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L’idée française
de l’histoire
Joseph de Maistre et sa postérité
(1794-1854)
PARIS
CLASSIQUES GARNIER
2013
Chercheuse indépendante, Carolina Armenteros a enseigné dans les universités
françaises, américaines, britanniques et néerlandaises. Elle a coédité The New enfant
du siècle : Joseph de Maistre as a Writer (St Andrews, 2010), Joseph de Maistre and the
Legacy of Enlightenment (Oxford, 2011) et Joseph de Maistre and his European Readers :
From Friedrich von Gentz to Isaiah Berlin (Leyde, 2011).
1 Lettre au baron Vignet des Étoles (6 janvier 1794), dans Joseph de Maistre, Philippe
Barthelet (éd.), p. 363.
PRÉFACE 11
Philippe Barthelet
AVANT-PROPOS
OC Œuvres complètes
REM Revue des études maistriennes
RER Rite écossais rectifié
SVEC Studies on Voltaire and the Eighteenth Century
INTRODUCTION
Conservatisme et histoire
1 Berlin, À contre-courant : essais dans l’histoire des idées, André Berelowitch (tr.), Paris, Albin
Michel, 1988 et Albert Hirschman, Deux siècles de rhétorique réactionnaire, Paris, Fayard,
1991.
2 Graeme Garrard, Counter-Enlightenments : From the Eighteenth Century to the Present, London :
Routledge, 2006.
INTRODUCTION 23
et inactuels, comme dira Nietzsche, n’ont […] pas été les véritables
fondateurs de la modernité et ses représentants les plus éminents1 ». La
question est importante, car regarder les premiers conservateurs comme
les ultimes modernes suggère qu’ils auraient pu intégrer des théories
sophistiquées du changement et du progrès socio-politique – ces éléments
sine qua non de la philosophie spéculative de l’histoire – dans leur pensée.
Les études maistriennes, pendant ce temps, connaissent une renais-
sance. Des biographies intellectuelles de Maistre existent maintenant
en français et en anglais, et le premier volume consacré à sa relation
aux Lumières vient de paraître2. La Revue des études maistriennes (fondée
en 1974) a publié des ouvrages sur des aspects multiples de sa pensée,
comprenant son épistémologie3, sa linguistique4, sa théorie économique5
et sa philosophie de la loi naturelle6. Richard Lebrun et Jean-Louis Darcel
ont catalogué les bibliothèques de Maistre et classifié les contenus de
ses cahiers de lecture, où les travaux des penseurs majeurs et mineurs
des Lumières tiennent une place importante7. Jean-Yves Pranchère a
fait une étude systématique de la philosophie maistrienne8. Du côté
de l’édition critique, nous avons des Œuvres de Maistre (2007) éditées
par Pierre Glaudes, comprenant un Dictionnaire Joseph de Maistre et un
Dossier H de Maistre, où Philippe Barthelet réunit des textes sur Maistre
de quelque cent cinquante interprètes, qui ont généré des recherches
nouvelles sur la postérité du Savoyard9.
II
1 Sur l’intersection entre la pensée politique de Maistre et ses pratiques d’écriture, voir
The New enfant du siècle : Joseph de Maistre as a Writer, Carolina Armenteros et Richard
A. Lebrun (éds.), St. Andrews Studies in French History and Culture, 1, St Andrews, Centre
for French History and Culture of the University of St Andrews, 2010.
2 Richard Lebrun, Joseph de Maistre : An Intellectual Militant, Montréal, McGill-Queen’s
University Press, 1988, p. 205-207.
3 Alphonse de Lamartine, Souvenirs et portraits [1871], 3e édition, Paris, Hachette, Furne,
Jouvet, Pagnerre, 1874 (2 vol.), t. I, p. 188-189.
INTRODUCTION 25
1 Sur les appréciations de Lamartine et Sainte-Beuve sur Maistre comme écrivain, voir
Richard A. Lebrun, « Introduction : Assessing Maistre’s Style and Rhetoric », The New
enfant du siècle, p. 1-18.
2 Robert Triomphe, Joseph de Maistre : étude sur la vie et sur la doctrine d’un matérialiste mystique,
Genève, Droz, 1968, p. 336.
3 Ibid., p. 338.
26 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
III
Jusqu’à présent, seuls des efforts solitaires ont tenté de démontrer que
la liberté est constitutive de la pensée politique maistrienne1. Ce livre
prétend développer cet aspect. Comme dans le cas de son empirisme,
Maistre a peu insisté sur sa théorie de la liberté. Les Considérations sur
la France, avec leur tableau angoissant des révolutionnaires en jouets de
Dieu, ont classé Maistre dans l’imagination populaire comme un déter-
ministe historique qui égalait la providence à la fatalité. Mais, quoique
les Considérations déclarent, et la formule est célèbre, que « nous sommes
tous attachés au trône de l’Être Suprême » par une chaîne, elles disent
aussi et que cette chaîne est souple, et qu’elle l’est variablement. Le degré
de souplesse correspond au degré de liberté que la providence laisse à
l’humanité dans les différentes périodes historiques. La Révolution est
l’âge pendant laquelle la chaîne se raccourcit extrêmement, suffoquant
l’humanité. Mais cet âge est aussi l’exception de l’histoire, et le tombeau
de la liberté qui de règle irrigue l’histoire maistrienne.
Avec le temps, l’intérêt de Maistre pour la liberté augmenta, au
point qu’il abandonna la tradition absolutiste de la pensée politique à
laquelle il est encore aujourd’hui couramment associé. Du pape (1819), son
manifeste ultramontain, signale l’orientation anti-absolutiste – presque
non-monarchiste – qu’il adopte à la fin de sa vie. Voilà qui pourrait
sembler contraire à l’intuition, car le tableau que présente Du pape d’une
Europe gouvernée par les rois ne semble pas au premier abord vouloir
diminuer le pouvoir royal. C’est pourtant à quoi aboutit la conception
maistrienne de la papauté comme pouvoir de révision constitutionnelle.
Un gouffre sépare donc Du pape des textes d’inspiration bodinienne qu’il
compose pendant 1794-17962.
L’anti-absolutisme de Maistre n’est pas sans conséquences. De lui
dépend, d’abord, l’idée du progrès moral qu’il présente avec insistance
comme la constante de l’histoire. Quoique les hommes fassent fré-
quemment mauvais usage de leur liberté, à travers le temps leur liberté
mal entendue conspire avec la providence pour produire des résultats
moraux positifs – grâce à la perfectibilité humaine, doctrine que Maistre
sécularise avec Rousseau. La suggestion que Maistre était progressiste
1 Camcastle, The More Moderate Side of Joseph de Maistre et Paolo Pastori, « Joseph de Maistre
e la libertà », Rivista internazionale di filosofia del diritto, 55, 4, 1978, p. 336-358.
2 Je voudrais remercier Jean-Yves Pranchère pour la conversation qui m’a aidé à éclaircir
ce point.
30 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
IV
1 T. IV, p. 561-566.
2 Ibid., p. 4.
3 Ibid., p. 4, 13.
4 Ibid., p. 6.
5 Jacques-Maximilien Benjamin Bins de Saint-Victor, Préface aux Soirées de Saint-Pétersbourg
dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.), p. 447-454.
6 Cité dans E.N., Préface de l’éditeur, A. Baston, Réclamations pour l’Église de France et pour
la vérité, contre l’ouvrage de M. le Cte de Maistre intitulé Du pape, et contre sa suite, ayant pour
titre, De l’Église gallicane dans son rapport avec le souverain pontife, Paris, 1821 (2 vol.),
t. I, p. vi.
34 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Pickering, « Auguste Comte and the Saint-Simonians », French Historical Studies, 18, 1993,
p. 236.
36 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 37.
2 OC, t. XIII, p. 331-332.
3 Jean Rebotton, Introduction à Maistre, Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de quelques-
uns de ses amis francs-maçons, dans Joseph de Maistre : œuvres, Antoine Faivre et Jean Rebotton
(éds.), Genève : Slatkine, 1983 (2 vol.), t. II, p. 24.
UNE BRÈVE BIOGRAPHIE INTELLECTUELLE 43
fidèle qui célèbre avec joie et gratitude les vertus de son roi-père. Dans
le second, il encourage ses compagnons les magistrats à maintenir « ce
caractère imposant qui certifie les vertus de l’homme public, et captive
la confiance universelle ». Car « si notre premier devoir est d’être justes,
le second est de paraître tels », afin que la justice puisse sortir « de ce
nuage obscur dont elle s’enveloppe pour rendre ses oracles1 ».
Conformes au style et au contenu de ces compositions, les écrits que
Maistre destine au public sa vie durant semblent contrôlés et destinés
à instruire, surtout quand on les compare à sa correspondance, où il
s’abandonne beaucoup plus à des effusions sentimentales. Comme il
l’explique à Vignet des Étoles en 1793, il réprime avec soin le contenu
et le ton de ses publications, sentant que son devoir vis-à-vis du public
est d’édifier, d’éclaircir, d’encourager2. Ce contrôle est probablement la
seule continuité majeure entre les ouvrages maistriens avant et après
la Révolution, qui par ailleurs diffèrent considérablement. Les œuvres
suisses – comme l’Adresse du maire de Montagnole à ses concitoyens (1795),
le Discours du Citoyen Cherchemot (1799) et les sardoniques Bienfaits de la
révolution française (composés en 1795) – pratiquent une satire acérée,
confirmant Maistre comme l’héritier contre-révolutionnaire de Voltaire,
et le partenaire stylistique de Rivarol. Les Lettres d’un royaliste savoisien
à ses compatriotes (composées en 1793) sont également dans cet esprit.
La critique, l’ironie et l’invective aident à communiquer et à soulager
la colère que lui inspire la perte de son univers. Ces techniques rhéto-
riques signalent aussi qu’il s’est rendu compte que la philosophie et son
enfant la Révolution ont triomphé grâce aux pouvoirs de dérision et de
vitupération que les philosophes et surtout Voltaire ont propagés avec
tant de compétence. Là où un noble et magistrat savoyard, entraîné à
s’adresser au public dans le langage de la justice et de l’amour du roi et
de la nation, se serait humilié simplement par le fait de s’engager dans
la polémique, Maistre l’exilé sent que la propagande révolutionnaire ne
peut se combattre qu’avec la propagande, et que l’on gagne et maîtrise
l’opinion publique par le rire et la réfutation. Dans ce sens, Maistre est
un anti-révolutionnaire, c’est-à-dire un homme disposé à combattre la
Révolution en retournant contre elle ses propres armes. Cependant dans
ou celui qui est assuré la plus grande quantité de bonheur dans la plus
grande variété de circonstances, est celui qui est le plus divinement
rationnel et donc le moins faillible.
Rappelé de son poste diplomatique au début de 1817, Maistre quitte
la Russie à la fin du printemps. Il passe les quatre dernières années de sa
vie près de Turin à remplir des nouvelles obligations honoraires en tant
que régent de la Grande Chancellerie, à éditer Du pape, et à compléter
Les soirées. En dépit d’une vie assez heureuse auprès de sa famille, sa
correspondance à partir de 1817 est souvent pleine de tristesse et de
désillusion : « le dégoût, la défiance, le découragement sont rentrés
dans mon cœur […] je suis sans passion, sans désir, sans inspiration,
sans espérance ». Certains de ces sentiments peuvent être attribués au
fait que la cour de Sardaigne se méfie de lui comme toujours : « Je ne
vois […] depuis que je suis ici, aucune éclaircie dans le lointain, aucun
signe de faveur quelconque1 ». Le cours de la Restauration et surtout
la publication de la Charte de 1814 le déçoivent considérablement.
Radical, il interprète le nouvel ordre royal comme une autre phase de
la Révolution2 : « elle nous a gagnés, et … nous lui ressemblons tous
plus ou moins, quant à la morale politique. Le remède s’avance, mais
il fait pâlir3 ». Pour Maistre, la Révolution est une époque et non un
événement4, et elle n’est pas finie avec le Directoire. Bonaparte l’a
ramassée et serrée dans sa main de fer5 ; mais quand il l’a lâchée et
quand elle s’est retrouvée auprès d’un roi qui n’était pas un despote,
elle s’est mise à régner plus tyranniquement – parce que plus silen-
cieusement – que jamais.
Les causes strictement médicales mises à part, on peut attribuer la
mort de Maistre à l’âge de 67 ans à l’abattement qui le possède pendant
ses dernières années et qui donne le ton à ses dernières lettres de Turin.
Convaincu que la providence a laissé la Révolution gagner en dépit de tout
le mal qu’elle a fait, il a le malheur de se rendre compte que ses propres
pensées sont devenues elles-mêmes révolutionnaires : « Mon livre ne fera
1 Lettre de Constance de Maistre à Joseph de Maistre, 19 février 1820, pièce annexe par
Jacques Lovie à son article « Constance de Maistre : éléments pour une biographie », REM,
4, 1978, p. 164.
2 OC, t. XIV, p. 183.
3 Bonald, Lettres à Joseph de Maistre, p. 522.
4 Lebrun, Joseph de Maistre, p. 341n.
5 OC, t. XIV, p. 254. Voir aussi Charles Latreille, « Les derniers jours de Joseph de Maistre
racontés par sa fille », Quinzaine, 16 juillet 1905, p. 149-161.
PREMIÈRE PARTIE
INTRODUCTION
1 Dans le Traité historique et dogmatique de la vraie religion, avec la réfutation des erreurs qui lui
ont été opposées dans les différens siècles, Paris, Moutard, 1780 (12 vol.).
2 Dans La constitution de l’Angleterre ou État du gouvernement anglais comparé avec la forme
républicaine et avec les autres monarchies de l’Europe, Amsterdam, Van Harrevelt, 1771.
3 Lebrun, Joseph de Maistre, p. 132.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 57
1 Paolo Rossi, Dark Abyss of time : The History of the Earth and the History of Nations from Hooke
to Vico, Lydia G. Cochrane (tr.), Chicago (Illinois), University of Chicago Press, 1984, p. 44.
2 Elio Gianturco, Joseph de Maistre and Giambattista Vico : Italian Roots of De Maistre’s Political
Culture, thèse de doctorat, Université de Columbia, 1937, p. vii.
58 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
Considérant que l’histoire sacrée est la seule source fiable sur les « âges
obscurs et fabuleux » qui précédèrent les premières histoires des Grecs
et des Romains1, Vico enveloppe les origines, comme Newton, dans le
silence et la sacralité. Cependant l’histoire philosophique naquit officiel-
lement dans un acte de rébellion contre Newton. Les Sorbonniques (1750)
de Turgot annoncèrent la libération des sciences humaines des sciences
naturelles, une nouvelle vision qui ne voyait plus l’histoire humaine
soumise à la mécanique newtonienne ; et qui proposait simultanément,
avec le génie individuel, un moyen nouveau de transmettre le principe
des origines au domaine humain, d’entraîner l’histoire dans un sens divin
comme le voulait Newton. Après quoi Rousseau étendit à l’humanité
tout entière le principe des origines que Turgot avait conféré aux êtres
extraordinaires. Pour ce faire, il fit usage du vieux principe chrétien
de la perfectibilité. C’était sa tentative d’expliquer les origines de la
déchéance humaine, et donc de l’histoire, à l’aide de la seule logique,
et sans avoir recours à la doctrine du péché originel2.
C’est alors que Maistre, décidé à employer la métaphysique pour
annuler la philosophie provocante de Rousseau, se retrouva, sans le
soupçonner, au milieu du débat sur les origines et la succession des temps.
1 Maistre, De l’état de nature [Examen d’un écrit de Jean-Jacques Rousseau], OC, t. VII, p. 565.
2 Sur l’idée maistrienne de la loi, voir Lebrun, « Maistre and Natural Law », p. 198.
3 Brett, Liberty, Right and Nature, p. 142.
62 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
LA DIVINITÉ DE L’ALÉATOIRE
1 Ibid., p. 51.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 63
1 Ibid., p. 517n.
2 Ibid., p. 518n.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 65
cas fortuits qui pouvaient ne pas arriver. […] Sans examiner si l’on peut dire et
jusqu’à quel point l’on peut dire que ce qui arrive pouvait ne pas arriver, il
est certain au moins que les plans généraux du Créateur sont invariables : par
conséquent, si l’homme est fait pour la société, un tel sauvage pourra bien ne pas
en rencontrer un autre ; mais il faudra en général que les sauvages se rencontrent
et deviennent des hommes. Si l’agriculture est propre à l’homme, il sera bien
possible qu’une telle graine ne tombe pas sur une telle terre ; mais il est impos-
sible que l’agriculture ne soit pas découverte d’une manière ou d’une autre1.
fait de la révélation comme une arme dans son combat contre les esprits
forts, qui, comme s’en plaignait l’archevêque de Lyon, ne bâtissaient pas
sur les faits, mais sur les coutumes présentes, sur la raison humaine, et
surtout sur le vraisemblable1. L’innovation de Maistre fut de combiner
les méthodes des croyants et des non-croyants, d’utiliser les faits pour
établir la quasi-certitude du probable – et, plus dangereusement, de la
foi. En divinisant ainsi les faits, Maistre contredit, ou atténue, sa propre
condamnation de la connaissance scientifique (ou spécialiste) qui selon lui
peut rendre les âmes petites en développant leur orgueil ; mais des deux
positions, c’est la sacralité du fait qui se développera dans la postérité.
Ce n’est pas que Maistre valorise l’érudition par-dessus tout et se
moque de toutes les fables ; ou que le contraire soit vrai de Rousseau.
