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BIBLIOTHÈQUE MARXISTE N° 1 9

KARL MARX
FRIEDRICH ENGELS

PHILOSOPHIQUES
Ludwig Feuerbach
Le matérialisme historique
Lettres philosophiques, etc.
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BIBLIOTHÈQUE MARXISTE N° 19

KARL MARX
FRIEDRICH ENGELS

ETUDES
PHILOSOPHIQUES
Ludwig Feuerbach
Le matérialisme historique
Lettres philosophiques, etc.

EDITIONS SOCIALES INTERNATIONALES


24, rue Racine, Paris (VIe)
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
Etudes philosophiques

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FRIEDRICH ENGELS

Ludwig Feuerbach et la fin


de la philosophie classique allemande

Préface de l’auteur
Dans sa préface à la Contribution à la critique de
l’économie politique, Berlin, 1859, Marx raconte com­
ment nous entreprîmes tous deux, à Bruxelles, en 1845,
« de dégager dans un travail commun Vantagonisme
existant entre notre façon de voir [il s’agissait de la
conception matérialiste de l’histoire élaborée par Marx]
et la conception idéologique de l’histoire de la philoso­
phie allemande : au fait, d’en finir avec notre ancienne
conscience philosophique. Ce dessein fut réalisé sous la
forme d’une critique de la philosophie post-hégélienne.
Le manuscrit, deux forts volumes in-octavo, était depuis
longtemps parvenu chez l’éditeur, en Westphalie, lorsque
nous apprîmes que les circonstances n’en permettaient
plus l’impression. Nous abandonnâmes d’autant plus
volontiers le manuscrit à la critique rongeuse des souris
que nous avions atteint notre but principal, voir clair
en nous-mêmes ».
Depuis cette époque, plus de quarante années se sont
écoulées, et Marx est mort sans que l’un de nous ait eu
l’occasion de revenir sur ce thème. Nous nous sommes
8 FRIEDRICH ENGELS

expliqués à divers endroits au sujet de nos rapports avec


Hegel, mais nulle part sous une forme systématique. Mais
nous ne sommes jamais revenus à Feuerbach, qui cons­
titue cependant, sous maint rapport, un anneau intermé­
diaire entre la philosophie hégélienne et notre concep­
tion.
Entre temps, la conception du monde de Marx a
trouvé des partisans bien au delà des frontières de l’Alle­
magne et de l’Europe et dans toutes les langues civilisées
du monde entier. D’autre part, la philosophie classique
allemande connaît actuellement à l’étranger une sorte
de résurrection, notamment en Angleterre, et en Scandi­
navie, et même en Allemagne, il semble qu’on commence
à être fatigué des pauvres soupes éclectiques que l’on sert
dans les universités sous le nom de philosophie.
Etant donné ces circonstances, un exposé succinct
et systématique de nos rapports avec la philosophie hégé­
lienne, de la façon dont nous en sommes sortis et dont
nous nous en sommes séparés, me parut s’imposer de
plus en plus. Et, de même, une reconnaissance pleine et
entière de l’influence qu’eut sur nous Feuerbach, plus
que tout autre philosophe post-hégélien, au cours de la
période orageuse de notre jeunesse, m’apparut comme
une dette d’honneur non encore acquittée. Aussi ai-je
saisi avec empressement l’occasion que m’offrait la
rédaction de la Neue Zeit en me priant d'écrire une criti­
que du livre de Starcke sur Feuerbach. Mon travail fut
publié dans les fascicules b et 5 de l’année 1886 de cette
revue et paraît ici en édition séparée et revue.
Avant d’envoyer ces lignes à l’impression, j’ai
recherché et regardé encore une fois le vieux manuscrit
de 18b5-18b6. Le chapitre sur Feuerbach n’est pas ter­
miné. La partie rédigée consiste en un exposé de la
conception matérialiste de l’histoire, qui montre seule­
ment à quel point nos connaissances de l’histoire écono­
mique étaient alors encore incomplètes. La critique de
LUDWIG FEUERBACH 9

la doctrine même de Feuerbach y faisant défaut, je ne


pouvais l'utiliser pour mon but actuel. J’ai retrouvé, par
contre, dans un vieux cahier de Marx, les onze thèses
sur Feuerbach publiées ci-dessous en appendice. Ce sont
de simples notes jetées rapidement sur le papier pour
un travail ultérieur, nullement destinées à l’impression,
mais d’une valeur inappréciable, comme étant le pre­
mier document où est déposé le germe génial de la nou­
velle conception du monde.
Londres, 21 février 1888.
Friedrich Engels.
I. - De Hegel à Feuerbach

Cet ouvrage1 nous ramène à une époque qui, chro­


nologiquement, est séparée de nous par l’espace d’une
bonne génération, mais est devenue aussi étrangère à la
génération actuelle en Allemagne que si elle était déjà
éloignée de nous de tout un siècle. Et cependant ce fut
l’époque de la préparation de l’Allemagne à la révolu­
tion de 1848, et tout ce qui s’est passé depuis chez nous
n’est qu’une continuation de 1848, la simple exécution
testamentaire de la révolution.
Tout comme en France, au xviii® siècle, la révolution
philosophique, au xix'’ siècle, précéda également en Alle­
magne la révolution politique. Mais quelle différence
entre les deux ! Les Français en lutte ouverte contre
toute la science officielle, contre l’Eglise, souvent même
contre l’Etal, leurs ouvrages imprimés de l’autre côté
de la frontière, en Hollande ou en Angleterre, et eux-
mêmes étant assez souvent sur le point de faire un tour
à la Bastille. Les Allemands, au contraire, des profes­
seurs, des maîtres de la jeunesse nommés par l’Etat,
leurs ouvrages reconnus comme manuels d’enseigne­
ment, et le système qui couronne tout le développe­
ment, celui de Hegel, élevé même en quelque sorte au
rang de philosophie officielle de la royauté prussienne !
Et la révolution devait se cacher derrière ces profes­
seurs, derrière leurs phrases pédantesques et obscures,
dans leurs périodes lourdes et ennuyeuses. Les hommes

1. Ludwig Feuerbach, par C. N. Starcke, docteur en philosophie,


Stuggart, Ferd. Enke, 1885. [Les notes non signées dans cet ouvrage
sont de l’auteur. (N.R.)]
LUDWIG FEUERBACH 11

qui passèrent à l’époque pour les représentants de la


révolution, n’étaient-ils pas précisément les adversaires
les plus acharnés de cette philosophie qui jetait le trou­
ble dans les esprits ? Mais ce que ne virent ni le gouver­
nement, ni les libéraux, un homme, tout au moins, le vit
dès 1833. Il est vrai qu’il s’appelait Henri Heine.
Prenons un exemple. Aucune proposition philoso­
phique ne s’est autant attiré la reconnaissance des gou­
vernements bornés et la colère des libéraux non moins
bornés que la thèse fameuse de Hegel : « Tout ce qui est
réel est rationnel, et tout ce qui est rationnel est réel ».
N’était-ce pas, manifestement, la sanctification de tout
ce qui existe, la consécration philosophique du despo­
tisme, de l’Etat policier, de la justice arbitraire, de la
censure ? Et c’est ainsi que l'interpréta Frédéric-Guil­
laume III, et ses sujets avec lui. Or, chez Hegel, tout ce
qui existe n’est pas d’emblée réel. L’attribut de la réalité
ne s’applique chez lui qu’à ce qui est en même temps
nécessaire; « la réalité s’avère dans son développement
comme la nécessité »; c’est qu’il ne considère pas non
plus nécessairement comme réelle toute mesure gouver­
nementale quelconque — Hegel cite lui-même l’exemple
d’« une certaine institution fiscale ». Mais ce qui est
nécessaire se révèle en dernière instance également
comme rationnel, et, appliquée à l’Etat prussien d’alors,
la thèse de Hegel ne signifie pas autre chose que : cet
Etat est rationnel, conforme à la raison dans la mesure
où il est nécessaire, et s’il nous parait cependant mau­
vais, mais continue néanmoins d’exister bien qu’il soit
mauvais, c’est que la mauvaise qualité du gouvernement
trouve sa justification et son explication dans la mau­
vaise qualité correspondante des sujets. Les Prussiens
de l’époque avaient le gouvernement qu’ils méritaient.
Or, la réalité n’est aucunement, d’après Hegel, un
attribut s’appliquant pour toutes les circonstances et
tous les temps à un état de choses social ou politique
12 FRIEDRICH ENGELS

donné. Tout au contraire. La République romaine était


réelle, me.is l’Empire romain qui la supplanta l’était
également. La monarchie française de 1789 était devenue
si irréelle, c’est-à-dire si dénuée de toute nécessité, si
irrationnelle, qu’elle dut être abolie par la grande Révo­
lution, dont Hegel parle toujours avec le plus grand
enthousiasme. La monarchie était par conséquent ici
l'irréel et la Révolution le réel. Et ainsi, au cours du
développement, tout ce qui était auparavant réel devient
irréel, perd sa nécessité, son droit à l’existence, son
caractère rationnel; à la réalité mourante se substitue
'une réalité nouvelle, viable, pacifique, si l’ancien état
de choses est assez raisonnable pour aller à la mort sans
opposer de résistance, violente, s’il s’oppose à cette
nécessité. Et ainsi la thèse de Hegel se transforme, par
le jeu de la dialectique hégélienne elle-même, en son
contraire : tout ce qui est réel dans le domaine de l’his­
toire humaine devient, avec le temps, irrationnel, est
donc déjà par destination irrationnel, est d’avance
infecté d’irrationnalité; et tout ce qui est rationnel dans
la tête des hommes est destiné à devenir réel, aussi con­
tradictoire qu’il puisse être envers la réalité appa­
rente du jour. La thèse de la rationnalité de tout le réel
se résout, selon toutes les règles de la dialectique hégé­
lienne, en cette autre : Tout ce qui existe mérite de
mourir.
Mais la véritable importance et le caractère révolu­
tionnaire de la philosophie hégélienne (à laquelle nous
devons nous restreindre ici, connue étant la conclusion
de tout le mouvement depuis Kant), c’est précisément
qu’elle mettait tin une fois pour toutes au caractère défi­
nitif de tous les résultats de la pensée et de l’activité
humaines. La vérité qu’il s’agissait de reconnaître dans
la philosophie n’était plus, chez Hegel, une collection
de principes dogmatiques tout faits, qu’il ne reste plus,
quand on les a découverts, qu’à apprendre par cœur; la
LUDWIG FEUERBACH 1S

