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LUDWIG FEUERBACH
ou
LA TRANSFORMATION DU SACRÉ
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DU MÊME AUTEUR

L'anarchisme, collection «Que sais-je ? », n° 479, Paris, P. U. F., 1951.


Aux sources de l'existentialisme : Max Stirner, collection « Épiméthée », Paris,
P. U. F., 1954.
Lemarxisme, «Collection Armand-Colin», n°294, Paris, Librairie Armand Colin, 1955.
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ÉP I MÉTHÉE
Essais philosophiques
C o l l e c t i o n dirigée p a r Jean HYPPOLITE

LUDWIG FEUERBACH
ou
LA TRANSFORMATION DU SACRÉ
par
Henri ARVON
« Il est incroyable avec quelle insolence
on se réfère de nosjours à ce qui est pu-
rement humain par opposition au christia-
nisme. Maisqu'est-ce donc que nous appelons
« humain » ? C'est un christianisme qui s'est
évaporé, une conscience de civilisation, un
dépôt dechristianisme. C'est donc au christia-
nisme qu'on le doit, et voilà qu'on le fait
valoir par opposition au christianisme.
«Ondevrait dire aux humanistes : Montrez
donc ce qui est purement humain ! Car
l'humain tel que nousl'avons maintenant, est,
à vrai dire, l'humain du christianisme, bien
que celui-ci le récuse. Mais vous n'avez pas
le droit de le considérer comme votre bien
par opposition au christianisme. »
KIERKEGAARD,Journal, 1851.

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE


108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS V I

1957
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DÉPOT LÉGAL
1 édition 1er trimestre 1957
TOUS DROITS
detraduction,dereproductionetd'adaptation
réservés pour tous pays
© Presses Universitaires de France, 1957
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INTRODUCTION

Le philosophe allemand Ludwig Feuerbach dont seule L'essence


du christianisme n'a pas sombré dans l'oubli, passe pour un penseur
de second plan. On s'intéresse à sa doctrine moins pour son contenu
propre quepour la pesée considérable qu'elle aexercée sur des esprits
aussi différents que Karl Marx et Max Stirner, Gottfried Keller et
Richard Wagner. Il est significatif à cet égard que le seul travail
d'ensemble qu'on lui ait consacré en France, la thèse d'Albert Lévy,
ait pour titre Laphilosophie deFeuerbachet soninfluence surla littérature
allemande. Dans cet ouvrage, l'auteur étudie d'ailleurs plus l'influence
deFeuerbach que saphilosophie proprement dite; encore n'explique-
t-il guère cette influence même, car il formule la problématique de
ce penseur en termes simplificateurs.
La montée du marxisme a valu à Feuerbach un renouveau d'in-
térêt. Mais l'étudier dans cette perspective, c'est mutiler son œuvre.
Prise entre les impérialismes exclusifs et tyranniques de Hegel et
Marx, elle apparaît comme un simple passage qui, de la cohésion
conservatrice du premier, conduit à l'analyse destructrice du second.
C'est, en effet, la version qui a été popularisée par le célèbre exposé
de Frédéric Engels, LudwigFeuerbach et lafin delaphilosophie classique
allemande.
Pour que Feuerbach fût véritablement découvert, il fallait qu'il
redevînt actuel. C'est le mérite des théologiens Hans Ehrenberg et
Karl Barth d'avoir senti les premiers que la critique religieuse de
L'essence duchristianisme débordait le cadre du XIX siècle. Feuerbach
ressurgit en compagnie de Kierkegaard. Parallèlement, Karl Lôwith,
disciple de Heidegger, retrouve chez Feuerbach les premiers linéa-
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ments et les premiers tâtonnements d'une philosophie existentielle.