Implicitement, Jean-Jacques valorise l’érudition dans le Discours, déclarant
que la fable peut servir à deviner la vérité quand les faits ne sont pas
disponibles2. De la même manière, Maistre trouve des usages épisté-
mologiques pour la fable en l’absence des faits. Mais le fabuleux rous-
seauiste révèle dans la mesure où il simule la réalité avec vraisemblance,
tandis que les fables maistriennes, privées de tout statut herméneutique
autonome, soulignent la seule et ultime vérité des faits en dépeignant
des situations éloignées de la réalité.
« Le duel n’est point un crime », un des Six paradoxes (1795) que
Maistre écrit à sa correspondante fictive, la marquise de Nav…, est dans
cet esprit. Pour satiriser l’idée de Rousseau que la société et le langage
émergent de l’accord commun, ce texte dépeint une assemblée primi-
tive dans une forêt. Des avatars troglodytes des philosophes décrètent
la naissance du langage et de l’état social. Voici l’intervention d’un
personnage qui semble incarner Rousseau et Condillac3 :
l’orateur qui avait obtenu la parole pour la motion d’ordre avait fait un pas
en avant d’une manière si imposante, que tous les membres de l’assemblée,
de peur qu’il ne leur marchât sur la tête, la baissèrent jusqu’a terre.
Messieurs (dit-il), j’ai lieu de m’étonner que, par une synthèse téméraire et des
raisonnements a priori tout a fait intempestifs, vous ayez imaginé d’instituer
la société avant d’avoir pensé aux moyens de l’utiliser. Je vais soulever une
difficulté qui pourra vous effrayer ; mais le danger est si conséquent, qu’il
1 Ibid., p. 531.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 73
de se fâcher1 ». Maistre aimait aussi les paradoxes car ils lui semblaient
utiles pour exprimer les ironies de la destinée humaine. « La chose la
plus utile aux hommes, c’est le jeu », le troisième des cinq paradoxes que
Maistre a finalement composés, est une adaptation frivole du modèle de
l’histoire de De l’état de nature.
Ce que Maistre trouve paradoxal dans le jeu c’est que, considérant
les faiblesses morales et intellectuelles des hommes, rien n’est mieux
pour eux que de jouer. « Ils sont si sots, si dangereux, si vains, qu’ils
ont besoin de l’habitude pour pouvoir se supporter ». Maistre ouvre
son texte en évoquant ludiquement le monde des cartes ; mais on se
rend compte bientôt que ce qui l’intéresse vraiment ce sont les relations
sociales en général, et que par « le jeu » il veut dire toute habitude des
hommes qui les « force […] à se regarder2 ». Rousseau avait suivi Pascal
pour évoquer des thèmes similaires, discernant dans la société un refuge
d’activités et de distractions destinées à épargner à l’homme de faire ce
qui lui est plus insupportable – se regarder3. Se rangeant, cependant, à
la critique rousseauiste de la société et adoptant une attitude opposée
à celle de Pascal, Maistre aborde le problème avec légèreté. En général,
dit-il, pour avoir du succès dans les affaires de ce monde, il est nécessaire
d’avoir la mentalité d’un joueur. On doit devenir l’habitude des autres
par excellence, car l’habitude est le composant le plus élémentaire du
caractère humain et la clé du succès social. Le jeu aide à ce succès parce
qu’il encourage le raisonnement probabiliste indispensable à tous les
rapports humains. Ce que Cicéron disait de son école philosophique,
« [n]ous suivons les vraisemblances, doit être la devise de l’homme sensé
pour régler sa conduite ; car la vie entière n’est qu’un calcul continuel
de probabilités, il faut une justesse merveilleuse d’esprit pour se décider
le plus souvent sans réflexion ». Le jeu, en d’autres mots, développe la
capacité de juger rapidement le cours futur des phénomènes sur la base
des apparences – la sorte de jugement qui est la possession la plus utile
de l’homme dans « la société » (dans le double sens de la société polie et
de la somme des relations sociales)4. De plus, le jeu cultive la mémoire
comme aucune autre activité ne le fait :
Quand je vois un joueur me raconter que, dans une partie jouée il y a six
mois, il perdit cinquante louis par la faute de monsieur un tel, qui joua le
valet de cœur, d’où il arriva que le partenaire de lui qui raconte, se trouvant
en droit de croire que la dame se trouvait de tel côté, puisque le dix, le sept
et le quatre avaient passé, se détermina malheureusement à jouer l’as ; que
s’il avait pu prévoir ce coup, il y aurait mis bon ordre en jouant le seul pique
qui lui restait, vu que tous les carreaux se trouvaient du même côté… Oh !
je m’incline, je me prosterne, je m’abîme. J’ai bien aussi une mémoire, mais
c’est une enfant1.
La chance ici n’est pas un pur accident : elle fait partie des situations sociales,
elle est connaissable à travers l’interprétation correcte, et surtout, elle est
objet de mémoire une fois que le jeu a révélé ses règles. L’art du joueur
– l’« art » humain – est de se rappeler précisément du passé pour apprendre
de l’expérience, et agir sur la base de prédictions de plus en plus précises.
L’amélioration morale et intellectuelle qui dérive de la frivolité est le cœur
du paradoxe : que l’esprit et l’âme puissent se former sur « le champ étroit
du tapis vert2 », et à travers l’improvisation demandée par le jeu.
Le paradoxe sur le jeu contient sinon une philosophie de l’histoire
anti-rousseauiste, du moins un modèle du développement humain très
congruent avec la critique maistrienne de Rousseau. Commençant par
un acte de volonté – la décision de jouer –, le jeu se développe à travers
l’observation des phénomènes, le calcul des probabilités, et l’action
rapide et instinctive. La raison intervient a posteriori, exercée pour exa-
miner l’opération de la chance afin d’améliorer le jugement instinctif
et la présence d’esprit pour le prochain jet des dés. Toute l’existence
humaine dans la durée peut être envisagée comme un jeu : à mesure que
l’humanité apprend davantage sur la nature pour progresser, l’homme
individuel « saisit ses semblables » pour se perfectionner. Le jeu, comme
la nature voulue par Dieu, fournit la vraie liberté qui est bornée par les
règles. Le bon joueur est celui qui sait utiliser sa liberté pour se déve-
lopper moralement grâce à la volonté, à l’action instinctive, au calcul
des probabilités et à la remémoration consciencieuse.
Le paradoxe sur le jeu contient aussi des thèmes de De la souveraineté
du peuple, l’autre ouvrage anti-rousseauiste de Maistre, qui étudie le
développement des sociétés politiques.
1 Nannerl Keohane, Philosophy and the State in France : The Renaissance to the Enlightenment,
Princeton (New Jersey), Princeton University Press, 1980, p. 442.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 122.
3 Ibid., p. 123.
4 Frank Manuel, The Prophets of Paris, Cambridge (Massachusetts), Harvard University
Press, 1962, p. 26.
80 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 27.
2 Denis Diderot, « Génie » Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des
métiers, Neufchâtel [Paris], 1751-1765 (17 vol.), t. VII, p. 581-584.
3 Sur l’idée maistrienne du génie, voir Darrin McMahon’s « Maistre’s Genius », Heir and
Enemy of the Enlightenment.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 81
grande portion du peuple se met en mouvement pour cet objet : car, dans ce
tâtonnement funeste, il est trop aisé qu’il se trompe sur ses véritables intérêts ;
qu’il poursuive avec acharnement ce qui ne peut lui convenir, et qu’il rejette
au contraire ce qui lui convient le mieux : et l’on sait combien dans ce genre
les erreurs sont terribles. C’est ce qui a fait dire à Tacite, avec sa profondeur
ordinaire, qu’ « il y a bien moins d’inconvénient pour un peuple d’accepter un
souverain que de le chercher1 ».
Kant n’a pas inspiré cette déclaration ; mais dans la Métaphysique des
mœurs (1785) il avertit que
l’origine du pouvoir suprême est, pour le peuple qui s’y trouve soumis, inex-
plorable au point de vue pratique, c’est-à-dire que le sujet ne doit pas discuter
activement de cette origine comme s’il y avait là un droit susceptible d’être
encore controversé (jus controversum) quant à l’obéissance qu’il doit au pouvoir.
[…] Quant aux questions de savoir si un réel contrat de soumission à celui-ci
(pactum subjectionis civilis) a originairement précédé, sous la forme d’un fait, ou
si c’est le pouvoir qui a précédé et si la loi n’est intervenue qu’ultérieurement,
ou encore s’ils auraient dû se suivre dans cet ordre, ce sont là pour le peuple,
qui est maintenant d’ores et déjà soumis à la loi civile, des ratiocinations
entièrement vaines de nature, en tout cas, à mettre l’État en péril2.
1 Ibid., p. 128.
2 Kant, Métaphysique des mœurs, Alain Renaut (tr.), Paris, GF-Flammarion, 1994 (2 vol.),
t. II, p. 134-135.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 83
1 Richard Lebrun, « Les lectures de Joseph de Maistre d’après ses registres inédits », REM,
9, 1985, p. 173.
2 Arnaldo Momigliano, Les fondations du savoir historique, Isabelle Rozenbaumas (tr.), Paris,
Les Belles Lettres, 1992, p. 143.
3 Ibid., p. 126-127.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 85
dans les finances. Plus les forces de l’État sont ignorées, plus elles sont
respectables1 ». Cependant la publication du Compte rendu au roi (1781) a
brisé l’illusion si soigneusement préservée. Avec l’État irrévocablement
exposé, De la souveraineté montre comment l’inconnaissable divin stabilise
l’État en produisant des conditions socio-politiques. Le texte construit
un nouveau « tacitisme » métaphysique qui veut sauver la monarchie
en soutenant qu’on peut cacher naturellement ce qui auparavant avait
été masqué à dessein.
vous diront qu’ils veulent, comme Turgot, une grande démocratie ; déjà même
Condorcet avoit dessiné de sa main savante ce grand cercle carré ; mais, comme
on sait, ce plan n’a pas fait fortune1.
1 Ibid., p. 260.
2 Rousseau, Correspondance complète de Rousseau, R.A. Leigh (éd.), Oxford, The Voltaire
Foundation, 1979 (52 vol.), t. XXXIII, p. 243.
3 Burke, Burke : Pre-Revolutionary Writings, p. xxviii.
4 Cheryl Welch, Liberty and Utility : The French idéologues and the Transformation of Liberalism,
New York, Columbia University Press, 1984, p. 32.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 87
1 Ibid., p. 29.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 186.
88 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Maistre, Considérations sur la France, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.),
p. 219.
2 Montesquieu, De l’esprit des lois, t. I, p. 120.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 89
car ils ne créent rien ; elle est l’ouvrage de l’éternel Géomètre qui n’a besoin
de notre consentement pour arranger ses plans ; et le plus grand mérite de
l’engin est qu’un homme médiocre1 peut le mettre en jeu2.
1 Mon emphase.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 195.
3 Maistre, Lettres et opuscules inédits du Cte Joseph de Maistre, précédés d’une notice biographique
par son fils, le Cte Rodolphe de Maistre, Paris, A. Vaton, 1851 (2 vol.), t. I, p. 9-10.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 93
romaine, lequel, avant l’irruption de ces conquérans, avoit flétri les âmes et
détruit tout principe généreux de science et de vertu, n’étoit pas capable de
résister aux efforts vigoureux d’un peuple libre. Une nouvelle ère commença
pour l’Europe : elle se débarrassa des liens de la servitude, et secoua le joug
du pouvoir arbitraire sous lequel elle avoit gémi si longtems. Les constitutions
libres qui s’établirent alors, quoique altérées depuis par les usurpations suc-
cessives d’une longue suite de princes, conservent toujours un air de liberté et
les traces d’une administration légale qui distinguent les nations d’Europe ; et
si cette portion du globe se distingue des autres par des sentimens de liberté,
d’honneur, de justice et de valeur, elle doit uniquement ces avantages aux
germes plantés par ces généreux barbares1 ».
(que Maistre n’a pas lu), où Burke défend l’Église et la société féodale
comme les fondateurs de la civilisation européenne. Les conversations
que Maistre a eues avec Germaine de Staël (1766-1817) en 1796 ont pu
aussi l’encourager à voir dans le Gemüt germanique chrétien le véritable
caractère européen, cet esprit de liberté qui a erré à travers les siècles
par tout le continent. C’est « [j]e ne sais quelle force indéfinissable
[qui] nous agite sans relâche », et la raison pour laquelle en Europe
« le plus grand des maux n’est point la pauvreté, ni l’asservissement,
ni la maladie, ni la mort même ; c’est le repos1 ». Comme Madame
de Staël, cependant, et au contraire de Hume, Maistre voit dans cette
agitation libre non seulement l’esprit des barbares, mais aussi celui du
christianisme. Croyant à la disparité entre les gouvernements anciens et
modernes, il est persuadé – avec les idéologues, Voltaire et les Girondins,
et contre Rousseau, les jacobins et les républicains de Coppet – que le
christianisme a forgé une forme de gouvernement unique en ce qu’il a
institutionnalisé la liberté.
Écrivant sur les républiques, Tacite observait que « Quelques nations
ennuyées des rois leur préfèrent des loix2 ». L’antinomie ancienne entre le
gouvernement des lois et celui des rois n’existait pas dans l’Europe
moderne. L’antiquité et l’Asie, écrit Maistre, « ne disputo[ient] point
aux rois le droit de condamner à mort », mais aucun Européen moderne
n’hésiterait à accuser de crime un roi qui exécuterait arbitrairement.
La providence équilibre tout : le despote asiatique peut couper à loisir
les têtes de ses sujets, mais sa propre tête est souvent demandée en
échange de ses excès. Le monarque européen, en revanche, est sacro-saint,
mais tenu par la loi de respecter les vies de ses sujets, et d’incorporer
leurs avis et leurs protestations dans le processus de gouvernement.
De plus, l’Européen, au contraire de l’Oriental, « ne supporte qu’avec
peine d’être absolument étranger au gouvernement3 », de sorte que
la monarchie européenne préserve la liberté participative. Le roi et la
loi gouvernent ensemble l’Europe, selon une constitution européenne
tacite composée de six éléments qui se recombinent pour donner les
formes de gouvernement particulières.
d’association volontaire – lui aussi divin dans ses origines – qui est leur
« principe constitutif […] Mêlé en plus ou en moins avec la souveraineté,
base commune de tous les gouvernemens, ce plus et ce moins forment les
différentes physionomies des gouvernemens non monarchiques1 ».
L’attribution de « plus » et « moins » à la souveraineté répond direc-
tement à l’argument des parties 6 et 7 du chapitre 1 de Du contrat social
selon lequel la société, étant absolue et voulue par tous, n’est pas suscep-
tible de « plus » est de « moins ». Maistre est d’accord sur ce point que la
souveraineté est absolue en ce qu’on ne peut la juger. Comme il dit, « il
y aura toujours, en dernière analyse, un pouvoir absolu qui pourra faire
le mal impunément, qui sera donc despotique sous ce point de vue, dans
toute la force du terme, et contre lequel il n’y aura d’autre rempart que
celui de l’insurrection2 ». Mais la souveraineté n’est pas absolue au sens où
les gouvernés peuvent exprimer des opinions et exercer des volontés qui
ne sont pas nécessairement en harmonie avec elle, dans une mesure très
variable déterminée par le tempérament et surtout par l’esprit d’association
d’un peuple donné. Les combinaisons constitutionnelles donnent donc lieu
à une pluralité politique qui nous éloigne de l’incertitude – le « plus ou
moins » nié par Rousseau, mais propre au domaine normatif, depuis les
souverainetés jusqu’à la perfectibilité humaine. A l’intérieur de cette sphère
indéfinie, la liberté humaine opère pour donner à une constitution son
caractère particulier. C’est ce qui explique l’unicité irrémédiable de tout
gouvernement, et l’incomparabilité même des gouvernements qui portent
le même nom. Maistre écrit en 1814 :
Chaque nation a son caractère particulier, qui se mêle à son gouvernement et le
modifie ; on croit que le même nom exprime le même gouvernement : c’est une
erreur grossière, et souvent terrible. La France était une monarchie, le Piémont
est une monarchie ; on aurait cependant fait extravaguer les deux nations, si
l’on avait entrepris de gouverner chacune d’elles avec les principes de l’autre3.
1 Ibid., p. 219.
2 Ibid., p. 179.
3 OC, t. XII, p. 482.
98 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
C’est pour cette raison que les républiques sont réputées pour leurs
préjugés nationaux puissants et leur injustice envers les étrangers. Quant
à la tyrannie républicaine, au contraire de la liberté monarchique, elle
1 Sur les attitudes de Rousseau envers les monarchies et les républiques dans leur contexte
intellectuel, voir Michael Sonenscher, Sans-Culottes : An Eighteenth-Century Emblem in
the French Revolution Princeton (New Jersey) et Oxford, Princeton University Press, 2008,
p. 202-221.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 219-220.
3 Ibid., p. 219.
4 Ibid., p. 220.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 99
1 Emil Cioran, « Joseph de Maistre », Exercices d’admiration : essais et portraits, Paris, Gallimard,
coll. « Arcades », 1977, p. 16.
2 Maistre, De la souveraineté du peuple, p. 274.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 101
1 Ibid., p. 234.
2 Ibid., p. 235.
102 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
Une fois qu’une nation a atteint le point le plus haut de ses facultés
intellectuelles, la régénération n’est pas possible. Toutefois,
les nations, en parcourant leur période de dégradation, peuvent avoir, de
tems en tems, certains élans de force et de grandeur qui sont eux-mêmes en
progression décroissante, comme les tems ordinaires. Ainsi, l’Empire romain,
dans son déclin, fut grand sous Trajan, mais cependant moins que sous
Auguste ; il brilla sous Théodose, mais moins que sous Constantin ; enfin, il
eut de beaux moments jusque sous le pédant Julien et sous Héraclius, mais
la progression décroissante alloit son train et ne changeoit point de loi2.