vérité résidait désormais dans le processus de la connais­


sance même, dans le long développement historique de
la science qui monte des degrés inférieurs aux degrés
supérieurs de la connaissance, mais sans arriver jamais,
par la découverte d’une soi-disant vérité absolue, au
point où elle ne peut plus avancer et où il ne lui reste
plus rien d’autre à faire qu’à demeurer les bras croisés
et à contempler la vérité absolue acquise. Et cela dans
le domaine de la philosophie comme dans tous les autres
domaines de la connaissance et de l’activité pratique.
Pas plus que la connaissance, l’histoire ne peut
trouver une fin parfaite dans un état idéal parfait de
l’humanité; une société parfaite, un « Etat » parfait sont
des choses qui ne peuvent exister que dans l’imagina­
tion; tout au contraire, toutes les conditions historiques
qui se sont succédé ne sont que des étapes transitoires
dans le développement sans fin de la société humaine
allant de l’inférieur au supérieur. Chaque étape est
nécessaire, et par conséquent justifiée pour l’époque et
les conditions auxquelles elle doit son origine, mais elle
devient caduque et injustifiée envers de nouvelles condi­
tions supérieures qui se développent peu à peu dans son
propre sein; il lui faut faire place à une étape supérieure
qui entre à son tour dans le cycle de la décadence et de
la mort. De même que la bourgeoisie, au moyen de la
grande industrie, de la concurrence et du marché mon­
dial, dissout pratiquement toutes les vieilles institutions
stables, vénérables, de même cette philosophie dialecti­
que dissout toutes les notions de vérité absolue, définitive
et de conditions humaines absolues qui y correspondent.
Il n’y a rien de définitif, d’absolu, de sacré devant elle;
elle montre la caducité de toutes choses et en toutes
choses, et rien n’existe pour elle que le processus ininter­
rompu du devenir et du transitoire, de l’ascension sans
tin de l’inférieur au supérieur, dont elle n’est elle-même
que le reflet dans le cerveau pensant. Elle a, il est vrai,
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également son côté conservateur; elle reconnaît la justi­


fication de certaines étapes de développement de la con­
naissance et delà société pour leur époque et leurs condi­
tions, mais seulement dans cette mesure. Le conserva­
tisme de cette manière de voir est relatif, son caractère
révolutionnaire est absolu — le seul absolu, d’ailleurs,
qu’elle laisse prévaloir.
Il n’est pas nécessaire de discuter ici la question de
savoir si cette manière de voir est en accord complet
avec l’état actuel des sciences naturelles, qui font prévoir
une fin possible à l’existence de la terre elle-même, mais,
par contre, une fin assez certaine de son habitabilité, et
qui, par conséquent, attribuent également à l’histoire de
l’humanité non seulement un rameau ascendant, mais
aussi un rameau descendant. Nous nous trouvons en
tout cas encore relativement loin du tournant à partir
duquel l’histoire de l’humanité ira en déclinant, et nous
ne pouvons pas exiger de la philosophie de Hegel qu’elle
s’occupe d’un sujet qu’à son époque les sciences natu­
relles n’avaient pas encore mis à l’ordre du jour.
Mais ce qu’on peut dire, en fait, c’est que le déve­
loppement exposé plus haut ne se trouve pas avec cette
netteté chez Hegel. C’est une conséquence nécessaire de
sa méthode, mais qu’il n’a jamais tirée lui-même de
façon aussi explicite. Et cela pour cette simple raison
qu’il était obligé de construire un système, et qu’un
système de philosophie doit, selon les exigences tra­
ditionnelles, se conclure par une sorte quelconque de
vérité absolue. Quelle que soit donc la force avec laquelle
Hegel, notamment dans la Logique, affirme que cette
vérité éternelle n’est autre chose que le processus logi­
que, c’est-à-dire le processus historique lui-même, il
se voit cependant contraint de donner à ce pro­
cessus une fin, précisément parce qu’il est obligé de faire
aboutir son système à une fin quelconque. En logique,
il peut faire à son tour de cette fin un début, en ce sens
LUDWIG FEUERBACH 15

qu’ici le point final, l’Idée absolue — qui n’est d’ailleurs


absolue que parce qu’il ne sait absolument rien nous en
dire — « se dessaisit », c'est-à-dire se transforme en la
nature, et revient plus tard à elle-même dans l’esprit,
c’est-à-dire dans la pensée et dans l’histoire. Mais, à la
fin de la philosophie, un tel retour au point de départ
n’est possible que par un seul moyen. Notamment, en
supposant que la fin de l’histoire consiste en ceci que
l’humanité prend connaissance de cette Idée absolue, et
en déclarant que cette connaissance de l’Idée absolue est
atteinte dans la philosophie de Hegel. Mais, par là, on
proclame comme étant la vérité absolue tout le contenu
dogmatique du système de Hegel, ce qui est en contra­
diction avec sa méthode dialectique, qui dissout tout ce
qui est dogmatique; par là, le côté révolutionnaire de la
doctrine de Hegel est étouffé sous le foisonnement de son
côté conservateur. Et ce qui est vrai de la connaissance
philosophique l’est également de la pratique historique.
L’humanité qui a réussi, en la personne de Hegel, à
élaborer l’Idée absolue, doit pouvoir également dans la
pratique réussir à faire passer dans la réalité cette Idée
absolue. Les exigences politiques pratiques que pose
l’Idée absolue aux contemporains ne doivent, par consé­
quent, pas être exorbitantes. Et c’est ainsi que nous trou­
vons, à la fin de la philosophie du droit, que l’Idée
absolue doit se réaliser dans cette monarchie représen­
tative que Frédéric-Guillaume III promettait en vain,
avec tant d’obstination, à ses sujets, c’est-à-dire, dans
une domination des classes possédantes, indirecte, tem­
pérée et modérée, adaptée aux conditions petites-bour­
geoises de l’Allemagne de l’époque, à propos de quoi on
nous démontre encore, par la voie spéculative, la néces­
sité de la noblesse.
Les nécessités internes du système suffisent par
conséquent à elles seules à expliquer l’éclosion d’une
conclusion politique très modérée à l’aide d’une méthode
16 FRIEDRICH ENGELS

de pensée profondément révolutionnaire. La forme


spécifique de cette conclusion provient d’ailleurs du fait
que Hegel était Allemand, et qu’il portait derrière la
tête, tout comme son contemporain Goethe, un fragment
de perruque à queue de philistin. Goethe comme Hegel
étaient, chacun dans son genre, des Jupiter Olympiens,
mais ni l’un ni l’autre ne dépouillèrent complètement le
philistin allemand.
Tout cela n’empêchait pas cependant le système de
Hegel d’embrasser un domaine incomparablement plus
vaste que n’importe quel système précédent et de déve­
lopper dans ce domaine une richesse de pensée qui
étonne encore aujourd’hui. Phénoménologie de l’esprit
(que l’on pourrait appeler un parallèle de l’embryologie
et de la paléontologie de l’esprit, un développement de
la conscience individuelle à travers ses différentes
phases, considéré comme une reproduction en raccourci
des phases historiques parcourues par la conscience
humaine), logique, philosophie de la nature, philosophie
de l’esprit, cette dernière mise au point à son tour en
ses différentes formes secondaires historiques : philoso­
phie, de l’histoire, du droit, de la religion, histoire de la
philosophie, esthétique, etc. dans tous ces différents
domaines historiques, Hegel travaille à découvrir et à
démontrer l’existence du fil du développement qui les
relie, et comme il n’était pas seulement un génie créa­
teur, mais aussi un savant d’une érudition encyclopé­
dique, ses travaux dans tous ces domaines font époque.
Il est bien évident que, par suite des nécessités du
« système », il est assez souvent obligé d’avoir recours
à ces constructions arbitraires à propos desquelles ses
minuscules adversaires font jusqu’aujourd’hui un
tapage aussi effroyable. Mais ces constructions ne sont
que le cadre et l’échafaudage de son oeuvre; si l’on ne s’y
arrête pas inutilement, si on pénètre plus profondément
dans le puissant édifice, on y découvre des trésors
LUDWIG FEUERBACH 17

innombrables qui conservent encore aujourd’hui toute


leur valeur. Chez tous les philosophes, le « système » est
précisément ce qui est périssable, justement parce qu’il
est issu d’un besoin impérissable de l’esprit humain, le
besoin de surmonter toutes les contradictions. Mais
toutes ces contradictions, une fois pour toutes suppri­
mées, nous arrivons à la soi-disant vérité absolue, l’his­
toire mondiale est terminée, et cependant il faut qu’elle
continue, bien qu’il ne lui reste plus rien à faire, donc
nouvelle contradiction impossible à résoudre. Dès que
nous avons compris — et personne, en définitive, ne
nous a mieux aidés à cette compréhension que Hegel
lui-même — que la tâche ainsi posée à la philosophie
n’est autre que celle-ci, à savoir qu’un philosophe parti­
culier doit réaliser ce que peut faire seulement toute
l’humanité dans son développement continu — dès que
nous comprenons cela, c’en est fini de toute la philo­
sophie, au sens donné jusqu’ici à ce mot. On renonce dès
lors à toute « vérité absolue », impossible à obtenir par
cette voie et pour chacun isolément, et à la place on fait
la chasse aux vérités relatives accessibles par la voie des
sciences positives et de la synthèse de leurs résultats à
l’aide de la pensée dialectique. C’est avec Hegel que se
termine, d’une façon générale, la philosophie, d’une part,
parce que dans son système il en résume de la façon la
plus grandiose tout le développement, et, d’autre part,
parce qu’il nous montre, quoique inconsciemment, le
chemin qui mène, hors de ce labyrinthe des systèmes, à
la véritable connaissance positive du monde.
On comprend quel effet énorme ce système de Hegel
ne pouvait manquer de provoquer dans l’atmosphère
teintée de philosophie de l’Allemagne. Ce fut un triom­
phe qui dura plusieurs décades et ne s’arrêta nullement
à la mort de Hegel. Au contraire, c’est précisément de
1830 à 1840 que l’a hégélianisme » régna le plus exclu­
sivement, contaminant même plus ou moins ses adver-
2
18 FRIEDRICH ENGELS