Lapensée duXXsiècle seveut l'héritière de celle du siècleprécédent.
Feuerbach lui permet de nouer un nouveau lien de parenté.
Ces interprétations récentes permettent de passer outre l'exé-
gèse banale dont a souffert jusqu'à présent l'humanismefeuerbachien.
On est en reste avec une pensée qui, à des titres divers, intéresse le
marxisme, la théologie moderne et la philosophie existentielle tant
qu'on ne l'a pas étalée dans ses différentes phases, dans ses multiples
divisions. Création continue, dynamique et par là même autonome,
elle possède une valeur propre. Commencéeen 1830 dans une accep-
tation sans réserve de l'idéalisme absolu, poursuivie à partir de 1839
à travers une position purement phénoménale, elle atteint en 1843
son degré de perfection dans une optique quasi existentielle de la
vie humaine. Si, au cours d'une longue agonie, elle se meurt en une
sorte de matérialisme honteux, c'est sans doute que toute histoire
d'une pensée est finalement celle d'un échec ou d'une décadence.
Mais telle qu'elle est, dans ses triomphes et dans ses défaites, dans
ses échecs et dans ses réussites, elle est exemplaire. C'est, en effet,
par une sorte de témoignage absolu porté au nom d'un siècle dont
il a ressenti profondément les palpitations intimes que Feuerbach
assume successivement le rôle d'un philosophe victorieux et vaincu.
Son premier ouvrage Pensées sur la mort et sur l'immortalitéparaît
en 1830. Date lourde de sens. Le premier coup de semonce vient
d'être donné à un monde qui, après les terribles secousses de la
Révolutionfrançaise, croyait avoir retrouvé son équilibre. Feuerbach,
avec cette prescience que possède le véritable philosophe des pro-
blèmes qui vont se poser inéluctablement à son époque, perçoit
le déséquilibre d'un univers qu'on avait cru guéri de ses convul-
sions; il prend conscience de la crise des temps modernes. Cette
conscience de crise, il la partage avec les meilleurs esprits de son
temps. Sous le choc des événements, Gœthedéclare en 1830à Ecker-
mann : «L'humanité est maintenant dans une crise religieuse, je ne
sais comment elle en sortira; mais il faut qu'elle en sorte et elle en
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sortira. » Quelques années plus tard, Edgar Quinet, dans son pro-
phétique article de La Revue des deux mondes du 15 octobre 1836,
note la rapide progression de ce mal qui ronge en particulier l'Alle-
magne : « Le fait qui s'accomplit aujourd'hui en Allemagne est la
chute du spiritualisme. Cette Jérusalem céleste croule dans l'abîme;
aucune main ne peut la retenir. » Si Hegel, porté par le reflux reli-
gieux qui se produit sous la Restauration, pouvait croire encore à
une réconciliation du christianisme et du monde bourgeois triom-
phant, Feuerbach se rend de plus en plus compte d'une rupture défi-
nitive. Retenu encore au début par une certaine fidélité à la tradition
idéaliste, il finit par rompre les attaches avec un monde en perdition.
Or, Feuerbach est d'autant plus sensible aux exigences de son
époque qu'elles furent mieux appliquées à l'y mener. S'il les pense,
c'est surtout qu'il les vit dans leur tragique étendue. Rejeté par
l'Université pour avoir voulu intervenir dans le débat religieux de
son époque, il s'abandonne davantage à l'inclination de son esprit.
Aussi la tendance naturelle de Feuerbach est-elle de négliger le
domaine aride des abstractions afin de ressaisir les problèmes pure-
ment humains. Loin de limiter ses efforts à la discussion purement
philosophique, il essaie de redonner à la vie réelle son épaisseur.
Telle est son originalité : mener sa réflexion hors des liens de la philo-
sophie officielle et renchaîner cette réflexion au monde concret.
Il est, pour reprendre le titre d'un de ses premiers ouvrages, « écri-
vain et homme ».
En parlant de Feuerbach, Rosenkranz oppose le philosophe
d'Université au philosophe de l'humanité. A vrai dire, ce choix lui
fut imposé. Ses études terminées, il s'installe comme «privatdozent »
à l'Université d'Erlangen. Mais les cours faits de 1829 à 1832 et pen-
dant le semestre d'hiver 1835-1836 ne lui ouvrent pas les portes de
l'Université. Son ouvrage Pensées sur la mort et sur l'immortalité a fait
scandale. La prophétie de son père se réalise : « Cet écrit, on ne te
le pardonnera jamais, tu n'auras jamais de chaire. » Il est d'ailleurs
victimede l'imprudence deson éditeurplus que de saproprehardiesse.
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L'ouvrage en question ne porte pas de nom d'auteur et paraît sans