Les nations aussi montent par à-coups – comme la France, dont la souf-
france sous les règnes malheureux qui précédèrent celui de Louis XIV
« doit être mis[e] au rang de ces secousses douloureuses qui ne régénèrent
pas les nations (car personne n’a prouvé qu’elles puissent être régéné-
rées), mais qui les perfectionnent lorsqu’elles sont dans leur période
progressive, et les poussent vers le plus haut point de leur grandeur3 ».
À la fin, comme tout ce qui est humain, la force morale, la vigueur
des nations s’épuise et le hasard ne joue plus en leur faveur. Alors des
nations plus jeunes et plus fortes viennent assister à la mort des nations
1 Ibid., p. 278n.
2 Ibid.
3 Ibid.
LES DÉBUTS STATISTIQUES DE LA PENSÉE HISTORIQUE, 1794-1796 105
CONCLUSION
INTRODUCTION
des progrès qu’ont fait les sciences naturelles par ses préceptes et son exemple, le
portrait d’un « Bacon non-matérialiste ». De Luc était un physicien,
géologue et membre de la Royal Society que Maistre lisait abondam-
ment à Saint-Pétersbourg1, et dont il a cité le travail copieusement et
avec approbation dans l’Examen.
Cependant Maistre était persuadé que l’athée Lasalle – qui avait
déclaré « qu’il avait, contre sa seule expérience, cent mille raisons pour ne pas
croire en Dieu2 » – était le seul qui avait compris Bacon, qu’il était, en
fait, le traducteur naturel de Bacon : « J’ai vu l’esprit de mon siècle, et j’ai
publié cette traduction. C’est ce que pourrait dire M. Lasalle, et ce mot
expliquerait son entreprise3 ». L’opinion du traducteur de Bacon sur
Bacon était en fait si importante pour Maistre qu’il a voué la conclusion
de l’Examen à l’esquisser, et à souligner ses points de ressemblance avec
sa propre opinion. Pour lui, cet exercice démontrait la véracité de ses
conclusions ; deux personnes ayant des inclinations si dissemblables
n’auraient pu être d’accord autrement.
La politique russe des années 1810 explique aussi l’intérêt de Maistre
pour l’épistémologie de Bacon. C’est l’époque de l’essor de Mikhail
Speranskii (1772-1839). Maistre n’a aucune sympathie pour ce ministre.
Il le considère comme un « grand partisan de Kant4 » qui « exécute les
ordres de la grande secte qui achève d’expédier les Souverainetés5 ». Speranskii
propose trois réformes éducatives auxquelles Maistre s’oppose – l’adoption
d’un curriculum national basé sur les sciences, l’élimination de l’éducation
religieuse des universités, et la subordination des universités privées (y
compris les collèges jésuites) à un nouveau système d’universités publiques6.
Quand, donc, Aleksei Razumovskii, le ministre de l’instruction publique,
demande à Maistre un mémoire détaillant ses vues pédagogiques, Maistre les
recueillit dans trois opuscules hostiles en théorie aux réformes7. Une bonne
1 Sept des ouvrages de De Luc apparaissent annotés dans les Registres de lecture pendant les
années 1805-1816.
2 Les soirées de Saint-Pétersbourg, ou Entretiens sur le gouvernement temporel de la Providence, dans
Joseph de Maistre : œuvres, p. 588.
3 OC, t. VI, p. 514.
4 Ibid., t. XI, p. 257.
5 Ibid., p. 385.
6 Voir Maistre, Mémoire sur la liberté de l’enseignement public (OC, t. VIII) et Cinq lettres sur
l’instruction publique en Russie (Ibid.)
7 Les Cinq lettres sur l’éducation publique en Russie, les Observations sur le Prospectus discipli-
narum, et le Mémoire sur la liberté de l’enseignement public (tous composés en 1810).
112 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
Ce qui, semble-t-il, n’a pas été soupçonné jusqu’ici est le fait capital que
la philosophie éducative de Maistre comme sa théorie de la connaissance
prennent racine dans l’histoire assez méconnue de l’empirisme direct
en France.
1 Ibid., p. 96-97.
2 Les références laudatives à Bergier se répètent dans les notes de lecture de Maistre. Voir
surtout Extraits F, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J15, p. 268, 117, 336 et
passim.
3 Laurence Bongie, « Hume and Skepticism in Late Eighteenth-Century France », p. 19.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 115
employer un nouveau levier, puisque le levier de l’espèce une fois choisi sera
éternellement le même, et que tout se réduit au plus et au moins de force
intrinsèque, précisément comme dans l’esprit humain. Il s’ensuit seulement
qu’il faut employer le levier à propos1.
1 Ibid., p. 302-306.
2 Ibid., p. 301.
3 Lebrun, Introduction à Maistre, An Examination of the Philosophy of Bacon, p. xi.
120 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
un fait, une cause, ou une essence1 ». Les particuliers (les faits) et les
universaux (les causes) sont tous deux compris dans les catégories
de la connaissance. À travers le temps, l’esprit échafaude des hypo-
thèses recevables, et la connaissance des particuliers se développe,
s’approchant de « l’unité ». Cette « unité » – que Condorcet appelle la
« compréhension divine » – est la connaissance complète des univer-
saux, c’est-à-dire la connaissance des causes premières ou « finales ».
Il importe de souligner que la connaissance des particuliers est en
elle-même insuffisante pour atteindre la connaissance des universaux,
quelle que soit son accumulation. Les particuliers doivent se rapporter
logiquement aux universaux pour recevoir une signification. Évoquant
saint Thomas d’Aquin, le Comte des Soirées observe que la vérité est
« une équation entre la pensée de l’homme et l’objet connu ». Si, en
faisant l’expérience du monde, l’humanité ne fait pas usage de ses
idées, dont chacune est « innée par rapport à l’universel dont elle tient
sa forme », « l’expérience sera toujours solitaire, et pourra se répéter
à l’infini, en laissant toujours un abîme entre elle et l’universel2 ».
Bien appliquées, au contraire, les idées illuminent le rapport entre
les universaux et les particuliers à des moments précis dans le temps.
La notion particulariste de la conjecture est compatible avec une défi-
nition de la connaissance comme une révélation divine des universaux,
laquelle, comme la conjecture, se développe à travers le temps. Dans
le passage cité ci-dessus, où il affirme sa confiance dans le fait que la
connaissance progresse inévitablement, cumulativement et de manière
uniforme de découverte en découverte, Maistre décrit l’invention comme
un événement aléatoire et peu fréquent :
Les inventions dans tous les genres sont rares ; elles se succèdent lentement
avec une apparente bizarrerie qui trompe nos faibles regards. Les inventions les
plus importantes, et les plus faites pour consoler le genre humain, sont dues à
ce qu’on appelle le hasard, et de plus elles ont illustré des siècles et des peuples
très-peu avancés et des individus sans lettres : on peut citer sur ce point la
boussole, la poudre à canon, l’imprimerie et les lunettes d’approche. Est-ce
l’induction légitime et la méthode d’exclusion qui nous ont donné le quinquina,
l’ipécacuanha, le mercure, la vaccine, etc. ? Il est superflu d’observer, quant
1 Ibid., p. 29.
2 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre Glaudes (éd.),
p. 628.
124 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
à ces dons du hasard, qu’ils ne sauraient être soumis à aucune règle ; il n’y a
sûrement pas de méthode pour trouver ce qu’on ne cherche pas1.
1 Sur Maistre et Vico, voir Victor Nguyen, « Maistre, Vico et le retour des dieux », REM,
3, 1977, p. 243-255.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 129
Maistre n’avait pas besoin de lire Vico ou les jésuites pour participer à ce
qui était devenu la perspective épistémologique des Lumières tardives. La
nouvelle conception de l’opinion publique qui prend son essor pendant
les années 1770-1790 marie l’épistémologie de la singularité à celle de
l’idéologie. L’article « Opinion » de l’Encyclopédie oppose la science, « une
lumiere pleine & entiere qui découvre les choses clairement, & répand
sur elles la certitude & l’évidence », à l’opinion, « une lumiere foible &
imparfaite qui ne découvre les choses que par coniecture1, & les laisse
toujours dans l’incertitude & le doute ». C’est la vision traditionnelle de
l’opinion qui remonte à la distinction platonicienne entre la recherche
philosophique de la vérité, et la maîtrise sophistique des mots et des
opinions. Il faut remarquer que lorsque Panckoucke commence à publier
son Encyclopédie méthodique à la fin des années 1780, l’opinion n’est plus un
concept philosophique. Il ne la définit ni dans la section « Philosophie », ni
dans celle de « Logique, métaphysique et morale ». L’opinion est devenue
un sujet de la science d’État qui accompagne la naissance de la statistique
morale. Elle paraît dans la section « Finances et police, » et non plus
comme « Opinion », mais comme « Opinion publique ». Son caractère a
changé avec sa classification. Alors qu’avant elle était définie par « le flux,
la subjectivité et l’incertitude », maintenant « l’universalité, l’objectivité
et la rationalité » sont ses traits principaux2.
C’est aussi dans les années 1770-1790 que le courant particulariste de
la philosophie du sens commun, qui jusqu’alors avait circulé sous-jacent,
obtient finalement l’appui de Condillac. Croyant que les propositions
« frivoles » – des tautologies telles que « l’or est un métal » – sont utiles
pour décrire les opérations de la connaissance, Condillac est l’auteur
d’une philosophie qui se contente de décrire ce qui est avec le langage du
sens commun, sans avoir recours aux explications ni aux hypothèses, et
toujours en suspectant l’abstraction. En épistémologie il adopte, à la piété
près, une attitude proche de celle que Bergier définissait ainsi : « Nous
n’aspirons point à la gloire de forger des systêmes ; nous nous bornons à
exposer ce que Dieu a fait3 ». La philosophie descriptive du sens commun
est nécessairement particulariste, et, en comparaison du magnifique système
explicatif de Descartes, plate jusqu’à la déception. C’est qu’elle est ainsi
1 C’est nous qui soulignons.
2 Keith Baker, Inventing the French Revolution, p. 168.
3 Bergier, Traité historique et dogmatique de la vraie religion, t. I, p. 101.
130 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
résolue de s’occuper non des pensées des philosophes, mais de celles des
gens ordinaires, et de trouver la vérité dans les propositions quotidiennes.
Il est certain qu’une ligne droite ne peut pas être tracée qui de Naudé à
Maistre passerait par Vico, Condillac et Bergier : Maistre ne semble pas
avoir lu Hume et n’avait rien de bon à dire sur Condillac1. Aussi, Maistre
ne pouvait pas soutenir l’opinion publique que l’Encyclopédie opposait à la
conjecture. Mais il pouvait inverser la relation entre l’opinion publique
et la conjecture, nommer la conjecture le sens commun, et lui attribuer
les mêmes qualités d’objectivité et de rationalité que les singularistes
associaient au sens commun individuel depuis deux siècles. En fait, il
pouvait faire pour le sens commun ce que l’Encyclopédie méthodique était
en train de faire pour l’opinion publique.
C’est ainsi que Maistre professait l’innéisme tout en adhérant au
particularisme qui devenait de plus en plus important vers la fin du
xviiie siècle.
1 Maistre critique Condillac abondamment dans ses notes marginales sur l’Essai sur l’origine
des connoissances humaines (1746). Voir Maistre, « Extraits [critiques] de l’essai sur l’origine
des connaissances humaines de Condillac », Manuscrits, Archives de Joseph de Maistre et de
sa famille, 2J9, p. 651-716.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 131
devient plus pur, plus lumineux, plus fort et plus étendu à proportion
que s’augmente l’union qu’il a avec Dieu, parce que c’est elle qui fait
toute sa perfection1 ». Quand Bacon déplorait que la science et la reli-
gion fissent si mauvais ménage, et qu’à son époque, les esprits fussent
engourdis par la prédominance des questions religieuses, il avait donc
tort selon Maistre. Loin d’encourager l’ignorance, l’amour de Dieu est
le plus grand moyen de connaissance dont dispose l’humanité.
L’histoire prouve la vérité de cette proposition. Si Buffon, par exemple,
avait été un chrétien aussi ardent que Linné, il l’aurait égalé et peut-être
surpassé. Au lieu de quoi,
il crut à son siècle qui croyait à Bacon ; il se moqua des classifications de
l’illustre Suédois ; il ne vit que des individus dans toute la nature ; il se jeta
dans les moyens mécaniques ; il fit des planètes avec des éclaboussures de
soleil, des montagnes avec des coquilles, des animaux avec des molécules, et
des molécules avec des moules, comme on fait des gaufres, il écrivit les aven-
tures de l’univers, et pour se faire le romancier du globe il démentit le saint
historien. Qu’a-t-il gagne à cette méthode ! Haller, Spallanzani et Bonnet se
moquèrent de sa physiologie ; de Luc, de sa géologie, tous les chimistes en
cœur honnirent sa minéralogie ; Condillac même perdit patience en lisant le
discours sur la nature des animaux ; et la cendre de Buffon n’était pas froide,
que l’opinion universelle avait déjà rangé ce naturaliste parmi les poètes2.
1 Ibid., p. 406.
2 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 494.
3 OC, t. VI, p. 460.
4 Voir Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 494-497.
5 Maistre, Considérations sur la France, p. 235.
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 133
« [ce] culte simple, [cette] morale dont [Dieu] avoit gravé les principes au
fond des cœurs1 », remuant la raison et le sentiment. Pour Bergier comme
pour Rousseau, la religion était le ciment de la société : « La religion était
nécessaire à l’homme pour son propre bonheur, pour s’attacher à ses sem-
blables par les liens de la vertu, pour former avec eux une société dont il
ne pouvait se passer2 ». Aussi, fidèle aux leçons féneloniennes du vicaire
savoyard, Bergier discerne dans les sentiments religieux la source de toute
action sociale vertueuse3. C’est ainsi qu’on pourrait dire qu’il adhère à la
religiosité romantique que les évêques catholiques, enthousiasmés par le
sentimentalisme de Fénelon et de Rousseau, popularisent à la veille de
la Révolution4. C’est pour cela qu’il croit que la religion se dissout avec
la dispersion des sociétés ; c’est pour cela aussi qu’il dépeint les sauvages,
oublieux de la révélation, manquant de raison et de sentiment et sombrant
dans l’animalité et la solitude. Car « il n’y a […] jamais eu d’autre religion
naturelle, que la religion révélée5 ».
En général, Bergier est tributaire de l’œuvre de Jean-Jacques qui a
fait passer la conscience au premier plan de la philosophie, introduisant
en contrebande la métaphysique dans la philosophie sociale : avec lui, la
conscience est devenue la principale organisatrice du monde social. La
différence est que là où pour Rousseau une société d’égaux s’est formée
pour la première fois quand les hommes naturels se sont réunis pour se
préserver d’un environnement hostile, pour Bergier, la société primitive était
déjà hiérarchique, et liée par l’adoration de Dieu : « La tradition domes-
tique, les pratiques du culte journalier, la marche réguliere de l’Univers,
et la voix de la conscience, se réunissoient pour apprendre aux hommes
à n’adorer qu’un seul Dieu. Ce premier lien de société, ajouté à ceux de
rang, étoit assez puissant pour unir les diverses branches d’une même
famille, et pour former insensiblement des associations plus étendues6 ».
la loi qui est la même dans l’ordre physique, car tout obstacle qui n’éteint pas une
force en augmente la puissance, parce qu’elle l’accumule […] il est infiniment utile
qu’il y ait dans le monde une puissance qui s’oppose à toutes les innovations
qui lui paraissent téméraires : si elle se trompe, l’invincible vérité a bientôt
dissipé le nuage. Dans le cas contraire, infiniment plus fréquent que l’autre,
elle rend le plus grand service aux hommes en donnant un frein à l’esprit
d’innovation qui est un des plus grands fléaux du monde. Toute autorité,
mais surtout celle de l’Église, doit s’opposer aux nouveautés sans se laisser
effrayer par le danger de retarder la découverte de quelques vérités, inconvé-
nient passager et tout à fait nul, comparé à celui d’ébranler les institutions
ou les opinions reçues1.
1 Ibid., p. 471.
2 Maistre s’appuie ici sur la Storia della letteratura italiana (1772) de Girolamo Tiraboschi,
qu’il a annoté abondamment dans Religion E, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille,
2J21, p. 215-221.
138 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
LA PÉDAGOGIE MAISTRIENNE
Toutes ces amplifications étant faites et mises sous les yeux du professeur,
il montrait à ses disciples avec quelle grâce et quelle fécondité Ovide a
traité ce sujet, et c’était une nouvelle leçon2.
Cultivant l’érudition dans leur cinquième année, les jeunes esprits deve-
naient également écrivains et orateurs et apprenaient la rhétorique de leur
propre langue. On leur enseignait la logique dans la sixième année, et la
physique dans la septième, quoique personne ne fût obligé d’étudier cette
discipline, « tant on craignait en tout de passer les bornes de la modération3 ».
Selon l’usage commun de l’époque, Maistre entend par « science » tant
les sciences naturelles, défendues par l’Encyclopédie, que les connaissances
spécialisées de toute nature, y compris l’érudition humaniste. Pour lui,
ces deux sortes de connaissance peuvent être dangereuses, ce qui est
prouvé de manière irréfutable par le caractère des praticiens de la science,
souvent vains, moralement dégénérés et politiquement subversifs :
La science rend l’homme paresseux, inhabile aux affaires et aux grandes entre-
prises, disputeur, entêté de ses propres opinions et méprisant celles d’autrui,
1 Ibid., p. 176.
2 Ibid.
3 Ibid., p. 178.
140 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 165.