saires. Ce fut précisément à ce moment que les concep­


tions de Hegel pénétrèrent le plus abondamment,
sciemment ou non, dans les sciences les plus diverses,
imprégnant également de leur ferment la littérature
populaire et la presse quotidienne, d’où la conscience
courante des « gens cultivés » tire sa nourriture intellec­
tuelle. Mais cette victoire sur toute la ligne n’était que le
prélude d’une lutte interne.
Toute la doctrine de Hegel laissait, nous l’avons vu,
une place considérable pour les conceptions pratiques de
parti les plus différentes. Et, pratiquement, dans l’Alle­
magne théorique de l’époque, il y avait avant tout deux
choses : la religion et la politique. Ceux qui donnaient
la plus grande partie au système de Hegel pouvaient être
relativement conservateurs dans ces deux domaines;
ceux qui, par contre, considéraient la méthode dialecti­
que comme l’essentiel pouvaient, tant au point de vue
religieux qu’au point de vue politique, appartenir à
l’opposition la plus extrême. Hegel lui-même parut,
malgré les éclats de colère révolutionnaires assez fré­
quents dans son œuvre, pencher somme toute davantage
du côté conservateur. Son système ne lui avait-il pas
coûté plus de « travail ardu de la pensée » que sa
méthode. Vers la fin de la décade 1830-1840, la scission
dans l’école hégélienne se manifesta de plus en plus
nettement. L’aile gauche, ceux que l’on a appelés les
« Jeunes-Hégéliens », abandonnèrent peu à peu, dans la
lutte contre les orthodoxes piétistes et les réactionnaires
féodaux, morceau par morceau, cette réserve philoso­
phique distinguée à l’égard des questions de l’actualité
quotidienne brûlante, qui avait assuré jusque là la tolé­
rance et même la bienveillance de l’Etat à leur doctrine,
et, lorsque, en 1840, la bigoterie orthodoxe et la réaction
féodale absolutiste montèrent sur le trône avec Frédéric-
Guillaume IV, l’on ne put éviter de prendre ouvertement
parti. On continua encore à mener la lutte à l’aide
LUDWIG FEUERBACH 19

d’armes philosophiques, mais non plus, cette fois, pour


des buts philosophiques abstraits; il s’agissait carrément
de la destruction de la religion traditionnelle et de l’Etat
existant. Et si, dans les Annales allemandes, les buts
finaux pratiques apparaissaient encore revêtus en grande
partie d’un manteau philosophique, l’école jeune-hégé­
lienne se révéla nettement, dans la Gazette rhénane de
.1842, comme la philosophie de la bourgeoisie radicale
montante, et elle n’avait plus besoin du manteau philo­
sophique que pour tromper la censure.
Mais comme la politique était, à cette époque, un
domaine très épineux, la lutte principale fut menée
contre la religion. N’était-ce pas d’ailleurs, et notam­
ment depuis 1840, indirectement aussi, une lutte poli­
tique ? La première impulsion avait été donnée par
Strauss dans la Vie de Jésus (1835). Plus tard, Bruno
Bauer s’opposa à la théorie qui y était développée sur la
formation des mythes évangéliques en démontrant qu’un
grand nombre de récits évangéliques ont été fabriqués
par leurs auteurs eux-mêmes. La lutte entre ces deux
courants fut menée sous le manteau philosophique d’un
conflit entre la « conscience » et la « substance ». La
question de savoir si les histoires miraculeuses de
l’Evangile étaient nées au sein de la communauté au
moyen de la formation de mythes traditionnelle et
inconsciente ou si elles avaient été fabriquées par les
évangélistes eux-mêmes se transforma en la question de
savoir si c’était la « substance » ou la « conscience » qui
constituait la principale force motrice de l’histoire du
monde. Et finalement vint Stirner, le prophète de
l’anarchisme actuel — Bakounine lui doit beaucoup —
qui dépassa la « conscience » souveraine à l’aide se son
« unique » souverain.
Nous n’insisterons pas sur cet aspect du processus de
décomposition de l’école hégélienne. Ce qui nous importe
davantage, c’est ceci : la masse des Jeunes-Hégéliens les
20 FRIEDRICH ENGELS

plus résolus fut ramenée par les nécessités pratiques de


leur lutte contre la religion positive au matérialisme
anglo-français. Et ici ils entrèrent en conflit avec leur
système d’école. Tandis que le matérialisme considère
la nature comme la seule réalité, elle n’est dans le
système de Hegel que l’« extériorisation » de l’Idée
absolue, pour ainsi dire une dégradation de l’Idée; en
tout état de cause, la pensée est son produit intellectuel,
l’Idée est ici l’élément primordial, dont est issue la
nature, laquelle n’existe, d’une façon générale, que par
suite de la dégradation de l’Idée. Et l’on se débattit tant
bien que mal dans cette contradiction.
C’est alors que parut l'Essence du christianisme, de
Feuerbach. D’un seul coup, il réduisit en poussière la
contradiction, en replaçant carrément de nouveau le
matérialisme sur le trône. La nature existe indépendam­
ment de toute philosophie; elle est la base sur laquelle
nous autres hommes, nous-mêmes produits de la nature,
avons grandi; en dehors de la nature et des hommes, il
n’y a rien, et les êtres supérieurs créés par notre imagi­
nation religieuse ne sont que le reflet fantastique de
notre être propre. L’enchantement était rompu; le
« système » était brisé et jeté au rancart, la contradic­
tion, n’existant que dans l’imagination, résolue. Il faut
avoir éprouvé soi-même l’action libératrice de ce livre
pour s’en faire une idée. L’enthousiasme fut général :
nous fûmes tous momentanément des « feuerbachiens ».
On peut voir, en lisant la Sainte Famille, avec quel
enthousiasme Marx salua la nouvelle façon de voir et à
quel point — malgré toutes ses réserves critiques — il
fut influencé par elle.
Même les défauts du livre contribuèrent à son succès
du moment. Le style littéraire et même, par endroits,
ampoulé, dans lequel il était écrit, lui assura un grand
public, étant, malgré tout, quelque chose de vivifiant
après les longues années d’hégélianisme abstrait et
LUDWIG FEUERBACH 21

abstrus. On peut eu dire autant de la divinisation exubé­


rante de l’amour qui trouvait son excuse, sinon sa justi­
fication, face à la souveraineté de la « raison pure »
devenue insupportable. Mais nous ne devons pas l’ou­
blier, c’est précisément à ces deux faiblesses de Feuer­
bach que s’attacha le « vrai socialisme » qui, à partir de
1844, s’étant répandu comme une épidémie sur l’Allema­
gne « cultivée », remplaça la connaissance scientifique
par la phrase littéraire, l’émancipation du prolétariat au
moyen de la transformation économique de la produc­
tion par la libération de l’humanité au moyen de
F« amour », bref, se plongea dans cette littérature et ce
pathos sentimental écœurants, dont M. Karl Griin fut le
représentant le plus typique.
Il ne faut pas oublier non plus que si l’école hégé­
lienne était dissoute, la philosophie hégélienne n’avait
pas encore été dépassée par la critique. Strauss et Bauer
en avaient détaché chacun une de ses parties et la retour­
naient de façon polémique contre l’autre. Feuerbach
brisa le système tout entier et le mit tout simplement de
côté. Mais on ne vient pas à bout d’une philosophie en se
contentant de la déclarer fausse. Et une œuvre aussi
puissante que la philosophie de Hegel qui a exercé une
influence aussi considérable sur le développement intel­
lectuel de la nation, on ne pouvait pas s’en débarrasser
en l’ignorant purement et simplement. Il fallait la « sup­
primer » dans son propre sens, c’est-à-dire en en détrui­
sant la forme au moyen de la critique, mais en sauvant
le nouveau contenu acquis par elle. Nous verrons plus
loin comment cela se fit.
Mais, en attendant, la révolution de 1848 mit toute
la philosophie de côté avec la même désinvolture dont
Feuerbach avait usé envers Hegel. Et, par là, Feuerbach
lui-même fut également relégué à l’arrière-plan.
II. - Idéalisme et matérialisme

La grande question fondamentale de toute philo­


sophie, et spécialement de la philosophie moderne, est
celle du rapport de la pensée à l’être. Depuis les temps
très reculés où les hommes, encore dans l’ignorance
complète de leur propre structure physique, et l’imagi­
nation excitée par des « rêves 1 », en arrivèrent à cette
conception que leurs pensées et leurs sensations n’étaient
pas une activité de leur propre corps, mais d’une âme
particulière, habitant dans ce corps et le quittant au
moment de la mort — depuis ce moment, il leur fallut
se forger des idées sur les rapports de cette âme avec le
monde extérieur. Si, au moment de la mort, elle se sépa­
rait du corps et continuait à vivre, il n’y avait aucune
raison de lui attribuer encore une mort particulière; et
c’est ainsi que naquit l’idée de son immortalité qui, à
cette étape de développement, n’apparaît pas du tout
comme une consolation, mais, au contraire, comme une
fatalité contre laquelle on ne pouvait rien, et même sou­
vent, chez les Grecs en particulier, comme un malheur
véritable. Ce n’est pas Je besoin de consolation religieuse,
mais l’embarras, provenant de l’ignorance également
générale, où l’on était, de ce qu’il fallait faire de l’âme,
une fois admise survivante après la mort du corps, qui
mena à la fiction ennuyeuse de l’immortalité person-

1. Aujourd’hui encore règne chez les sauvages et les barbares


Inférieurs cette conception que les formes humaines qui leur appa­
raissent dans leurs rêves sont des âmes qui ont quitté pour un temps
leur corps. C’est pourquoi l’homme réel est tenu pour responsable
des actes que son apparition en rêve a commis contre ceux qui ont en
ces rêves. C’est ce que constata, par exemple, Imthurn, en i884, che*
les Indiens de la Guyane.
LUDWIG FEUERBACH 23

nelle. C’est d’une façon tout à fait analogue, par la


personnification des puissances naturelles, que naquirent
les premiers dieux qui, au cours du développement
ultérieur de la religion, prirent une forme de plus en
plus extra-terrestre, jusqu’à ce que, enfin, au cours d’un
processus naturel d’abstraction, je dirais presque, de
distillation, les nombreux dieux, de pouvoir plus ou
moins restreint et restrictif à l’égard les uns des autres,
firent naître, dans l’esprit des hommes, la conception du
seul Dieu exclusif des religions monothéistes.
La question du rapport de la pensée à l’être, de
l’esprit à la nature, question suprême de toute philoso­
phie, a, par conséquent, tout comme chaque religion, ses
racines dans les conceptions bornées et ignorantes de
l’état de sauvagerie. Mais elle ne pouvait être posée dans
toute son acuité et ne pouvait acquérir toute son impor­
tance que lorsque la sociélé européenne se réveilla du
long sommeil hivernal du moyen âge chrétien. La ques­
tion de la position de la pensée par rapport à l’être qui
a joué du reste un grand rôle également dans la scolasti­
que du moyen âge, celle de savoir quel est l’élément
primordial, l’esprit ou la nature — cette question a pris,
à l’égard de l’Eglise, la forme aiguë : le monde a-t-il été
créé par Dieu ou existe-t-il de toute éternité ?
Selon qu’ils répondaient de telle ou telle façon à
celte question, les philosophes se divisaient en deux
grands camps- Ceux qui affirmaient le caractère primor­
dial de l’esprit par rapport à la nature, et qui admet­
taient, par conséquent, en dernière instance, une création
du monde de quelque espèce que ce fut — et cette créa­
tion est souvent chez les philosophes, comme par exem­
ple chez Hegel, encore beaucoup plus compliquée et plus
impossible que dans le christianisme — ceux-là for­
maient le camp de l’idéalisme. Les autres, qui considé­
raient la nature comme l’élément primordial, apparte­
naient aux différentes écoles du matérialisme.
24 FRIEDRICH ENGELS