qu'il ait donné son accord. L'anonymat derrière lequel il se cache,
ne peut le sauver de son destin. Comme il l'a dit lui-même, la mort
civile était le prix qu'il lui fallait payer pour acquérir l'immortalité
de l'esprit.
Philosophe mis au ban de l'Université, Feuerbach prend une
revanche éclatante contre son sort; il bouleverse la philosophie
officielle en obéissant aux injonctions de sa propre situation, fidèle
reflet d'une époque déchirée. Il s'oppose à Hegel ne serait-ce que
par la vie qu'il mène. La conception hégélienne du philosophe le
condamne, en effet, d'avance à être son antagoniste. C'est dans la
troisième époque de l'Esprit que Hegel aborde le thème du philo-
sophe dans la cité. Le philosophe antique est, selon lui, un individu
«plastique », c'est-à-dire un homme qui modèle sa vie sur sa doc-
trine. Le philosophe médiéval est docteur en théologie; membre
du clergé, il diffère du commun des fidèles. Le philosophe moderne
commence par souffrir d'une grande instabilité; Descartes mène
une vie errante, luttant à la fois contre lui-même et contre les condi-
tions de vie extérieures. Mais puisque les temps modernes apportent
la « réconciliation du principe mondain avec lui-même », le philo-
sophe finit par se lier à l'État, il devient professeur de philosophie.
Bien loin de proclamer l'incompatibilité foncière entre le fonction-
nariat et la « prêtrise de l'absolu », Hegel voit dans la dépendance
à l'égard de l'État la condition même de la liberté et de la vérité de
la pensée philosophique.
Feuerbach, en revanche, découvre dans saposition extra-universi-
taire la source principale de son inspiration. Aun ami qui lui conseille
de briguer une chaire universitaire, il répond par cette phrase déci-
sive, émouvante aussi par les regrets qu'elle fait entrevoir et par
l'aveu d'une blessure intime : « Je ne suis quelque chose qu'aussi
longtemps que je ne suis rien. » Lorsqu'en 1860, à la suite de la
faillite de la fabrique de porcelaine que sa femme lui avait apportée
en dot et dont les revenus lui avaient permis jusqu'alors de mener
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une existence libérée de soucis matériels, il est contraint de quitter


sa demeure de Bruckberg où il avait passé 24 années de sa vie, il
exhale dans une lettre à son disciple Bolin toute son amertume en
rappelant son destin douloureux de philosophe libre. « Ils n'étaient
pas gênés, écrit-il à propos des « professeurs de philosophie », par
leur autre Moi. L'autre Moi, l'homme, la femme, le corps étaient
reconnus et pris en charge par l'État. C'est chez Hegel que ce rôle
atteignit son point culminant, il est l'idéal réalisé, le modèle d'un
professeur allemand de philosophie, d'un scolarque philosophique.
L'Esprit absolu n'est rien d'autre que le professeur absolu. »
Dans sa retraite de Bruckberg, il juge souverainement des pro-
blèmes philosophiques de son temps. Hors de la mêlée, s'il ne parti-
cipe pas activement au combat, il n'est pas non plus aveuglé par la
poussière du champ de bataille. C'est là sa force et sa faiblesse. «Roi
sans terre », comme le fut Kierkegaard, cet autre solitaire, il ne peut
agir que par ses écrits. Puisque le sort n'a pas voulu qu'il fût «phi-
losophe », c'est-à-dire penseur faisant corps avec l'ensemble poli-
tique et social, il se fait «écrivain ». Premier philosophe allemand à
ne pas subir les contraintes de l'État, il assume le rôle du penseur
révolutionnaire.
Mais s'il est écrivain, il est en même temps «homme ». L'abstrac-
tion est ce qu'il y a de plus étranger à son esprit. Les sciences natu-
relles l'attirent depuis toujours. Si, dans ses écrits, la nature se revêt
d'une vertu quasi incantatoire, c'est que lui-même ne cesse d'en
subir la fascination. Au cours de ses longues marches à pied à tra-
vers la campagne, il reçoit l'éducation des champs, des bois, des
eaux. « Jadis à Berlin, écrit-il, et maintenant dans un village, quel
non-sens. La logique, je l'ai apprise dans une université allemande,
mais l'optique, l'art de voir, je ne l'ai appris que dans un village
allemand. Toutes les sciences abstraites mutilent l'homme; ce sont
les sciences naturelles qui le reconstituent intégralement, qui exigent
l'homme total, toutes ses forces et tous ses sens. »
C'est au cœur de la nature que sa pensée se taille des chemins.
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Elle en porte les traces indélébiles. La simplicité du cadre où elle