2 Ibid., p. 192.
3 Ibid.
4 Platon, Livre VI des Lois, E. Chambry (tr.), http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/
platon/loislivre6.htm (dernier accès le 11 septembre 2010).
ÉPISTÉMOLOGIE, PÉDAGOGIE, HISTOIRE 141
Comme les jeunes hommes, les jeunes femmes doivent être édu-
quées en vue de leur rôle moral dans la société. Si Maistre accorde peu
d’intérêt à la science – dans le double sens des sciences naturelles, et de
la connaissance spécialisée – quand elle est pratiquée par les hommes,
il estime qu’elle n’est d’aucune utilité pour les femmes. À ses yeux, la
contribution des femmes aux mœurs rend l’étude du latin, de la littérature,
de la musique, de la religion et des arts domestiques plus appropriée pour
elles. Sur ce point, Maistre suit les prescriptions du Traité de l’éducation
des filles (1687) de Fénelon, qui met l’accent sur la pratique et se méfie
de l’intellectualisation. Cette dernière peut être regrettable, comme le
montre le cas de Madame de Staël. Car quoique Maistre eût beaucoup
de respect pour « la Science en jupon », comme il l’appelait, il écrit aussi
qu’il ne connaissait « pas de tête aussi complètement pervertie » que
la sienne, et il attribuait cette « perversion » à « l’opération infaillible
de la philosophie moderne sur toute femme quelconque1 ». Dans ses
lettres à ses filles Adèle et Constance, il leur demande de se cultiver,
mais en se gardant de devenir pédantes et scientistes, ou d’acquérir
trop de goût pour le rationalisme philosophique. Il les encourage, les
instruit et les guide dans leurs lectures du Tasse, d’Alfieri, de l’Arioste
et de saint Augustin, et dans leurs études du latin de Virgile ; mais
il les exhorte à ne pas s’appliquer excessivement et à se rappeler, avec
Madame de Sévigné, « bella cosa far niente ». « Le goût et l’instruction »,
écrit Maistre à Adèle, sont « le domaine des femmes », et cela doit leur
suffire, de peur qu’elles ne succombent au « plus grand défaut pour une
femme », « d’être homme2 ».
La pédagogie de Maistre suppose que les intérêts individuels et les
nécessités sociales s’harmonisent d’une manière naturelle. L’éducation
des femmes dans les connaissances pratiques favorise leur rôle de mère.
Les femmes, écrit Maistre à Constance, peuvent écrire des livres si elles
veulent ; mais la tâche propre à leur sexe est beaucoup plus importante
que la composition : « c’est sur [les] genoux [des femmes] que se forme
ce qu’il y a de plus excellent dans le monde : un honnête homme, et une
honnête femme3 ». Une vie de femme bien vécue est ainsi l’antithèse de
la révolution. Étrangère au « génie dégradé » de Pascal, l’homme de
1 OC, t. IX, p. 443-444.
2 Ibid., p. 200, 303.
3 Ibid., t. XI, p. 143.
142 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
CONCLUSION
Les Considérations sur la France (1797) font déjà allusion à cette alternance
en conceptualisant la Révolution comme période critique de troubles
après le calme rationnel de l’Ancien Régime. De l’Église gallicane (1818)
expose la même idée d’une manière plus explicite. Selon ce livre, les âges
de création sont des temps comme le grand siècle, féconds en décou-
vertes, en littérature et en philosophie, quand les esprits individuels,
aimant Dieu, font des découvertes ; et quand les institutions religieuses,
respectées, dispensent les connaissances. Les âges de dissertation sont
représentés par le xviiie siècle. Éloignées de Dieu, ces époques sont inca-
pables d’« exalter et diriger » les talents et, se contentant de répéter les
révélations du passé, fabriquent la discorde et distribuent la fausseté1. Ce
sont les temps mauvais de la science que Maistre déplore, des tribulations
nécessaires dans le retour historique à Dieu. Que Maistre les regrette
suggère qu’il théorise l’histoire pour la quitter. Car, quoiqu’il obéisse à
l’impératif révolutionnaire d’habiter l’histoire, il ne doute jamais que
la plupart des vies vraiment bonnes – comme la plupart des nations
vraiment heureuses – sont paisibles et oubliées. Cette aspiration à la
tranquillité, à l’atemporalité et à l’existence hors du temps, le lien le
plus fort qui unisse Maistre à ses successeurs d’avant 1848, est théori-
quement justifiée par l’épistémologie historisante dont les principes se
répandront dans ses opera magna.
1 Ibid., p. 455-460.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE
DE L’HISTOIRE : DU PAPE
INTRODUCTION
1 Novalis, Friedrich von Hardenberg, genannt Novalis, Werk und Forschung, Herbert Uerlings
(éd.), Stuttgart, Metzler, 1991, p. 572.
2 Germaine de Staël, De l’Allemagne, Simone Balayé (éd.), Paris, GF-Flammarion, 1968,
p. 71.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 149
1 Ibid., p. 71.
2 Maistre, Éloge de Victor-Amédée III, p. 32.
3 OC, t. IX, p. 192.
4 Maistre, Du pape, p. 22.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 153
1 Ibid., p. 23.
2 Ibid., p. 24.
3 Ibid., p. 26.
4 OC, t. XIV, p. 137.
5 Bonald, Lettres à Joseph de Maistre, p. 96.
154 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 88.
2 Ibid., p. 126.
3 James Tully, « The Kantian Idea of Europe », dans The Idea of Europe, Anthony Pagden (éd.),
p. 339.
4 Maistre, Du pape, p. 27.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 155
1 Maistre semble n’avoir pas connu le débat des années 1770 et 1780 sur la possibilité d’une
grande république. Voir Richard Whatmore, Republicanism and the French Revolution : An
Intellectual History of Jean-Baptiste Say’s Political Economy, Oxford, Oxford University Press,
2000.
2 Maistre, Du pape, p. 28n.
3 Ibid., p. 34.
156 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
« TARISTES » ET JÉSUITES
constitution encore plus parfaite que l’anglaise, non écrite et donc vivante,
non voulue par aucun pouvoir humain, non-absolutiste et productrice
de liberté. C’était un constitutionnalisme qui s’épanouissait idéalement
en Russie, où les conservateurs comme Stourdza et Ouvarov insistaient
sur le point que l’Église devait préparer le chemin de l’émancipation
par l’éducation. La position de Stourdza devait probablement beaucoup
aux courants piétistes allemands qui avaient influencé les Lumières
russes pendant le xviiie siècle, et que sa sœur Roandra (1786-1844)
avait prêchés à la cour de Russie pendant les années 1810. Pour les
piétistes, dont la vision se centrait sur une active coopération sociale,
l’éducation était cruciale pour le développement social et moral de
l’individu, l’affranchissant de l’ignorance et de la superstition1. Quant
à leur liberté, personnelle et spirituelle, elle transgressait sans effort les
contraintes sociales, dessinant ses propres limites politiques quelle que
fût la nature absolutiste de l’État.
Donnant un tour catholique à cette variété de conservatisme et au
libéralisme aristocratique de Montesquieu2, Maistre développa une forme
d’anti-absolutisme qui voyait dans l’Église le médiateur principal entre
l’État et le peuple, ainsi que le garant de la réforme paisible et graduelle.
Cependant il se montrait plus anti-absolutiste que les théoriciens russes
en ce qu’il n’attribuait à l’État aucun rôle dans l’éducation chrétienne.
Soucieux de préserver l’éducation catholique dans une autocratie orthodoxe,
il mettait beaucoup l’accent sur les qualités progressistes et libertaires de
la société civile et religieuse – élaborant de cette manière un libéralisme
ecclésiastique qui se répandra dans la pensée des royalistes catholiques
français. Mais il jugeait qu’en Russie, le pouvoir spirituel, affaibli, ne
pouvait pas fournir d’équilibre à un gouvernement absolu pour abolir
brusquement le servage sans provoquer l’anarchie ou la rébellion. La dif-
ficulté était augmentée par le fait que la Russie avait appris le peu qu’elle
savait de l’Occident au xviiie siècle, de sorte que « les premières leçons de
français que ce peuple entendit, furent des blasphèmes3 ».
1 Alexander Martin, « Die Suche nach dem juste milieu : Der Gedanke der Heiligen Allianz
bei den Geschwistern Sturdza in Russland und Deutschland im Napoleonischen Zeitalter »,
Forschungen zur osteuropäischen Geschichte, 54, 1998, p. 82.
2 Le terme qu’utilise DeDijn pour dénoter l’idée que les corps intermédiaires préservent
la liberté. Voir French Political Thought from Montesquieu to Tocqueville.
3 OC, t. VIII, p. 291.
162 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
L’Église, écrit Maistre, peut être distinguée de toutes les autres souve-
rainetés dans ses commencements. Elle est née comme aucun autre pouvoir
temporel ne l’a fait – perceptiblement. « La souveraineté », écrit Maistre,
« ressemble au Nil : elle cache sa tête. Celle des Papes seule déroge à la loi
universelle. Tous les éléments en ont été mis à découvert afin qu’elle soit
visible à tous les yeux, et vincat cum judicatur ». Le crime, l’acte de violence
qui est à l’origine de toute souveraineté, la manus de la loi romaine qui
tombe sur sa proie pour se l’approprier injustement et qui ne légitime
1 Biancamaria Fontana, « The Napoleonic Empire and the Europe of Nations », Anthony
Pagden (éd.), The Idea of Europe, p. 123.
2 Maistre, Du pape, p. 280-284.
3 Ibid., p. 198.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 167
Que les rois sacrifient au libéralisme moderne n’était pas non plus
une raison de les croire rationnels. Si l’Essai sur le principe générateur des
constitutions politiques, qui dénonçait les constitutions écrites – et donc,
implicitement, la Charte de Louis XVIII – a déplu au roi de France, la
correspondance de Maistre avec Bonald a servi seulement à confirmer
les thèses de ce texte. Bonald en effet ne cessait de clamer son désespoir
d’ultra. En 1817, il s’écriait dans une lettre à Maistre : « Nous périssons
aux cris de Vive le roi et la charte3 ! ». Et il ajoutait, dans un passage
enflammé, que « l’aveuglement des rois est un phénomène cent fois plus
effrayant » que la fin du monde par le feu, consécutif à la chute d’une
comète sur la terre ; car les rois n’étaient plus les soleils immobiles de
jadis qui animaient et illuminaient tout autour d’eux, mais des « astres
vagabonds qui troublent le système des sociétés, et n’y portent, avec
leurs faiblesses ou leurs erreurs, que le désordre et le ravage4 ».
Mais Bonald écrivait à un homme qui, tout monarchiste qu’il était,
regardait les rois avec scepticisme depuis une décennie. À l’aube de
l’« Europe de Metternich », quand la raison d’État s’établissait fermement
comme la norme diplomatique européenne, les ferveurs mystiques de
Gustave IV (1778-1837), roi de Suède, inspiraient à Maistre un mélange
1 Ibid., p. 138.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 173
1 Ibid., p. 188.
2 Ibid., p. 150.
3 Ibid., p. 148-149.
4 Maistre oublie ici que – bien qu’elle se fût appeler basileus (« empereur ») plutôt que basilissa
(« impératrice ») – c’est Irène l’Athénienne (752-803) qui siégeait sur le trône de l’Empire
romain d’Orient à l’époque du couronnement de Charlemagne. Il se peut que le lapsus
de mémoire soit intentionnel : en couronnant Charlemagne, Léon III considérait que le
trône de Byzance était vacant, puisqu’il était occupé par une femme.
5 Maistre, Du pape, p. 150.
6 Ibid., p. 131.
174 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
a surgi d’une rébellion, et elle a été sauvée par une Église qui program-
mait rationnellement l’avenir politique. Davantage, ses maux présents
pouvaient être guéris en refaçonnant l’Église, qui sut se montrer, quand
les circonstances historiques l’exigeaient, un instrument révolutionnaire,
en instrument de stabilité.
Paradoxalement, la révolution de l’Église est rendue nécessaire par
le besoin de modérer la souveraineté pour résoudre un problème de
portée universelle, et inhérent à la nature même de la loi. C’est que la
loi s’adapte mal à tous les cas réels possibles ; c’est aussi que la faiblesse
humaine ne peut tout prédire ; et c’est enfin que la nature même des
choses en fait varier quelques-unes au point qu’elles peuvent « sortir par
leur propre mouvement du cercle de la loi », tandis que d’autres, « dis-
posées par gradations insensibles, sous des genres communs, ne peuvent
être saisies par un nom général qui ne soit pas faux dans les nuances1 ».
Les cas réels d’exception – c’est-à-dire les crises politiques et militaires
et les abus du pouvoir souverain – nécessitent même la suspension des
lois qui gouvernent ordinairement les nations. Le problème est commun
à toutes les sociétés humaines, mais seule l’Europe a trouvé, dans le
Pape-Église, une manière pacifique, rationnelle et légale de le résoudre.
L’intervention de l’Église dans les temps de crise permet d’envisager
une expansion du christianisme capable d’assurer la bonne application
de la constitution libre et du droit international à toute l’humanité.
Grâce à l’Église, la loi européenne qui limite la souveraineté pourra
s’exporter au monde entier. Du pape place dans son contexte historique
l’argument, élaboré vingt-deux ans auparavant dans De la souveraineté
du peuple, selon lequel le roi européen doit sa souveraineté universali-
sante à sa soumission à une constitution divine. La différence est que
désormais l’Église incarne cette constitution ; que le pape exerce la
souveraineté temporelle lorsque la question de la déposition du sou-
verain se pose légitimement ; et que l’expansion future de l’Europe
coïncidera avec celle du christianisme. L’absolutisme royal disparaîtra
par la suite. Le modèle tout entier repose sur une théorie de la liberté
que Maistre formule en observant l’opération politique de l’orthodoxie
russe sous Alexandre Ier.
1 Ibid., p. 135.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 175
1 Fidèle de Grivel et Joseph de Maistre, Religion et mœurs des russes, Ivan Gagarin (éd.), Paris,
E. Leroux, coll. « Bibliothèque slave elzivirienne », 1879, p. 31.
2 Ibid., p. 27.
3 Ibid., p. 45.
176 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid.
2 Voir ibid., p. 98.
UNE THÉORIE EUROPÉANISTE DE L’HISTOIRE : DU PAPE 179
LE LATIN SUBLIME
1 Ibid., p. 125.
2 Ibid., p. 126.
3 Ibid., p. 77.
4 Ibid., p. 127.
180 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
LA SAINTE-ALLIANCE
comme un ensemble d’États individuels dont les droits sont limités par
des devoirs communs à une collectivité d’États. Ami et admirateur de
Voltaire et des Encyclopédistes et ancien employeur de Rousseau, Kaunitz
pratique la diplomatie de Richelieu, selon laquelle la raison d’État trans-
cende toujours la volonté du souverain, les préoccupations dynastiques
ou sentimentales, et les considérations éthiques ou religieuses. Cette sorte
de diplomatie implique une exclusion machiavélienne de la morale de la
sphère politique qui répugne à Maistre1. Il n’approuve pas davantage la
politique que Kaunitz dérive de ses principes diplomatiques – l’expansion
territoriale et l’augmentation de l’autorité centrale de l’État à travers la
subordination de l’Église et de la noblesse. Mais Kaunitz est un disciple
de Grotius et le premier à introduire, comme une loi internationale, une
responsabilité européenne commune en matière d’affaires sociales, éco-
nomiques et intellectuelles, dont l’application doit être assurée par des
traités entre les grandes puissances à mesure que les cas se posent. Sur ce
point il rencontre Maistre, dont l’Église-pape doit incarner les principes
juridiques internationaux et abstraits que Kaunitz tâche d’exprimer par
des traités. En fait, l’Église-pape de Maistre et la loi internationale de
Kaunitz remplissent des fonctions analogues, l’une protégeant les peuples
des souverains oppressifs, l’autre régulant les intérêts nationaux.
Dans sa vieillesse, Kaunitz écrit sur les idées qui ont animé son
travail de chancelier dans une série de mémoires à l’intention de son
successeur. Il est sûr que le successeur, Metternich, ne manquait pas
de talent diplomatique et que les guerres napoléoniennes ont créé des
circonstances exceptionnelles2. Néanmoins, les traités et les accords qui
ont été signés pendant les années de l’apogée de Metternich (1815-1823)
– à Vienne (1815), Aix-la-Chapelle (1818), Troppau (1820), Laibach
(1821) et Vérone (1822) – ne furent que des applications pratiques des
principes de Kaunitz. Metternich trouvait les alliances personnelles
entre les rois inutiles. Ce n’est pas par hasard qu’il haïssait Madame de
Krüdener, le cerveau piétiste de la Sainte-Alliance, avec une violence
qui est devenue légendaire3, et que le système européen qu’il présida
CONCLUSION
INTRODUCTION
1 Lettre inédite de 1811 citée par Jean Rebotton dans Maistre, Écrits maçonniques de Joseph
de Maistre et de quelques-uns de ses amis francs-maçons, p. 29.
