnelles
entre les rois inutiles. Ce n’est pas par hasard qu’il haïssait Madame de
Krüdener, le cerveau piétiste de la Sainte-Alliance, avec une violence
qui est devenue légendaire3, et que le système européen qu’il présida

1 Voir surtout OC, t. IX, p. 488 ; t. XII, p. 260 et t. X, p. 112.


2 Pour une biographie diplomatique de Metternich, voir Charles Zorgbibe, Metternich : le
séducteur diplomate, Paris, Fayard, 2009.
3 Plongeron, « Le christianisme comme messianisme social », Les défis de la modernité, Bernard
Plongeron (éd.), p. 858.
188 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

éprouva des « fièvres ultramontaines » aux tendances réactionnaires1


qui valorisaient les institutions. Composant à la manière de Kaunitz,
ses propres mémoires à la fin de sa vie, Metternich se rapprochait de
l’évaluation que Maistre avait faite de la nature et la longévité de la
Sainte-Alliance :
La Sainte-Alliance, même aux yeux partiaux de son créateur [le czar], n’avait
d’autre but que celui d’un manifeste moral, tandis qu’aux yeux des signa-
taires du document elle manquait même de cette valeur, et en conséquence
ne justifiait aucune des interprétations que l’esprit de parti lui donna finale-
ment. La preuve la plus irréfutable de la justesse de ce fait est probablement
la circonstance, que dans toute la période qui suit, aucune mention n’a été
faite et même n’aurait pu être faite de la Sainte-Alliance dans la correspon-
dance entre les cabinets. La Sainte-Alliance n’était pas une institution pour
la suppression des droits des nations, ni pour la promotion de l’absolutisme,
ni pour aucune sorte de tyrannie. Elle était seulement une émanation des
sentiments piétistes de l’empereur Alexandre, et l’application des principes
du christianisme à la politique2.

À la fin, cependant, la Sainte Alliance eut des conséquences politiques


plus importantes que celles que Metternich suggérait. Elle a duré
formellement jusqu’à Vérone, et ses idéaux ont servi à contrôler les
rébellions en Europe jusqu’en 1848. Maistre aurait pu affirmer qu’elle
était efficace précisément parce qu’elle était à peine écrite. Si, à l’instar
de Metternich, il la rejetait comme le caprice d’un autocrate sans
aucune valeur politique, c’est que l’un et l’autre étaient conscients,
quoique de manière différente, que la politique internationale n’était
plus gouvernée par les croyances des rois, mais par la raison des ins-
titutions. Le rationalisme philosophique avait influencé cette opinion
dans les deux cas ; mais un certain rationalisme catholique l’avait
fait probablement aussi ; tandis que le sentimentalisme piétiste ser-
vait d’antithèse. L’européanisme des protestants romantiques ensei-
gnait que les convictions religieuses ou philosophiques personnelles
déterminent la politique et l’histoire : Madame de Staël et Novalis
comprenaient tous deux l’histoire comme une succession de croyances

1 Plongeron, « De Napoleon à Metternich : une modernité en état de blocus », Les défis de


la modernité, Bernard Plongeron (éd.), p. 636.
2 Cité dans Martin Spahn, « Holy Alliance », Catholic Encyclopedia, http://www.newadvent.
org/cathen/07398a.htm.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 189

ou de principes qui menaient à la liberté, tandis que, dans Die Erziehung


des Menschengeschlechts (1777-1780), Lessing ordonnait les époques his-
toriques selon la croyance ou la forme de connaissance qui dominait
dans chacune, mettant l’accent sur la seule signification historique
du moral et de l’épistémologique. Le modèle diplomatique de raison
d’État pratiqué par Kaunitz et Metternich supposait en revanche que
l’histoire, comme la diplomatie, était guidée par une raison, même
sans forme institutionnelle, qui se comporte comme une loi.
La théorie maistrienne selon laquelle l’histoire oscille entre des âges
de raison spirituelle caractérisés par un ordre social stable et des âges
de raison individuelle destructrice de cet ordre, était le corollaire de
ce rationalisme politique. Selon ce modèle, la raison spirituelle crée
l’unité tranquille des nations, tandis que la raison individuelle produit
des associations internationales éphémères, forgées par la passion, qui
coexistent avec l’unité spirituelle dans chaque âge. C’est le cas de l’alliance
anti-catholique qui existe depuis la Réforme1. Toutefois la raison est
destinée à régner à la fin, et à ouvrir la voie à l’époque d’unité chrétienne
universelle envisagée en conclusion de Du pape. Revenant vers le Moyen
Âge, Maistre espère que l’Église moderne saura bientôt recommencer le
triomphe du christianisme ancien sur le paganisme. L’Occident revivra
alors la conquête paisible du Panthéon, qui « concentrait toutes les forces
de l’idolâtrie » mais « devait réunir toutes les lumières de la foi », abritait
« TOUS LES DIEUX » et devint le temple de « TOUS LES SAINTS2 ».
Et alors l’Europe sera refaite.

CONCLUSION

Replacer Du pape dans son contexte russe révèle un Maistre jamais


aperçu, un homme exaspéré par les rois qui essaie par tous les moyens
de modérer les excès, et de corriger les erreurs, de ceux qu’il sert. Au
moment où il publie Du pape, Maistre est devenu un théoricien de la
modération politique habitué aux fortunes changeantes de l’histoire.
1 Maistre, Du pape, p. 301-304.
2 Ibid., p. 361.
190 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

En fait on peut même se demander si, vers la fin de sa vie, il demeure


un monarchiste inébranlable – au moins en ce qui concerne le domaine
temporel – ou si le relativisme politique, inspiré de Montesquieu, que
sa pensée politique a prêché depuis les années 1790, est devenu pour
lui une tentation trop forte. Il est certain en tout cas qu’en donnant
à l’Église des pouvoirs de révision politique, Maistre ne cherche pas
simplement à tempérer ses sentiments anti-royalistes, ou à servir la
situation présente. Il essaie surtout de faciliter l’arrivée d’une unité
chrétienne qui marquera la fin de l’histoire. Soutenir que l’Église-pape
doit dispenser la souveraineté n’est pas seulement un exercice de
piété, un signe de nostalgie réactionnaire pour les temps médiévaux.
C’est une tentative de renforcer le rôle historique de la raison et de
minimiser celui de la passion ; de rendre les âges spirituels longs et
les âges critiques courts ; de sauver les rois d’eux-mêmes, et la liberté
de Dieu de la tyrannie de César.
C’est, en un mot, une concession à la Révolution. Vers la fin des
années 1810 – bien avant le rêve d’Engels, Marx, Trotski et Mao
Zedong – Maistre, horrifié, se rend compte que la Révolution est
devenue permanente… Et il ne voit d’autre solution possible que de
tourner contre la Révolution ses propres armes, de passer de la Contre-
Révolution à l’Anti-Révolution. Quand il écrit à sa fille Constance que
Du pape ne fera « que du mal », il ne sait que trop qu’en déposant les
rois au nom de la raison, ses papes de l’avenir ressemblent aux révolu-
tionnaires ; et qu’en équilibrant la politique, en se répandant partout
et en hâtant l’utopie, son Église de la fin des temps est devenue une
machine révolutionnaire.
Mais Du pape est aussi un texte libertaire qui montre que dans les
années 1810 Maistre n’est plus l’absolutiste modéré qu’il était au temps
des essais sur Rousseau. Exposant une théorie monarchiste de la liberté
inconnue, Du pape affirme que la liberté civile et politique est le produit,
d’une part, de la liberté des passions et, d’autre part, de l’ordre né de
l’opposition continue entre les souverainetés temporelles et spirituelles.
Le roi qui peut être déposé à la demande de son peuple n’est plus absolu ;
et l’Église qui remplit cet office n’est pas un pilier de l’État. La rupture
avec les essais sur Rousseau est décisive.
Le contexte russe de Du pape, pour finir, ouvre un horizon nouveau
sur les origines intellectuelles de la vision de l’avenir au xixe siècle en
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 191

France. Quoique Maistre transmette l’illuminisme de Saint-Martin à


ses interprètes socialistes et traditionalistes, son œuvre retentit aussi des
espérances messianiques des mystiques slaves et des piétistes allemands
qu’il combat. Les thèmes religieux répandus dans les ouvrages français
romantiques des années 1820 et 1830 – l’anticipation d’une nouvelle ère,
le sacre des écrivains, la quête du prophète-sauveur – ont des origines
partiellement russes. Ils arrivent en France avec Du pape et les ouvrages
religieux de Maistre.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE
L’Éclaircissement sur les sacrifices

INTRODUCTION

L’Éclaircissement sur les sacrifices, la première théorie sociologique de


la violence, est aussi l’un des textes où Maistre en appelle le plus à la
réflexion historique. Il introduit l’idée que la violence est le moteur de
l’histoire, et qu’elle se développe à travers le temps. Ce chapitre décrit
les innovations historico-théoriques de cet essai dans leur contexte
intellectuel.
Maistre commence à écrire l’Éclaircissement en 1809, l’année où il
revient à l’ésotérisme après un éloignement d’une décennie. À Saint-
Pétersbourg, il est loin de la surveillance de Turin et il peut s’associer
librement aux francs-maçons, dont les sociétés, n’étant plus politisées
comme celles de Piémont-Sardaigne, prospèrent en Russie. Une lettre
d’adieu à l’ambassadeur suédois, le baron Curt von Stedingk, révèle les
nouveaux liens qu’il a formé avec le monde maçonnique : « Qu’il me
serait doux, M. le Maréchal, d’être reçu encore dans votre loge1 ! » En
même temps, les années que Maistre a passées loin de l’illuminisme
lui ont appris à se méfier du potentiel révolutionnaire que certaines de
ses formes ont acquis. En 1810, il confesse au ministre sarde des affaires
étrangères qu’il a été tenté de se joindre aux nouvelles loges, mais que
des raisons puissantes l’en ont dissuadé :
malgré l’extrême envie que j’ai de savoir ce qui se fait là, je m’y suis refusé,
toutes réflexions faites, par plusieurs raisons dont je me contente de vous
rapporter les deux principales. […] En premier lieu, j’ai su que l’Empereur

1 Lettre inédite de 1811 citée par Jean Rebotton dans Maistre, Écrits maçonniques de Joseph
de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons, p. 29.
194 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

ne s’est prêté qu’à regret à permettre ces assemblées […] En second lieu, j’ai
eu l’occasion de me convaincre que plusieurs […] pensaient mal de cette
association, et la regardaient comme une machine révolutionnaire1.

On craignait surtout les illuminati de Bavière, ces ennemis jurés du trône


et de l’autel, que Maistre dénonçait dans les Quatre chapitres sur la Russie2.
La conviction de Rostopchine que les martinistes étaient des « ennemis
cachés » du czar et une « cinquième colonne de Napoléon » qu’il fallait
persécuter3 l’a probablement influencé aussi. Le nouveau siècle le trou-
vera beaucoup plus ouvert à la thèse de la Dissertation sur l’histoire du
jacobinisme (1797-1798) d’Augustin Barruel qu’il ne l’avait été dans ses
cahiers vénitiens de 17994. Sa réaction à l’emprisonnement de Pie VII
en 1810 laisse également voir ses doutes croissants sur les implications
politiques de l’illuminisme institutionnalisé. À cette occasion, ses
soupçons tomberont sur la franc-maçonnerie internationale. En fait,
1810 est un temps de « crise » – brève et non répétée – dans l’attitude
de Maistre vis-à-vis de la franc-maçonnerie.
Toutefois Maistre surmonte sa crainte de la franc-maçonnerie et revient
peu à peu à l’ésotérisme. C’est un retour qui commence en 1809 avec
la relecture d’Origène, et qui se manifeste par la conviction croissante
que l’illuminisme est potentiellement catholique. Si le piétisme de la
Sainte-Alliance lui répugne, en revanche son illuminisme l’attire. Quand
en 1816 Victor-Emmanuel Ier fait demander par le ministre l’opinion
de son envoyé extraordinaire sur l’Alliance, Maistre répond que les
illuminés marchent sur le chemin de Rome :
il ne faut pas croire que tout ce qu’ils disent et écrivent soit mauvais ; ils ont
au contraire plusieurs idées très saines, et, ce qui étonnera Votre Excellence,
ils se rapprochent de nous de deux manières : d’abord, leur propre clergé
n’a plus d’influence sur leur esprit, ils le méprisent profondément, et par
conséquent ils ne l’écoutent plus ; s’ils ne croient pas le nôtre, au moins ils
ne le méprisent point, et même ils ont été jusqu’à convenir que nos prêtres
avaient mieux retenu l’esprit primitif ; en second lieu, les mystiques catholiques

1 OC, t. XI, p. 471.


2 Ibid., t. VIII, p. 331.
3 Martin, Romantics, Reformers and Reactionaries, p. 129.
4 « Notes manuscrites de Joseph de Maistre sur l’ouvrage de Barruel : Mémoires pour servir
à l’histoire du jacobinisme », Sociétés secrètes, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J11,
8 p.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 195

ayant beaucoup d’analogie avec les idées que les illuminés se forment du culte
intérieur, ceux-ci se sont jetés tête baissée dans cette classe d’auteurs. Ils ne
lisent que sainte Thérèse, saint François de Sales, Fénelon, madame Guyon,
etc. ; or, il est impossible qu’ils se pénètrent de pareils écrits sans se rapprocher
notablement de nous ; et j’ai su qu’un grand ennemi de la religion catholique
disait, il y a peu de temps : Ce qui me fâche, c’est que tout cet illuminisme finira
par le catholicisme1.

Quand il écrit cette lettre, il y a au moins sept ans qu’il pense à récon-
cilier l’illuminisme avec le catholicisme. L’Éclaircissement sur les sacrifices
est une tentative d’accomplir cette réconciliation sur le plan théorique.
Le sacrifice est un thème des Lumières. Abordé pour la première fois
en Angleterre dans le cadre des débats déistes sur la doctrine de la double
vérité, il est repris plus tard par des écrivains français comme Charles
Batteux (1713–1780), Julien Jean Offray de La Mettrie (1709–1751), le
baron de Sainte-Croix (1746–1809), l’abbé Noël-Antoine Pluche (1688–
1761) et Dupuis au cours de leurs délibérations sur les origines des rites
et mystères primitifs2. Les spéculations de ces auteurs sur les buts sociaux
de l’immolation se mêleront ensuite avec la dévotion baroque des jésuites
et des oratoriens pour donner lieu à divers courants mystiques. Dans les
années 1770, les idées du salut par le sang et le sacrifice, faisant écho au
thème du « sang précieux », nourrissent le culte du Sacré-Cœur patronné
par la reine Maria Leszczýnska (1703-1768)3, et commencent à circuler
dans les cercles mystiques. La duchesse de Bourbon a une protégée très
versée dans cette sorte de spiritualité4, qui atteint une expression lyrique
consommée dans le mysticisme de Saint-Martin, particulièrement dans
son dernier livre, Le ministère de l’homme-esprit (1802), où il annonce que
l’humanité a été réhabilitée grâce aux effets cumulatifs de la Passion du
Christ et de la souffrance des « hommes de désir » qui l’ont suivi. Ayant
un « cœur » qui, « livré à l’amour paternel, n’a plus de place pour le crime
ou pour l’injustice », ces êtres spirituellement supérieurs sont remplis de
l’amour de Dieu. Leurs âmes sont unies comme de « vertueux époux, »
des « anges en exil, qui ont aperçu de loin le temple de l’Éternel, qui

1 OC, t. XIII, p. 221.


2 Manuel, The Changing of the Gods, p. 34.
3 Plongeron, « Combats spirituels et réponses pastorales à l’incrédulité du siècle », dans Les
Défis de la modernité, Bernard Plongeron (éd.), p. 280.
4 Frank Paul Bowman, Le Christ romantique, Genève, Droz, 1973, p. 35-36.
196 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

s’associent pour y retourner ensemble, et qui chaque jour, s’occupent


[…] de concert à se rendre plus agiles et plus purs, pour être plus dignes
d’y être admis1 ». Ils contemplent la création et attendent que la main de
Dieu les présente avec l’« action vive » de la nature2. Cette double idée de
l’immersion dans le monde et de la lutte dans la souffrance aboutit à un
moment historiciste, rare dans la tradition ésotérique3, qui revêtira ulté-
rieurement une grande importance. Le ministère de l’homme-esprit soutient
l’idée que le sacrifice du Christ a sanctifié l’univers, mais d’une manière
incomplète : les « hommes de désir » qui l’ont suivi, possédant l’Esprit
comme lui, complètent son travail depuis des siècles, l’imitant mais le
dépassant dans leurs efforts.
L’article « Sacrifice » de l’Encyclopédie propose une théorie du sacri-
fice beaucoup plus matérialiste. Louis de Jaucourt (1704-1780) y voit
les origines historiques du sacrifice dans les libations des Égyptiens, et
leurs offrandes des premières herbes de la moisson. Il soutient qu’avec
le temps les dons originaux et simples ont été remplacés par des dons
de parfums, appelés ἀρώµατα d’après le grec ἀρῶµαι [sic ?], qui veut
dire « prier » [sic ?]4. Le sacrifice des animaux a commencé par accident,
quand les animaux ont piétiné les herbes que l’on devait offrir sur
l’autel. Finalement, comme on peut le déduire des mots « victime » et
« hostie », la guerre a apporté les horreurs du sacrifice humain. Selon
ce récit, l’histoire du sacrifice se comprend en termes d’une augmenta-
tion progressive de la violence rituelle causée par les accidents qui est
en parallèle avec le développement de la belligérance et des habitudes
carnivores de l’homme5. Le sacrifice n’a donc aucun rapport avec le
progrès moral, il lui est même opposé.
La Terreur précipite les spéculations sociologiques sur la violence et
le sacrifice en représentant les victimes-assassins comme des citoyens

1 Saint-Martin, L’homme de désir, p. 118-119.


2 Ibid., p. 124.
3 Arthur McCalla, « French Romantic Philosophies of History », Western Esoterism and the
Science of Religion : Selected Papers Presented at the 17th Congress of the International Association
for the History of Religions, Antoine Faivre et Wouter J. Hanegraaff (éds.), Louvain, Peeters,
1998, p. 260.
4 « ἄρωµα arôme, d’où plante aromatique. Origine inconnue, peut-être mot oriental ». Anatole
Bailly, Le Grand Bailly, Dictionnaire grec-français, E. Egger. L. Séchan et P. Chantraine
(éds.), Paris, Hachette, 2000, p. 284.
5 Jaucourt, « Sacrifice », Encyclopédie, t. XIV, p. 478-484.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 197

sacrés qui tuent et meurent pour la république. Sous la Convention, les


images de la mort de César surgissent avec une fréquence remarquable,
au point que les deux Brutus, le tueur du tyran Tarquin et son des-
cendant le plus célèbre, fusionnent en une seule figure d’auto-sacrifice
pour le bien commun républicain. Le Comité de Salut Public ordonne
que les pièces de théâtre de Voltaire sur les deux Brutus, Brutus (1730)
sur Lucius Junius et La mort de César (1731) sur Marcus Publius, soient
représentées chaque semaine par tous les théâtres de Paris1. La nouvelle
popularité de ces deux héros-victimes républicains est accompagnée par
celle de leur biographe, Plutarque, dont les Vies parallèles deviennent une
des lectures préférées des jacobins et des girondins, alors que Robespierre
remplit ses discours d’allusions à l’esprit romain de sacrifice que le prêtre
de Delphes a si bien décrit. Charlotte Corday (1768-1793) a passé la nuit
avant l’assassinat de Marat à lire Plutarque, et elle a fait référence aux
Vies pendant son procès. Cependant toutes ces spéculations sur le sang
versé et sa signification générale se sont limitées à justifier les exécutions
de la Terreur. Personne n’a pensé au sacrifice comme agent historique.
Maistre n’adhère pas aux explications contemporaines de la violence
de la Terreur. Sa conception du sacrifice ne justifie pas la politique, et
ne la fait pas surgir par accident à l’aube de l’histoire. Le sacrifice n’est
pas pour lui une curiosité ou un sujet spécialisé. C’est plutôt l’activité
sociale première, essentielle et continue, dont l’efficacité dépend de
l’innocence de la victime. C’est aussi l’explication systématique du
progrès social, historique et moral. Si ce dernier aspect est demeuré
négligé jusqu’à présent, c’est que l’on associe l’idéologie progressiste
exclusivement aux Lumières.
Maistre se préoccupe de la violence depuis bien avant la Révolution.
Obligé dès son adolescence en tant que pénitent noir de suivre les exécu-
tions et confronté régulièrement, en tant que magistrat, à l’administration
du châtiment par la puissance étatique, il était profondément bouleversé
par l’effusion du sang et la considérait comme une des expériences
fondamentales de l’humanité. Sa correspondance ne laisse aucun doute
sur ce point qu’il détestait la violence2. Plutôt, donc, que relever du
sadisme, sa description détaillée du travail du bourreau et son explication
1 Ivan Strenski, Contesting Sacrifice : Religion, Nationalism and Social Thought in France, Chicago
(Illinois) et Londres, University of Chicago Press, 2002, p. 32.
2 Compagnon, Les antimodernes, p. 117.
198 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

théorique du sacrifice lui fournissaient une manière de se décharger de


ses terreurs les plus intimes – réalisées en masse par la Révolution – et
d’exprimer l’angoisse profonde que lui inspirait la souffrance humaine.

L’HOMME SCINDÉ : THÉORIES ANTIQUES


ET AUGUSTINIENNES DU MAL

L’Éclaircissement s’ouvre en réfutant l’assimilation par Lucrèce de la


religion à la crainte, et en associant au contraire la religion aux meilleurs
sentiments de l’humanité. Plutôt que d’adorer par peur, dit Maistre,
les hommes, en donnant à Dieu les noms qui expriment la grandeur, le pou-
voir et la bonté, en l’appelant le Seigneur, le Maître, le Père, etc., montraient
assez que l’idée de la divinité ne pouvait être fille de la crainte. On peut
observer encore que la musique, la poésie, la danse, en un mot tous les arts
agréables, étaient appelés aux cérémonies du culte ; et que l’idée d’allégresse
se mêla toujours si intimement à celle de fête, que ce dernier devint partout
synonyme du premier. 

Il reste que la question des origines de la religion est irrémédiablement


paradoxale, et que la thèse de la crainte est recevable. « Il faut cepen-
dant avouer, après avoir assuré l’orthodoxie, que l’histoire nous montre
l’homme persuadé dans tous les temps de cette effrayante vérité : Qu’il
vivait sous la main d’une puissance irritée, et que cette puissance ne pouvait être
apaisée que par des sacrifices1 ».
Comme l’avaient fait les déistes John Toland (1670-1722) et John
Trenchard (1662-1723), Maistre situe les terreurs de la religion dans
une source corporelle – « dans le principe sensible, dans la vie, dans
l’âme enfin, si soigneusement distinguée par les anciens, de l’esprit
ou de l’intelligence2 ». Mais là où les psychologies déistes font de
la religion l’explication aberrante de la douleur par la raison, ou
bien un blocage de communication entre l’individu et le monde3,
1 Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.),
p. 805.
2 Ibid., p. 806.
3 Manuel, The Changing of the Gods, p. 44-45.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 199

Maistre pense que les impulsions corporelles comme la douleur


sont premières, déterminantes et non susceptibles de modification
ou d’assimilation. Il accepte que la crainte religieuse surgisse des
mouvements du « principe sensible », c’est-à-dire de l’âme qui siège
dans le corps ; mais il considère que ces mouvements sont naturel-
lement et irréversiblement contraires à ceux de l’esprit, et que le
mieux que l’humanité puisse faire est non de les assimiler, mais de
les apaiser par le sacrifice.
L’anthropologie traditionnelle selon laquelle les êtres humains sont
divisés en corps, âme et esprit justifie cette supposition. L’esprit, s’élevant
à l’universel et se déplaçant vers l’unité, mène l’humanité à faire son
devoir sans hésiter. Homère dit que Zeus, ayant déterminé de rendre
un héros victorieux, a pesé sa décision « dans son esprit ; il est un : il ne
peut y avoir de combat en lui ». Mais l’âme, descendant vers le parti-
culier, se meut pour diviser l’homme ; de manière que si, « longtemps
agité entre son devoir et sa passion, [un] homme s’est vu sur le point de
commettre une violence inexcusable, il a délibéré dans son âme et dans
son esprit1 ». Le corps seul est passif, l’objet dont l’esprit et l’âme se
disputent la direction. La « dégradation primitive et universelle » que
les hommes de tous les siècles n’ont cessé de confesser dérive du fait
qu’étant double, à la fois voulant et ne voulant pas, aimant et détestant
le mal, attirée et repoussée par le même objet, l’humanité ne peut être
honnête avec elle-même ou sur elle-même : elle ne peut être que vouée
à la duplicité, mentant à Dieu, à elle-même et à ses semblables. De là
le cri de saint Augustin, confessant l’empire que de vieux fantômes
exerçaient toujours sur son âme :
Alors Seigneur ! suis-je MOI ? Non, sans doute (répond Maistre), il n’était
pas LUI, et personne ne le savait mieux que LUI, qui nous dit dans ce même
endroit : Tant il y a de différence entre MOI-MÊME et MOI-MÊME2.

Pascal avait repris cette idée augustinienne (et antérieurement plato-


nicienne) de la contradiction humaine. Il ajoutait que « la duplicité de
l’homme », « si visible », avait mené quelques-uns à soutenir que nous avons
« deux âmes ». Maistre critique ce point, observant que la difficulté n’est
1 Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.),
p. 807.
2 Ibid., p. 809-810.
200 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

pas d’expliquer les « soudaines variétés » d’un « sujet simple » comme


disait Pascal, mais ses « oppositions simultanées1 ». L’observation peut
sembler pédante, mais elle fait une grande différence pour l’explication
historique. Le développement d’un caractère mercuriel comme celui de
Pascal se plie difficilement à des contraintes. Mais un sujet toujours en
guerre avec soi porte en lui le paradoxe nécessaire pour la génération
de l’histoire : il est en lui-même un condensé d’histoire.
On peut voir que sur ce point que la vision augustinienne de
l’humanité divisée se combine avec le concept martiniste de la « pré-
varication » ou de la chute métaphysique de l’homme pour donner le
concept maistrien de « duplicité ». Comme la prévarication, la duplicité
est symboliquement inscrite dans l’anthropologie individuelle ; et,
comme la contradiction augustinienne, elle explique l’expérience. Au
contraire de ses prédécesseurs, cependant, Maistre résout la question
de la duplicité par le sacrifice, qui expie la culpabilité accumulée à la
suite des mouvements opposés de l’esprit et de l’âme. « [L]a vie étant
coupable, une vie moins précieuse pouvait être offerte et acceptée pour une
autre » – une âme pour une âme, l’ἀντίψυχον [sic ; ἀντιφύχικον] ou la
vicaria anima, littéralement « l’âme substitut ». Le sacrifice, à son tour,
est efficace en proportion directe de l’innocence du sang victimal. Ce
n’est pas une métaphore, mais un retour audacieux à la spéculation
d’Origène selon laquelle « l’âme de la chair réside dans le sang ».
Quoique jugée théologiquement hasardeuse par Origène lui-même2,
cette doctrine s’harmonisait bien avec le mysticisme dévot de la fin
du xviiie siècle, et avec son thème du « sang précieux » qui émanait
de la victime douce et sacrée par excellence qui est Jésus-Christ. Il est
significatif que parmi les ontologies platoniciennes, Maistre choisit
celle qui établissait le lien le plus étroit entre le physique et le spirituel.
De cette façon, les deux domaines pouvaient interagir d’une manière
continue à travers le temps. Une théorie complètement nouvelle du
sacrifice était née, postulant que la valeur du sacrifice est déterminée
par la nature du sang qu’il répand.

1 Ibid., p. 808.
2 Sur la doctrine origéniste de l’âme du sang, voir Origène, Entretien d’Origène avec Héraclide,
Jean Scherer (éd.), Paris, Cerf, 1960.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 201

LA VICTIME DOUCE ET PARFAITE

En tant qu’acte spirituel, le sacrifice selon Maistre implique nécessai-


rement l’offrande d’êtres sensibles. Aucunement passives – comme les
victimes de l’Encyclopédie – les victimes de l’Éclaircissement sont des agents
spirituels actifs dont l’utilité, la docilité, la capacité de se maîtriser et la
prédisposition à s’auto-anéantir déterminent l’efficacité du sacrifice. Maistre
observe que les anciens n’immolaient jamais les bêtes sauvages, les bêtes
de proie, les serpents, les poissons, les animaux stupides ou les animaux
étrangers à l’humanité. Plutôt, « on choisissait toujours, parmi les animaux,
les plus précieux par leur utilité, les plus doux, les plus innocents, les plus
en rapport avec l’homme par leur instinct et leurs habitudes. Ne pouvant
enfin immoler l’homme pour sauver l’homme, on choisissait dans l’espèce
animale les victimes les plus humaines, s’il est permis de s’exprimer ainsi1 ».
Cette double identification de l’humanité et de la victime sacrificielle idéale
avec la bienveillance et la douceur actives, ou plus précisément avec la
douceur et toutes ses connotations de modération, de calme et d’absence
de violence2, dérive de Platon. Dans ses Registres de lecture, Maistre annote
un passage des Lois où l’Étranger athénien observe que
L’HOMME EST NATURELLEMENT UN ANIMAL DOUX, et s’il reçoit
une bonne éducation, un animal doux et divin. Mais s’il est mal ou pas assez
élevé, [il est] le plus féroce animal de l’univers3.

Au contraire des passions discordantes déchaînées par l’âme, la douceur


résulte de l’unité spirituelle imposée par la volonté. La victime parfaite
et volontairement souffrante est l’antithèse de l’humanité double dans sa
condition déchue, et l’emblème de l’humanité dans son état angélique.
La douceur platonicienne n’est pas politiquement innocente ; elle est
la base mystique d’une politique chrétienne de liberté et de soumission.
Une comparaison entre les pratiques sacrificielles des sociétés chrétiennes
et des sociétés non-chrétiennes démontre que la connaissance de la douceur
1 Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 813.
2 « Douceur », Le grand Robert de la langue française, t. II, p. 1674.
3 Maistre, « Platon : De legibus », dans Extraits F, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille,
2J15, p. 26.
202 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

divine est la prérogative du chrétien, celle qui dicte l’abolition des sacri-
fices humains qui étaient universellement pratiqués avant l’avènement
du christianisme. C’est parce que les chrétiens sont appelés à réprimer
volontairement les passions de l’âme, qu’ils peuvent vivre selon la douceur
comme des victimes volontaires. Le sacrifice dans les sociétés chrétiennes
n’est donc pas institutionnalisé, et la liberté du chrétien se développe en
obéissance à l’autorité. La « loi d’amour » qui manifeste le doux apaisement
de la sensibilité par la volonté divine veille sur les nations chrétiennes
dès le berceau. Rien n’a prouvé cela mieux que la suspension de cette loi
pendant la Révolution française, quand l’univers vit
les saintes lois de l’humanité foulées aux pieds ; le sang innocent couvrant
les échafauds qui couvraient la France ; des hommes frisant et poudrant des
têtes sanglantes, et les bouches même des femmes souillées de sang humain.
Voilà l’homme naturel ! ce n’est pas qu’il ne porte en lui-même les germes
inextinguibles de la vérité et de la vertu : les droits de sa naissance sont
imprescriptibles ; mais sans une fécondation divine, ces germes n’écloront
jamais, ou ne produiront que des êtres équivoques et malsains1.

Sans la douceur chrétienne, l’humanité devient féroce, comme Platon l’avait


prédit, et la Révolution se transforme en anti-sacrifice suprême. L’action
politique dans les limites de la loi, et dans la soumission à l’autorité, est
l’antithèse de ce qui représente la Révolution ; et Maistre la recommande.
Ainsi qu’il l’explique au ministre sarde des affaires étrangères en 1816 :
Tant que l’autorité suprême délibère, on doit tâcher de lui montrer la vérité,
même avec quelque danger : quand elle a pris son parti, il faut se taire et la
faire respecter. Parmi toutes les belles choses dites par Bossuet, une des plus
belles est celle-ci : N’est-ce pas combattre pour l’autorité légitime que d’en
souffrir tout sans murmurer2 ?

Une telle politique recèle toujours la violence ; mais c’est une violence
dirigée contre soi.
La dualité sacrifice-soumission/anti-sacrifice-révolte n’était pas nou-
velle. Six siècles auparavant, saint Thomas d’Aquin avait déjà déclaré que
les rituels religieux et surtout le sacrifice portent les hommes à révérer
le culte, et à reconnaître la souveraineté3. L’innovation de Maistre est
1 Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 824.
2 OC, t. XIII, p. 361.
3 Saint Thomas d’Aquin, « Traité sur la loi », question 102, réponse 5.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 203

de donner un arrière-plan historique à la soumission en établissant une


corrélation entre les individus et les sociétés. Ici, c’est à nouveau dans
la Lettre de Saint-Martin qu’il trouve son inspiration. Elle affirme que
« l’époque actuelle est la crise et la convulsion des puissances humaines
expirantes, et se débattant contre une puissance neuve, naturelle et vive1 ».
On pense à une personne malade et ravagée de fièvre, et Saint-Martin
parle de la Révolution comme d’une maladie purgative :
[La] main [de la providence], comme celle d’un chirurgien habile, a extirpé
le corps étranger, et nous éprouvons toutes les suites inévitables d’une dou-
loureuse opération, et les maux attachés aux pansemens de la plaie ; mais
nous devons supporter avec patience et avec courage ces douleurs puisqu’il
n’en est aucune qui ne nous avance vers la santé2.

C’est une curiosité et une indication du caractère de Maistre qu’il aime


beaucoup cette comparaison de Saint-Martin. Tout au long de ses œuvres
et de sa correspondance et jusqu’à sa mort, il emploie les images de la
fièvre, du délire et de la convulsion pour décrire les rébellions, l’athéisme,
la philosophie et même le scepticisme religieux3.
Maistre applique aussi à l’histoire l’opinion de Saint-Martin selon
laquelle ces épisodes sont malheureux mais essentiels, parce qu’ils
constituent tant de symptômes de maladie que des contributions à la
guérison spirituelle. Il fait du sacrifice un moteur historique. L’argument
des Considérations selon lequel les phases historiques de calme sont sui-
vies par des périodes critiques plus courtes de souffrance punitive mais
réparatrice trouve ses origines anthropologiques dans le moi divisé de
l’Éclaircissement. Les âges de liberté et de progrès paisible sont celles de
la maîtrise de l’esprit sur le corps ; tandis que les âges de destruction
révolutionnaire révèlent la tyrannie des passions de l’âme.
Ce qui a rendu la théorie maistrienne de la violence historiquement
convaincante – et consolante pour les royalistes dans le climat politique de
la Restauration – c’est qu’elle donnait à la mort du roi-martyr Louis XVI
des pouvoirs de régénération sociale, l’intégrant dans l’histoire divine du
1 Saint-Martin, Lettre à un ami, p. 17.
2 Ibid., p. 73.
3 Voir, par exemple, Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 198, 200 ; OC, t. I, p. 274 ;
t. III, p. 325, 332-333 ; t. VI, p. 159, 267, 468 ; t. IX, p. 252-253 ; t. X, p. 7, 96, 496 ;
t. XI, p. 323 ; t. XII, p. 47, 327, 464 ; t. XIII, p. 120, 190 ; Maistre à Ouvarov, s.d., Pisma
znamenitich inostrantsev k grafu S.S. Uvarovu 1810-1852, p. 74.
204 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

salut cosmique par le sacrifice. Dès les Considérations, Maistre réfléchit


aux qualités rédemptrices du sacrifice royal, écrivant qu’« il peut y avoir
eu dans le cœur de Louis XVI, dans celui de la céleste Élisabeth, tel
mouvement, telle acceptation, capable de sauver la France1 ». Avec le
temps, sa fascination pour le salut procuré par la mort des rois se déve-
loppe, et ses cahiers se remplissent de notations sur le sujet. Il note des
comptes rendus minutieux de la mort de Paul Ier (1754-1801)2. Il garde
aussi un « Fac simile du testament de Louis XVI3 » qui paraîtra pendant
la Restauration et dont l’authenticité est débattue jusqu’à ce jour ; une
copie d’un « Billet écrit par Madame Élisabeth dans la tour du Temple,
et envoyé à Sa Majesté Louis XVIII avec le cachet royal de Sa Majesté
Louis XVI4 » ; le Journal de ce qui s’est passé à la tour du Temple pendant la
captivité de Louis XVI, Roi de France (1798) de Jean Cléry, et un « Précis
des derniers momens de la vie de Sa Majesté Marie Joséphine Louise,
princesse de Savoie, reine de France, décédée au château d’Hartwell,
dans le comté de Buckingham, le 13 9bre 18105 ». En 1809, la même
année qu’il relit Origène, Maistre complète sa réflexion des Considérations
en observant que quand Louis XVI a dit « Seigneur, pardonne à mon
peuple » sur l’échafaud, il a montré qu’il était rempli de l’Esprit6 – tout
comme le Christ et les « hommes de désir » qui sanctifient l’univers.
Ivan Strenski a également relevé les références des Soirées à Louis XVI
comme victime christique7. Ces images sont naturelles au royalisme
catholique né de la Révolution : Louis XVI lui-même avait dû penser
qu’il suivait les traces de Jésus quand il consacrait la France au Sacré-
Cœur en se préparant à la mort.

1 Maistre, Considérations sur la France, p. 218. Maistre a cité ce passage à nouveau dans Les
soirées de Saint-Pétersbourg, p. 709.
2 Voir Maistre, « Paul Ier », Russie, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J10, p. 1-19.
3 Maistre, Notes sur la révolution française, Ibid., 2J16, 4 p.
4 Ibid., 1 p.
5 Ibid., 7 p.
6 Maistre, « 1809 », Extraits G, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J16, p. 40
7 Voir Strenski, Contesting Sacrifice, p. 43.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 205

LA VOLONTÉ D’ÊTRE LE CHRIST, OU LE SACRIFICE


N’EST PAS UN DON

Toutefois le sacrifice maistrien est beaucoup plus qu’une manière de


réparer les catastrophes historiques. C’est la première activité humaine,
une inversion des discours matérialistes sur la question. La reconstitution
de Jaucourt supposait trois choses : que le sacrifice ait évolué et puisse
être classé selon la nature végétale, animale ou humaine de l’offrande ;
que les transitions principales entre les variétés de sacrifice dépendent non
de la place que la pratique du sacrifice occupe dans la société, et encore
moins dans la relation entre l’humain et le divin ; mais d’un point de vue
épicurien à travers les accidents divers (la guerre, le piétinement par les
animaux, le cannibalisme1 ), dont les résultats violents se répètent plus
tard de manière systématique ; que le sacrifice se développe de manière
uniforme à travers le monde, à mesure que les hommes quittent un
état de raison utilitaire – tel que nous le montrent les sociétés sauvages
relativement dépourvues de relations de puissance – pour un état de
civilisation qui se reflète dans le sacrifice des êtres sensibles2.
Le contre-récit maistrien repose sur la puissance spirituelle que son
maître Jean-Baptiste Willermoz avait développé contre les matérialistes,
les utilitaristes et les sensualistes, Locke au premier rang d’entre eux. Dans
son Instruction secrète des grands profès (s.d.), son ouvrage principal et le texte
fondateur du RER, Willermoz dénonce les théoriciens du xviiie siècle qui
« ont tenté de confondre cette Parole active et puissante, avec les sons pas-
sifs, qu’il a plû à quelques uns d’apeler le langage des bêtes3 ». Écrivant à
Maistre en 1780 pour lui expliquer la métaphysique du RER, Willermoz
fait référence à la parole parlée comme à l’« expression sensible de tout »,
et affirme que « ce n’est qu’en raison de la sublimité de ses effets, dont on
abuse souvent, que l’homme est le seul être de la nature sensible qui en

1 Edme Mallet, « Anthropophages », Encyclopédie, Jean Le Rond D’Alembert et Denis


Diderot (éds.), t. I, p. 498.
2 Louis de Jaucourt, « Victime humaine », Encyclopédie, Jean Le Rond D’Alembert et Denis
Diderot (éds.), t. XVII, p. 240-243.
3 Willermoz, Instruction secrète des grands profès, Antoine Faivre (éd.), La franc-maçonnerie
templière et occultiste, René Le Forestier (éd.), Paris, Montaigne, 1970, p. 1037.
206 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

soit doué1 ». C’est la doctrine qui explique pourquoi Maistre dénigre la


parole écrite, et exalte la parole parlée. Celle-ci est proche de Dieu, tandis
que celle-là signifie la chute de l’homme. En développant cette vision,
Willermoz ne veut pas seulement proposer une alternative spiritualiste
au matérialisme de Locke. Il veut aussi justifier la mythographie du RER,
selon laquelle l’organisation descend de l’Ordre du Temple – filiation à
laquelle Maistre ne croit pas2. Pour esquiver ses objections historiques,
Willermoz soutient que si le langage est la clé de l’exaltation spirituelle
et la version matérialisée de tout y compris Dieu lui-même, il peut, sous
la forme du mythe, devenir le dépôt sacré de la révélation.
Dans l’Éclaircissement, Maistre applique au rituel le raisonnement
de Willermoz sur le langage. Comme son ancien maître, il croit que la
Parole est divine et active ; et il justifie cette croyance en identifiant la
parole orale à la pensée et au mouvement de l’esprit3. Aussi, s’inspirant
de la doctrine willermozienne qu’il conteste le plus – que les institutions
et les rituels du RER préservent la révélation divine primordiale –
Maistre suppose que la Parole devient active non seulement quand elle
est prononcée ou enveloppée dans le mythe, mais aussi quand elle est
représentée dans le rituel. C’est sur cette base spiritualiste qu’il s’appuie
pour affirmer la primauté du sacrifice, et plus généralement du rituel,
sur tous les aspects de la vie.
Plutôt que de donner une priorité chronologique et étiologique au
quotidien comme Jaucourt, Maistre dérive le quotidien du rituel sacri-
ficiel et fait de celui-ci l’activité humaine primordiale. Commentant la
pratique homérique de jeter les prémices d’un repas dans les flammes,
l’helléniste allemand Christian Gottlob Heyne (1729-1812) imaginait
que le sacrifice avait dû avoir son origine dans la cérémonie d’offrande
de nourriture qui ouvrait les repas, puisque les prémices que les dieux
recevaient comprenaient probablement de la viande. Mais Maistre n’est
pas d’accord :

1 Willermoz à Maistre, 3 décembre 1780, Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-


uns de ses amis francs-maçons, Antoine Faivre et Jean Rebotton (éds.), p. 69.
2 Pour une description de la correspondance de Maistre avec les dirigeants du RER, voir
Lebrun, Joseph de Maistre, p. 58-60. Jean Rebotton a publié les lettres de Willermoz et
Gaspard de Savaron à Maistre dans Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns
de ses amis francs-maçons, p. 63-74.
3 Sur l’identification maistrienne de la parole et de la pensée, voir Thurston, « Joseph de
Maistre : Logos and Logomachy ».
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 207

Il ne s’agit point en effet uniquement de présent, d’offrande, de prémices, en


un mot, d’un acte simple d’hommage et de reconnaissance, rendu, s’il est
permis de s’exprimer ainsi, à la suzeraineté divine ; car les hommes, dans
cette supposition, auraient envoyé chercher à la boucherie les chairs qui
devraient être offertes sur les autels : ils se seraient bornés à répéter en
public, et avec la pompe convenable, cette même cérémonie qui ouvrait
leurs repas domestiques1.

En bref, le sacrifice demande une victime vivante. La « victime artifi-


cielle » ou substitut sacrificiel d’argile auquel Jaucourt consacre un des
articles de l’Encyclopédie2 n’intéresse pas Maistre. Pour lui, les sacrifices
ne sont pas des extensions des « aparques, ou de l’offrande des prémices
brûlés en commençant les repas » : ce sont plutôt les aparques qui sont
des sacrifices réduits. Maistre croit que, historiquement, les grands rituels
religieux ont toujours précédé les petits. Quand, dans son Essai sur les
mystères d’Eleusis (1816), Ouvarov soutient que dans la Grèce ancienne les
petits mystères ont précédé les grands, Maistre observe que la proposi-
tion lui semble « contredire la nature des choses », comme le prouve le
développement historique de la franc-maçonnerie3. Aussi, contrairement
aux victimes de Jaucourt, celles de Maistre n’arrivent pas par accident
dans un contexte rituel ou quotidien : elles en sont les déterminants
essentiels. C’est pour cette raison qu’il est tellement important que
les victimes soient innocentes : comme le Christ l’a suréminemment
démontré, elles peuvent modifier le cours de l’histoire.
La primauté du sacrifice une fois établie, il reste à la rendre uni-
verselle. À cette fin, Maistre s’appuie sur Saint-Martin. Il remplace les
« hommes de désir » du philosophe inconnu par les martyrs chrétiens,
versions « diminuées » de la mort du Christ atteintes dans les tenta-
tives de l’imiter. Maistre soutient que les martyrs étaient « différemment
semblables » aux sacrifices que les hommes faisaient pour leurs patries –
différents, on le suppose, en ce qu’ils étaient offerts à Dieu ; semblables
en ce que le sacrifice les rendait mystérieusement efficaces et capables de
se dépasser. Il faut ajouter que les sacrifices chrétiens diffèrent de toutes
les autres formes de sacrifice en ce qu’ils sont volontairement douloureux

1 Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 825.


2 Encyclopédie, t. XVII, p. 243.
3 Maistre à Ouvarov, 22 décembre 1813, Pisma znamenitich inostrantsev k grafu S.S. Uvarovu
1810-1852, p. 74.
208 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

et donc suprêmement efficaces. La victime chrétienne s’efforce de deve-


nir le Christ dans l’acte du martyre. Au contraire des ennemis et des
prisonniers qui étaient souvent immolés dans les sacrifices anciens, la
victime chrétienne est consentante, et en désirant la mort elle-même
ainsi que toutes les morts de la souffrance, elle est non seulement douce,
mais capable de vaincre le mal :
Sous l’empire de cette loi divine, le juste (qui ne croit jamais l’être) essaie
cependant de s’approcher de son modèle par le côté douloureux. Il s’examine,
il se purifie, il fait sur lui-même des efforts qui semblent passer l’humanité,
pour obtenir enfin la grâce de pouvoir restituer ce qu’il n’a pas volé1.

Le dogme que les chrétiens doivent imiter le Christ à travers le


sacrifice ou en participant à des rituels universellement expiatoires
était un article de base de la spiritualité baroque. En France, il a
été très développé dans la théologie de l’ardent cartésien qui fonda
l’Oratoire, le cardinal Pierre de Bérulle (1575-1629), dont la spiritua-
lité christocentrique se concentrait sur le mystère de l’Incarnation et
prêchait l’adhésion à Jésus par la dépossession de soi. La convergence
de cette théologie avec la pensée maistrienne sur le sacrifice n’a pas
été commentée jusqu’ici.
Dans son Bref discours de l’abnégation intérieure (1597), Bérulle soutient
que l’Incarnation de Jésus avait été un acte suprême d’abnégation, en
fait d’auto-annihilation (κένωσιs). Loin d’être un événement histori-
quement discret, l’Incarnation a perduré comme un mystère efficace
qui atteint l’apogée de son activité pendant le sacrement de la messe
et qui est même capable, comme Bérulle l’assurait dans son Traité
des énergumènes (1599), d’assujettir les démons. Anticipant des thèmes
maistriens, Bérulle soutenait que « l’Incarnation […] est l’original […]
et notre Eucharistie est comme la copie et l’extrait de celui-ci2 », ce
qui rendait possible à l’humanité de participer dans l’union du corps
et de l’âme du Christ :
comme alors il a élevé la nature humaine en une façon singulière à l’union
divine hypostatique par l’Incarnation, aussi nous pouvons dire en quelque

1 Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 834.


2 Bérulle, « Du dessein du fils de Dieu en l’institution de l’Eucharistie », OC, Michel Dupuy
(éd.), Paris, Cerf, 1995-1997 (6 vol.), t. VI, p. 329.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 209

manière qu’il élève notre personne et lui fait prendre part en l’ordre et en
l’état de cette union divine et admirable par le mystère de l’Eucharistie1.

Mais l’Eucharistie n’a pas élevé à l’ordre divin une humanité passive.
Quoiqu’elle incarne le don que Dieu fait à l’humanité, l’Eucharistie
contient aussi le don réciproque de l’humanité à Dieu :
Jésus-Christ est le don des hommes à Dieu, comme il est le don de Dieu aux
hommes. Comme sacrement il est l’un, comme sacrifice il est l’autre. Autrefois
on offrait à Dieu les fruits de la terre qui nous était donnée ; et maintenant
nous offrons à Dieu un fruit de Dieu même […]2

Cependant ce n’est pas seulement le sacrifice qui accomplit l’union


régénératrice entre Dieu et l’humanité : Bérulle valorise également le
cœur comme le lieu affectif de rencontre entre Dieu et l’humanité3.
En dépit des hostilités entre leur ordre et l’Oratoire, les jésuites
devinrent des admirateurs de la théologie bérullienne et s’attachèrent
en particulier à sa christologie sacrementale. Le culte jésuite du Sacré-
Cœur, cette pièce maîtresse de la religion rococo, s’inspirait largement
du mysticisme bérullien. Toutefois dans le monde émotif, dévotionnel,
non-augustinien et non-intellectualiste des jésuites, l’union avec le Christ
sacrificiel de l’Eucharistie se faisait moins en comprenant la logique de
la réciprocité sacrementale, qu’à travers une identification totale avec son
être souffrant. Le langage économique du don mutuel était remplacé par
une logique du pouvoir salvifique du sacrifice à travers la soumission
et la souffrance.
Maistre ne semble pas avoir lu Bérulle. Cependant les idées du fon-
dateur de l’Oratoire ont marqué profondément le catholicisme français,
et Maistre a pu les rencontrer de plusieurs côtés. Saint-Cyran et Port-
Royal étaient à certains égards les héritiers de Bérulle. Plus important
est le culte jésuite du Sacré-Cœur : l’idée que l’action spirituelle prend
son origine dans la volonté de se détruire soi-même est probablement
la source la plus directe de la théologie du sacrifice de l’Éclaircissement.

1 Bérulle, « De la Présence du corps de Jésus-Christ », OC, t. VI, p. 296.


2 Bérulle, « De l’Eucharistie », OC, t. III, p. 328.
3 Voir Bérulle, « Des clameurs de Jésus en la croix et de l’ouverture de son côté par le fer
de la lance », OC, t. III, p. 272-274 et p. 179 ; p. 377-374 ; t. IV, p. 93, 142, 149, 195, 260,
270, 284, 286, 299, 300, 361, 415, 428, 453, 455 et 534.
210 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Cependant Maistre s’écarte de ses prédécesseurs, car plutôt que de


dériver du quotidien, son sacrifice le fonde. L’homme doux qui imite
le Christ se donne chaque fois qu’il est juste. C’est pour cela que les
sacrifices vivants ne sont pas nécessaires dans les sociétés chrétiennes,
et c’est pourquoi aussi la modernité ne connaît pas les abus anciens du
sacrifice. Mais si le sacrifice est véritablement omniprésent, il doit être
effectué au-delà du domaine humain. Bérulle avait déjà suggéré que
l’Incarnation lie l’humanité aux démons. Plus hardi, Maistre décrit la
communion spirituelle avec l’univers entier. Et pour ce faire, il s’aventure
dans le mythe.

LES MYTHES D’HUET ET LE SYMBOLISME FIGURISTE

« Quelle vérité ne se trouve pas dans le paganisme ? » C’est la question


qui ouvre le dernier chapitre de l’Éclaircissement. Maistre répond avec
une liste de « vérités » païennes. « Il est bien vrai », écrit-il, « qu’il y a
plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, tant dans le ciel que sur la terre, et
que nous devons aspirer à l’amitié et à la faveur de ces dieux1 ». Il est vrai
aussi que Jupiter est au-dessus de ces dieux, qu’il doit être adoré avec
Pallas et Junon ; que, comme disait Platon, il y a un Dieu des choses
présentes et des choses futures, et un Seigneur, maître des causes ; que,
comme le soutenait Origène, il y a trois rois, un des causes premières,
un autre des causes secondes, et un troisième des causes tierces – le Père
embrassant tout ce qui existe, le Fils étant limité aux êtres intelligents,
et l’Esprit aux élus. Il est encore vrai que Minerve jaillit du cerveau
de Jupiter, que Vénus sortit de la mer – puisque le principe sensible
doit surgir de l’eau, comme le confirme l’histoire védique de Brahma
glissant sur les eaux au-dessus d’une feuille de lotus au commencement
du monde ; que Vénus retourna à l’eau pendant le déluge, quand « tout
devint mer et [que] la mer fut sans rives, et qu’elle s’endormit alors au fond
des eaux2 ». Ce n’est pas tout : il est vrai que nous avons tous un génie,
que chaque nation et chaque ville a un patron, que Neptune commande
1 Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 828.
2 Ibid., p. 829-830.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 211

les vents, et que les dieux mangent le nectar et l’ambroisie – comme en


témoigne le livre de Tobie où l’ange Raphaël mange et boit des viandes
et des boissons invisibles. Finalement, « [i]l est vrai que, lorsqu’un
homme est malade, il faut tâcher d’enchanter doucement le mal par des
paroles puissantes, sans négliger néanmoins aucun moyen de la médecine
matérielle », en déférence à la vérité que « la médecine et la divination
sont très proches parentes1 ».
Faire des mythes païens les équivalents exégétiques de l’Écriture
et avoir recours au mythe pour découvrir les « vérités » sacrées, c’était
rappeler les sympathies que Pierre-Daniel Huet (1630-1721), une des
sources non étudiées de Maistre, avait pour le paganisme. Du trio
théologique classique qu’il composait avec Bossuet et Fénelon, Huet
fut le seul à contredire le platonisme qui prévalait dans son siècle2,
discernant dans les cultes et les croyances païennes des correspondances
avec le dogme et les pratiques du christianisme. Huet a tôt développé
ces opinions. À vingt-deux ans, il accompagne son tuteur Samuel
Bochart (1599-1667) pendant une visite à la reine Christine de Suède
(1629-1689) et il découvre dans la bibliothèque royale un manuscrit du
Commentaire sur saint Matthieu d’Origène. Enthousiasmé par le texte,
Huet travaille pendant les quinze années suivantes aux fameux Origenis
in sacras scripturas commentaria, quaecumque graece reperiri potuerunt (1668).
Comprenant une biographie érudite et intellectuelle d’Origène, une
description complète de son influence sur les siècles postérieurs, une
analyse de ses doctrines principales et de son style, et un recueil édité
de ses commentaires traduits au latin, l’Origeniana raviva dans toute
l’Europe l’origénisme, mort depuis longtemps. Sa composition fut aussi
très formatrice pour Huet : elle prépara la théologie de son âge mûr.
Origène invitait à des interprétations platoniciennes et païennes du
christianisme, et à travers celles-ci, à une vision pélagienne de l’esprit
comme source de la religion.
Toutefois l’origénisme de Huet prit du temps à se développer.
Dans sa jeunesse, il avait été un cartésien ardent, ce qui à l’époque
voulait dire se mettre du côté de Platon, de saint Augustin et des
bénédictins, des jansénistes et des oratoriens, contre les scolastiques et

1 Ibid., p. 831.
2 Jacqueline Lichtenstein, « Socrate à la cour de Louis XIV », XVIIe siècle, 150, 1986, p. 3-18.
212 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

les aristotéliciens, c’est-à-dire les jésuites et les docteurs de Sorbonne.