s'enferme, ce paysage de Franconie si sobre et si direct dans son
sévère dépouillement, l'incline aux idées simples, aux formules lim-
pides. Elle ne prétend à rien de plus que révéler la grandeur naïve
du concret. C'est cette recherche conduite avec la préoccupation
constante de ne pas s'écarter de la vie réelle, que Feuerbach tâche
de mener jusqu'au bout.
Cette entreprise n'aboutit en fin de compte qu'à substituer l'illu-
sion de l'observation à celle de la réflexion; elle réduit l'homme total
à des limites arbitraires, celles d'une matière non moins abstraite
que l'esprit. Pourtant la tentative conserve son intérêt. L'échec
définitif est parfois plus riche d'enseignements qu'un succès provi-
soire. Feuerbach, il est vrai, finira par déclarer que «l'homme est ce
qu'il mange ». Mais avant d'en arriver là, tel un «ruisseau de feu »
(traduction littérale de Feuerbach), il purifie et consume la philo-
sophie de son temps. Il n'est pas de meilleur guide pour qui veut
saisir l'extrême complexité d'une époque qui, voilà plus d'un siècle,
a vécu en pensées ce que nous sommes en train de vivre dans les
faits.
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CHAPITRE PREMIER

DE L'ESPRIT A L'HOMME

Ludwig Feuerbach appartient à une famille qui semble marquée


du double sceau de l'intelligence et de la passion. Son père, Anselm
Feuerbach, à qui il élève un monument de piété filiale en publiant
sa biographie et certains de ses écrits après sa mort (1852), est un
juriste de classe, ses frères s'illustrent dans les domaines du droit,
des mathématiques et de la philologie. Son neveu, Anselm Feuer-
bach, enfin, passe pour un des meilleurs peintres allemands du
XIX siècle. Mais ces réussites sont moins le fruit de dons naturels
que d'efforts volontaires. D'une fidélité inébranlable à leur vocation,
les Feuerbach forcent leur génie. Ils ne dévient jamais d'une route
qu'ils se sont tracée, dût-elle les conduire aux limites de la condi-
tion humaine. Le frère aîné, Anselm, épris de théologie, sombre
dans le mysticisme, le mathématicienKarl Feuerbach, arrêté à Munich
pour menées libérales, consent au sacrifice suprême : il tente deux
fois de suite de se suicider. La vocation individuelle et la vérité
personnelle dépassent ainsi chez eux les exigences de la vie. Une
passion indomptable mise au service d'une idée exclusive, d'un sen-
timent dévorant, les pousse, les exalte et les dévore.
Le même démon habite Ludwig Feuerbach. L'hérédité n'est
sans doute pas l'unique source de son génie; elle détermine néan-
moins les traits dominants de sa vie et de son œuvre. C'est la religion
qui appelle Ludwig Feuerbach dès sa jeunesse, non pas la théologie
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qui explique et analyse, ni même les écritures saintes, mais le senti-