194 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
ne s’est prêté qu’à regret à permettre ces assemblées […] En second lieu, j’ai
eu l’occasion de me convaincre que plusieurs […] pensaient mal de cette
association, et la regardaient comme une machine révolutionnaire1.
ayant beaucoup d’analogie avec les idées que les illuminés se forment du culte
intérieur, ceux-ci se sont jetés tête baissée dans cette classe d’auteurs. Ils ne
lisent que sainte Thérèse, saint François de Sales, Fénelon, madame Guyon,
etc. ; or, il est impossible qu’ils se pénètrent de pareils écrits sans se rapprocher
notablement de nous ; et j’ai su qu’un grand ennemi de la religion catholique
disait, il y a peu de temps : Ce qui me fâche, c’est que tout cet illuminisme finira
par le catholicisme1.
Quand il écrit cette lettre, il y a au moins sept ans qu’il pense à récon-
cilier l’illuminisme avec le catholicisme. L’Éclaircissement sur les sacrifices
est une tentative d’accomplir cette réconciliation sur le plan théorique.
Le sacrifice est un thème des Lumières. Abordé pour la première fois
en Angleterre dans le cadre des débats déistes sur la doctrine de la double
vérité, il est repris plus tard par des écrivains français comme Charles
Batteux (1713–1780), Julien Jean Offray de La Mettrie (1709–1751), le
baron de Sainte-Croix (1746–1809), l’abbé Noël-Antoine Pluche (1688–
1761) et Dupuis au cours de leurs délibérations sur les origines des rites
et mystères primitifs2. Les spéculations de ces auteurs sur les buts sociaux
de l’immolation se mêleront ensuite avec la dévotion baroque des jésuites
et des oratoriens pour donner lieu à divers courants mystiques. Dans les
années 1770, les idées du salut par le sang et le sacrifice, faisant écho au
thème du « sang précieux », nourrissent le culte du Sacré-Cœur patronné
par la reine Maria Leszczýnska (1703-1768)3, et commencent à circuler
dans les cercles mystiques. La duchesse de Bourbon a une protégée très
versée dans cette sorte de spiritualité4, qui atteint une expression lyrique
consommée dans le mysticisme de Saint-Martin, particulièrement dans
son dernier livre, Le ministère de l’homme-esprit (1802), où il annonce que
l’humanité a été réhabilitée grâce aux effets cumulatifs de la Passion du
Christ et de la souffrance des « hommes de désir » qui l’ont suivi. Ayant
un « cœur » qui, « livré à l’amour paternel, n’a plus de place pour le crime
ou pour l’injustice », ces êtres spirituellement supérieurs sont remplis de
l’amour de Dieu. Leurs âmes sont unies comme de « vertueux époux, »
des « anges en exil, qui ont aperçu de loin le temple de l’Éternel, qui
1 Ibid., p. 808.
2 Sur la doctrine origéniste de l’âme du sang, voir Origène, Entretien d’Origène avec Héraclide,
Jean Scherer (éd.), Paris, Cerf, 1960.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 201
divine est la prérogative du chrétien, celle qui dicte l’abolition des sacri-
fices humains qui étaient universellement pratiqués avant l’avènement
du christianisme. C’est parce que les chrétiens sont appelés à réprimer
volontairement les passions de l’âme, qu’ils peuvent vivre selon la douceur
comme des victimes volontaires. Le sacrifice dans les sociétés chrétiennes
n’est donc pas institutionnalisé, et la liberté du chrétien se développe en
obéissance à l’autorité. La « loi d’amour » qui manifeste le doux apaisement
de la sensibilité par la volonté divine veille sur les nations chrétiennes
dès le berceau. Rien n’a prouvé cela mieux que la suspension de cette loi
pendant la Révolution française, quand l’univers vit
les saintes lois de l’humanité foulées aux pieds ; le sang innocent couvrant
les échafauds qui couvraient la France ; des hommes frisant et poudrant des
têtes sanglantes, et les bouches même des femmes souillées de sang humain.
Voilà l’homme naturel ! ce n’est pas qu’il ne porte en lui-même les germes
inextinguibles de la vérité et de la vertu : les droits de sa naissance sont
imprescriptibles ; mais sans une fécondation divine, ces germes n’écloront
jamais, ou ne produiront que des êtres équivoques et malsains1.
Une telle politique recèle toujours la violence ; mais c’est une violence
dirigée contre soi.
La dualité sacrifice-soumission/anti-sacrifice-révolte n’était pas nou-
velle. Six siècles auparavant, saint Thomas d’Aquin avait déjà déclaré que
les rituels religieux et surtout le sacrifice portent les hommes à révérer
le culte, et à reconnaître la souveraineté3. L’innovation de Maistre est
1 Maistre, Éclaircissement sur les sacrifices, p. 824.
2 OC, t. XIII, p. 361.
3 Saint Thomas d’Aquin, « Traité sur la loi », question 102, réponse 5.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 203
1 Maistre, Considérations sur la France, p. 218. Maistre a cité ce passage à nouveau dans Les
soirées de Saint-Pétersbourg, p. 709.
2 Voir Maistre, « Paul Ier », Russie, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J10, p. 1-19.
3 Maistre, Notes sur la révolution française, Ibid., 2J16, 4 p.
4 Ibid., 1 p.
5 Ibid., 7 p.
6 Maistre, « 1809 », Extraits G, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J16, p. 40
7 Voir Strenski, Contesting Sacrifice, p. 43.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 205
manière qu’il élève notre personne et lui fait prendre part en l’ordre et en
l’état de cette union divine et admirable par le mystère de l’Eucharistie1.
Mais l’Eucharistie n’a pas élevé à l’ordre divin une humanité passive.
Quoiqu’elle incarne le don que Dieu fait à l’humanité, l’Eucharistie
contient aussi le don réciproque de l’humanité à Dieu :
Jésus-Christ est le don des hommes à Dieu, comme il est le don de Dieu aux
hommes. Comme sacrement il est l’un, comme sacrifice il est l’autre. Autrefois
on offrait à Dieu les fruits de la terre qui nous était donnée ; et maintenant
nous offrons à Dieu un fruit de Dieu même […]2
1 Ibid., p. 831.
2 Jacqueline Lichtenstein, « Socrate à la cour de Louis XIV », XVIIe siècle, 150, 1986, p. 3-18.
212 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Alan Kors, Atheism in France, 1650-1729, Princeton (New Jersey), University Presses of
California, Columbia et Princeton, 1990, surtout p. 265-296.
2 Cette lettre fut publiée anonymement en traduction anglaise par Jean-Frédéric Bernard
et Bernard Picart dans The Religious Ceremonies and Customs of the Several Nations of the
Known World, Hartfortd (Connecticut), 1731-1739 (7 vol.), t. III, p. 397-407. Voir David
J.A. Clines, « In Search of the Indian Job », dans On the Way to the Postmodern : Old Testament
Essays 1967-1998, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1998 (2 vol,), t. II, p. 773.
3 Les premières notes de lecture que Maistre ait pris sur Origène sont datées de 1797.
4 Voir Maistre, « Origène », Extraits G, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J16,
p. 346-356.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 213
d’Huet. Il doit utiliser la raison pour s’opposer aux Lumières radicales des
Encyclopédistes, les descendants de saint Augustin par le truchement de
Bayle. À cette fin, la théologie d’un des adversaires chrétiens contre qui
saint Augustin avait forgé la philosophie de la chrétienté latine pouvait
s’avérer très utile. Origène offrait le moyen d’affronter les Lumières sur
leur propre terrain1. Huet avait été plus modeste. Dans l’Origeniana il
avait eu le scrupule de ne publier que les écrits d’Origène l’exégète et
non ceux d’Origène le platonicien spéculatif. Des deux Origène c’était
en effet ce dernier – l’auteur du Contra Celsum et de De principii – qui
avait causé des ennuis à ses défenseurs modernes2. Peu préoccupé de la
censure ecclésiastique, et décidé à forger des instruments polémiques,
Maistre s’intéresse principalement à Origène le philosophe – comme
le montrent ses notes ainsi que la mythographie de l’Éclaircissement. Il
devient ainsi le premier penseur catholique moderne à construire une
théodicée à partir de la cosmologie néoplatonicienne, et à s’intéresser
sérieusement aux écrits spéculatifs d’Origène3. Le sénateur des Soirées
déclare « que le Paganisme entier n’est qu’un système de vérités cor-
rompues et déplacées ; qu’il suffit de les nettoyer pour ainsi dire et de les
remettre à leur place pour les voir briller de tous leurs rayons4 ».
La mythographie huetienne s’harmonisait également avec l’illuminisme.
Saint-Martin était convaincu que les mythes contenaient une doxa cachée
et des vérités communes à toute l’humanité5. C’était la conviction à la
base du traditionalisme qui, associé aux débuts de la mythographie
1 Sur la convergence entre l’origénisme et les Lumières dans la pensée maistrienne, voir
Aimee E. Barbeau, « The Savoyard Philosopher : Deist or Neoplatonist ? » et Carolina
Armenteros, « Conclusion », Élcio Verçosa Filho, « The Pedagogical Nature of Maistre’s
Thought » et Douglas Hedley, « Enigmatic Images of an Invisible World : Sacrifice,
Suffering and Theodicy in Joseph de Maistre » dans Joseph de Maistre and the Legacy of
Enlightenment.
2 Max Schär, Das Nachleben des Origenes im Zeitalter des Humanismus, Basel, Helbing and
Lichtenhahn, coll. « Beisler Beiträge zur Geschichtswissenschaft », 1979, p. 233.
3 En se tournant vers Origène, le grand adversaire de saint Augustin, Maistre tâche de
combattre la pensée augustinienne, ancêtre de la philosophie des Lumières. Voir Carolina
Armenteros, Conclusion à Joseph de Maistre and the Legacy of Enlightenment, p. 226-227. Il ne
le savait pas, mais un Anglais puritain avait fait une démarche semblable au xviie siècle.
Voir Rhodri Lewis, « Of “Origenian Platonisme” : Joseph Glanville on the Pre-Existence
of Souls », Huntington Library Quarterly, 69, 2, 2006, p. 267-300.
4 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 766.
5 Bowman, « Illuminism, Utopia, Mythology », dans The French Romantics, D.G. Charlton
(éd.), Cambridge, Cambridge University Press, 1984, p. 96.
214 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 79.
2 Maistre, « Mémoire au duc de Brunswick », Écrits maçonniques de Joseph de Maistre et de
quelques-uns de ses amis francs-maçons, dans Joseph de Maistre : œuvres, Antoine Faivre et Jean
Rebotton (éds.), t. II, p. 75-120, 81.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 215
1 Ibid., p. 174.
2 Ibid., p. 167.
3 Ibid., p. 170.
4 Maistre à Ouvarov, 8 octobre 1810, Pisma znamenitich inostrantsev k grafu S.S. Uvarovu
1810-1852, p. 63.
HISTOIRE ET VIOLENCE SOCIALE 217
Dans les Lois de Platon, les esprits du monde sont rangés dans une
simple hiérarchie, dont le rang supérieur est formé par les grands dieux et
les étoiles, appelées ζωα (« animaux » ou « êtres vivants »). Dans l’époque
moderne, l’idée antique que les étoiles sont des êtres spirituels et vivants
s’est perpétuée dans les traditions ésotérique et hermétique. Toutefois
après Copernic, quand la terre est devenue un des innombrables corps
célestes, la hiérarchie spirituelle unique des platoniciens s’est muée en
la pluralité des mondes des martinistes. Les étoiles vivantes n’étaient
plus la classe la plus élevée d’une hiérarchie universelle d’esprits, mais
les égaux de la terre et des mondes spirituels en soi. Comme les ζωα de
Platon, les étoiles illuministes de Maistre sont douées d’esprit et d’âme,
équipé l’un et l’autre d’un corps – le corps de l’esprit étant le « corps
glorieux » (πνευµατικον), et le corps de l’âme étant le corps physique
(φυσικον)1. De plus, chaque étoile possède sa propre hiérarchie d’esprits.
L’Éclaircissement est moins timide que Les soirées de Saint-Pétersbourg sur ce
1 Comme Maistre l’indique dans une note de sa traduction de Des délais de la justice divine
de Plutarque, citant 1 Corinthiens 15 :44 (OC, t. V, p. 432n).
218 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
cette chute : Dieu sauva les âmes en les emprisonnant dans des corps
physiques, les empêchant ainsi de tomber plus bas. Les différents
intellects étaient tombés selon des vitesses différentes et furent donc
arrêtés à des niveaux spirituels différents – quelques-uns devinrent
des anges, d’autres des hommes, d’autres encore des démons. L’apogée
du mythe cosmique d’Origène est l’Incarnation du Logos divin, la
seule âme qui soit restée amoureusement unie au Père, dans un corps
humain. Cette union était si intense qu’elle était comme celle du fer
chauffé à blanc et du feu, et a détruit, en dépit de la liberté de l’âme
du Christ, toute inclination de sa part au changement. À la fin, le
Logos unifia en lui-même non seulement l’âme mais aussi le corps –
la Transfiguration. Ce fut l’événement symbolique consommé dans
l’histoire d’un cosmos caractérisé par la lutte des âmes déchues en
vue de réaliser leurs propres transfigurations. Avec le temps, toutes
les âmes du monde viendront communier à Dieu, librement sous sa
grâce aimante. Le retour à Dieu pourra prendre plus ou moins de
temps, selon l’usage que les âmes feront de leur liberté. Mais comme
la bonté et la sagesse de Dieu sont infinies, leur retour à lui est iné-
vitable – ainsi que le renouveau de leur chute et de leur salut, dans
une série indéfinie de cycles cosmiques.
D’un point de vue chrétien, le mythe d’Origène est ambigu. Il est
anhistorique (une des raisons pour lesquelles Origène fut condamné
après sa mort) : le cycle des chutes et des ascensions vers Dieu par un
nombre constant d’âmes créées risque de dissoudre l’histoire sacrée dans
un mythe atemporel, et de provoquer une spiritualité extra-historique.
C’est précisément pourquoi les martinistes l’aiment tellement : en tant
qu’ésotéristes modernes, ils localisent la réintégration spirituelle dans « la
vie volontaire intérieure et extra-historique des croyants individuels1 » ;
et à l’instar d’Origène, ils voient la Bible comme un recueil de sym-
boles. Toutefois, dans un monde plein d’âmes centrées sur le Christ et
reliées à lui, l’Incarnation d’Origène peut devenir le moyen de réaliser
le telos historique de l’univers. C’est ce qu’elle fait dans l’Éclaircissement.
Ce texte présente la Crucifixion comme l’événement paradigmatique
dans l’histoire d’un univers qui est cohérent grâce à la guérison par
l’effusion de sang :
le sang répandu au Calvaire n’avait pas été seulement utile aux hommes,
mais aux anges, aux astres, et à tous les êtres créés ; ce qui ne paraîtra pas
surprenant à celui qui se rappellera ce que saint Paul a dit : « Qu’il a plu à
Dieu de réconcilier toutes choses par celui qui est le principe de la vie, et
le premier-né entre les morts, ayant pacifié par le sang qu’il a répandu sur
la croix, tant ce qui est en la terre que ce qui est au ciel. » Et si toutes les
créatures gémissent, suivant la profonde doctrine du même apôtre, pourquoi
ne devaient-elles pas êtres toutes consolées1 ?
Tous les êtres créés ayant la même structure et tous tendant vers l’unité
du corps et de l’âme, le sang répandu apaise les impulsions de l’âme
et unifie le spirituel avec le corporel à travers le cosmos, qu’il anime.
Le sacrifice ne se limite donc plus à perpétuer l’Incarnation et réca-
pituler le mythe : il va aussi accélérer l’histoire vers sa fin. L’histoire,
de son côté, va s’identifier avec le salut par le sacrifice. Les transitions
entre les époques historiques sont marquées par de grands sacrifices :
la Chute, le Déluge, la Crucifixion, et un terrible sacrifice annoncé par
l’anti-sacrifice de la Révolution française. Il reste qu’une multiplicité
d’époques, d’éternités ou de fins de l’histoire à l’intérieur de l’histoire
est sur le point de naître1. La tâche du chrétien, cependant, n’est pas
de savoir leur nombre précis et le mode de leur succession. Ce qui lui
importe plutôt est de faire advenir ce que Dieu veut en partageant le
sacrifice du Christ à travers l’Eucharistie, et de vouloir être comme
l’Agneau de Dieu. Si avant le Christ la victime sacrificielle suprême
était la plus « humaine », désormais le Christ a révélé par son exemple
que l’homme suprême était celui qui veut passionnément devenir la
victime sacrificielle parfaite. Le christianisme suprême devient identique
avec la fin de l’histoire : il consiste, comme l’humanité suprême, dans
le surpassement de l’humanité, dans l’effort continu de se soumettre à
l’esprit pour cesser d’être hommes et devenir anges.
CONCLUSION
INTRODUCTION
1 Pour une analyse de la relation entre les trois personnages, voir Pierre Glaudes,
Introduction aux Soirées de Saint-Pétersbourg, dans Joseph de Maistre : œuvres, Pierre
Glaudes (éd.), p. 434-437.
2 Maistre, « Mémoire au duc de Brunswick », p. 110.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 227
1 The Registres de lecture contiennent de longues notes sur les Œuvres philosophiques, latines
et françaises, Amsterdam et Leipzig, Jean Schreuder, 1765 et les Pensées de Leibnitz sur la
religion et la morale, Paris, Vve Nyon/Société typographique, 1803, datées 1808.
2 OC, t. XII, p. 474.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 229
1 Ibid., p. 487.
2 Bremond, Histoire littéraire du sentiment religieux en France, t. VII, p. 133.
232 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
Pascal tient au fait que Maistre définit la corruption morale comme une
déficience absolue et un penchant vers la passivité ; tandis que Pascal la
définit comme une inclination active au péché. L’anthropocentrisme de
Pascal est beaucoup plus marqué que celui de Maistre : il déclare que
l’humanité existe pour le plaisir, et que la religion est désirable parce
qu’elle fournit plus de jouissance que le péché1.