C’était un choix théologique hasardeux. Scolastiques et augustiniens
guerroyaient pour l’âme de la France, ce qui pour plusieurs signifia
l’exil, une carrière brisée, des amitiés perdues et le suicide par déses-
poir spirituel1. Au fil du temps, Huet renonça aux croyances de sa
jeunesse, ayant probablement changé d’avis en fréquentant les jésuites,
les associés des dernières décennies de sa vie. Une lettre reçue d’un
missionnaire jésuite à Maduras suggère, par exemple, qu’il était prêt à
croire que les cultures non chrétiennes possèdent des fragments de la
vérité spirituelle. Cherchant à « prouver que les Indiens empruntèrent
leur religion aux livres de Moïse et des prophètes, » le missionnaire
racontait une histoire orale du Job indien2.
Quelles que fussent les causes de sa conversion, Huet devint un des
anti-cartésiens français les plus éloquents – dans la Censura philosophiae
cartesianae (1689). Son odyssée intellectuelle l’aura plongé tout d’abord
dans le scepticisme extrême avec des conséquences fidéistes – exprimées
notamment dans De imbecillitate mentis humanae libri tres (1723), que
Maistre a lu avec admiration ; et qui l’a mené à regarder le naturalisme
ancien comme une alternative acceptable à l’univers des cartésiens,
mécanique et vide de Dieu. Quand dans la Censura, Huet souligne le
fait que Descartes n’avait pas distingué entre les êtres-dans-l’esprit et
les êtres-dans-le-monde (a parte intellectus et a parte rei), il ne défend pas
simplement le naturalisme traditionnel des aristotéliciens, mais il ouvre
la porte au néoplatonisme et à l’idée païenne que le monde est animé.
Un siècle et demi plus tard, alors qu’il voyage en Europe et que la
décennie révolutionnaire touche à sa fin, Maistre suit les traces d’Huet,
commençant ses études du platonisme avec une relecture d’Origène3, vers
qui il revient en 1809 à Saint-Pétersbourg4. Mais Maistre va bien au-delà

1 Alan Kors, Atheism in France, 1650-1729, Princeton (New Jersey), University Presses of
California, Columbia et Princeton, 1990, surtout p. 265-296.
2 Cette lettre fut publiée anonymement en traduction anglaise par Jean-Frédéric Bernard
et Bernard Picart dans The Religious Ceremonies and Customs of the Several Nations of the
Known World, Hartfortd (Connecticut), 1731-1739 (7 vol.), t. III, p. 397-407. Voir David
J.A. Clines, « In Search of the Indian Job », dans On the Way to the Postmodern : Old Testament
Essays 1967-1998, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1998 (2 vol,), t. II, p. 773.
3 Les premières notes de lecture que Maistre ait pris sur Origène sont datées de 1797.
4 Voir Maistre, « Origène », Extraits G, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J16,
p. 346-356.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 213

d’Huet. Il doit utiliser la raison pour s’opposer aux Lumières radicales des
Encyclopédistes, les descendants de saint Augustin par le truchement de
Bayle. À cette fin, la théologie d’un des adversaires chrétiens contre qui
saint Augustin avait forgé la philosophie de la chrétienté latine pouvait
s’avérer très utile. Origène offrait le moyen d’affronter les Lumières sur
leur propre terrain1. Huet avait été plus modeste. Dans l’Origeniana il
avait eu le scrupule de ne publier que les écrits d’Origène l’exégète et
non ceux d’Origène le platonicien spéculatif. Des deux Origène c’était
en effet ce dernier – l’auteur du Contra Celsum et de De principii – qui
avait causé des ennuis à ses défenseurs modernes2. Peu préoccupé de la
censure ecclésiastique, et décidé à forger des instruments polémiques,
Maistre s’intéresse principalement à Origène le philosophe – comme
le montrent ses notes ainsi que la mythographie de l’Éclaircissement. Il
devient ainsi le premier penseur catholique moderne à construire une
théodicée à partir de la cosmologie néoplatonicienne, et à s’intéresser
sérieusement aux écrits spéculatifs d’Origène3. Le sénateur des Soirées
déclare « que le Paganisme entier n’est qu’un système de vérités cor-
rompues et déplacées ; qu’il suffit de les nettoyer pour ainsi dire et de les
remettre à leur place pour les voir briller de tous leurs rayons4 ».
La mythographie huetienne s’harmonisait également avec l’illuminisme.
Saint-Martin était convaincu que les mythes contenaient une doxa cachée
et des vérités communes à toute l’humanité5. C’était la conviction à la
base du traditionalisme qui, associé aux débuts de la mythographie

1 Sur la convergence entre l’origénisme et les Lumières dans la pensée maistrienne, voir
Aimee E. Barbeau, « The Savoyard Philosopher : Deist or Neoplatonist ? » et Carolina
Armenteros, « Conclusion », Élcio Verçosa Filho, « The Pedagogical Nature of Maistre’s
Thought » et Douglas Hedley, « Enigmatic Images of an Invisible World : Sacrifice,
Suffering and Theodicy in Joseph de Maistre » dans Joseph de Maistre and the Legacy of
Enlightenment.
2 Max Schär, Das Nachleben des Origenes im Zeitalter des Humanismus, Basel, Helbing and
Lichtenhahn, coll. « Beisler Beiträge zur Geschichtswissenschaft », 1979, p. 233.
3 En se tournant vers Origène, le grand adversaire de saint Augustin, Maistre tâche de
combattre la pensée augustinienne, ancêtre de la philosophie des Lumières. Voir Carolina
Armenteros, Conclusion à Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment, p. 226-227. Il ne
le savait pas, mais un Anglais puritain avait fait une démarche semblable au xviie siècle.
Voir Rhodri Lewis, « Of “Origenian Platonisme” : Joseph Glanville on the Pre-Existence
of Souls », Huntington Library Quarterly, 69, 2, 2006, p. 267-300.
4 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 766.
5 Bowman, « Illuminism, Utopia, Mythology », dans The French Romantics, D.G. Charlton
(éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 96.
214 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

romantique1, a nourri la croyance maistrienne en la catholicité de


tout mythe. Toutefois Maistre a mis son propre sceau sur la « vérité »
mythique, lui conférant une valeur intrinsèque et historiquement efficace.
Le mythe maistrien est signifiant surtout parce qu’il donne un modèle
du gouvernement spirituel de l’univers, et du rôle que les esprits libres
qui l’habitent ont joué dans les grands événements de l’histoire sacrée.
Le sommeil de Vénus au fond de l’océan symbolise donc le calme de la
sensibilité dans le sacrifice consommé du Déluge. Le commandement
des vents par Neptune anticipe celui de Jésus dans l’Évangile et repré-
sente la soumission des phénomènes physiques à l’esprit. En attribuant
ainsi l’efficacité et la liberté aux esprits du monde, la mythographie
maistrienne se distingue profondément de la martiniste. Cette dernière
suppose systématiquement que la structure inconnue de l’univers cor-
respond à des structures connues comme celles des êtres humains, que
ces analogies sont sacrées, et que le salut procède de leur illumination.
Maistre inverse cette priorité spirituelle. Il trouve que l’analogie et
l’allégorie mythiques doivent être utilisées avec modération. C’était
une ancienne opinion chez lui : le Mémoire au duc de Brunswick (1782)
critique déjà l’allégorie maçonnique, alléguant que « le type qui repré-
sente plusieurs choses ne représente rien2 », de sorte qu’implicitement,
chaque symbole doit représenter un fait certain plutôt qu’acquérir une
multitude de significations fausses et vagues. L’Éclaircissement lie donc
chaque vérité mythique à un seul événement ou processus historique.
Selon Maistre, ce qui importe vraiment de savoir sur l’univers n’est pas
la similarité structurelle qui lie les êtres spirituels les uns aux autres.
C’est, plutôt, l’étiologie du mouvement historique. Là où les illuministes
demeurent des cosmosophistes, présupposant que la connaissance divine
est inhérente à la structure du monde et saisissable à travers l’analogie
symbolique, Maistre est un cosmologue historiciste, c’est-à-dire un
métaphysicien cherchant à deviner comment l’univers se développe
à travers le temps. On le mesure d’autant mieux quand on compare
sa mythographie à la philosophie de l’histoire la plus répandue au
xviiie siècle français.

1 Ibid., p. 79.
2 Maistre, « Mémoire au duc de Brunswick », Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de
quelques-uns de ses amis francs-maçons, dans Joseph de Maistre : œuvres, Antoine Faivre et Jean
Rebotton (éds.), t. II, p. 75-120, 81.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 215

Le « figurisme », la seule philosophie de l’histoire explicite jamais


née de l’augustinisme, a surgi des ruines du monastère de Port-Royal.
Les jansénistes ont exprimé leur pessimisme théologique en écrivant
une histoire chrétienne qui permît de résoudre le problème exégétique
le plus pressant de leur temps : la réconciliation des significations
littérales et figuratives de l’Écriture. Après avoir fait brûler les 1300
exemplaires publiés de l’Histoire critique du Vieux Testament (1678) de
l’oratorien Richard Simon (1632-1712), Bossuet n’avait eu de cesse de
rechercher cette réconciliation1.
L’abbé Léonard, un défenseur du sens littéral de l’Écriture et l’homme
qui a inventé le mot « figurisme2 », attaquait la nouvelle philosophie
historique pour son origénisme et son allégorisme excessif. C’était
une accusation compréhensible. L’Explication du mystère de la Passion de
N.S. Jésus-Christ, suivant la concorde (1722) de Jacques-Joseph Duguet
(1649-1733), le père du figurisme, attribuait des significations symbo-
liques multiples aux épisodes de l’histoire biblique, passée et future, en
harmonie avec la cosmosophie d’Origène. Duguet suggérait, par exemple,
que l’Apocalypse ne se passerait pas nécessairement à la fin des temps,
mais qu’elle aurait pu se passer déjà au cours des temps historiques ; ce
qui ne l’empêcherait pas de se produire à nouveau à la fin des temps et
à l’occasion d’ici-là. Pour lui, chaque événement historique était chargé
d’une multiplicité de présages possibles d’événements futurs. Pour la
même raison, le sujet de l’eschatologie, plutôt que d’être enfermé à la
fin des temps, comme dans le symbolisme chrétien traditionnel, se
distribuait à travers une durée qui s’était subitement ouverte. Les jan-
sénistes pouvaient maintenant comprendre pourquoi Dieu avait permis
que l’hérésie ait tant d’essor dans les temps modernes, et pourquoi la
catastrophe du protestantisme avait été couronnée par la destruction
de Port-Royal, sans que le monde finisse. Grâce au figurisme, Duguet
pouvait estimer que les prophéties millénaristes se réalisaient déjà dans
son siècle ; et il pouvait espérer que Dieu compenserait les pertes présentes
avec des gains futurs – comme la conversion des juifs.
Un peu avant 1682 Duguet eut une conversation avec Bossuet et
Fleury dans laquelle il exposa son système d’interprétation. Bossuet en fut
1 Catherine Maire, De la cause de Dieu à la cause de la nation : le jansénisme au XVIIIe siècle,
Paris, Gallimard, 1998, p. 167.
2 Ibid., p. 165.
216 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

fortement impressionné et altéra le vingtième chapitre de son Discours sur


l’histoire universelle (1681) pour ajouter un passage d’inspiration figuriste.
Dans celui-ci, il contredisait saint Augustin et suggérait que la conversion
des juifs était imminente, qu’elle viendrait pour compenser l’hérésie, et
que le monde survivrait quand même1. Aussi, dans L’Apocalypse avec une
explication (1699), Bossuet soulignait que tous les chrétiens, catholiques et
protestants, sont d’accord sur ce point que l’Écriture n’est jamais épuisée
par une seule signification, et que le Christ a été préfiguré à plusieurs
reprises dans les grands personnages de l’Ancien Testament2. Dans le
figurisme de Duguet Bossuet a finalement trouvé ce qu’il cherchait : une
alternative catholique au littéralisme exégétique protestant. Raisonnant
en figuriste, Bossuet pouvait souligner l’appauvrissement intellectuel
et spirituel qui résultait de l’interprétation de l’Apocalypse à la seule
lumière du pillage de Rome par Alaric, en oubliant d’autres significa-
tions qui s’étaient accomplies à travers l’histoire et qui s’accompliraient
à la fin de l’histoire.
Les jésuites en Chine ont utilisé le figurisme pour attirer les peuples
païens au christianisme3, et pour défendre leurs pratiques syncrétistes
pendant la controverse sur les rites chinois. Maistre a pu se familiariser
avec les idées figuristes soit à travers Bossuet, ou à travers les travaux
de ces missionnaires. Sa familiarité avec les traités jésuites sur la Chine
est confirmée par la recommandation qu’il fait à Ouvarov du plus grand
ouvrage sinologique du xviiie siècle, la Description géographique, historique,
chronologique, politique et physique de l’empire de la Chine et de la Tartarie
chinoise (1735) du Père Jean-Baptiste du Halde (1674-1743), ainsi que la
Lettre sur les caractères chinois (1725) du Père Joseph de Mailla4 (1669-1718).
Cependant, la mythographie de l’Éclaircissement est « figuriste » seule-
ment en ce qu’elle élabore une théorie historique des relations symboliques
entre les textes sacrés et la réalité extra-textuelle. Le reste est différent. Là
où le figurisme met l’accent sur les significations symboliques multiples
de l’Écriture, Maistre voit des « vérités » mythiques, chacune possédant
une dénotation symbolique unique. Et là où le figurisme ne considère

1 Ibid., p. 174.
2 Ibid., p. 167.
3 Ibid., p. 170.
4 Maistre à Ouvarov, 8 octobre 1810, Pisma znamenitich inostrantsev k grafu S.S. Uvarovu
1810-1852, p. 63.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 217

les épisodes scriptuaires que du point de vue de la connaissance, Maistre


exprime un ordre ontologique réellement investi d’efficacité historique.
Ces différences, à leur tour, sont riches de conséquences pour la rela-
tion qu’elles impliquent entre la connaissance, la liberté humaine et le
progrès. Le figurisme n’établit aucun lien entre la compréhension des
desseins divins comme la reconnaissance d’un « nouveau peuple », et
l’action historique des hommes. Mais les mythes de Maistre suggèrent
que dans un monde gouverné par des esprits qui se ressemblent tous,
la connaissance du gouvernement divin de l’univers peut nous aider,
en tant qu’êtres spirituels, à gouverner le monde spirituellement nous-
mêmes. Savoir, par exemple, qu’il y a une connexion thaumaturgique
entre la médecine et la divination nous permet d’accéder au pouvoir
guérisseur et divinatoire des mots – ce que Ballanche, le mythographe
plus important du romantisme français, soutiendra plus tard.

L’EUCHARISTIE DANS L’UNIVERS

Dans les Lois de Platon, les esprits du monde sont rangés dans une
simple hiérarchie, dont le rang supérieur est formé par les grands dieux et
les étoiles, appelées ζωα (« animaux » ou « êtres vivants »). Dans l’époque
moderne, l’idée antique que les étoiles sont des êtres spirituels et vivants
s’est perpétuée dans les traditions ésotérique et hermétique. Toutefois
après Copernic, quand la terre est devenue un des innombrables corps
célestes, la hiérarchie spirituelle unique des platoniciens s’est muée en
la pluralité des mondes des martinistes. Les étoiles vivantes n’étaient
plus la classe la plus élevée d’une hiérarchie universelle d’esprits, mais
les égaux de la terre et des mondes spirituels en soi. Comme les ζωα de
Platon, les étoiles illuministes de Maistre sont douées d’esprit et d’âme,
équipé l’un et l’autre d’un corps – le corps de l’esprit étant le « corps
glorieux » (πνευµατικον), et le corps de l’âme étant le corps physique
(φυσικον)1. De plus, chaque étoile possède sa propre hiérarchie d’esprits.
L’Éclaircissement est moins timide que Les soirées de Saint-Pétersbourg sur ce
1 Comme Maistre l’indique dans une note de sa traduction de Des délais de la justice divine
de Plutarque, citant 1 Corinthiens 15 :44 (OC, t. V, p. 432n).
218 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

point. Là où Les soirées suggèrent simplement que les étoiles pourraient


être des « corps » mus, comme le corps humain, par une intelligence
qui lui est attachée1, l’Éclaircissement dénonce l’extravagance de toute
objection théologique à la doctrine de la pluralité des mondes. Partant du
constat que l’intelligence unit entre elles toutes les parties de l’univers,
Maistre affirme que les planètes sont non seulement vivantes, mais
habitées par des extraterrestres :
je ne puis assez m’étonner des scrupules étranges de certains théologiens qui
se refusent à l’hypothèse de la pluralité des mondes, de peur qu’elle n’ébranle
le dogme de la rédemption ; c’est-à-dire que, suivant eux, nous devons croire
que l’homme voyageant dans l’espace sur sa triste planète, misérablement
gênée entre Mars et Vénus, est le seul être intelligent du système, et que les
autres planètes ne sont que des globes sans vie et sans beauté que le Créateur a
lancés dans l’espace pour s’amuser apparemment comme un joueur de boules.
Non, jamais une pensée plus mesquine ne s’est présentée à l’esprit humain !
[…] Y a-t-il quelque chose de plus certain que cette proposition : tout a été
fait par et pour l’intelligence ? Un système planétaire peut-il être autre chose
qu’un système d’intelligences, et chaque planète en particulier peut-elle être
autre chose que le séjour d’une de ces familles2 ?

Si le monde est plein d’êtres spirituels tous structurellement sem-


blables et capables d’expiation, alors par le principe de la continuité,
l’activité spirituelle infuse l’univers et les effets du sacrifice peuvent
se faire sentir jusqu’aux étoiles. Saint-Martin avait suggéré quelque
chose de semblable avec sa doctrine de la sacralisation de l’univers
par la souffrance ; mais Maistre suit Origène, dont le De principii et le
Contra Celsum fournissent un précédent mythico-historique au sacrifice
cosmique de l’Éclaircissement.
Selon le De principii, pendant l’acte d’amour surabondant de la
Création, Dieu s’est limité en créant des êtres spirituels et rationnels
par le Logos. À l’origine, ces âmes étaient attachées à Dieu dans une
union d’adoration. Toutefois le temps les amena à un état de lassitude
et de dégoût qui amena leur chute. À mesure qu’elles tombaient,
leur ardeur diminuait – auprès de Dieu elles avaient été des esprits
de feu – et c’est ainsi qu’elles devenaient des πσυχεια, des intellects
refroidis. La création du monde matériel fut la réaction divine à
1 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 765.
2 Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 835-836.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 219

cette chute : Dieu sauva les âmes en les emprisonnant dans des corps
physiques, les empêchant ainsi de tomber plus bas. Les différents
intellects étaient tombés selon des vitesses différentes et furent donc
arrêtés à des niveaux spirituels différents – quelques-uns devinrent
des anges, d’autres des hommes, d’autres encore des démons. L’apogée
du mythe cosmique d’Origène est l’Incarnation du Logos divin, la
seule âme qui soit restée amoureusement unie au Père, dans un corps
humain. Cette union était si intense qu’elle était comme celle du fer
chauffé à blanc et du feu, et a détruit, en dépit de la liberté de l’âme
du Christ, toute inclination de sa part au changement. À la fin, le
Logos unifia en lui-même non seulement l’âme mais aussi le corps –
la Transfiguration. Ce fut l’événement symbolique consommé dans
l’histoire d’un cosmos caractérisé par la lutte des âmes déchues en
vue de réaliser leurs propres transfigurations. Avec le temps, toutes
les âmes du monde viendront communier à Dieu, librement sous sa
grâce aimante. Le retour à Dieu pourra prendre plus ou moins de
temps, selon l’usage que les âmes feront de leur liberté. Mais comme
la bonté et la sagesse de Dieu sont infinies, leur retour à lui est iné-
vitable – ainsi que le renouveau de leur chute et de leur salut, dans
une série indéfinie de cycles cosmiques.
D’un point de vue chrétien, le mythe d’Origène est ambigu. Il est
anhistorique (une des raisons pour lesquelles Origène fut condamné
après sa mort) : le cycle des chutes et des ascensions vers Dieu par un
nombre constant d’âmes créées risque de dissoudre l’histoire sacrée dans
un mythe atemporel, et de provoquer une spiritualité extra-historique.
C’est précisément pourquoi les martinistes l’aiment tellement : en tant
qu’ésotéristes modernes, ils localisent la réintégration spirituelle dans « la
vie volontaire intérieure et extra-historique des croyants individuels1 » ;
et à l’instar d’Origène, ils voient la Bible comme un recueil de sym-
boles. Toutefois, dans un monde plein d’âmes centrées sur le Christ et
reliées à lui, l’Incarnation d’Origène peut devenir le moyen de réaliser
le telos historique de l’univers. C’est ce qu’elle fait dans l’Éclaircissement.
Ce texte présente la Crucifixion comme l’événement paradigmatique
dans l’histoire d’un univers qui est cohérent grâce à la guérison par
l’effusion de sang :

1 McCalla, « French Romantic Philosophies of History », p. 260.


220 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

le sang répandu au Calvaire n’avait pas été seulement utile aux hommes,
mais aux anges, aux astres, et à tous les êtres créés ; ce qui ne paraîtra pas
surprenant à celui qui se rappellera ce que saint Paul a dit : « Qu’il a plu à
Dieu de réconcilier toutes choses par celui qui est le principe de la vie, et
le premier-né entre les morts, ayant pacifié par le sang qu’il a répandu sur
la croix, tant ce qui est en la terre que ce qui est au ciel. » Et si toutes les
créatures gémissent, suivant la profonde doctrine du même apôtre, pourquoi
ne devaient-elles pas êtres toutes consolées1 ?

À la Crucifixion, le sang du Christ « baigna l’univers » et se mit à guérir


toute la Création. Plus tard – et d’accord avec la doctrine bérullienne
selon laquelle la Messe perpétue rituellement la Passion – chaque
Eucharistie renouvelle l’Incarnation et la Passion :
Il est entré dans les incompréhensibles desseins de l’amour tout-puissant de
perpétuer jusqu’à la fin du monde, et par des moyens bien au-dessus de notre
faible intelligence, ce même sacrifice, matériellement offert une seule fois
pour le salut du genre humain. La chair ayant séparé l’homme du ciel, Dieu
s’était revêtu de la chair pour s’unir à l’homme […] mais c’était encore trop
peu pour une immense bonté attaquant une immense dégradation. Cette
chair divinisée et perpétuellement immolée est présentée à l’homme sous la
forme extérieure de sa nourriture privilégiée2.

Le travail spirituel du sacrifice pascal est complété par le sacrifice renou-


velé de la Messe :
Comme la parole, qui n’est dans l’ordre matériel qu’une suite d’ondulations
circulaires excitées dans l’air, et semblable dans tous les plans imaginables
à celles que nous apercevons sur la surface de l’eau frappée dans un point ;
comme cette parole, dis-je, arrive cependant dans toute sa mystérieuse
intégrité, à toute oreille touchée dans tout point du fluide agité, de même
l’essence corporelle de celui qui s’appelle parole, rayonnant du centre de la
toute-puissance, qui est partout, entre toute entière dans chaque bouche, et
se multiplie à l’infini sans se diviser. Plus rapide que l’éclair, plus actif que
la foudre, le sang théandrique pénètre les entrailles coupables pour en dévorer
les souillures. Il arrive jusqu’aux confins inconnus de ces deux puissances
irréconciliablement unies où les élans du cœur heurtent l’intelligence et la
troublent. Par une véritable affinité divine, il s’empare des éléments de
l’homme et les transforme sans les détruire3.

1 Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 834.


2 Ibid., p. 838.
3 Ibid.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 221

Tous les êtres créés ayant la même structure et tous tendant vers l’unité
du corps et de l’âme, le sang répandu apaise les impulsions de l’âme
et unifie le spirituel avec le corporel à travers le cosmos, qu’il anime.
Le sacrifice ne se limite donc plus à perpétuer l’Incarnation et réca-
pituler le mythe : il va aussi accélérer l’histoire vers sa fin. L’histoire,
de son côté, va s’identifier avec le salut par le sacrifice. Les transitions
entre les époques historiques sont marquées par de grands sacrifices :
la Chute, le Déluge, la Crucifixion, et un terrible sacrifice annoncé par
l’anti-sacrifice de la Révolution française. Il reste qu’une multiplicité
d’époques, d’éternités ou de fins de l’histoire à l’intérieur de l’histoire
est sur le point de naître1. La tâche du chrétien, cependant, n’est pas
de savoir leur nombre précis et le mode de leur succession. Ce qui lui
importe plutôt est de faire advenir ce que Dieu veut en partageant le
sacrifice du Christ à travers l’Eucharistie, et de vouloir être comme
l’Agneau de Dieu. Si avant le Christ la victime sacrificielle suprême
était la plus « humaine », désormais le Christ a révélé par son exemple
que l’homme suprême était celui qui veut passionnément devenir la
victime sacrificielle parfaite. Le christianisme suprême devient identique
avec la fin de l’histoire : il consiste, comme l’humanité suprême, dans
le surpassement de l’humanité, dans l’effort continu de se soumettre à
l’esprit pour cesser d’être hommes et devenir anges.

CONCLUSION

En dépit de ses thèmes cosmologiques et du ton mystique de son pro-


pos, l’Éclaircissement est en harmonie avec la politique de la Restauration.
L’accession au trône d’un roi catholique qui apaisait la bourgeoisie avec
des concessions constitutionnelles a forcé Maistre à se résigner, mais aussi
à croire que le monde qu’il habitait, un monde où les constitutions écrites
des jansénistes avaient triomphé, n’était pas un monde durable2. La théo-
rie du sacrifice de l’Éclaircissement répond à cette situation en suggérant
que les événements du règne de Louis XVI le roi-martyr étaient en fait
1 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 764.
2 Voir OC, t. XIII, p. 244-245.
222 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

des moments eschatologiques d’une histoire divine du salut cosmique


par le sacrifice. D’une manière plus polémique – et plus générale –
attribuer des pouvoirs historisants et régénérateurs à la Crucifixion et
à sa continuation sacrementale dans l’Eucharistie était pour finir une
manière d’affirmer la doctrine tridentine de la transsubstantiation – que
le pain et le vin deviennent le corps et le sang du Christ sans changer en
apparence – contre les moqueries de l’Encyclopédie1 et des protestants.
La théorie maistrienne du sacrifice fournit un fondement psycholo-
gique à la philosophie historique de la succession des âges. Comme nous
l’avons vu au chapitre 2, Maistre divise l’histoire en phases successives
gouvernées par des paradigmes différents de la connaissance. Les âges
de découverte, de conjecture et de connaissance offerte par Dieu sont
suivis par des âges de répétition. Dans l’Éclaircissement, ces âges ont leurs
corollaires respectifs dans les âges de liberté, d’unité et de tranquillité
qui alternent avec des âges de passion, d’inquiétude et de violence. Il est
difficile de déterminer si les deux sortes d’âges historiques proposés par
Maistre – les âges spirituels et les âges gouvernés par la connaissance
divine – correspondent terme à terme : Maistre, toujours réfractaire à
toute apparence de système philosophique, n’approfondit pas le sujet.
Mais étant donné que l’âme est plus réceptive aux dons divins de la
connaissance lorsqu’elle contemple Dieu – c’est-à-dire, quand elle est
dans un état d’union spirituelle – on peut conclure à un indéniable
rapprochement.
Cependant, comme il arrive toujours chez Maistre, la succession des
âges, la croissance et le déclin des empires, doit céder à l’avance de l’esprit,
et de ce point de vue l’Éclaircissement est aussi un texte « progressiste ».
Quoiqu’il n’utilise pas le mot « progrès », notre auteur fait des allusions
constantes à l’amélioration systématique, totalisante, radicale et ration-
nelle de la condition humaine dans le monde. Comme le progrès, le
sacrifice maistrien – la plus contrôlée et réglée des violences – permet
aux hommes d’avancer continuellement vers des étapes de plus en plus
élevées. Historiquement, le sacrifice joue le même rôle que le Pape-Église
de Du pape, agissant comme l’instrument qui résorbe la succession des
âges historiques dans l’avancement linéaire de l’histoire. Sur ce point,
l’Éclaircissement excède les Lumières. Là où les philosophes cherchent à

1 Voir l’article de l’abbé Mallet, « Anthropophages », Encyclopédie, t. I, p. 498.


HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 223

améliorer l’humanité physiquement et moralement par la raison, Maistre


attend sa transformation complète et essentielle, hors d’elle et vers un état
de pureté absolue, à travers l’emploi raisonné et mesuré de la violence.
Ce processus correspond à un récit spécifique. L’homme, étant déchu
et s’étant divisé en trois après sa désobéissance, vit dans le monde une
vie de douleur et de péché, écartelé entre les passions qui viennent de
son âme et les devoirs qui lui sont dictés par son esprit. Dès le début,
cependant, son instinct sacrificiel l’a poussé à se réunir à Dieu, avec
lui-même et avec ses semblables, en se sauvant par là d’une dégradation
encore plus grande, et en expiant la culpabilité de son sang dans l’acte
de répandre le sang innocent.
Le sang du Christ baigna l’univers et purifia le cosmos. La Crucifixion,
vécue à nouveau dans l’Eucharistie, transforme l’homme tout entier,
apaisant l’impétuosité de son cœur et réunifiant en lui le corps, l’esprit
et l’âme. Dorénavant, l’histoire marche vers des sacrifices universels et
voulus. Si ceux-ci n’assimilent pas le corps et l’âme à l’esprit et ne résolvent
pas l’humanité en Dieu, au moins ils conduiront l’humanité actuelle
à son achèvement, la dirigeant vers une sphère d’existence spirituelle
plus élevée. Mais le développement cosmique n’est pas l’équivalent de
l’histoire, et le rôle des sociétés chrétiennes et non chrétiennes dans la
régénération universelle est le chapitre non conté de l’histoire. L’économie
de la substitution sacrificielle suggère une manière possible de tisser
la cosmologie et l’histoire : une âme se sacrifiera peut-être à nouveau
pour une âme, le doux sera immolé pour le criminel, les sociétés chré-
tiennes expieront les péchés des sociétés non chrétiennes, et les élus
rêvés d’Origène trébucheront hors de l’histoire en portant l’humanité
sur leurs épaules.
C’est dans cette urgence du changement par l’annihilation, cette
insistance que la route du retour à Dieu est éclairée du sang répandu
et non de belles paroles, que le conservatisme maistrien est finalement
révolutionnaire.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ DANS
LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG

INTRODUCTION

Les soirées de Saint-Pétersbourg est l’« ouvrage chéri » de Maistre,


celui qui dit tout ce qu’il sait1. Travaillé pendant douze ans, et encore
incomplet à sa mort en 1821, c’est son œuvre maîtresse, un mélange de
genres littéraires anciens et modernes. C’est une théodicée à la manière
de Liebniz. C’est un dialogue platonicien. Et en combinant la littéra-
ture avec la science religieuse comme autant « d’adresses ouvertes vers
le ciel2 », c’est le dernier grand ouvrage dans la tradition française de
l’humanisme dévot. Ses trois personnages, surtout le Comte, ressuscitent
les controverses théologiques majeures du xviie siècle français. Des échos
des vieilles querelles entre libertins et mystiques, anthropocentristes et
théocentristes, jansénistes et panhédonistes ou encore avec Fénelon, seul
avec son pur amour, retentissent à chaque page. Les anciennes querelles
ne sont pas toujours ranimées en accord avec l’orthodoxie, mais elles
le sont en intelligence avec leur temps, et avec le pouvoir qu’elles ont
finalement déployé de changer les visions de l’histoire universelle. Les
influences philosophiques et les genres littéraires se rencontrent pour
répondre à une question philosophique que la Révolution pose avec
acuité : comment la volonté humaine – et, pour les catholiques, la volonté
divine – détermine-t-elle le cours de l’histoire ? Nous nous proposons
dans ce chapitre de replacer la question dans son contexte historique
et intellectuel en essayant de montrer comment Maistre perçoit la

1 OC, t. XIV, p. 250.


2 Henri Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France : depuis la fin des guerres
de religion jusqu’à nos jours, Paris, A. Colin, 1924-1933 (11 vol.), t. I, p. 225.
226 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

volonté historique en relation avec la raison. Il nous amènera à analyser


comment la vision maistrienne combine le platonisme spéculatif avec
l’augustinisme, doctrines ennemies de presque deux siècles, pour éla-
borer une cosmologie à la fois rationnelle et porteuse de progrès moral.
Les soirées sont un produit des Lumières. En dépit de son retour vers
l’Antiquité, ce texte représente l’accomplissement du projet que Maistre
conçoit contre Rousseau en 1794 : affirmer la primauté du moral sur
le physique. Les personnages des Soirées connaissent bien les courants
intellectuels de leur temps. Le Sénateur est un illuminé imaginatif
et généreux, connaisseur des traditions religieuses de l’Antiquité et
de l’Asie. Il est l’alter ego du Comte, l’« apôtre si sévère de l’unité et
de l’autorité », qui agit en père-pédagogue traditionnel vis-à-vis du
jeune Chevalier français ouvert aux idées du siècle des Lumières1. Le
Sénateur a des visions syncrétistes de la future unité de l’humanité qui
évoquent l’universalisme spirituel de certaines formes des Lumières
et surtout le rêve jésuite d’unir Orient et Occident, tradition et
modernité, sous la bannière d’une seule foi. C’est ainsi qu’à travers
le livre, une vision assez jésuite de l’Orient comme moralement droit
et rationnellement ordonné appuie l’idée que la raison spirituelle est
l’héritage de toute l’humanité.
Les soirées postulent que le progrès spirituel surgit du croisement
de l’individuel et de l’universel, du matériel et du spirituel, évidem-
ment représenté par les symboles, les rituels, les mystères, les âmes et
les nombres mystiques. Maistre développe ce thème pour la première
fois dans la Mémoire au duc de Brunswick de 1782, où il suggère que le
symbolisme illuministe pourrait sauver la Stricte Observance Templière
(SOT), l’organisation-mère du RER, des conflits entre protestants et
catholiques qui font rage dans son sein, et surtout des désaccords au
sujet de l’Eucharistie :
Si nos théologiens vouloient bien réfléchir attentivement que les mots de
mystere, de sacrement, de signe et de figure sont rigoureusement synonimes, ils
nous conduiroient bientot à signer un accord sur un des points qui divisent
nos deux communions2.

1 Pour une analyse de la relation entre les trois personnages, voir Pierre Glaudes,
Introduction aux Soirées de Saint-Pétersbourg, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre
Glaudes (éd.), p. 434-437.
2 Maistre, « Mémoire au duc de Brunswick », p. 110.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 227

L’unité politique suivrait l’unité œcuménique : le reste du Mémoire


envisage la franc-maçonnerie unifiée de l’avenir s’imposant aux gou-
vernements pour les amener à poursuivre des politiques inspirées par
une éthique chrétienne de générosité et de compassion, et encourager
la coopération internationale et la fraternité entre les États chrétiens.
Le duc de Brunswick n’a pas reçu le Mémoire à temps : il lui est arrivé
après le début du convent de Wilhelmsbad. La désintégration de la SOT
quelques années plus tard a fait s’évanouir la vision d’une communauté
rituelle et symbolique que Maistre partageait avec ses frères maçons.
Cependant vingt ans plus tard à Saint-Pétersbourg, cette vision sem-
blait renaître et prête à se réaliser. Les rituels, les mystères et les signes
devenaient les thèmes centraux d’une renaissance mystique au sein de
laquelle le czar créait la Sainte-Alliance dont la tentative d’instituer une
fraternité chrétienne entre les différentes confessions rappelait celle que
Maistre recommandait dans le Mémoire. L’Essai sur les mystères d’Eleusis
que Sergueï Ouvarov envoie à Maistre en 1812 pendant la composition
des Soirées le rend aussi nostalgique de sa jeunesse franco-maçonne. Dans
sa réponse à Ouvarov, il compare les anciens mystères évoqués dans
l’Essai avec les rites franc-maçons qu’il avait jadis proposés pour unir
le monde chrétien1. D’autres influences ont pu jouer à cette époque. Le
nationaliste polonais ami de Maistre, le comte Jan Potocki (1761-1815),
l’a probablement initié au mysticisme russo-polonais qui était alors en
grande vogue. À l’attente d’un renouveau imminent de la chrétienté,
cette doctrine annonçait que le royaume du Christ avait été graduelle-
ment réalisé sur terre depuis l’Incarnation, et que les mystères présents,
symbolisés par le grain de moutarde évangélique qui se meurt pour
porter du fruit, étaient incarnés dans la Pologne dépécée, la nation-graine
appelée par Dieu à être ressuscitée, à faire naître la nation slave et à
régénérer la chrétienté universelle. Le cycle atteindra son apogée avec
le messianisme d’Adam Mickiewicz (1798-1855), qui, ayant rencontré
le martinisme à Saint-Pétersbourg à travers le poète Józef Oleszkiewicz
(1777-1830), s’était convaincu que Dieu l’avait désigné comme le pro-
phète de la Pologne. Dans le Livre des pèlerins polonais (1832), Mickiewicz
annonçait que la Pologne souffrante serait pour l’Europe matérialiste ce
que le Christ avait été pour le monde pécheur.

1 Maistre, Pisma znamenitich inostrantsev k grafu S.S. Uvarovu 1810-1852, p. 74.


228 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Exception faite de l’illuminisme, le thème du grain qui incarne la


continuité, la plénitude et le sacrifice avait un équivalent philosophique
dans les monades de Leibniz, ces entités achevées, protagonistes des
Essais de théodicée (1710) et de la Monadologie (1714), qui ne cessaient de
se transformer pour mouvoir l’univers. Maistre lui-même a lu Leibniz
avec dévotion1, et il a « sauté de joie » en apprenant par Bonald que
la Metaphysische Abhandlung (1686) de Leibniz était favorable au catho-
licisme2. Il n’est donc pas surprenant que Les soirées s’accordent très
bien avec la théodicée leibnizienne, dont Maistre s’est imprégné non
seulement chez son auteur, mais aussi dans la Palingénésie philosophique,
ou idées sur l’état passé et sur l’état futur des êtres vivans (1769) du leibni-
zien platonisant Charles Bonnet (1720-1793). Adaptant la théorie de
la monade à un cycle de mort et de résurrection, Bonnet soutenait
que le corps glorieux des platoniciens contenait un certain nombre de
« petits corps organiques » ou germes, dont l’un d’eux développera un
autre corps lors de la destruction du corps physique. Sa palingénésie
était une variation historique et biologique de la doctrine origéniste de
l’apocatastase, selon laquelle l’âme après la mort demeure unie à un corps
éthéré, fabriquant une semence que, au signal de Dieu, devient le corps
glorieux destiné à partager la félicité éternelle de l’âme. Le grain, donc,
ce topos ancien de l’ésotérisme et de la cosmologie, était un thème du
mysticisme biologique de la fin du xviiie siècle, que Maistre trouvait
aussi appliqué dans La palingénésie et la résurrection des plantes appliquée
à la résurrection de notre corps (1783) de Louis Maeglin. Dans Les soirées,
cependant, le grain paraît traditionnellement représenter l’âme active,
selon la tradition platonicienne.

1 The Registres de lecture contiennent de longues notes sur les Œuvres philosophiques, latines
et françaises, Amsterdam et Leipzig, Jean Schreuder, 1765 et les Pensées de Leibnitz sur la
religion et la morale, Paris, Vve Nyon/Société typographique, 1803, datées 1808.
2 OC, t. XII, p. 474.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 229

LE PÉCHÉ ORIGINEL DANS LA SUCCESSION :


LE CORPS PASSIF ET LA VOLONTÉ BLESSÉE

Dans le premier livre de De peccatorum meritis et remissione et de bap-


tismo parvulorum (412), saint Augustin définit le péché originel comme
un passage à la mortalité. Adam dans le jardin d’Eden avait un corps
mortel sujet au vieillissement et à la mort. Mais Adam n’était pas
mortel : l’arbre de vie empêchait son corps de vieillir et de devenir
malade. Dans cet état, il ressemblait aux prophètes Élie et Hénoch,
dont les corps étaient préservés de la consomption sénile en dépit des
années. Si Adam avait continué à vivre en justice et en paix, un corps
glorieux aurait émergé de son corps mortel pour l’envelopper. Vêtu de
cette manière, il aurait atteint l’état de pureté promis aux saints : son
esprit aurait régné sur sa chair, et toute chose mortelle en lui aurait été
absorbée par la vie. Mais quand Adam pécha il perdit son corps glorieux,
ou plus précisément la capacité d’en développer la semence. L’arbre de
vie cessa de lui donner la force spirituelle, de sorte qu’il commença à
vieillir, et fut destiné à mourir.
Les philosophes des Lumières avaient rarement recours à la doctrine
du péché originel pour expliquer les phénomènes physiques et temporels1.
Au contraire des milieux maçonniques et martinistes, la cosmogonie
martiniste que Willermoz enseignait à ses adeptes du RER mettait
certainement, à la manière des gnostiques et d’Origène, l’accent sur
ce point que les esprits émanés, l’Adam primitif androgyne compris,
avaient été enfermés dans la matière par leur propre faute2. C’était un
mythe au moins aussi ancien que le Banquet de Platon, selon lequel les
dieux avaient donné des sexes à l’humanité pour la punir de sa rébellion.
Les martinistes n’étaient pas les seuls au xviiie siècle à enseigner une
telle doctrine. Madame Guyon prêchait la fuite de la prison-purgatoire
du corps par le quiétisme. Quant à Franz von Baader, dont Roandra
Stordza rapporta la théosophie à la cour de Russie dans les années 1810,

1 Voir Ernst Cassirer, « Le dogme du péché originel et le problème de la théodicée », La


philosophie des Lumières, p. 196-222.
2 Rebotton, Introduction à Maistre, Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-uns
de ses amis francs-maçons, p. 24.
230 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

il présentait la Chute comme une vérité physique plutôt que spécula-


tive, expliquant que le péché avait supprimé l’harmonie originelle entre
l’humanité et la nature.
De même, dans Les soirées, le péché originel explique l’état du monde
soumis au temps. Le premier dialogue pose déjà des questions sur les
conséquences temporelles du mal, affirmant avec Plutarque le malheur
des criminels. Le deuxième dialogue explore le sujet d’un point de vue
plus théorique, introduisant des réflexions sur les conséquences de la
Chute plus augustiniennes que celles de Madame Guyon, et platoni-
ciennes à un autre point de vue. Songeant à la variété des nourritures
et des maladies, le Sénateur commente : « Il n’y a point de hasard dans
le monde, et je soupçonne depuis longtemps que la communication
d’aliments et de boissons parmi les hommes, tient de près ou de loin
à quelque œuvre secrète qui s’opère dans le monde à notre insu, et qui
affecte également le domaine physique et le domaine moral ». Le Comte
est d’accord et observe que « l’empire du mal physique [peut] encore
être restreint indéfiniment par [le] moyen surnaturel [de la prière] ».
La discussion qui suit défend cette assertion en affirmant que le péché
originel a des effets correspondants dans le monde moral et dans le
monde physique : « il y a », dit le Comte, « entre l’homme infirme et
l’homme malade la même différence qui a lieu entre l’homme vicieux et
l’homme coupable1 ». Par inférence, si la corruption morale et la mala-
die physique peuvent être guéries par les mêmes moyens, c’est qu’elles
peuvent partager la même cause.
Cette cause est le péché originel, dont les violentes conséquences sont
enregistrées en permanence dans une structure humaine endommagée,
sujette aux maux physiques, et altérée dans son intelligence. Le Comte
explique que :
Toute intelligence est par sa nature même le résultat, à la fois ternaire et unique,
d’une perception qui appréhende, d’une raison qui affirme, et d’une volonté qui
agit. Les deux premières puissances ne sont qu’affaiblies dans l’homme ; mais
la troisième est brisée […] C’est dans cette troisième puissance que l’homme
se sent blessé à mort. Il ne sait ce qu’il veut ; il veut ce qu’il ne veut pas ; il
ne veut pas ce qu’il veut ; il voudrait vouloir. Il voit dans lui quelque chose qui
n’est pas lui et qui est plus fort [sic, forte] que lui2.

1 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 485.


2 Ibid., p. 487-488.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 231

La volonté brisée donne lieu à une indécision intellectuelle et à une


passivité physique symbolisées par le serpent du Tasse. Souffrant perpé-
tuellement des crimes que sa volonté brisée ne peut empêcher, tirant sur
un poids qu’il peut à peine porter, la bête « se traîne après soi », subissant
à travers le temps une agonie tortueuse : e sè dopo sè tira, « toute honteuse
de sa douloureuse impuissance1 ». Mais la flamme divine en elle brûle
faiblement encore, et avec des mouvements erratiques, elle rassemble
les restes de son courage pour revenir à Dieu.
En associant le péché original à la passivité, Maistre se range parmi les
« panhédonistes », « anthropocentristes » et « anti-mystiques » qu’Henri
Bremond a identifié aux écrivains de Port-Royal. Ennemis déterminés
du pur amour de Fénelon, ils se concentrent sur les contributions de
l’humanité à la vie spirituelle. Ils opposent aussi la quiétude de l’âme à
son activité, négligeant le mouvement intense, constant mais imperceptible
que dans le mysticisme traditionnel Dieu dirige à la « fine pointe » de
l’âme pour déterminer ses « états » spirituels2. En considérant le temps
et la passion que Maistre a mis à condamner les jansénistes, suggérer
qu’il partageait leur attitude spirituelle lui aurait beaucoup déplu. Il
reste que son point de vue sur le problème du bien et du mal est marqué
par un dualisme très janséniste voire très pascalien.
L’apologiste le plus important du jansénisme n’a écrit qu’un seul
traité vraiment théologique – incomplet et désordonné – les Écrits sur
la grâce (1655-1666). Dans cet ouvrage, Pascal examine l’opération de la
grâce avant et après la Chute. Encouragé par les termes volontaristes dans
lesquels Luis de Molina (1536-1600) et ses confrères jésuites espagnols
avaient inscrit le débat, Pascal explique la Chute comme un changement
non dans le corps de l’homme, mais dans sa volonté. Il soutient qu’à travers
son péché Adam a transmis à ses descendants une volonté, corrompue
par l’énormité de son crime, qui leur fait prendre un véritable plaisir
dans le mal. La même théologie de la volonté, distribuée en épigrammes,
se retrouve partout dans les Pensées, que Maistre annote à Lausanne et à
Saint-Pétersbourg – en 1796 et 1798, et encore en 1808 et 1809 (cette
dernière lecture coïncidant avec le début de la composition des Soirées).
La seule différence principale entre les théories du mal de Maistre et de

1 Ibid., p. 487.
2 Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. VII, p. 133.
232 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Pascal tient au fait que Maistre définit la corruption morale comme une
déficience absolue et un penchant vers la passivité ; tandis que Pascal la
définit comme une inclination active au péché. L’anthropocentrisme de
Pascal est beaucoup plus marqué que celui de Maistre : il déclare que
l’humanité existe pour le plaisir, et que la religion est désirable parce
qu’elle fournit plus de jouissance que le péché1.
Les soirées empruntent encore davantage à Pascal. Elles font du péché
originel une explication totale. Les Pensées expliquent que le péché originel
nous surprend, puisque il est choquant pour notre raison que nous ayons
pu devenir coupables par le péché d’un homme si éloigné de nous par
le temps et les circonstances. Mais simultanément, ce mystère – le plus
incompréhensible de tous – est notre seul moyen d’auto-compréhension :
il n’y a que lui qui éclaire « toutes les absurdités de la destinée humaine,
toutes les misères et les “contradictions” de l’âme humaine, notre cor-
ruption et notre désespoir, la faiblesse même de notre intellect, nos
méthodes élaborées pour nous mentir à nous-mêmes, toute cette masse
de malheur, de privation, de maladie […]2 ». L’expérience nous apprend
aussi que l’existence humaine n’est pas unifiée et harmonieuse. Le modèle
de l’homme divisé contre lui-même, qui tend incessamment au-delà de
soi et retombe toujours en dessous de soi, est le seul qui explique à la
fois l’expérience et qui s’accorde avec le principe de la raison suffisante3.
Le Comte des Soirées appelle le péché originel « un mystère sans doute »
qui en même temps « explique tout, et sans lequel on n’explique rien4 ».
Maistre se sépare finalement de Pascal au sujet de l’utilité du péché
originel comme hypothèse expliquant non seulement la vie, mais les faits
de l’histoire. En matière spirituelle Pascal ne s’intéresse pas à la raison,
soit empirique ou géométrique5. Pour lui, Dieu, dérobé à notre vue et
incompréhensible par l’expérience, ne peut être connu qu’intérieurement.
Le maître de Port-Royal pousse ce fidéisme jusqu’à regarder toute pensée
ou action raisonnable qui n’est pas liée à l’obéissance à la loi de Dieu ou
qui n’est pas suscitée par le désir d’exalter Dieu, comme un service du

1 Ibid., p. 19.
2 Leszek Kolakowski, Dieu ne nous doit rien : brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit
du jansénisme, Marie-Anne Lescourret (tr.), Paris, Albin Michel, 1995, p. 186-187.
3 Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 159-161.
4 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 484-485.
5 Kolakowski, Dieu ne nous doit rien, p. 187.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 233

diable, une occupation pécheresse par sa capacité de distraire – le fameux


divertissement, où il ne craint pas d’inclure les sciences mathématiques et
naturelles dans lesquelles il excellait lui-même1. En ignorant les impli-
cations cosmologiques et historiques du péché originel, Pascal, comme
saint Augustin avant lui, remet l’histoire et la science en rapport avec
le salut et les disqualifie comme auxiliaires possibles de la théologie.
Le Comte des Soirées, au contraire, considère que le péché originel
explique l’histoire, puisqu’il « se répète malheureusement à chaque
instant de la durée, quoique d’une manière secondaire2 ». Cette répé-
tition débouche en une sorte de lamarckisme moral, mécanisme
historique dans l’héritage de la corruption. La simple acceptation
du point de vue aristotélicien que « tout être qui se reproduit ne saurait
produire que son semblable » montre que le crime est contracté comme
une maladie : « si un homme », dit le Comte, « s’est livré à de tels
crimes ou à une telle suite de crimes, qu’ils soient capables d’altérer
en lui le principe moral, vous comprenez que cette dégradation est
transmissible, comme vous comprenez la transmission du vice scrofu-
leux ou syphilitique3 ». L’intellectualisme augustinien avait prévenu
tout argument de cette espèce. Maistre est probablement le premier
penseur catholique à affirmer que l’exercice de la volonté brisée a des
effets physiques continus – certainement à l’égard du corps animal,
suivant l’argument initial du second dialogue sur la maladie ; mais
peut-être aussi à l’égard du corps glorieux. La duplicité humaine, qui
produit dans l’Éclaircissement une culpabilité effacée par le sacrifice,
provoque maintenant la maladie. Comme dit le Comte, « certaines
prévarications commises par certains hommes ont pu les dégrader
de nouveau plus ou moins, et perpétuer ainsi plus ou moins dans leur
descendance les vices comme les maladies4 ». L’espace d’incertitude où
la liberté et le divin avaient résidé depuis les essais sur Rousseau – et
qui préfigure l’effacement de l’absolutisme de Maistre – réapparaît ici.
Mais cette fois il est le domaine du progrès du péché qui rend chaque
personne continuellement responsable de la Chute. Et encore une fois,
il contient le principe qui pousse l’histoire en avant.

1 Ibid., p. 135.
2 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 484.
3 Ibid.
4 Ibid.
234 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Cette « dégradation » morale et physique réalisée dans le temps


est une variation d’un conte cosmologique, remontant au xviie siècle,
qui décrit le destin des humanités successives qui ont habité le monde
après l’Éden – un conte de malheur semblable à celui auquel Bergier
fait allusion dans le Traité historique et dogmatique de la vraie religion, et
que Maistre raconte dans l’Examen de la philosophie de Bacon. Selon le
Comte, l’humanité antédiluvienne, encore quasi-angélique mais déjà
pécheresse, ne pouvait supporter la connaissance et la sagesse immense
qu’elle tenait de Dieu, et elle est déchue par des crimes au-delà de
notre imagination. Après le Déluge lui succéda l’humanité civilisée des
temps contemporains, laquelle, toujours prévaricatrice et toujours punie
(comme le montre Babel), est au moins consciente de sa dégradation
et, aiguillonnée par la conscience, aspire à un état spirituel plus élevé.
Des prévarications supplémentaires ont créé, avec le temps, d’autres
humanités. Le bas de l’échelle humaine est occupé par le sauvage sans
conscience, insensible à la religion, qui doit sa dégradation à des préva-
rications postdiluviennes « d’un genre qui ne peut plus être répété1 ».
Une troisième catégorie est représentée par les barbares, qui résident
dans un espace spirituel intermédiaire entre les sauvages et l’humanité
civilisée : quoique dégradés, ils attendent le salut par la religion.
Correspondant à la division que Bergier a établi entre les peuples
gardiens de la révélation et les idolâtres, héritiers d’une vérité corrom-
pue par la passion, ces catégories humaines fournissent un témoignage
vivant contre la croyance du xviiie siècle – propagée par Kant, Hegel
et Herder – que le péché originel est bon parce qu’il augmente la
connaissance humaine. Le Comte rejette expressément cette possibilité,
disant que non seulement le péché originel « [dégrade] l’homme », le
menant à « commettre tous les crimes », à « souffrir tous les maux2 » ;
mais qu’il le rend aussi « sujet à l’ignorance3 ». Il admettra cependant
que la dualité associée au péché originel produit aussi le salut, puisque,
en blessant l’homme intellectuellement, il le force aussi à désirer la
connaissance. Dans le deuxième dialogue, la séparation cartésienne entre
les hommes et les animaux, présentée pour la première fois dans De l’état
de nature, réapparaît ; mais cette fois elle explique comment l’humanité
1 Ibid., p. 485.
2 Ibid., p. 486.
3 Ibid., p. 487.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 235

est sauvée par « cette faim de la science, qui agite l’homme » quand il
prend conscience de l’état divisé de sa nature :
[L’homme] gravite, si je puis m’exprimer ainsi, vers les régions de la lumière.
Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n’en veulent savoir plus que leurs
devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu’ils occupent. Tous sont
dégradés, mais ils l’ignorent ; l’homme seul en a le sentiment, et ce sentiment
est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes
et de son incroyable dégradation. Dans l’état où il est réduit, il n’a pas même
le triste bonheur de s’ignorer : il faut qu’il se contemple sans cesse, et il ne
peut se contempler sans rougir ; sa grandeur même l’humilie, puisque ses
lumières qui l’élèvent jusqu’à l’ange ne servent qu’à lui montrer dans lui des
penchants abominables qui le dégradent jusqu’à la brute. Il cherche dans le
fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver : le mal a tout
souillé, et l’homme entier n’est qu’une maladie1.

L’idée que l’homme est à la fois élevé au-dessus de tous les êtres et
dégradé au-dessous d’eux rappelle l’homme pascalien qui cherche
toujours à se dépasser sans y parvenir. Elle reproduit l’anthropologie
augustinienne de l’humanité double examinée dans l’Éclaircissement. Et
elle enveloppe « le plus difficile et le plus radical des problèmes » de
la philosophie du xviiie siècle, à savoir que « si l’homme devait être et
rester “transcendant à soi-même”, toute explication “naturelle” du monde
et de l’existence était d’avance interdite2 ». Le paradoxe de la théodicée
maistrienne est qu’elle utilise la doctrine de l’humanité double pour
décrire la nature rationnellement. Le seul renfort de Maistre dans ce
projet est Pascal lui-même, qui emploie la raison pour défendre l’abandon
à la foi comme unique moyen de vérité, et qui à cause de la foi évite
d’explorer les conséquences rédemptrices du péché. Décevant aussi est le
chemin que Pascal propose pour sortir de l’impasse quand, dans un des
rares moments où il se préoccupe du monde, il soutient que la volonté
humaine se joint à celle de Dieu dans la détermination de la destinée
universelle de l’humanité – quoique la volonté divine domine, agissant
comme « la source, le principe et la cause » de la première3.
Les volontés divines et humaines ne pouvaient se réconcilier avec
le naturalisme que si leur empire était subordonné à la raison ; ce

1 Ibid.
2 Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 161-162.
3 Kolakowski, Dieu ne nous doit rien, p. 153.
236 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

que font précisément Les soirées. Dans ce qui est peut-être le moment
le plus pélagien de l’œuvre maistrienne, le Comte dépeint la volonté
humaine comme une concurrente de Dieu qui est même capable, à
l’occasion, d’annuler les desseins divins. La volonté de Dieu est en
fait contrariée non seulement par les volontés humaines, mais par les
volontés des esprits qui n’ont pas de corps et qui, plus efficaces que
la volonté de l’homme,
s’unissent, se croisent, ou se heurtent d’elles-mêmes, puisqu’elles ne sont
qu’actions. Il peut même se faire qu’une volonté créée, annule, je ne dis pas
l’effort, mais le résultat de l’action divine ; car, dans ce sens, Dieu lui-même
nous a dit que DIEU VEUT des choses qui n’arrivent point, parce que
l’homme NE VEUT PAS. […] Songez à ce que peut la volonté de l’homme
dans le cercle du mal ; elle peut contrarier Dieu […] : que peut donc cette
même volonté lorsqu’elle agit avec lui ? où sont les bornes de cette puissance ?
sa nature est de ne pas en avoir1.

Cette manière d’intégrer le volontarisme pascalien à la cosmologie


néoplatonicienne contredit la théologie de Pascal, puisqu’elle donne
au péché originel une base dans les faits. Aussi, dépeindre les volontés
individuelles interagissant avec celles de Dieu permet de rationaliser le
développement de la volonté à travers le temps. Dans les cas individuels,
le résultat est radical : c’est le renversement de la doctrine de Pascal (et
de la grande majorité des penseurs chrétiens) sur la suprématie divine
dans les conflits de la volonté.
Adopter l’anthropocentrisme, c’est aussi lutter contre les Lumières
avec ses propres armes, et l’anthropocentrisme des Soirées est remarquable,
même pour un disciple des jésuites. Maistre présente la religion comme
une occasion de s’enrichir moralement, de se discipliner, et surtout
de s’élever vers la sainteté ; en résumé de réaliser le progrès social et
historique qui permettra de survivre dans le monde post-révolution-
naire. Si quelque chose peut relier Maistre aux Lumières radicales, c’est
l’affirmation à travers Les soirées d’un pouvoir humain presque illimité,
l’activité spirituelle dépendant davantage de la volonté humaine, que de
la grâce de Dieu. Maistre était peut-être conscient qu’il s’approchait de
l’hétérodoxie, et il a pu placer ses pensées dans la bouche d’interlocuteurs
fictifs en partie pour cette raison.
1 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 591-592.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 237

Saint François de Sales, que Maistre relit en rédigeant Les soirées, et


qui peut être lu comme un anthropocentriste radical1, donne en par-
tie le ton des dialogues. Dans sa thèse Saint François de Sales, directeur
d’âmes (1923), l’abbé Vincent affirme que saint François « a IDENTIFIÉ
[…] LE CHRISTIANISME […] AU PROGRÈS MORAL », qu’il s’est
préoccupé surtout « D’HONORER DIEU PREMIÈREMENT PAR
LA CULTURE DE SOI, SECONDEMENT PAR LA CULTURE
DES AUTRES2 », et que pour lui le péché est hideux non parce qu’il
offense Dieu comme les théocentristes le soutiennent, mais parce qu’il
nous avilit et nous sépare de Dieu3. Bremond souligne que la lecture
de Vincent est tendancieuse parce qu’elle néglige l’insistance de saint
François de Sales sur le fait que Dieu est présent à la pointe de l’âme,
sa prédication que Dieu nous est plus intime que nous ne le sommes à
nous-mêmes, et que « tandis que la pratique des vertus morales, bien
qu’elle nous aide à mériter la divine rencontre et nous y prépare, nous
ramène d’abord à la surface de notre être, nous distrait, et de notre âme
profonde et de Dieu ». En cherchant le sublime parmi l’humain, saint
François annonce l’arrivée d’une spiritualité, imbue de l’humanisme
de la Renaissance, dont les descendants laïques ont fini par contribuer
aux Lumières radicales. C’est une spiritualité de plus en plus ignorante
de l’âme bénédictine dont la volonté se meut « hors de nous jusqu’en
Dieu4 ». Dans Les soirées, Maistre professe une religion qui semble
s’accorder avec l’interprétation de saint François par Vincent. Plus enclin
à l’intellectualisme des ésotéristes qu’à la sublime intuition confessée
par saint François, Maistre néglige aussi les éléments théocentristes qui
sont contenus dans la spiritualité salésienne. Le résultat paradoxal est
qu’il utilise la doctrine du péché originel de saint Augustin pour affir-
mer que l’humanité est capable d’une action sur le monde et l’histoire
qui est absente de la théologie augustinienne et qui jusqu’à un certain
point lui est même contraire.

1 Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. VII, p. 27-36.


2 Ibid., p. 29.
3 Ibid., p. 36.
4 Ibid., p. 31.
238 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

L’IRONIE DE L’HISTOIRE

La volonté blessée présuppose le problème de l’intention, une préoc-


cupation majeure de Maistre depuis qu’il avoue, dans les Considérations
sur la France, ne pas comprendre comment Dieu aurait pu permettre à
une chose aussi « radicalement mauvaise » que la Révolution française
de subsister. Que la pureté morale puisse être progressive semble simple
à comprendre. Comme nous l’avons vu plus haut, quand la volonté
humaine obéit à Dieu, ses capacités sont infinies ; et comme Maistre
le soutient dans l’Examen de la philosophie de Bacon, c’est l’amour de
Dieu qui rend la connaissance possible. La proposition inverse – que
les intentions mauvaises peuvent avoir des résultats louables – est plus
complexe, et Maistre la traite dès qu’il commence à « admirer l’ordre
dans le désordre » en observant les événements révolutionnaires dans le
deuxième chapitre des Considérations sur la France. C’est là qu’il commence
à croire que les intentions mauvaises et égoïstes peuvent, quand elles
sont manipulées par la providence ou transformées par la loi naturelle,
donner des résultats très salutaires pour la destinée humaine. Ces inten-
tions peuvent ainsi avoir des effets qui leur sont contraires et hâter le
progrès spirituel et le retour à Dieu.
Dieu exerce sa volonté dans le monde soit en permettant que les moti-
vations mauvaises aient de bons résultats, ou en conférant à des actions
humaines exécutées pour des buts particuliers, des buts universels qui ne
sont pas discernés par les acteurs historiques qui exécutent ces actions.
Le Sénateur donne un exemple de ce dernier processus quand il parle
de la Société Biblique. Quoiqu’il pense qu’elle soit « une des machines
les plus puissantes qu’on ait jamais fait jouer contre le Christianisme »,
elle peut être destinée à jouer un rôle historique comparable à celui qui
fut joué jadis par l’ancien roi d’Égypte qui ordonna la traduction de la
Bible en grec, aidant ainsi, sans le savoir, les premiers apôtres chrétiens,
qui trouvèrent leur travail préparé quelques siècles plus tard1.
L’idée d’une réorientation providentielle de l’intention humaine
était la contrepartie historiciste de la sociologie janséniste des passions

1 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 769.


TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 239

qui a fleuri pendant la première moitié du xviiie siècle1. Avec les Essais


de morale (1671) de Pierre Nicole (1625-1695) apparaît un naturalisme
descriptif et comportemental qui regarde la concupiscence, ou la préfé-
rence de soi à Dieu, comme partie intégrante du fonctionnement social.
Pour Nicole, la vanité ou l’amour-propre est une contrefaçon parfaite
de la véritable charité, d’un point de vue tant introspectif qu’objectif.
On ne peut utiliser que trois moyens pour restreindre cet attachement
et le faire servir au bien social, et ces trois moyens forment les trois
liens de la société : la crainte de la mort,  l’intérêt matériel, et le désir
d’être aimé. Serré par ces brides, l’amour-propre peut contrefaire une
vie d’ascétisme modéré, simulant l’odium corporis de la charité. C’est
ainsi que la duplicité parfaite de l’amour-propre peut rendre des services
spirituels importants, puisque notre incapacité de distinguer entre nos
impulsions égoïstes et nos impulsions véritablement charitables nous
empêche d’être orgueilleux, et donc de désobéir à Dieu ; car il est beau-
coup plus difficile de connaître nos vertus que nos vices2.
La réhabilitation ironique des passions ne s’est pas limitée à Port-
Royal. Elle appartient à un mouvement de l’augustinisme français qui
comprend le calviniste Pierre Bayle et La Rochefoucauld, sympathisant
janséniste, et qui culmine dans The Fable of the Bees : Private Vices, Publick
Benefits (1714) de l’ancien janséniste Bernard de Mandeville (1670-1733).
Cartésiens et volontaristes, ces héritiers de saint Augustin supposent
que les passions caractérisent la nature de l’homme et déterminent son
comportement, et que l’univers est gouverné non par l’être, comme les
scolastiques et les aristotéliciens le soutiennent, mais par des volontés
providentielles et humaines. Les jansénistes et leur postérité croient
aussi, avec Descartes, que l’esprit utilise les passions, de sorte que
l’hypocrisie gouverne les relations humaines presque invariablement.
Pascal a été peut-être le premier moderne à mettre en évidence, dans
les Pensées, les résultats antithétiques de l’intention dans les domaines
privés et publics quand il conjecture, dans le sillage de la Civitas Dei
de saint Augustin, qu’un législateur peut faire bon usage des mauvais

1 Sur l’attitude de Rousseau à la sociologie, voir Keohane, Philosophy and the State in France,
p. 426-431.
2 Dale Van Kley, « Pierre Nicole, Jansenism, and the Morality of Enlightened Self-Interest »,
dans Anticipations of the Enlightenment in England, France and Germany, Alan Kors et Paul
Korshim (éds.), Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1987, p. 69-85.
240 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

instincts de l’humanité, non en les réprimant par la force, mais en les


faisant servir à l’intérêt public.
Maistre rejette explicitement la sociologie augustinienne de
l’amour-propre comme possibilité politique dans l’Éloge de Victor-
Amédée III, où il condamne les tentatives des Philosophes pour détruire
la religion :
L’amour de la gloire peut, sans doute, produire des efforts momentanés de
vertu ; mais je doute qu’il existe un plan d’administration essentiellement
équitable, qui n’ait pour base le respect pour l’Être suprême.  L’honneur
conduira bien le Monarque aux combats ; l’honneur lui fera rechercher toutes
les qualités brillantes, faites pour captiver l’admiration des hommes : mais
les vertus obscures, qui ne s’exercent que dans le silence, et qui sont cepen-
dant les plus utiles, où les trouvera-t-il ? Qu’est-ce qui lui apprendra à être
sobre, prudent, économe, laborieux ? quand la volupté lui tendra les bras en
souriant ? Montrez-moi la force qui le retiendra dans son cabinet solitaire,
pour discuter, avec ses ministres, une question épineuse d’administration1.

Le vice ne peut pas imiter la vertu de manière durable comme Nicole le


prétend : le péché originel affaiblit la volonté, et à la fin le masque tombe.
La Révolution conduira Maistre à croire que le vice peut accomplir le bien
brièvement pendant les temps de dévastation2. Sur le sujet de l’intention
Maistre maintient également, avec Pascal et Nicole, que le dessein divin,
quoique fréquemment opposé aux intentions humaines, finit par triom-
pher d’elles ; et qu’un bénéfice spirituel résulte de l’ignorance humaine
(produite par le péché) de ce double jeu. La différence fondamentale entre
Maistre et Nicole dérive du fait que, pour Maistre, la relation entre la
providence divine et l’ignorance humaine est historique. Nicole opère
dans un monde de passions qui se suffisent à elles-mêmes où l’ignorance
bénéfique provoque l’inconscience de la véritable nature de la vertu, et
donc un manque d’orgueil spirituel. Il s’ensuit que l’ignorance sauve les
individus sans l’aide de l’histoire. Les soirées et les Considérations, en revanche,
présentent le tableau d’un monde où les vicissitudes de l’intention igno-
rante sous la direction divine – les services spirituels que les impies ou
les ignorants rendent sans le savoir à Dieu et à la société – encouragent
le salut par l’histoire.

1 Maistre, Éloge de Victor-Amédée III, p. 23.


2 OC, t. X, p. 470.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 241

LA CONNAISSANCE PRIMITIVE ET LE VÉRITABLE


SYSTÈME DU MONDE

Pour Maistre, le péché dans la succession est un cercle vicieux. Une


fois que l’humanité a péché, elle s’enfonce dans l’ignorance, et arrive
à un état où elle se rappelle de moins en moins la révélation divine. À
cela s’ajoute l’oubli de la connaissance des universaux qui résulte de
l’érosion du temps ; de sorte que, de plus en plus oublieuse de la loi de
Dieu, l’humanité est de plus en plus encline à pécher, donc à tomber
plus bas, le mouvement est sans fin. Ce processus peut être enrayé par
les efforts que l’humanité fait pour revenir à Dieu, ou par le don divin
de la révélation, comme il est advenu quand le Christ est descendu sur
la terre ; mais le processus peut aussi être accéléré par l’intervention
divine. Pour punir l’humanité de ses excès, et pour l’empêcher d’utiliser
la révélation à des buts délétères, Dieu peut ordonner des catastrophes
pendant lesquelles la connaissance du divin n’est pas seulement oubliée
graduellement selon les temps, ou voilée par la commission du péché,
mais presque complètement effacée de l’esprit des hommes.
Les écrivains religieux avaient supposé au moins depuis la Telluris
theoria sacra (1681) de Thomas Burnet (1635-1715) que l’événement le
plus déterminant de ce genre avait été le Déluge. Séparant un paradis
fabuleux, silencieux et primordial de la nature ruinée du présent, le
Déluge représente le passage à une terre nouvellement pourvue d’histoire
qui rappelle, par son apparence déchiquetée et irrégulière, les péchés
de l’humanité1. Dans Les soirées, aussi, le Déluge présage une dégrada-
tion irréversible, l’apparition d’une humanité ignorante presque sans
rapport avec ses ancêtres anté-diluviens. Plutôt que les hommes tels
que l’histoire nous les fait connaître, ces êtres d’avant le Déluge étaient
quasi-angéliques, savants et puissants, « des hommes merveilleux »
que « des êtres d’un ordre supérieur daignèrent […] favoriser des plus
précieuses communications2 ». Mais une fois qu’ils eurent mésusé de ce
pouvoir, la science qui le soutenait disparut :

1 Rossi, Dark Abyss of Time, p. 15-16, 33-39.


2 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 491.
242 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

les hommes ont commencé par la science, mais par une science différente de
la nôtre, et supérieure à la nôtre ; parce qu’elle commençait plus haut, ce qui
la rendait même très dangereuse ; et ceci vous explique pourquoi la science
dans son principe fut toujours mystérieuse et renfermée dans les temples, où
elle s’éteignit enfin, lorsque cette flamme ne pouvait plus servir qu’à brûler1.

Ayant perdu la connaissance divine, l’humanité devint plus dépendante


de Dieu. « Les premiers hommes qui repeuplèrent le monde après la
grande catastrophe », raconte le Comte, « eurent besoin de secours extra-
ordinaires pour vaincre les difficultés de toute espèce qui s’opposaient à
eux ». Toutefois, l’intervention de Dieu n’a réparé les dommages causés
par le Déluge que d’une manière imparfaite, et elle a été insuffisante pour
arrêter le progrès de l’oubli. À mesure que le péché originel, que l’on
pourrait dire second se faisait sentir dans l’âge post-diluvien, l’histoire
devenait une succession de faillites épistémologiques, « où les hommes
voyaient les effets dans les causes… où ils s’élèvent péniblement des effets
aux causes, où ils ne s’occupent même que des effets, où ils disent qu’il
est inutile de s’occuper des causes, où ils ne savent pas même ce que
c’est qu’une cause2 ». Ensuite, quand la connaissance divine des causes
– ou la connaissance des universaux – disparut, elle fut supplantée par
la science moderne des particuliers. C’est là la science de l’Examen de la
philosophie de Bacon, dont le progrès repose sur la conjecture.
La chrétienté européenne est la parente de cette science moderne.
Dans l’Europe médiévale toutes « les autres facultés se rangent autour [de
la théologie] comme des dames d’honneur autour de leur souveraine3 ».
Mais en dépit de leur origine, ces sciences décèlent leur caractère humain
par l’effort, évocateur du serpent du Tasse, qui anime leur progrès :
Sous l’habit étriqué du nord, la tête perdue dans les volutes d’une chevelure
menteuse, les bras chargés de livres et d’instruments de toute espèce, pâle de
veilles et de travaux, elle se traîne souillée d’encre et toute pantelante sur la
route de la vérité, baissant toujours vers la terre son front sillonné d’algèbre.
Rien de semblable dans la haute antiquité. Autant qu’il nous est possible
d’apercevoir la science des temps primitifs à une si énorme distance, on la voit
toujours libre et isolée, volant plus qu’elle ne marche, et présentant dans toute
sa personne quelque chose d’aérien et de surnaturel. Elle livre aux vents des

1 Ibid.
2 Ibid., p. 490. Saint-Martin aussi avait encouragé la connaissance des causes.
3 Ibid., p. 586.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 243

cheveux qui s’échappent d’une mitre orientale ; l’éphod couvre son sein soulevé
par l’inspiration ; elle ne regarde que le ciel ; et son pied dédaigneux semble
ne toucher la terre que pour la quitter. Cependant, quoiqu’elle n’ait jamais
rien demandé à personne et qu’on ne lui connaisse aucun appui humain, il
n’est pas moins prouvé qu’elle a possédé les plus rares connaissances1.

Comme l’explique Herder dans ses Ideen zur Philosophie der Geschichte
der Menschheit, les « plus rares connaissances » préservées dans les textes
sanskrits étaient indispensables à la philosophie de l’histoire. Quoique
Herder lui déplaise2, Maistre associe également l’orientalisme à la pensée
historique. Il espère que « les connaissances les plus rares » connues des
Anciens et des Orientaux pourront bientôt servir à rétablir le gouver-
nement de l’esprit3.
Dans leur état anté-diluvien, « les plus rares connaissances » dont
parle Maistre ressemblent à la mathesis universalis, la science de l’ordre
et de la mesure, que les études de Descartes sur la lumière avaient
rendue célèbre, et qu’Emmanuel Swedenborg (1688-1772) appelle, dans
sa Psychologia rationalis (1743), « la science des sciences », ou « la science
universelle, [contenant] en soi toutes les autres sciences4 », et décrivant
les relations fonctionnelles entre les éléments de la Création. Mathesis
est l’interprétation que Swedenborg donne du langage adamique, pri-
mitif, omniscient qui, selon Leibniz, trouve dans l’allemand son écho
le plus fidèle.
Maistre n’a pas laissé de notes de sa lecture de Swedenborg, mais
Robert Darnton croit qu’il l’a lu attentivement à Saint-Pétersbourg5. Il
est probable, en effet, que Maistre aura parlé de Swedenborg avec son
ami suédois Curt von Stedingk, surtout quand on considère l’influence
considérable que Stedingk exerçait sur le RER suédois ; rappelons
aussi que Stedingk passe pour avoir inspiré le personnage du Sénateur
dans Les soirées6. Pendant sa jeunesse franc-maçonne, Maistre avait

1 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 493.


2 Voir Robert Triomphe, « Joseph de Maistre et Herder », Revue de littérature comparée, 7-9,
1954, p. 322-329.
3 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 765.
4 Erik Sandström, « The Doctrine of Correspondences : Both Science and Philosophy »,
The New Philosophy, 73, 1970, p. 379-393.
5 Robert Darnton, Mesmerism and the End of the Enlightenment in France, Cambridge
(Massachusetts), Harvard University Press, 1968, p. 139.
6 Jean Rebotton, Études maistriennes, p. 168.
244 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

été fasciné par la connaissance primitive dont traitaient les héritiers


de Swedenborg, les mesméristes et les martinistes willermoziens. À
l’époque, cependant, et comme nous l’avons vu au deuxième chapitre,
il rejetait l’historicité du mythe originaire de Willermoz. De plus, les
aspirations de Swedenborg à une connaissance rationnelle et a priori
lui auraient déplu, ainsi que tout système scientifique et anhistorique
inventé par un individu. Pour finir, ajoutons que la mathesis sweden-
borgienne ne privilégiait pas l’astronomie, que Maistre – préfigurant
ici Auguste Comte – exaltait comme la mère de toutes les sciences
parce qu’elle étudiait la demeure de Dieu.
En réalité, Maistre préfère voir dans le « véritable système du
monde » de Copernic la meilleure approximation moderne des « plus
rares connaissances » de l’Antiquité. On peut se demander pourquoi il
n’admire pas d’autres systèmes du monde plus récents comme la des-
cription mécanique des lois célestes que Laplace, suivant D’Alembert et
Condorcet, propose dans l’Exposition du système du monde (1796) ; ou comme
l’ordre moral et spirituel que le vicaire savoyard de Rousseau appelle
« le sisteme du monde ». Maistre recommande toujours l’astronomie
copernicienne comme le système moderne le plus ancien ; parce qu’elle
n’a pas de rapport avec l’esprit critique du xviiie siècle ; parce que,
comme Copernic lui-même l’affirme, « elle était parfaitement connue
dans la plus haute Antiquité » ; parce qu’elle puise son inspiration chez
Pythagore ; en résumé parce que sous tous ses aspects elle est recons-
tructive et intuitionniste et qu’elle implique le mouvement créatif de
l’âme vers Dieu, plutôt que la destruction de la raison individuelle. La
connaissance de Copernic semble à Maistre d’une variété synthétique
et non discursive qui est « donnée » et « achetée » par l’amour spirituel,
et acquise avec la même soudaineté qu’elle a été perdue par le péché.
C’est le point de vue du Comte :
On ne cesse de répéter : Jugez du temps qu’il a fallu pour savoir telle ou telle
chose ! Quel inconcevable aveuglement ! Il n’a fallu qu’un instant. Si l’homme
pouvait connaître la cause d’un seul phénomène physique, il comprendrait
probablement tous les autres. Nous ne voulons pas voir que les vérités les plus
difficiles à découvrir, sont très aisées à comprendre. La solution du problème de
la couronne fit jadis tressaillir de joie le plus profond géomètre de l’antiquité ;
mais cette même solution se trouve dans tous les cours de mathématiques
élémentaires, et ne passe pas les forces ordinaires d’une intelligence de quinze
ans. Platon, parlant […] de ce qu’il importe le plus à l’homme de savoir, ajoute
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 245

tout de suite avec cette simplicité pénétrante qui lui est naturelle : Ces choses
s’apprennent aisément et parfaitement, SI QUELQU’UN NOUS LES ENSEIGNE1.

Mais, continue Platon, « personne ne nous l’apprendra, à moins que Dieu


ne lui montre la route2 ». La nécessité de l’intervention divine s’impose
toujours. Dans le monde postdiluvien, la différence tient au fait que
l’humanité doit mériter la science qui l’aide à revenir à Dieu, et que dans
le processus d’apprentissage auquel et Dieu et l’humanité contribuent,
c’est l’humanité qui doit dorénavant prendre l’initiative.

LES ÂGES DE L’UNIVERS

Le Traité historique et dogmatique de la vraie religion de Nicolas Bergier


expose une succession de « trois époques » : la première pendant laquelle
Dieu révéla une « religion domestique », comprenant quelques dogmes,
aux premiers patriarches ; une deuxième quand, cette révélation ayant
été corrompue par la passion, Dieu donna aux Hébreux une « religion
naturelle » selon laquelle « le culte ancien fut conservé, mais [que] Dieu
[…] rendit plus étendu et plus pompeux3 » ; et enfin une troisième,
l’époque chrétienne pendant laquelle les hommes, étant « moins gros-
siers et moins stupides que dans les siecles précédans », Dieu se révéla
non par « des prodiges de terreur, mais des traits de bonté4 ». Toujours
optimiste, Bergier dépeint la révélation divine corrigeant sans cesse les
fautes d’une humanité unique et améliorant continuellement sa nature.
Considérant surtout la dette épistémologique de Maistre envers Bergier,
le contraste avec l’histoire maistrienne d’une révélation perdue par le
péché et dispersée parmi des humanités multiples est frappante. La
divergence s’explique par le fait que, s’il croit bien sûr, au péché ori-
ginel, Bergier cependant rejette toute idée augustinienne d’un monde
irrémédiablement corrompu à partir duquel commence la geste de Dieu.
Quoique Bergier concède que la révélation a été oubliée au cours du
1 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 490.
2 Ibid., p. 490n.
3 Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 7.
4 Ibid., p. 9.
246 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

temps, Dieu intervient toujours pour éduquer et améliorer l’humanité,


de sorte que le cours de l’histoire n’est pas principalement explicable
par la commission du péché originel au cours de la durée.
Cependant, ce n’est pas saint Augustin, Bergier ou les auteurs de
Port-Royal qui ont le plus influencé Maistre pour cette notion de la
révélation primitive : c’est plutôt Friedrich Schlegel (1772-1829), pro-
fesseur de sanskrit à Berne et disciple de Herder. Maistre ne semble pas
l’avoir lu ; mais les idées de Schlegel sont au cœur de la conversation
épistolaire que Maistre et Ouvarov ont entretenu en 1811-1814 sur les
connaissances antiques et orientales. Ouvarov fut très influencé par
Schlegel. Il l’avait connu à Vienne à travers Madame de Staël et il avait
eu une querelle littéraire avec lui. Il détestait son romantisme, mais il
était fasciné par Über die Sprache und Weisheit der Indier (1808)1, le livre
qui a simultanément provoqué la renaissance des études orientales et
établi la doctrine de la révélation primitive. Se penchant sur les faits
religieux d’une manière qui était originale à l’époque, Schlegel ensei-
gnait qu’au commencement des choses, les hommes vivaient dans une
communion parfaite avec Dieu ; mais que l’harmonie avait été perdue, et
qu’il fallait maintenant autant qu’il nous était possible la rechercher par
l’étude des textes indiens qui conservaient dans sa pureté la révélation
primitive. Tel est le schéma qui inspire les deux ouvrages qu’Ouvarov
a envoyés à Maistre – le Projet d’une académie asiatique, et l’Essai sur les
mystères d’Eleusis – ainsi que la correspondance qu’Ouvarov et Maistre
ont échangé au sujet de l’érudition2.
À travers Ouvarov, Maistre découvre les ouvrages de Sir William
Jones (1746-1794), le fondateur de la linguistique moderne, l’érudit qui
a redécouvert l’indo-européen3, et le co-fondateur de l’Asiatick Society
de Calcutta4, dont les documents annoncent, selon les traditionalistes
contemporains, le commencement de la reconstitution de la révélation

1 Whittaker, The Origins of Modern Russian Education, p. 17.


2 Sur la correspondance entre Maistre et Ouvarov, voir Carolina Armenteros, « Preparing
the Russian Revolution : Maistre and Uvarov on the History of Knowledge », Joseph de
Maistre and his European Readers.
3 Son prédécesseur a été le jésuite français Gaston Laurent Cœurdoux (1691-1779).
4 Garland Cannon, The Life and Mind of Oriental Jones : Sir William Jones, the Father of
Modern Linguistics, Cambridge : Cambridge University Press, 2006 et Michael J. Franklin,
« Orientalist Jones » : Sir William Jones, Poet, Lawyer and Linguist, Oxford, Oxford University
Press, 2011.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 247

primitive. Maistre a emprunté les volumes qu’Ouvarov avait de Jones


et les a annotés scrupuleusement, continuant avec eux son apprentis-
sage de l’Orient traditionnel qu’il avait commencé à Cagliari. « Jones
l’Oriental » figure en bonne place dans Les soirées : dans le premier
dialogue, le Comte lit à haute voix un passage de la traduction que le
linguiste a faite des Lois de Manu (1794)1, et le chevalier Jones est cité
avec approbation dans le reste de l’ouvrage2.
En dépit de l’influence d’Ouvarov et de l’importance cardinale
de l’idée de la révélation primitive dans la pensée de Maistre, la
philosophie historique des Soirées n’est pas schlégelienne. Fidèle à son
habitude de sauver les perdants de l’histoire intellectuelle de l’oubli,
c’est plutôt A New System, or An Analysis of Ancient Mythography (1774)
de Jacob Bryant (1715-1804) que Maistre étudie dans Les soirées.
Descendant des platoniciens de Cambridge3, A New System proposait,
comme son sous-titre le suggère, « de dépouiller la Tradition de la
Fable, et de réduire la vérité à sa Pureté originelle ». La « Fable » en
question était le travail des lettrés du xviiie siècle comme Fontenelle
(1657-1757), Nicolas Fréret (1688-1749), et Charles de Brosses (1709-
1777), qui refusaient de dériver toute l’histoire primitive du monde
de la Bible. Quant à la « Vérité », elle était l’histoire des « premiers
âges » bibliques de l’humanité, que Bryant s’engageait à élucider avec
les méthodes linguistiques du xviie siècle, fabriquant une généalogie
unique pour toute l’humanité qui débutait avec l’acte biblique de la
Création. Comme ses prédécesseurs modernes, Bryant fait du Déluge
l’événement fondateur de la deuxième époque de l’humanité, et il
raconte l’histoire de l’humanité qui s’ensuit comme l’obscurcissement
progressif de la révélation. Les protagonistes oublieux de son histoire
sont les descendants de Ham et surtout les Cuthites et les Amoniens,
la diaspora des gentils qui ont fondé les cités païennes et institué les
dieux, les héros et les démons.
Le succès dont A New System a joui dans les années 1770 est dû, para-
doxalement, au fait qu’il était dépassé. Les méthodes de Bryant – comme
l’étymologie et la collation scolastique de textes – étaient obsolètes, et

1 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 468-469.


2 Ibid., p. 519, 520, 682, 768 et 768n.
3 Sur Maistre et les platoniciens de Cambridge, voir Philippe Barthelet, « The Cambridge
Platonists Mirrored by Joseph de Maistre ».
248 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

plus dignes des mythologues du xviie siècle et des polymathes tels que


Bochart, Athanasius Kircher (1602-1680), et John Marsham (1602-
1685), que d’un mythographe de l’âge des Lumières. Cependant le livre
est sorti à un moment où beaucoup d’esprits religieux, fatigués des
triomphes du scepticisme, du déisme et de la philosophie, et ne faisant
aucune confiance aux nouvelles chronologies extra-bibliques, étaient
prêts à l’accueillir. Pour Maistre, A New System offrait une solution à la
menace que la chronologie faisait peser sur la légitimité scientifique de
la Bible, et permettait la réconciliation de la science et de la religion.
Comme il écrit à Potocki en 1810 : « La chronologie n’est pas du tout
une science isolée : il faut qu’elle s’accorde avec la métaphysique, avec
la théologie, avec la physique, avec la philosophie de l’histoire1 ». Dans
A New System Maistre a trouvé tous les fondements de son histoire de
la connaissance : l’idée que toute connaissance est spirituelle et révélée ;
que l’histoire humaine est marquée par ses vicissitudes ; et qu’avec le
temps la révélation a été d’une part oubliée et d’autre part préservée,
en diverses versions corrompues, dans les mythes et les institutions des
peuples païens.
Ces convergences remarquables s’expliquent par le fait que la
mythographie et la chronologie de Maistre et de Bryant sont formées
par le même mélange d’augustinisme et de platonisme que Huet
avait été le premier à pratiquer, et qui a atteint sa formulation la plus
systématique chez les platoniciens de Cambridge. L’hylozoïsme de
Cudworth, selon lequel la nature est le dépositaire d’une « énergie
plastique2 » – substance inconsciente, non corporelle et instrument
divin qui assure l’ordre de tout l’univers – est essentiellement et pro-
blématiquement une alternative platonicienne, formulée sur des bases
cartésiennes, au monde cartésien vide d’esprit. Cudworth n’a jamais
expliqué comment son énergie plastique suscitait des événements
naturels et se liait à l’esprit divin3. Il a donc laissé le monde sous le
gouvernement d’un principe qui n’avait pas besoin de la volonté divine
pour fonctionner, exposant sa propre philosophie au même soupçon
d’athéisme qu’il accusait le système cartésien d’encourager. En général,

1 OC, t. VIII, p. 102.


2 John Muirhead, The Platonic Tradition in Anglo-Saxon Philosophy : Studies in the History of
Idealism in England and America, 3e édition, Bristol, Thoemmes Press, 1992, p. 36.
3 Ibid., p. 39.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 249

l’immanentisme d’Huet et le transcendantalisme dualiste demeu-


raient irréductibles l’un à l’autre dans les ouvrages des platoniciens de
Cambridge, liés de manière aléatoire et fragile par une foi puritaine
dans la Parole, et surtout la Parole écrite, comme auto-manifestation
la plus parfaite de Dieu à l’humanité. La contradiction venait de
la tentative de combiner Platon avec les restes du calvinisme, de la
nécessité de restaurer la présence de Dieu dans le monde sans jamais
déclarer la divinité de la nature. Il n’est pas fortuit que le calvinisme
soit la formation religieuse des platoniciens du xviie et xviiie siècles,
comme Jean Le Clerc (1657-1736), Pierre Bayle (1647-1706) et Samuel
Taylor Coleridge (1772-1834), qui abandonnèrent tous la prédestination
pour un idéalisme fortement imbu de valeurs morales. Émergeant de
ce passé calviniste, les anachronismes de la mythographie de Bryant
deviennent compréhensibles. La description d’une révélation primi-
tive progressivement oubliée et fragmentée au cours des catastrophes
successives évoque le monde d’après la Chute des augustiniens – un
monde d’où Dieu est absent – tout en expliquant l’existence des gentils
dans un cadre rigoureusement biblique.
Maistre est d’accord avec Bergier sur le point que la révélation a
été oubliée dans les temps anciens. Cependant il suggère, par un tour
pélagien, que cet oubli a fait des hommes les agents principaux de
l’histoire. Pour lui, l’histoire procède de deux principes contraires : la
mémoire fautive qui naît d’une volonté affaiblie, et la science moderne
qui résulte du désir que cette même volonté éprouve de se reconstruire
en ressaisissant la connaissance. En corrompant, donc, le péché rend
ignorant, mais en faisant souffrir, il finit par encourager le savoir.
L’humanité qui se trouve piégée dans ce processus est d’un pouvoir
surprenant, surtout quand on considère qu’elle est rompue par le péché.
L’impression s’approfondit lorsqu’on compare Les soirées avec le Traité
de Bergier. Conjecturant de façon optimiste que l’histoire sacrée est
ponctuée par la révélation, Bergier abandonne le destin de la famille
humaine progressivement améliorée presque entièrement dans les mains
de Dieu, au point de vue tant sacré que profane. La théorie du péché
originel des Soirées, par contraste, proclame une race humaine autonome
et unifiée. Dès la Chute, les peuples du monde, gentils ou élus par Dieu,
sont chargés de l’avenir, et rassemblés par la faiblesse.
250 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

LA VOLONTÉ ET LA PAROLE DANS L’UNIVERS

L’univers de Maistre est peuplé de diverses classes d’âmes, rangées


hiérarchiquement et étroitement associées, qui communiquent entre
elles, et dont les volontés déterminent le développement universel. Mais
là où l’Éclaircissement examine la volonté-action, Les soirées se concentrent
sur la volonté-Parole, comme elle fut exercée parmi et entre les classes
d’êtres spirituels. Cette perspective distingue Les soirées d’autres théo-
dicées. Chacune des monades de Leibniz reflète et représente le monde
par degrés selon son niveau de conscience, contribuant par ses mouve-
ments à ceux d’un univers auto-différenciant et progressif. Mais dans la
mesure où l’appréhension des monades est strictement individuelle et
verbalement incontestée, elle reste purement rationnelle. Dans ce sens, la
Monadologie demeure la tentative principale du xviiie siècle d’expliquer
le monde par la pure raison. Car même si Leibniz s’enthousiasme
pour The True Intellectual System of the Universe (1678) de Cudworth, il
évite soigneusement aussi bien sa fascination pour la Parole, que tout
volontarisme. Dans ce sens, Maistre n’est que pour partie l’héritier
de Leibniz. L’humanité des Soirées est une humanité leibnizienne qui
contemple l’univers à travers des perspectives multiples, et comprend
la signification des événements qui se déroulent dans le « grand et
magnifique spectacle » du monde. Toutefois la contemplation mais-
trienne implique aussi l’auto-transcendance, c’est-à-dire « savoir sortir
de soi-même et s’élever assez haut pour voir le monde, au lieu de ne voir
qu’un point1 ». Individuel et universel se réunissent ainsi dans l’acte de
la contemplation, quoiqu’ils demeurent distincts dans la durée. C’est
là la distinction cartésienne que Leibniz essaie d’éviter quand il rend
l’universel concret dans les monades. Maistre, en revanche, reproduit
cette distinction. Dans son univers, l’homme se distingue de l’animal
par la connaissance des universaux. Le Comte explique que :
l’intelligence seule s’élève à l’universel. Vos yeux aperçoivent un triangle ; mais
cette appréhension qui vous est commune avec l’animal ne vous constitue
vous-même qu’en simple animal ; et vous ne serez homme ou intelligence qu’en

1 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 515.


TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 251

vous élevant du triangle à la triangularité. C’est cette puissance de généraliser


qui spécialise l’homme et le fait ce qu’il est1.

Le thème principal de l’Examen de la philosophie de Bacon – que l’esprit


se meut spontanément, désirant comprendre le monde – se retrouve ici.
Si Maistre, donc, adhère avec Leibniz à la doctrine anti-cartésienne
de la pluralité des esprits, il le fait pour des raisons platoniciennes très
étrangères au nominalisme aristotélicien qui inspire la Monadologie.
Dans l’univers de Leibniz, saturé par des monades qui ne se différen-
cient qu’en tant qu’individus, le développement universel est la somme
rationnelle du mouvement des âmes qui communient avec l’univers une
par une. Dans Les soirées, les âmes individuelles meuvent aussi le monde
par la raison ; mais c’est la volonté spirituelle, individuelle et collective,
qu’elles déploient dans la prière et la prophétie, qui gouverne l’univers
et produit l’histoire.

LA PRIÈRE ET LE DÉSIR

Nous avons vu que la prière, dans Les soirées, est largement anthro-
pocentrique, une activité spirituelle dont peut rendre compte la rai-
son et par laquelle la volonté humaine peut contredire celle de Dieu.
Davantage, la prière est une « loi du monde » extraordinaire dont les
effets mesurables manifestent une forme de raison contraire à la variété
absolue et systématique de l’Encyclopédie :
Vous nous parlez, M. le chevalier, d’une certaine quantité d’eau précisément
due à chaque pays dans le cours d’une année. […] je veux faire beau jeu [aux
philosophes]. J’admets que, dans chaque année, il doive tomber dans chaque
pays précisément la même quantité d’eau : ce sera la loi invariable ; mais la
distribution de cette eau sera, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la partie
flexible de la loi. Ainsi vous voyez qu’avec vos lois invariables nous pourrions
fort bien encore avoir des inondations et des sécheresses ; des pluies générales
pour le monde, et des pluies d’exception pour ceux qui ont su les demander.
Nous ne prierons donc point pour que l’olivier croisse en Sibérie, et le klukwa
en Provence ; mais nous prierons pour que l’olivier ne gèle point dans les

1 Ibid., p. 511.
252 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

campagnes d’Aix […] et pour que le klukwa n’ait point trop chaud pendant
votre rapide été1.

La prière est non seulement efficace, mais peut changer le cours de


l’histoire :
Lorsque nous demandons à Dieu la victoire, nous ne lui demandons pas de
déroger aux lois générales de l’univers ; cela serait trop extravagant ; mais ces
lois se combinent de mille manières, et se laissent vaincre jusqu’à un point
qu’on ne peut assigner. […] une armée de 40.000 hommes est inférieure
physiquement à une autre armée de 60.000 ; mais si la première a plus de
courage, d’expérience et de discipline, elle pourra battre la seconde ; car elle
a plus d’action avec moins de masse2.

Les « forces » morales qui étaient responsables, dans De la souveraineté,


de l’élévation puis de la chute parabolique des nations, réapparaissent
ici exercées par des groupes d’âmes qui se dépassent dans la prière.
Comme les ouvrages antérieurs de Maistre, Les soirées attribuent les
phénomènes moraux collectifs aux mouvements de l’âme individuelle,
ici perçue dans le contexte d’une théologie de la prière qui fait écho à des
débats qui se sont développés du xvie au xviiie siècles. Contrairement
aux assertions de Fénelon, de Nicole et de Madame Guyon, la prière, dit
le Comte, n’est pas le désir, quoique idéalement elle devrait l’être. Il n’est
en effet que très rarement possible de désirer de désirer – une reformula-
tion mystique de la maxime rousseauiste qu’on ne peut pas commander
le cœur. La prière est ce que saint François de Sales disait qu’elle est, un
mouvement de « la partie supérieure de l’âme » qui annihile la volonté
individuelle dans la volonté de Dieu3. La prière est donc plus commune
et efficace que ne le croyaient les jansénistes et les quiétistes, puisque « la
volonté d’aimer, » ou la volonté de vouloir l’amour même quand on désire
le mal, est possible pour des hommes communs dépourvus d’un « cœur
céleste » comme celui de Fénelon. « L’homme […] peut donc prier sans désir
et même contre le désir4 ». En écrivant cela, Maistre rappelle les querelles
théologiques du xviie siècle. Le sujet du désir priant avait été au cœur de
la controverse entre panhédonistes et théocentristes, anthropocentristes
1 Ibid., p. 563.
2 Ibid., p. 663.
3 Ibid., p. 641n.
4 Ibid., p. 604.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 253

et avocats du pur amour, au moins depuis les lettres de saint François de


Sales. Pour des anthropocentristes comme les jansénistes et les tenants de
la voie ascétique, la prière était panhédoniste et anti-mystique. Elle était
un moyen plutôt qu’un but parce qu’elle servait surtout le progrès spiri-
tuel. Et elle était désir parce que la volonté humaine la contrôlait presque
totalement. Le but n’était pas d’unir l’âme à Dieu, mais de déployer l’âme
à travers l’activité spirituelle.
Le théocentrisme, d’autre part, supposait que le but de la religion,
et le but ultime de l’existence humaine, était de contempler Dieu. Les
théocentristes (comme Bérulle) étaient des mystiques. Pour eux, l’âme
était divisée en deux parties – Animus et Anima – l’une vivante à la sur-
face, toujours présente, toujours sentie, la partie de l’âme qui est engagée
dans le quotidien et se « distrait » ; l’autre, plus profonde, contemplative,
d’habitude silencieuse, le temple de Dieu lui-même. C’est cette partie de
l’âme qui agit dans la prière, et c’est Dieu qui la meut, quoique nous ne
le sachions pas. C’est pour cela que les théocentristes pensent qu’on peut
prier sans désir. Toutefois, même dans le désir, la prière théocentrique
est finalement réalisée dans la mort de la volonté en Dieu.
Les idées des Soirées sur la prière s’inspirent de l’interprétation radica-
lement anthropocentrique que Maistre fait de la spiritualité salésienne.
Quoiqu’il emprunte à saint François le concept mystique de « la partie
supérieure de l’âme », il semble ne pas savoir que cette partie est le siège
de Dieu et la tombe de la volonté, la dépeignant, au contraire, comme
la forteresse du vouloir. À l’exception de la croyance théocentrique
essentielle qu’on peut prier « sans désir et même contre le désir », la
théorie maistrienne de la prière est entièrement anthropocentrique. De
la même manière que le péché originel se réalise à travers les moindres
impulsions de l’âme, la prière devient un événement quotidien d’une
conséquence incessante qui a lieu à travers les moindres mouvements de
l’esprit. Comme les « anti-mystiques » de Bremond, Maistre oppose le
mouvement de l’âme à son repos. Mais les défis anti-mystiques qui ont
été lancés au christianisme par la religion révolutionnaire, et surtout par
la théophilanthropie, ont probablement beaucoup compté sur ce point.
Admirateurs de Voltaire, Dumarsais, Mably et Helvétius, les théo-
philanthropes rêvaient, comme Rousseau, d’une religion simple basée
sur la justice, la raison et l’utilité sociale. Ils ont créé un culte rejetant
toute notion d’une providence spéciale : à leurs yeux, la volonté divine
254 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

ne peut protéger les intérêts des individus ou des groupes particuliers.


Comme l’écrit Albert Mathiez :
Le théophilanthrope n’adore pas Dieu par crainte ou par intérêt ; sa prière n’est
pas une sollicitation ou une excuse. Elle consiste simplement à reconnaître
les lois naturelles, œuvre de Dieu, à se pénétrer de cette idée que tout ce qui
arrive est nécessaire, que rien n’est en vain, que tout a une cause et que la
chaîne des causes est d’ordre éternel. La prière du théophilanthrope, c’est en
réalité l’intuition de cet ordre éternel et divin1.

Une fois que la prière ne loue plus Dieu et qu’elle ne demande plus de
grâce, elle perd toute signification comme forme de communication
entre l’humanité et Dieu. Fidèle à cette manière de penser, le Saint-Preux
de Julie signale à son amante que la prière est inutile – opinion qu’elle
rejette dans la lettre VI de la sixième partie. Kant suit Saint-Preux sur
ce point dans Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft (1793),
observant que la prière est immorale ou au moins non nécessaire parce
qu’elle présume une volonté d’agir « sur Dieu », au lieu d’être le simple
désir de « devenir un homme agréable à Dieu ». Jésus-Christ lui-même
a indiqué la superfluité de la prière, exprimant « l’esprit de la prière »
avec la phrase : « Que ta volonté soit faite2 ! »
Cependant les théophilanthropes voulaient moins se défaire de la
prière que la transformer en activité sociale et politique. François-Nicolas
Benoist-Lamothe (1755- ?), leur chef, croyait que « [l]es actions civiques, les
bonnes œuvres, sont les meilleures prières3 ». La vertu théophilanthropique
était une forme d’auto-extension – le désir d’embrasser le tout4 – réalisée
dans la volonté générale. C’était, bien sûr, une vertu modelée sur l’idéal de
Rousseau, qui avait d’abord fortifié la volonté individuelle avec le désir, et
qui l’avait ensuite ruinée, transférant ses vestiges dans la société – même
si les théophilanthropes refusaient à la société la divinité et les qualités
morales absolues qu’elle possédait dans la philosophie de Rousseau.
Les chrétiens se voyaient obligés d’expliquer l’utilité sociale de
la religion, et Maistre a relevé le défi de deux manières. D’une part,
1 Albert Mathiez, La théophilanthropie et le culte décadaire, 1796-1801. Essai sur l’histoire
religieuse de la révolution, Genève, Slatkine, 1975, p. 94.
2 Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison, J. Gibelin (tr.), 6e édition,
Paris, Vrin, 1979, p. 254n.
3 Mathiez, La théophilanthropie et le culte décadaire, 1796-1801, p. 62.
4 Keohane, Philosophy and the State in France, p. 432.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 255

il a sauvé l’intégrité de l’individu en s’appuyant sur saint François


de Sales pour affirmer que la prière est un mouvement de la volonté
spirituelle. Active et visant à sa propre annihilation, la volonté de
saint François a plus à voir avec la volonté de Pascal qui tend au mal
qu’avec la volonté de Maistre, passive et blessée. Toutefois la volonté
de saint François ne se perfectionne pas en disparaissant en Dieu. Elle
prévaut plutôt sur les impulsions individuelles contraires à celles de
Dieu. En accord avec la politique maistrienne, la théorie salésienne de
la prière sert à combattre la morale rousseauiste de l’auto-dissolution
par l’auto-extension. Elle propose une moralité d’auto-répression qui
conserve l’intégrité individuelle et évite l’absolutisme de la volonté
générale.
Par ailleurs, la prière maistrienne se distingue de l’absolutisme rous-
seauiste par la providence spéciale, concept implicite à la notion même
de supplication. La prière, dans Les soirées, peut déterminer l’issue des
guerres. Les corps priants – comme l’armée – peuvent se constituer
spontanément, représentant non l’humanité en général, mais des peuples
spécifiques avec des identités et des buts particuliers. L’activité collective
de ces peuples enveloppe les constitutions singulières qui se développent
en silence et que Maistre oppose aux constitutions délibérées et dis-
cursives de la Révolution. Personne avant lui ne semble avoir rendu la
prière si rationnelle, tout en soutenant que – puisque prière n’est pas
désir – c’est Dieu qui la contrôle à la fin.

LA PROPHÉTIE ET LA FIN DU MONDE

La providence spéciale gouverne non seulement la prière, mais aussi


la prophétie, cette « loi du monde extraordinaire » qui révèle la relation
entre le temps, la raison particulière et le développement universel.
Pénétrer dans l’avenir, selon le Sénateur, est une prérogative humaine
qui n’est pas humainement contrôlée. « L’homme est assujetti au temps ;
et néanmoins il est par nature étranger au temps ». De temps en temps,
« la puissance divinatrice1 », un « mouvement intérieur » « naturel à
1 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 763.
256 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

l’homme [qui] ne cessera de s’agiter dans le monde1 » rend possible à


certains de sortir du temps et de « pénétrer l’avenir ». Le prophète voit
les événements passés et futurs se mêlant, et semblant se passer tous à
la fois. C’est l’état de « grande confusion » dans lequel le Sauveur lui-
même est entré quand, « livré volontairement à l’esprit prophétique, les
idées analogues de grands désastres, séparées du temps, le conduisirent
à mêler le destruction de Jérusalem à celle du monde2 ». Si, parmi les
hommes, la prophétie est le privilège – et la maladie – des êtres excep-
tionnellement doués, elle est en revanche le don ordinaire des génies ou
daimons, « espèce aérienne qui habite la région mitoyenne et qui forme
le troisième ordre » d’êtres vivants après les « grands dieux », c’est-à-dire
« les astres et les natures créées avec eux ». Selon les Lois de Platon, les
génies « sont pleins de sagesse, d’intelligence et de mémoire et connaissent
toutes nos pensées ». Ils « sont la CAUSE DE L’INTERPRÉTATION »
et « communiquent par songes, voix, oracles, ou se présentent à nous
quand nous quittons cette vie3 ». Selon Machiavel, les esprits compatissent
avec les hommes et les avertissent de leur avenir en leur prophétisant les
malheurs. Ajoutant ainsi leur contribution à notre prophétie naturelle, ils
s’assurent que tous les grands événements qui se passent dans le monde
sont prédits d’une manière ou d’une autre4. Toutefois l’humanité n’est
pas pour autant omnisciente : car quoique nous puissions connaître tous
les événements futurs, notre capacité de connaissance, naturellement
limitée, nous empêche de les lier de façon cohérente. Il n’y a que Dieu
qui puisse connaître l’histoire entière.
La prophétie est un don spécial parce qu’elle est éprouvée par des
gens extraordinaires ; parce qu’au contraire de la prière, elle n’est pas
voulue (à l’exception du Christ et des génies) ; et parce que son contenu,
obscur et lié à la destruction, est étranger à la raison pure. En fait, la
prophétie maistrienne ressemble à l’historiographie. Toutes deux sont
des exercices à partir de vestiges qui peuvent procéder de la juste inter-
prétation de textes – y compris celui de la nature. Toutes deux sont
aussi des descriptions d’événements entendus comme des « époques »,
au sens classique où Joseph de Maistre emploie ce mot, événements

1 Ibid., p. 764.
2 Ibid., p. 763.
3 Maistre, Extraits G, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J16, p. 29.
4 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 778-779n.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 257

que leur nouveauté radicale par rapport à ce qui précède constitue en


événements fondateurs de la période ou série temporelle qui les suit et
que, jusqu’à un certain point, ils déterminent. Le prophète des Soirées,
quant à lui, ressemble au législateur de De la souveraineté en ce qu’il est
un exalté génial et intuitif qui a le pressentiment de l’avenir, fondé sur
une compréhension juste des temps présents. Le Sénateur lui-même
apparaît ainsi quand il décrit le changement imminent de la relation
entre la science et la religion. « L’univers », dit-il, « est dans l’attente ».
Un âge nouveau est annoncé dans « les sciences : considérez bien la
marche de la chimie, de l’astronomie même, et vous verrez où elles nous
conduisent. Croiriez-vous, par exemple, si vous n’en étiez pas avertis, que
Newton nous ramène à Pythagore, et qu’incessamment il sera démontré
que les corps sont mus précisément comme le corps humain, par des
intelligences qui leur sont unies […]1 ». « Une troisième explosion de
la toute-puissante bonté en faveur du genre humain2 » sera proclamée
quand « l’affinité naturelle de la religion et de la science les réuni[ra]
dans la tête d’un seul homme de génie, » peut-être déjà né, qui mettra
fin « au xviiie siècle qui dure toujours3 ». Alors « toute la science chan-
gera de face : l’esprit, longtemps détrôné et oublié, reprendra sa place »,
et l’intuition renaissante démontrera « que les traditions antiques sont
toutes vraies ».
Reprenant l’idée du grain, Les soirées proposent le nombre comme une
aide à la prophétie et comme le lien entre les intelligences humaine et
divine. « L’intelligence ne se prouve à l’intelligence que par le nombre4 »,
qui est la barrière nouménale entre les humains et les animaux. Trois est
le plus significatif de tous les nombres. C’est le nombre de la Trinité, écrite
partout dans la nature, dans les étoiles et sur la terre, dans l’intelligence
de l’homme comme dans son corps, dans les livres sacrés et dans les
rites de toutes les religions du monde5. Cette universalité prouve Dieu,
de la même manière que la nature donne une réalité concrète au divin
Ternar de Baader. La connexion entre l’intelligence humaine et divine
que le nombre révèle et que la divination manifeste est aussi à l’origine

1 Ibid., p. 765.
2 Ibid., p. 767.
3 Ibid., p. 765.
4 Ibid., p. 694.
5 Ibid., p. 696.
258 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

de la science vraie et sacrée de l’Antiquité. L’adepte de la science antique


dans Les soirées porte un Éphod, le vêtement sacerdotal des grands prêtres
d’Israël, lié aux pratiques oraculaires, auquel étaient attachés l’Ourim et
le Thoummim. La relation intime entre la science et la prophétie ainsi
symbolisée peut se démontrer par des réflexions sur des faits quelconques.
C’est là la tendance à démocratiser et généraliser la connaissance sacrée
qui réapparaîtra dans la mythographie de Ballanche.
Décrivant l’état post-révolutionnaire de la langue française, le Comte
se fait prophète connaisseur de l’ironie historique, du progrès accouché
par la catastrophe, et de la divination de l’esprit de Dieu :
Réfléchissons d’abord sur la langue universelle. Jamais ce titre n’a mieux convenu
à la langue française ; et ce qu’il y a d’étrange, c’est que sa puissance semble
augmenter avec sa stérilité. Ses beaux jours sont passés : cependant tout le
monde l’entend, tout le monde la parle ; et je ne crois pas même qu’il y ait de
ville en Europe qui ne renferme quelques hommes en état de l’écrire purement
[…] nous marchons vers une grande unité que nous devons saluer de loin, pour
me servir d’une tournure religieuse. Nous sommes douloureusement et bien
justement broyés ; mais si de misérables yeux tels que les miens sont dignes
d’entrevoir les secrets divins, nous ne sommes broyés que pour être mêlés1.

Avec une violence sans précédent, la Révolution française « est venue


arracher de leurs places des milliers d’hommes destinés à ne jamais se
connaître, pour les faire tournoyer ensemble comme la poussière des
champs ». C’est le cas des trois amis des Soirées : « quoique nos berceaux
aient été si éloignés, peut-être que nos tombes se toucheront2 ». Dans
les Considérations, la dévastation était punitive et régénératrice. Dans Les
soirées, elle est un agent globalisateur qui dépouille l’humanité de ses
particularités pour l’inciter à se surpasser.
Ce progressisme unifiant marque une rupture avec les mystiques
historiques du xviiie siècle. Dans la Palingénésie philosophique de Bonnet,
les révolutions cosmiques annihilaient tout sauf les âmes individuelles
et leurs germes ou corps glorieux, qui se développaient en nouvelles
formes de vie pendant les âges de repos. La palingénésie était donc
anhistorique, perpétuelle, non progressive. Elle décrivait tout simple-
ment la succession des âges biologiques. D’autres textes mystiques du

1 Ibid., p. 516-517.
2 Ibid., p. 515.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 259

xviiie siècle plaçaient à la fin des temps la dissipation de la matière.


Dans L’homme de désir (1790), Saint-Martin prophétise : « Le culte pur
aura conduit les hommes justes aux joies célestes, et au repos de leur
âme. Le culte impur aura conduit les impies à la rage, à la fureur et au
désespoir. Les fruits seront cueillis ; on n’en sèmera plus, parce qu’il n’y
aura plus de terre : Tout est consommé1 ».
Les soirées mêlent la palingénésie et l’Armageddon de Saint-Martin à
une théorie historique qui prêche l’apocalypse périodique dans le style
du figurisme. Le Sénateur parle des diverses « éternités » des époques
futures, quand le monde sera matériellement transformé, et quand une
humanité perfectionnée s’unira dans la raison spirituelle. Cependant
ces éternités elles-mêmes ne dureront pas toujours. La nature humaine
veut le changement perpétuel, et l’histoire persistera jusqu’à ce que la
terre elle-même disparaisse une fois que la proximité à Dieu aura aboli
notre humanité. Le onzième dialogue suggère mystérieusement que « le
temps est quelque chose de forcé qui ne demande qu’à finir » et qu’un jour
« par-delà l’éternité », « lorsqu’enfin tout [sera] consommé, un ange criera
au milieu de l’espace évanouissant : IL N’Y A PLUS DE TEMPS2 ! ».

CONCLUSION

Les soirées de Saint-Pétersbourg sont une théodicée inspirée de Leibniz et


de Rousseau. Les individualités activées de la Monadologie s’y retrouvent,
se déployant rationnellement jusqu’à l’élimination du mal. Ces êtres
sont les habitants d’un monde post-rousseauiste où le problème du mal
n’est plus exclusivement individuel, mais réorienté vers la société comme
nouveau sujet de culpabilité. Du point de vue de l’histoire intellectuelle,
Les soirées sont compréhensibles en tant que produit des dilemmes philo-
sophiques nés de la Révolution. Le texte explique l’instabilité d’un monde
radicalement transformé qui oscille entre « le déroulement inéluctable
d’une histoire ‘‘fixiste’’ selon les desseins éternels de Dieu » – et, nous
pouvons ajouter, la volonté de l’homme – et le mouvement cyclique
1 Saint-Martin, L’homme de désir, [1790], p. 171, Robert Amadou (éd.), Paris, Rocher, 1994.
2 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 764.
260 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

d’un devenir historique sacralisé1 » – qui tend à retourner l’univers à


son Créateur. Maistre redonne à l’histoire son sens éthique, envisageant
des hommes aussi déterminés que déterminants d’un nouvel ordre moral
de la nature. Les hommes des Lumières, simples éléments de la nature
gouvernés par des lois physiques, ne sont plus. Et le mal est réapparu
dans un monde que la volonté humaine a montré pouvoir bouleverser.
Près de quinze siècles après saint Augustin, Maistre utilise la doctrine
de la corruption corporelle pour expliquer l’histoire. Les soirées refor-
mulent le problème du mal, non seulement dans les termes augustiniens
de la volonté de l’homme et de ses passions, mais selon l’être entier
de l’homme, sa raison et son corps compris. Par dessus tout, Maistre
affirme que le mal a eu des conséquences historiques, et inversement,
que le salut historique existe. Diriger l’histoire vers le bien, cependant,
n’est pas seulement une question de connaissance, de compréhension de
l’histoire et de l’homme – les « sciences de mémoire » célébrées dans De
l’état de nature. L’histoire elle-même surgit aussi de l’anthropologie de
l’individu. La sociologie augustinienne est renversée et historicisée : le
vice privé et l’amour-propre ne sont plus des normes sociales. Ce sont
des exceptions historiques qui, grâce à l’implication de Dieu, conduisent
au progrès par la catastrophe dans les âges critiques du monde.
Mais le plus surprenant est peut-être que de tous les ouvrages de
Maistre, Les soirées donnent la réponse la plus complète à la question de
la possibilité d’une liberté parfaite sous un pouvoir absolu que Bossuet
avait été le premier à aborder, et qui avait hanté la théorie politique
française depuis le xviie siècle2. Préservant l’intégralité de la volonté
individuelle, Maistre rejette l’absolutisme social de Rousseau, sa tendance
à émietter la volonté pour en constituer la société dépositaire. La pro-
vidence, bien sûr, doit gouverner ; mais l’humanité possède une liberté
qui n’a presque pas de bornes. De fait, il arrive qu’à certains moments
de la durée, la volonté humaine puisse triompher de celle de Dieu,
déterminant ainsi le cours de l’histoire. Le langage maistrien peut être
mystique et cosmologique, mais ses implications morales, politiques et
historiques sont sans équivoque. Les soirées affirment avec une confiance
inébranlable que, dans un univers où tout est rationnellement explicable
1 Sarrazin, « Le Comte et le Sénateur, ou la double religion de Joseph de Maistre », Romantisme,
11, 1976, p. 17.
2 Keohane, Philosophy and the State in France, p. 255.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 261

et finalement guidé par Dieu, il n’y a pas de limites fixées au pouvoir


qu’a une humanité blessée, « [attachée] au trône de l’Être Suprême par
une chaîne souple », de se sauver et de se damner dans le cours du temps.
La révolution a fait son œuvre sur la pensée maistrienne.
SECONDE PARTIE

LA PENSÉE HISTORIQUE EN FRANCE, 1797-1854


LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE
HISTORIQUE, 1797-1848

INTRODUCTION

À la croisée de l’épistémologie, de la sociologie, de la pensée histo-


rique et de la pratique bureaucratique, le concept de fait social évoluait
pendant la première moitié du xixe siècle. Il s’est constitué à mesure que
les statisticiens moraux rassemblaient des faits en masse pour gouverner
la France, et que les théoriciens sociaux et les traditionalistes catholiques
prêtaient à ces faits des significations nouvelles pour décrire les sociétés
politiques. Nous voudrions montrer dans ce chapitre que les efforts de
ces groupes n’étaient pas les exercices désordonnés qu’ils paraissent à
première vue. Tous voyaient les faits à la fois comme des entités épis-
témologiques et comme des entités morales socialement régénératrices
et historiquement déterminantes, en fait prédictives de l’avenir. Tous
attribuaient la durabilité et l’infaillibilité politiques aux sociétés bien
intégrées où les faits sociaux étaient bien connus et gérés. Et tous trois
supposaient que la religion est le fait social suprême – comme Durkheim
l’a finalement expliqué dans Les formes élémentaires de la vie religieuse (1913).
Ces convergences étaient soutenues par une compréhension commune
de l’histoire qui est née partiellement chez Maistre. Les essais sur Rousseau
fournissent la première preuve textuelle d’une théorie métaphysique de
la statistique morale visant à modéliser l’évolution historique. Quoique
De l’état de nature et De la souveraineté du peuple aient été publiés seu-
lement en 1870, leurs conclusions sous-tendent l’interprétation de la
Révolution française des célèbres Considérations sur la France (1797).
Sous le Directoire, on pouvait donc lire dans la situation politique de
la France une illustration vivante et mémorable de la théorie statistique
de l’histoire selon Maistre. D’après cette théorie, les faits sont les sites
266 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

de la production sociale et de la génération historique, les moteurs et


les produits d’une trajectoire parabolique qui caractérise le cycle de vie
de toute collectivité humaine.
Les théoriciens sociaux et les statisticiens moraux qui ont appliqué
les leçons des Considérations pensaient que la France passait par un des
effondrements de sa parabole, qu’elle traversait une période de désordre
social et de mauvais gouvernement. Ils collectaient et théorisaient les
faits sociaux dans la conviction que leur manipulation favoriserait et
hâterait l’issue de la crise. Enfin, ils souhaitaient mettre en place une
société dont l’organisation sans précédent ouvrirait la voie à une ère de
tranquillité – comme celle que Maistre associait au Moyen Âge.