Originairement, les deux expressions : idéalisme et


matérialisme, ne signifient pas autre chose que cela, et
nous ne les emploierons pas ici non plus dans un autre
sens. Nous verrons plus loin quelle confusion en résulte
si on y fait entrer quelque chose d’autre.
Mais la question du rapport de la pensée à l’être a
encore un autre aspect : quelle relation y a-t-il entre nos
idées sur le monde environnant et ce monde lui-même ?
Notre pensée est-elle en état de connaître le monde réel ?
Pouvons-nous dans nos représentations et conceptions
du monde réel reproduire une image fidèle de la réalité ?
Cette question est appelée en langage philosophique la
question de l’identité de la pensée et de l’être, et
l’immense majorité des philosophes y répondent d’une
façon affirmative. Chez Hegel, par exemple, cette réponse
affirmative se comprend d’elle-même, car ce que nous
connaissons dans le monde réel, c’est précisément son
contenu conforme à l’Idée, ce qui fait du monde une
réalisation progressive de l’Idée absolue, laquelle Idée
absolue a existé quelque part, de toute éternité, indé­
pendamment du monde et même antérieurement à la
naissance du monde. Or, il est de toute évidence que la
pensée peut connaître un contenu qui est déjà, par
avance, un contenu d’idées. Il est tout aussi évident que
ce qui est ici à prouver est déjà contenu tacitement dans
les prémisses. Mais cela n’empêche nullement Hegel de
tirer de sa preuve de l’identité de la pensée et de l’être
cette autre conclusion que sa philosophie, parce que
juste pour sa pensée, est désormais également la seule
juste, et que pour que l’identité de la pensée et de l’être
se confirme, il y a lieu que l’humanité traduise immédia­
tement sa philosophie de la théorie dans la pratique et
transforme le monde entier selon les principes hégéliens.
C’est là une illusion qu il partage plus ou moins avec tous
les philosophes.
Mais il existe encore toute une série d’autres philo-
LUDWIG FEUERBACH 25

sophes qui contestent la possibilité de la connaissance


du monde ou du moins de sa connaissance complète-
Parmi les modernes, il faut mentionner Hume et Kant,
lesquels ont joué un rôle tout à fait considérable dans le
développement de la philosophie. L’essentiel en vue de
la réfutation de cette façon de voir a déjà été dit par
Hegel, dans la mesure où cela était possible du point de
vue idéaliste; ce que Feuerbach y a ajouté du point de
vue matérialiste est plus spirituel que profond. La réfu­
tation la plus frappante de cette lubie philosophique,
comme d’ailleurs de toutes les autres, est la pratique,
notamment l’expérience et l’industrie. Si nous pouvons
prouver la justesse de notre conception d’un phénomène
naturel en le créant nous-mêmes, en le produisant à
l’aide de ses conditions, et, qui plus est, en le faisant
servir à nos fins, c’en est fini de la « chose en soi » insai­
sissable de Kant. Les substances chimiques produites
dans les organismes végétaux et animaux restèrent de
telles « choses en soi » jusqu’à ce que la chimie orga­
nique se fut mise à les préparer l’une après l’autre; par
là, la « chose en soi » devint une chose pour nous,
comme, par exemple, la matière colorante de la garance,
l’alizarine, que nous ne faisons plus pousser dans les
champs sous forme de racines de garance, mais que nous
tirons bien plus simplement et à meilleur marché du
goudron de houille. Le système solaire de Copernic fut,
pendant trois cents ans, une hypothèse sur laquelle on
pouvait parier à cent, à mille, à dix mille contre un,
mais c’était, malgré tout, une hypothèse; mais lorsque
Leverrier, à l’aide des chiffres obtenus grâce à ce sys­
tème, calcula non seulement la nécessité de l’existence
d’une planète inconnue, mais aussi l’endroit où cette
planète devait se trouver dans le ciel, et lorsque Galle la
découvrit ensuite effectivement, le système de Copernic
était prouvé. Si, cependant, les néo-kantistes s’efforcent
en Allemagne de donner une nouvelle vie aux idées de
26 FRIEDRICH ENGELS

Kant, et les agnostiques, en Angleterre, aux idées de


Hume (où elles n’avaient jamais disparu), cela constitue,
au point de vue scientifique, une régression par rapport
à la réfutation théorique et pratique qui en a été faite
depuis longtemps, et, dans la pratique, une façon hon­
teuse d’accepter le matérialisme en cachette, tout en le
reniant publiquement.
Mais, tout au long de cette période qui va de Des­
cartes à Hegel et de Hobbes à Feuerbach, les philoso­
phes n’ont nullement été, comme ils le croyaient, entraî­
nés par la force de l’idée pure. Au contraire. Ce qui les a
entraînés en réalité, ç’a été surtout le progrès formida­
ble et de plus en plus impétueux des sciences naturelles
et de l’industrie. Chez les matérialistes, cela apparaît
déjà à la surface, mais les systèmes idéalistes également
se remplirent de plus en plus d’un contenu matérialiste
et s’efforcèrent de concilier, du point de vue panthéiste,
l’antagonisme de l’esprit et de la matière, de telle sorte
qu’en fin de compte, le système de Hegel ne représente
qu’un matérialisme renversé et d’une manière idéaliste
d’après sa méthode et son contenu, renversé sur la tête.
On comprend dès lors que, dans sa caractéristique
de Feuerbach, Starcke étudie d’abord la position prise
par Feuerbach dans cette question fondamentale du
rapport de la pensée à l’être. Après une courte introduc­
tion, où il expose la conception des philosophes précé­
dents, notamment depuis Kant, dans une langue inutile­
ment pleine de lourdeur philosophique et où Hegel, par
suite d’une interprétation par trop formaliste de certains
passages de ses œuvres, est jugé beaucoup trop sommai­
rement, suit un exposé détaillé du cours du développe­
ment de la « métaphysique » feuerbachienne elle-même
telle qu’il résulte de la succession des ouvrages corres­
pondants de ce philosophe. Cet exposé est fait d’une
façon appliquée et claire, dommage qu’il soit surchargé,
comme tout le livre d’ailleurs, d’un ballast, qui n’était
LUDWIG FEUERBACH 27

nullement partout inévitable, d’expressions philosophi­


ques et qui gênent d’autant plus que l’auteur, loin de
s’en tenir au mode d’expression d’une seule et même
école, ou de Feuerbach lui-même, y incorpore encore des
expressions des courants soi-disant philosophiques les
plus différents, notamment de ceux qui sévissent actuel­
lement.
Le développement de Feuerbach est celui d’un
hégélien — à vrai dire, jamais complètement orthodoxe
— vers le matérialisme, développement qui amène, à un
stade déterminé, la rupture totale avec le système idéa­
liste de son prédécesseur. Finalement s’impose à lui
avec une force irrésistible la compréhension que l’exis­
tence préterrestre de F « Idée absolue » de Hegel, la
« préexistence des catégories logiques » avant l’appa­
rition du monde, n’est rien d’autre qu’une survivance
fantastique de la croyance en un créateur supra-terres­
tre, que le monde matériel, perceptible par les sens,
auquel nous appartenons nous-mêmes, est la seule réa­
lité, et que notre conscience et notre pensée, si transcen­
dantes qu’elles nous paraissent, ne sont que les produits
d’un organe matériel, corporel, le cerveau. La matière
n’est pas un produit de l’esprit, mais l’esprit n’est lui-
même que le produit supérieur de la matière. C’est là,
naturellement, pur matérialisme. Parvenu à ce point,
Feuerbach s’arrêta court. Il ne peut surmonter le pré­
jugé philosophique courant, le préjugé concernant non
pas la chose, mais le mot matérialisme. Il dit :
Le matérialisme est pour moi la base de l’édifice de l’être
et du savoir humain mais il n’est pas pour moi ce qu’il est
pour le physiologiste, le naturaliste, au sens étroit du mot, par
exemple Moleschott, et ce qu’il est nécessairement de leur point
de vue spécial, professionnel, à savoir l’édifice lui-même. Je
suis complètement d’accord avec le matérialisme en arrière
mais non pas en avant.
Feuerbach confond ici le matérialisme, conception
générale du monde reposant sur une certaine interpré-
28 FRIEDRICH ENGELS

tation des rapports entre la matière et l’esprit, avec la


forme spéciale dans laquelle cette conception du monde
s’est exprimée à une étape historique déterminée, à
savoir au xviii' siècle. Plus encore, il le confond avec la
forme plate, vulgaire, sous laquelle le matérialisme du
xviii0 siècle continue à exister aujourd’hui dans la tête