Les soirées empruntent encore davantage à Pascal. Elles font du péché
originel une explication totale. Les Pensées expliquent que le péché originel
nous surprend, puisque il est choquant pour notre raison que nous ayons
pu devenir coupables par le péché d’un homme si éloigné de nous par
le temps et les circonstances. Mais simultanément, ce mystère – le plus
incompréhensible de tous – est notre seul moyen d’auto-compréhension :
il n’y a que lui qui éclaire « toutes les absurdités de la destinée humaine,
toutes les misères et les “contradictions” de l’âme humaine, notre cor-
ruption et notre désespoir, la faiblesse même de notre intellect, nos
méthodes élaborées pour nous mentir à nous-mêmes, toute cette masse
de malheur, de privation, de maladie […]2 ». L’expérience nous apprend
aussi que l’existence humaine n’est pas unifiée et harmonieuse. Le modèle
de l’homme divisé contre lui-même, qui tend incessamment au-delà de
soi et retombe toujours en dessous de soi, est le seul qui explique à la
fois l’expérience et qui s’accorde avec le principe de la raison suffisante3.
Le Comte des Soirées appelle le péché originel « un mystère sans doute »
qui en même temps « explique tout, et sans lequel on n’explique rien4 ».
Maistre se sépare finalement de Pascal au sujet de l’utilité du péché
originel comme hypothèse expliquant non seulement la vie, mais les faits
de l’histoire. En matière spirituelle Pascal ne s’intéresse pas à la raison,
soit empirique ou géométrique5. Pour lui, Dieu, dérobé à notre vue et
incompréhensible par l’expérience, ne peut être connu qu’intérieurement.
Le maître de Port-Royal pousse ce fidéisme jusqu’à regarder toute pensée
ou action raisonnable qui n’est pas liée à l’obéissance à la loi de Dieu ou
qui n’est pas suscitée par le désir d’exalter Dieu, comme un service du
1 Ibid., p. 19.
2 Leszek Kolakowski, Dieu ne nous doit rien : brève remarque sur la religion de Pascal et l’esprit
du jansénisme, Marie-Anne Lescourret (tr.), Paris, Albin Michel, 1995, p. 186-187.
3 Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 159-161.
4 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 484-485.
5 Kolakowski, Dieu ne nous doit rien, p. 187.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 233
1 Ibid., p. 135.
2 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 484.
3 Ibid.
4 Ibid.
234 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
est sauvée par « cette faim de la science, qui agite l’homme » quand il
prend conscience de l’état divisé de sa nature :
[L’homme] gravite, si je puis m’exprimer ainsi, vers les régions de la lumière.
Nul castor, nulle hirondelle, nulle abeille n’en veulent savoir plus que leurs
devanciers. Tous les êtres sont tranquilles à la place qu’ils occupent. Tous sont
dégradés, mais ils l’ignorent ; l’homme seul en a le sentiment, et ce sentiment
est tout à la fois la preuve de sa grandeur et de sa misère, de ses droits sublimes
et de son incroyable dégradation. Dans l’état où il est réduit, il n’a pas même
le triste bonheur de s’ignorer : il faut qu’il se contemple sans cesse, et il ne
peut se contempler sans rougir ; sa grandeur même l’humilie, puisque ses
lumières qui l’élèvent jusqu’à l’ange ne servent qu’à lui montrer dans lui des
penchants abominables qui le dégradent jusqu’à la brute. Il cherche dans le
fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver : le mal a tout
souillé, et l’homme entier n’est qu’une maladie1.
L’idée que l’homme est à la fois élevé au-dessus de tous les êtres et
dégradé au-dessous d’eux rappelle l’homme pascalien qui cherche
toujours à se dépasser sans y parvenir. Elle reproduit l’anthropologie
augustinienne de l’humanité double examinée dans l’Éclaircissement. Et
elle enveloppe « le plus difficile et le plus radical des problèmes » de
la philosophie du xviiie siècle, à savoir que « si l’homme devait être et
rester “transcendant à soi-même”, toute explication “naturelle” du monde
et de l’existence était d’avance interdite2 ». Le paradoxe de la théodicée
maistrienne est qu’elle utilise la doctrine de l’humanité double pour
décrire la nature rationnellement. Le seul renfort de Maistre dans ce
projet est Pascal lui-même, qui emploie la raison pour défendre l’abandon
à la foi comme unique moyen de vérité, et qui à cause de la foi évite
d’explorer les conséquences rédemptrices du péché. Décevant aussi est le
chemin que Pascal propose pour sortir de l’impasse quand, dans un des
rares moments où il se préoccupe du monde, il soutient que la volonté
humaine se joint à celle de Dieu dans la détermination de la destinée
universelle de l’humanité – quoique la volonté divine domine, agissant
comme « la source, le principe et la cause » de la première3.
Les volontés divines et humaines ne pouvaient se réconcilier avec
le naturalisme que si leur empire était subordonné à la raison ; ce
1 Ibid.
2 Cassirer, La philosophie des Lumières, p. 161-162.
3 Kolakowski, Dieu ne nous doit rien, p. 153.
236 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
que font précisément Les soirées. Dans ce qui est peut-être le moment
le plus pélagien de l’œuvre maistrienne, le Comte dépeint la volonté
humaine comme une concurrente de Dieu qui est même capable, à
l’occasion, d’annuler les desseins divins. La volonté de Dieu est en
fait contrariée non seulement par les volontés humaines, mais par les
volontés des esprits qui n’ont pas de corps et qui, plus efficaces que
la volonté de l’homme,
s’unissent, se croisent, ou se heurtent d’elles-mêmes, puisqu’elles ne sont
qu’actions. Il peut même se faire qu’une volonté créée, annule, je ne dis pas
l’effort, mais le résultat de l’action divine ; car, dans ce sens, Dieu lui-même
nous a dit que DIEU VEUT des choses qui n’arrivent point, parce que
l’homme NE VEUT PAS. […] Songez à ce que peut la volonté de l’homme
dans le cercle du mal ; elle peut contrarier Dieu […] : que peut donc cette
même volonté lorsqu’elle agit avec lui ? où sont les bornes de cette puissance ?
sa nature est de ne pas en avoir1.
L’IRONIE DE L’HISTOIRE
1 Sur l’attitude de Rousseau à la sociologie, voir Keohane, Philosophy and the State in France,
p. 426-431.
2 Dale Van Kley, « Pierre Nicole, Jansenism, and the Morality of Enlightened Self-Interest »,
dans Anticipations of the Enlightenment in England, France and Germany, Alan Kors et Paul
Korshim (éds.), Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 1987, p. 69-85.
240 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
les hommes ont commencé par la science, mais par une science différente de
la nôtre, et supérieure à la nôtre ; parce qu’elle commençait plus haut, ce qui
la rendait même très dangereuse ; et ceci vous explique pourquoi la science
dans son principe fut toujours mystérieuse et renfermée dans les temples, où
elle s’éteignit enfin, lorsque cette flamme ne pouvait plus servir qu’à brûler1.
1 Ibid.
2 Ibid., p. 490. Saint-Martin aussi avait encouragé la connaissance des causes.
3 Ibid., p. 586.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 243
cheveux qui s’échappent d’une mitre orientale ; l’éphod couvre son sein soulevé
par l’inspiration ; elle ne regarde que le ciel ; et son pied dédaigneux semble
ne toucher la terre que pour la quitter. Cependant, quoiqu’elle n’ait jamais
rien demandé à personne et qu’on ne lui connaisse aucun appui humain, il
n’est pas moins prouvé qu’elle a possédé les plus rares connaissances1.
Comme l’explique Herder dans ses Ideen zur Philosophie der Geschichte
der Menschheit, les « plus rares connaissances » préservées dans les textes
sanskrits étaient indispensables à la philosophie de l’histoire. Quoique
Herder lui déplaise2, Maistre associe également l’orientalisme à la pensée
historique. Il espère que « les connaissances les plus rares » connues des
Anciens et des Orientaux pourront bientôt servir à rétablir le gouver-
nement de l’esprit3.
Dans leur état anté-diluvien, « les plus rares connaissances » dont
parle Maistre ressemblent à la mathesis universalis, la science de l’ordre
et de la mesure, que les études de Descartes sur la lumière avaient
rendue célèbre, et qu’Emmanuel Swedenborg (1688-1772) appelle, dans
sa Psychologia rationalis (1743), « la science des sciences », ou « la science
universelle, [contenant] en soi toutes les autres sciences4 », et décrivant
les relations fonctionnelles entre les éléments de la Création. Mathesis
est l’interprétation que Swedenborg donne du langage adamique, pri-
mitif, omniscient qui, selon Leibniz, trouve dans l’allemand son écho
le plus fidèle.
Maistre n’a pas laissé de notes de sa lecture de Swedenborg, mais
Robert Darnton croit qu’il l’a lu attentivement à Saint-Pétersbourg5. Il
est probable, en effet, que Maistre aura parlé de Swedenborg avec son
ami suédois Curt von Stedingk, surtout quand on considère l’influence
considérable que Stedingk exerçait sur le RER suédois ; rappelons
aussi que Stedingk passe pour avoir inspiré le personnage du Sénateur
dans Les soirées6. Pendant sa jeunesse franc-maçonne, Maistre avait
tout de suite avec cette simplicité pénétrante qui lui est naturelle : Ces choses
s’apprennent aisément et parfaitement, SI QUELQU’UN NOUS LES ENSEIGNE1.
LA PRIÈRE ET LE DÉSIR
Nous avons vu que la prière, dans Les soirées, est largement anthro-
pocentrique, une activité spirituelle dont peut rendre compte la rai-
son et par laquelle la volonté humaine peut contredire celle de Dieu.
Davantage, la prière est une « loi du monde » extraordinaire dont les
effets mesurables manifestent une forme de raison contraire à la variété
absolue et systématique de l’Encyclopédie :
Vous nous parlez, M. le chevalier, d’une certaine quantité d’eau précisément
due à chaque pays dans le cours d’une année. […] je veux faire beau jeu [aux
philosophes]. J’admets que, dans chaque année, il doive tomber dans chaque
pays précisément la même quantité d’eau : ce sera la loi invariable ; mais la
distribution de cette eau sera, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la partie
flexible de la loi. Ainsi vous voyez qu’avec vos lois invariables nous pourrions
fort bien encore avoir des inondations et des sécheresses ; des pluies générales
pour le monde, et des pluies d’exception pour ceux qui ont su les demander.
Nous ne prierons donc point pour que l’olivier croisse en Sibérie, et le klukwa
en Provence ; mais nous prierons pour que l’olivier ne gèle point dans les
1 Ibid., p. 511.
252 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
campagnes d’Aix […] et pour que le klukwa n’ait point trop chaud pendant
votre rapide été1.
Une fois que la prière ne loue plus Dieu et qu’elle ne demande plus de
grâce, elle perd toute signification comme forme de communication
entre l’humanité et Dieu. Fidèle à cette manière de penser, le Saint-Preux
de Julie signale à son amante que la prière est inutile – opinion qu’elle
rejette dans la lettre VI de la sixième partie. Kant suit Saint-Preux sur
ce point dans Die Religion innerhalb der Grenzen der blossen Vernunft (1793),
observant que la prière est immorale ou au moins non nécessaire parce
qu’elle présume une volonté d’agir « sur Dieu », au lieu d’être le simple
désir de « devenir un homme agréable à Dieu ». Jésus-Christ lui-même
a indiqué la superfluité de la prière, exprimant « l’esprit de la prière »
avec la phrase : « Que ta volonté soit faite2 ! »
Cependant les théophilanthropes voulaient moins se défaire de la
prière que la transformer en activité sociale et politique. François-Nicolas
Benoist-Lamothe (1755- ?), leur chef, croyait que « [l]es actions civiques, les
bonnes œuvres, sont les meilleures prières3 ». La vertu théophilanthropique
était une forme d’auto-extension – le désir d’embrasser le tout4 – réalisée
dans la volonté générale. C’était, bien sûr, une vertu modelée sur l’idéal de
Rousseau, qui avait d’abord fortifié la volonté individuelle avec le désir, et
qui l’avait ensuite ruinée, transférant ses vestiges dans la société – même
si les théophilanthropes refusaient à la société la divinité et les qualités
morales absolues qu’elle possédait dans la philosophie de Rousseau.
Les chrétiens se voyaient obligés d’expliquer l’utilité sociale de
la religion, et Maistre a relevé le défi de deux manières. D’une part,
1 Albert Mathiez, La théophilanthropie et le culte décadaire, 1796-1801. Essai sur l’histoire
religieuse de la révolution, Genève, Slatkine, 1975, p. 94.
2 Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison, J. Gibelin (tr.), 6e édition,
Paris, Vrin, 1979, p. 254n.
3 Mathiez, La théophilanthropie et le culte décadaire, 1796-1801, p. 62.
4 Keohane, Philosophy and the State in France, p. 432.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 255
1 Ibid., p. 764.
2 Ibid., p. 763.
3 Maistre, Extraits G, Archives de Joseph de Maistre et de sa famille, 2J16, p. 29.
4 Maistre, Les soirées de Saint-Pétersbourg, p. 778-779n.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 257
1 Ibid., p. 765.
2 Ibid., p. 767.
3 Ibid., p. 765.
4 Ibid., p. 694.
5 Ibid., p. 696.
258 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 516-517.
2 Ibid., p. 515.
TEMPS, RAISON ET VOLONTÉ 259
CONCLUSION
INTRODUCTION
l’écho dans la Loi des Trois États qui définit la philosophie positiviste
de l’histoire1. Après sa rupture avec Saint-Simon, quand il s’efforçait
d’échapper à l’influence de son ancien maître, Comte déclara que le
penseur du xixe siècle auquel il devait le plus était Maistre2 ; que Maistre
avait été la troisième influence la plus importante sur lui après Gall et
Condorcet3 ; et que Maistre et Condorcet étaient ses principaux annon-
ciateurs politiques. Le Système de politique positive (1851-1854) explique
aussi que le positivisme exige « la combinaison de deux influences
opposées, l’une révolutionnaire, l’autre rétrograde, dues à Condorcet et
De Maistre, dont les méditations se trouvèrent respectivement dominées
par l’ébranlement français et la réaction qui lui succéda4 ».
Quant à l’Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain (1795) de
Condorcet, elle est
contradictoire, en représentant le progrès final comme précédé d’une suite
continue de rétrogradations.
Cette incohérence motiva l’élaboration, où De Maistre apprécia dignement
le Moyen Âge, du moins sous l’aspect spirituel. La pleine opportunité d’une
telle rectification se trouva bientôt constatée d’après le retour décisif qu’elle
suscita partout vers nos pieux et chevaleresques ancêtres. […] Au lieu de
détruire le projet de Condorcet, l’influence de De Maistre concourut à le
consolider, en manifestant ses conditions essentielles, de manière a faciliter
sa réalisation nécessaire. Dignement complétée par les conceptions statiques
de Bonald, l’école rétrograde fit partout sentir que l’ensemble du passé ne
saurait être compris sans un respect immuable.
On peut ainsi réduire la difficulté de construire la doctrine sociale à concilier
suffisamment les deux impulsions opposées de Condorcet et de De Maistre,
dont l’une fournit la pensée principale et l’autre le complément essentiel5.
LA PROPHÉTIE DU PASSÉ
1 Ibid., p. 970.
2 Glaudes, « Barbey d’Aurevilly antimoderne », p. 25.
3 Lamennais, « De l’avenir », OC, Louis Le Guillou. (éd.), Genève, Slatkine, 1980-1981 (21
vol.), t. VIII, p. 284-285.
278 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
la société1. Pour lui, le désespoir des temps n’était qu’un autre symp-
tôme du mal du siècle. « Ouvrez la littérature des autres époques de
notre histoire : vous n’y trouverez pas cette inquiétude des jours qui ne
sont pas encore ; ce besoin de se jeter en avant parce qu’on est mal à sa
place2 ». Barbey critiquait « la mélancolie impertinente » que montrait
Ballanche en appelant Maistre un « prophète du passé », et il reprenait
l’expression pour lui prêter un sens plus heureux. Loin de s’embourber
dans les temps passés, Maistre et les autres auteurs traditionalistes
étaient les seuls penseurs de leur siècle capables de discerner l’avenir –
précisément parce qu’ils étaient à ce point enracinés dans le passé. Les
prophètes du passé inventorie les prédictions historiques impressionnantes
faites par les quatre auteurs dont il traite, surtout Bonald, qui savait
mieux que personne « ce que renfermaient et gardaient à l’avenir les
faits et les opinions de son époque3 ».
Selon Barbey, les grandes capacités prophétiques de ses auteurs
tiennent à leur loyauté envers leurs principes traditionnels vis-à-vis de
l’expérience historique. Maistre est le plus grand d’entre eux non parce
qu’il a prédit l’avenir mieux qu’eux, mais parce qu’il a été le réceptacle
le plus pur de la sagesse traditionnelle. Barbey l’appelle « le Génie de
l’Aperçu », un homme capable de faire « des trouées éphémères dans
l’épaisseur de nos lacunes, une saisie étonnée, fragile et discontinue de
ce qui fondamentalement nous échappe4 ». Il attribue ce don à la foi
de Maistre, qui « respire trop les a priori sublimes, pour contester par
hypothèse et examiner philosophiquement cette grande et unique vérité
de tradition qui est devenue la vérité catholique5 ».