ment religieux, pur et profond qui répond directement aux appels
d'un cœur inquiet, d'un amour illimité et plein d'une aspiration inas-
souvie. « Le premier penchant de ma jeunesse, vers l'âge de 15 à
16 ans, écrira-t-il plus tard, n'était pas pour la science et encore
moins pour la philosophie, mais pour la religion. Ce penchant reli-
gieux ne provenait pas en moi de l'instruction religieuse qui, je
m'en souviens très bien, m'avait laissé indifférent, ou d'autres
influences religieuses extérieures, mais uniquement de moi-même,
par besoin de quelque chose que ne m'offraient ni mon entourage,
ni l'enseignement donné au lycée. »
Sa vie durant, Ludwig Feuerbach reste fidèle à cette option spi-
rituelle. Le problème religieux commande tout chez lui; et loin
qu'il s'en affranchisse, par une sorte de paradoxe, son œuvre dans la
mesure même où elle évolue vers l'athéisme, est traversée par un
courant religieux de plus en plus intense. Sa lutte contre la religion
ressemble à une lutte de Jacob. Croyant révolté, il reste le serviteur
exclusif de l'idée divine. Il brasse et rebrasse la religion, il s'en pénètre
au point que Karl Barth n'hésite pas à l'insérer dans l'histoire de la
théologie. « Parmi les philosophes des temps modernes, affirme ce
porte-parole du protestantisme moderne, il n'y a peut-être personne
qui se soit occupé —son amour fût-il même des plus malheureux —
aussi intensément et aussi exclusivement du problème de la théo-
logie que Feuerbach. » C'est à juste titre que Bulgakov rappelle à
propos de la tendance foncièrement religieuse de Feuerbach cette
parole que Dostoïevski prête à un de ses héros : « Ma vie durant,
Dieu m'a tourmenté. » Feuerbach lui-même a soin de proclamer
cette direction fondamentale de sa vie. « Tous mes écrits, précise-
t-il dans L'essence de la religion, n'ont à vrai dire qu'un seul but, un
seul dessein, un seul objet. Ce sujet est précisément la religion et la
théologie et tout ce qui s'y rapporte. »Vue de près, son œuvre res-
semble à une étoffe inlassablement tissée où la divinité «broche les
fils d'or de ses desseins ».
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L'itinéraire spirituel de Ludwig Feuerbach débute par l'étude de


la théologie protestante à l'Université de Heidelberg. Il y suit les
cours de l'hégélien Carl Daub et de Paulus. L'exégèse de ce der-
nier a vite fait de lui rendre sensible l'extrême pauvreté d'une théo-
logie qu'un siècle de rationalisme corrosif a vidée de sa substance.
Carl Daub, en revanche, qui traite la religion sur un mode spéculatif,
fait naître en lui le désir d'approfondir une théologie qui sache prendre
appui sur des concepts philosophiques. L'Université de Berlin l'attire
où des hommes tels que Schleiermacher, Marheinecke, Neander et
Strauss semblent s'être engagés dans cette voie. Illusion vite perdue.
Peu de temps après son arrivée dans la capitale de la Prusse, Feuer-
bach abandonne définitivement les études théologiques pour se
consacrer désormais à la philosophie. Un événement capital pour
son évolution ultérieure vient de se produire : Hegel l'attire dans son
orbite.
Écoutons Feuerbach lui-même expliquer ce tournant décisif de
sa vie : «J'allai à Berlin pour suivre les cours de Hegel, mais en même
temps aussi les cours des théologiens les plus renommés de là-bas.
J'arrivai à l'Université de Berlin dans un extrême état de déchire-
ment intérieur, malheureux, indécis. Je sentais déjà la discorde ulté-
rieure de la philosophie et de la théologie, la nécessité de sacrifier
soit la philosophie à la théologie, soit la théologie à la philosophie.
Je me décidai pour la philosophie. Je suivais les cours de Schleier-
macher et de Neander, mais je ne pus rester que peu de temps chez
eux. Le mélange théologique de liberté et de dépendance, de raison
et de foi, était absolument insupportable à mon âme qui aspirait à
la vérité, c'est-à-dire à l'unité, à la décision et à l'absolu. Pendant
deux ans, je suivais les cours de Hegel. »
Si Hegel seullui semblecapable d'éclairer une route qui jusqu'alors
était demeurée obscure, c'est sans doute qu'une certaine identité
de vie et de pensée rapproche le disciple du maître. Hegel aussi s'était
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destiné à la théologie protestante. Lui aussi avait reçu du milieu où