des naturalistes et des médecins et fut prêché au cours


de la décade 1850-1860 par Büchner, Vogt et Moleschott.
Mais, de même que l’idéalisme passa par toute une série
de phases de développement, il en est de même du maté­
rialisme. Avec chaque découverte qui fait époque dans le
domaine des sciences naturelles, il lui faut modifier sa
forme, et depuis que l’histoire elle-même est soumise
à l’étude matérialiste, s’ouvre également ici une nou­
velle voie de développement.
Le matérialisme du siècle précédent était avant tout
mécaniste, parce que, à cette époque, de toutes les scien­
ces naturelles, seule la mécanique, et encore seulement
celle des corps solides célestes et terrestres, bref, la mé­
canique de la pesanteur, était arrivée à un certain achè­
vement. La chimie n’existait encore que dans sa forme
enfantine, phlogistique. La biologie était encore dans
les langes ; l’organisme végétal et animal n’avait encore
été étudié que grossièrement et n’était expliqué que par
des causes purement mécaniques ; pour les matérialistes
du xviii* siècle, l’homme était une machine, tout comme
l’animal pour Descartes. Cette application exclusive de
la mécanique à des phénomènes de nature chimique et
organique chez lesquels les lois mécaniques agissaient
assurément aussi, mais étaient rejetées à l’arrière-plan
par des lois d’ordre supérieur, constitue une étroitesse
spécifique, mais inévitable à cette époque, du matéria­
lisme français classique.
La deuxième étroitesse spécifique de ce matérialisme
consistait dans son incapacité à considérer le monde en
LUDWIG I-EUERBACH 29

tant que processus, en tant que matière engagée dans


un développement historique. Cela correspondait au ni­
veau qu’avaient atteint à l’époque les sciences naturelles
et à la façon métaphysique, c’est-à-dire antidialectique,
de philosopher qui en résultait. On savait que la nature
était engagée dans un mouvement perpétuel. Mais ce
mouvement, d’après la conception de l’époque, décrivait
aussi un cercle perpétuel et, par conséquent, ne bougeait
jamais de place ; il produisait toujours les mêmes ré­
sultats. Cette conception était inévitable à l’époque. La
théorie kantienne de la formation du système solaire
venait à peine d’être formulée et ne passait encore que
pour une simple curiosité. L’histoire de la formation de
la terre, la géologie, était encore totalement inconnue,
et l’idée que les êtres naturels vivants actuels sont le
résultat d’une longue évolution du simple au complexe
ne pouvait alors absolument être établie scientifique­
ment. La conception non historique de la nature était,
par conséquent, inévitable. On peut d’autant moins en
faire un reproche aux philosophes du xvm° siècle qu’on
la rencontre également chez Hegel. Chez ce dernier, la
nature, en tant que simple « extériorisation » de l’idée,
n’est capable d’aucun développement dans le temps,
mais seulement d’une extension de sa diversité dans
l’espace, de telle sorte qu’elle établit en même temps,
et l’un à côté de l’autre, tous les degrés de développe­
ment qu’elle comporte et se trouve condamnée à une
perpétuelle répétition des mêmes processus. Et c’est cette
absurdité d’un développement dans l’espace, mais en
dehors du temps — condition fondamentale de tout dé­
veloppement — que Hegel impose à la nature, au mo­
ment même où la géologie, l’embryologie, la physiologie
végétale et animale et la chimie organique se dévelop­
paient et où apparaissaient, sur la base de ces sciences
nouvelles, les pressentiments pleins de génie de la théo­
rie ultérieure de l’évolution (par exemple, chez Gœthe
30 FRIEDRICH ENGELS

et Lamarck). Mais le système l’exigeait ainsi, et force


était à la méthode, pour l’amour du système, d’être in­
fidèle à elle-même.
Cette conception antihistorique avait également
cours dans le domaine de l’histoire. Ici, la lutte était
étroitement confinée contre les survivances du moyen
âge. Le moyen âge était considéré comme une simple
interruption de l’histoire par mille années de barbarie
générale; les grands progrès du moyen âge — l’exten­
sion du territoire culturel européen, les grandes nations
viables qui s’y étaient formées côte à côte, enfin, les
énormes progrès techniques du xiv® et du xv“ siècles, —
on ne voyait rien de tout cela. Or, par là on empêchait
une compréhension rationnelle du grand enchaînement
historique, et l’histoire servait tout au plus de recueil
d’exemples et d’illustrations à l’usage des philosophes.
Les vulgarisateurs qui, de 1850 à 1860, débitaient
en Allemagne leur matérialisme, ne dépassèrent en au­
cune façon le point de vue limité de leurs maîtres. Tous
les progrès des sciences naturelles faits depuis lors ne
leur servirent que de nouvelles preuves contre la
croyance en un créateur, et, en effet, ce n’était pas du
tout leur affaire de continuer à développer la théorie. Si
l’idéalisme était au bout de son latin et frappé à mort
par la révolution de 1848, il eut cependant la satisfac­
tion de voir que le matérialisme était momentanément
tombé encore plus bas. Feuerbach avait absolument rai­
son de rejeter toute responsabilité pour ce matérialisme-
là ; seulement il n’avait pas le droit de confondre la
doctrine des prédicateurs ambulants du matérialisme
avec le matérialisme en général.
Cependant, il y a ici deux remarques à faire. Pre­
mièrement, même du temps de Feuerbach, les sciences
naturelles étaient encore en plein processus d’intense
fermentation qui n’a trouvé sa clarification et son achè­
vement relatifs qu’au cours des quinze dernières années;
LUDWIG FEUERBACH 31

on fournissait de nouveaux matériaux de connaissance


en quantité inouïe, mais l’établissement de l’enchaîne­
ment et, par conséquent, de l’ordre dans ce chaos de
découvertes se bousculant l’une l’autre, n’a été possible
que ces tout derniers temps seulement. Assurément,
Feuerbach a bien connu de son temps les trois décou­
vertes décisives, celle de la cellule, celle de la transfor­
mation de l’énergie et celle de la théorie de l’évolution
connue sous le nom de Darwin. Mais comment le philo­
sophe campagnard solitaire aurait-il pu suivre d’une
façon suffisante les progrès de la science pour pouvoir
apprécier à leur valeur des découvertes que les natura­
listes eux-mêmes, ou bien contestaient encore à l’époque,
ou ne savaient utiliser d’une façon suffisante ? La faute
en incombe uniquement aux conditions lamentables de
l’Allemagne de l’époque, par suite desquelles les chaires
de philosophie étaient accaparées par des écraseurs de
puces éclectiques pleins de subtilité, tandis que Feuer­
bach, qui les dépassait tous de la hauteur d’une tour,
était obligé de s’empaysanner et de s’encroûter dans
un petit village. Ce n’est donc pas la faute de Feuer­
bach si la conception historique de la nature, devenue
désormais possible et qui débarrassait de tout ce qu’il y
avait d’unilatéral le matérialisme français, lui resta
inaccessible.
Mais, secondement, Feuerbach a tout à fait raison
de dire que le seul matérialisme des sciences naturelles
constitue bien la « base de l’édifice du savoir humain,
mais non pas l’édifice lui-même ». Car nous ne vivons
pas seulement dans la nature, mais également dans la
société humaine, et cette dernière, elle aussi, n’a pas
moins que la nature l’histoire de son développement et
sa science. Il s’agit par conséquent de mettre la science
de la société, c’est-à-dire l’ensemble des sciences appe­
lées historiques et philosophiques en accord avec la base
matérialiste, et de la reconstruire en s’appuyant sur elle.
32 FRIEDRICH ENGELS

Mais cela ne fut pas accordé à Feuerbach. Ici, il resta,


malgré la « base », enserré dans les liens idéalistes tra­
ditionnels et il le reconnaît quand il dit : « Je suis
d’accord avec les matérialistes en arrière, mais non pas
en avant ». Mais celui qui, dans le domaine social, ne
lit pas un pas « en avant » et ne dépassa pas son point
de vue de 1840 ou de 1844, ce fut Feuerbach lui-même,
et cela encore une fois, surtout à cause de son isolement,
qui l’obligea à faire sortir des idées de son cerveau
solitaire — lui qui, plus que tout autre philosophe, était
fait pour le commerce avec la société — au lieu de les
créer en collaboration ou en conflit avec des hommes
de sa valeur. A quel point il resta dans ce domaine idéa­
liste, nous le verrons par la suite.
Il suffit de faire remarquer encore en cet endroit
que Starcke cherche l’idéalisme de Feuerbach là où il
n’est pas. « Feuerbach est idéaliste, il croit au progrès
de l’humanité » (page 19)- « La base, l’infrastructure
du tout, n’en reste pas moins l’idéalisme. Pour nous,
le réalisme n’est autre chose qu’une protection contre
les égarements, pendant que nous suivons nos tendances
idéales. La pitié, l’amour et l’enthousiasme pour la vé­
rité et le droit ne sont-ils pas des puissances idéales ? »
(Page 8.)
Premièrement, l’idéalisme ne signifie rien d’autre
ici que la poursuite de fins idéalistes. Or, ces dernières
se rapportent tout au plus à l’idéalisme de Kant et à son
« impératif catégorique » ; mais Kant lui-même intitu­
lait sa philosophie « idéalisme transcendantal », nulle­
ment parce qu’elle traite aussi d’idéals moraux, mais
pour de tout autres raisons, ainsi que Starcke pourra
se le rappeler. La croyance selon laquelle l’idéalisme
philosophique tourne autour de la foi en des idéals
moraux, c’est-à-dire sociaux, s’est constituée en dehors
de la philosophie, chez les philistins allemands, qui ap­
prennent par cœur dans les poésies de Schiller les quel-
LUDWIG FEUERBACH 33

ques bribes d’éducation philosophique qui leur sont né­


cessaires. Personne n’a critiqué de façon plus acérée
F « impératif catégorique » impuissant de Kant — im­
puissant parce qu’il demande l’impossible et, par consé­
quent, n’arrive jamais à quelque chose de réel — per­
sonne n’a raillé plus cruellement l’enthousiasme phi­
listin pour les idéals irréalisables, transmis par Schiller
(voir, par exemple, la Phénoménologie) que, précisé­
ment, l’idéaliste accompli Hegel.
Mais, deuxièmement, on ne saurait éviter que tout
ce qui met les hommes en mouvement passe nécessai­
rement par leur cerveau, même le manger et le boire,
qui commence par une sensation de faim et de soif,
éprouvée par le cerveau, et se termine par une impres­
sion de satiété, ressentie également par Je cerveau. Les
répercussions du monde extérieur sur l’homme s’expri­
ment dans son cerveau, s’y reflètent sous forme de sen­
sations, de pensées, d’impulsions, de voûtions, bref, sous
forme de « tendances idéales », et deviennent, sous cette
forme, des « puissances idéales »• Si le fait que cet hom­
me en général « obéit à des tendances idéales » et laisse
des « puissances idéales » exercer de l’influence sur
lui, — si cela suffit pour faire de lui un idéaliste, tout
homme en quelque sorte normalement développé est un
idéaliste né et, dans ce cas, comment peut-il y avoir
encore des matérialistes ?
Troisièmement, la conviction que l’humanité, tout
au moins pour le moment, se meut, d’une façon géné­
rale, dans le sens du progrès, n’a absolument rien à
voir avec l’antagonisme du matérialisme et de l’idéa­
lisme. Les matérialistes français avaient cette conviction
à un degré presque fanatique, tout autant que les déistes
Voltaire et Rousseau, et ils lui firent même souvent les
plus grands sacrifices personnels. Si jamais quelqu’un
consacra toute sa vie à « l’amour de la vérité et du
droit » — la phrase étant prise dans son bon sens —
3
34 FRIEDRICH ENGELS