Comme nous l’avons vu dans la première partie, Maistre conteste
les hypothèses, et examine les faits historiques en philosophe, beaucoup
plus que ne le suggère cette affirmation ; tandis que la raison qu’il
emploie est a posteriori. L’argument de Barbey, cependant, est que la foi
imprègne la méthode historique de Maistre, une « fière méthode abré-
gée » ce qui apparaît avec plus d’évidence dans les premières pages de
Du pape. Là, Maistre « pose souverainement l’infaillibilité théologique,
1 Barbey d’Aurevilly, Les prophètes du passé, Paris, Louis Hervé, 1851, p. 13.
2 Ibid., p. 11.
3 Ibid., p. 82.
4 Glaudes, « Barbey d’Aurevilly antimoderne », p. 16.
5 Barbey d’Aurevilly, Les prophètes du passé, p. 18.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 279
La religion d’Auguste Comte est morte peu après lui, mais sa vision
religieuse a laissé des traces dans la sociologie de Durkheim, la science
officielle de la Troisième République. Tout comme les faits positivistes,
les nouvelles connaissances sociologiques devaient former des citoyens
responsables et engagés. C’est pourquoi à la Sorbonne Durkheim a
rendu ses conférences de sociologie obligatoires pour tous les étudiants,
quelles qu’aient été les études qu’ils poursuivaient. Il espérait ainsi que
l’étude des faits sociaux remplirait le vide moral et doctrinal laissé par
le dogme, relevant à sa manière les fonctions de la théologie et aidant
à stabiliser le régime politique qui à ses yeux avait finalement apporté
la justice et la tranquillité. De là l’essor des sciences humaines pendant
la Troisième République : en transmettant aux masses la connaissance
systématique des faits, elles ont fourni à l’État son principal instrument
de mainmise sur la conscience des Français.
1 Ibid., p. 21n.
2 Ibid., p. 8.
280 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Les deux derniers ouvrages de Maistre sont Les soirées de Saint-Pétersbourg et l’Éclaircissement
sur les sacrifices ; le dernier livre de Saint-Simon est Le nouveau christianisme (1825) et celui
de Comte est le Système de politique positive ; tandis que Durkheim a conclu sa carrière avec
Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912).
2 Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 34.
3 Ibid., p. 39.
4 Ibid., t. II, p. 107-108.
5 Ibid.
6 John Stuart Mill, Auguste Comte and Positivism, Cirencester, Echo Library, 2005, p. 88.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 281
1 Jean Reynaud, « De la société saint-simonienne et des causes qui ont amené sa dissolution »,
dans Bazard et Enfantin, Aux chefs des Églises des départements. Religion saint-simonienne,
Paris, Publications saint-simoniennes, 1830-1836, p. 39-41, 139.
2 Ibid., p. 25.
3 Les dates précises de sa naissance et de sa mort ne sont pas connues.
4 Sur le rôle de Ballanche dans cette conversion, voir George, Pierre-Simon Ballanche, Precursor
of Romanticism, Syracuse, Syracuse University Press, 1945, p. 125.
5 Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 347.
282 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Robert N. Bellah, « Durkheim and History », American Sociological Review, 24, 4, 1959,
p. 447-461.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 283
MAISTRE ET LAMENNAIS
Les modernes, pour prévenir l’abus de l’autorité, ont imaginé, au lieu d’une
supériorité d’un ordre spirituel, des rivalités de pouvoir ; c’est-à-dire, qu’ils
ont établi un combat permanent au sein de l’état. Autrefois il y avoit un juge,
et un juge nécessairement désintéressé ; aujourd’hui il n’y a que des parties,
avec la force pour arbitre1.
Mais, Lamennais ajoute avec espoir, « Le temps […] jugera ce qui est,
comme il a jugé ce qui fut2 ». À ce moment de sa carrière, il espère encore,
comme Maistre, que les normes politiques modernes introduites par la
Révolution seront inversées de quelque manière, puisque la modernité
est l’ennemie du sens commun, et le sens commun représente non
seulement ce qui est généralement cru et socialement utile, mais aussi
ce qui est producteur de faits et accélère l’arrivée de la fin des temps.
Le sens commun est si important pour Lamennais que sa trajectoire
politique et spirituelle peut être interprétée d’après l’évolution de
cette notion dans sa pensée. Intellectuellement parlant, il y a peu de
différence entre son texte ultra, De la religion considérée dans ses rapports
avec l’ordre politique et civil (1825-1826), et son texte socialiste le plus
célèbre, les Paroles d’un croyant (1834). La différence gît dans l’étendue
du raisonnement. De la religion accuse l’ordre civil et politique établi
d’avoir obscurci la vox populi qui est la vox Dei ; les Paroles conclut que
cet ordre doit être aboli et la voie ouverte au populus. Si Lamennais
abandonne le christianisme, donc, c’est en partie parce qu’il suit la
doctrine contre-révolutionnaire du sens commun jusqu’à ses limites
logiques. Maistre lui-même entrevoit l’apostasie de Lamennais plus
d’une décennie avant que Lamennais ne commence à être en délica-
tesse avec l’Église. Dans une de ses dernières lettres, il avertit le jeune
prêtre : « Ne laissez pas dissiper votre talent », car la doctrine de la « raison
universelle » pose « quelques véritables difficultés3 ».
L’intérêt que Lamennais porte à la pensée maistrienne commence
dans les années 1810. Il s’étend au-delà de la publication de Du pape et
de la conversion de Lamennais au socialisme, entraînant la genèse de sa
philosophie de l’histoire. Au moins six de ses livres imitent ou rappellent
ceux de Maistre, au point que quelques-uns peuvent être lus comme
1 Lamennais, « Sur un ouvrage intitulé Du pape, par l’auteur des Considérations sur la France »,
dans Le défenseur (septembre 1820), p. 436.
2 Ibid., p. 437.
3 OC, t. XIV, p. 236.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 287
1 Ibid., p. 225.
2 Ibid., p. 165.
3 Maistre, cependant, n’a découvert Lamennais qu’avec la parution de l’Essai. Voir Ibid.,
p. 224-225.
288 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
étaient ravis de voir dans leur accord avec Lamennais une nouvelle preuve
de la justesse de leur cause. C’est ainsi qu’Eckstein, même après son amitié
orageuse et sa rupture violente avec Lamennais, et quoique le dernier des
trois livres de l’Essai sur l’indifférence ne soit que des résumés de sa propre
pensée, méthode et érudition, pouvait écrire fièrement que
Sur une foule de points, je me suis rencontré avec M. de la Mennais. Tous deux
nous avons été embrasés du même zèle pour la même noble cause ; lorsque
je ne tombe pas d’accord avec lui, il n’y a point de divergence de doctrine ni
de sentiment. Il n’y a que diversité dans l’application des doctrines, dans la
manière de chercher son point de direction, de s’orienter en un mot dans le
passé, dans le présent, dans l’avenir… Quand je contredis M. de la Mennais,
ou plutôt quand je le modifie, il ne faut donc pas m’attribuer une vaine fureur
polémique. Je désire seulement que les questions catholiques s’éclaircissent
et se coulent à fond sur tous les points1.
1 Ibid., p. 10.
2 Ibid. t. I, p. 6.
3 Ibid. t. II, p. 41.
4 Ibid., t. I, p. 17.
5 Lamennais, De la société première et de ses lois, dans OC, t. X, p. 2-3.
6 Ibid., p. 93.
292 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
LE TRADITIONALISME HISTORIQUE :
OZANAM, ECKSTEIN ET BONNETTY
peu probable qu’il eût été d’accord. Son contenu lui aurait semblé
fantastique et immoral. Elle aurait été pour lui la preuve éclatante de
son opinion que les grands schémas philosophiques ne peuvent pas
remplacer l’érudition ; car Dieu ne se révèle que par la connaissance,
et ce n’est qu’elle qui peut démontrer, comme le suggérait l’Essai sur
l’indifférence, que le christianisme possède un « sens commun » qui constitue
une « révélation constante » à travers les siècles.
Avec la possible exception de Du divorce (1848), les Réflexions est
l’ouvrage le plus polémique d’Ozanam. Après 1833, un saint-simonien
lui ayant demandé pourquoi il consacrait tant d’attention au passé quand
il y avait tellement de pauvres à secourir, il fonda la Conférence de la
charité, la future Société de Saint-Vincent de Paul. Bien qu’il continuât
d’écrire plusieurs volumes d’historiographie et qu’il devint professeur
d’histoire à la Sorbonne avant sa mort prématurée à l’âge de quarante ans,
Ozanam cherchera désormais à construire l’avenir chrétien par l’action,
non par l’écriture. La perte pour la philosophie de l’histoire savante
sera toutefois limitée : l’appel des Réflexions à une défense savante du
christianisme avait déjà reçu une réponse dans les travaux de Bonnetty
et d’Eckstein, que louait Ozanam1.
1 Ibid., p. 357.
2 Schwab, La renaissance orientale, p. 20.
3 Sur l’influence de Maistre sur Schlegel, voir Triomphe, Joseph de Maistre, p. 546-549.
294 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 141-144.
2 Burtin, Un semeur d’idées au temps de la restauration, p. 173-174.
3 Eckstein, De l’Espagne, Considérations sur son passé, son présent, son avenir, fragments, Paris,
Bourgogne et Martinet, 1836, p. iv.
4 Ibid., p. ix.
5 Ibid., pp. xv-xvi.
6 Ibid., p. 1-2.
7 Ibid., p. 9.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 295
Dans ce siècle, qui s’est donné le nom fastueux de siècle des lumières, et qui
se glorifie de voir les branches si multipliées des connaissances humaines,
enseignées et répandues dans toutes les classes de la société, la guerre contre
le christianisme a pris une forme toute nouvelle. L’incrédulité ne fouille plus,
comme au xviiie siècle, dans les livres sacrés, pour en défigurer le sens et les
expressions ; ce n’est plus par des plaisanteries et des sarcasmes qu’elle attaque
les grandes vérités philosophiques et religieuses ; c’est la connaissance même
des merveilles de la nature qu’elle tourne contre leur auteur […]
Mais, vaines tentatives ! on a beau chercher à faire mentir la nature, on a
beau méconnaître le sublime langage des grands phénomènes qu’elle nous
présente, et renier l’origine de ses divines beautés, tout l’univers n’a qu’une
voix, et cette voix est un hymne à l’Éternel1.
1 Bonnetty, « Prospectus », Annales de philosophie chrétienne, Paris, 1830, t. I, pp. v-vi.
2 Ibid., p. vi.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 297
LE LIBERTARISME CHRÉTIEN
Pour Gerbet, ses conférences – qui en effet ont été oubliées – étaient
vraisemblablement l’« humble image » ; et l’homme qui les prononçait
« un simple ouvrier, un manœuvre, un prolétaire, si vous le voulez, de
la philosophie catholique au xixe siècle2 ». Il était convaincu qu’il aidait
à construire l’avenir parce qu’il exposait une science nouvelle, et que
toute science tend à progresser à travers le temps vers un but que l’on
ne peut atteindre : « l’intelligence absolue de toutes choses3 », « une
grande et universelle intuition4 ». Cette haute sagesse serait préfacée
par la philosophie catholique, qui selon Gerbet n’avait atteint que son
adolescence pendant le Moyen Âge5, mais qui deviendrait adulte au
xixe siècle, l’époque où « les esprits et surtout les intelligences plus
hautes gravitent vers la foi6 ».
Gerbet croyait à l’opportunité de ses conférences parce que le xixe siècle
était à ses yeux l’âge de la philosophie de l’histoire. Les esprits, écrit-il,
« s’élancent vers l’avenir avec une espérance inquiète. Sentant tout un
ancien ordre de choses chanceler et tomber, ils se demandent quelle sera
la société nouvelle, l’asile nouveau de l’humanité. La Philosophie de
l’Histoire, qui embrasse tous les temps, se lie donc particulièrement aux
besoins du nôtre1 ». Ceci est le cas d’autant plus que le christianisme, qui
est devenu prééminent à mesure qu’il s’est remis des coups révolutionnaires,
est lui-même adapté à la spéculation historique. De fait, la philosophie de
l’histoire est son enfant. « Le christianisme introduisit dans le monde une
idée toute différente, l’idée de l’association universelle, de l’organisation
du genre humain sur le plan de la famille2 » qui est indispensable à la
philosophie de l’histoire, et c’est la raison pour laquelle elle n’existait pas
dans l’Antiquité, qui ne concevait que des patries. Aussi, le christianisme
et la philosophie de l’histoire sont particulièrement l’un et l’autre intrin-
sèquement progressistes : la philosophie de l’histoire examine l’évolution
de l’humanité vers un bien plus haut, tandis que « [l]’idée du progrès de
l’humanité […] est une idée toute chrétienne » et que « la science catho-
lique a constamment maintenu la doctrine du progrès3 ».
Gerbet est le seul penseur français de son temps à spécifier de quelle
façon la réflexion historique encourage le développement spirituel et
psychologique. La philosophie de l’histoire, explique-t-il à son public
au lendemain de la Révolution de juillet,
vous apprendra à supporter avec calme les agitations présentes, et à vous repo-
ser en paix, non point sur cet avenir étroit et repoussant, qui déjà nous presse
et qui ne sera bientôt que le passé de quelques hommes, mais sur le large et
indestructible avenir de la société humaine. Je ne vous dirai pas, Messieurs,
que la science suffira à vous donner la paix supérieure, la paix de l’âme : cette
paix a une origine plus haute encore, elle n’en a qu’une, la bonne conscience.
Mais le calme que la science procure à l’esprit, est à la tranquillité du devoir ce
que le plaisir est au bonheur, et, au milieu de nos troubles immenses, c’est déjà
quelque chose que l’intelligence du moins conserve sa sérénité. Cette sérénité
ira croissant, à mesure que vous apprendrez à contempler avec une intelligence
plus pure les merveilleuses lois par lesquelles Dieu gouverne les destinées de
l’humanité. Oui, Messieurs, j’en ai l’intime conviction, vous saurez reconnoître
que si la société s’avance, à l’époque actuelle, à travers les tempêtes et les écueils,
c’est pour doubler enfin le Cap de Bonne-Espérance du monde politique4.
1 Ibid., p. 14-15.
2 Ibid., p. 216.
3 Ibid., p. 31.
4 Gerbet, Conférence de philosophie catholique, p. 41-42.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 301
1 Ibid., p. 60.
2 Ibid., p. 24.
3 Ibid., p. 83.
302 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 285-286.
2 Ibid., p. 133.
3 Ibid., p. 223.
4 Ibid., p. 244.
5 Sur Bautain, voir Louis Bautain : l’abbé-philosophe de Strasbourg (1796-1867), Jean-Luc
Hiebel et Luc Perrin (éds.), Strasbourg, ERCAL, 1999 et Reardon, Liberalism and Tradition,
p. 113-137.
LE FAIT SOCIAL ET LA CONNAISSANCE HISTORIQUE, 1797-1848 303
1 Walter Marshall Horton, The Philosophy of the Abbé Bautain, New York, New York
University Press, 1926, p. 262.
2 Bautain, La religion et la liberté considérées dans leurs rapports, Paris, Périsse frères, 1848,
p. 164-165.
3 Ibid., p. 33.
4 Ibid., p. 23.
5 Ibid., p. 28-29.
304 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
CONCLUSION
théorisé pour la première fois dans De l’état de nature sont devenus des
lieux communs du traditionalisme, du positivisme, de la sociologie pri-
mitive et de la nouvelle science de la statistique morale. Ils ont acquis des
identités multiples : ce sont les paroles des poètes, les mœurs et coutumes
des nations, les institutions, les gouvernements, la famille, l’Église. Bien
qu’apparemment non-congruents, ces différents phénomènes sont théo-
riquement unis en ce qu’ils imposent une morale – qu’ils sont capables
d’organiser les relations sociales, d’accorder la liberté et déterminer l’avenir.
Les préfets du Consulat ont été les premiers à conclure que le processus
même de collecte et d’assimilation systématique et massive des données
de description de l’état d’esprit et des mœurs de la population pouvait
contribuer à freiner la désintégration sociale que les statistiques elles-
mêmes décelaient. Plus tard, Comte a tiré des conclusions semblables,
dans l’espoir de hâter la fin de l’histoire en concevant une religion ency-
clopédique qui ne pouvait être apprise qu’au cours de décennies. En effet,
la valorisation de la mémoire qui a caractérisé les paradigmes éducatifs
français du xixe siècle dans les diverses disciplines peut être attribuée en
partie à cette volonté d’encourager l’intégration sociale, et d’hâter la fin
de l’histoire en accumulant les connaissances morales, surtout concernant
le passé et la religion. Bien qu’il ne crût pas à la puissance de l’érudition
pour renouveler le monde, Barbey d’Aurevilly a suggéré que le divin a
une inscription dans l’histoire, et que la connaissance historique permet la
prédiction. De là son éloge des « prophètes du passé », ces voyants à qui les
valeurs traditionnelles et une connaissance approfondie des formes sociales
favorisées par l’histoire a permis de discerner la logique des temps. Eckstein
et Bonnetty ont mis la science au service du catholicisme, retrouvant les
faits de la révélation primitive dispersés à travers les siècles.
L’idée primitive du fait social relève aussi de la tension conceptuelle
entre liberté et ordre qui était au cœur de la théorie sociale française
au xixe siècle. En tant que possédant une charge morale, le fait était
en même temps socialement contrôlable, contraignant et émancipa-
teur. Ce dernier aspect a été peu exploré : on continue de penser au
traditionalisme, à la sociologie primitive, au positivisme et – jusqu’à
un certain point – au premier socialisme comme des courants de
pensée autoritaires. Un examen des origines philosophiques du fait
social suggère pourtant que ces traditions intellectuelles étaient plus
libertaires que l’on ne croit.