il avait fait ses études la problématique qui déchirait l'âme religieuse
de Feuerbach : celle d'une théologie aux abois. Afin de reconstruire
un système où la religion pût retrouver sa place véritable, il avait
entrepris de « rassembler l'universel et le particulier ». Le grand
espoir du siècle des lumières d'édifier un système déterminé et nette-
ment circonscrit de lois précises à l'aide de la seule raison humaine,
avait continué d'orienter ses efforts. Mais au lieu d'éliminer la reli-
gion, il avait essayé de la sauvegarder en concevant une individualité
spirituelle, un Esprit capable de réconcilier grâce à son caractère
absolu l'homme et Dieu. Il liait la religion à la philosophie, en lestant
la première du contenu de la seconde; il rattachait la cause d'une
religion menacée à celle d'une philosophie triomphante.
L'assimilation complète de la religion et de la philosophie, tel
est, en effet, le but que Hegel recherche dans La philosophie de la reli-
gion. « La religion, précise-t-il, dès le début, n'est pas l'objet de la
philosophie comme l'espace est l'objet de la géométrie, la philosophie
s'explique en expliquant la religion. » Or, vouloir expliquer la reli-
gion, c'est lui enlever tout ce qu'elle implique de subjectif. Aussi
Hegel prend-il délibérément le contre-pied de Schleiermacher qui,
lui, reposait la religion sur le seul sentiment subjectif. C'est là, selon
Hegel, une attitude dégradante. Si la valeur de la religion se mesurait
à l'intensité du sentiment subjectif, le chien entièrement soumis à
ses instincts serait un être bien plus religieux que l'homme. Ce qui
fait de l'homme un être religieux, c'est la raison qui l'élève à la géné-
ralité. Quant à la religion, elle est l'expression symbolique et adé-
quate de cette raison.
Ainsi, chez Hegel, la philosophie se confond avec la religion,
la Raison avec Dieu. Pourtant, cette justification de la religion par
la philosophie est apparente plus que réelle; elle provoque la critique
de toute religion révélée si tant est qu'elle ne la présuppose pas.
Considérer sub specie temporis la religion qui demande à être envi-
sagée sub specie aeternitatis équivaut à la vider de son essence, à la
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dépouiller de sa transcendance. En voulant guérir un christianisme


malade, Hegel lui inoculait en réalité les germes d'une décompo-
sition définitive.

La dissertation de Feuerbach De la raison une, universelle et infi-


nie (1828) est le fruit authentique de cet enseignement. Feuerbach
y exalte l'indépendance et la libre force créatrice de la Raison qui
est mesure et principe d'elle-même. Une structure dialectique rigou-
reuse lui permet de subordonner le particulier au général. C'est par
la connaissance individuelle, il est vrai, que la Raison prend cons-
cience d'elle-même. Mais la pensée elle-même est objective, elle ne
provient ni de l'expérience ni de la subjectivité. « En pensant, je
suis donc le genre humain, non pas l'individu, mais personne. »
La lettre qui accompagne l'envoi de cette dissertation à Hegel,
est plus explicite encore. Feuerbach y proclame le règne exclusif
de la Raison. Il lui subordonne le christianisme. « C'est pourquoi
le christianisme ne peut être considéré comme la religion parfaite
et absolue, écrit-il avec franchise, celle-ci ne peut être que l'empire
de la réalité de l'Idée et de la Raison existante. »
Hegel laissa sa lettre d'envoi sans réponse. Il désapprouvait
sans doute le tranchant d'une position qui allait à l'encontre de la
réconciliation définitive de la philosophie et de la religion dont la
recherche avait été un des ressorts essentiels de sa quête philoso-
phique. C'est pourtant à juste titre que, dans la même lettre, Feuer-
bach se déclare son «disciple direct ». En mettant fin à une équiva-
lence qui, si elle correspondait aux intentions de Hegel, n'en était
pas moins contraire à son système, il ne faisait que désemmitoufler
et dégager de l'étoupe qui l'enveloppait précautionneusement, la
pointe antichrétienne de sa Philosophie de la religion.
Feuerbach ne fut pas le seul à déceler les conséquences anti-
chrétiennes de la philosophie hégélienne. Michelet dans ses Cours
sur lapersonnalité de Dieu et sur l'immortalité de l'âme (1840), affirmera
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contre Hegel que Dieu ne peut avoir de conscience puisqu' « il


s'efforce perpétuellement de faire de lui-même une personne parti-
culière ». De même, Ulrici dans Principe et méthode de la philosophie
de Hegel (1840) lui reprochera de n'avoir pas gardé le concept du
Moi absolu et découvrira dans le Dieu de Hegel «le concept de la
substance de Spinoza développé dialectiquement ». Mais Feuerbach
est sans conteste le premier à faire cette constatation et, qui plus est,
à en tirer des conclusions radicales. C'est là, de la part d'un philo-
sophe de 24 ans, un mérite rare et la preuve d'un grand courage
intellectuel.