ce fut, par exemple, Diderot. Si Starcke, par conséquent,


déclare que tout cela est de l’idéalisme, cela prouve uni­
quement que le mot matérialisme, ainsi que l’antago­
nisme entre les deux tendances, a perdu ici toute espèce
de sens pour lui.
Le fait est que Starcke fait ici, quoique peut-être
inconsciemment, une concession impardonnable au pré­
jugé philistin contre le mot matérialisme qui a son ori­
gine dans la vieille calomnie des prêtres.. Par matéria­
lisme, le philistin entend la goinfrerie, l’ivrognerie, les
plaisirs des sens, le train de vie fastueux, la convoitise,
l’avarice, la cupidité, la chasse aux profits et la spécula­
tion à la Bourse, bref, tous les vices sordides auxquels
il s’adonne lui-même en secret ; et par idéalisme, il
entend la foi en la vertu, en l’humanité et, en général,
en un « monde meilleur », etc., dont il fait parade de­
vant les autres, mais auxquels il ne croit lui-même que
tant qu’il s’agit de traverser la période de malaise ou
de crise qui suit nécessairement ses « excès matérialis­
tes » coutumiers et qu’il va répétant en outre son refrain
préféré : « Qu’cst-ce que l’homme ? Moitié bête, moitié
ange ! ».
D’ailleurs, Starcke se donne beaucoup de mal pour
défendre Feuerbach contre les attaques et les préceptes
des chargés de cours qui foisonnent actuellement en Al­
lemagne sous le nom de philosophes. C’est certainement
important pour ceux qui s’intéressent à ces rejetons de
la philosophie classique allemande ; cela pouvait sem­
bler nécessaire à Starcke lui-même. Nous en ferons grâce
à nos lecteurs.
III. - La philosophie de la religion et l’éthique
de Feuerbach

Le véritable idéalisme de Feuerbach apparaît dès


que nous en arrivons à sa philosophie de la religion et
à son éthique. Il ne veut nullement supprimer la religion,
il veut la perfectionner. La philosophie elle-même doit
se fondre dans la religion.

Les périodes de l’humanité ne se distinguent que par des


changements d’ordre religieux. Il n’y a de mouvements histo­
riques profonds que ceux qui vont jusqu’au cœur humain. Le
cœur n’est pas une forme de la religion, celle-ci ayant aussi sa
place dans le cœur; il est l’essence de la religion [cité par
Starcke, page 168].

La religion est, d’après Feuerbach, le rapport sen­


timental d’homme à homme qui, jusqu’ici, cherchait sa
vérité dans un reflet fantastique de la réalité — dans
l’intervention d’un ou de nombreux dieux, reflets fan­
tastiques de qualités humaines — mais la trouve mainte­
nant directement et sans intermédiaire dans l’amour en­
tre toi et moi. Et c’est ainsi que l’amour sexuel devient,
en fin de compte, chez Feuerbach, l’une des formes les
plus élevées, sinon la plus élevée, de l’exercice de sa
nouvelle religion.
Mais les rapports sentimentaux entre les hommes et
notamment les rapports entre les deux sexes ont existé
depuis que les hommes existent. L’amour sexuel, spécia­
lement, s’est développé au cours des huit derniers siècles
et a conquis une place qui en a fait, au cours de cette
période, le pivot obligatoire de toute poésie. Les reli-
36 FRIEDRICH ENGELS

gions positives existantes se sont contentées de donner


leur consécration suprême à la réglementation par l’Etat
de l’amour sexuel, c’est-à-dire à la législation du ma­
riage et elles peuvent disparaître toutes demain sans que
la moindre chose soit changée à la pratique de l’amour et
de l’amitié. C’est ainsi que la religion chrétienne avait
en fait si bien disparu en France de 1793 à 1798 que
Napoléon lui-même ne put la réintroduire sans résis­
tance et sans difficultés, et dans l’intervalle nul besoin
ne s’est fait sentir d’un équivalent dans le sens de Feuer­
bach.
L’idéalisme consiste ici chez Feuerbach à considé­
rer les rapports entre les hommes basés sur une incli­
nation mutuelle tels que l’amour, l’amitié, la pitié, l’ab­
négation, etc., non pas simplement tels qu’ils sont par
eux-mêmes, sans ressouvenir à une religion particulière
qui appartient pour lui aussi au passé ; mais au con­
traire, à prétendre qu’ils n’atteignent leur pleine valeur
que dès qu’on leur donne une consécration suprême au
moyen du nom de religion. L’essentiel pour lui n’est pas
que ces rapports purement humains existent, mais qu’ils
soient interprétés comme la religion nouvelle, véritable.
Ils ne doivent avoir pleine valeur que lorsqu’ils ont
reçu le sceau religieux. Religion provient du mot latin
religare [lier] et signifie primitivement liaison. Par con­
séquent, toute liaison entre hommes est une religion.
Ce sont de pareils tours de passe-passe étymologiques
qui constituent le dernier expédient de la philosophie
idéaliste. Ce qui doit prévaloir, ce n’est pas ce que le
mot signifie d’après le développement historique de son
emploi réel, mais ce qu’il devrait signifier d’après son
origine étymologique. Et c’est ainsi que l’amour sexuel
et l’union sexuelle sont élevés à la hauteur d’une « reli­
gion », afin que le mot religion, cher au souvenir idéa­
liste, ne s’avise pas de disparaître de la langue. C’est
exactement ainsi que s’exprimaient, au cours de 1840
LUDWIG FEUERBACH 37

à 1850, les réformistes parisiens de la tendance Louis


Blanc, qui ne pouvaient se représenter un homme sans
religion que comme un monstre, et nous disaient :
« Donc, l’athéisme, c’est votre religion ! » \ Lorsque
Feuerbach veut établir la vraie religion sur la base d’une
conception essentiellement matérialiste de la nature,
cela revient, en réalité, à considérer la chimie moderne
comme étant la véritable alchimie. Si la religion peut
se passer de son Dieu, l’alchimie peut également se pas­
ser de sa pierre philosophale. Il existe d’ailleurs un lien
très étroit entre l’alchimie et la religion. La pierre phi­
losophale a un grand nombre de propriétés quasi divines,
et les alchimistes gréco-égyptiens des deux premiers
siècles de notre ère sont pour quelque chose dans l’éla­
boration de la doctrine chrétienne, ainsi que le prouvent
les données fournies par Kopp et Berthelot.
Tout à fait fausse est l’affirmation de Feuerbach
que les « périodes de l’humanité ne se distinguent que
par des changements d’ordre religieux ». De grands
tournants historiques n’ont été accompagnés de chan­
gements d’ordre religieux que dans la mesure où entrent
en ligne de compte les trois grandes religions mondia­
les : le bouddhisme, le christianisme et l’islamisme. Les
anciennes religions de tribus et de nations qui s’étaient
constituées d’une façon naturelle n’avaient aucune ten­
dance au prosélytisme et perdaient toute capacité de
résistance dès qu’était brisée l’indépendance des tribus
et des nations ; chez les Germains, il suffit même pour
cela du simple contact avec l’Empire romain en décom­
position et avec la religion chrétienne universelle qui
venait d’être adoptée par celui-ci, comme correspondant
à sa situation économique, politique et idéologique. Ce
n’est que pour ces grandes religions universelles, for­
mées d’une façon plus ou moins artificielles, et notam-1

1. En français clans le texte. (N.R.)


88 FRIEDRICH ENGELS

ment pour le christianisme et l’islamisme, que nous cons­


tations que des mouvements historiques plus généraux
portent une empreinte religieuse, et même dans le do­
maine du christianisme, cette empreinte religieuse est
limitée pour des révolutions d’une importance véritable­
ment universelles, aux premières phases de la lutte
émancipatrice de la bourgeoisie, entre le xm* et le xv° siè­
cle, et ne s’explique pas, comme le croit Feuerbach, par
le cœur de l’homme et son besoin de religion, mais par
toute l’histoire antérieure du moyen âge, qui ne con­
naissait précisément d’autre forme d’idéologie que la
religion et la théologie. Mais, lorsqu’au xviii0 siècle, la
bourgeoisie fut devenue suffisamment forte pour avoir,
elle aussi, son idéologie propre, adaptée à son point
de vue de classe, elle fit sa grande et décisive révolution,
la Révolution française, en faisant exclusivement appel
à des idées juridiques et politiques, ne se souciant de la
religion que dans la mesure où celle-ci était pour elle
un obstacle. Mais elle se garda bien de mettre une nou­
velle religion à la place de l’ancienne ; on sait comment
Robespierre y échoua.
La possibilité d’éprouver des sentiments purement
humains dans nos rapports avec nos semblables nous
est déjà aujourd’hui suffisamment gâtée par la société
fondée sur l’antagonisme et sur la domination de classe,
dans laquelle nous sommes obligés de nous mouvoir ;
nous n’avons, par conséquent, aucune raison de nous
la gâter encore davantage en élevant ces sentiments
à la hauteur d’une religion. Et, de même, la compré­
hension des grandes luttes de classe historiques est déjà
suffisamment obscurcie par la façon courante d’écrire
l’histoire, notamment en Allemagne, sans que nous ayons
encore besoin de nous la rendre complètement impos­
sible en transformant cette histoire des luttes en un
simple appendice de l’histoire de la religion. Déjà ici,
il apparaît à quel point nous nous sommes aujourd’hui
LUDWIG FEUERBACH 39