MAISTRE ET LES PRÉFETS : L’ESSOR DE LA STATISTIQUE MORALE

La providence maistrienne n’est pas seulement la source terrible d’une


rétribution méritée. Elle est aussi le principe organisateur des accidents,
la force qui prête aux phénomènes une régularité à la fois imprévue
et perceptible. De plus, comme la manifestation d’une volonté divine
essentiellement soucieuse des hommes et de leur salut, la providence
maistrienne administre les accidents qui sont en rapport direct avec la
destinée humaine, les institutions humaines et les états d’esprit humains,
plutôt que les phénomènes matériels et physiques.
La Révolution française est essentiellement aléatoire – et donc « mer-
veilleuse », miraculeuse. Historiquement, elle constitue « la fructification
instantanée d’un arbre au mois de janvier ». Son anormalité représente
sa ruine. La république française ne peut durer, puisque les grandes
républiques ne sont jamais sorties des dés de Dieu, et donc n’ont pas
l’endurance de la « médiocrité » – ou de ce que les statisticiens appel-
leront plus tard la normalité1.
Par ailleurs, la Révolution représente la normalité de la violence. « De la
destruction violente de l’espèce humaine », le chapitre 3 des Considérations
sur la France, formule pour la première fois une loi de la conservation de
la violence en estimant les pertes de guerre en Europe depuis le déclin de
1 Maistre, Considérations sur la France, p. 219.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 267

la république romaine. L’histoire, dit Maistre, montre que la violence de


masse, qu’elle soit sociale ou politique, a toujours été le sort de l’Europe,
et que l’on peut affirmer en quelque sorte que la Révolution est normale.
Toutefois, même en se conformant à des patrons réguliers, la violence
révolutionnaire est exceptionnelle, puisque, au contraire d’autres moyens
sacrés de verser le sang comme la guerre et le sacrifice, elle ne connaît
pas de limites et n’obéit pas à des lois. C’est pour cela que la république
française ne peut durer. Ce n’est pas tellement qu’elle soit sans précédent
– quoique dans le schème providentialiste de Maistre cette nouveauté soit
déjà mauvais signe – mais qu’elle ne gouverne pas réellement. Plutôt que
de maintenir la tranquillité et l’ordre, comme tout bon gouvernement doit
le faire, la république permet et fabrique la violence de masse. Toute la
pensée politique maistrienne est une réflexion sur ce fait, une tentative de
maximiser l’incidence des gouvernements et des institutions qui déploient
leur légitimité et leur durabilité en réduisant la violence qui est inhérente
à la condition humaine.
L’hypothèse de Maistre que la dissolution morale, l’impermanence
politique et les taux élevés de violence sont en corrélation, rejoint une
décision importante de l’administration française. En 1798, l’année qui
suit la publication des Considérations sur la France, le Directoire institue
une révolution bureaucratique silencieuse, transformant d’un seul coup
la statistique en instrument pour évaluer l’état des esprits plutôt que les
ressources matérielles. « La statistique morale remplaçait la topographie
statistique. Pour connaître l’état du pays, on choisirait désormais d’explorer
la société et de chiffrer le degré de bonheur des citoyens, au lieu de voyager
dans les départements pour relater la variété du territoire1 ».
Bien que hâtive, la transformation sera complète dans les premières
années de l’Empire, qui deviendra, avec l’État prussien, la première
bureaucratie à recueillir systématiquement les données morales sur une
échelle de masse. Le changement a été inspiré en partie par les obser-
vations empiriques des effets sociaux de la Révolution. En dissolvant
les liens sociaux de l’ancien ordre, la Révolution a pulvérisé la société,
et produit l’agrégat d’individus rêvé par Voltaire – et « la poussière
d’hommes » déplorée par Tocqueville. Quand les administrateurs du
Directoire commencent à mesurer les bénéfices des nouvelles valeurs

1 Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France : la statistique départementale à l’époque napo-


léonienne, Paris, Archives contemporaines, 1989, p. 313.
268 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

républicaines, ils s’alarment. Partout les mœurs familiales ont dégénéré,


la dissension règne dans les localités, et « le caractère politique du grou-
pement » semble perdu1. Les préfets, dont le métier est de contribuer à
l’établissement d’un régime fonctionnel, réagissent en appelant à l’ordre,
en invoquant la nécessité pour l’organisme social d’obéir à une sage légis-
lation. Afin de recueillir les connaissances requises par la régénération
sociale, ils développent « une ethnographie de la famille, du mariage et
de la coutume2 ». En un mot, pour répondre aux changements sociaux,
ils délaissent la topographie statistique pour la statistique morale.
Il est possible, cependant, que le providentialisme statistique promu
par Maistre ait également agi. Après tout, les mœurs sociales étaient en
mutation depuis 1789, et ce serait trop de coïncidence que les préfets
aient commencé à mesurer les signes de désintégration sociale quelques
mois seulement après la publication des Considérations. L’influence de
Maistre sur la statistique du Directoire et de l’Empire semble encore
plus plausible quand on considère que la statistique morale de 1798 était
considérablement différente de la statistique morale que les commissaires
de la Révolution avaient adoptée auparavant. Les jacobins avaient cherché
à fortifier la souveraineté populaire en procédant aux premiers sondages
d’opinion nationale dans l’histoire – « une première ethnographie du
politique3 ». Cependant le caractère homogène de cette sorte de statis-
tique offre un contraste frappant avec la description sociale, détaillée
et diverse, instituée par le Directoire. Comme Maistre, les préfets de
1798 ont voulu rendre compte des caractéristiques morales des multiples
groupes sociaux qui se constituaient, et au contraire des jacobins, ils se
sont peu intéressés à l’opinion publique. Leur souci était de renouveler
la sociabilité dans la perspective d’un ordre social à rétablir, de cet ordre
« médiocre » dont Maistre affirmait que la monarchie était le meilleur
garant. En mesurant le bonheur humain et la cohérence sociale dans
leurs expressions quotidiennes, ils ont cherché à décrire – et finalement
à apprivoiser – les « forces » morales qui selon Maistre gouvernaient la
destinée humaine à travers le temps. Même le pragmatisme des préfets,
exigeant que l’ordre social et politique soit visible dans des mœurs
concrètement mesurables, rappelle Maistre. Ses qualités morales une
1 Ibid., p. 278.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 286.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 269

fois identifiées, la France pourrait lutter pour la place au sommet de la


parabole sur laquelle Maistre avait tracé les moments les plus heureux
et les plus glorieux de l’histoire des nations. En bref, la collecte des
statistiques morales deviendrait la première étape dans la gestion du
temps politique.
Compte tenu des origines monarchiques des nouvelles mesures, ce
n’est peut-être pas un hasard que le gouvernement qui a institué la
statistique morale comme science de l’État soit aussi le gouvernement
d’un seul homme. Et ce n’est peut-être pas un hasard non plus si ce
même homme a non seulement lu les Considérations, mais qu’il en a
été tellement impressionné qu’il a fait leur auteur français – au grand
ennui de celui-ci.

L’ÉTIOLOGIE MAISTRIENNE ET LA NAISSANCE DU FAIT SOCIAL

En tant que véhicule de la volonté de Dieu, la nature maistrienne


contient et transmet les « forces » qui guident les destins nationaux et
rendent les phénomènes « bons », « généraux » et « moyens » dans le
sens de « justes ». Elles sont les « forces morales » que, presque un siècle
après, Durkheim appellera « normales » et déterminantes de tous les
phénomènes sociaux – les mêmes dont on croira qu’elles déterminent
toutes les tendances statistiques jusque dans les années 19301.
L’immense influence que cette étiologie a exercée sur le développe-
ment de l’idée de fait social n’a pas encore été évaluée. Dans La mesure
de l’État (1994), Éric Brian soutient que, pendant le xviiie siècle, « [l]e
déplacement de la prise en considération de la régularité et de la prévi-
sibilité des phénomènes dont l’appréhension était nécessaire à l’action
de l’État, s’est effectué depuis la sphère de l’administration monar-
chique vers celle de la compétence des savants ». Institutionnellement,
ce déplacement a rendu l’État de plus en plus autonome par rapport aux
structures sociales de la monarchie. Épistémologiquement, il a abouti à
la scientification et à l’objectification des phénomènes qui donneront lieu

1 Hacking, The Taming of Chance, p. 158.


270 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

un siècle plus tard au fait social durkheimien1. Selon Brian, ce processus


a été accompagné de l’expulsion de la métaphysique de la statistique
scientifique. Les recherches de Condorcet et de Laplace auraient introduit
une rupture entre la tradition statistique du xviiie siècle, avec toutes ses
interrogations philosophiques, et la statistique du xixe siècle, avec sa
confiance en l’observation positive et le calcul mathématique2. D’après
ce modèle, les pionniers post-révolutionnaires de la statistique tenaient
les préoccupations métaphysiques pour futiles et incompréhensibles,
tandis que les vestiges métaphysiques de leur science naissante parais-
saient incompatibles avec le calcul de Laplace. De là le commentaire de
Quetelet, notant « combien il était à désirer qu’on pût rendre cette théorie
plus élémentaire, et la faire descendre des hautes régions de l’analyse3 ».
Le commentaire lui-même, cependant, démontre que la descente
désirée n’avait pas eu lieu ; et Quetelet explique encore que, s’il désire
arracher la probabilité aux « hautes régions de l’analyse », ses fins ne
sont ni philosophiques ni scientifiques, mais pratiques. Il veut, dit-il,
« mettre [la théorie des statistiques] à la portée des personnes qui sont
le plus souvent dans l’obligation de s’en servir ». Ces « personnes » sont
« à la fois le législateur et l’homme appelé au maniement des affaires
publiques » – comme Ernest, duc de Saxe-Cobourg et Gotha (1784-
1844) à qui Quetelet écrit sa lettre – qui « sont souvent dans la nécessité
de lire dans les données statistiques du passé, et de chercher à y saisir
tout ce qu’elles peuvent révéler d’utile pour l’avenir4 ». Quetelet, donc,
souhaite surtout développer la statistique appliquée, dont l’équivalent
théorique continuera jusqu’au début du xxe siècle de faire référence
au concept de forces morales. Nous voudrions suggérer que c’est dans
ce contexte intellectuel que Durkheim définira le fait social dans le
premier chapitre des Règles de la méthode sociologique (1895), où le fait
apparaît comme 1) extérieur à l’individu et qui existe avant lui ; et 2)
exerçant une contrainte morale sur la conscience individuelle. Durkheim
distingue donc les faits sociaux de tous les autres en ce qu’ils sont à la

1 Brian, La mesure de l’état, p. 348.


2 Ibid., p. 353-354.
3 Adolphe Quetelet, Lettres à S.A.R. le duc régnant de Saxe-Cobourg et Gotha, sur la théorie
des probabilités, appliquée aux sciences morales et politiques, Bruxelles, Hayez, 1846, p. i. Cité
par Brian, La mesure de l’état, p. 353.
4 Quetelet, Lettres à S.A.R. le duc régnant de Saxe-Cobourg et Gotha, pp. i-ii.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 271

fois moralement contraignants et irréductibles aux phénomènes psycho-


logiques. Comme tels, ils sont porteurs de métaphysique, descendants
des faits moralement chargés de Maistre qui signifient la volonté divine,
et non de la mathématique stochastique du xviiie siècle. Ce qui ne doit
pas nous surprendre : Durkheim s’intéressait en effet beaucoup plus à
la capacité des faits à contraindre, qu’à leur objectivité.
La définition du « fait social total » que Marcel Mauss donne dans
l’Essai sur le don (1923) ne semble pas non plus s’accorder avec la thèse
d’une statistique dépourvue de métaphysique et fondée sur la recherche
de l’objectivité. Selon Mauss, les individus révèlent « le fait social total »
aux chercheurs qui les étudient. Le fait est donc subjectif – de même
que la conscience individuelle que Maistre identifie comme la source
de toute justesse sociale et morale, et de toute institution durable. Le
fait social de Mauss comprend également toutes les institutions sociales,
l’État aussi. Il ne soutient donc pas l’idée qu’une pratique mathématique
autonome de l’État est caractéristique de la notion française du « fait
social » – au moins hors de la lignée durkheimienne à laquelle on peut
donner Maistre comme lointain précurseur.
Que l’idée de fait social emprunte aux sciences exactes est encore
plus apparent quand on considère que la pensée de Durkheim dérive
du positivisme d’Auguste Comte (1798-1857), lequel, en dépit de son
activité de mathématicien, tenait les mathématiques en mépris. La
sociologie comtienne était une science organique. Elle dérivait de la
biologie, elle-même conçue comme l’antithèse des sciences mathé-
matiques telles que la physique et l’astronomie, que Comte trouvait
primitives et plaçait en bas de l’échelle des connaissances humaines.
Davantage, la sociologie, au moins comme il l’a finalement définie, est
intrinsèquement subjective : la Religion de l’Humanité qui l’institue
est alimentée par les émotions. Quetelet n’aurait pas été d’accord, et
le désaccord aurait été mutuel : sa statistique exaspérait Comte à tel
point qu’il a inventé le mot « sociologie » pour distinguer son œuvre
de la « physique sociale » de Quetelet1.
Maistre est donc un précurseur beaucoup plus probable du fait
positiviste. Comte a lu les œuvres de Maistre, lecture dont on perçoit

1 Pickering, Auguste Comte : An Intellectual Biography, Cambridge, Cambridge University


Press, 1993-2009 (3 vol.), t. I, p. 605n.
272 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

l’écho dans la Loi des Trois États qui définit la philosophie positiviste
de l’histoire1. Après sa rupture avec Saint-Simon, quand il s’efforçait
d’échapper à l’influence de son ancien maître, Comte déclara que le
penseur du xixe siècle auquel il devait le plus était Maistre2 ; que Maistre
avait été la troisième influence la plus importante sur lui après Gall et
Condorcet3 ; et que Maistre et Condorcet étaient ses principaux annon-
ciateurs politiques. Le Système de politique positive (1851-1854) explique
aussi que le positivisme exige « la combinaison de deux influences
opposées, l’une révolutionnaire, l’autre rétrograde, dues à Condorcet et
De Maistre, dont les méditations se trouvèrent respectivement dominées
par l’ébranlement français et la réaction qui lui succéda4 ».
Quant à l’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain (1795) de
Condorcet, elle est
contradictoire, en représentant le progrès final comme précédé d’une suite
continue de rétrogradations.
Cette incohérence motiva l’élaboration, où De Maistre apprécia dignement
le Moyen Âge, du moins sous l’aspect spirituel. La pleine opportunité d’une
telle rectification se trouva bientôt constatée d’après le retour décisif qu’elle
suscita partout vers nos pieux et chevaleresques ancêtres. […] Au lieu de
détruire le projet de Condorcet, l’influence de De Maistre concourut à le
consolider, en manifestant ses conditions essentielles, de manière a faciliter
sa réalisation nécessaire. Dignement complétée par les conceptions statiques
de Bonald, l’école rétrograde fit partout sentir que l’ensemble du passé ne
saurait être compris sans un respect immuable.
On peut ainsi réduire la difficulté de construire la doctrine sociale à concilier
suffisamment les deux impulsions opposées de Condorcet et de De Maistre,
dont l’une fournit la pensée principale et l’autre le complément essentiel5.

Pierre de touche intellectuelle, Maistre avait aux yeux de Comte « la


propriété particulière » de lui « servir à apprécier la capacité philo-
sophique des gens par le cas qu’ils en font ; ce symptôme dont me je
suis beaucoup servi ne m’a encore jamais trompé6 ». Il lui réserva un

1 Ibid., t. I, p. 263.


2 Ibid., p. 261
3 Ibid., p. 305.
4 Comte, Système de politique positive, Paris, L. Mathias, 1851-1854 (4 vol.), t. III, p. 614.
5 Ibid., p. 615.
6 Lettre d’Auguste Comte à Gustave d’Eichthal (6 novembre 1824), dans Auguste Comte,
Correspondance générale et confessions, Paris, Vrin/École des hautes études en sciences sociales,
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 273

jour dans le Calendrier Positiviste – le 26 du mois de Descartes – à


partager avec Bonald. Et il canonisa Du pape en l’incluant dans la
Bibliothèque Positiviste du xixe siècle. On peut voir encore dans la
Maison d’Auguste Comte à Paris rue Monsieur-le-Prince le portrait
de Joseph de Maistre, reconnaissance de la dette intellectuelle qu’avait
envers lui le fondateur du positivisme. Ce portrait est suspendu en
face du portrait de Condorcet.
En déployant les faits logiquement pour développer un argument
moral et historique sur la nature politique de l’Europe chrétienne, Du
pape illustre le raisonnement de Comte sur la relation entre les faits
et la vérité. Le pape des positivistes soutient que les faits deviennent
significatifs quand ils sont liés ensemble par la raison pour former des
lois générales1, et que l’explication positiviste forme la connexion entre
un phénomène particulier et les faits généraux2. Aussi, en insistant sur
le fait que les connaissances scientifiques sont fondées seulement sur
les faits empiriques parce que seuls ceux-ci sont indiscutables, Comte
suppose, comme Maistre, que les faits sont intrinsèquement « justes »
dans le triple sens de vrais, fidèles au bon sens3 et moralement neutres.
L’historicisation est aussi essentielle à l’approche des deux penseurs à
la connaissance : l’« universelle suprématie du point de vue historique
constitue à la fois le principe essentiel du positivisme et son résultat
général4 ». Rien ne peut être compris philosophiquement à moins qu’il
ne soit compris historiquement et de manière factuelle. La contradiction
qui en résulte – qu’une notion métaphysique du fait soit la pierre de
touche d’une épistémologie censée affranchie de la métaphysique – semble
avoir échappé à Comte.
En se répétant à travers le temps, et en étant à la fois vrai et neutre, la
conception française du fait au xixe siècle est aussi « médiocre » au sens
de Maistre, et « normal » au sens de Durkheim. Quand Maistre défend
la monarchie comme le gouvernement le plus « moyen » – le meilleur
et le plus convenable à l’humanité – il donne la première version de ce
qui deviendra le concept français de normalité politiquement anodine

coll. « Archives positivistes », 1973-1990 (8 vol.), t. I, p. 138.


1 Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 43.
2 Karl Löwith, Meaning in History, Chicago, University of Chicago Press, 1949, p. 67 et 70.
3 Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 5, 41.
4 Comte, Système de politique positive, t. III, p. 1.
274 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

et moralement moyenne – une notion que même les idéologues laïques


adopteront. Pour Quetelet comme pour Durkheim, le normal, autre
nom pour ce qui est « bon et juste », est nécessairement chargé d’un
point de vue moral. C’est ce qui distingue la « normalité » française
et principalement durkheimienne de la postulation galtonienne rivale
du normal comme « sceau de l’objectivité », « pont neutre entre “est”
et “devrait être”1 ». La charge morale du fait présuppose à son tour la
capacité de contrôle social, et sa propension à être socialement contrôlé
– une autre facette distinctive de l’idée française de normalité. C’est
pourquoi Maistre recommande que les institutions sociales examinent
la science au nom du sens commun, tandis que Comte propose que le
sens commun devienne le tribunal populaire des chercheurs2.

LE FAIT SOCIAL DEVIENT APODICTIQUE

Les premiers sociologues et les préfets de Napoléon n’étaient pas les


seuls à postuler le fait comme évident et moralement neutre. Là où le
fait social du xviiie siècle était principalement une arme apologétique
contre l’imagination des libres-penseurs, celui du xixe siècle constitue
l’unité philosophique du réel. Il a un caractère mystérieux, comme
Guizot le suggère quand il écrit que l’histoire se renferme dans les faits
matériels, moraux, individuels et généraux, souvent « cachés3 ». Il a aussi
un caractère théologique. Lamennais, le confident de Comte dans les
années 18204, croit que les faits sont non seulement vrais par définition,
mais divins par essence. Son Essai d’un système de philosophie catholique
(1830-1831) proclame que le fait est épistémologiquement obscur, mais
qu’il ne devrait pas être rationnellement expliqué, puisque cette défini-
tion donnerait lieu seulement à une « mer de doutes » comme la raison
elle-même. Les dogmes inexplicables de la foi sont en réalité des faits

1 Hacking, The Taming of Chance, p. x.


2 Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 48.
3 Histoire de la civilisation en Europe suivie de Philosophie politique : de la souveraineté,
Pierre Rosanvallon (éd.), Paris, Hachette, 1985, p. 58-59.
4 Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 408.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 275

ou des données absolument vraies et « [certaines] par le témoignage ou


la tradition », ce qui découle de la nature de la religion :
La religion n’étant point une invention de l’homme, mais ayant été révélée
de Dieu, est dans la stricte rigueur du mot, un fait ; et voilà pourquoi elle se
transmet et se conserve par voie de témoignage, ou par la tradition ; et même
l’existence de la tradition prouve invinciblement que la religion est révélée ;
car il n’y a qu’une religion révélée, ou si l’on peut parler ainsi, une religion de
fait, et non de raisonnement qui puisse être un objet propre de témoignage1.

L’argument fait écho à l’affirmation de Maistre que ce qui est incomplè-


tement connaissable est socialement et politiquement inscrit.
Par ailleurs, le fait est historiquement régénérateur, c’est le signe sacré
d’un processus historique tendant irrésistiblement vers la divinité « nor-
male ». Sous cet aspect, il donne de l’espoir dans une période qui se voit
en crise, mais qui ambitionne d’en finir avec la souffrance une fois pour
toutes. La conviction sous-jacente est que, si nous nous perfectionnons
moralement en apprenant assez – un processus qui ne présente aucune
difficulté, puisque les faits eux-mêmes sont moraux – si la collection de
faits sur la nature humaine nous aide à remplacer la violence historique
par la normalité sociale, alors nous pourrons peut-être arrêter l’histoire
et nous en libérer.
Telle est la vision au cœur du positivisme comtien, envisagé non
seulement comme un système intellectuel, mais aussi comme un mode
de vie, une religion montrant le chemin vers l’utopie extra-historique. Le
contenu de la Religion de l’Humanité elle-même reflète à quel point les
faits sont centraux dans la tentative comtienne de transcender l’histoire.
Avec neuf sacrements2, plusieurs longues et quotidiennes prières3,
quatre-vingt-et-une fêtes annuelles vouées à l’adoration universelle de
l’Humanité4, et, pour les prêtres, vingt-et-un ans de préparation studieuse
comprenant « un noviciat encyclopédique5 », la Religion de l’Humanité
était un culte complexe prescrivant la maîtrise modérée de toutes les
connaissances générales disponibles à l’homme. Elle fabriquait à satiété
1 Document inédit des archives privées de Lamennais, cité par Le Guillou, L’évolution de
la pensée religieuse de Félicité de Lamennais, Paris, Armand Colin, 1966, p. 94.
2 Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 129.
3 Ibid., p. 116.
4 Ibid., p. 159.
5 Ibid., p. 261, 267.
276 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

des faits « divins » et assurait leur assimilation et exécution en masse


sur la durée de la vie des hommes pour aider à achever la Révolution et
pousser la société hors de l’histoire. Elle garantissait aussi l’harmonie
de la société positiviste selon sa devise : « l’Amour pour principe ; l’Ordre
pour base ; et le Progrès pour but1 ».

LA PROPHÉTIE DU PASSÉ

En 1814, Maistre est un prophète reconnu. Le retour du roi sur son


trône a prouvé non seulement que les Considérations sur la France (1797)
avaient prédit la Restauration, mais qu’elles l’avaient fait jusque dans
les détails. Jules-Amédée Barbey d’Aurevilly (1808-1889), l’homme qui
disait qu’il avait eu deux maîtres, Lord Byron (1788-1824) et Maistre,
renforcera la renommée divinatoire de Maistre des décennies plus
tard dans Les prophètes du passé (1851), où il traite de Maistre, Bonald,
Chateaubriand et Lamennais, Maistre étant en vedette, de même qu’il
sera encore le sujet de cinq autres essais du même auteur2. « Grand
esprit », notait Barbey en le lisant, « énorme portée philosophique,
imagination de flamme avec une acuteness qui n’ont pas toujours ces
esprits flambants3 ». Maistre a inspiré la philosophie de l’histoire, la
métaphysique, l’éthique et l’esthétique de Barbey, qui notait l’« avidité
frissonnante », la « jouissance inexprimable », les « frémissements de
plaisir » qu’il éprouvait en lisant Maistre, l’homme qui le replongeait
dans « cette métaphysique toute-puissante, dans cette philosophie, [son]

1 Ibid., t. II, p. 352.


2 Lors de la publication des Mémoires de Mallet du Pan, Barbey les compara aux Lettres et
opuscules inédits de Maistre et aux Mémoires de Mirabeau dans Le pays du 13 mars 1853.
Plus tard, il publia des articles admiratifs sur la correspondance diplomatique de Maistre
éditée par Albert Blanc dans Le pays du 8 septembre 1858 et du 12 décembre 1860.
Finalement, il écrit un compte rendu des Quatre chapitres inédits sur la Russie de Maistre
dans Le pays du 28 juin 1859 ainsi qu’un commentaire très favorable des Œuvres inédites
de Maistre dans Le constitutionnel du 4 juillet 1870. Voir Glaudes, « Barbey d’Aurevilly
antimoderne : l’héritage maistrien », dans Esthétique de Barbey d’Aurevilly, Paris, Garnier,
coll. « Études romantiques et dix-neuviémistes », 2009, p. 20n.
3 Barbey, Deuxième mémorandum (19 septembre 1838), Œuvres romanesques complètes, Jacques
Petit (éd.), Paris, Gallimard, 1964-1966 (2 vol.), t. II, p. 968.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 277

plus spontané amour1 » ; et dont il adoptait la rhétorique de causeur


dans sa propre prose.
« Maistre brille d’abord, aux yeux de son cadet, par ses talents
d’historien2 ». Les prophètes du passé souligne ce que Barbey admirait le
plus en Maistre : sa sensibilité historique. Dans l’imagination aurevil-
lienne, Maistre est le représentant le plus éminent de ces « hommes du
passé » qui seuls peuvent comprendre l’avenir.
Toutefois l’admiration de Barbey n’allait pas sans provocation, un
signe de plus du plaisir qu’il prenait à contredire les modes de son
temps dans tous les domaines possibles. On le comprend quand on le
compare à un autre descendant de Maistre qui était son anthithèse sous
ce point de vue, un homme dont le talent était de lancer et de suivre
les modes : Lamennais. Dans « De l’avenir », un de ses premiers textes
qui a peut-être inspiré le nom de son journal de 1830-1831, Lamennais
se lamentait que ses contemporains ne se souciassent aucunement de
l’avenir. Il utilisait un style religieux pour introduire le thème profon-
dément anti-spirituel de l’oubli du présent :
Dans ce siècle d’indifférence et d’égoïsme on n’aime point à entendre parler de
l’avenir : il inquiète les âmes amollies, on le redoute vaguement ; on voudroit
le traiter comme la révolution et négocier avec lui : mais l’avenir ne négocie
point ; car il n’est autre chose que l’inflexible volonté de Dieu, qui punit et
récompense ici-bas les peuples. […] La foi seule ne crie point de sortir du
présent, car le présent n’est pas sa demeure. Mais quand on a renfermé dans
cette vie rapide tout ce qu’on croit, tout ce qu’on désire, tout ce qu’on espère,
alors on s’irrite contre tout ce qui menace ce frêle édifice du temps, et contre
le temps même. On n’ose regarder devant soi ; on s’attache avec fureur au
moment qui passe, comme pour essayer de le retenir : on lui sacrificie tout,
parce que ce moment est tout pour les hommes du présent3.

Tonnant en 1823, la voix de Lamennais portera loin et longtemps.


Comme voudrait le montrer ce livre, les penseurs sociaux et politiques
français se sont préoccupés beaucoup de l’avenir jusqu’en 1848. Mais
non Barbey, qui déplorait toujours l’obsession du progrès de son siècle,
et surtout l’illusion de ses contemporains que la science peut améliorer

1 Ibid., p. 970.
2 Glaudes, « Barbey d’Aurevilly antimoderne », p. 25.
3 Lamennais, « De l’avenir », OC, Louis Le Guillou. (éd.), Genève, Slatkine, 1980-1981 (21
vol.), t. VIII, p. 284-285.
278 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

la société1. Pour lui, le désespoir des temps n’était qu’un autre symp-
tôme du mal du siècle. « Ouvrez la littérature des autres époques de
notre histoire : vous n’y trouverez pas cette inquiétude des jours qui ne
sont pas encore ; ce besoin de se jeter en avant parce qu’on est mal à sa
place2 ». Barbey critiquait « la mélancolie impertinente » que montrait
Ballanche en appelant Maistre un « prophète du passé », et il reprenait
l’expression pour lui prêter un sens plus heureux. Loin de s’embourber
dans les temps passés, Maistre et les autres auteurs traditionalistes
étaient les seuls penseurs de leur siècle capables de discerner l’avenir –
précisément parce qu’ils étaient à ce point enracinés dans le passé. Les
prophètes du passé inventorie les prédictions historiques impressionnantes
faites par les quatre auteurs dont il traite, surtout Bonald, qui savait
mieux que personne « ce que renfermaient et gardaient à l’avenir les
faits et les opinions de son époque3 ».
Selon Barbey, les grandes capacités prophétiques de ses auteurs
tiennent à leur loyauté envers leurs principes traditionnels vis-à-vis de
l’expérience historique. Maistre est le plus grand d’entre eux non parce
qu’il a prédit l’avenir mieux qu’eux, mais parce qu’il a été le réceptacle
le plus pur de la sagesse traditionnelle. Barbey l’appelle « le Génie de
l’Aperçu », un homme capable de faire « des trouées éphémères dans
l’épaisseur de nos lacunes, une saisie étonnée, fragile et discontinue de
ce qui fondamentalement nous échappe4 ». Il attribue ce don à la foi
de Maistre, qui « respire trop les a priori sublimes, pour contester par
hypothèse et examiner philosophiquement cette grande et unique vérité
de tradition qui est devenue la vérité catholique5 ».
Comme nous l’avons vu dans la première partie, Maistre conteste
les hypothèses, et examine les faits historiques en philosophe, beaucoup
plus que ne le suggère cette affirmation ; tandis que la raison qu’il
emploie est a posteriori. L’argument de Barbey, cependant, est que la foi
imprègne la méthode historique de Maistre, une « fière méthode abré-
gée » ce qui apparaît avec plus d’évidence dans les premières pages de
Du pape. Là, Maistre « pose souverainement l’infaillibilité théologique,

1 Barbey d’Aurevilly, Les prophètes du passé, Paris, Louis Hervé, 1851, p. 13.
2 Ibid., p. 11.
3 Ibid., p. 82.
4 Glaudes, « Barbey d’Aurevilly antimoderne », p. 16.
5 Barbey d’Aurevilly, Les prophètes du passé, p. 18.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 279

et il en déduit aussitôt l’infaillibilité politique par l’expérience et par


l’histoire, laissant pour toute ressource à ceux qui sont piqués de la
tarentule de la discussion de s’ouvrir la tête sur les faits, si bon leur
semble1 ». Inversement, Maistre et les « prophètes » qui lui ressemblent
peuvent discerner immédiatement quels faits historiques sont « vrais »,
dans le sens de durables et conformes à l’intention de la providence.
Il n’y aura qu’un pas de cette affirmation à celle de Lamennais selon
laquelle les faits eux-mêmes sont divins, et à l’argument de Durkheim
que la religion est le plus grand d’entre eux.
Paradoxalement, les véritables prophètes n’ont ni le besoin ni le désir
de connaître l’avenir. Ni Maistre ni Bonald ont aspiré à « lever le voile
à cette Vierge du Temps que Dieu s’est réservée2 ». On prédit d’autant
mieux qu’on ne prédit pas trop : et Barbey aurait condamné les adeptes
infidèles du progrès qui cherchaient dans les ouvrages de Maistre une
méthode pour devenir à leur tour des vrais prophètes.

LE FAIT RELIGIEUX CONCLUT L’HISTOIRE

La religion d’Auguste Comte est morte peu après lui, mais sa vision
religieuse a laissé des traces dans la sociologie de Durkheim, la science
officielle de la Troisième République. Tout comme les faits positivistes,
les nouvelles connaissances sociologiques devaient former des citoyens
responsables et engagés. C’est pourquoi à la Sorbonne Durkheim a
rendu ses conférences de sociologie obligatoires pour tous les étudiants,
quelles qu’aient été les études qu’ils poursuivaient. Il espérait ainsi que
l’étude des faits sociaux remplirait le vide moral et doctrinal laissé par
le dogme, relevant à sa manière les fonctions de la théologie et aidant
à stabiliser le régime politique qui à ses yeux avait finalement apporté
la justice et la tranquillité. De là l’essor des sciences humaines pendant
la Troisième République : en transmettant aux masses la connaissance
systématique des faits, elles ont fourni à l’État son principal instrument
de mainmise sur la conscience des Français.
1 Ibid., p. 21n.
2 Ibid., p. 8.
280 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Collection dogmatique de croyances, la sociologie de Durkheim


l’agnostique s’inscrit par une pensée historique teintée de religion
qui n’a jamais été décrite. Durkheim est le dernier héritier d’une
tradition sociologique française, qui provient de Rousseau et qui a été
réinventée par Maistre, dont les spéculations culminent toujours dans
la religion. Symboliquement, c’est sur le chapitre de la religion civile
que s’achève Du contrat social ; Maistre, Bonald, Saint-Simon, Comte
et Durkheim lui-même écrivent tous leur dernier ouvrage principal
sur la religion1 ; tandis que les saint-simoniens, qui commencent par
le matérialisme, se tournent vers la religion en 1829 – au moment
de leur apogée – sous l’influence de Ballanche, l’un des premiers
théoriciens sociaux et un héritier de Maistre, qui est profondément
préoccupé par le sacré. Ces penseurs, très divers, sont en désaccord
sur plusieurs points, y compris le caractère de la religion elle-même ;
mais tous s’accordent à considérer qu’elle est le fait social suprême, et
qu’elle peut conclure l’histoire.
Les contemporains parfois évitent, comprennent mal ou cherchent à
atténuer les ambitions religieuses de la première sociologie. Émile Littré
(1801-1881), le disciple de Comte, pratique la Religion de l’Humanité
dès le début2 ; mais il regrette la décision de Comte d’accentuer les
côtés affectifs et religieux du positivisme3, craignant que ses rites soient
allés trop loin4. De même, John Stuart Mill (1806-1873) embrasse la
Religion de l’Humanité5 ; mais il ne peut interpréter les ambitions
régulatrices du Système de politique positive que comme la preuve affli-
geante de la « décadence mélancolique » d’une « grande intelligence6 ».
Au moment du schisme des saint-simoniens, certains des disciples
d’Enfantin attaquent ses penchants religieux. Jules Lechevalier en appelle
au « sens commun » plutôt qu’à une parodie de l’Église chrétienne,
tandis que Jean Reynaud proclame que Saint-Simon est plus un homme

1 Les deux derniers ouvrages de Maistre sont Les soirées de Saint-Pétersbourg et l’Éclaircissement
sur les sacrifices ; le dernier livre de Saint-Simon est Le nouveau christianisme (1825) et celui
de Comte est le Système de politique positive ; tandis que Durkheim a conclu sa carrière avec
Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912).
2 Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 34.
3 Ibid., p. 39.
4 Ibid., t. II, p. 107-108.
5 Ibid.
6 John Stuart Mill, Auguste Comte and Positivism, Cirencester, Echo Library, 2005, p. 88.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 281

de politique que de religion1. Le saint-simonisme a pris fin en partie


sur la question de savoir si Saint-Simon avait vraiment voulu établir un
culte. Reynaud, par exemple, attribuait le développement « odieux » et
« ridicule » d’une papauté saint-simonienne à l’« invasion exagérée » des
dirigeants de son groupe par la pensée maistrienne et mennaisienne2.
Mais quoi qu’ils aient eu besoin de l’insistance d’Eugène3 et d’Olinde
Rodrigues (1795-1851) pour se tourner vers la théologie4, les dirigeants
saint-simoniens ont été plus fidèles que leurs dissidents laïques à l’esprit
de la philosophie de Saint-Simon dans la forme finale qu’elle a adoptée
dans Le nouveau christianisme (1825).
Cela devient plus clair en considérant la relation entre la religion
et la tradition sociologique rousseauiste. Dans sa fable du deuxième
Discours, Rousseau voyait la sacralité dans une société qu’il dépeignait
comme une « personne morale », un sujet nouveau de culpabilité, un être
divin qui acceptait les sacrifices. Désacralisant la fable et divinisant le
fait, Maistre a rompu avec la société absolue de Rousseau, lui opposant
des faits-sociétés ou des faits-institutions particuliers qui, de par leur
nature concrète, pouvaient servir de cataclysme à l’histoire en hâtant le
retour de l’univers à Dieu. Maistre lui-même a cru que les connaissances
chrétiennes seules pouvaient faire progresser l’histoire, et suivant cet
esprit, Saint-Simon a entrepris de perfectionner le christianisme dans
ses dernières années. Comte, pour sa part, est parti à la recherche d’une
religion plus digne de l’Utopie à la fin des temps ; mais la relation entre
société et religion qu’il postulait était la même que celle qu’avaient conçue
ses deux mentors. Le fondateur du positivisme croyait que la religion
exerce un empire efficace sur les passions ; qu’elle possède une capacité
inégalée de stimuler les sympathies sociales et d’éduquer les gens dans
les chemins de l’amour5 ; et qu’elle est capable, en conséquence, de finir
l’histoire-violence. Dans cette variété finalement dominante de la pen-
sée sociologique française du xixe siècle, la société est une organisation

1 Jean Reynaud, « De la société saint-simonienne et des causes qui ont amené sa dissolution »,
dans Bazard et Enfantin, Aux chefs des Églises des départements. Religion saint-simonienne,
Paris, Publications saint-simoniennes, 1830-1836, p. 39-41, 139.
2 Ibid., p. 25.
3 Les dates précises de sa naissance et de sa mort ne sont pas connues.
4 Sur le rôle de Ballanche dans cette conversion, voir George, Pierre-Simon Ballanche, Precursor
of Romanticism, Syracuse, Syracuse University Press, 1945, p. 125.
5 Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 347.
282 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

fondamentalement contraignante qui ne peut commencer, durer ou être


perfectionnée sans la religion, ou sans un équivalent capable d’extraire
et de répliquer ses fonctions.
On suppose souvent que la sociologie de Durkheim est anhisto-
rique1. C’est vrai dans la mesure où elle a supprimé la Loi des trois
États. Toutefois la sociologie et le fait social de Durkheim dérivent
implicitement d’une philosophie de l’histoire qui se distingue de celle
de Comte sur un seul point principal : le positivisme avait été conçu
pour établir l’état social plus parfait, mais Durkheim croyait que la
société française avait déjà atteint sa forme la plus achevée – quoique
toujours susceptible d’histoire – sous la Troisième République.
Sa société semble donc synchronique non parce qu’elle a quitté le
temps historique, mais parce que la sociologie, pour fonctionner
de manière optimale, doit effacer l’histoire autant que possible. On
doit cesser de rêver d’âges utopiques paisibles. À quoi bon attendre
impatiemment des jours meilleurs, quand le gouvernement idéal
est ici et maintenant ?
Plutôt que d’imaginer des avenirs, Durkheim tâchait de renforcer la
société existante en recueillant les faits sociaux, en les organisant, et en
reconnaissant le statut religieux et dogmatique des descriptions résul-
tantes. Les répétitions régulières, les schémas invariables qui auparavant
avaient trahi la main de la providence signifiaient maintenant les valeurs
morales et contraignantes. Ce qui était statistiquement récurrent était
aussi socialement nécessaire – y compris le crime, le suicide, la mala-
die, et tous ces malheurs sociaux qui, avec une consistance théorique
inexorable, Durkheim appelait normaux.
On n’a pas besoin d’une oreille fine pour entendre les échos du
décompte, dans les Considérations, des morts violentes à travers les siècles,
ou l’impromptu du Comte, dans Les soirées, sur la régularité historique
de la guerre.

1 Robert N. Bellah, « Durkheim and History », American Sociological Review, 24, 4, 1959,
p. 447-461.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 283

MAISTRE ET LAMENNAIS

Les « faits historiques » de Du pape ont eu une longue postérité au


xixe siècle. Réédité pas moins de dix-sept fois avant 1900, le livre a
été ce qu’on appelle un best-seller1. Il eut, cependant, peu de lecteurs
à sa publication en 1819, l’attention du public étant plus accaparée par
l’assassinat du duc de Berry. Cinq années plus tôt, l’Essai sur le prin-
cipe générateur des constitutions politiques que Maistre avait écrit à Saint-
Pétersbourg, avait été reçu comme une dénonciation des constitutions
écrites : Bonald l’avait publié à l’insu de son auteur pour protester
contre la Charte octroyée par Louis XVIII2. La publication de De
l’Église gallicane (1818), avec ses attaques contre le Concordat de 1817,
l’enfant gallican de la Restauration, n’allait pas non plus aider Maistre
à gagner des sympathies françaises. Un opuscule de Pierre-Élie Senli,
un « prêtre étranger » partisan des gallicans, suggère les fortes passions
religieuses que Du pape et De l’Église gallicane ont réveillées en France.
Dans ce petit livre intitulé Purgatoire de feu M. le comte Joseph de Maistre,
pour l’expiation de certaines fautes morales qu’il a commises dans ses derniers
écrits (1823), Senli se déclare rempli d’« horreur » par « les productions
captieuses et originales » de Maistre dans Du pape et De l’Église gallicane
– mais surtout dans le dernier livre, qu’il décrit comme un « torrent
d’injures et de calomnies atroces qui allaient fondre sur la portion
la plus choisie du troupeau du divin pasteur3 ». Avec une conviction
semblable, Guillaume-André-René, abbé Baston (1741-1825) a consacré
pas moins de deux volumes d’érudition – ses derniers – à l’assaut de
l’ultramontanisme maistrien. Sa Réclamation pour l’Église de France et
pour la vérité contre l’ouvrage de M. le comte de Maistre intitulé Du pape et
sa suite De l’Église gallicane (1821-1824) a secondé la décision du gou-

1 Sur la réception et l’influence de Du pape, voir Camille Latreille, Joseph de Maistre et la


papauté, Paris, Hachette, 1906, p. 239-354 et Triomphe, Joseph de Maistre, p. 333-339.
2 Même en 1817, trois ans après la publication de l’Essai, Maistre ne savait rien sur cette
publication ou ses circonstances, et il écrivit à Bonald lui suppliant de l’informer à ces
sujets. Voir OC, t. XIV, p. 115.
3 Senli, Purgatoire de feu M. le comte Joseph de Maistre, ancien ministre de S.M. le Roi de Sardaigne,
membre de l’Académie royale des sciences de Turin, etc. ; pour l’expiation de certaines fautes morales
qu’il a commises dans ses derniers écrits, Paris, Haut-Cœur et Gayet, 1823, p. v.
284 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

vernement d’interdire à toutes les revues collaborant avec lui de publier


des comptes rendus de Du pape1. Toutefois, les craintes des gallicans
n’étaient pas sans fondement. Impossible d’étouffer, Du pape a fondé
l’ultramontanisme politique, marquant de plus en plus la politique de
la Restauration à mesure que l’historiographie religieuse, divisée entre
gallicans et ultramontains, déchirait les ultras de l’intérieur.
Dans cette atmosphère polarisée, Félicité de Lamennais (1782-1854)
adopte Du pape pour son credo personnel. Le jeune Breton possède un
talent pour le scandale ; il est irrésistiblement attiré par ce livre enflammé
qui exprime ses propres valeurs avec maîtrise. Dans Le défenseur – le
journal ultramontain qui réunit les « irréductibles » du Conservateur –
Lamennais ne consacre pas moins de quatre articles à Du pape2, faisant
son éloge sans réserve :
On est étonné de la multitude d’aperçus neufs, ingénieux, profonds, que ren-
ferme [l’]ouvrage [de Maistre]. Sans négliger les preuves ordinaires d’autorité
et de tradition, preuves décisives dans l’Église, où l’autorité ne défaillit jamais,
il établit invinciblement, par des preuves d’une nature différente, les droits du
souverain pontife ; également pressant, également fort, lorsqu’il fait entendre
la sainte voix de l’antiquité et la voix de la raison, qui s’accordent, comme il
devoit être, pour prononcer le même jugement3.

Cette ferveur vaut à Lamennais la gratitude de Maistre, qui lui écrit :


Il ne me reste qu’à m’acquitter à votre égard d’un devoir bien précieux pour
moi : celui de vous remercier des beaux et intéressants articles que vous avez
bien voulu me consacrer dans le Défenseur. J’en ai lu trois, et je ne sais si j’ai
lu le dernier. Je souhaiterais, mais bien en vain, qu’ils fussent aussi dignes
de moi qu’ils sont dignes de vous4.

Du pape devient une source majeure de la polémique et de la philosophie


socio-historique de Lamennais, qui s’intéresse vivement aux « preuves
d’une nature différente » – c’est-à-dire, aux preuves historiques – pro-
posées par le livre. Il est fasciné par l’habitude de Maistre de citer des
textes historiques disparates, les laissant parler pour eux-mêmes sans

1 Latreille, Joseph de Maistre et la papauté, p. 257-258.


2 Le défenseur : journal religieux, politique et littéraire, Paris, Nicolle, 1820-1821 (6 vol.), t. II,
p. 1-13, 241-256, 337-352, 433-441.
3 Lamennais, « Sur un ouvrage intitulé Du pape », Le défenseur (juillet 1820), p. 3.
4 OC, t. XIV, p. 237.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 285

commentaire, postulant que leur simple juxtaposition illumine suffi-


samment le bon sens. A l’époque, Lamennais se préoccupe beaucoup
de trouver une manière catholique de réconcilier les faits des diverses
religions du monde. Ayant connu sa propre renaissance orientale en
1807, il a accumulé beaucoup de notes sur l’Avesta, sur les Recherches
asiatiques et sur les Lois de Manu, cherchant incessamment pendant
plus d’une décennie un moyen catholique de réconcilier leurs dispa-
rités1. La solution qu’il propose dans l’Essai sur l’indifférence en matière
de religion (1817-1823) est que la vérité universelle du christianisme
– le bon sens – se trouve fragmentée parmi toutes les cultures et
disponible à toute l’humanité. L’Essai jouit de beaucoup de succès ;
toutefois Lamennais continue de penser que ses prémisses ont besoin
de preuves. En 1823, l’année de la publication du dernier volume, il
demande encore à Ferdinand von Eckstein (1790-1861) de lui fournir
des documents orientaux « sur la dégradation originelle de l’homme
et sur l’attente d’un réparateur2 ».
Dans les années 1820, Lamennais continue de penser que les collections
de faits constituent d’elles-mêmes des arguments. Dans Le défenseur, par
exemple, il traite Du pape comme une source de faits auto-explicatifs et
conformes au bon sens, plutôt que comme un objet d’interprétation. Des
quatre articles qu’il écrit sur le livre, trois sont moins des sommaires ou
des évaluations du livre, que des présentations de sa propre évidence pour
faire les arguments de Du pape avec les méthodes de Du pape. Le second
article fournit une description mennaisienne du Concile de Constance
et de la Déclaration de 1682 ; le troisième légitime la souveraineté
papale avec le raisonnement de Du pape ; le quatrième répète, avec des
faits nouveaux, l’argument de Maistre que les papes sont devenus des
princes séculiers de facto pendant l’âge des ténèbres. Préfigurant son
socialisme, Lamennais s’attarde sur le rôle que la papauté a joué en
tant que protecteur des faibles. Il nie cependant que les papes puissent
recouvrer l’influence sur les choses temporelles dont ils jouissaient pen-
dant le Moyen Âge ; et il justifie cette opinion en s’appuyant sur l’idée
maistrienne de l’impiété foncière de la modernité :

1 Schwab, La renaissance orientale, p. 254.


2 Lamennais dans le catalogue de Charavay, inédit, cité par Nicolas Burtin, Un semeur d’idées
au temps de la restauration, le baron d’Eckstein, Paris, E. de Boccard, 1931, p. 81.
286 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Les modernes, pour prévenir l’abus de l’autorité, ont imaginé, au lieu d’une
supériorité d’un ordre spirituel, des rivalités de pouvoir ; c’est-à-dire, qu’ils
ont établi un combat permanent au sein de l’état. Autrefois il y avoit un juge,
et un juge nécessairement désintéressé ; aujourd’hui il n’y a que des parties,
avec la force pour arbitre1.

Mais, Lamennais ajoute avec espoir, « Le temps […] jugera ce qui est,
comme il a jugé ce qui fut2 ». À ce moment de sa carrière, il espère encore,
comme Maistre, que les normes politiques modernes introduites par la
Révolution seront inversées de quelque manière, puisque la modernité
est l’ennemie du sens commun, et le sens commun représente non
seulement ce qui est généralement cru et socialement utile, mais aussi
ce qui est producteur de faits et accélère l’arrivée de la fin des temps.
Le sens commun est si important pour Lamennais que sa trajectoire
politique et spirituelle peut être interprétée d’après l’évolution de
cette notion dans sa pensée. Intellectuellement parlant, il y a peu de
différence entre son texte ultra, De la religion considérée dans ses rapports
avec l’ordre politique et civil (1825-1826), et son texte socialiste le plus
célèbre, les Paroles d’un croyant (1834). La différence gît dans l’étendue
du raisonnement. De la religion accuse l’ordre civil et politique établi
d’avoir obscurci la vox populi qui est la vox Dei ; les Paroles conclut que
cet ordre doit être aboli et la voie ouverte au populus. Si Lamennais
abandonne le christianisme, donc, c’est en partie parce qu’il suit la
doctrine contre-révolutionnaire du sens commun jusqu’à ses limites
logiques. Maistre lui-même entrevoit l’apostasie de Lamennais plus
d’une décennie avant que Lamennais ne commence à être en délica-
tesse avec l’Église. Dans une de ses dernières lettres, il avertit le jeune
prêtre : « Ne laissez pas dissiper votre talent », car la doctrine de la « raison
universelle » pose « quelques véritables difficultés3 ».
L’intérêt que Lamennais porte à la pensée maistrienne commence
dans les années 1810. Il s’étend au-delà de la publication de Du pape et
de la conversion de Lamennais au socialisme, entraînant la genèse de sa
philosophie de l’histoire. Au moins six de ses livres imitent ou rappellent
ceux de Maistre, au point que quelques-uns peuvent être lus comme
1 Lamennais, « Sur un ouvrage intitulé Du pape, par l’auteur des Considérations sur la France »,
dans Le défenseur (septembre 1820), p. 436.
2 Ibid., p. 437.
3 OC, t. XIV, p. 236.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 287

des versions réécrites de projets maistriens – tout comme les comptes


rendus que Lamennais a fait de Du pape dans Le défenseur, où l’argument
du livre de Maistre est présenté en utilisant des faits nouveaux. Maistre
lui-même écrivait flatté à la duchesse des Cars que l’Essai sur l’indifférence
de Lamennais, dont la maturité intellectuelle le surprenait agréablement
chez un auteur si jeune1, empruntait amplement à son propre travail :
que cette caste [le clergé] nous fasse présent de beaucoup de livres semblables
à celui de M. l’Abbé de Lamennais, nous n’en serons pas jaloux. Il n’en tien-
drait qu’à moi, après l’avoir lu avec transport, d’en tirer un peu de vanité,
car il y a dans l’ouvrage plus d’une preuve que l’auteur m’a fait l’honneur de
me lire très attentivement2.

Maistre veut dire que l’Essai utilise le cadre d’interprétation de ses


propres Lettres à un gentilhomme russe sur l’inquisition espagnole (1815),
l’élargit, et l’applique à la France contemporaine. Les Lettres avaient
soutenu que la « tolérance » n’est qu’« une indifférence absolue en fait
de religion » (Lettre V), que cet « indifférentisme parfait » (Lettre VI)
mène éventuellement à une violence incontrôlée et massive ainsi qu’à la
désintégration sociale, et que l’Inquisition espagnole est en conséquence
moins horrible que ne le prétendaient les philosophes. En parlant de
l’« indifférence de notre siècle en matière de religion, » la deuxième lettre
a probablement fourni à Lamennais le titre de son livre. Mais l’emprunt
était accompagné aussi d’une convergence naturelle : les Réflexions sur
l’état de l’Église en France pendant le XVIIIe siècle, et sur sa situation actuelle
(1809) que Lamennais écrit avec son frère Jean-Marie condamne déjà
l’indifférentisme religieux et revendique des thèmes traditionalistes
comme la liberté apportée par l’Église et le besoin d’autorité en religion3.
Cherchant moins à produire des idées originales, qu’à favoriser une
cause commune, le royalisme et le traditionalisme se prêtaient aussi
plus facilement que d’autres courants de pensée à faire circuler les idées
sans reconnaître leurs auteurs. Bergier l’avoue sans ambages : « nous
ne nous ferons aucun scrupule de copier les anciens et les modernes, les
Philosophes et les Théologiens, les orthodoxes et les mécréans : tout

1 Ibid., p. 225.
2 Ibid., p. 165.
3 Maistre, cependant, n’a découvert Lamennais qu’avec la parution de l’Essai. Voir Ibid.,
p. 224-225.
288 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

ce qui est vrai nous appartient de droit1 ». Reprenant une coutume de


l’Ancien Régime, les royalistes encourageaient la publication anonyme
pour ne pas être soupçonnés de vanité ; et si Maistre a signé toutes ses
publications sauf les premières, c’est en partie parce que son style rendait
l’anonymat impossible2. Quant à sa fille, Constance, elle laissa le seul
livre qu’elle publia sans signature3, et prit même la peine de réprimer son
style pour ne pas être reconnue comme son père. Les lettres de Maistre
démontrent aussi qu’il était ravi que Lamennais ait pris ses pensées. En
fait, il encourageait son jeune coreligionnaire à lui emprunter encore :
Au reste, Monsieur l’Abbé, si vous avez bien voulu vous charger de rendre
compte de mon ouvrage (ce que je tiendrai à grand honneur), vous aurez trouvé
sur votre chemin assez de matériaux pour fournir à un article suffisant sans
toucher directement à ce qu’on appelle Libertés de l’Église gallicane. J’ai semé
sur ma route une infinité de traits qui seraient tous devenus quelque chose
sous votre plume fécondante4.

Lamennais n’avait pas besoin de cette sorte d’encouragement. Même


les conservateurs se sont plaints de ses plagiats. Quand son édition de
l’Imitatio Christi est parue en 1824, un article anonyme par un catholique
a montré qu’il s’agissait en fait d’une reproduction mot pour mot de la
traduction que l’abbé Eugène de Genoude (1792-1849) avait publié deux
ans auparavant5 ; alors qu’une autre pièce par un théologien non nommé
notait tristement que même les « réflexions » que Lamennais avait insérées
après chaque chapitre étaient l’œuvre méconnue de l’abbé Augustin-Jean
Le Tourneur (1775-1844)6. Cependant de tels commentaires étaient rares :
les pillages intellectuels de Lamennais ont attiré des critiques dans le cas
de l’Imitatio parce que le livre était un classique, et parce qu’un débat
faisait rage à l’époque sur sa provenance7. Pour le reste, les traditionalistes

1 Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 101.


2 Daudet, Joseph de Maistre et Blacas, p. 23-24.
3 Constance de Maistre, Des différents états que les filles peuvent embrasser et principalement du
célibat… par une demoiselle de condition, Avignon, Seguin aîné, 1827.
4 OC, t. XIV, p. 226-227.
5 Examen critique d’une traduction nouvelle de l’Imitation de Jésus-Christ par M. de La Mennais
ou M. de La Mennais convaincu de plagiat, Paris, Dentu, 1824.
6 Sur deux traductions nouvelles de l’Imitation de J.C. et principalement sur celle de M. Genoude,
Lettre d’un docteur en théologie à M. l’abbé de Bonnev…. à Vienne, s.éd., s.d., p. 18.
7 Quelques écrivains, comme l’érudit et traducteur de l’Imitatio Jean-Bapiste-Modeste Gence
(1755-1840) et le journaliste et collectionneur Mathieu-Guillaume-Thérèse Villenave
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 289

étaient ravis de voir dans leur accord avec Lamennais une nouvelle preuve
de la justesse de leur cause. C’est ainsi qu’Eckstein, même après son amitié
orageuse et sa rupture violente avec Lamennais, et quoique le dernier des
trois livres de l’Essai sur l’indifférence ne soit que des résumés de sa propre
pensée, méthode et érudition, pouvait écrire fièrement que
Sur une foule de points, je me suis rencontré avec M. de la Mennais. Tous deux
nous avons été embrasés du même zèle pour la même noble cause ; lorsque
je ne tombe pas d’accord avec lui, il n’y a point de divergence de doctrine ni
de sentiment. Il n’y a que diversité dans l’application des doctrines, dans la
manière de chercher son point de direction, de s’orienter en un mot dans le
passé, dans le présent, dans l’avenir… Quand je contredis M. de la Mennais,
ou plutôt quand je le modifie, il ne faut donc pas m’attribuer une vaine fureur
polémique. Je désire seulement que les questions catholiques s’éclaircissent
et se coulent à fond sur tous les points1.

L’Essai de philosophie chrétienne de Lamennais mêle le semi-pélagianisme


à l’ontologie leibnizienne pour aboutir à une théodicée chrétienne de
nuance maistrienne. L’Esquisse d’une philosophie (1840)2 est une amplification
déiste de l’ouvrage antérieur, tandis que De la société première et de ses lois
(1848) évoque aussi l’univers des Soirées, en se concentrant sur le thème
traditionaliste de la révélation primitive. De la religion considérée dans ses
rapports politiques et civils, finalement, fait aussi écho à Du pape. Sa Table
des matières expose la logique provocatrice et implacable qui condamne
la monarchie des Bourbons pour son athéisme qui dissout la société :
Chapitre ii. Que la religion, en France, est entièrement hors de la société
politique et civile, et que par conséquent l’état est athée.
Chapitre iii. Que l’athéisme a passé de la société politique et civile dans la
société domestique.
Chapitre iv. Que la religion, en France, n’est aux yeux de la loi qu’une chose
qu’on administre. […]
Chapitre vi. Du souverain pontife
I. Point de Pape, point d’Église.
II. Point d’Église, point de christianisme.
III. Point de christianisme, point de religion, au moins pour tout peuple qui
fut chrétien, et par conséquent point de société.

(1762-1846), l’ont attribué à Jean de Gerson.


1 Eckstein, Le catholique, Paris, 1826-1829 (16 vol.), t. XIII, p. 29.
2 Pour une discussion de l’Esquisse et de sa reception, voir Reardon, Liberalism and Tradition,
p. 100-105.
290 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Le chapitre ii réitère les affirmations historiques de Du pape et De l’Église


gallicane. Il présente la Révolution française comme « une application
rigoureusement exacte des dernières conséquences du protestantisme,
qui, né des tristes discussions qu’excita le schisme d’Occident, enfanta
lui-même à son tour la philosophie du xviiie siècle ». Chacun dès lors
étant devenu « son maître, son roi, son Dieu », « tous les liens qui
unissent les hommes entre eux et avec leur auteur ont été brisés, » et
seule la religion athée demeure. Lamennais réaffirme aussi la théorie
maistrienne de la permanence de la Révolution, soutenant que les doc-
trines qui ont inspiré la Terreur « restèrent : elles n’ont pas un moment
cessé de régner ; leur autorité, loin de s’affoiblir, se légitime de jour en
jour1 ». Comme nous l’avons vu au troisième chapitre, la crainte que
la Révolution ait profané les rois européens, en les réduisant à n’être
que de simples hommes, hante secrètement Maistre et justifie son désir
d’établir la primauté voulue par Maistre du spirituel sur le temporel.
Mais Lamennais radicalise cette crainte. Déployant l’argument par la
perversité2 avec une violence rhétorique qui excède celle de Maistre, il
conclut que la France contemporaine n’est ni chrétienne ni monarchique3.
Lamennais élargit et retourne à la fois les arguments maistriens pour
construire les siens. Maistre lui avait écrit un jour : « L’Église seule restera
debout au milieu de ces vastes ruines. Sans doute, mais dites-moi donc, digne
et excellent homme, peut-il y avoir une Église sans société ? Je crois que non.
Donc la société sera refaite par l’Église4 ». Le point III du chapitre vi de De la
religion renverse cet argument pour soutenir que la France contemporaine,
dépourvue d’une Église publique, est dépourvue également de société.
Les provocations fatalistes de De la religion sont équilibrées par
l’argument de Du pape selon lequel les papes ont fait l’Europe, et par sa
suggestion qu’un jour ils referont le monde. Depuis l’établissement de
la chrétienté latine, les papes ont « [dirigé] sans interruption ce grand
mouvement spirituel5 », accomplissant la « grande régénération » qui a
conservé la société européenne6. Sans l’Église, « que seroit l’Europe, que
1 Lamennais, De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre politique et civil, 3e édition,
Paris, Bureau du mémorial catholique, 1826 (2 vol.), t. I, p. 48-49.
2 Sur la thèse de l’effet pervers, voir le chapitre ii d’Albert O. Hirschman, Deux siècles de
rhétorique réactionnaire, Pierre Andler (tr.), Paris, Fayard, 1991.
3 Lamennais, De la religion, t. II, p. 49.
4 OC, t. XIV, p. 229.
5 Lamennais, De la religion, t. II, p. 36.
6 Ibid., p. 38.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 291

seroit le monde1 ? » Que ce soit en France, à Rome ou à Constantinople,


dans les républiques, les monarchies ou les empires, les mêmes lois
s’appliquent à tous les chrétiens2, conformément à la maxime mais-
trienne que la vérité politique est mieux approchée dans l’ordre spirituel,
quelle que soit la forme du gouvernement, et parfois au détriment des
rois. Lamennais se rappelle même que Maistre fait du pape l’arbitre
des souverains dans les temps de crise, quoique sur ce sujet il préfère
la proposition de Leibniz d’un tribunal européen présidé par le pape et
établi à Rome pour juger les nations et les monarques au nom de Dieu,
et pour prévenir la guerre et la révolution3.
Au contraire de Maistre, cependant, Lamennais rejette l’histoire des
sociétés particulières. Le premier chapitre de De la religion annonce qu’« il
n’est pas [le] dessein [de l’auteur] de rechercher comment la Religion […]
modifia les institutions des peuples divers4 ». Au cours des décennies,
ce manque d’intérêt que Lamennais démontre pour la factualité se
mutera dans l’universalisme de De la société première et de ses lois (1848),
qui soutient que « la société embrasse l’universalité des êtres », et que
« [l]’Univers n’est donc qu’une grande société5 ». Dans ce sens, le retour
éventuel de Lamennais au sécularisme social peut être vu comme indi-
catif d’un regret intellectuel qu’aucun nombre de faits historiques ne
pourra jamais établir un christianisme suffisamment universel – ou au
moins suffisamment démocratique, dans le sens d’également perceptible
dans les diverses traditions et cultures du monde. Contrastant avec les
sphères d’existence différenciées, prêtes à l’histoire, la société universelle
et finale de Lamennais est abstraite. « Tout se lie et s’enchaîne tellement
dans les sociétés humaines comme dans l’univers, que l’on ne sauroit
traiter une question de quelque importance, sans en remuer un grand
nombre d’autres6 ». Un univers homogène, qui évolue imperceptiblement
et déploie une rationalité impeccable – un univers sans histoire – a
remplacé l’Église-pape de Du pape productrice de faits, et ses libres
nations périodiquement secouées par la catastrophe.