Les pensées sur la mort et sur l'immortalité (1830) se situent dans


la lancée de la dissertation et dans son prolongement. Étant acquis
que la Raison précède les individus et qu'elle leur est supérieure, il
s'ensuit que l'immortalité lui revient de droit alors que la subjec-
tivité des individus destinée à se dissoudre dans l'objectivité de la
Raison implique la mort. Feuerbach lui-même s'effraie de cette
déduction qui fait vaciller les fondements mêmes de la religion.
L'ouvrage paraît chez Johann Adam Stein à Nuremberg sans nom
d'auteur. De peur d'être reconnu, Feuerbach se garde de citer Hegel
bien que son influence demeure sensible jusque dans les moindres
développements. Prudence justifiée, mais inutile. L'ouvrage encourt
les foudres de la censure qui en interdit la vente. On a vite fait de
percer l'identité de l'auteur : les portes de l'Université se ferment
devant l'athée.
Le thème de l'immortalité personnelle que Feuerbach soumet à
un éclairage hégélien, est important à un double point de vue. D'une
part, il constitue une des lignes de force essentielles de son œuvre.
Il y revient à deux reprises, en 1834 dans L'écrivain et l'homme, et dix
ans plus tard dans L'immortalitédupointdevuedel'anthropologie. D'autre
part, ce thème occupera une place prépondérante dans la discussion
passionnée qui, après la mort de Hegel, s'engage au sujet du contenu
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religieux de sa philosophie. Dès 1833, F. Richter démontre dans


La nouvelle doctrine de l'immortalité que l'immortalité personnelle est
incompatible avec la conception hégélienne d'une Raison absolue
et qu'elle ne peut être désirée que pour des raisons égoïstes.
K. F. Gœschel, en revanche, dans son ouvrage Au sujet despreuves
de l'immortalité (1835), tente de prouver l'immortalité person-
nelle afin de maintenir la réconciliation hégélienne du savoir et de
la foi chrétienne. K. Conradi, de son côté, dans Le Christ dans le
présent, lepassé et l'avenir (1835), s'érige en défenseur del'immortalité
personnelle. J. E. Erdmann dans ses Cours sur lafoi et le savoir comme
introduction à la dogmatique et à la philosophie de la religion (1837), se
borne à exposer historiquement la décomposition de l'hégélianisme
rendue évidente par le divorce qui se produit entre la philosophie
et la religion. C'est encore en élucidant le problème de l'immorta-
lité que K. L. Michelet dans son ouvrage déjà cité, Cours sur la per-
sonnalité de Dieu et sur l'immortalité de l'âme (1840) fait sentir l'ambi-
guïté de l'attitude de Hegel à l'égard de la religion.
L'exposé de Feuerbach souffre et bénéficie aussi d'être fait sur
un mode purement spéculatif. La foi dans l'avenir de l'humanité
qui semble en être l'élément moteur, n'y transparaît qu'à travers les
voiles de l'abstraction, mystérieuse et par là même attrayante, mais
vague aussi et sans contours précis. D'autre part, la démonstration
mobilise toutes les ressources d'une spéculation fertilisée par une
longue tradition philosophique. A peine sorti de ses limbes, l'uni-
vers spirituel de Feuerbach se revêt des couleurs éclatantes d'une
dialectique brillante qui en font oublier la forme encore incertaine.
Dès l'introduction, Feuerbach résume sa thèse. La croyance à
l'immortalité personnelle est, selon lui, une conséquence fatale du
protestantisme. Paraphrasant Hegel qui, dans La philosophie de l'his-
toire, avait déclaré que «c'est là le contenu essentiel de la Réforme :
l'homme se détermine par lui-même à être libre », Feuerbach soutient
que «le trait caractéristique des temps modernes consiste en ce que
l'homme en tant qu'homme, la personne en tant que personne, et
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ainsi l'individu isolé pour lui-même dans son individualité se consi-