éloignés de Feuerbach. Ses « plus beaux passages » con­


sacrés à célébrer cette nouvelle religion d’amour sont
devenus aujourd’hui complètement illisibles.
La seule religion que Feuerbach étudie sérieuse­
ment est le christianisme, la religion de l’Occident, fon­
dée sur le monothéisme. Il démontre que le Dieu chré­
tien n’est que l’image fantastique de l’homme. Mais ce
Dieu est lui-même le produit d’un long processus d’abs>-
traction, la quintessence d’un grand nombre de dieux
antérieurs de tribus et de nations. Et, de même, l’homme,
dont ce Dieu n’est qu’une image, n’est pas non plus un
homme véritable, mais, lui aussi, la quintessence d’un
grand nombre d’hommes réels, l’homme abstrait, par
conséquent lui-même une image idéale. Le même Feuer­
bach, qui prêche à chaque page la sensualité, qui invite
à se plonger dans le concret, dans la réalité, devient
complètement abstrait dès qu’il en vient à parler d’autre
chose que des relations purement sexuelles entre les
hommes.
Ces relations ne lui offrent qu'un seul aspect : la
morale. Et ici, nous sommes à nouveau frappés de la
pauvreté étonnante de Feuerbach par rajiport à Hegel.
L’éthique de Hegel, ou doctrine de la moralité, est la
philosophie du droit et elle comprend ; 1. le droit abs­
trait ; 2. la moralité ; 3. la morale, qui comprend, à son
tour, la famille, la société civile, l’Etat. Autant la forme
est idéaliste, autant le contenu est ici réaliste. Tout le
domaine du droit, de l’économie, de la politique y est
englobé, à côté de la morale. Chez Feuerbach, c’est
exactement le contraire. Au point de vue de la forme,
il est réaliste, il prend pour point de départ l’homme ;
mais il ne dit absolument rien du monde dans lequel
vit cet homme, aussi cet homme reste-t-il donc toujours
le même être abstrait qui pérorait dans la philosophie
de la religion. C’est que cet homme n’est pas né dans
le sein de sa mère, il est éclos du dieu des religions
40 FRIEDRICH ENGELS

monothéistes, aussi ne vit-il pas dans un monde réel,


formé et déterminé historiquement ; il est bien en rap­
port avec d’autres hommes, mais chacun d’eux est aussi
abstrait que lui-même- Dans la philosophie de la reli­
gion, nous avions au moins encore des hommes et des
femmes, mais dans l’éthique, cette dernière différence
disparaît également. A vrai dire, on rencontre bien à de
longs intervalles chez Feuerbach des phrases comme
celle-ci : « Dans un palais, on pense autrement que
dans une chaumière. » — « Si tu n’as rien de substan­
tiel dans le corps, ayant faim et étant dans la misère,
tu n’as rien non plus de substantiel dans la tête, dans
l’esprit et dans le cœur, pour la morale. » — « Il faut
que la politique devienne notre religion », etc. Mais
Feuerbach ne sait absolument rien faire de ces phrases,
elles restent chez lui de simples façons de parler, et
Starcke lui-même est obligé d’avouer que la politique
était pour Feuerbach une frontière infranchissable et
que « la sociologie était pour lui une terra incognita ».
Il ne nous apparaît pas moins plat en comparaison
avec Hegel dans sa façon de traiter l’antinomie du bien
et du mal. « On croit dire une grande vérité, écrit Hegel,
lorsqu’on dit : l’homme est naturellement bon, mais on
oublie que l’on dit une plus grande vérité encore par
ces mots : l’homme est naturellement mauvais. » Chez
Hegel, le mal est la forme sous laquelle se présente la
force motrice du développement historique. Et, à vrai
dire, cette phrase a ce double sens que, d’une part, cha­
que nouveau progrès apparaît nécessairement comme
un crime contre quelque chose de sacré, comme une ré­
bellion contre l’ancien état de choses en voie de dépéris­
sement, mais sanctifié par l’habitude, et, d’autre part,
que, depuis l’apparition des antagonismes de classe, ce
sont précisément les passions mauvaises des hommes,
la convoitise et le désir de domination qui sont devenus
les leviers du développement historique, ce dont I’his-
LUDWIG FEUERBACH 41

toire du féodalisme et de la bourgeoisie, par exemple,


n’est qu’une preuve continue. Or, il ne vient pas du tout
à l’esprit de Feuerbach d’étudier ce rôle historique du
mal moral. L’histoire est, d’une façon générale, pour lui,
un domaine peu agréable où il n’est pas à son aise. Même
sa fameuse déclaration : « L’homme primitif issu de la
nature n’était qu’un simple être naturel, ce n’était pas
un homme. L’homme est un produit de l’homme, de la
culture, de l’histoire », même cette déclaration reste
chez lui complètement stérile.
C’est pourquoi ce que nous dit Feuerbach de la
morale ne peut être qu’extrêmement pauvre. Le pen­
chant au bonheur est inné chez l’homme et doit par con­
séquent constituer la base de toute morale. Mais le pen­
chant au bonheur est soumis à un double correctif. Pre­
mièrement, du fait des conséquences naturelles de nos
actes : le malaise suit l’ivresse, la maladie l’excès habi­
tuel. Deuxièmement, du fait de leurs conséquences so­
ciales : si nous ne respectons pas le même penchant au
bonheur chez les autres, ces derniers se défendent et
troublent par là notre propre penchant au bonheur. Il
en résulte que, pour satisfaire notre penchant, il faut
que nous soyions à même d’apprécier d’une façon juste
les conséquences de nos actes, et, d’autre part, d’ad­
mettre le même droit au penchant correspondant chez
autrui. La restriction volontaire rationnelle en ce qui
nous concerne nous-mêmes, et l’amour — toujours
l’amour ! — dans nos rapports avec les autres consti­
tuent, par conséquent, les règles fondamentales de la
morale de Feuerbach, dont découlent toutes les autres.
Et ni les exposés les plus ingénieux de Feuerbach, ni
les plus grands éloges de Starcke ne peuvent masquer
la pauvreté et la platitude de ces quelques phrases.
Le penchant au bonheur n’est satisfait que très
exceptionnellement et jamais à son avantage ou à l’avan­
tage d’autrui si l’individu s’occupe de sa propre per­
42 FRIEDRICH ENGELS

sonne. Il exige, au contraire, des relations avec le monde


extérieur, des sources de satisfaction, par conséquent,
de la nourriture, un individu d’un autre sexe, des livres,
des conversations, des discussions, de l’activité, des ob­
jets de consommation et de travail, etc. La morale de
Feuerbach, ou bien suppose que ces moyens et objets
de satisfaction sont donnés simplement à chaque hom­
me, ou bien ne lui donne que de bonnes leçons inap­
plicables, elle ne vaut, par conséquent, pas un rouge
liard pour ceux à qui ces moyens font défaut. Et c’est
ce que Feuerbach lui-même déclare tout sèchement :
« On pense autrement dans un palais que dans une
chaumière. Si tu n’as rien de substantiel dans le corps
ayant faim et étant dans la misère, tu n’as rien de subs­
tantiel non plus dans la tête, dans l’esprit et dans le
cœur pour la morale. »
En est-il autrement du même droit au penchant au
bonheur pour autrui ? Feuerbach posait cette revendi­
cation d’une façon absolue comme valant pour toutes
les époques et dans toutes les circonstances. Mais depuis
quand prévaut-elle ? Est-ce que, dans l’antiquité, il fut
jamais question du même droit au penchant au bonheur
chez les esclaves et les maîtres, et au moyen âge, chez
les serfs et les barons ? Le penchant au bonheur de la
classe opprimée n’a-t-il pas toujours été impitoyable­
ment et « légalement » sacrifié à celui de la classe do­
minante ? Oui, dira-t-on, c’était immoral, mais actuel­
lement l’égalité de droits est reconnue. Reconnue en
paroles depuis et parce que la bourgeoisie s’est vue obli­
gée, dans sa lutte contre la féodalité et au cours du dé­
veloppement de la production capitaliste, d’abolir tous
les privilèges de caste, c’est-à-dire tous les privilèges
personnels, et d’introduire d’abord l’égalité de l’individu
en matière de droit privé, puis, peu à peu, en matière
de droit civil et au point de vue juridique. Mais le
penchant au bonheur ne vit que dans une mesure insi-
LUDWIG FEUERBACH 43

gnifiante de droits spirituels, et pour la plus grande


part de moyens matériels. Or, la production capitaliste
veille à ce qu’il ne revienne à la grande majorité des
personnes jouissant de l’égalité de droits que le strict
nécessaire, et elle ne respecte par conséquent guère plus
— quand elle le respecte — le penchant au bonheur de
la majorité que ne le faisait la société esclavagiste ou
féodale. Et la situation est-elle meilleure en ce qui con­
cerne les moyens intellectuels du bonheur, les moyens
de culture ? Le maître d’école de Sadowa lui-même n’est-
il pas un mythe ?
Mais ce n’est pas encore tout. D’après la théorie
feuerbachienne de la morale, la Bourse des valeurs est
le temple suprême de la morale, à condition qu’on y
spécule toujours d’une façon juste. Si mon penchant
au bonheur me conduit à la Bourse et si j’y pèse d’une
façon si juste les conséquences de mes actes qu’ils n’en­
traînent pour moi que des avantages et aucun désagré­
ment, c’est-à-dire si je gagne constamment, la prescrip­
tion de Feuerbach est remplie. Ce faisant, je ne porte
pas non plus atteinte au même penchant au bonheur
d’un autre, car cet autre est allé à la Bourse aussi vo­
lontairement que moi, et, en concluant son affaire de
spéculation avec moi, il a suivi, tout comme moi, son
penchant au bonheur. Et s’il perd son argent, son action
se révèle précisément par là comme immorale parce
que mal calculée et, en lui appliquant la peine qu’il a
méritée, je puis même me vanter d’être un moderne
Rhadamante. L’amour règne aussi à la Bourse, dans la
mesure où il n’est pas seulement une phrase sentimen­
tale, car chacun y trouve dans autrui la satisfaction de
son penchant au bonheur. Or, n’est-ce pas ce que doit
faire l’amour et sa façon de manifester son activité dans
la pratique ? Et si je joue avec une exacte prévision des
conséquences de mes opérations, par conséquent avec
succès, je remplis les exigences les plus strictes de la
44 FRIEDRICH ENGELS