1 Ibid., p. 10.
2 Ibid. t. I, p. 6.
3 Ibid. t. II, p. 41.
4 Ibid., t. I, p. 17.
5 Lamennais, De la société première et de ses lois, dans OC, t. X, p. 2-3.
6 Ibid., p. 93.
292 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

LE TRADITIONALISME HISTORIQUE :
OZANAM, ECKSTEIN ET BONNETTY

La postérité de Lamennais, comme celle de Maistre, a connu ses


paradoxes. Quoiqu’il ait abandonné le catholicisme, et quoiqu’il ne
pensât ni comme un historien ni comme un philosophe de l’histoire, sa
quête des faits qui prouveraient les principes de l’Essai sur l’indifférence a
influencé un groupe de savants catholiques qui ont essayé de construire
l’avenir en reconstituant la révélation primitive.
Quand Frédéric Ozanam (1813-1853) avait dix-huit ans, l’époque
était à la dispute entre catholiques et saint-simoniens. Les catholiques
brandissaient l’histoire pour combattre la nouvelle morale saint-simo-
nienne : c’est ce que le jeune Ozanam fera dans ses Réflexions sur la
doctrine de Saint-Simon. Publié en 1831 quand son auteur était encore
adolescent, cet ouvrage soutient que le christianisme est supérieur au
saint-simonisme parce que ses doctrines sont historiquement vérifiables,
jusqu’aux temps les plus reculés.
Ozanam observe que la mythologie grecque et romaine « se simplifie
d’une manière merveilleuse à mesure qu’on remonte à des siècles plus
anciens1 », de sorte qu’« [à] travers le voile de l’allégorie, on peut signaler
les traces d’un enseignement sublime2 ». Cet enseignement se trouvait
en Égypte et en Iran, en Inde et en Chine ; parmi les Finnois, les Celtes,
les Scandinaves et les Slaves. Ce n’était pas un « fétichisme grossier »
mais un « monothéisme pur3 ». Le « fond de l’antique croyance » était
« altéré », non par le péché comme dans Les soirées, mais par la « diffé-
rence des temps, des lieux, des situations politiques4 ». Les Réflexions
attaquent les saint-simoniens pour avoir ignoré la factualité historique
du christianisme (et donc sa vérité intrinsèque) : « la religion du Christ
étant un fait historique, c’était dans l’ordre chronologique qu’il fallait
l’étudier5 ». Ozanam ne connaissait pas probablement la philosophie
saint-simonienne de l’histoire ; mais même s’il l’avait connue, il est
1 Ozanam, Réflexions sur la doctrine de Saint-Simon, s.éd., 1831, p. 322.
2 Ibid., p. 323.
3 Ibid., p. 329-330.
4 Ibid., p. 331.
5 Ibid., p. 361.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 293

peu probable qu’il eût été d’accord. Son contenu lui aurait semblé
fantastique et immoral. Elle aurait été pour lui la preuve éclatante de
son opinion que les grands schémas philosophiques ne peuvent pas
remplacer l’érudition ; car Dieu ne se révèle que par la connaissance,
et ce n’est qu’elle qui peut démontrer, comme le suggérait l’Essai sur
l’indifférence, que le christianisme possède un « sens commun » qui constitue
une « révélation constante » à travers les siècles.
Avec la possible exception de Du divorce (1848), les Réflexions est
l’ouvrage le plus polémique d’Ozanam. Après 1833, un saint-simonien
lui ayant demandé pourquoi il consacrait tant d’attention au passé quand
il y avait tellement de pauvres à secourir, il fonda la Conférence de la
charité, la future Société de Saint-Vincent de Paul. Bien qu’il continuât
d’écrire plusieurs volumes d’historiographie et qu’il devint professeur
d’histoire à la Sorbonne avant sa mort prématurée à l’âge de quarante ans,
Ozanam cherchera désormais à construire l’avenir chrétien par l’action,
non par l’écriture. La perte pour la philosophie de l’histoire savante
sera toutefois limitée : l’appel des Réflexions à une défense savante du
christianisme avait déjà reçu une réponse dans les travaux de Bonnetty
et d’Eckstein, que louait Ozanam1.

Surnommé « le baron Sanskrit » pour son indologie, le baron Ferdinand


von Eckstein (1790-1861), de nos jours presque oublié, a été le repré-
sentant le plus éminent de la renaissance orientale à Paris pendant les
années 1830 et 1840. Originaire d’une famille juive danoise récemment
convertie au protestantisme, il a été lui-même converti au catholicisme
par Friedrich Schlegel (1772-1829), qui lui a fait connaître la pensée
maistrienne, et qui lui a donné la mission de faire renaître l’orientalisme
en France2. L’impact de l’œuvre de Maistre sur Schlegel a été immense.
Robert Triomphe a soutenu, avec un peu d’exagération mais beaucoup de
vérité, que toute l’œuvre de Schlegel, et surtout sa Philosophie der Geschichte
(1835), n’était qu’une réponse allemande à la philosophie maistrienne3.
Regardant son époque comme un temps de crise et d’anarchie
esthétique, Eckstein espérait pouvoir prophétiser un avenir meilleur
en sondant le passé et le présent littéraires. Cet espoir correspondait à

1 Ibid., p. 357.
2 Schwab, La renaissance orientale, p. 20.
3 Sur l’influence de Maistre sur Schlegel, voir Triomphe, Joseph de Maistre, p. 546-549.
294 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

une philosophie tripartite de l’histoire littéraire, divisée en époques de


poésie lyrique, de poésie épique et de poésie dramatique correspondant
à la dominance sociale des prêtres, des rois et du peuple. Bien que
sommaire, le modèle a inspiré Victor Hugo (1882-1885), qui l’utilisera
dans la préface de Cromwell (1827)1.
Comme d’autres philosophes de l’histoire, Eckstein avait pour dessein
de transcender la politique. Dans De l’état actuel des affaires (1828), il a
exprimé sa méfiance à l’égard des partis politiques, et dans De l’Espagne
(1836), un collage bizarre de fragments de fiction, de spéculation poli-
tique et d’histoire qui sera mal reçu2, il déclare que les partis politiques
contemporains « sont loin des voies du siècle, loin des voies de l’avenir […
ils] nous redisent un passé où ils furent tour à tour bourreaux et victimes3 ».
Les républiques, les monarchies, tous les gouvernements à leur tour sont
« bons ou mauvais selon l’esprit qui les anime4 ». Le domaine politique, en
général, est ou violent ou inconséquent, et Eckstein s’intéresse seulement
aux « vérités éternelles » comme celles de la Révolution française, qui
n’aurait jamais exercé tant d’influence et ne se serait pas répandue avec
succès par la guerre sans contenir quelque vérité.
C’est l’histoire qui est porteuse de vérité selon Eckstein, et non les
systèmes philosophiques à la logique mortifère5. Cependant la logique est
inaccessible à son époque parce que l’humanité n’a jamais plus souffert
ni été moins l’objet de compassion. « L’âme endolorie, haletante sur le
grabat de la misère, pousse des cris de désespoir. Personne ne l’écoute,
personne ne s’approche d’elle avec des paroles de paix, avec le regard de
la consolation6 ». Seuls les morts sont vivants. Dans l’avenir, cependant,
l’humanité deviendra grande en reconnaissant ses limites, et « nous
nous élancerons vers l’infini, vers l’incréé7 ». Esquissant les contours
des jours à venir, Eckstein évoque brièvement l’histoire de l’Espagne
moderne à travers le personnage fictif de Mercédès, une fille créole qui
s’installe en Espagne et dont les « mémoires » représentent « l’esprit »

1 Ibid., p. 141-144.
2 Burtin, Un semeur d’idées au temps de la restauration, p. 173-174.
3 Eckstein, De l’Espagne, Considérations sur son passé, son présent, son avenir, fragments, Paris,
Bourgogne et Martinet, 1836, p. iv.
4 Ibid., p. ix.
5 Ibid., pp. xv-xvi.
6 Ibid., p. 1-2.
7 Ibid., p. 9.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 295

de son peuple. Calquée sur l’Eurydice de l’Orphée (1829) de Ballanche


– qui symbolise l’esprit de l’harmonie future – Mercédès doit trouver
« la vie » dans la vie privée, puisque la vie a déserté la sphère publique.
De son côté, Eckstein cherchait à ranimer « la vie » en propageant
les nouvelles sciences allemandes – la linguistique, la philologie et la
mythographie. Il regrettait qu’en se fondant seulement sur les documents
historiques, les traditionalistes n’utilisassent pas la science pour améliorer
leurs connaissances des peuples du monde et surtout pour reconstituer
les cultures préhistoriques qui avaient possédé la révélation divine la plus
pure. Eckstein lui-même espérait retrouver la révélation primitive par la
recherche scientifique, et en se concentrant sur l’Inde antique1. Il a passé
les années 1819-1822 à la Bibliothèque nationale, étudiant les manuscrits
indiens qu’il traduirait et publierait plus tard dans son journal, Le catholique
(1826-1829). Comme Maistre, il considérait que les textes fondateurs de
l’hindouisme et du bouddhisme étaient les réceptacles précieux de la doxa
de la sagesse primitive que la science pouvait découvrir. Ainsi, les livres
sacrés de l’Inde antique permettaient de mettre en pratique, au nom de
la tradition divine, le paradigme moderne de l’induction que Maistre
approuvait dans Les soirées et l’Examen de la philosophie de Bacon – et qui est
réapparu, dépouillé de son cadre historique spéculatif, vers la fin du siècle2.
Augustin Bonnetty (1798-1879), membre de l’Académie asiatique de
Paris, partageait la fascination d’Eckstein pour la philologie orientaliste,
et il était consterné par l’ignorance des catholiques sur l’Orient. « Quels
sont les hommes catholiques qui connaissent un peu l’aspect nouveau
que donnent à la polémique catholique les découvertes faites dans toutes
les traditions orientales ? À peine s’ils les connaissent par les déclama-
tions incomplètes et passionnées de M. Quinet ou de M. Michelet3 ». Le
journal de Bonnetty, les Annales de philosophie chrétienne, fondé en 1830
et publié jusqu’en 1913, avait pour mission de prouver scientifiquement
les principes religieux, de permettre au catholicisme de s’approprier les
connaissances profanes qui avaient fleuri chez les non-croyants :
1 Sur l’indologie traditionaliste au xixe siècle, voir Kenneth R. Stunkel, « India and the
Idea of a Primitive Revelation in French Neo-Catholic Thought », Journal of Religious
History, 8, 1975, p. 228-239.
2 Carlo Ginzburg, « Traces », Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion, 1986, p. 139-180.
3 Bonnetty, Table alphabétique et raisonnée de tous les auteurs sacrés et profanes qui ont été décou-
verts et édités récemment dans les 43 volumes récemment publiés par S.E. le cardinal Mai, Paris,
Moquet, 1850, p. 1.
296 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Dans ce siècle, qui s’est donné le nom fastueux de siècle des lumières, et qui
se glorifie de voir les branches si multipliées des connaissances humaines,
enseignées et répandues dans toutes les classes de la société, la guerre contre
le christianisme a pris une forme toute nouvelle. L’incrédulité ne fouille plus,
comme au xviiie siècle, dans les livres sacrés, pour en défigurer le sens et les
expressions ; ce n’est plus par des plaisanteries et des sarcasmes qu’elle attaque
les grandes vérités philosophiques et religieuses ; c’est la connaissance même
des merveilles de la nature qu’elle tourne contre leur auteur […]
Mais, vaines tentatives ! on a beau chercher à faire mentir la nature, on a
beau méconnaître le sublime langage des grands phénomènes qu’elle nous
présente, et renier l’origine de ses divines beautés, tout l’univers n’a qu’une
voix, et cette voix est un hymne à l’Éternel1.

Fidèle à la croyance traditionaliste que les faits parlent d’eux-mêmes, et


que leur valeur morale ne peut être dissimulée parce que la voix divine
s’élève, Bonnetty tâche de sauver le christianisme en écrivant sur un éventail
impressionnant de sujets qui comprennent aussi bien la méthode historique,
l’évolution de la langue et de l’écriture, la critique textuelle, l’histoire
religieuse, l’ethnologie, que la géologie, la paléontologie ou l’archéologie
préhistorique. Il croit vivre « dans un de ces moments d’effervescence
et de crise, » riche en découvertes, quand « [l]’esprit humain […] s’est
rapproché avec plus de curiosité de la terre […] [produisant] de grandes
choses ». Cependant toutes ces nouvelles connaissances sont gaspillées,
puisqu’elles « ne sont point rapportées à la Religion2 ». Les Annales de
Bonnetty aideront donc à trouver les implications divines de la science
tant moderne que traditionnelle, et à fournir aux catholiques l’érudition
globale dont ils ont besoin pour faire face aux héritiers du xviiie siècle.
Le but de Bonnetty était de démontrer les principes de l’Essai sur
l’indifférence de Lamennais. Son champ d’application, toutefois, était plus
large que celui d’Eckstein : il s’occupait non seulement des antiquités
orientales, mais aussi des américaines. Son but ultime était d’amasser
une érudition ennourrie suffisamment diverse pour développer une
philosophie de l’histoire :
On commence maintenant à comprendre que la Religion tout entière repose sur
la tradition, c’est-à-dire sur l’histoire, et non sur le raisonnement. Aussi faut-il
reconnaître que si depuis quelque tems on a mieux apprécié le Christianisme
et l’influence bienfaisante de l’Eglise sur les destinées des peuples, c’est aux

1 Bonnetty, « Prospectus », Annales de philosophie chrétienne, Paris, 1830, t. I, pp. v-vi.
2 Ibid., p. vi.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 297

découvertes historiques qu’on est redevable, et surtout au progrès de cette


partie de la science historique que l’on appelle Philosophie de l’Histoire. Et
cependant cette science est encore peu avancée, peu connue en France…
C’est en Allemagne qu’il faut aller rechercher les écrivains qui ont annoncé,
préparé, effectué en partie, cette réhabilitation de la science historique, en y
examinant avec plus d’attention et de respect l’action de Dieu sur ce monde,
les rapports qu’il a eus avec ses créatures1.

Dieu dirige l’histoire de Bonnetty en dotant les hommes du langage,


de la pensée, des sens, de l’esprit et de la science dont ils ont besoin
pour devenir autonomes. À travers le temps, les hommes augmentent
leurs connaissances par leur dialogue avec Dieu et leur découverte de
vérités, selon le schème maistrien de l’Examen de la philosophie de Bacon,
que Bonnetty a peut-être lu. Ce processus atteint son apogée dans le
xixe siècle, quand la vérité elle-même devient historique, surpassant en
importance la vérité théologique. C’est ainsi l’histoire, et non plus la
théologie, qui fait maintenant la force des catholiques. Bonnetty insiste
tellement sur ce point – allant jusqu’à demander que l’histoire figure
au programme des séminaires – que l’Église lui demande de signer un
document reconnaissant la validité de la raison comme véhicule de la
volonté divine2. Bonnetty n’a aucun mal à se soumettre, croyant, comme
Maistre, que l’histoire est profondément rationnelle.
La philosophie de l’histoire de Bonnetty est aussi le produit de
recherches détaillées et savantes sur le processus de transmission de la
révélation à travers les siècles. L’érudition est importante non seulement
parce que Dieu réside en quelque manière dans les faits ; mais aussi
parce que, de même qu’elle transforme la nature de la vérité, l’histoire
– qui pour Bonnetty est un être véritable – transforme la valeur qu’elle
attribue aux faits, les adaptant aux différents esprits des différentes
époques dans le but de servir Dieu et l’humanité de manière optimale à
tout moment. On se demande comment l’Église catholique aurait réagi
si elle avait pris conscience de ce relativisme historique radical, qui a
fait comparer le système de Bonnetty à celui de Comte, sous le nom de
« traditionalisme positif-historique3 ».
1 Bonnetty, Annales de philosophie chrétienne, pp. xi, 401.
2 Charles Dubray, « Augustin Bonnetty », Catholic Encyclopedia, http://www.newadvent.org/
cathen/02677a.htm (accédé le 26 mars 2009).
3 Neufeld, « La filosofía cristiana de Louis-Eugène Bautain (1796-1867) y Augustin Bonnetty
(1798-1879) », dans Filosofía cristiana en el pensamiento católico de los siglos XIX y XX,
298 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

LE LIBERTARISME CHRÉTIEN

La pensée historique de Du pape a survécu à l’apostasie de Lamennais


et à la transformation des ultras en légitimistes après 1830. L’argument
du livre III selon lequel le christianisme a libéré les femmes et les
esclaves et institué la liberté civile a connu une fortune remarquable.
Il réapparaît dans les œuvres de Comte et des saint-simoniens, et
inspire les penseurs catholiques qui, dans les années 1820 et 1830,
se battent contre le monopole étatique de l’enseignement institué
par le Code Napoléon. Les mennaisiens – ou « l’école libre », comme
on les appelle alors – ont pris la tête de cette lutte. Tout en défen-
dant la liberté pédagogique dans L’avenir, Lamennais, Lacordaire et
Montalembert établissent et dirigent l’Agence pour la défense de la
liberté religieuse, dont les pétitions constantes les amènent devant
les tribunaux1. Le bras théorique du mouvement est représenté par
Philippe Gerbet (1798-1864), qui en 1832-1833 donne une série de six
conférences sur la philosophie catholique de l’histoire à la demande
de Frédéric Ozanam (1813-1853) et de ses amis2. Attirant un public
jeune et nombreux, les conférences sont publiées par l’Agence sous
le titre Conférence de philosophie catholique. Introduction à la philosophie
de l’histoire (1832). Cette Introduction ne semble pas avoir fait jusqu’ici
objet d’études, tandis que son auteur a presque disparu de l’histoire
littéraire3. Gerbet et son œuvre sont pourtant d’une grande importance
pour le sujet qui nous occupe. Car ce n’est pas seulement le fait que
le mennaisien a lu Maistre, mais ses conférences – qui anticipent sur
plusieurs points l’Examen de la philosophie de Bacon, publié en 1836 –
Emerich Coreth, Walter M. Neidl et Georg Pfliggersdorfer (éds.), Madrid, Encuentro,
coll. « Nuevos enfoques en el siglo XIX », 1993, p. 481.
1 Sur le rôle joué par les mennaisiens dans la conquête de la liberté d’instruction, voir Louis
Grimaud, Histoire de la liberté d’enseignement en France depuis la chute de l’Ancien Régime
jusqu’à nos jours, Grenoble, Allier frères, 1898, p. 203-239.
2 Claude Bressolette, L’abbé Maret : le combat d’un théologien pour une démocratie chrétienne,
1830-1851, Paris, Beauchesne, 1877, p. 90-91.
3 Henri Bremond lui a pourtant consacré un ouvrage, en apparence complètement oublié
(Gerbet, Paris, Bloud, 1907), comprenant des éléments pour une biographie intellectuelle
de l’abbé ainsi qu’un recueil de plusieurs de ses textes inédits. Voir Bremond, Gerbet,
p. 271-231.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 299

sont uniques en ce qu’elles détaillent la relation entre la connaissance,


l’histoire et la maîtrise de la société proposée par les penseurs catho-
liques des années 1820 et 1830.
Gerbet s’attache à la philosophie de l’histoire parce qu’il pense que
c’est une arme de première importance dans la lutte pour la liberté
d’éducation. Comme il déclare au début de sa première conférence :
J’ignore, Messieurs, ce qui sortira un jour de ce que nous commençons
aujourd’hui. Tout cela est bien chétif et bien obscur : on ne sait pas même quel
nom lui donner. Tout ce que je sais, c’est que l’époque arrive où s’élèveront
des universités catholiques et libres  […] que lorsqu’une grande chose doit
naître, elle est ordinairement préfigurée par une humble image, qu’on brise
ensuite et qu’on oublie1.

Pour Gerbet, ses conférences – qui en effet ont été oubliées – étaient
vraisemblablement l’« humble image » ; et l’homme qui les prononçait
« un simple ouvrier, un manœuvre, un prolétaire, si vous le voulez, de
la philosophie catholique au xixe siècle2 ». Il était convaincu qu’il aidait
à construire l’avenir parce qu’il exposait une science nouvelle, et que
toute science tend à progresser à travers le temps vers un but que l’on
ne peut atteindre : « l’intelligence absolue de toutes choses3 », « une
grande et universelle intuition4 ». Cette haute sagesse serait préfacée
par la philosophie catholique, qui selon Gerbet n’avait atteint que son
adolescence pendant le Moyen Âge5, mais qui deviendrait adulte au
xixe siècle, l’époque où « les esprits et surtout les intelligences plus
hautes gravitent vers la foi6 ».
Gerbet croyait à l’opportunité de ses conférences parce que le xixe siècle
était à ses yeux l’âge de la philosophie de l’histoire. Les esprits, écrit-il,
« s’élancent vers l’avenir avec une espérance inquiète. Sentant tout un
ancien ordre de choses chanceler et tomber, ils se demandent quelle sera
la société nouvelle, l’asile nouveau de l’humanité. La Philosophie de

1 Philippe Gerbet, Conférences de philosophie catholique. Introduction à la philosophie de l’histoire,


Paris, Bureaux de l’Agence générale pour la défense de la liberté religieuse, et chez Eugène
Renduel, 1832, p. 4-5.
2 Ibid., p. 49.
3 Ibid., p. 5.
4 Ibid., p. 6.
5 Ibid., p. 9.
6 Ibid., p. 10-11.
300 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

l’Histoire, qui embrasse tous les temps, se lie donc particulièrement aux
besoins du nôtre1 ». Ceci est le cas d’autant plus que le christianisme, qui
est devenu prééminent à mesure qu’il s’est remis des coups révolutionnaires,
est lui-même adapté à la spéculation historique. De fait, la philosophie de
l’histoire est son enfant. « Le christianisme introduisit dans le monde une
idée toute différente, l’idée de l’association universelle, de l’organisation
du genre humain sur le plan de la famille2 » qui est indispensable à la
philosophie de l’histoire, et c’est la raison pour laquelle elle n’existait pas
dans l’Antiquité, qui ne concevait que des patries. Aussi, le christianisme
et la philosophie de l’histoire sont particulièrement l’un et l’autre intrin-
sèquement progressistes : la philosophie de l’histoire examine l’évolution
de l’humanité vers un bien plus haut, tandis que « [l]’idée du progrès de
l’humanité […] est une idée toute chrétienne » et que « la science catho-
lique a constamment maintenu la doctrine du progrès3 ».
Gerbet est le seul penseur français de son temps à spécifier de quelle
façon la réflexion historique encourage le développement spirituel et
psychologique. La philosophie de l’histoire, explique-t-il à son public
au lendemain de la Révolution de juillet,
vous apprendra à supporter avec calme les agitations présentes, et à vous repo-
ser en paix, non point sur cet avenir étroit et repoussant, qui déjà nous presse
et qui ne sera bientôt que le passé de quelques hommes, mais sur le large et
indestructible avenir de la société humaine. Je ne vous dirai pas, Messieurs,
que la science suffira à vous donner la paix supérieure, la paix de l’âme : cette
paix a une origine plus haute encore, elle n’en a qu’une, la bonne conscience.
Mais le calme que la science procure à l’esprit, est à la tranquillité du devoir ce
que le plaisir est au bonheur, et, au milieu de nos troubles immenses, c’est déjà
quelque chose que l’intelligence du moins conserve sa sérénité. Cette sérénité
ira croissant, à mesure que vous apprendrez à contempler avec une intelligence
plus pure les merveilleuses lois par lesquelles Dieu gouverne les destinées de
l’humanité. Oui, Messieurs, j’en ai l’intime conviction, vous saurez reconnoître
que si la société s’avance, à l’époque actuelle, à travers les tempêtes et les écueils,
c’est pour doubler enfin le Cap de Bonne-Espérance du monde politique4.

La philosophie historique apporte le calme aux esprits agités parce


qu’elle montre qu’un jour la politique sera dépassée. La confiance

1 Ibid., p. 14-15.
2 Ibid., p. 216.
3 Ibid., p. 31.
4 Gerbet, Conférence de philosophie catholique, p. 41-42.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 301

psychologique à son tour dépend épistémologiquement du fait qu’« adhé-


rer à certaines croyances, par cela seul qu’elles sont universelles et
permanentes, et, comme telles, supérieures à la raison variable de
chaque individu, c’est faire un acte de foi, puisque la foi, prise dans
son acception philosophique la plus générale, consiste précisément
à adhérer au témoignage d’une raison supérieure1 ». Là où Maistre
soutient que la foi n’empêche pas la pratique de la science et même
encourage les découvertes, Gerbet affirme plus radicalement que la
foi est requise pour les connaissances générales.
Raisonnant de manière corrélative, le mennaisien soutient que l’histoire
émerge du mouvement dialectique entre deux ordres de réalité, et surtout
de notre « double vie », notre oscillation entre les « lois de la matière »
et « la vie divine elle-même2 », oscillation qui trouve son analogue dans
la tension continue – et dans l’interdépendance ultime – entre la liberté
et l’ordre. Appliquant la théorie de Du pape selon laquelle la liberté
européenne est sortie de la lutte épique entre le pouvoir spirituel et le
pouvoir temporel, Gerbet soutient qu’il est nécessaire de séparer l’Église
de l’État pour rendre possible la liberté d’éducation. Cette séparation,
cependant, est seulement temporaire, puisque – en vertu du lien éternel
entre la foi et la liberté – l’Église et l’État demeurent toujours unis.
Aussi, « l’union par la liberté est plus haute et plus pure que celle qui
dépend de la force », de manière qu’avec le temps et sous l’empire de la
liberté, « la croyance la plus raisonnable finira par triompher dans les
esprits ». Gerbet attend donc patiemment « l’époque encore si lointaine
où l’unité des croyances [sera] rétablie3 ».
Les caractéristiques précises de cette époque demeurent divinement
ambiguës, parce que les faits qui rendent possible le progrès ne sont
saisissables qu’en partie seulement par une humanité qui, comme dans
Les soirées, est loin d’avoir atteint l’apogée de l’histoire universelle :
Principe de tous les faits postérieurs, [les faits qui constituent le progrès
dépendant de l’activité humaine] nous apparoissent saillants et lumineux
du côté par où ils tiennent aux lois qui régissent la nature humaine. Mais,
comme ils lient notre monde à d’autres mondes, notre existence à d’autres
existences, et […] nous ne pouvons […] les reconnaître complètement, ils

1 Ibid., p. 60.
2 Ibid., p. 24.
3 Ibid., p. 83.
302 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

dérobent par là à nos regards une partie d’eux-mêmes, et ce qu’on doit en


découvrir est comme une forme vague, obscure, fuyant et s’enfonçant dans
les ténèbres brillantes qui voilent tous les origines1.

La connaissance complète du processus historique demeure donc au-delà


de la compréhension d’une humanité imparfaite. Toutefois l’avenir his-
torique immédiat est davantage intelligible. Répétant des thèmes de Du
pape, Gerbet affirme que « l’esprit français », qui « contient le germe »
de « l’unité2 », pourrait contribuer au façonnement d’une nouvelle
« république chrétienne », semblable à celle qui s’est formée en Europe
occidentale pendant le Moyen Âge3. Si la liberté triomphe, la pauvreté
disparaîtra, et l’esprit des premières communautés chrétiennes, renaîtra.
Gerbet regarde ces communautés comme des modèles socio-économiques.
Lisant de près l‘Évangile de saint Luc, il conclut que – contrairement
à ce que certains soutiennent – les premiers chrétiens respectaient la
propriété privée, mais distribuaient leurs biens en sorte que, comme dit
l’évangéliste, « Il n’y avoit point de pauvres parmi eux4 ».
Lorsqu’il prévoyait la victoire de « la croyance la plus raisonnable »,
Gerbet présageait l’avenir imminent de la politique éducative. La loi
Guizot permettant aux écoles primaires et secondaires privées d’exister
date de 1833, l’année de sa dernière conférence. Ce n’est donc pas une
coïncidence que, quelques mois avant la promulgation de la législation
qui porte son nom, François Guizot (1787-1874) ait publié le dernier
volume de l’Histoire de la civilisation en France depuis la chute de l’empire
romain (1829-1832), ouvrage qui – répétant un thème maistrien, men-
naisien, et saint-simonien – soutient que le célibat a permis au clergé
catholique de se constituer en une société unique, vaste, puissante et
efficace qui n’était pas une caste et qui protégeait la liberté politique.
Longtemps après la dispersion des mennaisiens, Louis Bautain (1796-
1867) continuait de revendiquer le libertarisme chrétien. Considéré
souvent comme l’un des principaux théologiens français du xixe siècle5,

1 Ibid., p. 285-286.
2 Ibid., p. 133.
3 Ibid., p. 223.
4 Ibid., p. 244.
5 Sur Bautain, voir Louis Bautain : l’abbé-philosophe de Strasbourg (1796-1867), Jean-Luc
Hiebel et Luc Perrin (éds.), Strasbourg, ERCAL, 1999 et Reardon, Liberalism and Tradition,
p. 113-137.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 303

Bautain était un fidéiste formé à la philosophie idéaliste allemande


qui s’intéressait au rationalisme traditionaliste. Son ecclésiologie était
maistrienne. En fait,
[s]’il y a un membre de l’école Traditionaliste avec lequel Bautain a à voir plus
qu’avec tous les autres, c’est Maistre. […] Beaucoup de ce qui est essentiel
dans la théorie de la connaissance de Bautain – les idées innées, par exemple –
pourrait provenir directement de Maistre. Si sa théorie est plus large et plus
philosophique que celle de l’émigré hautain, il le doit à sa connaissance
plus profonde de l’histoire de la philosophie, et à son contact avec la pensée
catholique allemande1.

Dans une série de sept sermons qu’il prononça à Notre-Dame à la veille


de 1848 et qu’il publia la même année sous le titre De la religion et la
liberté considérées dans leurs rapports, Bautain soutenait, comme Maistre,
que le christianisme avait produit la liberté civile à travers les âges.
L’Église a aboli l’esclavage2 et fait des femmes les égales des hommes
en leur reconnaissant une humanité que l’antiquité païenne, les vendant
fréquemment comme des objets, leur avait niée3. Comme l’Église de Du
pape, celle de Bautain est « essentiellement conservatrice, dépositaire de
la tradition », graduellement réformiste, organique et vivante comme les
groupes et les sociétés qu’elle forme. Préexistante à la société, elle dépasse
dans sa mission divine tous les échecs des individus qui la composent4.
Elle est un fait social typique qui génère l’histoire et conserve la société.
Bautain a reproduit les antithèses rousseauistes de liberté-ordre et
esclavage-désordre dont l’alternance produit l’histoire dans la pensée
maistrienne. Il pense que « l’esprit de désordre » est un ennemi de la
liberté : « [L]esprit de désordre, soit dans les choses publiques, soit dans la
vie privée », « va criant partout que [l’Église] est l’ennemie de la liberté ».
« [D]ans les choses publiques », « l’esprit de désordre » « s’appelle l’esprit
révolutionnaire ; dans la vie privée, c’est l’esprit mondain5 ». Cet esprit
obscurcit partout le fait que toutes les libertés qui ont paru dans le monde

1 Walter Marshall Horton, The Philosophy of the Abbé Bautain, New York, New York
University Press, 1926, p. 262.
2 Bautain, La religion et la liberté considérées dans leurs rapports, Paris, Périsse frères, 1848,
p. 164-165.
3 Ibid., p. 33.
4 Ibid., p. 23.
5 Ibid., p. 28-29.
304 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

moderne – « la liberté morale », « la liberté domestique », « la liberté de


l’enfant », « la liberté de l’homme vis-à-vis de l’homme » – sont toutes
d’origine chrétienne et ont été établies par l’Église1. À l’exception de la
liberté de l’enfant, qui est nouvelle, c’est une répétition de l’argument
de Du pape. Mais Bautain valorise la liberté plus que Maistre ; et là où
Maistre associe la démocratie aux mœurs instables, Bautain, même à la
fin des années 1840, adhère encore à l’idéal égalitaire de Lamennais. Se
rappelant des Paroles d’un croyant, il affirme d’une manière audacieuse
– et prophétique – à la fin de la monarchie de Juillet, que la démocra-
tie absolue est possible2 et que, si la liberté ne conduit pas toujours au
bonheur des peuples, elle est digne de l’homme, « du déploiement de
ses forces, de ses facultés, de sa grandeur, de sa noblesse et du succès de
la grande épreuve à laquelle il est soumis ici-bas ». Pourtant Bautain
n’a jamais défendu l’utopie ou exalté la démocratie comme la seule
expression juste de la liberté chrétienne. Avec un relativisme vraiment
historique, il avertit plutôt, comme Maistre, du fait que tous les peuples
ne sont pas faits pour la liberté, au moins dans tous les temps de leur
développement historique ; et que c’est un crime que de leur imposer
la liberté par la force3.
Bautain est l’interprète le plus loyal de Du pape dans la première moi-
tié du xixe siècle. Son Église est traditionnelle, ses libertés relatives, ses
sociétés se développent de manière irrégulière, mais elles sont plurielles,
capables de régénération et historiquement concrètes. Il témoigne que
vers la fin des années 1840 la sacralité, la factualité sociale et la capacité
de diriger le cours de l’histoire s’étaient liées dans la pensée française
jusqu’à presque s’identifier.

CONCLUSION

Dans la première moitié du xixe siècle, le fait comme autorité morale


et le fait comme lieu de production sociale et historique que Maistre avait
1 Ibid., p. 31.
2 Ibid., p. 55.
3 Ibid., p. 62-63.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 305

théorisé pour la première fois dans De l’état de nature sont devenus des
lieux communs du traditionalisme, du positivisme, de la sociologie pri-
mitive et de la nouvelle science de la statistique morale. Ils ont acquis des
identités multiples : ce sont les paroles des poètes, les mœurs et coutumes
des nations, les institutions, les gouvernements, la famille, l’Église. Bien
qu’apparemment non-congruents, ces différents phénomènes sont théo-
riquement unis en ce qu’ils imposent une morale – qu’ils sont capables
d’organiser les relations sociales, d’accorder la liberté et déterminer l’avenir.
Les préfets du Consulat ont été les premiers à conclure que le processus
même de collecte et d’assimilation systématique et massive des données
de description de l’état d’esprit et des mœurs de la population pouvait
contribuer à freiner la désintégration sociale que les statistiques elles-
mêmes décelaient. Plus tard, Comte a tiré des conclusions semblables,
dans l’espoir de hâter la fin de l’histoire en concevant une religion ency-
clopédique qui ne pouvait être apprise qu’au cours de décennies. En effet,
la valorisation de la mémoire qui a caractérisé les paradigmes éducatifs
français du xixe siècle dans les diverses disciplines peut être attribuée en
partie à cette volonté d’encourager l’intégration sociale, et d’hâter la fin
de l’histoire en accumulant les connaissances morales, surtout concernant
le passé et la religion. Bien qu’il ne crût pas à la puissance de l’érudition
pour renouveler le monde, Barbey d’Aurevilly a suggéré que le divin a
une inscription dans l’histoire, et que la connaissance historique permet la
prédiction. De là son éloge des « prophètes du passé », ces voyants à qui les
valeurs traditionnelles et une connaissance approfondie des formes sociales
favorisées par l’histoire a permis de discerner la logique des temps. Eckstein
et Bonnetty ont mis la science au service du catholicisme, retrouvant les
faits de la révélation primitive dispersés à travers les siècles.
L’idée primitive du fait social relève aussi de la tension conceptuelle
entre liberté et ordre qui était au cœur de la théorie sociale française
au xixe siècle. En tant que possédant une charge morale, le fait était
en même temps socialement contrôlable, contraignant et émancipa-
teur. Ce dernier aspect a été peu exploré : on continue de penser au
traditionalisme, à la sociologie primitive, au positivisme et – jusqu’à
un certain point – au premier socialisme comme des courants de
pensée autoritaires. Un examen des origines philosophiques du fait
social suggère pourtant que ces traditions intellectuelles étaient plus
libertaires que l’on ne croit.
306 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Les penseurs catholiques héritiers de Maistre ont développé un liber-


tarisme appuyé. La dualité liberté-ordre/esclavage-désordre organisait la
philosophie de l’histoire qui justifiait la liberté d’éducation.
Cette philosophie n’a pas pu, comme le souhaitaient ses créateurs,
aboutir à l’institution d’une université catholique de professeurs – de
sorte que Gerbet et ses amis, les anciens mennaisiens (Salinis, Scorbiac,
Montalembert) ont institué, dans leur désespoir, une « Université catho-
lique d’écrivains » où ils pouvaient donner libre cours à leurs idées1.
Une théorie traditionaliste de la liberté s’est développée selon laquelle
la religion produit la liberté civile, sociale et politique en favorisant la
participation sociale, en retenant les souverains abusifs et en canalisant
le désir de révolte. Cette théorie a été marginalisée parce qu’elle intègre
des idées métaphysiques sur la nature de l’ordre, tant personnelle que
sociale, qui ont été éliminées des descriptions de la liberté politique
moderne. Dans la pensée politique au moins, la liberté traditionaliste
– et son homologue et complément d’autrefois, la liberté royaliste – a
perdu la bataille ; qu’elles se soient toutes deux vaillamment battues est
largement attesté par Maistre et sa postérité au xixe siècle.

1 Voir Bremond, Gerbet, p. 76.


LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE
DU SACRIFICE, 1822-1854

INTRODUCTION

Les théodicées victimales ont fleuri dans un xixe siècle préoccupé


par la perpétuité de la violence. Entre Brumaire et 1830, et surtout
dans la période 1814-1825, les gouvernements français ont favorisé
la contre-révolution spirituelle, qui devenait toujours plus doloriste à
mesure qu’elle exprimait le deuil d’une classe vaincue1. En même temps,
l’esthétique de la souffrance imprégnait les arts d’une Église brisée qui
encourageait la sanctification de la douleur à mesure qu’elle convoquait
et rassemblait ses forces. La spiritualité victimale a toujours fait partie
du catholicisme ; mais c’est au xixe siècle qu’elle a été présentée pour
la première fois comme telle et formulée avec cohérence. On peut
distinguer deux phases principales : la période 1789-1848, quand les
énergies chrétiennes se répandirent dans un mysticisme d’expiation ;
et la période 1848-1930, quand l’idée de la réparation devint centrale
et que les « associations réparatrices » des croyants se multiplièrent.
C’est pendant ces années-là (23 août 1852) qu’à la demande expresse
des évêques français, Pie IX étend la fête du Sacré Cœur – une fête
qui avait été instituée pour l’Église de France par Clément XIII (1693-
1769) le 6 juin 1765 – à l’Église universelle. L’Eucharistie devint donc
un culte et un phénomène de masse2. Ces développements s’appuyaient

1 Gérard Gengembre, La contre-révolution ou l’histoire désespérante, 2e édition, Paris, Imago,


1999, p. 92 et 97.
2 Christian Berg, « Théodicées victimales au dix-neuvième siècle en France (de Joseph de
Maistre à J.-K. Huysmans) », dans Victims and Victimization in French and Francophone
Literature, Norman Buford (éd.), Amsterdam et New York, Rodopi, coll. « French
Literature », 2005, p. 91.
308 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

sur un traditionalisme de la rédemption par le sacrifice qui commença


avec Maistre et Bonald et se termina avec Louis Veuillot (1813-1883)1.
Érigée par Maistre en moteur de l’histoire, la souffrance fit bientôt
l’objet de réflexions historiques tant parmi les catholiques, que parmi
les positivistes et les socialistes. Les libéraux étaient les seuls à ne pas se
concentrer sur le problème, quoique même eux possédassent un théo-
ricien de l’expiation en la personne de Pierre-Simon Ballanche (1776-
1847). Comme dans le cas du fait social, le but d’étudier l’opération
de la souffrance à travers le temps était de terminer la révolution, et
de hâter l’arrivée de l’utopie à la fin des temps2. C’était une vision
historique toute maistrienne en son principe. Là où les augustiniens
avaient condamné l’histoire comme le domaine de la corruption et que
d’autres chrétiens la considéraient comme n’ayant rien à voir avec le bien,
Maistre ne la concevait pas seulement, avec les Lumières, comme un
moyen de progrès moral et épistémologique : il dépassait les Lumières
en l’identifiant comme le lieu de l’éducation spirituelle et du salut par
le sacrifice. Bonald lui aussi soutenait que la mort du Christ avait divisé
l’histoire, faisant du sacrifice l’activité sociale principale et remplaçant
la crainte et la terreur qui avaient gouverné le monde pré-chrétien par
une nouvelle loi d’amour, instituée par la Crucifixion et exécutée dans
la Messe. Toutefois Bonald n’insistait pas comme Maistre sur la victime
douce et consentante, et en conséquence, sur la relation entre l’individu
et la société qui donnait à l’Éclaircissement une perspective historique.
C’est une des raisons pour lesquelles les théoriciens de la violence au
xixe siècle se réfèrent majoritairement à Maistre.

1 Bowman, « “Precious Blood” in Religion, Literature, Eroticism, and Politics », French


Romanticism : Intertextual and Interdisciplinary Readings, Baltimore, Johns Hopkins University
Press, 1990.
2 Pendant la même période, la représentation de la souffrance devint également un moyen
de protestation et de réconciliation à gauche et a droite. Voir Emmanuel Fureix, La France
des larmes : deuils politiques à l’âge romantique (1814-1840), Seyssel, Champ-Vallon, 2009.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 309

LA RÉGÉNÉRATION PAR LE SACRIFICE :


L’IMITATION DE JÉSUS-CHRIST

Éditée cinq fois et réimprimée à plusieurs reprises entre 1800 et


18481, l’Imitation a marqué les moments sacrificiels du xixe siècle et
incorporé des réflexions historiques sur les conséquences victimales de
la Révolution. L’assassinat du duc de Berry en février 1820 provoque
une nouvelle traduction par l’abbé Eugène de Genoude, dédiée à la
duchesse de Berry et publiée en 1822. Bien que Genoude n’ait pas
comparé l’exécution de Louis XVI au sacrifice du Christ, comme l’ont
fait Maistre et Ballanche, sa dédicace à la duchesse évoquait un paral-
lèle entre la victimisation royale et la souffrance divine. « Où trouver,
demandait Genoude, un plus grand exemple de tout ce que la Religion
peut enseigner de résignation et de courage que dans la personne de
votre Altesse Royale2 ». C’étaient des phrases dans l’esprit du temps. La
Restauration vit l’apothéose de l’expiation royale, surtout après que la
mort de Berry vînt confirmer dans les esprits royalistes l’offrande victi-
male de Louis XVI3. Louis XVIII ordonna des cérémonies expiatoires
pour son frère et pour Marie-Antoinette4, et après la découverte de son
« testament », le roi guillotiné fut célébré comme l’auguste interces-
seur et rédempteur de la France5 – précisément comme Maistre l’avait
suggéré dans les Considérations, et comme il le croyait en compilant une
documentation sur les morts royales.
Dans l’édition qu’il publie de l’Imitatio en 1824, Lamennais ajoute des
« réflexions » à la fin de chaque chapitre pour aider le lecteur à appliquer
ses leçons. Bien que prises de l’abbé Le Tourneur, ces réflexions et la
préface du livre rappellent toutes deux la philosophie de l’histoire de
Joseph de Maistre. Là où Maistre se plaint que dans un monde qui a

1 Je n’inclus pas ici l’édition française (1820) et latine (1826) que Gence a fait de l’Imitatio,
car elles étaient principalement des exercices philologiques. Je ne m’attarde pas non plus
sur l’édition de Lambinet (1810), qui a reproduit l’édition de Gonnnelieu de 1660.
2 Thomas à Kempis, L’imitation de Jésus-Christ [1821], Eugène de Genoude (tr.), 3e édition,
Paris, 1822, p. v.
3 Fureix, La France des larmes, p. 178.
4 Ibid., p. 107.
5 Ibid., p. 175-180.
310 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

connu la Révolution on n’ait plus d’autre choix que d’écrire des livres, et
d’honorer la raison en dissertant, Lamennais écrit que la méditation est
devenue nécessaire dans un siècle « où le raisonnement a tout attaqué et
tout corrompu1 ». La méditation doit encourager la mortification volon-
taire recommandée par l’Éclaircissement : « Que le pécheur s’anéantisse
devant lui, à cause de son péché ; mais que le juste s’anéantisse aussi,
reconnaissant que sa justice ne lui appartient pas2 ». Comme Maistre
– et Bonald – Lamennais identifie la venue du Christ à un tournant
dans l’histoire de la souffrance :
Avant que Jésus-Christ parût, le genre humain souffrait ; mais les sages du siècle
ne pouvaient ni expliquer ni soulager ces souffrances. […] Le Rédempteur
paraît : il imite la vie des hommes, afin de leur donner, dans la sienne, le seul
modèle qu’ils doivent imiter ; il leur apprend que les souffrances, filles de la
corruption et du péché, sont, pour eux, réelles, inévitables, mais en même
temps nécessaires pour les sanctifier3.

La souffrance chrétienne accélère la venue de la fin des temps.


Lamennais écrit – rappelant sur ce point Maistre et les illuministes
plutôt que Le Tourneur – que le Royaume de Dieu sur terre, où « tous
les voiles seront levés, et toutes les promesses accomplies », est son espé-
rance chérie4 ; qu’il rêve d’une société chrétienne juste où « les derniers
seront les premiers5 » ; et qu’il pense à l’Eucharistie comme à un sacrifice
historiquement efficace, un « miracle perpétuel », une machine millénaire
qui, en unissant les chrétiens à Dieu, guide le monde aux « temps de la
grâce » quand « tout est consommé6 ». La phrase est pratiquement identique,
jusqu’aux italiques, à celle qui décrit la fin des temps dans le onzième
entretien des Soirées : « tout est finalement consommé7 » ; et Saint-Martin
l’utilise aussi pour décrire les derniers temps.
Les décennies ultérieures, plus pessimistes, rendront le sacrifice à
son statut classique d’activité spirituelle strictement bénéfique pour les

1 Thomas à Kempis, L’imitation de Jésus-Christ [Eugène de Genoude (tr.)], Félicité de


Lamennais (éd. et tr.), Chambéry, 1826, p. xiv.
2 Ibid., p. 443.
3 Ibid., p. 216-217.
4 Ibid., p. 313-314.
5 Marc 10 :31. Thomas à Kempis, L’imitation de Jésus-Christ, p. 231.
6 Ibid., p. 389.
7 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 764.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 311

individus. L’homme qui publiera, en 1852, l’Imitatio reflétant cet éthos


plus résigné est une figure familière : Louis Bautain. Comme Lamennais,
et comme il convient à un philosophe, Bautain conclut chaque chapitre
par ses propres « réflexions ». Toutefois sa seule intention est dévotion-
nelle – expliquer le dogme, et encourager les chrétiens à accepter « les
souffrances, les douleurs du sacrifice » – non hâter des temps meilleurs.
L’orthodoxie théologique scrupuleuse de Bautain, fortifiée par le fait
qu’il a frôlé l’excommunication, peut expliquer son approche. Mais c’est
aussi un fait qu’en 1852, l’idée que le monde pouvait être amélioré par
l’expiation s’était évanouie dans une France désillusionnée qui, dès le
début du siècle, avait connu pas moins de sept changements de régime
et deux révolutions.
L’exception, comme toujours, était Auguste Comte, dont la pratique
de l’« hygiène cérébrale » – un régime qui consistait à ne lire rien sauf
quelques classiques choisis – le rendait solidement imperméable aux
modes intellectuelles, lui permettant de réfléchir sur les dimensions
historiques du sacrifice eucharistique :
On ne peut […] éviter ou réparer la dispersion des sentiments et des pensées
qu’en résumant la synthèse par une institution spéciale, où convergent les
principales émotions et conceptions. Mais ce besoin comporte deux modes
distincts de satisfaction, les mystères ou les utopies, suivant que la religion
est théologique ou positive.
Le seul exemple décisif d’un tel complément dut donc émaner du catholicisme,
instituant, dès son début, l’incomparable sacrement de l’Eucharistie, pour
résumer à la fois son culte, son dogme, et même son régime. Cette admirable
condensation caractérisait tellement le monothéisme occidental qu’il perdît
toute consistance aussitôt qu’elle fut altérée1.

L’admiration que Comte avait pour l’Eucharistie ne ressemblait qu’à


celle qu’il avait pour l’Imitation. Appelant Thomas à Kempis « le plus
sublime des mystiques », il a lu l’Imitation chaque soir pendant des
années, exhortant ses disciples à faire de même. Il aimait à citer la
phrase de l’Imitation qu’il disait avoir inspiré la devise du positivisme,
« Vivre pour les autres » : « Je t’aime plus que moi-même et n’aime
qu’à cause de toi2 ».

1 Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 273.


2 Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 373.
312 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

LE SACRIFICE UNIVERSEL

À l’instar de Maistre, Lamennais et les mennaisiens voyaient le sacrifice


comme le moteur du progrès spirituel, social et historique. « Le sacrifice est
la loi fondamentale de l’amour », écrivait Gerbet en 1833. « Par le sacrifice
l’amour individuel et l’amour universel se confondent aussi, puisque,
par lui, l’individu place son bonheur dans le service et le bonheur des
autres. Cette sphère de dévouement s’élargit à mesure que l’amour divin
se développe, et l’on arrive ainsi, en remontant de sacrifice en sacrifice,
jusqu’au sacrifice suprême consommé sur la croix par un amour infini1 ».
La sphère grandissante de la dévotion a des conséquences personnelles et
spirituelles ainsi que des conséquences sociales et égalitaires : « Offert dans
le temple, le sacrifice [eucharistique] ne se termine que dans la chaumière
de l’indigence2 ». L’humanité entière progresse grâce à l’unité réalisée par
le sacrifice. Fait étonnant pour un penseur qui condamne l’esclavage,
Gerbet affirme que la conquête des Amériques a pu causer de « longues
douleurs », mais que « le progrès du genre humain n’a pourtant pas été
acheté trop cher ». La souffrance est toujours le prix du progrès moral,
et il invite son lecteur à s’offrir à son tour pour les générations futures :
« Notre vie pourra être bien troublée, bien calamiteuse ; nous pourrons
être seulement les prophètes de cet avenir ; mais il sera beau du moins de
mourir en le saluant, il seroit plus beau encore, pour chacun de nous, de
consacrer même d’obscurs efforts à le préparer3 ».
Si la souffrance fait avancer l’histoire, elle doit aussi la finir. Sans doute
« il est nécessaire […] qu’il existe perpétuellement dans le genre humain
un principe d’abnégation, de renonciation, de sacrifice » tel sera le cas
« tant qu’il y aura des pauvres, tant qu’on aura a élever à la participation
des avantages sociaux des classes frappées d’une sorte d’excommunication
civile et politique, tant que l’esclavage, l’ilotisme, le servage, le prolétariat
subsisteront4 ». Comme Maistre et Lamennais, Gerbet répand à son insu

1 Gerbet, Conférence de philosophie catholique, p. 207.


2 Gerbet, Considérations sur le dogme générateur de la piété catholique, Paris, Bureau du « mémo-
rial catholique », 1829, p. 175.
3 Gerbet, Conférence de philosophie catholique, p. 43.
4 Ibid., p. 206.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 313

les germes de la sécularisation. Puisque son sacrifice est principalement


une loi de progrès, à un moment donné de l’histoire, quand le progrès
sera suffisamment avancé, et une fois que la souffrance sera abolie dans sa
course, il est possible que le christianisme, qui dans la pensée menaisienne
semble vivre seulement de ses usages, disparaisse avec eux.

C’est précisément la conclusion à laquelle arrivera l’ancien maître de


Gerbet après sa conversion au déisme. L’Esquisse d’une philosophie (1840) de
Lamennais parle du sacrifice comme d’un phénomène non historique, mais
universel. Les traditions anciennes ont raison de représenter la Création
comme « une sorte d’anéantissement et de sacrifice de l’Être infini1 ».
La Création est « un mystérieux banquet, une immense communion à
laquelle tous les êtres participent, un grand sacrifice où tous se donnent
à tous, et où chacun est à la fois sacrificateur et victime2 ». L’amour
se manifeste extérieurement par le sacrifice, et comme, à cause de la liberté
dont ils jouissent, leur amour peut être ordonné, ou désordonné, le sacrifice,
selon que l’un de ces amours prédomine, revêt deux formes opposées […] Ici
[…] nous ne devons parler du sacrifice qu’autant qu’il est la manifestation
d’un amour conforme à ces lois éternelles.

Reproduisant la distinction que Maistre fait dans l’Éclaircissement, les


amours ordonnés et désordonnés des êtres intelligents animent respec-
tivement le sacrifice et l’anti-sacrifice révolutionnaire. Le sacrifice unit
à deux niveaux – en tant que « sacrifice de l’individualité […] pour
produire l’unité intellectuelle et morale », et en tant que « don personnel
et volontaire de soi aux autres, pour produire l’unité sociale3 ».
Par ailleurs, le sacrifice est l’acte moral par excellence. « Les actes
commandés par la loi morale, écrit Lamennais dans De la société première
et de ses lois (1848), ont pour caractère essentiel commun le sacrifice. Tout
devoir est un dévouement, la subordination de soi à autrui, dont la raison
se trouve dans la subordination nécessaire à Dieu4 ». Tout culte a donc
incorporé le sacrifice depuis le sacerdoce naturel des anciens patriarches5.

1 Lamennais, Esquisse d’une philosophie, dans OC, t. XIV, p. 112.


2 Ibid., p. 358.
3 Ibid., p. 323-324.
4 Lamennais, De la société première et de ses lois, dans OC, t. XVIII, p. 194.
5 Ibid., p. 205.
314 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Seulement – en contraste avec l’Imitation – le sacrifice dans De la société


n’est plus ni violent, ni spécifiquement chrétien. Lorsqu’il dérive de
l’amour ordonné, il ne guide plus l’histoire vers sa juste fin ; et lorsqu’il
devient son propre opposé, l’anti-sacrifice, il n’achève plus l’histoire. Aussi
le Christ n’opère plus la transformation du sacrifice rituel et sanglant
en acte intérieur et moral. Là où la douleur et l’expiation contractent
le temps chez Maistre, ils perdent toute capacité d’accélérer l’histoire
chez Lamennais1. C’est ce point capital, et non l’amour de l’égalité
sociale – déjà professé, comme nous l’avons vu, dans son édition de
l’Imitation – qui marque la conversion de Lamennais du traditionalisme
catholique au démocratisme laïque. Ce démocratisme a pour arrière-plan
un univers déiste sans crises, il constitue lui-même une théodicée où la
société innocente se développe paisiblement, sans être bouleversée par
les catastrophes.

LE MOI DIVISÉ ET L’ÉTHIQUE SOCIOLOGIQUE DE LA SOUMISSION

Auguste Comte a décrit la relation entre le moi, la société et l’histoire


en harmonie avec l’Éclaircissement2. Faisant écho à la théologie chrétienne, il
définit l’âme soumise à « deux sortes de maîtres, les penchants personnels
et les penchants sociaux ». Quand les premiers prédominent, ils provoquent
la violence et l’histoire. Mais quand les derniers gouvernent, ils entraînent
la libre sérénité. La partie affective du moi engendre le désordre. « Je ferai
souvent sentir, en sociologie, que l’avortement de l’esprit est presque tou-
jours dû au dérèglement du cœur ou à l’impuissance du caractère, encore
davantage qu’à l’insuffisance mentale3 ». La soumission est donc la base
de « toute véritable discipline morale4 », le moyen de fonder une société

1 Voir McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 393.


2 Sur le sacrifice dans la tradition sociologique française de Rousseau à Durkheim, voir
Carolina Armenteros, « Revolutionary Violence and the End of History : The Divided
Self in Francophone Thought, 1762-1914 », Historicising the French Revolution, Carolina
Armenteros, Tim Blanning, Isabel DiVanna et Dawn Dodds (éds.), Newcastle-upon-Tyne,
Cambridge Scholars Publishing, 2008, p. 2-38.
3 Comte, Système de politique positive, t. I, p. 727.
4 Ibid., t. II, p. 168.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 315

où chaque individu se soumet « normalement » au tout, s’exaltant par


l’acte d’effacer sa volonté personnelle dans des sacrifices :
Les âmes régénérées commencent à porter sciemment et volontairement le
noble joug que les rebelles subissent aveuglément. Elles y bénissent la meil-
leure source de notre principal perfectionnement, celui qui, non-seulement
règle dignement nos volontés personnelles, mais les efface spontanément
sous l’harmonique impulsion du sentiment et de la raison. Convaincues que
le bonheur consiste, autant que le devoir, à se mieux lier au Grand-Être qui
résume l’ordre universel, elles tendent toujours à se soumettre davantage.
Notre sage activité n’aboutit, enfin, qu’à développer artificiellement notre
dépendance normale, afin de puiser au dehors les seules bases qui puissent
consolider notre existence quelconque. […] la mort, suite nécessaire de la vie,
finit par devenir la principale source de sa systématisation. L’existence privée
inspira seule à ma sainte compagne éternelle1 cette profonde sentence : « Il
n’y a, dans la vie, d’irrévocable que la mort ». Néanmoins, c’est surtout à
l’ordre collectif qu’il faut l’appliquer2.