dérait comme divin et infini ». En créant le mythe de l'individu
«ce que jamais on ne verra deux fois », le protestantisme est amené
à vouloir sauver l'individu divinisé en lui ouvrant toutes grandes
les portes de l'immortalité.
Or, rien ne s'oppose davantage au triomphe définitif de la Raison.
Au lieu de participer à l'effort commun afin de promouvoir la Raison,
l'individu reste centré sur lui-même, il se berce dans la folle illusion
d'une survie personnelle. Ce n'est qu'à partir du moment où la cons-
cience de l'homme est liée à la finitude de son être qu'il consent à se
sacrifier pour l'infini de la Raison. « Ce n'est que lorsque l'homme
reconnaît de nouveau qu'il y a non seulement une mort apparente,
mais une mort réelle et véritable qui termine complètement la vie
de l'individu, qu'il aura le courage de recommencer une vie nou-
velle, qu'il éprouvera le besoin urgent de prendre quelque chose
d'absolument véritable et essentiel, de réellement infini pour projet
et contenu de toute son activité spirituelle. Ce n'est qu'en reconnais-
sant la vérité de la mort, en ne reniant plus la mort, qu'il sera capable
d'une véritable abnégation. »Ainsi, pour Feuerbach, la mort enrichit
et dramatise la vie humaine; elle incite l'homme à transgresser ses
limites individuelles.
Une fois le thème principal frappé et situé, Feuerbach cherche
à approcher la mort, à la retrouver, à en prendre la dimension. Il la
jauge, en se servant des mesures les plus diverses. Pourtant, quelle
que soit la richesse des variations, l'exposé garde une grande unité.
La dialectique, en effet, est présente partout; la mort entre dans
toutes les triades que Feuerbach s'efforce de construire, sous la
forme de la négativité. C'est grâce à la mort que l'homme parvient
à un état qui, conformément au schéma hégélien, le supprime, le
conserve et le transcende à la fois. C'est par la mort personnelle,
négativité dialectique, que l'être parvient à l'immortalité véritable.
La première structure dialectique nous révèle la « signification
éthique de la mort ». Être, selon Feuerbach, ne consiste pas à être
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seul, à rester isolé, à tenir son quant-à-soi. Être c'est vivre en commun,
être c'est vivre pour autrui, bref, être c'est aimer. Or puisque l'amour
consiste à faire don de son être, il se confond à la limite avec la
mort. « L'amour, affirme Feuerbach, ne serait pas parfait, s'il n'y
avait pas la mort. » Ainsi la mort achève notre perfectionnement
moral; c'est par elle que notre amour atteint à son degré suprême.
« Celui qui pense, qui regarde plus profondément, surmonte la
mort comme ce qu'elle est, c'est-à-dire une action liée à la liberté
morale, il se voit lui-même dans la mort, reconnaît en elle sa propre
volonté, l'acte de son propre amour et de sa propre liberté. »
C'est la transcendance divine qui constitue « la cause spécula-
tive ou métaphysique de la mort ». Dieu, pour être absolu, doit
englober à la fois la subjectivité et l'objectivité, fondre en lui-même
le Moi et le Non-Moi. Comme il est le début et la fin de toutes
choses, il est le début et la fin de toi-même. Dieu t'affirme et te
nie; il est ta vie comme il est ta mort. «L'existence de l'objectivité,
affirme Feuerbach, est la preuve effective de la finitude et de la sub-
jectivité; car l'objectivité en tant qu'objectivité — et l'objectivité
est le non-être —est la fin de la subjectivité. »
« La cause physique de la mort » repose sur les limitations qui
sont imposées à la vie humaine. Nous n'existons que par les sens.
Or, par la sollicitation des sens, l'homme est projeté dans l'espace
et dans le temps. Pour échapper à cette servitude spatio-temporelle,
l'homme a imaginé une âme immatérielle et éternelle. Mais l'âme
n'exprime pas l'être, elle représente le devenir, l'activité, le feu
suprasensible et sacré qui nous anime. « L'âme, c'est la pensée, la
liberté, la volonté, la raison, la conscience de soi. »L'âme s'identifie
avec le corps; elle meurt avec lui. Il existe pourtant une transcen-
dance; mais il faut partir du corps pour la retrouver. C'est par la
mort que l'homme rentre dans le sein de la nature qui est le véritable
gage de son immortalité. « La nature aussi a son ciel; et c'est ce
ciel où le corps ressuscite et se transfigure, qui est la vie, l'âme.
Il faut donc chercher la résurrection et la transfiguration du corps
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1957. — Imprim ses Universitaires de France. — Vendôme (France)


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