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DE
LA LITTÉRATURE
DU MÊME AUTEUR
LA HAINE
DE
LA LITTÉRATURE
In memoriam
Michel Lafon (1952-2014) et Pierre Ménard,
anti-antilittérateurs
INTRODUCTION
LITTÉRATURE ET ANTILITTÉRATURE
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12 LA HAINE DE LA LITTÉRATURE
Point d’histoire qui vaille ici, sinon façon Macbeth : dite par
un idiot, pleine de bruit et de fureur, et ne signifiant rien.
Plutôt que de dresser une vaine liste chronologique de ces
discours ressassants, le présent livre évoque les quatre procès
principaux intentés à la littérature :
– au nom de l’autorité (pour en investir d’autres instances) ;
– au nom de la vérité (la littérature ne vaut rien face à la
science) ;
– au nom de la moralité (la littérature défait toutes les
normes) ;
– au nom de la société (on interdit aux écrivains de s’en
faire les porte-parole ou d’y avoir rang).
Quatre procès difficilement séparables : tels arguments sur
LITTÉRATURE ET ANTILITTÉRATURE 13
très bien tout seul. Quant à ces cadeaux qu’on lui propose,
n’est-ce pas vexant de lui supposer une âme intéressée alors
qu’il n’agit que pour la gloire ? Bref, la réponse de Teucros
est tout ce qu’il y a de plus convenu dans ce monde homérique
où les guerriers sur le champ de bataille ne cessent de se mettre
au défi les uns les autres. Ce n’est pas tout cependant, Teucros
ajoute ceci – écoutez bien, c’est important : « Mais ce chien
enragé, je ne peux pas l’atteindre 1. »
Et voilà d’un seul coup que tout bascule et que nous entrons
dans un autre monde. Car qui est « ce chien enragé » ? Rien
ne l’indique dans le contexte qui précède, mais rien n’autorise
non plus à prendre l’expression au sens littéral et à croire qu’un
véritable chien enragé se promènerait ainsi sans vergogne sur
le champ de bataille : seuls ont droit de cité sur le terrain les
hommes, les chevaux et les dieux – c’est déjà bien compliqué
comme cela. Il faut en vérité remonter quatre-vingt-trois vers
plus haut pour identifier l’animal et retrouver mention d’Hec-
tor, le fils du roi Priam, en train d’opérer un affreux carnage
et de conduire les Troyens à la victoire : c’est lui, bien sûr, que
Teucros veut atteindre pour inverser le cours du combat.
Or, quatre-vingt-trois vers, c’est long, très long, trop long
même pour les auditeurs d’Homère (ou de l’aède, peu importe)
qui n’ont pas sous les yeux le texte du poème et ne peuvent
s’y reporter dans l’instant. Pratiquement, donc, le démonstratif
ce, dans ce chien enragé, ne peut renvoyer à la dernière mention
du nom d’Hector au vers 216 du chant VIII ; il ne désigne
rien littéralement dans le texte de l’Iliade (pour le dire en
termes grammaticaux, il ne s’agit pas d’un anaphorique), mais
il a une tout autre fonction : il signale sur le champ de bataille
quelque chose ou quelqu’un que voit Teucros lui-même (puis-
que c’est lui qui parle) et qu’il montre à Agamemnon. Quelque
chose ou quelqu’un qu’Agamemnon peut donc voir à son tour
en tournant la tête, mais que l’auditeur, quant à lui, bien ins-
tallé à écouter tranquillement l’aède, ne saurait voir de ses
propres yeux, où qu’il dirige ses regards. L’auditoire du chant
épique ne peut qu’être surpris par l’emploi de ce démonstratif
qui ne fait référence à rien dans les vers précédents, et c’est là
précisément l’effet recherché par Homère.
Car voici que par un simple ce (touton, en grec, détaché en
18 LA HAINE DE LA LITTÉRATURE
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TABLE DES MATIÈRES
N D’IMPRIMEUR : 1501610
o
www.leseditionsdeminuit.fr
ISBN : 9782707329189