Comte représente le courant de la pensée sociale française qui voit la


soumission, transformant et achevant l’histoire à mesure qu’elle passe du
niveau individuel et moral au niveau collectif et social. Dans la logique
du sacrifice, les citoyens soumis du positivisme sont la contrepartie des
anges de Maistre, et des êtres spirituels supérieurs de Lamennais.
La question épineuse de l’attitude de Comte à l’égard de l’individu
doit être ici soulevée. D’une part, en abandonnant les aspects anti-sociaux
du christianisme, Comte devient indifférent à la destinée personnelle et
ne s’inquiète plus de l’individu : la mort n’est pour lui qu’un phénomène
statistique, une nécessité de l’évolution sociale3 ; d’autre part, ce sont
les individus qui rendent la société cohérente par le sacrifice qu’ils font
d’eux-mêmes, et c’est encore eux qui la perfectionnent par l’activité
pratique. Aussi, en encourageant la soumission et en enseignant les
moyens de l’amour, en stimulant le perfectionnement de la société par
la commémoration de ceux qui se sont dévoués à elle, la Religion de
l’Humanité intensifie le sens de l’individualité à un degré jamais connu
dans les régimes pré-positivistes4. Le moi social qui en résulte, fortifié
mais dépendant, renferme le paradoxe qui produit et termine l’histoire.
1 Allusion à Clotilde de Vaux, l’amante platonique de Comte.
2 Comte, Système de politique positive, t. II, p. 466.
3 Löwith, Meaning in History, p. 87, 89.
4 Pickering, Auguste Système de politique positive Comte, t. III, p. 68.
316 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

L’HISTOIRE-EXPIATION

Pierre-Simon Ballanche (1776-1847), philosophe catholique et le repré-


sentant le plus éminent de l’école de Lyon, professait des doctrines péni-
tentielles semblables à celles de Comte ; elles avaient également pris forme
dans une rencontre intellectuelle avec Maistre. Les premiers ouvrages
de Ballanche – Du sentiment considéré dans son rapport avec la littérature et
les arts (1801) et les nouvelles Inès de Castro (1811) et Antigone (1814) –
l’avaient établi comme un traditionaliste conventionnel. Cependant
la lecture des Considérations sur la France en 1814 l’ont fait changer de
perspective. Il y répond en rédigeant l’Essai sur les institutions sociales
(1818), par lequel il continue à défendre le conservatisme religieux, tout
en le mitigeant de progressisme. Soutenant le « sentiment » divin contre
« une certaine raison publique » que les contemporains mettent en valeur
comme la vraie source des institutions1, il souligne le perfectionnement
incessant de l’humanité2, le progrès spirituel, et la primauté spirituelle
de la France en Europe3 – des thèmes qui sont ceux de la philosophie
maistrienne de l’histoire.
Cependant l’Essai sur les institutions sociales préoccupe Maistre. Quand
Ballanche le lui envoie, Maistre le remercie, mais lui reproche aussi
d’avoir laissé « l’esprit révolutionnaire » pénétrer « un esprit très bien
fait et un cœur excellent » pour produire « un ouvrage hybride, qui
ne saurait contenter en général les hommes décidés d’un parti ou de
l’autre4 ». L’Essai, explique Maistre, révèle son caractère révolutionnaire
jusque dans les expressions qu’il emprunte à la gauche (l’« émancipa-
tion de la pensée ») et surtout à Condorcet (« la marche progressive de
l’esprit humain »). Ne se laissant pas décourager, cependant, Ballanche
continue de se définir contre le Savoyard. Maistre est l’écrivain le plus
abondamment cité dans les volumineux Prolégomènes (1827) de son
1 Ballanche, Essai sur les institutions sociales considérées dans leurs rapports avec les idées nouvelles
[1818], Georges Navet (éd.), Paris, Fayard, coll. « Corpus des œuvres de philosophie en
langue française », 1991, p. 22-23.
2 Glaudes, « Ballanche », dans Dictionnaire Joseph de Maistre, p. 1130.
3 Ballanche, Essai sur les institutions sociales, p. 25.
4 Maistre à Ballanche [s.d.], dans Charles Huit, La vie et les œuvres de Ballanche, Lyon, Vitte,
1904, p. 50-51.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 317

ouvrage principal et inachevé, la Palingénésie sociale – composée des essais


L’homme sans nom (1820), Orphée (1829), La vision d’Hébal (1831) et La
ville des expiations (écrite dans les années 1830). Condamnant Maistre
avec enthousiasme, mais le louant aussi comme « ce grand homme de
bien », « ce beau génie1 », « ce vertueux citoyen d’une cité envahie par
la solitude2 », les Prolégomènes attestent à la fois l’amour et la haine que
leur auteur éprouve pour les écrits maistriens.
L’homme sans nom, conte que Ballanche publie un an avant que
ne paraisse l’Éclaircissement, résume sa théorie de la souffrance. C’est
l’histoire d’un conventionnel régicide qui, se repentant de son vote, s’en
va vivre à la campagne, où personne ne le connaît, et où il s’abstient de
toute compagnie humaine, et ne lit aucun livre sauf la Bible. Un jour,
« l’homme sans nom » confesse finalement la culpabilité qui l’oppresse
à un promeneur qui a trouvé sa retraite. Il explique que sa souffrance
expie son crime ainsi que ceux de l’humanité, et que son histoire trans-
met la connaissance de l’initiation, aidant l’humanité à revenir à Dieu à
travers le temps. La triade chrétienne de la chute, de l’expiation et de la
rédemption, présente aussi dans l’histoire tripartite des saint-simoniens
et dans la vision maistrienne de l’histoire, est la structure profonde des
contes de Ballanche3.
L’ex-conventionnel se sent doublement coupable d’avoir « prévariqué »
et condamné son roi-père innocent4. À l’heure du vote, il incarne ainsi
l’anti-victime hypocrite de l’Éclaircissement et les révolutionnaires des
Considérations sur la France, asservis par la Révolution qu’ils croient mener.
Le Louis XVI qu’il décrit est aussi un bouc émissaire parfaitement doux
qui ressemble au Louis XVI des Considérations sur la France :
Il donne sa vie à son pays comme condition de la naissance d’un monde nou-
veau. La France pardonnée, et qui plus tard expiera par les longues guerres de
la Révolution et de l’Empire, est rachetée. Elle n’a besoin d’aucune nouvelle
épreuve ni d’aucun nouveau châtiment. Elle a droit de conserver le monde
moderne enfanté au prix du sang de Louis XVI5.

1 Ballanche, Prolégomènes, Essais de palingénésie sociale, Paris, Jules Didot, 1827, p. 204.
2 Ibid., p. 210.
3 Joseph Buche, L’école mystique de Lyon, 1776-1847, Lyon, A. Rey, 1935, p. 152.
4 Pour une interprétation de l’exécution de Louis XVI comme un parricide, voir Lynn
Hunt, The Family Romance of the French Revolution, Berkeley (Californie), University of
California Press, 1992.
5 Buche, L’école mystique de Lyon, p. 58.
318 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Comme Maistre, Ballanche croit que l’exécution de Louis est un sacri-


fice efficace, l’épisode central d’une histoire humaine entraînée par des
victimes-initiateurs, comme Jeanne d’Arc, qui ouvrent des âges nou-
veaux. Dans l’avenir, l’histoire et l’épopée s’uniront1, et ces individus
extraordinaires seront les seuls protagonistes de la poésie épique, qui
répandra les connaissances sur l’initiation, inspirant aux élites spirituelles
le sens du sacrifice salvifique.
« L’homme sans nom » possède la vision symbolique aigüe des hommes
de désir de Saint-Martin2. Il est un prophète, un être extraordinaire
qui possède « la faculté de voir ce qui sera dans ce qui est » et qui peut
même « [participer] déjà de l’existence future3 ». Se rappelant l’exécution
du roi, il dit :
Immobile, les yeux fixés, j’avais vu l’un des bourreaux couper les cheveux
de l’auguste victime, mais je ne vis point la tête de mon roi tomber sous
le fer du supplice. Un bandeau de lumière s’étendit en ce moment sur mes
yeux éblouis et changea à l’instant du sacrifice en une apparition céleste.
Je n’entendis ni ce que dit le bourreau en présentant la tête au peuple, ni
le sinistre cri de triomphe qui, m’a-t-on assuré, s’éleva tout seul du sein
d’un morne silence4.

C’est une scène inspirée par Maistre. « L’homme sans nom » continue :
« Le lendemain de ce jour, Joseph de Maistre écrivait ceci : ‘Il peut y
avoir eu dans le cœur de Louis XVI tel mouvement, telle acceptation
capable de sauver la France’. Ce mouvement avait eu lieu dans le cœur
de l’auguste victime, et pour entrer dans le sens de Joseph de Maistre,
je dirai que ce dévouement sublime suffisait à racheter la France ». Mais
« l’homme sans nom » observe aussi que « l’âme humaine rachetée
universellement est obligée à se racheter individuellement ; le rachat
universel ne pénètre dans les âmes que par les douleurs individuelles,
par les regrets expiatoires des victimes sans nom qui lèguent à l’humanité
les énergiques vertus de la promotion reconquise5 ».

1 Ballanche anticipe ici le Vigny de La bouteille à la mer et se sépare d’Eckstein, pour qui
la poésie épique caractérise les époques des rois, et non les époques des peuples qui
commencent.
2 Bowman, « Illluminism, Utopia, Mythology », p. 84.
3 Ballanche, Prolégomènes, p. 192.
4 Ballanche, Antigone. L’homme sans nom, Paris, H.-L. Delloye, 1841, p. 256.
5 Ibid., p. 256-257.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 319

Ce prophète que la douleur tire au-dehors du temps et rend spiri-


tuellement perspicace, sera plus tard incarné par le personnage principal
de La vision d’Hébal (1831), qui voit toute l’histoire humaine passer
devant ses yeux avant d’expirer exténué par le chagrin que lui cause
la vue de tant de souffrance. Prophète à la Maistre, Hébal vit les évé-
nements historiques avec une intense rapidité. Cependant les éclairs
fragmentaires et mystérieux qui caractérisent la prophétie maistrienne
sont remplacés dans son cas par une perception si rayonnante de clarté
qu’elle tue. Tout au long de la Palingénésie, la divination douloureuse
contribue au processus d’expiation qui, comme le découvre Hébal,
est la constante de l’histoire et la raison pour laquelle cette histoire
marche régulièrement vers une double liberté – la liberté d’institutions
justes que l’on peut dire libérale, et la liberté que l’on qualifiera
conservatrice de triomphe personnel sur les passions. À l’origine, le
prophète de Ballanche est une victime expiatoire qui forme et puri-
fie la société – comme Thamyris, le poète aveugle et le disciple des
Muses dans Orphée, dont la narration des mythes civilise Évandrus et
le peuple étrusque naissant.
Écrivain-prêtre romantique, Ballanche se voit comme un prophète
doué pour la découverte des mythographies initiatiques. Il déclare qu’il
a « [pénétré] le plus possible dans les entrailles mêmes des croyances1 »,
réinventant le mythe d’Orphée comme une pédagogie selon laquelle « la
douleur est la loi progressive de l’univers, » et où les vies des individus
extraordinaires reflètent et nourrissent celles de l’humanité. « [O]ui »,
dit-il, « j’ai plus que Virgile, incomparablement plus, le sentiment de
ces choses que j’oserai appeler divines », ajoutant pour se justifier :
« [e]t qui croirait en moi, si je n’y croyais pas moi-même2 ? » Doué de
la capacité de souffrir par ce qu’il voit, Ballanche est à la fois poète-
prophète initiateur et victime chrétienne.
Ballanche croit qu’un nouveau clergé, mû par l’esprit de la divination,
apparaîtra dans l’avenir. Hybrides d’hiérophantes et de prêtres, célébrants
d’une nouvelle religion qui mêlera le christianisme aux autres religions
du monde, ces « chefs de l’avenir » diffuseront la promesse évangélique
du progrès3. Ils seront les hérauts de l’égalité spirituelle qui, de moins
1 Ballanche, Essais de palingénésie sociale. Orphée, Paris, Jules Didot, 1829, p. 46.
2 Ballanche, Prolégomènes, p. 77-78.
3 Glaudes, « Ballanche », p. 1131.
320 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

en moins victimisés, révèleront à tous la connaissance de l’initiation, leur


permettant d’interpréter et de canaliser la douleur continue qui est le
lot commun de l’humanité – la « maladie » prophétique que Les soirées
décrit comme le don natif et souvent obscurci de l’humanité. Ballanche
espère que sa poésie et sa philosophie aideront à établir la doctrine du
clergé de l’avenir, qui n’est autre que la troisième révélation de Herder et
de Maistre, mais dont le contenu est explicitement expiatoire, progressif,
pélagien : « le perfectionnement successif, l’épreuve selon les temps et
les lieux, et toujours l’expiation ; l’homme se faisant lui-même, dans son
activité sociale comme dans son activité individuelle : n’est-ce point ainsi
que l’on peut caractériser la religion générale du genre humain, dont les
dogmes plus ou moins formels, plus ou moins obscurcis, reposent dans
toutes les croyances1 ? »
La pénitence de masse serait nécessaire pour préparer la réception
de ces enseignements. À mesure que des monuments d’expiation sur-
gissaient dans Paris, Le livre des cent-et-un (1832) de l’ami de Ballanche
Charles Nodier (1780-1844) imagine une nouvelle capitale, une « ville
des expiations » dont les péchés politiques et religieux seraient blanchis
en étant sculptés minutieusement dans la pierre. C’est l’époque où
Ballanche écrit La ville des expiations, la description poétique d’une
prison de l’avenir. Accueillant des bénévoles innocents qui éduque-
ront et seront éduqués par des criminels2, cette prison paradisiaque
épargnera la vie de ses habitants et leur apprendra la charité et la
solidarité du christianisme, qui est la religion de l’humanité3 et sa
seule loi morale4. Les rejetés seront régénérés, tandis que leur code
de comportement, divinement institué comme tous les codes sociaux,
« [ajoutera] à l’intensité du sentiment moral5 » et contribuera à ter-
miner la douloureuse épreuve d’une immense transformation que
Ballanche, comme plusieurs de ses contemporains, croit que la société
de son temps traverse.
Confrontée à cette vision de fraternité avec des criminels, la théo-
rie maistrienne du sacrifice semble à Ballanche comme la dure loi de

1 Ballanche, Prolégomènes, p. 10.


2 Ballanche, La ville des expiations, Paris, H. Falque, 1907, p. 40.
3 Ballanche, Orphée, p. 45.
4 Ballanche, La ville des expiations, p. 45.
5 Ibid., p. 47.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 321

l’Orient1 et du Vieux Testament2, une promotion du pouvoir politique


brutal3 :
Ne soyons pas étonnés si, encore à présent, depuis la promulgation de la loi de
grâce, M. de Maistre a continué à ne connaître, pour le monde, d’autre salut
que le salut par le sang. Au dix-neuvième siècle de cette loi de grâce, inspiré
encore par le génie redoutable du châtiment et de la peine, il a osé peindre
le bourreau comme l’horreur et le lien de l’association humaine. « Otez du
monde, et c’est en frémissant que je trace de telles expressions, ôtez du monde
cet agent incompréhensible, dans l’instant même, l’ordre fait place au chaos,
les trônes s’abyment, et la société disparaît ». Ne soyons point étonnés si le
fléau de la guerre est une des terribles harmonies du monde social ; car il
nous apprendra qu’il y a dans le sang humain répandu sur la terre, une vertu
secrète, une vertu d’expiation.
Juste ciel ! faudra-t-il donc rétrograder jusqu’aux jours des sacrifices
sanglants4 ?

Ballanche écrit qu’il est d’accord avec Maistre sur les temps anciens,
mais non sur les modernes, parce que « [l]’individualité est un progrès ;
la solidarité rigoureuse, telle que l’entend M. de Maistre, est une sorte
de panthéisme qui anéantit le moi moral5 ». L’interprétation est injuste,
ignorant l’individualisme au cœur des théories maistriennes de la liberté,
du sacrifice et de la prière, avec leur insistance sur la fortification de
la volonté. Mais Ballanche n’hésite jamais à peindre Maistre comme
« [l]’homme des doctrines anciennes, le prophète du passé », dont les
écrits, « pleins de verve, d’originalité, de véritable éloquence, de haute
philosophie, attestent l’énergie dont fut douée cette civilisation qui se
débat encore dans sa douloureuse agonie6 ». « [C]ette civilisation » évoque
à la fois l’Ancien Régime, la société de l’Israël ancien et le despotisme
oriental. Ces trois sociétés se ressemblent, car elles sont toutes trois des
antithèses de la Révolution française gouvernées par la volonté « patri-
cienne ». Cette dernière, quoique abusive, institua l’individualisme et
marqua le passage final du christianisme de la sphère religieuse aux

1 Ibid., p. 16.
2 Ibid., p. 155.
3 Ballanche, Prolégomènes, p. 201.
4 Ibid., p. 212. Sur la conviction de Ballanche que le christianisme avait rendu obsolètes
les sacrifices sanglants, voir McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 88.
5 Ballanche, La ville des expiations, p. 22.
6 Ballanche, Prolégomènes, p. 204-205.
322 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

sphères politique et civile1. Persévérant dans cette voie, la société de la


nouvelle aube éprouvera l’intensification de la liberté « plébéienne » et
de l’individualité – ainsi que la généralisation, et la dissolution finale,
de la prophétie.
Au contraire de Maistre et de Comte, Ballanche ne décrit pas la
relation du moi et de l’histoire comme dépendant de l’action, avec les
individus qui, ou bien déchaînent la violence désordonnée ou bien aident
à terminer l’histoire par le sacrifice. Il s’intéresse plutôt à la perception de
l’histoire par les individus inactifs et souffrants. En ce sens, il reflète la
pensée d’Antoine Blanc de Saint-Bonnet (1815-1880), un autre lecteur
de Maistre et membre lui aussi de l’école de Lyon qui théorise la douleur
comme émanation de la passivité. À l’instar de Ballanche, Saint-Bonnet
croit que la douleur rend possible le progrès parce qu’elle élargit l’âme.
Elle crée des génies et des poètes et elle est particulièrement bien connue
des grands hommes :
Celui qui a lu attentivement l’histoire des grands hommes, peut dire qu’ils
n’ont su parfaitement qu’une chose, la douleur. Leur âme, plus profonde,
contenait-elle donc la vie à plus haute dose ? Byron fait dire au Dante :
« C’est le sort des esprits de mon ordre d’être torturés pendant leur vie,
d’user leur cœur, et de mourir seuls ». Et Dante fit lui-même cette belle
remarque : « Plus une chose est parfaite, plus elle sent le bien et aussi la
douleur ». La douleur, conduisant l’homme plus avant dans l’être, conduit
aux grandes choses2.

C’est pour cela, ajoute Saint-Bonnet, qu’« [i]l n’y a rien de bon au monde
comme les saints et les vieux soldats3 ». Ceux-ci ont « des âmes fermes
et généreuses », car « [p]ersonne n’est entré plus avant dans l’amour que
celui qui a vu plusieurs fois la mort, en ces heures solennelles où le moi
apporte son abdication4 ». De là, note Saint-Bonnet5, le mot du Sénateur
dans le septième entretien des Soirées : « le métier de la guerre, comme
on pourrait le croire ou le craindre, si l’expérience ne nous instruisait
pas, ne tend nullement à dégrader, à rendre féroce ou dur, au moins
celui qui l’exerce : au contraire, il tend à le perfectionner. L’homme le

1 Ibid., p. 24.
2 Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur, 3e édition, Paris, V. Palmé, 1878, p. 35.
3 Ibid., p. 39.
4 Ibid., p. 38.
5 Ibid., p. 39n.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 323

plus honnête est ordinairement le militaire honnête ». Avec l’exemple


du soldat, Maistre démontre non seulement que la souffrance volon-
tairement acceptée mène à Dieu, mais qu’elle possède une dimension
rationnelle et sociale. Saint-Bonnet fait dire à Maistre : « Le soldat est si
noble qu’il ennoblit ce qu’il y a de plus ignoble, en exerçant sans avilir
les fonctions de l’exécuteur1 ».
Cependant Saint-Bonnet est plus orthodoxe que Ballanche qui, plus
proche de Maistre, insiste sur le salut par l’histoire et la régénération
sociale par le sacrifice. Le Christ provoque le progrès moral en donnant
des nouvelles lois au sacrifice, en remplaçant les sacrifices sanglants de
l’Antiquité par les sacrifices non sanglants, quotidiens, moraux des temps
médiévaux et modernes. Pourtant, comme nous l’avons vu plus haut,
Ballanche insiste que Maistre n’a pas discerné ce fait – bien que ce soit
un des arguments essentiels de l’Éclaircissement – et qu’il a voulu instituer
à nouveau les sacrifices sanglants. Aussi, Ballanche accuse Maistre de ne
pas avoir compris que « la peine du crime ne peut effacer le crime qu’à
la condition que le criminel accepte la peine2 » – bien que la capacité
d’acceptation définisse la victime maistrienne. À la fin, dit Ballanche,
« les disciples de Maistre seront obligés de se réfugier dans la pensée qu’il
restera toujours une veine de sang humain ouverte, celle de la guerre3 ».
La cause en est, selon Ballanche, que Maistre a compris le christianisme
« non plus [comme] le signe vivificateur de l’affranchissement, mais
[comme] le signe silencieux du pouvoir sacré4 ». Interprétation discu-
table : comme on l’a vu dans les troisième et sixième chapitres, Maistre
a exercé une influence originale en soutenant que le christianisme était
la religion de la liberté sociale – pour les esclaves, pour les femmes, et
pour les individus en général, puisqu’il les a affranchis de leurs propres
passions comme de celles d’autrui.
Vers la fin de sa vie, Ballanche écrit un article pour une encyclopédie
catholique qui, faisant écho à l’Éclaircissement, ramène l’Eucharistie à la
philosophie de l’histoire. Il décrit la messe comme le symbole vivant de
la transformation de l’humanité à travers l’évolution sociale, la source

1 Ibid. Sur la dette de Saint-Bonnet à l’égard de Maistre, voir aussi Glaudes, « Blanc de
Saint-Bonnet », dans Dictionnaire Joseph de Maistre, p. 1138.
2 Ibid., p. 175-176.
3 Ibid., p. 230.
4 Ibid., p. 211.
324 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

vivante de connaissance, le moteur de l’histoire qui transmet tous les


sacrifices des religions du monde, et tous les dogmes qui expliquent
l’humanité :
Le dogme eucharistique de la présence réelle, selon lequel la victime a été
immolée depuis le commencement, est une loi cosmogonique, c’est-à-dire
une des lois en vertu desquelles le monde existe. Tous les sacrifices dans
les autres religions en sont des prophéties et des symboles. L’Eucharistie est
l’image mystique et vivante du dogme perpétuel de la transformation de
l’humanité par l’évolution sociale. Elle contient les dogmes de la Chute, de
la réhabilitation, et de la médiation qui seuls expliquent l’humanité. Sans
ces doctrines, aucune philosophie de l’histoire n’est possible parce qu’une
philosophie de l’histoire ne peut être autre chose que l’exposition de la nature
de l’humanité […] Du fait que la présence réelle est le dogme chrétien par
excellence, il s’ensuit que l’Église, qui seule admet le dogme perpétuel de
l’amour, est incontestablement le dépositaire de la tradition chrétienne […]
seule l’Église […] est capable de produire l’évolution du catholicisme. Les
doctrines cosmogoniques gouvernent le monde moral, et puisque le monde
moral comprend le monde intellectuel, qui à son tour comprend les lois du
monde matériel, le monde intellectuel et les lois du monde matériel sont aussi
gouvernés par les doctrines cosmogoniques1.

Ayant toujours de la peine à mettre en avant l’action, Ballanche pro-


pose un lien entre le sacrifice et l’histoire qui est de nature exclusi-
vement épistémologique : l’Eucharistie stimule le progrès non parce
qu’elle encourage le sacrifice, mais parce qu’elle permet de connaître
la nature humaine, et donc de diriger l’histoire. C’était une variation
sacrementelle de l’argument de Maistre dans les essais sur Rousseau,
selon lequel l’histoire est l’expression du développement de la nature
humaine ; ainsi que de la croyance, largement répandue à l’époque,
que les faits religieux contribuent au perfectionnement de la société.
En parlant d’« initiation », Ballanche, de son côté, ne voulait pas dire
autre chose.

1 McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 410-411, résumé de Ballanche, « Sur le point de


vue catholique de l’encyclopédie », Bibliothèque municipale de Lyon, MSS 1806-1810,
dossier 19.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 325

MULTIPLIER LES PRÊTRES, GÉNÉRALISER LE SACRIFICE,


SANCTIFIER LA SOCIÉTÉ

L’Eucharistie devenue moteur de l’histoire, la théologie du sacrifice


servait la réforme institutionnelle dans une Église toujours plus dépen-
dante de l’engagement laïc. Une dévotion croissante au Saint Sacrement
à travers l’empathie avec Jésus comme victime était à la fois un moyen
d’inviter les laïques dans un espace auparavant occupé exclusivement
par le clergé, et d’inverser la Révolution en adorant le Christ-Agneau,
l’ultime victime innocente.
Nous manquons, cependant, de sources théologiques pour la première
moitié du siècle, quand les chrétiens s’occupaient de réorganiser l’Église
plutôt que d’innover en théologie1. Bautain excepté, les maîtres spiri-
tuels qui devinrent éminents en France au xixe siècle ne s’occupèrent
de spéculation religieuse qu’après 18502. Cependant, on peut recueillir
quelques aperçus sur la théologie sacrificielle de la première partie
du siècle dans les ouvrages de Sylvain-Marie Giraud (1830-1885), le
général de la mission de La Salette. Bien qu’il ait publié surtout dans
les années 1860-1880, la pensée victimale de ses années de maturité est
celle qu’il a apprise dans le séminaire de sa jeunesse, et le point focal
de sa retraite avant son ordination.
Les ouvrages principaux de Giraud – Prêtre et hostie (1885), De l’union
à Notre-Seigneur Jésus-Christ dans sa vie de victime (1870), De l’esprit et
de la vie de sacrifice dans l’état religieux (1873), Immolation et charité dans
le gouvernement des âmes (1876) – traitent tous du lien entre le progrès
spirituel et le sacrifice du Christ ; et même ceux dont le titre n’évoque
pas le sujet – comme De la vie d’union avec Marie (1864) – présupposent
l’identité du christianisme avec le sacrifice de soi. Pour Giraud, « la
vie de victime n’est autre en réalité que la vie chrétienne, vie surna-
turelle que nous avons reçue au baptême et que nous devons chaque

1 Michel de Certeau, Jacques Fontaine, Edmond-René Labande, Jacques Le Brun, Jean


Leclercq, Jacques Lewis, Jean-Pierre Massaut, Jean Orcibal, Francis Rapp, André Rayez,
Pierre Riché, Histoire spirituelle de la France. Spiritualité du catholicisme en France et dans les
pays de langue française des origines à 1914, Paris, Beauchesne, 1964, p. 289.
2 Ibid., p. 349.
326 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

jour fortifier, développer et perfectionner en nous par notre fidélité à la


grâce actuelle1 ». Les sources de Giraud sont baroques : il cite beaucoup
Charles de Condren (1588-1641) et Jean-Jacques Olier (1608-1657). Mais
au contraire d’eux, il historicise le sacerdoce, racontant comment, depuis
ses humbles commencements chez Adam, le sacerdoce a graduellement
gagné l’approbation divine et un statut communautaire, servant pour
finir à annoncer et incarner la mission du Christ aux Hébreux :
Enfin, quand le Seigneur voulut se donner un peuple particulier, qui serait
le gardien des promesses, et dont toute la vie serait comme une prophétie et
une figure du Messie et de son Eglise, il y eut un Sacerdoce authentiquement
établi par la volonté et par l’ordre de Dieu, et solennellement consacré à son
culte. […] Depuis lors, ce Sacerdoce apparut entouré d’une magnificence
incomparable2.

Le sacerdoce atteint son apothéose avec le Christ, « le seul et unique


Prêtre du Père », dont la mission est entièrement comprise dans son
double rôle de victime et d’immolateur, « lorsqu’il a offert volontaire-
ment son Sacrifice sanglant3 ». Depuis l’avènement du christianisme,
l’Eucharistie a fourni un moyen d’union avec le Christ prêtre-victime ;
et le baptême a donné à chaque chrétien la mission même du Christ :
« tout chrétien est prêtre […], afin de s’offrir lui-même en victime, en
union avec le Sacrifice de Jésus-Christ, devant la majesté du Père […]
Cette grâce sanctifiante est foncièrement une grâce de victime4 ». La
transformation du sacrifice par le Christ permet à Giraud de rendre la
prêtrise plus accessible aux laïcs, comme Maistre avait fait en déclarant
que l’accomplissement de « versions diminuées » du sacrifice du Christ
est la prérogative de tout chrétien. Mais au contraire de Maistre, Giraud
demeure strictement orthodoxe, ne laissant jamais entendre que le
sacrifice chrétien soit un moyen de développement communautaire ou
ecclésiologique à travers le temps.

1 Giraud, De l’union à Notre-Seigneur Jésus-Christ dans sa vie de victime. Traité de l’esprit et de la


vie de victime considérés comme fondement et caractère essentiel de la vie chrétienne, suivi de divers
sujets relatifs à la perfection de la vie chrétienne [1870], 8e édition, Paris, Gabriel Beauchesne
et fils, 1932, p. xxiv.
2 Giraud, Prêtre et hostie : Notre-Seigneur Jésus-Christ et son prêtre considérés dans l’éminente
dignité du sacerdoce et les saintes dispositions de l’état d’hostie, Paris, 1885 (2 vol.), t. I, p. 50.
3 Ibid., p. 53.
4 Ibid., pp. xxiv-xxv.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 327

Les mennaisiens prêchent aussi la sécularisation des fonctions du


sacerdoce. Gerbet parle d’« une nouvelle carrière de charité, qui s’ouvre
devant le sacerdoce, ou plutôt devant tout chrétien, car tout chrétien
est prêtre pour accomplir le sacrifice de la charité1 ». Ce qui importe
maintenant c’est que les pouvoirs salvifiques du sacrifice semblent être
plus que jamais à la portée de tous. L’idée de l’Éclaircissement selon
laquelle la soumission volontaire est le moteur du progrès moral collectif
se répand largement à une époque où la distance entre le prêtre et le
chrétien laïc diminue, dans la mesure où tous les deux peuvent générer
l’histoire en offrant des sacrifices. Le besoin que l’Église a des laïques se
traduit dans une spiritualité plus démocratique qui rappelle celle que
Ballanche envisage pour l’avenir, quand les plébéiens deviendront des
prophètes-initiateurs qui – tant que l’histoire serait nécessaire à faire –
la feront en se dotant des pouvoirs sacerdotaux.
Le désir catholique d’élever le sacerdoce et de laïciser les fonctions
sacerdotales reflétait et encourageait l’impulsion, répandue parmi les
intellectuels, de sanctifier la société pour faire progresser l’histoire.
Saint-Simon avait été parmi les premiers à l’exprimer. Il concevait un
sacerdoce ou « Concile de Newton » hiérarchiquement organisé en douze
savants ou apôtres, et neuf écrivains et artistes, qui s’en remettraient à
lui en tant que pape. Imitant son maître, Comte avait aussi imaginé un
sacerdoce philosophique pour la société de l’avenir qu’il gouvernerait
pontificalement. Les prêtres positivistes seraient aussi peu nombreux que
possible, afin de « réaliser le rare concours de qualités, intellectuelles
et morales, qu’exige le sacerdoce de l’Humanité2 ». Ils seraient tendres,
aimants et généreux ; honnêtes et énergiques ; connus comme philosophes
ou poètes, puisqu’on exerce son influence sur les autres plus sûrement à
travers la poésie et la philosophie. Ils seraient tenus de se marier, « afin
de subir dignement les influences affectives3 » ; mais leur « renonciation
à la richesse [devait] être complétée par l’entière gratuité de [leurs] actes
quelconques, qui, n’entraînant jamais des consommations spéciales, ne
sauraient comporter un salaire, destiné toujours à remplacer les maté-
riaux du travail4 ». Les prêtres seraient des psychiatres, des médecins

1 Gerbet, Conférences de philosophie catholique, p. 222.


2 Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 253.
3 Ibid., p. 255.
4 Ibid., p. 71.
328 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

et des directeurs de conscience, soignant le corps et l’âme pour réaliser


l’unité des deux1. Ils tendraient à contrarier la tendance moderne vers
« l’analyse dispersive » en dirigeant la spéculation vers des buts pra-
tiques2 ; et ils prononceraient l’excommunication sociale quand elle
serait nécessaire à l’accomplissement de leurs desseins3. Par dessus tout,
les prêtres seraient des professeurs : « Entre la constitution sacerdotale
et l’éducation universelle il existe une telle connexité que la première
ne saurait être nettement définie tant que la seconde ne se trouve point
assez déterminée4 ». Mais on ne permettrait pas aux prêtres d’enseigner
dans des écoles privées et on les découragerait d’écrire :
Afin de compléter la purification résultée de la renonciation aux héritages
quelconques, il importe que les prêtres de l’Humanité s’abstiennent de
tous les profits personnels que pourraient procurer leurs travaux. Chaque
service théorique doit toujours être public et gratuit. Il appartient à la classe
contemplative d’offrir aux autres l’exemple continu d’une sage modération
envers l’usage de la parole, de l’écriture, et surtout de l’imprimerie, dont
l’anarchie moderne a tant abusé. La plupart des notions usuelles doivent
se transmettre par une tradition active et muette, en réservant les livres
pour communiquer les perfectionnements réels des conceptions abstraites
et générales5.

Quand les « anomalies » apparaissent, « la sociocratie renvoie au sacer-


doce les natures incomplètes qui, faute d’énergie ou de tendresse, ne
sont aptes qu’à la science6 ». Comme Maistre, – et comme Rousseau
– Comte se méfie des connaissances spécialisées et de la parole écrite.
Il pense que ses contemporains écrivent trop7, et que l’écriture et
la lecture doivent être toutes deux modérées : « loin de développer
l’habitude de lire, [l’initiation encyclopédique] fait partout sentir
combien elle entrave la méditation, qui ne peut être vraiment aidée
que par l’inépuisable étude des chefs-d’œuvre poétiques, toujours
relatifs au problème humain8 » – ces classiques, comme l’Imitation,

1 Ibid., p. 75.
2 Ibid., t. III, p. 207.
3 Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 235.
4 Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 252.
5 Ibid., p. 258.
6 Ibid., p. 73.
7 Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 396.
8 Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 269.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 329

que Comte inclut dans la Bibliothèque Positiviste, et qu’il médite en


permanence. « Le véritable positiviste pourra, même dans le clergé,
réduire sa bibliothèque à cent volumes1 ».
« Loin, donc, de développer la discussion, l’instruction positive sys-
tématise la soumission2 ». Dans le cas des prêtres, ce système produit
à la fois les membres de la société les plus doux, les plus dépendants,
et les plus influents, selon l’enseignement de l’Évangile que dans le
Royaume de Dieu, les derniers seront les premiers3. Le pontife posi-
tiviste accomplit leur condition : « Ce noble contraste entre la dépen-
dance et l’ascendant est surtout prononcé chez le pontife universel,
qui, simple citoyen de la métropole humaine, avec un traitement
inférieur au revenu du moindre banquier, obtient partout une libre
prépondérance4 ». À l’occasion, les prêtres positivistes, de même que
les vrais positivistes, deviendront des acteurs capables d’« améliorer
notre situation et surtout notre nature5 », d’achever l’histoire par
l’application constante de connaissances générales et par la pratique
universelle des rituels et du sacrifice.
Les longues études qui conduisent au sacerdoce indiquent cependant
que Comte s’oppose à la démocratisation de la spiritualité qui touche
l’Église catholique à son époque, et que Ballanche a transmise aux saint-
simoniens. Étendant cette formation sur plusieurs décennies, Comte
« ésotérise » la connaissance spirituelle et rend la société positiviste
fortement hiérarchique du point de vue religieux. Sa religion s’attache
donc les individus en leur imposant une longue transformation intérieure,
et elle aurait peut-être survécu si le pape du positivisme avait pu établir
une succession apostolique avant de mourir. C’est ce qu’on pense quand
on compare la religion de Comte à la spiritualité plus égalitaire de ses
rivaux saint-simoniens.

1 Ibid., p. 269.
2 Ibid., p. 272.
3 Marc 10 :31.
4 Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 258.
5 Ibid., p. 272.
330 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

L’EXCEPTION SAINT-SIMONIENNE

Les saint-simoniens faisaient grand cas de leur « hiérarchie sacer-


dotale, » qui se composait des « PRÊTRES, des THÉOLOGIENS et
des DIACRES1 » dont la mission était d’éduquer la société. Dans ce
sens, le sacerdoce de la « religion positive » des saint-simoniens était
conventionnel ; mais Barthélemy Prosper Enfantin (1796-1864) le
rendit bientôt controversé en annonçant que le véritable prêtre saint-
simonien était un couple. Pour celui qui portait le titre impression-
nant de « Père Suprême », ni l’individu social ni le prêtre n’étaient
homme ou femme, mais la fusion de l’homme et de la femme. Au
commencement du saint-simonisme, Enfantin et Bazard, l’autre Père
Suprême, signaient de leurs deux noms accolés : « Bazard-Enfantin ».
Préparation imparfaite du couple pontifical. De là l’appel d’Enfantin
à la femme après le départ de Bazard. De là aussi sa quête jusqu’au
Levant et l’Égypte de la nouvelle Messie qui lui donnerait l’enfant
Jésus du saint-simonisme. C’était l’aube capiteuse du romantisme
féministe, quand les socialistes s’emparaient de la dévotion mariale
et la refaçonnaient pour leurs propres cultes2.
Enfantin et les saint-simoniens avaient bu à longs traits à la source
traditionaliste. Matérialistes au début, ils devinrent religieux après la
lecture de la Palingénésie sociale de Ballanche – comme Enfantin lui-
même l’apprit à Ballanche dans une lettre de 18293. Ils empruntèrent
aussi généreusement, et directement, à Maistre. « [ J]e vous engage de
nouveau », écrivait Eugène Rodrigues à ses compagnons, « à lire et à
méditer tous les ouvrages de M. de Maistre ; je vous recommande surtout
Les soirées de Saint-Pétersbourg, et l’Éclaircissement sur les sacrifices, qui y est

1 Eugène Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique [1829], 4e édition, Paris, Bureau du
Globe, 1832, p. 204.
2 Plongeron, « Le christianisme comme messianisme social », p. 896-899. Sur le féminisme
des socialistes romantiques, voir aussi Naomi Andrews, Socialism’s Muse : Gender in the
Intellectual landscape of French Romantic Socialism, Oxford, Lexington, 2006.
3 A.J.L. Busst, « Ballanche and Saint-Simonianism », Australian Journal of French Studies, 9,
1972, p. 290-291. Sur le lien entre Ballanche et les saint-simoniens, voir aussi Antoine
Picon, Les saint-simoniens : raison, imaginaire et utopie, Paris, Belin, 2002, p. 61 ; Reardon,
Liberalism and Tradition, p. 57 et George, Pierre-Simon Ballanche, p. 125.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 331

annexé. Ce dernier opuscule est un ouvrage capital1 ». Les saint-simoniens


feraient, comme nous verrons, un usage de l’Éclaircissement qui aurait
épouvanté son auteur ; cependant l’influence du livre sur leur pensée
n’en demeurait pas moins considérable. La Correspondance philosophique
et religieuse (1847) d’Enfantin fait davantage référence à Maistre qu’à
Saint-Simon lui-même ; tandis que sa prose sacerdotale emprunte à Saint-
Simon autant qu’à Maistre : les déclamations millénaristes y alternent
avec des passages inspirés du style de la conversation ; et parsemés de
majuscules et italiques.
En matière de religion, Maistre est le complément saint-simonien
de Saint-Simon. Le père du socialisme industriel avait nommé l’élite
sacerdotale dont les connaissances sans secondes montreraient la voie
vers la nouvelle aurore ; et Maistre détaillait la relation entre l’action du
sacerdoce et l’avenir, désignant la prière, la prophétie et le rituel comme
les moyens d’améliorer la société. La combinaison Maistre-Saint-Simon
explique pourquoi les socialistes industriels ont insisté sur le sacerdoce,
étant donné la corrélation négative qui existait à l’époque entre les taux
d’ordination et les niveaux d’industrialisation2. En devenant prêtres, les
saint-simoniens tâchaient de neutraliser les inégalités et la démoralisation
créées par les échanges économiques.
Quant à la pensée sacerdotale des saint-simoniens, c’est une subversion
paradoxale de tous les précédents. Bien que la religion doive garantir
« un sentiment fort, sincère et actif, à la différence du rationalisme et à sa
supposée stérilité », et bien qu’ils se comportent comme une secte – leur
retraite à Ménilmontant, par exemple, rappelle les rites initiateurs décrits
par les anthropologues3 – Enfantin et ses disciples prennent consciemment
leur distance avec leurs modèles sectaires. N’ayant ni mystères ni révéla-
tion, ils ne professent qu’un Dieu vague et ne connaissent aucun diable
si ce n’est l’homme primitif4. Enfantin « reconnaît bien les “dualismes”
du monde, tels que l’opposition chair/esprit ou constance/inconstance (de la
nature humaine, notamment en amour), mais aucun de ces termes n’est
1 Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique, p. 164.
2 François-André Isambert, « Religion et développement dans la France du xixe siècle »,
Archives de sciences sociales des religions, 15, 15, 1963, p. 67-69.
3 Serge Zenkine, « L’utopie religieuse des saint-simoniens : le sémiotique et le sacré », dans
Études saint-simoniennes, Philippe Régnier (éd.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll.
« Littérature et ideologies », 2002, p. 35.
4 Ibid., p. 36-37.
332 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

privilégié, et le Père s’abstient de jugements de valeur : “notre foi […]


consiste dans l’HARMONIE et non dans la LUTTE des deux principes”1 ».
Il en résulte une situation sans précédent comme sans postérité. La
religion saint-simonienne sabote la religion elle-même. Répudiant la dualité
morale, elle repose sur une négation de la dichotomie du pur et de l’impur
qui est « la base profonde de tout culte religieux ». Les saint-simoniens
s’imposent une « tâche digne des alchimistes » : celle de « [f]aire de la
religion avec de la culture2 », ou, pour employer leurs termes, d’utiliser les
« méthodes artificielles et profanes » des âges critiques de l’histoire (car la
culture, pour eux, naît de la critique) pour créer l’âge final et organique.
Les saint-simoniens nient le fait que le sacrifice volontaire de soi-même
puisse être le moteur du progrès historique. Se rappelant l’observation
de Maistre que la « loi d’amour » avait enlevé au sacrifice son aspect
sanguinaire, ils renversaient cette observation pour soutenir que cette
même loi aboutirait à l’anéantissement du sacrifice lui-même comme
principe d’utilité sociale. « En abolissant les sacrifices humains », écri-
vait Rodrigues, Moïse « a déclaré […] que l’homme n’avait plus le droit
d’user de l’homme3 ». Enfantin va plus loin. Il annonce solennellement
que « la loi de sang est effacée, les jours du sacrifice sont finis, l’heure de
la COMMUNION D’AMOUR a sonné4 ». Plutôt que de contrôler et
canaliser la lutte perpétuelle entre le moi passionnel et le moi spirituel,
il propose d’y mettre fin par une négation pure et simple. C’était une
position remarquable. D’un côté, la croyance qu’un aspect de la réalité
peut être aboli simplement en déclarant qu’il l’est évoque la volonté
incantatoire de la religion. D’un autre côté, l’aspect qui doit être éliminé
est le fondement même de la religion.
Poussant encore plus loin le paradoxe, l’abolition enfantinienne des
dualités éternelles et nécessaires de la religion redonne à cette religion la
capacité de « relier » que lui confère le latin religio5. La tâche du prêtre
d’Enfantin est capitale :

1 Ibid., p. 37.
2 Ibid., p. 53.
3 Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique, p. 185.
4 Enfantin, « Enseignements », dans Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, précédées de deux
notices historiques et publiées par les membres du Conseil institué par Enfantin pour l’exécution de
ses dernières volontés, Paris, E. Dentu, 1865-1878 (47 vol.), t. XIV, p. 116.
5 Sur la signification de religio pour les saint-simoniens, voir Serge Zenkine, « L’utopie
religieuse des saint-simoniens », p. 33-60.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 333

Tout le problème social de l’avenir consiste […] à concevoir comment les appé-
tits des sens et les appétits intellectuels peuvent être dirigés, ordonnés, combinés
et séparés, à chaque époque de la civilisation humaine, selon les besoins
progressifs de l’humanité. Le PRÊTRE doit donc se proposer d’inspirer et
de diriger ces deux natures distinctes, jusqu’ici ennemies, de les diriger dans
un amour commun pour une destinée commune, en rapprochant sans cesse
la distance qui sépare ces deux natures, et en s’opposant de toute sa force, de
toute sa sagesse, de tout son amour, à ce que leur rapprochement ne donne
lieu à un combat, à un DUEL.
Voilà la politique, voilà le gouvernement de l’avenir1.

En fusionnant les « deux âmes » de Maistre, le prêtre saint-simonien


pouvait rassembler les deux types principaux de personnalités – celles
aux « sentiments intenses » et celles aux « sentiments profonds ». Toutefois
le prêtre n’accomplirait pas cette fusion à travers le mariage chrétien,
qui, en commandant « la fidélité », « l’éternité », condamnait souvent un
des partenaires à marcher « au sacrifice, au vrai sacrifice CHRÉTIEN, a
la mortification de la chair, au plus horrible supplice, à la plus hideuse
CROIX, et pourtant la conscience du PRÊTRE est pure2 ». Plutôt que
d’imposer des horreurs conjugales « sataniques, » et grâce à sa capacité
exceptionnelle d’amour et d’empathie, le prêtre saint-simonien devien-
drait l’agent de la dissolution de toutes les dualités. La lutte intérieure
n’existerait plus – en dépit de l’existence admise de Satan – parce qu’un
instrument extérieur mettrait fin au mal avant même qu’il éclose. Jadis,
les prêtres païens avaient demandé « un ennemi, une victime à sacrifier,
une HOSTIE, l’ÉTRANGER ; le prêtre chrétien avait aussi une hostie, un
sacrifice, un ennemi ». Désormais, annonce Enfantin, « [l]e jour du sacrifice
EXTÉRIEUR et INTÉRIEUR, matériel et spirituel, va finir, et avec lui la
guerre, l’esclavage, les castes privilégiées, la domination de la femme par
l’homme3 ». Rejetant l’abnégation et encourageant l’expression des indi-
vidualités, le prêtre saint-simonien deviendrait le médiateur du mélange
universel et harmonieux de l’humanité en une totalité finalement cohérente.

1 Enfantin, Réunion générale de la famille. Enseignements du Père Suprême, Paris, Librairie saint-
simonienne, 1832, p. 7.
2 Enfantin, « Enseignements », Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Paris, E. Dentu et
E. Leroux, 1865-1878 (47 vol.), t. XVII, p. 53.
3 Enfantin, « XVè article. Organisation religieuse. Le prêtre. L’homme et la femme »,
Économie politique et politique. Religion saint-simonienne. Articles extraits du Globe, Paris,
Bureau du Globe, 1831, p. 171.
334 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Il y avait toutefois un scandale : que le prêtre puisse accomplir son


ministère par des moyens sexuels. La « doctrine secrète » d’Enfantin
– celle qui poussa Pierre Leroux (1797-1821) à quitter la communauté –
prêchait la fin de l’hostilité entre les sexes et l’égalité restaurée entre eux
par des libertés comprenant l’intervention sexuelle de tiers et notamment
du prêtre. La stabilisation du mariage et de toute la vie sociale par ces
moyens pourrait affecter l’histoire, qui elle-même n’avait jamais été autre
chose « qu’une série d’interventions d’homme à homme, ou de peuple à
peuple1 », mais qui finirait maintenant grâce à ces interventions.
Étonnamment, Maistre réapparaît à nouveau, même dans ce contexte
où l’on attend le moins. Saint-Amand Bazard (1791-1832), qui fut
« Père Suprême » en même temps qu’Enfantin, ne professa jamais la
« doctrine secrète », mais il la prépara en utilisant la défense historique
que Maistre faisait du christianisme pour justifier le divorce et l’idée
du prêtre marié :
Le célibat des prêtres catholiques, comme l’a très bien observé de Maistre,
tenait à une considération de discipline, non de dogme ; et cette considération
était fondée principalement sur la nécessité de dégager les membres du clergé
de tout attachement local, de tout lien personnel, de toute servitude à l’égard
des puissances temporelles […]
L’obstacle apporté au divorce par le catholicisme n’est point davantage une
conséquence de son dogme sur l’éternité ou la matière, mas une haute mesure
de circonstance, nécessitée à l’origine par l’état moral des peuples qu’il avait
reçu mission de convertir2.

Dans les sociétés chrétiennes primitives, observe Bazard – rappelant


la critique maistrienne du despotisme polygamique souffert par les
femmes orientales – permettre le divorce aurait signifié rétablir la
polygamie païenne, et condamner les femmes à l’esclavage. Bazard
raisonne comme un philosophe catholique de l’histoire : il suppose
que Dieu a prescrit des choses différentes dans des temps différents
(comme les lois divergentes des Anciens et Nouveaux Testaments)
pour adapter ses enseignements aux différentes étapes du développe-
ment spirituel de l’humanité. La différence est qu’il historicise son
1 Enfantin, « Politique européenne. L’intervention », Économie politique et politique, p. 4.
2 Bazard, « Relations des hommes et des femmes. Mariage. Divorce », dans Aux chefs des Églises
des départements. Religion saint-simonienne, Saint-Amand Bazard (éd.), Paris, Publications
saint-simoniennes, 1830-1836, p. 11. Voir aussi p. 20.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 335

raisonnement pour affirmer, de manière subversive, que ce qui avait


du sens dans les sociétés chrétiennes primitives est devenu rétrograde
dans les temps modernes.
À propos de son livre Du pape, Maistre écrit à sa fille Constance dans
un moment d’abattement : « Mon livre ne fera que du mal1 ». Considérant
les usages que les saint-simoniens en ont fait, il semble avoir bien jugé
selon ses valeurs. On pourrait entendre Maistre se lamenter outre-tombe
en apprenant que les arguments de Du pape servaient à une doctrine
qui établissait le mariage des prêtres-couples ainsi que le sacerdoce
et la communauté des femmes, les orgies sexuelles et le divorce ou la
« polygamie successive ». On peut se demander si les saint-simoniens
s’appropriaient les arguments de Maistre par simple affinité, ou s’ils ont
tiré un plaisir pervers de l’exercice. Si tel était le cas, ce plaisir serait
devenu la chose la mieux partagée du mouvement socialiste, où l’on
va s’appliquer à utiliser la pensée de Maistre dans les contextes les plus
incongrus. C’est ainsi qu’en 1841, le fouriériste Édouard de Pompéry
(1812-1895) – un des futurs éditeurs des Soirées (1891) – fait référence
à la théodicée de Maistre (plutôt qu’à, par exemple, la physique de
Newton) pour promouvoir la loi fouriériste de l’attraction universelle :
« L’attraction, la baguette enchantée, la boussole permanente de révélation,
l’Attraction, comme le dit M. de Maistre, meut les anges, les hommes,
les animaux et la matière brute. Elle est la loi universelle de la vie2 ».
Nous n’avons pu trouver, dans les œuvres de Maistre, aucune référence
à l’attraction qui pourrait servir de source à ce passage. Si Pompéry,
donc, fait mention de Maistre, c’est peut-être moins parce que ses
idées s’accordaient précisément à celles de Fourier, que parce que dans
les années 1840 les ouvrages du comte avaient acquis le statut d’une
« écriture sainte » parmi les socialistes.
La tentative d’Enfantin de remplacer la vie du sacrifice par la « vie
de l’abandon3 » a marqué la fin de son sacerdoce. Les conflits de per-
sonnalité entre les dirigeants ont été maintes fois cités pour expliquer
la désintégration du saint-simonisme depuis que Louis Reybaud a

1 Lettre de Constance de Maistre à Joseph de Maistre, 19 février 1820, pièce annexe par
Jacques Lovie à son article « Constance de Maistre », p. 164.
2 Édouard de Pompéry, Théorie de l’association et de l’unité universelle de C. Fourier. Introduction
religieuse et philosophique, Paris, Capelle, 1841, p. 343.
3 Enfantin, Réunion générale de la famille, p. 5.
336 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

commencé à écrire sur le sujet1. Il est évident que la « doctrine secrète »


d’Enfantin était pour la foi de ses disciples une cause de scandale et une
pierre d’achoppement. Bazard, Lazare Hippolyte Carnot (1801-1888),
Pierre Dugied (1798-1879), et Leroux s’opposèrent tous et entraînèrent
à leur suite d’autres adeptes comme Lechevalier et Abel Transon (1805-
1876) à se séparer du groupe pour d’autres raisons. Jaloux de la religion
dominante de la France, Enfantin observait avec amertume : « pour nous
combattre, ils deviendront tous des chrétiens2 ». C’était une manière de
dire qu’ils considéraient tous le sacrifice – qui, dans son langage, signi-
fiait la restriction de l’activité sexuelle à la monogamie permanente –
socialement indispensable. C’était aussi une manière de souligner le fait
qu’aucun d’eux ne pouvait penser, comme lui, les relations humaines
– et surtout les relations sexuelles – comme pouvant être dépourvues de
violence. C’est pour cela que la fin des temps qu’il annonçait, au contraire
de celle de Maistre peuplée d’anges et de corps glorieux purifiés par la
douleur, était accomplie par des êtres dont l’empathie sexuelle n’avait
jamais connu de violence.

CONCLUSION

Dans les années 1820 et 1830, les traditionalistes et les héritiers de


Saint-Simon ont développé deux stratégies principales pour sanctifier la
société. Toutes deux dérivaient de Maistre. La première, défendue par
Ballanche, Comte, les mennaisiens et les théologiens catholiques, était
une éthique de la conformité et du sacrifice de soi qui assurait l’ordre
social en obligeant les individus à contenir leurs passions et à obéir aux
impératifs moraux, dans le but ultime de façonner en nombre des « âmes
régénérées ». La vogue intellectuelle de cette éthique n’était pas limitée
à la France, ou aux années flottantes qui ont précédé 1848. La figure de

1 Reybaud, Études sur les réformateurs ou socialistes modernes [1840], 6e édition, Paris, Guillaumin,
1849.
2 Enfantin, « 2è enseignement. L’histoire », Religion saint-simonienne. Morale. Réunion générale
de la famille. Enseignements du Père suprême. Les trois familles, Paris, Librairie saint-simonienne,
1832, p. 112.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 337

la victime expiatoire que Maistre a été le premier à théoriser du point


de vue sociologique réapparaît comme la fondatrice de l’humanité chez
Émile Durkheim, Sigmund Freud (1856-1939), Arthur Maurice Hocart
(1883-1939), Henri Hubert (1872-1927), Marcel Mauss (1872-1950), et
William Robertson Smith (1846-1894)1. Plus tard, elle reviendra sur le
devant de la scène comme personnage central du mythe et comme clé de
voûte de la société dans l’anthropologie de René Girard, dont La violence
et le sacré (1972) cite l’Éclaircissement sur les sacrifices dans ses premières
pages. Les critiques littéraires français ont aussi constamment intégré les
leçons sur le sacrifice socialement efficace que Maistre a été le premier
à donner : à travers les siècles, Barbey d’Aurevilly, Charles Baudelaire
(1821-1867), Léon Bloy (1846-1917), Henry Bordeaux (1870-1963), Paul
Bourget (1852-1935), Émil Cioran (1911-1995), Pierre Klossowski (1905-
2001), et Adalbert de Vogüé (1924-2011) reviendront au thème sans faute.
L’autre stratégie de sanctification sociale consistait à exalter le sacerdoce
et à généraliser ses prérogatives. Parce que le sacrifice est la fonction
principale du prêtre, et parce que depuis Maistre sa version chrétienne
peut être regardée comme une forme de violence intérieure, retournée
contre elle-même et exécutrice du bien social, les individus agissent en
tant que prêtres chaque fois qu’ils s’efforcent de se conformer aux règles,
ou qu’ils aident autrui à le faire. La diffusion de cette conception du
sacerdoce a été facilitée par le dilemme d’une Église affaiblie qui, tâchant
de regagner sa position dans la société, s’adressait aux laïques en leur
proposant une voie de sanctification. Avec le temps, la théorie du renou-
veau par le sacrifice a gagné les rangs des socialistes et des positivistes
qui essayaient d’établir des nouvelles autorités religieuses. Ballanche a
été un instrument majeur de sa diffusion : personne ne souffrait plus
que son prêtre-poète-prophète-victime, l’initiateur de l’humanité et le
héraut d’une philosophie égalitaire de l’histoire.
Ballanche supposait que chacun de nous possède en son for intérieur
les connaissances nécessaires pour sanctifier le monde, que la révélation
est accessible à tous, et non pas une connaissance ésotérique qui n’est
donnée qu’à une élite spirituelle propre à la recevoir. Son démocratisme
spirituel, cependant, était une exception. Comte, comme nous l’avons

1 Voir Lucien Scubla, « René Girard, ou La renaissance de l’anthropologie religieuse », René


Girard, Paris, L’Herne, 2008, p. 105-109.
338 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

vu, s’est rebellé contre cette idée, faisant une Religion de l’Humanité à
partir de l’ensemble de toutes les connaissances de l’humanité. Toutefois
le démocratisme de Ballanche a fait fortune parmi les saint-simoniens,
qui comme lui s’occupaient peu d’érudition, et prétendaient à la sanc-
tification spontanée de tous, portant de cette manière le démocratisme
spirituel à ses conséquences ultimes. Pour résorber toutes les exclusions,
ils ont tenté de résoudre toutes les dualités, de sacraliser la société
en laissant libre cours aux émotions. C’était le geste impensable qui
détruisait la religion, et qui présageait le drame imminent dans la vie
intellectuelle de Lamennais. Car à mesure que le prêtre socialiste prenait
ses distances avec le christianisme, il abandonnait l’idée du progrès par
le sacrifice et, refusant d’expliquer l’histoire par la dualité, il s’éloignait
de l’histoire elle-même.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848

INTRODUCTION

Les lecteurs de Maistre au xixe siècle – qu’ils soient libéraux ou


conservateurs, socialistes ou traditionalistes, catholiques ou athées, écrivains
ou théoriciens de la régénération de la société – étaient tous, en dépit de
leurs différences, d’accord sur un point : que l’auteur dont ils s’inspiraient
était un grand spécialiste du passé, et pour cette raison, un homme qui en
savait long sur l’avenir. C’est ce que pensait Ballanche quand, « avec une
impertinente mélancolie1 » ou une « douce perfidie », il a appelé Maistre
un « prophète du passé ». L’hégélien Eugène Lerminier a peut-être exprimé
le mieux l’opinion dominante en écrivant que Maistre “n’a peut-être pas
d’égal dans cette puissance d’inonder le passé de lumière2 ».
Étudiant le passé pour lire l’avenir, les penseurs sociaux du xixe siècle
héritiers de Maistre divisaient l’histoire en époques différentes caracté-
risées par différents types d’organisation sociale, régime politique, et
paradigme épistémologique. Si l’histoire a été le langage de la politique
pendant la Restauration, la philosophie spéculative de l’histoire a trans-
mis la métapolitique morale pendant la période 1814-1854. L’histoire
est devenue le lieu de la production du bien et du mal, le moyen de
dépasser la politique et de dissoudre l’État. Il n’est donc pas surprenant
que la philosophie spéculative de l’histoire ait joui d’un statut spécial
parmi les rejetés de la politique – Saint-Simon, les saint-simoniens,
Comte, Proudhon – parmi ceux dont les vues embrassaient les pôles
de la politique – Ballanche, Lamennais – et parmi les défenseurs du
christianisme – Bonnetty, Eckstein, Lacordaire, Ozanam.