306 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
INTRODUCTION
1 Je n’inclus pas ici l’édition française (1820) et latine (1826) que Gence a fait de l’Imitatio,
car elles étaient principalement des exercices philologiques. Je ne m’attarde pas non plus
sur l’édition de Lambinet (1810), qui a reproduit l’édition de Gonnnelieu de 1660.
2 Thomas à Kempis, L’imitation de Jésus-Christ [1821], Eugène de Genoude (tr.), 3e édition,
Paris, 1822, p. v.
3 Fureix, La France des larmes, p. 178.
4 Ibid., p. 107.
5 Ibid., p. 175-180.
310 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
connu la Révolution on n’ait plus d’autre choix que d’écrire des livres, et
d’honorer la raison en dissertant, Lamennais écrit que la méditation est
devenue nécessaire dans un siècle « où le raisonnement a tout attaqué et
tout corrompu1 ». La méditation doit encourager la mortification volon-
taire recommandée par l’Éclaircissement : « Que le pécheur s’anéantisse
devant lui, à cause de son péché ; mais que le juste s’anéantisse aussi,
reconnaissant que sa justice ne lui appartient pas2 ». Comme Maistre
– et Bonald – Lamennais identifie la venue du Christ à un tournant
dans l’histoire de la souffrance :
Avant que Jésus-Christ parût, le genre humain souffrait ; mais les sages du siècle
ne pouvaient ni expliquer ni soulager ces souffrances. […] Le Rédempteur
paraît : il imite la vie des hommes, afin de leur donner, dans la sienne, le seul
modèle qu’ils doivent imiter ; il leur apprend que les souffrances, filles de la
corruption et du péché, sont, pour eux, réelles, inévitables, mais en même
temps nécessaires pour les sanctifier3.
LE SACRIFICE UNIVERSEL
L’HISTOIRE-EXPIATION
1 Ballanche, Prolégomènes, Essais de palingénésie sociale, Paris, Jules Didot, 1827, p. 204.
2 Ibid., p. 210.
3 Joseph Buche, L’école mystique de Lyon, 1776-1847, Lyon, A. Rey, 1935, p. 152.
4 Pour une interprétation de l’exécution de Louis XVI comme un parricide, voir Lynn
Hunt, The Family Romance of the French Revolution, Berkeley (Californie), University of
California Press, 1992.
5 Buche, L’école mystique de Lyon, p. 58.
318 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
C’est une scène inspirée par Maistre. « L’homme sans nom » continue :
« Le lendemain de ce jour, Joseph de Maistre écrivait ceci : ‘Il peut y
avoir eu dans le cœur de Louis XVI tel mouvement, telle acceptation
capable de sauver la France’. Ce mouvement avait eu lieu dans le cœur
de l’auguste victime, et pour entrer dans le sens de Joseph de Maistre,
je dirai que ce dévouement sublime suffisait à racheter la France ». Mais
« l’homme sans nom » observe aussi que « l’âme humaine rachetée
universellement est obligée à se racheter individuellement ; le rachat
universel ne pénètre dans les âmes que par les douleurs individuelles,
par les regrets expiatoires des victimes sans nom qui lèguent à l’humanité
les énergiques vertus de la promotion reconquise5 ».
1 Ballanche anticipe ici le Vigny de La bouteille à la mer et se sépare d’Eckstein, pour qui
la poésie épique caractérise les époques des rois, et non les époques des peuples qui
commencent.
2 Bowman, « Illluminism, Utopia, Mythology », p. 84.
3 Ballanche, Prolégomènes, p. 192.
4 Ballanche, Antigone. L’homme sans nom, Paris, H.-L. Delloye, 1841, p. 256.
5 Ibid., p. 256-257.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 319
Ballanche écrit qu’il est d’accord avec Maistre sur les temps anciens,
mais non sur les modernes, parce que « [l]’individualité est un progrès ;
la solidarité rigoureuse, telle que l’entend M. de Maistre, est une sorte
de panthéisme qui anéantit le moi moral5 ». L’interprétation est injuste,
ignorant l’individualisme au cœur des théories maistriennes de la liberté,
du sacrifice et de la prière, avec leur insistance sur la fortification de
la volonté. Mais Ballanche n’hésite jamais à peindre Maistre comme
« [l]’homme des doctrines anciennes, le prophète du passé », dont les
écrits, « pleins de verve, d’originalité, de véritable éloquence, de haute
philosophie, attestent l’énergie dont fut douée cette civilisation qui se
débat encore dans sa douloureuse agonie6 ». « [C]ette civilisation » évoque
à la fois l’Ancien Régime, la société de l’Israël ancien et le despotisme
oriental. Ces trois sociétés se ressemblent, car elles sont toutes trois des
antithèses de la Révolution française gouvernées par la volonté « patri-
cienne ». Cette dernière, quoique abusive, institua l’individualisme et
marqua le passage final du christianisme de la sphère religieuse aux
1 Ibid., p. 16.
2 Ibid., p. 155.
3 Ballanche, Prolégomènes, p. 201.
4 Ibid., p. 212. Sur la conviction de Ballanche que le christianisme avait rendu obsolètes
les sacrifices sanglants, voir McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 88.
5 Ballanche, La ville des expiations, p. 22.
6 Ballanche, Prolégomènes, p. 204-205.
322 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
C’est pour cela, ajoute Saint-Bonnet, qu’« [i]l n’y a rien de bon au monde
comme les saints et les vieux soldats3 ». Ceux-ci ont « des âmes fermes
et généreuses », car « [p]ersonne n’est entré plus avant dans l’amour que
celui qui a vu plusieurs fois la mort, en ces heures solennelles où le moi
apporte son abdication4 ». De là, note Saint-Bonnet5, le mot du Sénateur
dans le septième entretien des Soirées : « le métier de la guerre, comme
on pourrait le croire ou le craindre, si l’expérience ne nous instruisait
pas, ne tend nullement à dégrader, à rendre féroce ou dur, au moins
celui qui l’exerce : au contraire, il tend à le perfectionner. L’homme le
1 Ibid., p. 24.
2 Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur, 3e édition, Paris, V. Palmé, 1878, p. 35.
3 Ibid., p. 39.
4 Ibid., p. 38.
5 Ibid., p. 39n.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 323
1 Ibid. Sur la dette de Saint-Bonnet à l’égard de Maistre, voir aussi Glaudes, « Blanc de
Saint-Bonnet », dans Dictionnaire Joseph de Maistre, p. 1138.
2 Ibid., p. 175-176.
3 Ibid., p. 230.
4 Ibid., p. 211.
324 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 75.
2 Ibid., t. III, p. 207.
3 Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 235.
4 Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 252.
5 Ibid., p. 258.
6 Ibid., p. 73.
7 Pickering, Auguste Comte, t. II, p. 396.
8 Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 269.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 329
1 Ibid., p. 269.
2 Ibid., p. 272.
3 Marc 10 :31.
4 Comte, Système de politique positive, t. IV, p. 258.
5 Ibid., p. 272.
330 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
L’EXCEPTION SAINT-SIMONIENNE
1 Eugène Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique [1829], 4e édition, Paris, Bureau du
Globe, 1832, p. 204.
2 Plongeron, « Le christianisme comme messianisme social », p. 896-899. Sur le féminisme
des socialistes romantiques, voir aussi Naomi Andrews, Socialism’s Muse : Gender in the
Intellectual landscape of French Romantic Socialism, Oxford, Lexington, 2006.
3 A.J.L. Busst, « Ballanche and Saint-Simonianism », Australian Journal of French Studies, 9,
1972, p. 290-291. Sur le lien entre Ballanche et les saint-simoniens, voir aussi Antoine
Picon, Les saint-simoniens : raison, imaginaire et utopie, Paris, Belin, 2002, p. 61 ; Reardon,
Liberalism and Tradition, p. 57 et George, Pierre-Simon Ballanche, p. 125.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 331
1 Ibid., p. 37.
2 Ibid., p. 53.
3 Rodrigues, Lettres sur la religion et la politique, p. 185.
4 Enfantin, « Enseignements », dans Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, précédées de deux
notices historiques et publiées par les membres du Conseil institué par Enfantin pour l’exécution de
ses dernières volontés, Paris, E. Dentu, 1865-1878 (47 vol.), t. XIV, p. 116.
5 Sur la signification de religio pour les saint-simoniens, voir Serge Zenkine, « L’utopie
religieuse des saint-simoniens », p. 33-60.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 333
Tout le problème social de l’avenir consiste […] à concevoir comment les appé-
tits des sens et les appétits intellectuels peuvent être dirigés, ordonnés, combinés
et séparés, à chaque époque de la civilisation humaine, selon les besoins
progressifs de l’humanité. Le PRÊTRE doit donc se proposer d’inspirer et
de diriger ces deux natures distinctes, jusqu’ici ennemies, de les diriger dans
un amour commun pour une destinée commune, en rapprochant sans cesse
la distance qui sépare ces deux natures, et en s’opposant de toute sa force, de
toute sa sagesse, de tout son amour, à ce que leur rapprochement ne donne
lieu à un combat, à un DUEL.
Voilà la politique, voilà le gouvernement de l’avenir1.
1 Enfantin, Réunion générale de la famille. Enseignements du Père Suprême, Paris, Librairie saint-
simonienne, 1832, p. 7.
2 Enfantin, « Enseignements », Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, Paris, E. Dentu et
E. Leroux, 1865-1878 (47 vol.), t. XVII, p. 53.
3 Enfantin, « XVè article. Organisation religieuse. Le prêtre. L’homme et la femme »,
Économie politique et politique. Religion saint-simonienne. Articles extraits du Globe, Paris,
Bureau du Globe, 1831, p. 171.
334 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Lettre de Constance de Maistre à Joseph de Maistre, 19 février 1820, pièce annexe par
Jacques Lovie à son article « Constance de Maistre », p. 164.
2 Édouard de Pompéry, Théorie de l’association et de l’unité universelle de C. Fourier. Introduction
religieuse et philosophique, Paris, Capelle, 1841, p. 343.
3 Enfantin, Réunion générale de la famille, p. 5.
336 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
CONCLUSION
1 Reybaud, Études sur les réformateurs ou socialistes modernes [1840], 6e édition, Paris, Guillaumin,
1849.
2 Enfantin, « 2è enseignement. L’histoire », Religion saint-simonienne. Morale. Réunion générale
de la famille. Enseignements du Père suprême. Les trois familles, Paris, Librairie saint-simonienne,
1832, p. 112.
LE PROGRÈS HISTORIQUE ET LA LOGIQUE DU SACRIFICE, 1822-1854 337
vu, s’est rebellé contre cette idée, faisant une Religion de l’Humanité à
partir de l’ensemble de toutes les connaissances de l’humanité. Toutefois
le démocratisme de Ballanche a fait fortune parmi les saint-simoniens,
qui comme lui s’occupaient peu d’érudition, et prétendaient à la sanc-
tification spontanée de tous, portant de cette manière le démocratisme
spirituel à ses conséquences ultimes. Pour résorber toutes les exclusions,
ils ont tenté de résoudre toutes les dualités, de sacraliser la société
en laissant libre cours aux émotions. C’était le geste impensable qui
détruisait la religion, et qui présageait le drame imminent dans la vie
intellectuelle de Lamennais. Car à mesure que le prêtre socialiste prenait
ses distances avec le christianisme, il abandonnait l’idée du progrès par
le sacrifice et, refusant d’expliquer l’histoire par la dualité, il s’éloignait
de l’histoire elle-même.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848
INTRODUCTION
1 Keith Baker, « Closing the French Revolution : Saint-Simon and Comte », The Transformation
of Political Culture 1789-1848, François Furet et Mona Ozouf (éds.), Oxford, Pergamon
Press, coll. « The French Revolution and the Creation of Modern Political Culture », 1989
(4 vol.), t. III, p. 323-339.
2 Frank E. Manuel, The New World of Henri de Saint-Simon, 2e édition, Notre Dame (Indiana),
University of Notre Dame Press, 1963, p. 153.
3 Discours de Rodrigues prononcé le 31 décembre 1829 et cité par Enfantin, « Notice
historique », Œuvres de Saint-Simon et d’Enfantin, t. II, p. 116.
342 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 184.
2 Ibid., p. 155-156.
346 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Cette allusion au Christ en tant qu’ « Homme-Dieu » incarné en nous tous est une référence
martiniste que Maistre reprend dans les troisième, quatrième et dixième entretiens des
Soirées.
2 Enfantin, Correspondance philosophique et religieuse, p. 216-217.
3 Ibid., p. 57.
354 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 100.
2 Proudhon, « Toast à la Révolution », OC, t. VIII, p. 399-400.
3 Ibid., p. 401.
4 Ibid., p. 402.
5 Proudhon, « Système des contradictions économiques ou philosophie de la misère », Œuvres
complètes de Pierre-Joseph Proudhon, Roger Picard (éd.), Paris, Rivière, 1923 (19 vol.), t. II,
p. 410.
6 Proudhon, Théorie du mouvement constitutionnel, p. 103.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 361
Si Proudhon ne croyait pas aux lois de l’histoire, tel n’était pas le cas
d’Auguste Comte, qui a créé la philosophie de l’histoire la plus systéma-
tique et explicative du xixe siècle français. Le troisième volume du Système
de politique positive (1853) est voué à la « dynamique sociale », mot par
lequel Comte désigne l’histoire, laquelle, explique-t-il, est essentiellement
la même chose que la sociologie2. Le « développement de l’humanité »
lui-même dérive du double effet de l’« intelligence » et de l’« activité »,
de manière que « la spéculation est toujours dirigée essentiellement
1 Sur la relation entre Comte et Proudhon, voir Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 85-91.
2 Comte, Système de politique positive, t. III, p. 3.
362 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
1 Ibid., p. 13.
2 Ibid., p. 502.
3 Ibid., p. 501.
4 Pickering, Auguste Comte, t. III, p. 299-300.
5 Comte, Système de politique positive, t. III, p. 10.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 363
anciens, qui ont été écrits pour désorienter les chroniqueurs rigoureux,
et qui reflètent l’expérience du temps dans la haute Antiquité, où les
personnages ont simultanément plusieurs identités : Hélène, par exemple,
représente la lune avant d’être la femme de Ménélas.
L’histoire elle-même a commencé avec une longue phase patricienne,
pendant laquelle « l’homme, c’est-à-dire, l’intelligence, l’essence humaine,
a été tiré du domaine de l’éternité pour passer dans le domaine du
temps1 ». Les patriciens qui ont été les premiers à vaincre les obstacles
naturels ont donc gouverné pendant cette période, établissant leur
domination sur une plèbe nombreuse en gardant secrète la connaissance
primordiale de la révélation, et en monopolisant le sacré ainsi que les
droits civils comme le droit au mariage et à l’enterrement. Dieu le per-
mettait parce qu’il voulait instruire l’humanité lentement : ces sociétés
étaient « sévères et garrotantes, parce qu’après la déchéance il fallut
enseigner peu à peu le sentiment moral2 ».
Ensuite, Jésus-Christ ouvrit la deuxième phase de l’histoire en
abolissant la loi des castes3 et en révélant l’égalité spirituelle de tous
les hommes devant Dieu. « Le christianisme [étant] éminemment
antipathique à la loi fondamentale de la théocratie4 », la révélation a
cessé d’être un privilège de classe pour devenir un droit fondamental.
Cependant dix-huit siècles ont dû passer avant que l’émancipation
spirituelle prêchée par le christianisme commence à entrer dans les
sphères sociales et politiques, instaurant l’actuel et troisième âge de
l’histoire, dont le « véritable fondateur5 » fut Fénelon. Si les rois de
France l’avaient mieux apprécié – si le petit duc de Bourgogne avait
régné pour appliquer les principes du Télémaque, si Louis XIV avait lu
avec sympathie plutôt que brûlé les manuscrits posthumes contenant
la pédagogie de Fénelon – la Révolution n’aurait peut-être pas eu
lieu. Qu’elle ait éclaté prouve que la transformation sociale est arrivée
trop tard et qu’elle a dû être accomplie en dehors des lois et dans la
violence6, et à force de comprimer l’histoire humaine en une seule
1 Ibid., p. 32.
2 Ibid., p. 166.
3 Ibid., p. 57.
4 Ibid., p. 56.
5 Ibid., p. 159.
6 Ibid., p. 207-208.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 367
1 Ibid., p. 43-44.
2 Ibid., p. v.
3 Ibid., p. 13.
4 Ibid., p. v.
5 Ibid., p. 35.
6 Ibid., p. 160. Sur la négation de Ballanche de la possibilité d’une nouvelle révélation, voir
McCalla, A Romantic Historiosophy, p. 129.
LA MÉTAPOLITIQUE DE L’HISTOIRE, 1820-1848 369
CONCLUSION
1 David Lay Williams, « Political Ontology and Institutional Design in Montesquieu and
Rousseau », American Journal of Political Science, 54, 2, 2010, p. 526.
2 C’est nous qui soulignons.
3 OC, t. XIV, p. 167.
CONCLUSION 381
1 Ibid., p. 236.
382 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
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BIBLIOGRAPHIE 395
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404 L’IDÉE FRANÇAISE DE L’HISTOIRE
préface . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 13
abréviations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
introduction
Conservatisme et histoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17
une brève biographie intellectuelle . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
première partie
JOSEPH DE MAISTRE ET L’IDÉE DE L’HISTOIRE,
1794-1821
seconde partie
LA PENSÉE HISTORIQUE EN FRANCE,
1797-1854
conclusion
Histoire et paradoxe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377
bibliographie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389
index . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 411