1 Barbey d’Aurevilly, Les prophètes du passé, p. 1-2.


2 Lerminier, « L’interprète du passé », Joseph de Maistre, Philippe Barthelet (éd.), p. 747.
340 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Théoriser la succession des âges, l’avenir politique et le passé


spirituel permettait à ces penseurs de surmonter les partis pris
contemporains et d’envisager une société sans républicains, ni légi-
timistes, ni parlementaires, lesquels, affirmait Enfantin, « ne gou-
vernent pas plus les esprits qu’ils ne gouvernent la politique1 ». Même
les traditionalistes, qui tendaient à soutenir la monarchie, voyaient
l’histoire comme un moyen de sortir d’un environnement politique
qu’ils considéraient avec mépris. À l’exception de Ballanche2, leur
pensée historique est méconnue au contraire de celle des socialistes :
nous n’avons trouvé qu’un demi-article et quelques passages faisant
référence à la pensée historique de Bonnetty3, aucun ouvrage analysant
celle d’Eckstein4, et seulement un essai développant celle de Barbey
d’Aurevilly5, lequel comme d’habitude est l’exception, puisqu’il ne
répète les thèmes du jour que pour les subvertir, et qu’il insiste sur
l’impossibilité d’avoir prise sur le cours du temps. Ce chapitre tentera
de combler certaines lacunes dans nos connaissances des philosophies
traditionalistes et spéculatives de l’histoire. Il éclairera également le
fait que les descendants de Maistre pensaient l’histoire comme un
instrument moral, lequel, bien façonné, pouvait défaire la politique,
et permettre à la religion d’atteindre sa forme sociale définitive.

1 Enfantin, Correspondance philosophique et religieuse, 1843-1845, Paris, Lacrampe fils et Cie,


1847, p. 204.
2 Voir McCalla, A Romantic Historiosophy.
3 Karl-Heinz Neufeld, « La filosofía cristiana de Louis-Eugène Bautain (1796-1867) y
Augustin Bonnetty (1798-1879) », p. 475-483 et Reardon, Liberalism and Tradition,
p. 113-115.
4 Ni la thèse doctorale de François Berthiot, Le baron d’Eckstein, journaliste et critique
littéraire, Paris, Éditions des écrivains, 1998 ni celle de Nicolas Burtin, Un semeur
d’idées au temps de la Restauration, ni les pages consacrées à Eckstein dans La renaissance
orientale de Schwab (passim, voir l’index) ne traitent de sa pensée historique de manière
systématique.
5 Glaudes, « Barbey d’Aurevilly antimoderne ».
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 341

LA NOUVELLE MORALE HISTORIQUE : SAINT-SIMON

Source de multiples tentatives de refermer la Révolution avec la


connaissance1, la philosophie de l’histoire de Saint-Simon reflète celle de
Maistre. Sa thèse centrale est que l’histoire est gouvernée par une « loi
de l’alternativité » selon laquelle les périodes de synthèse et d’analyse
se succèdent. Dans les âges de synthèse – qui sont des « systèmes »
analogues aux organismes biologiques, avec un cycle de vie – la société
est relativement bien intégrée et paisible, et les pouvoirs spirituels et
temporels s’accordent. Mais chaque système est mortel, et sa mort
commence au moment le plus intense de sa vie – comme les nations
de Maistre, qui commencent à décliner irrésistiblement quand elles
atteignent l’apogée de leur trajectoire parabolique. Mais là où pour
Maistre la cause du déclin est l’épuisement de la « force » morale d’une
nation, les systèmes de Saint-Simon périssent parce qu’ils contiennent des
éléments critiques qui inaugurent de nouvelles périodes « analytiques »
et destructives de la religion.
Saint-Simon a développé sa philosophie de l’histoire au fil des années,
divisant l’histoire en quatre, cinq et neuf parties et se fixant finalement
sur trois, « tout à fait inconscient de l’impulsion religieuse et mystique
qui l’y avait amené2 ». C’est le schéma tripartite qu’il recommande à
ses disciples à la fin de sa vie. « Toute la doctrine est là3 », dit-il à Olinde
Rodrigues sur son lit de mort, faisant référence au Nouveau christianisme
(1825), son « testament philosophique » historiquement trinitaire qui
révèle ses sympathies traditionalistes.
La morale selon Saint-Simon équivaut à la compréhension par
l’individu de sa place dans l’histoire : « l’acte moral mémorable [est]
la perception qu’on a de sa juste place dans le processus historique et

1 Keith Baker, « Closing the French Revolution : Saint-Simon and Comte », The Transformation
of Political Culture 1789-1848, François Furet et Mona Ozouf (éds.), Oxford, Pergamon
Press, coll. « The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture », 1989
(4 vol.), t. III, p. 323-339.
2 Frank E. Manuel, The New World of Henri de Saint-Simon, 2e édition, Notre Dame (Indiana),
University of Notre Dame Press, 1963, p. 153.
3 Discours de Rodrigues prononcé le 31 décembre 1829 et cité par Enfantin, « Notice
historique », Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, t. II, p. 116.
342 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

la décision de suivre ses règles. Le devoir primordial d’un homme [est]


[…] de comprendre la nature de l’époque historique dans laquelle il
est né1 ». Qu’on blesse ses semblables au cours de ce processus est sans
importance.
Bien sûr, aucun traditionaliste n’aurait jamais approuvé le
contextualisme historique au détriment du devoir moral personnel. Si
la morale et l’histoire sont liées pour Maistre et Bonald, le conservateur
préféré de Saint-Simon, c’est par la capacité qu’ont les individus à sortir
de l’histoire en agissant moralement. Cependant là où pour Saint-Simon,
être moral signifie s’engager dans les conflits sociaux qui forment l’histoire,
pour Maistre et Bonald c’est au contraire minimiser le conflit afin de
transcender l’histoire. Les traditionalistes ne voient pas la perfection
historique véhiculée par une société publique totalisante, mais par les
sociétés discrètes, publiques et privées, qui forment les individus. Au
lieu de faire de « chaque homme un animal politique, un habitant,
volontaire ou non, de l’histoire2 », cette conception traditionaliste voit
dans l’histoire des sociétés une transmission sereine des vérités morales
à chaque individu selon son histoire particulière.
Les traditionalistes et Saint-Simon conçoivent pareillement l’histoire
comme un conflit, et l’action morale comme une soumission. Pour
le pape de l’industrialisme, la juste soumission est due à l’esprit des
temps ; tandis que pour les conservateurs, elle l’est non seulement à
Dieu et au bien absolu, mais aussi aux institutions formatrices – l’Église,
l’État, la famille. Tous sont d’accord que la religion est une institution
primordiale. Mais savoir comment la religion façonne les hommes est
une autre question. Maistre et Bonald sont convaincus que l’histoire
sera terminée quand la soumission religieuse sera complète, alors que
Saint-Simon pense que, comme la servante du plus grand bonheur de la
plus grande classe sociale, la vraie religion facilite l’invasion des espaces
personnels par une histoire égalisante.
Toutefois la morale selon Saint-Simon ne se réduit pas complètement
à la compréhension et à l’adaptation d’époques antérieures. Le penchant
qu’il montre pour le Moyen Âge, moralement supérieur à une modernité
qui le rebute, décèle involontairement les critères moraux supra-histo-
riques qu’il partage avec les traditionalistes. De la réorganisation de la
1 Ibid., p. 148.
2 George Steiner, « Darkness Visible », London Review of Books, 24 novembre 1988.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 343

société européenne (1814), écrit avec Augustin Thierry, anticipe Du pape en


faisant du « clergé romain » des temps médiévaux le ciment moral et
politique de l’Europe : « Répandu partout, et partout ne dépendant que
de lui-même, compatriote de tous les peuples, et ayant son gouvernement
et ses lois, il était le centre duquel émanait la volonté qui animait ce
grand corps et l’impulsion qui le faisait agir1 ». De la réorganisation fait
aussi écho aux Considérations sur la France en théorisant le catholicisme
comme tranquillisant historique, antidote de la crise. Le texte soutient
que le protestantisme a introduit le chaos intellectuel qui a culminé
dans la Révolution française, et que la grande affaire du xixe siècle est
de ramener l’Europe à un ordre au moins comparable à ou excédant
celui du Moyen Âge. Saint-Simon et Augustin Thierry annoncent éga-
lement Du pape – et font écho à Leibniz et à l’abbé de Saint-Pierre – en
recommandant la création d’une fédération européenne qui permettra
de régler les différends entre les nations et de coordonner les relations
politiques et commerciales. Mais c’est un roi plutôt qu’un pape qui
sera à sa tête : en 1814, Saint-Simon est plus fidèle aux souverains tem-
porels qu’il ne le sera dans les années 1820, après la publication de Du
pape. Une autre différence entre De la réorganisation et Du pape tient aux
moyens qu’ils recommandent pour en finir avec la violence politique.
Ferme adversaire de l’impérialisme2, Maistre envisage les différentes
souverainetés de l’Europe se développant progressivement et de manière
œcuménique dans les limites de la raison divine ; tandis que pour Saint-
Simon et Augustin Thierry c’est la conquête militaire qui doit épuiser
la Révolution et garantir la tranquillité domestique.
S’étant convaincu que la modernité est une crise spirituelle, et que
l’Église catholique en est partiellement responsable, Saint-Simon réécrit
l’histoire de l’Europe en fonction du développement du pouvoir ecclé-
siastique. Son Nouveau christianisme est étonnamment similaire à Du pape
par sa structure, et radicalement différent par son contenu. Jusqu’au
xve siècle, écrit Saint-Simon, l’Église fut loyale au commandement du
Christ « Rendez à César ce qui appartient à César, et à Dieu ce qui
appartient à Dieu3 ». Tout l’Évangile peut être réduit à cette expres-
sion, par laquelle Jésus a voulu dire que les autorités spirituelles et
1 Saint-Simon et Thierry, De la réorganisation de la société européenne, p. xi.
2 Maistre, Du pape, p. 175.
3 Matthieu 22 :21.
344 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

temporelles ne doivent jamais se mêler, parce que l’autorité temporelle


gouverne par la force, et que la seule loi qu’elle connaît est la loi du
plus fort ; tandis que l’autorité spirituelle gouverne selon la loi morale,
et dans les intérêts des plus pauvres. Jusqu’au quinzième siècle, « [l]e
pouvoir temporel a continué de fonder sa puissance sur la loi du plus
fort, tandis que l’Église a professé que la société ne devait reconnaître
comme légitimes que les institutions ayant pour objet l’amélioration
de l’existence de la classe la plus pauvre1 ».
Léon X a rendu l’Église catholique hérétique. « [I]l est devenu héré-
tique, parce qu’il n’a plus cultivé que la théologie, et qu’il s’est laissé
surpasser par les laïques dans les beaux-arts, dans les sciences exactes, et
sous le rapport de la capacité industrielle2 ». Paradoxalement, en aban-
donnant les connaissances mondaines, l’Église est devenue l’instrument
du pouvoir temporel. Avant Léon X, les papes étaient des individus
obscurs « nommés par tous les fidèles, et l’unique motif qui détermina
leur nomination fut qu’ils étaient regardés comme les plus zélés pour
le bien des pauvres3 ». Après Léon X, ils furent choisis exclusivement
dans les classes élevées. Les richesses, et non plus les talents, assuraient
l’accès à l’aristocratie. « [L]e pouvoir spirituel [cessa] de lutter avec le
pouvoir temporel4 » et perdit sa légitimité, disant aux princes : « nous
vous déclarerons rois par la grâce de Dieu5 ».
Aux yeux de Saint-Simon, les critiques que Luther faisait du catho-
licisme étaient justifiées, mais son programme était lui aussi hérétique.
Le Réformateur a cru « que la morale devait être enseignée aux fidèles de
son temps de la même manière qu’elle l’avait été par les pères de l’Église
à leurs contemporains », et que « le culte devait être dépouillé de tous
les charmes dont les beaux-arts peuvent l’enrichir6 ». Luther, en un mot,
n’a pas cru au salut par l’histoire. À mesure que la Réforme triomphait
et que l’Église abandonnait les connaissances mondaines, les paradigmes
épistémologiques ont changé. Depuis les débuts du christianisme jusqu’au
xve siècle, l’Église avait soumis les intérêts particuliers à l’intérêt général,
1 Saint-Simon, Le nouveau christianisme [1825] et les écrits sur la religion, Henri Desroche (éd.),
Paris, Seuil, 1969, p. 114.
2 Ibid., p. 127.
3 Ibid., p. 137-138.
4 Ibid., p. 135.
5 Ibid., p. 136.
6 Ibid., p. 143.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 345

et dans le domaine de la connaissance, elle ne s’occupait plus des faits


particuliers et des principes secondaires. Mais après le xve siècle, « l’esprit
humain s’est détaché des vues les plus générales : il s’est livré aux spéciali-
tés, il s’est occupé de l’analyse des faits particuliers, des intérêts privés des
différentes classes de la société1 ». Un préjugé s’est ensuite développé selon
lequel considérer les faits et les principes généraux était un exercice vague
et « métaphysique » sans conséquence pour le progrès des lumières et de
la civilisation. Voltaire a bien exprimé le préjugé en disant : « Qu’est-ce
qu’un métaphysicien ? C’est un homme qui ne sait rien ». Choisissant les
meilleurs aspects des perspectives médiévales et modernes, Saint-Simon
a voulu que son nouveau christianisme synthétise les épistémologies
généralistes et particularistes pour servir les pauvres.
Comme Lamennais le ferait dans les années 1830, Saint-Simon s’est
inspiré de la lettre fictive que le peuple suédois envoie au souverain
pontife dans Du pape. Préfigurant l’interprétation subversive que pra-
tiqueront ses disciples, il se réclame de Maistre pour mieux réorienter
sa démonstration. La lettre qu’il rédige à son tour demande à Léon XII
(1760-1829) d’agir – mais pour réformer l’Église, non les rois :
Très-saint père, l’espèce humaine éprouve dans ce moment une grande
crise intellectuelle ; trois nouvelles capacités se montrent : les beaux-arts
reparaissent, les sciences viennent se superposer à toutes les autres branches
de nos connaissances, et les grandes combinaisons industrielles tendent plus
directement à l’amélioration du sort de la classe pauvre qu’aucune des mesures
prises jusqu’à ce jour par le pouvoir temporel ainsi que par le pouvoir spirituel.
Ces trois capacités sont de l’ordre pacifique ; il est par conséquent de votre
intérêt, de l’intérêt du clergé, de se combiner avec elles. […] Par ce moyen,
le pouvoir de César, qui est impie dans son origine et dans ses prétentions,
se trouvera complétement anéanti2.

Loin de se restreindre au monde des ultramontains, l’idée de la pri-


mauté pontificale surgissait dans divers courants idéologiques, et même
plus vigoureusement que dans la pensée de Maistre. En effet le pape
de Saint-Simon ne se contente pas de disposer de César en temps de
crise : il le remplace lui-même. Et il le fait non en administrant les
affaires temporelles comme dans Du pape, mais en rejetant la politique

1 Ibid., p. 184.
2 Ibid., p. 155-156.
346 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

pour se concentrer sur l’épistémologie. Léon devra placer « les sciences


d’observation et l’industrie à la tête des connaissances sacrées », « pro-
noncer l’anathème sur la théologie, et […] classer comme impie toute
doctrine ayant pour objet d’enseigner aux hommes d’autres moyens
pour obtenir la vie éternelle que celui de travailler de tout leur pou-
voir à l’amélioration de l’existence de leurs semblables1 ». Dorénavant,
le culte et le dogme doivent se soumettre à la loi morale. Le rôle du
christianisme est capital, mais seulement pour des raisons pratiques :
« Les forces intellectuelles de l’homme sont très-petites ; c’est en les
faisant converger vers un but unique, c’est en les dirigeant vers le même
point qu’on parvient à produire un grand effet et à obtenir un résultat
important2 ». La soumission chrétienne se perpétuera jusqu’à la fin :
Le nouveau christianisme, de même que le christianisme primitif, sera appuyé,
poussé, protégé par la force de la morale et par la toute-puisssance de l’opinion
publique ; et si malheureusement son admission occasionnait des actes de
violence, des condamnations injustes, ce seraient les nouveaux chrétiens qui
subiraient les actes de violence, les condamnations injustes ; mais, dans aucun
cas, on ne les verra employer la force physique contre leurs adversaires ; dans
aucun cas, ils ne figureront ni comme juges ni comme bourreaux3.

C’est une révolution paisible qui rappelle la contre-révolution selon


Maistre, ce contraire parfait de la Révolution qui sera « angélique »
ou ne sera pas4, en attendant patiemment jusqu’à ce que la providence
affranchisse l’humanité de l’histoire en la faisant sortir du temps.

MAISTRE, PROPHÈTE DU SOCIALISME

Là où Saint-Simon parle des âges synthétiques et analytiques de


l’histoire, les saint-simoniens écrivent sur les âges organiques et critiques ;
mais les deux catégories différemment nommées sont les mêmes. Les
1 Ibid., p. 165.
2 Ibid., p. 176.
3 Ibid., p. 180.
4 Pour une discussion du concept maistrien de la Contre-révolution, voir Compagnon, Les
antimodernes, p. 28-29.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 347

âges organiques-synthétiques voient l’unification sociale par la religion.


Les âges critiques ou analytiques sont marqués par l’empire de la raison
qui provoque la désunion. Ils connaissent deux phases : une première qui
subvertit le vieil ordre moral, et une seconde quand l’égoïsme prévaut.
Les philosophies de l’histoire des saint-simoniens (car, à l’instar de Saint-
Simon, ils en ont écrit plusieurs) décrivent une émancipation continuelle
de l’humanité oscillant entre tranquillité et calamités. La version la plus
connue propose deux âges organiques et deux âges critiques. L’antiquité
était organique jusqu’à ce que la philosophie apparaisse et renverse le
dogme païen. Le christianisme a contribué au désordre résultant jusqu’à
son propre établissement pendant le Moyen Âge, quand il a donné nais-
sance à tous les arts et à toutes les sciences (la même fonction qu’il avait
dans l’Examen de la philosophie de Bacon). La Réforme a inauguré la crise
moderne qui mena aux Lumières, à la Révolution française et aux guerres
du xixe siècle. Mais la crise finira avec un nouvel âge organique qui éli-
minera la politique de parti et les intérêts de classe1.
Répondant à la question du Sénateur qui, dans le septième entretien
des Soirées de Saint-Pétersbourg, se demandait comment il est possible que
les nations, et surtout « la raisonnante Europe », ont été incapables de
« s’élever à l’état social comme les particuliers », le saint-simonien Eugène
Rodrigues élabore une théorie tripartite de l’histoire selon laquelle le
« mosaïsme » a été « la religion et la société d’une nation », le christia-
nisme a établi « la société d’individus », et le saint-simonisme, « la religion
de l’avenir », réalisera la « société des nations ». Bien que Rodrigues,
comme Maistre – et au contraire d’Enfantin – envisage une humanité
angélique surgissant à la fin des temps, il retourne l’eschatologie mais-
triene comme un gant : « la science sera LE DOGME2 » et « le Vatican,
tout décrépit qu’il est, tiendra bon tant que le fondement d’un nouveau
Vatican n’aura pas été jeté, et la voix affaiblie du vicaire de Jésus-Christ
ne cessera de se faire entendre jusqu’à ce que de nouveaux prophètes
viennent annoncer aux peuples chrétiens, à l’humanité tout entière,
la nouvelle volonté de Dieu3 ». Les saint-simoniens conservent donc la
sacralisation maistrienne du fait, tout en s’écartant du peu d’estime en
quoi Maistre tenait la science moderne.
1 Voir Antoine Picon, Les saint-simoniens, p. 60-63.
2 Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique, p. 219.
3 Ibid., p. 153.
348 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Les héritiers d’Enfantin ont utilisé eux aussi la pensée historique de


Maistre pour envisager un avenir complètement différent du sien. Le saint-
simonisme des années 1860 peut sembler un échec, ils écrivent, mais les
propos de Maistre sur « la vanité des outrages et des mépris qui entourent
une religion naissante » leur conserve leur courage1. En fait l’« illustre
papiste » avait prédit l’avent du saint-simonisme lui-même : « en considérant
l’affaiblissement général des principes moraux, l’ébranlement des souverainetés,
l’immensité des besoins sociaux et l’inanité des moyens, tout vrai philosophe devait
opter entre l’une de ces deux hypothèses, ou qu’il se formerait une religion nouvelle,
ou que le christianisme serait rajeuni de quelque manière extraordinaire2 ». C’est
cette primauté historique et sociale que la religion possède dans la pensée
maistrienne, cette capacité de plonger la société dans la crise ou de faire
advenir des temps meilleurs, qui forme le lien théorique le plus étroit
entre Maistre et Saint-Simon. Avant de parler de Maistre, les héritiers
d’Enfantin citent une lettre de Saint-Simon à son neveu :
l’étude de l’histoire vous prouvera […] que l’humanité s’est toujours trouvée
en crise scientifique, morale et politique, quand l’idée religieuse s’est modifiée.
Considérant enfin l’état actuel des choses, nous verrons qu’elles sont dans un
état de crise scientifique, morale et politique, et que cette crise est déterminée
par la modification qui s’opère dans l’idée religieuse3.

Bazard, pour sa part, croit que Maistre a prophétisé non seulement le


saint-simonisme, mais Saint-Simon lui-même, l’« homme de génie »
qui unirait la religion et la science dans Les soirées :
Tenons-nous prêts, comme le dit DE MAISTRE, pour un événement immense
dans l’ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui
doit frapper tous les observateurs ; disons comme lui : il n’y a plus de religion
sur terre, le genre humain ne peut demeurer dans cet état ; mais, plus heureux
que DE MAISTRE, nous n’attendons plus l’homme de génie qu’il prophétisait,
et qui devait, selon lui, révéler prochainement au monde l’affinité naturelle de
la religion et de la science ; SAINT-SIMON a paru4.

1 Arlès-Dufour, Arthur Enfantin, César Lhabitant, Laurent de l’Ardèche, Henri Fournel et


Adolphe Guéroult, « Notice historique » dans Claude-Henri de Saint-Simon et Prosper
Barthélémy Enfantin, Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Paris, E. Dentu, 1865-1869
(5 vol.), t. V, p. 36.
2 Ibid., t. I, p. 40-41.
3 Ibid., p. 38.
4 Bazard, Doctrine de Saint-Simon, Exposition, Première année, 1829, C. Bouglé et E. Halévy
(éds.), Paris, Marcel Rivière, 1924, p. 417-419.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 349

D’autres socialistes regardaient aussi avec espoir la prédiction maistrienne


d’une nouvelle unité sous l’égide de la religion. Le fouriériste Gabriel-
Désiré Laverdant (1809 ?- ?) commente par exemple la prédiction contenue
dans Les soirées d’une « troisième explosion de la toute-puissante bonté »,
en comparant Maistre à un aigle historique à la vision panoramique :
Paroles splendides, où se résume tout le Socialisme […] Paroles réjouissantes :
car, pour qui sait entendre, cette autre explosion divine, cette nouvelle illu-
mination du Verbe évangélique va mettre fin à la résistance des Juifs, à la
séparation des schismatiques, à l’indifférence des philosophes, à la dispersion
des peuples, et le monde contemplera bientôt ce doux et magnifique spectacle
du libre concours de l’humanité autour du Pasteur unique1.

Écrivant à la comtesse de Senfft en 1834, quelques mois après la publi-


cation des Paroles d’un croyant, Lamennais loue Maistre lui aussi pour
avoir annoncé un avenir plus charitable. C’était, selon lui, une prophétie
spécialement admirable chez un penseur obsédé par la punition et la
souffrance, qui semblait toujours écrire « sur un échafaud » :
cet homme, si sec et si dur comme penseur, ne pouvait se défendre d’un
pressentiment magnifique ; un reflet de je ne sais quel resplendissant avenir,
impénétrable à sa raison prévenue, avait plus d’une fois brillé sur le glaive
qu’il tenait constamment levé sur le genre humain2.

MAISTRE, HISTORIEN DES SOCIALISTES

C’est surtout la « troisième révélation », l’utopie religieuse à la fin des


temps, qui a échauffé le zèle maistrien des socialistes français. L’idée que
« le temps est quelque chose de forcé qui ne demande qu’à finir3 », que
l’humanité avance rapidement vers une unité mystérieuse – ces thèmes
appartenaient à la prophétie socialiste des années 1830 et 18404. En dépit

1 Laverdant, « Un aigle socialiste », dans Joseph de Maistre, Barthelet (éd.), p. 747.


2 Lamennais, Lettre à la comtesse de Senfft, 8 octobre 1834, dans Barthelet (éd.), Joseph de
Maistre, p. 569.
3 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 764.
4 Glaudes, « Saint-Simonisme », p. 1284.
350 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

de leur existence collective éphémère et de leur postérité fragmentaire, les


saint-simoniens en ont été les propagateurs les plus fervents, donnant aux
idées maistriennes sur l’histoire et la religion des significations nouvelles
et même contraires aux intentions de Maistre.
Effaçant toutes les distinctions, la vision historique d’Enfantin ressemble
à sa religion paradoxale et désacralisante. Étendant à la planète tout entière
la célèbre demande d’Augustin Thierry, dans le Courrier français de 1820,
pour une nouvelle histoire du peuple, Enfantin veut que les historiens
écrivent sur toutes les classes de toutes les nations dispersées dans le
monde, et qu’ils cessent de raconter seulement l’histoire des Européens
chrétiens et puissants. Élargir la portée géographique de l’histoire gagnera
des disciples au saint-simonisme parce que depuis des siècles les nations
du monde se préparent à recevoir la nouvelle foi1. L’historiographie saint-
simonienne aidera donc à faire advenir le dernier âge de l’histoire, quand
l’Orient et l’Occident s’embrasseront, et quand « la CHAIR ardente qui
foule la terre du Midi » communiera avec « l’ESPRIT qui s’élève dans les
nuages du Nord2 ». La terre ainsi renouvelée, les individus sociaux – les
couples homme-femme – compléteront l’alliance de l’esprit et du cœur
avec Dieu3, établissant un monde sans différences.
Quoique les descriptions savantes de la philosophie de l’histoire saint-
simonienne se concentrent exclusivement sur les modèles d’âges organiques
et critiques, Enfantin est persuadé que cette manière de diviser l’histoire
en phases successives est « froide, glaciale, comme le dualisme VIE et
MORT, RELIGION et ATHEISME4 », et il ne tient pas compte de la loi
historique de Saint-Simon selon laquelle les âges opposés alternent. Dans
l’avenir, écrit-il, tout sera associatif : il n’y aura plus de divisions, plus
d’antagonismes et d’exploitations, mais seulement la fusion de la chair
et de l’esprit, de l’Orient et de l’Occident, de la femme et de l’homme.
Le déclin du dualisme sera accompagné par le développement du « dogme
trinitaire » que Saint-Simon a « régulièrement développé5 » avec les tradi-
tionalistes et les illuministes6. Alors, l’histoire s’arrêtera.
1 Enfantin, « 2è enseignement. L’histoire », p. 106.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 97.
4 Ibid., p. 107.
5 Ibid., p. 111.
6 Sur le trinitarisme de Bonald, voir Gengembre, La contre-révolution, p. 175-176. Sur celui
de Maistre, voir le cinquième chapitre de ce livre ; sur celui de Lamennais, voir ci-dessous.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 351

Bien que Saint-Simon théorise la parole de Jésus sur les pouvoirs


spirituels et temporels, Enfantin étudie aussi la conception qu’en a
Maistre, observant que le Savoyard a parfaitement saisi la nature de cet
enseignement évangélique et ses conséquences. « [P]ersonne n’ignore que
ces deux simples phrases : “Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu
ce qui est à Dieu”1 et “Mon royaume n’est pas de ce monde”2, ont été,
depuis dix-huit siècles, les bases de la politique chrétienne, c’est-à-dire de
l’action des deux pouvoirs, spirituel et temporel, qui se sont partagé le
monde3 ». À part le saint-simonisme, qui a essayé d’absorber le temporel
dans le spirituel, l’ultramontanisme est la seule manière d’être fidèle au
message de l’Évangile sans subordonner le spirituel au temporel. C’est
pour cette raison qu’Enfantin considère Maistre et Lamennais comme
« les plus forts politiques religieux de ce commencement du xixe siècle4 ».
Enfantin a écrit au Courrier français du 8 février 1844 pour défendre
l’exégèse maistrienne du verset de saint Jean, « Mon royaume n’est pas
de ce monde ». L’original grec, comme le soutient Maistre dans De l’Église
gallicane, dit « Mon royaume n’est pas maintenant de ce monde ». Mais
cette signification a été perdue pour les lecteurs français modernes, car
le mot « maintenant » est absent des traductions françaises du Nouveau
Testament :
Je ne sais pourquoi certains traducteurs […] se sont donné la licence de sup-
primer ce mot de maintenant, qui se lit cependant dans le texte comme dans la
Vulgate. Je n’ignore pas que la particule grecque Νυν peut quelquefois n’avoir
qu’une valeur purement argumentative, qui la rend alors à peu près synonyme
de mais ou de or ; ici néanmoins elle peut fort bien être prise littéralement ;
et il n’est point permis de la supprimer. Comment sait-on que le Sauveur n’a
pas voulu, par ce mystérieux monosyllabe, exprimer certaines choses que les
hommes ne devaient pas encore connaître ? Il y a plus : qu’est-ce que voulait
dire notre divin Maître lorsqu’il déclarait à la fois qu’il était roi des Juifs, et que
son royaume n’était pas de ce monde ? La première marque de respect que nous

Patrick Tacussel et Serge Zenkine croient que le trinitarisme saint-simonien dérive de


l’hermétisme, mais sa présence continue dans les écrits illuministes contemporains et
dans Les soirées, un des textes canoniques des saint-simoniens, rendent ces sources plus
proches et plus probables. Voir Zenkine, « L’utopie religieuse des saint-simoniens »,
p. 43-44.
1 Matthieu 22 :21.
2 Jean 18 :36.
3 Enfantin, Correspondance philosophique et religieuse, p. 206.
4 Ibid., p. 176.
352 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

devions à ces vénérables énigmes, c’est de n’en tirer aucunes conséquences


que notre ignorance pourrait rendre dangereuses1.

Dans son numéro du 22 décembre 1843, le journal libéral Le courrier


prend la défense de Maistre contre les arguments philologiques d’un
dénommé Baillès2, qui est partisan de la suppression de « maintenant »
(en accord avec les traductions jusqu’à ce jour). Mais quand Le globe
répond en soutenant Baillès, Enfantin écrit au Courrier pour défendre
la position de Maistre, à laquelle il donne le statut d’une révélation. Il
n’est pas le premier socialiste à adopter cette attitude. Dans la septième
de ses Lettres sur la religion et la politique, Rodrigues explique qu’autour
des premiers « temples chrétiens vivaient des sociétés païennes, quoique
leurs membres professaient tous individuellement la religion de Jésus ;
mais le Christ avait dit : “Mon royaume n’est pas maintenant de ce
monde” ; et dix-huit siècles vinrent en prendre témoignage3 ». En 1835,
les buchéziens avaient aussi revendiqué l’interprétation maistrienne de
saint Jean, soutenant dans leur journal L’atelier que l’annonce du royaume
terrestre de Dieu oblitérée dans les traductions du Nouveau Testament
était en fait la venue de l’Association Générale4. Pour sa part, en 1838,
Lamennais avait aussi imité Maistre en recommandant l’insertion de
« maintenant5 ».
Enfantin s’accorde avec Maistre sur ce point que ce n’est rien de moins
que l’avenir de l’humanité que la présence ou non de ce « maintenant ».
L’apôtre aurait pu vouloir transmettre des choses encore incompréhen-
sibles aux hommes de son temps – de manière que le moment après
« maintenant » pourrait appartenir à « l’humanité nouvelle dont nous
sommes membres6 ». Mais, s’exclame Enfantin, « me prendra-t-on pour
un copiste de Bellarmin et de Maistre ? Dieu m’en garde ! » Jean 18 :36
recèle des messages différents pour des temps différents, mais ces mes-
sages ne s’appliquent plus à des conditions historiques spécifiques. Le
raisonnement des figuristes est obsolète, et il n’est plus question

1 OC, t. III, p. 112n.


2 Peut-être Jacques-Marie-Joseph Baillès, qui sera évêque de Luçon de 1845 à 1856.
3 Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique, p. 197.
4 François-André Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe Buchez (1796-
1865), Paris, Cujas, 1967, p. 161.
5 Plongeron, « Le christianisme comme messianisme social », p. 848.
6 Enfantin, Correspondance philosophique et religieuse, p. 213. 
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 353

aujourd’hui, au xixe siècle, maintenant, de savoir, comme au temps de Jésus,


si Jésus veut détrôner César et s’il se dit le Roi du monde ; il ne faut plus
voir, comme au temps de Charlemagne, dans le Pape et l’Empereur, portant
l’un et l’autre le glaive, les deux moitiés militantes d’un monde en guerre ;
enfin la question n’est plus, comme au temps de Louis XIV et de Bossuet,
de savoir si l’Église doit dominer l’État, ou l’État dominer l’Église ; – il s’agit
d’avoir enfin conscience que Dieu est incarné en nous, êtres imparfaits, mais
progressifs, en NOUS TOUS, et de le sentir, maintenant, dans l’État comme
dans l’Église, dans les Rois et les peuples comme dans le Pape et les prêtres,
sur la terre comme au ciel ; il s’agit de réaliser enfin pacifiquement l’unité de
la famille humaine, révélée par Jésus, enseignée par l’Église, préparée par le
monde, combattue par tous les privilèges de race, de caste ou de secte. Pour
une pareille œuvre, arrière les théologiens qui disent : « Nous sommes seuls
les membres du corps du Christ ; vous autres, vous n’en êtes que le vêtement
et la chaussure ! » Arrière aussi les politiques qui disent : « Que le Christ
reste dans son sanctuaire ; il n’est pas de ce monde ! » car ces théologiens et
ces politiques ne sentent pas que l’Homme-Dieu1 porte encore sa croix, et
qu’il souffre, abreuvé de fiel, accablé de misère, dans les entrailles des peuples,
dans celles des Rois, et plus encore peut-être dans celles des prêtres2.

Douze ans après la fin de sa mission comme « Père », Enfantin défendait


toujours la démocratisation de la sacralité, comme il l’avait fait à la
fin des années 1820 et au commencement des années 1830 en suivant
Ballanche ; il soutenait toujours, comme les théologiens qui avaient
combattu contre la philosophie des Lumières, que le divin se manifeste
concrètement dans le monde ; et il continuait de croire que le progrès
historique atténue les dualismes. Mais il avait cessé de s’intéresser à
l’histoire, et de garder un grand « espoir religieux » pour l’avenir3. Il était
peut-être conscient qu’en détruisant la religion, sa propre religion avait
rendu le salut par l’histoire impossible, et il avait décidé de placer sa
foi dans la réforme silencieuse des individus par les institutions exis-
tantes. Il s’approchait, en un mot, des traditionalistes, et il cessait de
rêver une Église révolutionnaire capable d’abolir l’histoire à la façon de
Du pape. La création de cette Église avait été son ambition de jeunesse ;
mais dans les années 1840, il prêchait la fin de l’histoire à travers la

1 Cette allusion au Christ en tant qu’ « Homme-Dieu » incarné en nous tous est une référence
martiniste que Maistre reprend dans les troisième, quatrième et dixième entretiens des
Soirées.
2 Enfantin, Correspondance philosophique et religieuse, p. 216-217.
3 Ibid., p. 57.
354 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

sortie de l’histoire, c’est-à-dire, à travers la transformation organique


et imperceptible de la société, individu par individu. Le jeune Maistre
n’aurait pas pu dire mieux : Crescit occulto velut arbor aevo.

PHILIPPE BUCHEZ, LE SOCIALISTE CATHOLIQUE

Philippe Buchez (1796-1865) est un autodidacte socialiste que son


itinéraire intellectuel et religieux conduit à formuler une philosophie de
l’histoire d’origine maistrienne. En 1825, il lit Le nouveau christianisme et
se convertit au saint-simonisme, s’associant à Bazard. Il quitte toutefois
le mouvement en 1830, protestant contre le panthéisme d’Enfantin.
Après quoi, il s’appuie sur Maistre et Saint-Martin pour développer une
philosophie de l’histoire quasi-manichéenne mais toujours catholique
qui contraste fortement avec le fusionnisme d’Enfantin1. Tout comme
Saint-Simon quand il compare les périodes historiques aux systèmes
biologiques, et tout comme Comte quand il déclare que la sociologie,
la science finale, dérive de la biologie, Buchez définit l’histoire comme
une « science totale » semblable à la physiologie sociale2. Il reproche à ses
contemporains (comme Bonnetty) d’avoir « dit que c’est à l’Allemagne
que nous devions l’invention de [la Philosophie de l’Histoire] : c’est une
erreur, cette méthode a été usitée de tous les tems, et particulièrement
en France, dans le dernier siècle3 ». Buchez s’insère dans cette tradition et
définit sa propre « Science de l’Histoire » comme « l’ensemble de travaux
qui ont pour but de trouver dans l’étude des faits historiques, la loi de
génération des phénomènes sociaux, afin de prévoir l’avenir politique du
genre humain, et d’éclairer le présent au flambeau de ses futures destinées4 ».
Buchez soutient qu’historiquement la liberté a été un accomplissement
du christianisme. Faisant écho à Du pape et à la Palingénésie philosophique,
l’Évangile pour les ouvriers (1837) qu’il écrit avec Prosper-Charles Roux5
1 Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe Buchez, p. 151.
2 Ibid., p. 249.
3 Assertion dont le présent essai entend précisément démontrer le bien-fondé.
4 Buchez, Introduction à la science de l’histoire ou Science du développement de l’humanité, Paris,
Paulin, 1833, p. 1.
5 On ignore les dates de sa naissance et de sa mort.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 355

déclare que le Christ a donné aux hommes la liberté spirituelle ainsi


que la possibilité de la liberté politique et matérielle1. Le baptême
« a libéré les enfants, le sacrement du mariage a libéré les femmes, la
participation à tous les sacrements a affranchi l’esclave2 ». Comme dans
Du pape, la France est investie d’une mission spéciale ; et aussi comme
dans la pensée du Savoyard, cette mission est de répandre la liberté
chrétienne : « Déjà par son nom, la France se montre prédestinée à la
mission affranchisseuse. Son emblème est le réveil immense dont elle
est l’instrument dans l’humanité entière, prouvant assez qu’elle est
réellement le coq évangélique3 ». Dans l’avenir politique, la classe la
plus nombreuse sera heureuse comme Saint-Simon l’avait espéré ; et le
pouvoir spirituel, représenté par une papauté assez comtienne réduite à
ses fonctions spirituelles, s’accordera avec un pouvoir temporel modelé
sur le pontificat de Maistre4.
Pourtant, et selon une conception qui devait beaucoup aux analyses
de Du pape, l’équilibre des pouvoirs spirituel et temporel est aban-
donné par Buchez quelques années plus tard, pour être remplacé par
un modèle de la dominance du spirituel sur le temporel qui rappelle
Le nouveau christianisme de Saint-Simon, l’Introduction à la philosophie de
l’histoire de Gerbet, la philosophie de l’histoire des saint-simoniens, et le
Système de politique positive de Comte. Comme Maistre, Buchez envisage
l’histoire comme théâtre du progrès moral et épistémologique voulu
par l’humanité5 et ordonné par la providence. En tant qu’illuministe,
il reconnaît, comme son ami Lamennais et comme Maistre, que le pro-
grès vaut non seulement pour les hommes, mais pour tout l’univers6.

1 Plongeron, « Le christianisme comme messianisme social », p. 844.


2 Cité Ibid. L’article de Plongeron ne donne pas de référence pour cette citation. Nous
n’avons pas pu trouver un exemplaire de l’Évangile pour les ouvriers.
3 Cité Ibid., p. 854. L’article de Plongeron ne donne pas de référence pour cette citation, et
le texte original n’est pas indiqué.
4 Petri, The Historical Thought of Philippe-Joseph-Benjamin Buchez, Washington (District of
Columbia), The Catholic University of America Press, 1958, p. 113-114. Sur la dette de
Buchez à Maistre, voir aussi Michael Reardon, « The Reconciliation of Christianity with
Progress : Philippe Buchez », dans The Review of Politics, 33, 4, 1971, p. 513-514, 520, 522,
528, 530, 532 et 535.
5 Eugenio Guccione, Philippe Buchez e la rivoluzione francese : pensiero politico e storiografia,
Palermo, Mazzone, 1993 et Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe
Buchez, 1796-1865, p. 269.
6 Petri, The Historical Thought of Philippe-Joseph-Benjamin Buchez, p. 33.
356 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Immanentiste radical, il croit aussi que les perspectives de la religion


et de la science sont équivalentes, que l’activité de Dieu et des lois de
la nature sont analogues, et qu’en dirigeant l’histoire, la providence
obéit à la raison. Dieu, dit Buchez, utilisant le langage de Ballanche,
est l’« initiateur suprême1 ». Il révèle tant les systèmes scientifiques que
les dogmes religieux2 – comme Maistre le soutient dans l’Examen de la
philosophie de Bacon, que Buchez a peut-être lu lors de sa publication en
1836. Toutefois Buchez maintient ce que Maistre aurait trouvé scan-
daleux : que la Révolution française a contribué à développer la liberté
et l’égalité chrétiennes3, et que le christianisme lui-même n’est qu’une
« révolution continuelle4 ». Buchez observe avec dépit qu’en rejetant la
Révolution, le peuple français n’a perçu ni la concordance entre l’Église
et la Révolution5, ni le travail régénérateur de cette dernière6. Il croit si
fermement à la synonymie du christianisme et de la Révolution qu’en
1831, quelques mois avant la mort de l’abbé Henri Grégoire (1750-1831),
il lui rend une visite impromptue pour le convaincre de réhabiliter
Robespierre et la Terreur. Indigné, le fragile vieillard le met dehors, ce
qui n’empêche pas Buchez de publier quelques années plus tard une
Histoire parlementaire de la révolution française, ou Journal des assemblées
nationales depuis 1789 jusqu’en 1815 (1834-1838), un ouvrage qui ternit
sa réputation en justifiant la violence révolutionnaire.
L’histoire providentielle de Buchez, rappelant vaguement celle de
Rodrigues, est divisée en quatre périodes – l’âge d’Adam, l’âge de Noé,
l’âge d’Abraham et l’âge chrétien. Chacun de ces âges est subdivisé en
trois mouvements : désir, raison et exécution. Les périodes de désir sont
celles des fondations des sociétés sous les auspices de la religion, tandis
que les périodes de raison sont caractérisées par l’analyse et l’essor de
la science. Les temps d’exécution voient l’harmonie de la religion et de
la société civile et préparent des âges nouveaux. Buchez croit qu’il vit à

1 Buchez et P.-C. Roux, Histoire parlementaire de la Révolution française, ou Journal des assemblées


nationales depuis 1789 jusqu’en 1815 : contenant la narration des événements… précédée d’une
introduction sur l’histoire de France jusqu’à la convocation des États-Généraux, Paris, Paulin,
1834-1838 (40 vol.), t. XXXIII, p. v.
2 Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe Buchez, 1796-1865, p. 181, 280.
3 Glaudes, « Saint-simonisme », p. 1284.
4 Plongeron, « Le christianisme comme messianisme social », p. 894.
5 Guccione, Philippe Buchez e la rivoluzione francese, p. 68.
6 Reardon, « The Reconciliation of Christianity with Progress », p. 22.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 357

la fin de la seconde période de l’époque chrétienne, celle qui prélude au


règne de l’Association Générale, temps de la renaissance de la foi quand
la fraternité chrétienne fera cesser l’exploitation des ouvriers.
Ensuite, pendant l’âge final, « [u]n jour viendra enfin où l’humanité
aura accompli sa tâche. Alors, un autre monde paraîtra et la volonté de
Dieu sera faite ». Dans cet ultime avenir, comme dans celui des Soirées
de Saint-Pétersbourg, l’humanité se dépassera et dépassera peut-être les
formes du christianisme. Mais c’est tout ce qui est manifeste. Inconnus
et inconnaissables, les derniers jours donnent au progrès individuel et
collectif ce que les socialistes des années 1820 et 1830 trouvaient inap-
préciable dans Les soirées : « un arrière-plan d’immensité1 ».

LA PENSÉE HISTORIQUE DE PROUDHON

Proudhon admire Maistre. Il lit Les soirées, les Considérations sur la


France et Du pape autour de 1829, les relit en 1829-1849, et les relit
encore en 18442. Il cite ces ouvrages une quarantaine de fois dans ses
publications3 et les annote avec une approbation presque sans faille. On
lit dans son cahier VI de 1844 :
De Maistre. Du Pape. Livre curieux, plein de verve, d’esprit et de malice ;
parfaitement raisonné ; véritable code des partisans du principe d’Autorité.
Là, de Maistre se montre homme de génie4.

Proudhon aime spécialement la théorie maistrienne de la Révolution :


« La Révolution française est satanique dans son essence », disait Maistre.
« Jamais elle ne sera totalement éteinte par le principe contraire ». « Ce
principe est la Théocratie. Noblesse et clergé5 », reprend Proudhon,

1 Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe Buchez, 1796-1865,


p. 182-183.
2 Steven K. Vincent, Pierre-Joseph Proudhon and the Rise of French Republican Socialism, Oxford,
Oxford University Press, 1984, p. 24.
3 Ibid., p. 230n.
4 Cahier VI, 22, cité par Pierre Haubtmann, Pierre-Joseph Proudhon : génèse d’un antithéiste,
Mame, 1969, p. 130.
5 Haubtmann, Ibid.
358 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

« ravi1 » de se trouver en plein accord avec Maistre. Proudhon trouve


également que la « souveraineté universelle et temporelle du Pape est
la plus justifiable de toutes les souverainetés2 ». Et il est d’accord avec
Maistre sur le point que « la déclaration de 1682 fut une des plus solen-
nelles imprudences qui aient jamais été commises dans le monde ».
L’admiration que Proudhon manifeste pour la conception maistrienne
de la guerre est demeurée célèbre :
il existe dans la guerre […] un élément moral, qui fait d’elle la manifestation
la plus splendide et en même temps la plus horrible de notre espèce […]
Ainsi parle de Maistre, le grand théosophe, plus profond mille fois dans sa
théosophie que les soi-disant rationalistes que sa parole scandalise. De Maistre
le premier, faisant de la guerre une sorte de manifestation des volontés du
Ciel, et précisément parce qu’il avoue n’y rien comprendre, a montré qu’il y
comprenait quelque chose3.

« Voilà un digne et estimable représentant d’un système », conclut


Proudhon dans son cahier VI. « [U]n homme comme de Maistre doit
être immortel, comme Spinoza, Leibnitz et Descartes. Avoir si bien
compris le sens des idées est d’une rare intelligence4 ».
L’attitude de Proudhon à l’égard de l’histoire est paradoxale et ambi-
guë à plusieurs niveaux. À première vue, il semble rejeter banalement
les philosophies de l’histoire contemporaines :
On s’est beaucoup occupé dans ces derniers temps de savoir quelles étaient
les lois du développement historique ; on a voulu, pour ainsi dire, deviner la
formule suprême de la Providence. Il est facile maintenant de comprendre à
quel point l’on se faisait illusion. L’histoire est le tableau général du dévelop-
pement de toutes les sciences […] il n’y a pas de lois historiques universelles,
parce qu’il n’y a pas de science universelle5.

L’argument est illogique : il ne s’ensuit pas que l’histoire ne procède


pas selon des séquences définissables parce que celles-ci ne peuvent être
comprises systématiquement. Il est aussi anti-progressif : « le progrès,
1 Ibid., p. 131.
2 Ibid.
3 Proudhon, « La guerre et la paix », Œuvres complètes de Pierre-Joseph Proudhon, Roger Picard
(éd.), Paris, Rivière, 1927 (19 vol.), t. VII, p. 30-31.
4 Proudhon, Cahier VI, 24, cité par Haubtmann, Pierre-Joseph Proudhon, p. 131.
5 Proudhon, « De la création de l’ordre dans l’humanité, ou Principes d’organisation poli-
tique », OC, t. VI, p. 358-359.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 359

mode général de l’opération divine et de l’évolution politique, ne peut


servir à formuler ni l’histoire d’un siècle, ni la totalité de l’histoire1 ».
En dépit de ses affirmations, Proudhon formule une philosophie de
l’histoire qui s’harmonise avec le traditionalisme. Mais on doit creuser
pour la trouver. Dans les Contradictions politiques : Théorie du mouvement
constitutionnel au XIXe siècle (écrit 1863-1864), il remplace la série histo-
rique des constitutions par une série rationnelle comprenant toutes les
constitutions possibles, de l’autocratie à la démocratie. Il postule un
« [c]ycle constitutionnel, dans lequel toute société est appelée à se mouvoir,
jusqu’à son organisation définitive2 ». Le cycle est à la fois progressif et
non-progressif : « l’on peut dire que, dans la succession historique de nos
constitutions, il y a une sorte de progrès. Mais la société ayant trouvé
une fois son équilibre et vivant de sa vie normale, la constitution ne
change plus et sous ce rapport on ne peut plus dire qu’il y a progrès3 ».
L’idée que Proudhon se fait du progrès est complexe. D’un côté,
il rejette le progrès dans son sens historique conventionnel. Les
constitutions, par exemple, ne se développent pas de l’une à l’autre à
travers le temps pour donner des formes successivement meilleures :
« 1789 ne nous a pas affranchis mais seulement changés de misère4 ».
D’un autre côté, les cycles constitutionnels sont indirectement pro-
gressifs dans la mesure où ils finissent par déployer à travers le temps
tous les aspects qu’une constitution peut receler, fournissant, de cette
manière, les éléments nécessaires pour la construction de la constitution
finale et équilibrée.
L’histoire des révolutions illustre ce processus. Voyant l’histoire
surgir des antinomies, Proudhon maintient que, « comme l’instinct de
réaction est inhérent à toute institution sociale, le besoin de révolution
est également irrésistible ; que tout parti politique, quel qu’il soit, peut
devenir tour à tour, suivant la circonstance, expression révolutionnaire
1 Ibid., p. 359.
2 Proudhon, « Théorie du mouvement constitutionnel au xixe siècle : contradictions
politiques », Paris, Librairie internationale, 1870, p. 80. Sur le modèle historique que
Proudhon expose dans ce texte, voir Patrice Rolland, « Proudhon et les leçons de l’histoire
constitutionnelle française », L’histoire institutionnelle et juridique dans la pensée politique, Actes
du XVIIe colloque de l’Association française des historiens des idées politiques, Aix-en-
Provence, Presses universitaires d’Aix-Marseille, coll. « Histoire des idées politiques »,
2006, p. 408.
3 Proudhon, Théorie du mouvement constitutionnel, p. 130.
4 Proudhon, « Idée générale de la révolution au xixe siècle », OC, t. III, p. 153.
360 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

et expression réactionnaire1 ». L’Occident a connu trois révolutions : la


première s’appela l’Évangile, la seconde, au xvie siècle, s’appela philo-
sophie, et la troisième, qui commença dans le xviiie, s’appela le contrat
social2. Aucune d’elles ne fut émancipatrice : « Ne sommes-nous pas
témoins, nous génération de 1848, d’une corruption pire que celle
des plus mauvais jours de l’histoire ; d’une misère pareille à celle des
temps féodaux ; d’une oppression de l’esprit et de la conscience, d’un
abrutissement de toutes les facultés de l’homme, qui dépassent tout ce
que l’on a vu aux époques de la plus affreuse barbarie3 ? »
Le désespoir de Proudhon semble sans bornes, pourtant la rédemption
attend son heure : bien qu’il suggère continuellement que sa pensée n’a pas
de précédent, il rêve, comme ses contemporains, de terminer l’histoire dans
l’harmonie – si les immenses obstacles qui se présentent sont surmontables.
Il croit que la révolution de son temps est économique : « comme toutes
ses devancières, ce n’est rien de moins qu’une contradiction au passé, une
sorte de renversement de l’ordre établi qu’elle nous apporte. Sans ce revi-
rement complet de principes et de croyances, il n’y a pas de révolution, il
n’y a que mystification4 ». Voici l’étincelle d’espoir : un renversement est
concevable. Ce mouvement vers le salut qui peut effacer tous les échecs
antérieurs dépend à la fin de la raison humaine, et plus spécifiquement de
la science et de la capacité de calcul : « l’économie politique n’est point la
science de la société, mais […] elle contient les matériaux de cette science,
de la même manière que le chaos avant la création contenait les éléments
de l’univers ; c’est que, pour arriver à l’organisation définitive qui paraît
être la destinée de notre espèce sur le globe, il ne reste plus qu’à faire
équation générale de toutes nos contradictions5 ».
La « vie normale » des constitutions6 – le vocabulaire est comtien –
suivra la révolution paisible et permanente que Proudhon attend. Des
idées familières réapparaissent : une « sorte de progrès » dérivant de la
production des connaissances nécessaires pour forger la nouvelle science de

1 Ibid., p. 100.
2 Proudhon, « Toast à la Révolution », OC, t. VIII, p. 399-400.
3 Ibid., p. 401.
4 Ibid., p. 402.
5 Proudhon, « Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère », Œuvres
complètes de Pierre-Joseph Proudhon, Roger Picard (éd.), Paris, Rivière, 1923 (19 vol.), t. II,
p. 410.
6 Proudhon, Théorie du mouvement constitutionnel, p. 103.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 361

la société à qui l’on devra la réconciliation à la fin de l’histoire. On croit


entendre Comte, Saint-Simon, les idéologues. Mais quoiqu’il s’intéresse
fortement au projet sociologique de Comte, Proudhon le critique avec
véhémence1 : personne, selon lui, n’est encore parvenu à instituer la
science qui arrêtera la marche du temps.
La vision de Proudhon, qui rejette la grâce chrétienne pour embras-
ser la croyance que l’homme seul crée sa propre destinée, aurait été trop
anthropocentrique pour Maistre, qui voit dans la providence le pilote de
l’histoire. Toutefois quelques-uns des moments clefs de la vision proud-
honienne rappellent la philosophie traditionaliste de l’histoire. Proudhon
croit, premièrement, que la révolution évolue à partir de la conservation et
inversement – idée qui, en dépit de sa dénonciation des « lois historiques » –
lois qu’il blâme ses contemporains de chercher – évoque l’idée maistrienne
et saint-simonienne de la succession et de l’alternance des âges. Ensuite,
et plus généralement, Proudhon avance, comme Maistre, que l’histoire
surgit des antinomies. Troisièmement – et c’est peut-être ici le plus grand
legs du traditionalisme aux penseurs de tous bords – Proudhon postule
que le moral et le social précèdent le politique. Pour Proudhon comme
pour le sénateur des Soirées, la fin des temps n’a pas d’identité politique.
Elle relève tout simplement d’un ordre qui n’est pas acheté avec le sang.

LA PHILOSOPHIE DE L’HISTOIRE DE COMTE

Si Proudhon ne croyait pas aux lois de l’histoire, tel n’était pas le cas
d’Auguste Comte, qui a créé la philosophie de l’histoire la plus systéma-
tique et explicative du xixe siècle français. Le troisième volume du Système
de politique positive (1853) est voué à la « dynamique sociale », mot par
lequel Comte désigne l’histoire, laquelle, explique-t-il, est essentiellement
la même chose que la sociologie2. Le « développement de l’humanité »
lui-même dérive du double effet de l’« intelligence » et de l’« activité »,
de manière que « la spéculation est toujours dirigée essentiellement

1 Sur la relation entre Comte et Proudhon, voir Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 85-91.
2 Comte, Système de politique positive, t. III, p. 3.
362 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

par l’action1 ». L’histoire culmine dans « l’ascendant de l’affection sur


l’action et la subordination de la théorie envers la pratique2 ». La fin de
l’histoire ravivera donc le fétichisme, la première étape de l’histoire qui
a « [présidé] […] à la culture universelle du sentiment3 ».
Comte fait se succéder les étapes de l’histoire selon le système religieux
qui a prévalu dans chacune : le fétichisme, le polythéisme conservateur, le
polythéisme intellectuel, le polythéisme social, le monothéisme défensif,
et la révolution occidentale. Il croit que, comme la race humaine toute
entière, il progresse intellectuellement lui-même vers le positivisme.
Ces étapes sont donc des élaborations plus positives – au sens de plus
spécifiques – des phases historiques qu’il décrit pour la première fois
en 1821 dans sa Loi des trois États. Selon celle-ci, l’histoire humaine a
commencé avec le gouvernement de la théologie et du régime militaire,
et dans les sciences avec le primat de l’astronomie et des mathématiques.
Après ce premier stade un deuxième, à la fois métaphysique et judiciaire,
débute au xive siècle avec la liberté de discussion et d’examen. Caractérisé
par la suprématie épistémologique de la philosophie et par le pouvoir
des avocats, il a culminé dans la Révolution française4. La physique et
la chimie ont été ses sciences paradigmatiques. À la fin de cet âge, la
Révolution a commencé la « grande crise », une période de transition
qui finira avec l’établissement du positivisme industriel, quand la socio-
logie (ou, dans la pensée tardive de Comte, la morale) gouverneront les
connaissances, et les industriels et les hommes de science – ou, dans la
philosophie tardive de Comte, les prêtres – deviendront les régulateurs
de la société. Âge organique final, le positivisme sera le plus scientifique
et le plus harmonieux des âges, ainsi que le plus religieux – car avec le
temps « l’homme devient de plus en plus religieux5 ».
Le positivisme sera aussi la plus artistique des époques. Comte
hiérarchise les arts comme les sciences, mais il renverse le critère de
valeur. En effet tandis que c’étaient les sciences les plus empiriques,
la sociologie et la morale, qui avaient à ses yeux le plus d’importance,
c’est la poésie, l’art le plus général, qui domine une hiérarchie des arts,

1 Ibid., p. 13.
2 Ibid., p. 502.
3 Ibid., p. 501.
4 Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 299-300.
5 Comte, Système de politique positive, t. III, p. 10.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 363

où l’on trouve, selon un ordre descendant de valeur et de généralité,


la musique, la peinture, la sculpture et l’architecture1. La poésie est
particulièrement importante, car elle possède des pouvoirs moraux et
spirituels sans pareils. Ceux-ci seront hérités par le poète2 de l’avenir,
qui écrira les prières de la Religion de l’Humanité, des « œuvres d’art »
exprimant le caractère « poétique » de l’office sacerdotal du positivisme3.
La poésie selon Comte rappelle ainsi l’antique science poétique des
Soirées de Saint-Pétersbourg, qui était la connaissance la plus divine jamais
possédée par l’humanité ; tandis que les poètes qu’il désire ressemblent
aux hiérophantes célébrés par Ballanche, qui clôtureront l’histoire en
ravivant les sentiments par leurs vers.
Comte développe sa philosophie de l’histoire à partir de Maistre et de
Saint-Simon. On peut l’observer à trois niveaux. Premièrement au niveau
de la forme : comme ses deux maîtres, Comte divise l’histoire en des
phases d’ordre et de désordre, de synthèse et de critique. Deuxièmement
au niveau de la méthode : comme Maistre et Saint-Simon, Comte utilise
la narration historique pour établir la vérité sociale. Il considère la réalité
sociale empiriquement sans avoir recours aux mathématiques4, quoiqu’il
devienne obsédé par le nombre trois5 comme le Comte des Soirées et
comme Olinde Rodrigues, dont la quatrième des Lettres sur la religion et
la politique était vouée à la trinité. Enfin, au niveau du contenu, Comte
rappelle également Maistre et Saint-Simon : le père du positivisme loue
le catholicisme parce qu’il a largement amélioré le sort des femmes6, et
parce qu’il a été le premier à placer la morale au-dessus de la politique7.
Il considère que le Moyen Âge a occidentalisé l’Europe – la « grande
République Occidentale » – en portant au plus haut point la liberté

1 Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 396.


2 Ibid., p. 404.
3 Ibid., p. 74.
4 En rabaissant les mathématiques, Comte s’écarte des saint-simoniens, qui ont fré-
quemment recours aux métaphores mathématiques. Voir Antoine Picon, « Industrie
et régénération sociale : les polytechniciens saint-simoniens », http://www.gsd.harvard.
edu/images/content/5/3/537922/fac-pub-picon-polytechniciens-saint-simoniens.pdf
(dernier accès le 20 novembre 2012). Buchez exprime lui aussi le progrès en termes
mathématiques. Voir Isambert, Politique, religion et science de l’homme chez Philippe Buchez
(1796-1865), p. 262.
5 Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 407-408.
6 Ibid., p. 201.
7 Ibid., t. II, p. 200.
364 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

par l’ordre1. Comme Maistre et les mennaisiens, il soutient la cause de


la liberté d’éducation2 ; et de même que ces derniers et Saint-Simon, il
pense que l’Église et l’État doivent se séparer : « La séparation des deux
pouvoirs spirituel et temporel constitue […] le vrai caractère de la pleine
maturité propre à l’organisme social, jusqu’alors trop peu complet pour
que son existence générale devienne assez appréciable3 ». Bien que Du pape
n’en dise rien explicitement, son argument que la liberté européenne a
surgi de la lutte entre les pouvoirs spirituels et temporels l’a certainement
encouragé. Enfin, Comte attribue le progrès social, comme Maistre, à la
nature humaine pour des raisons cartésiennes. Le Système observe que
« beaucoup d’animaux nous surpassent […] en énergie, en circonspection,
ou en persévérance, et peut-être même pour l’ensemble de ces qualités,
sans toutefois les utiliser autant que le permet notre prééminence intel-
lectuelle et affective, surtout socialement4 ». Pour Comte comme pour
Maistre, l’humanité est définie par sa capacité naturelle et essentielle à
s’améliorer moralement et intellectuellement, sans fin et à travers les âges.

LA PENSÉE HISTORIQUE DE BARBEY D’AUREVILLY

La philosophie de l’histoire de Barbey d’Aurevilly – minimale, anti-


progressiste, anti-scientifique – est aux antipodes de celle de Comte. Les
réflexions de Barbey sur l’histoire sont un exercice de dérogation qui
s’accorde avec la sagesse historique du siècle sur seulement trois points. Le
premier est que les lois historiques existent. Le deuxième, que l’histoire
moderne est une succession de catastrophes qui ont débuté avec la
Réforme. Au contraire de ses contemporains, cependant, Barbey assure
que ces catastrophes ne peuvent pas nous sauver. Le xviiie siècle fut « le
plus profondément perdu de raison de tous les siècles ». Et bien que la
Révolution française soit « satanique » ainsi que Maistre l’avait dénoncée,
1 Comte, Catéchisme positiviste, ou Sommaire exposition de la religion universelle en treize entretiens
systématiques entre une femme et un prêtre de l’humanité [1852], Paris, Garnier-Flammarion,
1966, p. 122.
2 Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 259.
3 Ibid., t. II, p. 348-349.
4 Ibid., t. I, p. 724.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 365

elle ne régénère pas. Pire, elle corrompt. Le pessimisme historique de


Barbey n’a pas de rival. L’histoire aurevillienne est aussi augustinienne
que possible, un processus de « déperdition de sens, déclin irréversible,
entropie1 » si désespérant qu’on a pu l’attribuer à sa pose de dandy.
Ce même pessimisme, cependant, est indissociable du troisième point
de concorde historique entre Barbey et ses contemporains : « une impa-
tience eschatologique et […] la nostalgie d’une plénitude originelle, âge
d’or depuis longtemps disparu2 ». Il pense que les hommes ne peuvent
rien faire pour préparer les temps à venir ; mais la pensée de ces temps le
remplit de toutes les espérances qui enflamment Comte et les socialistes.
Cette vague euphorique que l’on éprouve en pensant à l’avenir est un
des plus grands legs de la philosophie maistrienne de l’histoire. Car en
dépit du contenu moral et social que ses interprètes de toute sorte ont
donné à ce qui succédera à ce monde, leur parousie à peine entrevue, ils
n’ont tous parlé de l’histoire qu’afin de rêver à ce temps quand, pour la
première et la dernière fois, le commencement coïncidera avec la fin en
Dieu – ou, en termes comtiens, dans l’Humanité-Dieu.

LE PROGRÈS PAR L’INTUITION : BALLANCHE

La philosophie de l’histoire de Ballanche, divisée en trois âges,


contraste fortement avec les ambitions scientifiques de Comte. C’est un
exercice inachevé en prose poétique qui préfère le mythe à l’histoire, et
qui se contente de références vagues à des faits historiques précis. Elle
commence avant la chute dans un âge légendaire, quand l’Orient reçut
la connaissance de l’initiation – c’est-à-dire, la révélation primitive
de Schlegel – qui arriva en Occident au temps d’Orphée, et dont les
contenus servent de complément aux Écritures. « Les traditions orien-
tales », écrit Ballanche, « sont devenues les prolégomènes indispensables
de la Bible3 ». Leur rapport précis à l’héritage judéo-chrétien, cependant,
demeure obscur. Une grande confusion temporelle règne dans les mythes
1 Glaudes, « Barbey d’Aurevilly antimoderne », p. 23.
2 Ibid., p. 24.
3 Ballanche, Prolégomènes, p. 39.
366 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

anciens, qui ont été écrits pour désorienter les chroniqueurs rigoureux,
et qui reflètent l’expérience du temps dans la haute Antiquité, où les
personnages ont simultanément plusieurs identités : Hélène, par exemple,
représente la lune avant d’être la femme de Ménélas.
L’histoire elle-même a commencé avec une longue phase patricienne,
pendant laquelle « l’homme, c’est-à-dire, l’intelligence, l’essence humaine,
a été tiré du domaine de l’éternité pour passer dans le domaine du
temps1 ». Les patriciens qui ont été les premiers à vaincre les obstacles
naturels ont donc gouverné pendant cette période, établissant leur
domination sur une plèbe nombreuse en gardant secrète la connaissance
primordiale de la révélation, et en monopolisant le sacré ainsi que les
droits civils comme le droit au mariage et à l’enterrement. Dieu le per-
mettait parce qu’il voulait instruire l’humanité lentement : ces sociétés
étaient « sévères et garrotantes, parce qu’après la déchéance il fallut
enseigner peu à peu le sentiment moral2 ».
Ensuite, Jésus-Christ ouvrit la deuxième phase de l’histoire en
abolissant la loi des castes3 et en révélant l’égalité spirituelle de tous
les hommes devant Dieu. « Le christianisme [étant] éminemment
antipathique à la loi fondamentale de la théocratie4 », la révélation a
cessé d’être un privilège de classe pour devenir un droit fondamental.
Cependant dix-huit siècles ont dû passer avant que l’émancipation
spirituelle prêchée par le christianisme commence à entrer dans les
sphères sociales et politiques, instaurant l’actuel et troisième âge de
l’histoire, dont le « véritable fondateur5 » fut Fénelon. Si les rois de
France l’avaient mieux apprécié – si le petit duc de Bourgogne avait
régné pour appliquer les principes du Télémaque, si Louis XIV avait lu
avec sympathie plutôt que brûlé les manuscrits posthumes contenant
la pédagogie de Fénelon – la Révolution n’aurait peut-être pas eu
lieu. Qu’elle ait éclaté prouve que la transformation sociale est arrivée
trop tard et qu’elle a dû être accomplie en dehors des lois et dans la
violence6, et à force de comprimer l’histoire humaine en une seule

1 Ibid., p. 32.
2 Ibid., p. 166.
3 Ibid., p. 57.
4 Ibid., p. 56.
5 Ibid., p. 159.
6 Ibid., p. 207-208.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 367

génération1. C’est seulement ainsi que la domination des patriciens a


pu être abolie, ainsi que l’esclavage.
Seul parmi ses contemporains, Ballanche rejette l’idée qu’il vit dans
une époque de transition. « Moi aussi je crois à une ère nouvelle »,
écrit-il, faisant référence à Maistre, « mais cette ère est déjà commencée.
Le siècle attendu existe déjà. Les choses parlent un langage, qui est aussi
une révélation de Dieu2 ». La tâche à accomplir n’est donc pas d’achever
l’émancipation de la plèbe, c’est celle autrement plus difficile de faire
de l’humanité une race d’êtres plus intelligents et compatissants qui
puissent supporter la connaissance initiatique contenue dans toutes
les traditions du monde. Cette spiritualisation de l’humanité sera un
bénéfice pour la chaîne entière des êtres, depuis les animaux, qui seront
apprivoisés (peut-être pour accomplir Isaïe 11 :6)3, aux intelligences plus
hautes et invisibles.
Il n’y a progrès que celui que les individus d’exception prophétisent ;
et le progrès s’arrête quand de tels individus n’ont pas de vues sur
l’avenir. Bonaparte fut le plus grand génie et « la plus forte existence
qui ait paru sur cette terre, depuis les temps primitifs4 », mais il est
tombé parce qu’il adhérait à « cet esprit de retardement qui ne meurt
jamais5 ». « Buonaparte ne plongea pas dans l’avenir, et le présent lui
est échappé. Grande leçon6 ! » Son désir de dicter le présent est aussi la
raison pour laquelle l’Empereur s’est développé moralement moins qu’il
n’aurait pu le faire étant donné ses capacités intellectuelles. « S’il eût
été placé dans un milieu où il eût moins dominé, où il eût été moins
centre d’activité, il est vraisemblable que son sentiment moral se fût
développé en raison du développement de son intelligence, ce qui eût
été une des plus belles harmonies de ce monde7 ». La leçon de l’histoire
est qu’on doit sentir le divin pour préparer l’avenir en conjurant le plus
ancien passé.

1 McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 259.


2 Ballanche, Prolégomènes, p. 160.
3 « Le loup habitera avec l’agneau, la panthère se couchera avec le chevreau. Le veau,
le lionceau et la bête grasse iront ensemble, conduits par un petit garçon » (Bible de
Jérusalem).
4 Ballanche, Prolégomènes, p. 98.
5 Ibid., p. 195.
6 Ibid., p. 196.
7 Ibid., p. 98.
368 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

C’est quelque chose qu’on peut faire en pratiquant la science empi-


rique. Au contraire d’Eckstein, cependant, Ballanche ne combine pas
la science avec l’intuition, laquelle a sa préférence. Les Prolégomènes se
rappellent Varron, qui ayant établi la date de la fondation de Rome après
des « longues et laborieuses recherches », s’est aperçu qu’un astrologue
était arrivé précisément au même résultat « indépendamment de toute
science chronologique1 ». Ballanche se voit dans l’astrologue. Il loue la
géologie et la linguistique comme des voies possibles à la révélation
primitive ; mais il pense que la science de son temps est trop incomplète,
et qu’il l’ignore trop lui-même.
La reconstruction ballanchienne procède donc par une « pensée intime,
divinement assimilatrice, [qui] puise sa substance et sa force dans tout ce qui a
été », et qui « tend à devenir l’élément premier de toute civilisation, c’est-à-dire
une croyance2 ». Elle est sujette à la palingénésie, soit à des renaissances
successives3. Orphée est à la fois l’histoire d’un individu mythique et
d’une tradition symbolique. Les Prolégomènes cherchent à exprimer « la
grande pensée » du siècle4 et à hâter l’arrivée d’un temps quand « l’identité
des cosmogonies sera prouvée5 ». Mais cela ne veut pas dire que le christia-
nisme sera surpassé ou annulé. Au contraire, seule parmi les traditions
du monde, la religion chrétienne est exempte de palingénésie – de la
même manière que l’Église-pape de Du pape est la seule institution de
l’histoire qui n’est pas sujette aux cycles paraboliques d’apothéose et
de détérioration. L’avenir sera celui du complet dévoilement et de la
complète expression du christianisme : comme Lamennais, Eckstein et
Bonnetty espéraient en hâter la manifestation en rassemblant des faits
sacrés. Au contraire des socialistes, qui se réjouissent que Les soirées
annoncent une « troisième révélation », Ballanche reproche à Maistre
d’attendre de nouvelles prophéties : « M. de Maistre attend un siècle
nouveau, une nouvelle révélation : il ne sait donc pas que le christia-
nisme a tout dit6 ! »

1 Ibid., p. 43-44.
2 Ibid., p. v.
3 Ibid., p. 13.
4 Ibid., p. v.
5 Ibid., p. 35.
6 Ibid., p. 160. Sur la négation de Ballanche de la possibilité d’une nouvelle révélation, voir
McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 129.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 369

LA FIN DE LA THÉODICÉE TRADITIONALISTE :


LAMENNAIS EN FACE DE LACORDAIRE

Le premier ouvrage de Lamennais ne suggérait nulle part que son


auteur finirait par abandonner l’histoire. Bien au contraire : les Réflexions
sur l’état de l’Église de France pendant le XVIIIe siècle et sur sa situation actuelle
(1808) utilise la loi de l’alternance pour critiquer la désertion révolutionnaire
du culte, et pour appeler à une renaissance du clergé sous le Concordat.
Une grande distance sépare ce texte polémique de la philosophie
de l’histoire universaliste que Lamennais formule à la fin des années
1830 et dans les années 1840. Au contraire de Bonnetty, qui voit dans
l’Essai sur l’indifférence en matière de religion un système philosophique
qu’on doit prouver empiriquement, Lamennais estime que l’Essai est
l’introduction d’un nouveau système philosophique. Il essaie d’exposer
ce dernier pour la première fois dans un manuscrit non publié jusqu’au
xxe siècle : l’Essai d’un système de philosophie catholique (1830-1831) élaboré
en collaboration avec Ballanche. C’est une philosophie de l’histoire
chrétienne et spéculative dont le but audacieux est d’embrasser « tout
l’ordre des connaissances par une méthode complètement rationnelle
et sur la base du plus simple concept de l’Être1 » :
Les points sur lesquels Ballanche et Lamennais s’accordaient maintenant étaient
nombreux : toutes les religions sont fondamentalement identiques ; le christianisme
est l’expression de la tradition universelle ; il est la voix de toute l’humanité, et
particulièrement des masses ; son essence ne peut être appréhendée que graduel-
lement ; ses formes doivent évoluer avec l’humanité, se défaisant progressivement
de l’exclusivité sociale et raciale jusqu’à ce que toutes les barrières de classe et
de nation sont tombées2 ; c’est seulement dans et à travers le christianisme que
la liberté peut être réalisée pour les individus et les sociétés ; le christianisme
purifié est véritablement la religion universelle de l’humanité3.

Le salut de l’humanité par l’histoire est devenu le but ultime d’une


politique centrée sur la liberté et sur l’égalité qui vise, comme Du pape,

1 Reardon, Liberalism and Tradition, p. 83.


2 Il est intéressant que ces idées évoquent la philosophie de l’histoire des saint-simoniens,
qui sont devenus religieux sous l’influence de Ballanche.
3 McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 347-348.
370 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

à réintroduire la religion dans l’histoire afin, si l’on ose dire, de passer


en contrebande les individus hors de l’histoire. La qualité révolution-
naire du conservatisme primitif n’est nulle part plus évidente que dans
ce programme historico-religieux, et dans son échec : Lamennais en
abandonna la perspective quand il ne put la mettre en œuvre au sein
de l’Église.
Vers le milieu des années 1830, la politique de Lamennais se radica-
lise au point qu’il abandonne le providentialisme. « [T]oute intervention
surnaturelle de Dieu dans la Création est contradictoire1 », écrit-il dans
l’Esquisse d’une philosophie (1840), puisque, comme il l’expliquera plus
tard dans De la société première et de ses lois (1848), « [l]’Univers n’est […]
qu’une grande société2 » dont la raison immanente le pousse à s’unir à
Dieu. Logiquement – puisqu’elle est gouvernée par la volonté – la prière
n’est plus une « loi extraordinaire du monde » capable d’altérer le cours
de l’histoire, comme elle l’était pour les trois amis des Soirées. Purement
psychologique et anthropocentrique, elle ne fait qu’affirmer l’être. Elle
est un « moyen d’union avec Dieu » qui bénéficie aux individus3, et qui
est socialement et historiquement dépourvu de pouvoir.
La philosophie tardive de Lamennais, cependant, retient quelques
thèmes chrétiens. Faisant écho au trinitairisme de Maistre, des tradi-
tionalistes et des saint-simoniens, l’Esquisse d’une philosophie affirme,
par exemple, « que le dogme chrétien de la Trinité, résultat du travail
de la raison humaine pendant de longs siècles et de son développe-
ment progressif, est le plus haut point où elle soit encore parvenue
dans la science de Dieu4 ». Mais le christianisme est présent seulement
comme un reliquat de notions abstraites, et non comme une tradition
historique, sacrée ou profane. La philosophie de l’histoire a disparu
avec lui. « [L]’œuvre de Dieu » « se dilate », écrit Lamennais, elle tend
incessamment à retourner à lui. Mais c’est un progrès sans fin. Sous
la « grande loi » qui la gouverne, « la Création [gravite] vers Dieu […]
s’en approchant par un développement éternel, comme éternellement
la courbe s’approche de son asymptote qu’elle n’atteint jamais5 ». Au

1 Lamennais, Esquisse d’une philosophie, dans OC, t. XVI, p. 87.


2 Lamennais, De la société première et de ses lois, ou De la religion, dans OC, t. XVIII, p. 3.
3 Ibid., p. 190.
4 Lamennais, Esquisse d’une philosophie, dans OC, t. XIV, p. xiii.
5 Lamennais, De la société première et de ses lois, p. 257.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 371

contraire du modèle que Lamennais avait présenté dans son Imitation, ce


processus de gravitation n’est pas remis en cause par l’avènement d’un
Christ qui change la nature de la société humaine. Aussi, l’histoire du
monde n’oscille plus entre la paix accomplie par l’adhésion aux leçons
du Christ, et les cataclysmes apportés par leur violation. Les paradoxes
de l’histoire, en un mot, ne perturbent plus le progrès calme et linéaire
des êtres vers leur Créateur.
En revanche, l’univers hiérarchique dépourvu d’histoire concrète
demeure dans la philosophie de Lamennais jusqu’à la fin. L’Esquisse
parle d’habitants intelligents de l’univers, qui occupent une place plus
élevée que l’humanité dans la chaîne des êtres : « Qu’ils ne traînent
point comme nous un corps de chair et d’os, c’est la conséquence, de
leur élévation même, de leur moindre limitation. On ne doit pas tou-
tefois se figurer qu’ils soient dépourvus d’organisme ou d’un corps en
ce sens ; mais, comparés à nous, ils ont une enveloppe moins pesante,
des sens plus subtils, plus développés ». Aidant la Création à revenir
à Dieu en agissant rationnellement sur les formes de vie inférieures,
les intelligences supérieures rappellent leurs analogues des Soirées de
Saint-Pétersbourg1. C’est le cas aussi du Dieu immanent qu’elles servent,
qui – ne gardant plus ses distances avec sa Création comme il le fait
d’habitude dans les ouvrages de Lamennais – est rentré « dans la Nature,
son temple véritable » pour préparer le monde à « l’enfantement d’une
grande unité » amenée par une religion qui sera à la fois individuelle et
sociale, humaine et extra-humaine, terrestre et supraterrestre. Le progrès
rassurant que Lamennais avait tant désiré dans les années 1820 et 1830
est finalement arrivé. Il est total, absolu, homogène :
on ne sauroit douter que la vie ne soit répandue au sein de la Création entière.
Elle n’est certainement pas l’attribut exclusif de notre planète imperceptible.
Le souffle divin remplit l’Univers, et partout il s’y manifeste en des multitudes
d’êtres qui s’élèvent de l’organisation la plus rudimentaire, au sentiment et
à la pensée, progressive elle-même sans fin, sans terme2.

Cette pensée qui se développe d’elle-même sera collective dans sa per-


fection finale : « La philosophie, dont l’humanité sent aujourd’hui le
besoin, qu’elle attend avec impatience, ne sera point l’œuvre d’un seul,
1 Ibid., p. 268-269.
2 Lamennais, Esquisse d’une philosophie, dans OC, t. XVII, p. 32-33.
372 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

mais l’œuvre de tous1 », et elle aidera à faire disparaître le mal. Toutefois


la nature de ce mal est incertaine. L’Esquisse fait écho à saint Augustin,
soutenant que « [c]onsidéré en soi, dans sa notion la plus générale, le
mal n’est rien de positif, il n’est qu’un moindre être » qui a son origine
dans la matière2. Plus audacieusement, De la société première et de ses lois
affirme qu’« [i]l n’existe ni bien ni mal ; il n’existe que des faits qui se
légitiment au même titre3 ». Paradoxalement, le péché, le principal
agent historique des Soirées, existe, mais il ne peut être communiqué ni
reproduit4. La raison triomphante absorbe même des désastres naturels
qui renvoient à l’ordre naturel plutôt qu’à la punition providentielle :
« vous croyez voir la ruine d’un monde, vous assistez à sa formation.
Le désordre apparent n’est que l’ordre même établi, maintenu par les
éternelles lois qui président au développement de l’ordre de Dieu5 ».
Quand les catastrophes dans la pensée maistrienne ont l’importance
des « époques » significatives qui constituent l’histoire, elles ne sont
que des accidents passagers dans la dernière théodicée de Lamennais.

Pour le xixe  siècle français, la déshistorisation fut le corollaire de


la déchristianisation, et plus généralement du déclin de toute foi dans
la capacité de la religion d’organiser la société. Cette observation est
confirmée par le Discours sur la loi de l’histoire de l’ancien disciple et colla-
borateur de Lamennais, Henri-Dominique Lacordaire (1802-1861), pro-
noncé à Toulouse en 1854. Le prêtre dominicain divise l’histoire, laquelle
est guidée par la providence, en six « actes accomplis » : la période de la
« paternité universelle », ou les vingt siècles d’Adam à Moïse ; la période
de la « législation universelle », commençant par Moïse et comprenant
les règnes de David et de Salomon ; le temps d’Athènes et de la gloire
de Rome, qui a vu la naissance de l’unité politique ; le temps de Jésus
et des cinq siècles, finissant avec Clovis ; le Moyen Âge, sur lequel a
rayonné Saint Louis ; l’« époque négative » de Luther et de Voltaire ;
et l’âge de la Révolution française, « où s’arrête aujourd’hui l’histoire
de l’humanité », et que Lacordaire, à l’instar de Buchez, identifie avec
1 Ibid., t. XIV, p. xxv.
2 Ibid., t. XV, p. 18.
3 Lamennais, De la société première et de ses lois, p. 150. Sur la théorie mennaisienne du mal,
voir Reardon, Liberalism and Tradition, p. 104.
4 Lamennais, Esquisse d’une philosophie, t. XV, p. 59.
5 Ibid., p. 21.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 373

l’accomplissement du christianisme. Aussi comme Buchez, et obéissant


à la convention mystique ternaire, Lacordaire subdivise chacune de ces
périodes en trois âges de formation, d’apogée et de décadence. Que cette
manière trinitaire de diviser l’histoire ait été formulée si tard suggère
que la foi de Lacordaire lui a permis de préserver une philosophie spé-
culative de l’histoire vieille de plus d’un demi-siècle1.
Cependant le Discours de Lacordaire, comme le Système de Comte,
achevé la même année, devenait une exception. Au tournant des années
1850, la régénération sociale par l’esprit n’étant plus à la mode, l’histoire
philosophique se dissolvait au profit du développement universel.

CONCLUSION

Les premiers conservateurs désiraient contrarier la volonté révolution-


naire de forcer chaque individu à se charger de l’histoire. Ils en appelaient
au développement organique et imperceptible contre le changement
historique violent, les manières discrètes de la contre-Révolution « angé-
lique » selon Maistre. Avec le temps, cependant, ils ont dû reconnaître
que l’anti-Révolution était aussi nécessaire, que pour faire succomber la
Révolution, il fallait la combattre au moins en partie avec ses propres
moyens. À partir des années 1810, la pensée historique française pro-
pose deux modèles de progrès moral en tension l’un avec l’autre : le
premier, organique et d’origine contre-révolutionnaire, caractérisé par
les interactions infinitésimales entre les individus et les institutions qui
les forment ; le second, critique et anti-révolutionnaire, qui commence à
gagner en importance à partir du milieu des années 1820, et qui cherche
à transformer la société en utilisant la religion – tout en recouvrant et
diffusant les connaissances spirituelles révélées par l’étude de l’histoire.
Tous considèrent que la prophétie est indispensable à ce processus,
mais non la prière. En tant qu’activité dont le but n’est pas de fournir
des connaissances nouvelles, la prière n’est pas populaire dans un âge qui
1 Voir Lacordaire, Discours sur la loi de l’histoire, prononcé la séance publique de l’assemblée de
législation de Toulouse, le 2 juillet 1854, dans Œuvres politiques philosophiques, t. VII des OC,
Paris, Jean de Gigord, 1913 (9 vol.), p. 259-293.
374 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

place sa foi dans le salut par la révélation. Certes, Lamennais en parle,


mais comme d’un moyen d’affirmer le moi, non d’ébranler l’univers ;
tandis que Comte, comme l’on pourrait s’attendre, la réduit à un fait
religieux de plus que doivent élaborer les poètes positivistes.
Devons-nous rester hors de l’histoire pour demeurer vertueux, ou
est-ce mieux de s’immerger en elle dans l’espoir de s’améliorer ? C’est là
la question que ces penseurs considèrent quand ils envisagent l’histoire
comme un processus ou une succession de stades ; et presque tous y
répondent en se proclamant anti-révolutionnaires. C’est-à-dire que
presque tous suggèrent que l’histoire et la politique doivent être dépassées
soit par la religion, ou par un substitut fonctionnel de la religion qui
réorganisera la société en une harmonie hors du temps. Saint-Simon et
Buchez désirent que l’histoire de l’avenir passe par un christianisme
réformé ; Comte et Enfantin pensent qu’il est mieux de créer une nouvelle
religion ; Proudhon veut une nouvelle discipline équilibrée par la raison ;
Ballanche place le gouvernail de l’histoire entre les mains de poètes
souffrants qui enseigneront la sagesse de tous les cultes ; Barbey seul se
désespère, et ne daigne pas donner un rôle historique à la religion. Dans
ce sens, il est le plus orthodoxe – et, en dépit de son admiration pour
l’auteur des Soirées, le moins maistrien – de tous, refusant fermement
d’étayer la religion avec des moyens mondains, ou de mesurer la vertu
par sa capacité de succès et de prophétie.
La postérité de Maistre souffrait du désenchantement spirituel qui
remplissait la pensée historique depuis le début du xixe siècle. C’était
le prix à payer pour avoir joué au jeu des philosophes, et avoir défendu
la religion par ses usages. Les saint-simoniens et Lamennais profanaient
l’histoire chacun à sa façon – les premiers en créant une religion qui se
détruisait elle-même et dont la tâche impossible était d’unir l’humanité
par le biais d’une historiographie magique ; les mennaisiens, en conjurant
un monde en repos, sans maux et sans crises. Le sacré se détruisait en
fondant l’histoire ; et en 1854, seuls Comte et Lacordaire continuaient
d’affirmer que le progrès humain obéit à des lois à la fois divines et
rationnelles.
Que ce fût par influence ou par coïncidence, les traditionalistes qui
essayèrent de retrouver la révélation primitive professaient un empirisme
et un intuitionnisme qui ressemblait beaucoup à ceux que Maistre
exposait dans l’Examen de la philosophie de Bacon. Mais après Maistre, les
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 375

deux sortes d’épistémologie ne se rencontrèrent plus jamais dans un seul


système. Même séparés, cependant, l’intuition et l’empirisme essayaient
toujours de saisir le sacré à travers le temps, cherchant l’inspiration
prophétique dans les origines de l’humanité, et examinant les détails
de la succession des âges. L’ironie de l’entreprise était que la tentative
de restaurer le divin en l’attachant au monde était le prélude à la dis-
solution de l’histoire.
CONCLUSION
Histoire et paradoxe

Maistre a régné pendant presque soixante ans sur la pensée histo-


rique française, ce qui peut être attribué en partie à sa maîtrise des
paradoxes. Comme l’observe Emil Cioran (1911-1995), les paradoxes sont
indispensables à la religion ; et pour sauver le christianisme, Maistre
les pratiquait avec enthousiasme1. On peut ajouter que les paradoxes
donnent vie à la philosophie de l’histoire, qui au xixe siècle postule que
l’histoire surgit des contradictions à l’intérieur des individus et des conflits
entre les groupes sociaux. Nous allons pour conclure tenter de décrire
les paradoxes au cœur de la pensée historique de Joseph de Maistre,
avec le dessein d’en saisir l’unité à travers sa postérité multiple et d’en
retracer l’influence, de son apogée à son déclin, au cours du xixe siècle.
Les Considérations sur la France, la première œuvre majeure de Maistre,
s’ouvre sur un paradoxe. À la citation célèbre de Rousseau, « l’homme
est né libre, et partout il est dans les fers », Maistre répond : « Nous
sommes tous attachés au trône de l’Être Suprême par une chaîne souple,
qui nous retient sans nous asservir ». Pour Rousseau, la chaîne est un
objet à rompre, un mal à supprimer. Pour Maistre, elle est « souple »
– une qualité que l’on n’attend pas s’agissant d’une chaîne – retenant et
donnant la liberté à la fois, maîtrisant l’humanité tout en lui permettant
de se mouvoir. L’histoire se passe dans l’espace d’incertitude délimité
par la chaîne. Elle naît du jeu de liberté entre un Dieu omnipotent, et
l’humanité qu’il libère et limite.
Le jeu entre la liberté et l’assujettissement est réglé par le péché et
la punition. Dans les temps de justice, les hommes jouissent de la plus
grande liberté possible et pèchent en quelque sorte graduellement ;
mais pendant les temps de punition, l’aggravation du péché amène
une libération des passions et un désordre grandissant. Un nouveau
1 Cioran, « Joseph de Maistre », p. 12-13.
378 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

paradoxe surgit. Comme toutes les philosophies chrétiennes de l’histoire,


celle de Maistre se préoccupe beaucoup de la destinée de l’individu.
Le Chevalier des Soirées de Saint-Pétersbourg, comme son auteur, est très
troublé par le fait que, dans ce monde, ceux qui sont punis ne sont pas
tous coupables, et que ceux qui sont coupables ne sont pas tous punis. La
religion prescrit que la récompense céleste suffit aux justes, et Maistre en
est personnellement convaincu. Mais il se rend compte aussi qu’après la
Révolution, les récompenses de la vie future ne suffisent plus à mobiliser
des hommes préoccupés surtout par la vie terrestre.
La doctrine de la réversibilité des mérites résout le dilemme. Le
sacrifice est efficace, et l’immolation des innocents pour les coupables
forme le lien entre le salut individuel et le bien du monde. Davantage,
le sacrifice est l’acte qui permet à la société de survivre, le lien entre le
particulier et l’universel qui rend l’histoire possible. Avec le christianisme,
le sacrifice n’est plus sanglant ou seulement rituel : devient sacrifice tout
geste de violence intérieure dirigé contre soi-même, toute maîtrise des
passions exercée par les individus en vue de la sociabilité. Le domaine
moral élargi de cette manière, le progrès peut avancer indéfiniment.
Le sacrifice volontaire du Christ proposé à l’imitation de tous avait
été un élément premier de la pensée chrétienne depuis l’Antiquité, et
cette imitation avait connu un regain de ferveur pendant l’âge baroque.
L’innovation de Maistre fut de lui prêter des pouvoirs sociaux, d’en faire
l’essence universelle des relations sociales que Lamennais célébrerait
dans l’Esquisse d’une philosophie, de la définir, enfin, comme le moteur
de l’histoire. Cette conception connut un succès immense. Longtemps
après que la philosophie spéculative de l’histoire fut morte en France,
Durkheim décrivait toujours l’humanité se faisant de plus en plus
violence à mesure qu’elle se civilisait. C’était le moyen d’atteindre
l’interdépendance sociale consommée dont Comte avait prédit l’avènement
dans la société positiviste. Pour Durkheim, cette interdépendance était
beaucoup plus grande dans les sociétés « avancées » ou « organiques »
que dans les « mécaniques » et « primitives », de manière que plus la
civilisation avançait, plus on avait besoin de diriger la violence contre
soi. Le processus était exacerbé dans la mesure où aucun sacrifice ne
suffisait jamais pour atteindre la paix spirituelle. C’est là que Durkheim
se séparait de Maistre. Pour celui-ci, l’expiation continuée à travers
l’histoire finissait par permettre à l’humanité d’accéder aux sphères
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 379

angéliques de l’existence, en achevant l’extinction de l’histoire. Sur le


sujet du sacrifice, Durkheim se révélait statique et pessimiste et Maistre,
contre l’opinion que l’on s’en fait, progressiste et optimiste. En effet il
envisageait le sacrifice de même qu’il envisageait plus généralement la
religion : comme un moyen de diminuer les vicissitudes de l’histoire,
de convertir l’oscillation des âges en un progrès linéaire modelé sur
celui de l’Église.
La dichotomie innéisme/empirisme est la source de la production de
l’histoire dans l’épistémologie maistrienne. La connaissance du particulier
que l’expérience apporte aux individus confirme, rend explicite et sert
de complément à la connaissance des idées éternelles gravées dans le
cœur humain. Cependant l’acquisition des connaissances est irrégulière
parce qu’elle est conditionnée à la fois par la grâce de Dieu et le désir
des hommes. Elle est sujette aux actes imprévisibles de rétribution et de
générosité divins, aux variations et à l’inconstance des émotions humaines ;
de manière qu’à mesure que l’humanité applique des moyens nouveaux
à la recouvrance de la révélation perdue, Dieu répartit les découvertes,
établissant les bornes de sa quête.
C’est ici que nous touchons à l’expression la plus explicite du para-
doxe au cœur de l’histoire maistrienne : l’idée que le temps est divisé
en âges qui alternent sans cesse, mais selon une loi de moindre progres-
sion jusqu’à la fin des temps, quand l’univers se réintégrera en Dieu.
Maistre classe les âges historiques soit selon la connaissance, soit selon
l’état spirituel des individus. À l’échelle des individus, ces deux âges
correspondent à la prédominance d’un moi uni et d’un moi divisé. Ils
constituent le lien le plus intime entre la pensée historique de Maistre
et la philosophie de Saint-Simon. Nous avons vu, dans la seconde
partie de ce livre, les divers modèles de successions d’époques élaborés
par le père du socialisme et ses nombreux disciples. Jusqu’à quel point
ces modèles dérivaient de Maistre et jusqu’à quel point ils étaient des
développements indépendants qui puisaient aux mêmes sources que lui
est une question que les historiens ne résoudront peut-être jamais. Il est
certain en revanche que les traditions maistrienne et saint-simonienne
ont toutes deux répondu à la Révolution en théorisant l’histoire comme
une alternance des époques, et que cette théorie constitue une grande
partie de l’arrière-plan intellectuel commun à la droite et à la gauche
dans la première moitié du xixe siècle. C’est là, en définitive, l’idée qui
380 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

rend possible le dialogue à travers le champ politique. Une fois que


la « loi de l’alternance » eut établi que l’humanité s’améliore à travers
l’histoire et non par la politique, la conversation entre traditionalistes,
socialistes et positivistes pouvait commencer.
Les âges critiques, cependant, étaient destinés à diminuer avec le
temps, parce que la nature humaine – en contraste avec la nature ani-
male – est d’examiner toujours ses limites, d’essayer de quitter sa sphère
originelle d’existence. Les périodes de péché peuvent être suivies par
l’ignorance et par l’oubli de l’universel, mais à la fin, la recouvrance de
l’universel excède l’oubli, parce que les hommes aiment le Dieu qui
s’acharne à les sauver et dont ils essayent toujours, le sachant ou non,
d’atteindre la connaissance.
Les hommes ont la capacité de se surpasser parce qu’ils habitent la
sphère de « plus ou moins » – une zone grise entre ce qui plaît à Dieu
et ce que l’humanité peut faire : la sphère du normatif. En théorie
politique, ce « plus ou moins » correspond à la « contrainte indéterminée
transcendante », à la croyance qu’il y a des « normes préexistantes et
fixées » qui sont « plutôt indéterminés1 ». L’Église de Maistre adhère à
ces normes. Elle intègre les sociétés sans jamais être intégrée dans leurs
constitutions ; et elle arbitre entre rois et peuples en obéissant à des
règles non écrites. « Plus ou moins » apparaît comme le domaine de la
liberté selon Maistre, une liberté susceptible de degrés et soumise à des
conditions, et qui n’a semble-t-il jamais été étudiée. Maistre la décrit
dans une lettre à Bonald : « parmi les innombrables folies du moment
et de tous les moments, il y en a une qui est la mère de toutes : c’est ce
qu’on appelait dans l’école le protopseudos, le sophisme primitif, capital,
originaire, et surtout original ; c’est de croire que la liberté est quelque
chose d’absolu et de circonscrit qu’on a ou qu’on n’a pas, et qui n’est
susceptible ni de plus ni de moins2, 3 ».
Le domaine du « plus ou moins » ne caractérise pas seulement la qualité
indéfinissable de la liberté humaine ; il en défend une variété radicale,
traditionaliste et ultramontaine selon laquelle les individus, les insti-
tutions et les groupes peuvent outrepasser les frontières prescrites par

1 David Lay Williams, « Political Ontology and Institutional Design in Montesquieu and
Rousseau », American Journal of Political Science, 54, 2, 2010, p. 526.
2 C’est nous qui soulignons.
3 OC, t. XIV, p. 167.
CONCLUSION 381

Dieu. En théorie politique, il est la clé du relativisme de Maistre, de son


anti-absolutisme longuement méconnu, de sa haine du despotisme et
de l’impérialisme. À mesure qu’il adopte son attitude finale vis-à-vis la
monarchie, ce domaine perd de l’importance à ses yeux. Las de la folie
monarchique et de la petitesse de sa propre cour, le Maistre des dernières
années se détache progressivement des monarchies temporelles et prend
ses distances – sans doute inconsciemment – vis-à-vis du traditionalisme.
À mesure que son Église devient une machine révolutionnaire et ses
papes les Robespierre de l’avenir, à mesure qu’il essaie de contrôler les
crises politiques avec une précision toujours grandissante, il voit l’avenir
de moins en moins sujet de la divine obscurité et de l’indétermination.

La raison maistrienne se distingue de manière significative des deux


modèles de la raison qui sont devenus courants pendant les Lumières
françaises. S’écartant du mécanisme cartésien qui néglige les émotions,
Maistre rend la raison équivalente au sentiment spirituel, et contre la
raison individuelle et critique de Pierre Bayle, il identifie la rationalité à
la tradition1. Cependant, loin d’acquérir les propriétés censées statiques
de la tradition qu’elle doit défendre, la raison conservatrice de Maistre
surgit d’une nature en mouvement et opère comme une force historique.
Là où la raison des Lumières avait critiqué, calculé et fait des discours
sur les caractéristiques principales des nations et des sociétés, la raison
maistrienne embrasse le monde entier dans son être historique comme
géographique, s’exprimant à travers le sentiment, la religion, les coutumes,
les institutions, selon chaque facette de la vie humaine ou, quand elle est
verbalement transmise, à travers la prière, la prophétie et la poésie. En
même temps, le domaine de la négociation et de l’exercice du pouvoir
perd son statut de site principal de la raison. La société, réceptacle de
la politique et des constitutions, s’inspire de Rousseau pour devenir le
nouveau médium de l’expression rationnelle, l’objet d’un mode total
et détaillé de description, diachronique, dont l’avenir n’est cependant
jamais complètement connaissable.
La faiblesse relative de la raison humaine en est cause, soit son inca-
pacité irrémédiable à prédire complètement l’action de la providence.
C’est pour cela que, quoique nous connaissions tous les événements futurs

1 Ibid., p. 236.
382 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

grâce à la prophétie, nous sommes incapables de les tisser ensemble pour


faire d’avance une histoire cohérente ; et c’est aussi pour cette raison
qu’au contraire des socialistes, les héritiers traditionalistes de Maistre
n’ébauchent que des instantanés de l’avenir, des aperçus fulgurants des
temps meilleurs, sans jamais en peindre un tableau. La théorie mais-
trienne de l’histoire possède elle-même cette qualité fragmentaire. Non
seulement elle est implicite, cachée dans des discours plus amples, que
seul un lecteur attentif peut déceler – une attention critique qui sur ce
point confine à une méthode de restauration… La théorie maistrienne
est aussi une consécration de l’occasionnalisme. Si elle nous apporte de
nouveaux aperçus sur le processus et les époques de l’histoire, en décri-
vant quelques moments en détail, elle refuse férocement d’être systéma-
tique, convaincu qu’est son auteur du fait que la connaissance complète
n’appartient pas aux hommes, et que les excès de la connaissance les
détruisent – comme l’ont démontré les « prévarications » inimaginables
qui ont précédé la perte de la révélation primitive. La pensée historique
maistrienne se comprend ainsi comme une contribution à l’histoire même
de la connaissance qu’elle décrit. Elle cherche à permettre d’accomplir
la tâche la plus urgente de l’humanité moderne : le recouvrement de
la révélation primitive à travers l’étude disciplinée, la discipline spiri-
tuelle, et le sacrifice volontaire. C’est seulement dans ces conditions que
la providence parlera à nouveau, et accordera la connaissance. Et c’est
seulement ainsi que nous pourrons nous rapprocher des anges.
Mais revenons à la raison. Pour Maistre, les lois éternelles que Dieu
grave dans les cœurs, et dont la raison est le réceptacle, donnent aux
individus une priorité morale et ontologique sur la politique. Le bien
ne dérive pas des luttes politiques pour le pouvoir. Ce n’est pas l’espace
public qui est dépositaire de la morale. Le bien apparaît plutôt à chaque
individu comme son trésor naturel et irréductible. Les conséquences
sociales de cette individualité maistrienne du bien sont les antithèses de
celles proposées par Rousseau, qui veut que les destinées individuelles
coïncident parfaitement avec celles des collectivités. Les individus de
Jean-Jacques s’en remettent à la société jusqu’à effacer leurs propres
volontés, jusqu’à transférer à la société les capacités de culpabilité et
d’expiation, jusqu’à rendre le politique moralement prioritaire, ou, plus
exactement, jusqu’à dissoudre le politique dans la morale publique.
CONCLUSION 383

Maistre remplace ce modèle par un autre selon lequel l’histoire émane


des individus, des collectivités, de Dieu. Les individus font l’histoire
grâce à leurs conjectures sans fin et à leurs dispositions spirituelles –
unité ou division, sacrifice ou violence sans règlement. Les nations, les
institutions, les constitutions et l’Église font également l’histoire parce
qu’elles sont mues par des « forces » morales qui assurent leur succès,
mais qui avec le temps s’épuisent comme tout ce qui est humain. Pour
finir, l’histoire émane de Dieu, éducateur de l’humanité qui punit et
qui révèle, générateur des chances et producteur des circonstances.
Les énergies morales de l’humanité, individuelles et collectives,
s’engagent donc dans un jeu avec Dieu, et pour Maistre, à l’inverse
de Rousseau, la destinée collective ne passe jamais avant la destinée
individuelle. Maistre cherche moins à bâtir une société parfaite et
harmonieuse, qu’à sauver les âmes individuelles. Il se préoccupe bien
sûr beaucoup du destin de la société, et veut que les individus servent
ses besoins. Sa théorie du sacrifice a, quoi qu’il y paraisse, beaucoup en
commun avec l’idéal de la socialisation violente prôné par Rousseau,
et sa victime chrétienne possède une capacité à s’immoler pour le bien
absolu qui excède de beaucoup celle du citoyen idéal de Rousseau.
La différence, cependant, est qu’en essayant d’annihiler sa volonté, la
victime maistrienne ne peut paradoxalement la détruire. Au contraire,
le désir du bien, même – surtout – au prix de la souffrance, fortifie la
volonté en lui faisant rejoindre celle de Dieu, et la négation de soi-même
volontairement pratiquée répare une volition brisée par le péché. Les
individus et la morale priment sur un domaine politique qui demeure
irréductible en dépit de sa subordination. Le machiavélisme est donc
rejeté, et la politique moralisée : car c’est seulement un souci véritable
et politique du bien qui peut éviter le malheur historique.

La théorie maistrienne selon laquelle l’histoire et la violence pro-


viennent de volontés brisées concentre à nouveau le problème du mal
sur l’individu. Maistre refuse d’attribuer toute autre cause au mal que
le péché originel. Sur ce point, il est l’ennemi invariable des Lumières,
le destructeur farouche de la thèse que le bonheur humain dépend de
la réforme institutionnelle, l’adversaire irréconciliable du Rousseau
qui prétend que le mal est en partie le fruit des circonstances et des
contextes. Cependant Maistre ne se contente pas d’attaquer : il adapte
384 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

aussi la vieille théorie des individus comme agents moraux au nouveau


contexte de la philosophie de l’histoire. Le geste ouvre une possibilité
étonnante. Maintenant, pour la première fois, il sera peut-être possible
– une fois que les actions individuelles concertées auront amené la fin
de l’histoire – d’éradiquer complètement le mal moral. Dès lors, la
politique s’évanouira ! Voilà le rêve qui exaltait les imaginations des
interprètes de Maistre au xixe siècle.
Cette vision rend les héritiers de Saint-Simon enthousiastes. Mais
incapables qu’ils sont d’attendre que la providence délivre la troisième
révélation qui renouvellera le monde, ils osent écrire cette révélation
eux-mêmes, ils ont l’audace de faire de l’instinct de Dieu un instrument
de la réorganisation sociale, une solution pour remplacer la politique.
Maistre lui-même s’achemine dans cette direction vers la fin de sa vie,
quand il recommande non seulement que les individus se soumettent,
mais que l’Église-pape devienne un arbitre politique dans les temps
de crise – qu’elle imite la Révolution en produisant la politique pour
mitiger les conflits politiques.
Toutefois, la politique de Maistre demeure quelque chose que Dieu
seul décrète, et que les hommes ne peuvent ni créer ni organiser. Son
Église de l’avenir ne coiffe le bonnet phrygien que dans les temps extra-
ordinaires. Au contraire de Saint-Simon et de ses disciples, Maistre ne
recommande jamais que les souverains temporels obéissent à l’autorité
spirituelle, sauf dans les temps de crise quand il ne reste aucun recours.
Il ne recommande pas que les prêtres gouvernent les nations, ou que la
religion soit refaçonnée pour contenir et absorber la politique. Maistre
peut désespérer des rois, des chefs révolutionnaires et de toute sorte
d’hommes politiques, mais il ne propose jamais qu’ils soient remplacés
par une autre classe d’hommes comme le feront les penseurs dans la
lignée de Saint-Simon.
La stratégie saint-simonienne de réduire la politique par la sexualité,
inspirée par son propre appel à une renaissance cléricale, l’aurait aussi
horrifié. La « vie de l’abandon » d’Enfantin a institué une religion hédo-
niste dans laquelle les rapports sexuels plutôt que la politique absorbaient
les énergies morales de l’individu – jusqu’au point où l’individu social
n’était pas un homme ou une femme, mais le couple homme-femme.
C’est dans le but de sacraliser la sexualité pour détruire la politique
que les saint-simoniens intitulèrent la cinquième de leurs Lettres sur
CONCLUSION 385

la politique et la religion « Identité de la politique et de la religion » – un


titre que Maistre aurait désapprouvé, ne fût-ce que parce qu’il voulait
assurer l’existence propre de la politique, quoiqu’il la subordonnât à la
morale et à la religion.
Enfantin et ses disciples retournèrent aussi la théorie de Maistre en
faisant du contraire du sacrifice, dans le domaine de la sexualité, une
manière de dépasser complètement la violence, de transformer les indi-
vidus en couples fusionnels mais transitoires, engagés continuellement
dans des rapports fluctuants avec la société. Dans la mesure où Enfantin
était convaincu que les hommes et les femmes seraient heureux ainsi, il
continuait de se préoccuper de la destinée individuelle. Dans la mesure où
ses individus sociaux étaient en fait des couples, sa variété de socialisme
éliminait l’individu tout court. Du même coup, il dissolvait la politique.
Sur ce sujet, Comte était aux antipodes d’Enfantin, un défenseur de
la famille patriarcale qui honnissait l’amour libre1, prohibait le divorce,
condamnait « toutes les utopies actuelles […], comme les précédentes »,
pour être « profondément livrées aux aberrations anti-domestiques2 »,
et louait le christianisme, comme Maistre, parce qu’il améliorait la
condition des femmes en sanctifiant la monogamie permanente3. En fait,
reprenant une pratique des premiers chrétiens, et probablement inspiré
par sa propre relation platonique avec Clotilde de Vaux, Comte soutenait
que le célibat dans le mariage était l’état le plus propice à la perfection
morale4. Toutefois le positivisme redéfinissait aussi l’individu. Car si
Comte se souciait peu de la destinée individuelle, il avait tout de même
créé un individu qui souhaitait de toutes ses forces devenir l’objet de la
commémoration collective. Ceci n’empêchait pas la religion de remplacer
la politique, puisque la Religion de l’Humanité régénérait chaque âme,
la rapprochant autant que possible de la perfection, et minimisait la
nécessité d’un domaine public. En général – et de manière paradoxale –
quand ils plaçaient le spirituel au-dessus du temporel, les héritiers de
Saint-Simon étaient beaucoup plus intrépides que Joseph de Maistre.
Il était logique que la conception maistrienne de l’histoire s’éteignît
dans le socialisme et le positivisme. Les deux systèmes s’intéressaient

1 Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 379.


2 Comte, Système de politique positive, t. II, p. 178.
3 Löwith, Meaning in History, p. 77.
4 Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 324.
386 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

moins aux causes et au processus de l’histoire, qu’à l’âge d’or qui le


conclurait – un temps sans conflits et sans contradictions et par là sans
caractéristiques. Cette utopie finale inspirait aussi la tendance à mettre
fin à l’histoire que Maistre discernait dans la pensée de Lamennais dès
1820, quand il lui conseillait de se méfier de sa doctrine du sens commun.
Barbey d’Aurevilly aurait dit que le conseil était prophétique, car les
ouvrages de Lamennais des années 1820 préfigurent son apostasie future.
Entièrement concentrés sur les vérités générales, ils ne connaissent pas le
paradoxe, et ils cherchent beaucoup plus à décrire la société qu’à détail-
ler les tensions de son rapport avec l’individu. L’abandon mennaisien
de l’histoire est la conclusion logique d’une philosophie chrétienne de
l’histoire qui curieusement ne s’occupe plus de l’individu, et qui finit
par disparaître pour cette même raison.
Au contraire, les traditionalistes qui demeurèrent fidèles à eux-mêmes
– Ballanche, Eckstein – continueront à se concentrer sur le particulier au
point de considérer les individus exemplaires – l’Orphée de Ballanche,
son Hébal et son homme-sans-nom, la Mercédès d’Eckstein – comme les
symboles et les agents de l’histoire humaine et nationale. Leur histoire
regorge de paradoxes ; et quoiqu’un jour elle finirait, cette fin ne serait
pas un décret humain. L’histoire pourrait, certainement, être réduite à
sa plus simple expression et l’avenir connu en partie ; mais la violence ne
disparaîtrait jamais, et l’avenir ne serait compris dans sa totalité que quand
il deviendrait le présent, un présent éternel qui serait l’assomption provi-
dentielle de la fin des temps. La science religieuse de Gerbet, d’Eckstein
et de Bonnetty est donc un simple auxiliaire à la polémique par quoi
ils défendent la croissance spirituelle de l’individu qui ressemble peu à
la science religieuse des socialistes industriels, cet instrument massif de
réorganisation sociale. Toutefois, un paradoxe demeure, puisque d’un point
de vue traditionaliste, la religion fait référence au sublime, à l’indicible,
à ce qui ne peut pas être exprimé par les mots et qui est dégradé par la
science, comme Maistre ne cesse de le répéter. On observe que le paradoxe a
commencé avec Maistre lui-même, qui exposait ses « trésors d’érudition1 »
en volumes tout en condamnant l’écriture et les connaissances spécialisées,
qui se soumettait complètement aux impératifs de l’histoire dans l’espoir
d’encourager leur abandon.

1 S. Zikhariev cité par Robert Triomphe, Joseph de Maistre, p. 276.


CONCLUSION 387

Lorsque le socialisme utopique mourut finalement en 1848, il entraîna


au tombeau avec lui la philosophie spéculative de l’histoire. Toutefois
l’agonie de celle-ci durait depuis longtemps. En s’orientant vers la der-
nière phase de l’histoire, en concevant des sociétés parfaitement paisibles,
Comte et les saint-simoniens avaient rompu la chaîne qui rattachait les
hommes au trône de Dieu dans la philosophie de l’histoire de Joseph
de Maistre. 1848 a hâté cet affranchissement – et cette soumission de
l’humanité aux besoins de la civilisation et aux lois de la société. C’est
cette fin de l’histoire qui a permis à Durkheim de fonder sa siociologie
qui, en dépit de sa dette à Comte, supprimait la Loi des Trois États,
supposant implicitement que quelque chose ressemblant au dernier
âge était arrivé. C’était cependant un âge toujours capable d’histoire :
Durkheim ressemblait aux traditionalistes, et reflétait son époque
désenchantée, en renonçant à l’ambition d’arrêter le temps.
En aidant à la naissance de la normalité sociologique et du fait social,
la philosophie maistrienne de l’histoire a offert à la postérité son legs
peut-être le plus durable. Joseph de Maistre a été parmi les premiers, et
peut-être même le premier, à proposer de regarder les faits comme les
pions d’un jeu entre Dieu et l’humanité pour l’organisation du hasard et
la détermination des habitudes. C’est le jeu qui a provoqué les réflexions
pélasgiennes de la Contre-Révolution, cet enfant révolté des Lumières
qui, tout en dénonçant les folies de la raison, s’est acharné à établir la
rationalité de l’histoire. Et c’est en partie à Joseph de Maistre, le théo-
ricien de l’histoire le plus profond et le plus influent de la génération
contre-révolutionnaire, que nous devons notre conviction, persistante en
dépit de tout, que la méditation sur l’histoire et sur les faits historiques,
et le dévouement aux buts collectifs peut non seulement changer l’avenir
pour le mieux mais nous rendre aussi intérieurement meilleurs.
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INDEX
TABLE DES MATIÈRES

préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  9
avant-propos  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
abréviations  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
introduction
Conservatisme et histoire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
une brève biographie intellectuelle  . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

première partie
JOSEPH DE MAISTRE ET L’IDÉE DE L’HISTOIRE,
1794-1821

les débuts statistiques


de la pensée historique, 1794-1796  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
Introduction   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
L’abandon de la loi naturelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
La divinité de l’aléatoire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
La fable probable et la poésie érudite  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
Nature humaine et perfectibilité historique  . . . . . . . . . . . . . . 72
De l’état de nature sur scène : le paradoxe sur le jeu  . . . . . . . . . 75
Le génie, le Législateur, et le silence efficace  . . . . . . . . . . . . . . 78
La médiocrité divine, ou la monarchie
comme poulie d’Archimède  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
414 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

La liberté européenne, les combinaisons


républicaines et l’histoire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92
Dieu, lanceur de dés  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  101
Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
épistémologie, pédagogie, histoire
De la querelle avec Bacon à l’éducation en Russie  . . . . . . . . . . . 109
Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
Les empiristes français  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  113
La continuité de l’esprit et du monde et le rejet
des méthodes d’invention  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  116
Le progrès par la conjecture  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 120
Les connaissances données et les connaissances vendues  . . . . . 122
La connaissance, la société, et l’intelligence de la foi  . . . . . . . 130
Propager la vérité et les mensonges  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  135
La pédagogie maistrienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138
Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  143
une théorie européaniste de l’histoire : DU PAPE  . . . . . . .  145
Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  145
La religion romaine comme esprit européen  . . . . . . . . . . . . .  150
La raison universelle de l’autorité ecclésiastique   . . . . . . . . . .  154
« Taristes » et jésuites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  159
La respublica christiana et le roi fou de Suède  . . . . . . . . . . . . .  163
L’apprivoisement des rois  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  170
L’unité et la liberté contre les raskolniks  . . . . . . . . . . . . . . . . .  175
Le latin sublime  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  179
La Sainte-Alliance  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  181
Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
histoire et violence sociale
L’Éclaircissement sur les sacrifices  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  193
Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  193
TABLE DES MATIÈRES 415

L’homme scindé : théories antiques


et augustiniennes du mal  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  198
La victime douce et parfaite  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
La volonté d’être le Christ, ou le sacrifice n’est pas un don  . . . 205
Les mythes d’Huet et le symbolisme figuriste  . . . . . . . . . . . .  210
L’Eucharistie dans l’univers  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  217
Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
temps, raison et volonté dans
LES SOIRÉES DE SAINT-PÉTERSBOURG  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
Le péché originel dans la succession :
le corps passif et la volonté blessée  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
L’ironie de l’histoire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238
La connaissance primitive et le véritable système du monde  . . . 241
Les âges de l’univers  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245
La volonté et la parole dans l’univers  . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250
La prière et le désir  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  251
La prophétie et la fin du monde  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  255
Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259

seconde partie
LA PENSÉE HISTORIQUE EN FRANCE,
1797-1854

le fait social et la connaissance historique, 1797-1848  . . .  265


Introduction   . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  265
Maistre et les préfets : l’essor de la statistique morale  . . . . . . 266
L’étiologie maistrienne et la naissance du fait social  . . . . . . . . 269
Le fait social devient apodictique  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  274
La prophétie du passé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  276
416 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE

Le fait religieux conclut l’histoire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279


Maistre et Lamennais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283
Le traditionalisme historique :
Ozanam, Eckstein et Bonnetty  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 292
Le libertarisme chrétien  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 298
Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 304
le progrès historique et la logique
du sacrifice, 1822-1854  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307
Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307
La régénération par le sacrifice : l’Imitation de Jésus-Christ  . . . . 309
Le sacrifice universel  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  312
Le moi divisé et l’éthique sociologique de la soumission  . . . .  314
L’histoire-expiation  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  316
Multiplier les prêtres, généraliser le sacrifice,
sanctifier la société  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325
L’exception saint-simonienne  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 330
Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 336
la métapolitique de l’histoire, 1820-1848  . . . . . . . . . . . . . .  339
Introduction  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  339
La nouvelle morale historique : Saint-Simon  . . . . . . . . . . . . . 341
Maistre, prophète du socialisme  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 346
Maistre, historien des socialistes  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 349
Philippe Buchez, le socialiste catholique  . . . . . . . . . . . . . . . .  354
La pensée historique de Proudhon  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  357
La philosophie de l’histoire de Comte  . . . . . . . . . . . . . . . . . .  361
La pensée historique de Barbey d’Aurevilly   . . . . . . . . . . . . . 364
Le progrès par l’intuition : Ballanche  . . . . . . . . . . . . . . . . . .  365
La fin de la théodicée traditionaliste :
Lamennais en face de Lacordaire  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369
Conclusion  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  373
TABLE DES MATIÈRES 417

conclusion
Histoire et paradoxe  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377
bibliographie  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389
index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .  411 

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