morale de Feuerbach et je m’enrichis encore par-dessus


le marché. En d’autres termes, la morale de Feuerbach
est adaptée à la société capitaliste actuelle si peu qu’il
le veuille lui-même ou qu’il s’en doute.
Mais l’amour ! — Oui, l’amour est partout et tou­
jours le dieu enchanteur qui, chez Feuerbach, doit aider
à surmonter toutes les difficultés de la vie pratique —
et cela dans une société divisée en classes ayant des in­
térêts diamétralement opposés. Par là disparaît de la
philosophie le dernier vestige de son caractère révolu­
tionnaire, et il ne reste plus que le vieux refrain : Aimez-
vous les uns les autres ! Embrassez-vous sans distinction
de sexe et de conditions ! — rêve de réconciliation uni­
verselle !
En résumé, il en est de la théorie de la morale de
Feuerbach comme de toutes celles qui l’ont précédée.
Elle est adaptée à tous les temps, à tous les peuples,
à toutes les conditions, et c’est précisément pour cela
qu’elle n’est jamais ni nulle part applicable et qu’elle
reste tout aussi impuissante à l’égard du monde réel
que l’impératif catégorique de Kant. En réalité, chaque
classe et même chaque profession a sa morale propre,
et la brise là où elle peut le faire impunément, et l’amour
qui doit tout unir, se manifeste par des guerres, des con­
flits, des procès, des querelles domestiques, des divorces
et l’exploitation la plus grande possible des uns par les
autres.
Mais comment a-t-il été possible que le formidable
stimulant donné par Feuerbach soit resté aussi stérile
pour lui-même ? Simplement par le fait que Feuerbach
ne put sortir hors du royaume de l’abstraction qu’il
haïssait mortellement et trouver le chemin' menant à
la réalité vivante. Il s’accroche violemment à la nature
et à l’homme, mais la nature et l’homme restent pour
lui de simples mots. Ni de la nature réelle, ni de l’homme
réel, il ne sait rien nous dire de précis. Mais on ne par­
LUDWIG FEUERBACH 45

vient de l’homme abstrait de Feuerbach aux hommes


réels vivants que si on les considère dans leur action
dans l’histoire. Et Feuerbach s’y refusait, et c’est pour­
quoi l’année 1848, qu’il ne comprit pas, ne signifia pour
lui que la rupture définitive avec le monde réel, la re­
traite dans la solitude. La responsabilité principale en
incombe, encore une fois, aux conditions de l’Allemagne
de l’époque qui le laissèrent péricliter misérablement.
Mais le pas que Feuerbach ne fit point ne pouvait
manquer d’être fait ; le culte de l’homme abstrait qui
constituait le centre de la nouvelle religion feuerba-
chienne, devait nécessairement être remplacé par la
science des hommes réels et de leur développement his­
torique. Ce développement ultérieur du point de vue
de Feuerbach, par-dessus Feuerbach lui-même, Marx
l’entreprit en 1845 dans la Sainte Famille.
IV. - Le matérialisme dialectique

Strauss, Bauer, Stirner, Feuerbach, ce furent autant


de ramifications de la philosophie hégélienne, dans la
mesure où ces auteurs se maintinrent sur le terrain phi­
losophique. Après sa Vie de Jésus et sa Dogmatique,
Strauss n’a fait que des belles-lettres d’esprit philosophi­
que et d’histoire religieuse à la Renan; Bauer n’a réussi
à faire quelquechose que dans le domaine de l’histoire de
l’origine du christianisme, mais c’est d’ailleurs une chose
importante ; Stirner resta une curiosité, même après que
Bakounine l’eut amalgamé avec Proudhon et qu’il eut
baptisé cet amalgame « anarchisme » ; Feuerbach seul
fut considérable en tant que philosophe. Mais la philo­
sophie, la science des sciences qui, prétendait-on, plane
au-dessus de toutes les sciences particulières et en fait
la synthèse, ne resta pas seulement pour lui une barrière
infranchissable, un tabernacle inviolable, mais il resta
lui aussi, en tant que philosophe, à mi-chemin, par en
bas matérialiste, par en haut idéaliste ; il ne sut pas ve­
nir à bout de Hegel par la critique, mais le rejeta tout
simplement comme inutilisable, alors que lui-même, par
rapport à la richesse encyclopédique du système de He­
gel, ne réalisa rien de positif qu’une religion de l’amour
boursouflée et une morale pauvre, impuissante.
Mais, de la dissolution de l’école hégélienne, sortit
encore une autre tendance, la seule qui ait vraiment
donné des fruits, et cette tendance est essentiellement
attachée au nom de Marx 1.

1. Qu’on me permette ici une explication personnelle. On a récem­


ment, à différentes reprises, fait allusion à la part que j’ai prise À
LUDWIG FEUERBACH 47

La rupture avec la philosophie de Hegel se produisit


ici également par le retour au point de vus matérialiste.
Gela signifie qu’on se décida à concevoir le monde réel
— nature et histoire — tel qu’il se présente lui-même
à quiconque va à lui sans aucune billevesée idéaliste ;
on se décide à sacrifier impitoyablement toute lubie
idéaliste impossible à concilier avec les faits considérés
dans leurs propres rapports et non dans des rapports
fantastiques. Et le matérialisme ne signifie vraiment
rien de plus. Seulement, c’était la première fois qu’on
prenait vraiment au sérieux la conception matérialiste
du monde, qu’on l’appliquait d’une façon conséquente
à tous les domaines du savoir en question, tout au moins
dans les grandes lignes.
On ne se contenta pas de mettre tout simplement
Hegel de côté ; on s’attacha au contraire à son aspect
révolutionnaire développé plus haut, à la méthode dia­
lectique. Mais cette méthode était inutilisable sous sa
forme hégélienne. Chez Hegel, la dialectique est l’Idée
se développant elle-même. L’Idée absolue, non seule­
ment existe de toute éternité — on ne sait pas où —
mais elle est également la véritable âme vivante de tout
le monde existant. Elle se développe pour venir à elle-
même à travers toutes les phases préliminaires, qui sont

l’élaboration de cette théorie, et c’est pourquoi je puis difficilement


me dispenser de dire ici quelques mots pour en finir sur ce point. -le
ne puis nier d’avoir pris une certaine part indépendante, avant et
pendant ma collaboration de quarante années avec Marx, aussi bien
à l’élaboration qu’en particulier au développement de la théorie. Mais
la plus grande partie des idées directrices fondamentales, particulière­
ment dans le domaine économique et historique, et spécialement leur
nette formulation définitive, sont la chose de Marx. Ce que j’y ai
apporté — il l’exception, tout au plus, de quelques branches spéciales
— Marx aurait bien pu le faire sans moi. Mais ce que Marx a fait,
je n’aurais pas pu le faire. Marx nous dépassait tous,'il voyait plus
loin, plus large et plus rapidement que nous tous. Marx était un génie,
nous autres, tout au plus, des talents. Sans lui, la théorie serait bien
loin d’être ce qu’elle est. C’est donc à juste titre qu’elle porte son
nom.
48 FRIEDRICH ENGELS

longuement traitées dans la Logique, et qui sont toutes


incluses en elle. Puis elle « se dessaisit » en se trans­
formant en la nature, où, sans avoir conscience d’elle-
même, déguisée en nécessité naturelle, elle passe par
un nouveau développement, et finalement revient à la
conscience d’elle-même dans l’homme ; cette conscience
d’elle-même s’élabore à son tour dans l’iiistoire en par­
tant de l’élément brut jusqu’à ce qu’enfin l’Idée absolue
revienne complètement à elle-même dans la philosophie
de Hegel. Chez Hegel, le développement dialectique qui
se manifeste dans la nature et dans l’histoire, c’est-à-
dire l’enchaînement causal du progrès s’imposant de
l’inférieur au supérieur à travers tous les mouvements
en zig-zag et tous les reculs momentanés, n’est donc
que le reflet de l’automouvement personnel de l’Idée se
poursuivant de toute éternité, on ne sait où, mais, en
tout cas, indépendamment de tout cerveau pensant hu­
main. C’était cette interversion idéologique qu’il s’agis­
sait d’écarter. Nous considérâmes à nouveau les idées
de notre cerveau du point de vue matérialiste, comme
étant les reflets des objets, au lieu de considérer les
objets réels comme les reflets de tel ou tel degré de
l’Idée absolue. Par là, la dialectique fut réduite à la
science des lois générales du mouvement, tant du monde
extérieur que de la pensée humaine — à deux séries
de lois identiques au fond, mais différentes dans leur
expression en ce sens que le cerveau humain peut les
appliquer consciemment, tandis que, dans la nature,
et, jusqu’à présent, en majeure partie également dans
l’histoire humaine, elles ne se fraient leur chemin que '
d’une façon inconsciente, sous la forme de la nécessité
extérieure, au sein d’une série infinie de hasards appa­
rents. Mais, par là, la dialectique de l’idée même ne
devint que le simple reflet conscient du mouvement dia­
lectique du monde réel, et ce faisant, la dialectique de
Hegel fut mise la tête en haut, ou, plus exactement, de
LUDWIG FEUERBACH 49

la tête sur laquelle elle se tenait, on la remit de nou­


veau sur ses pieds. Et cette dialectique matérialiste, qui
était depuis des années notre meilleur instrument de
travail et notre arme la plus acérée, fut, chose remar­
quable, découverte non seulement par nous, mais en ou­
tre, indépendamment de nous et même de Hegel, par
un ouvrier allemand, Joseph Dietzgen 1.
Mais par là, on avait repris le côté révolutionnaire
de la philosophie de Hegel, et on l’avait débarrassé, du
même coup, de ses chamarrures idéalistes qui, chez
Hegel, en avaient empêché l’application conséquente. La
grande idée fondamentale selon laquelle le monde ne
doit pas être considéré comme un complexe de choses
achevées, mais comme un complexe de processus où les
choses, en apparence stables, tout autant que leurs re­
flets intellectuels dans notre cerveau, les idées passent
par un changement ininterrompu de devenir et de dépé­
rissement où finalement, malgré tous les hasards appa­
rents et tous les retours momentanés en arrière, un dé­
veloppement progressif finit par se faire jour — cette
grande idée fondamentale a, notamment depuis Hegel,
pénétré si profondément dans la conscience courante
qu’elle ne trouve sous cette forme générale, presque plus
de contradiction. Mais la reconnaître en phrase et l’ap­
pliquer, dans la réalité, en détail, à chaque domaine sou­
mis à l’investigation, sont des choses différentes. Or, si
l’on s’inspire constamment de ce point de vue dans la
recherche, on cesse une fois pour toutes de demander
des solutions définitives et des vérités éternelles; on a
toujours conscience du caractère nécessairement borné
de toute connaissance acquise, de sa dépendance à
l’égard des conditions dans lesquelles elle a été acquise;
pas plus qu’on ne se laisse imposer par les antinomies

1. Voir VEssence du travail intellectuel humain décrite par un


travailleur manuel. Nouvelle critique de la raison pure et pratique.
Hambourg, Meissner. 1869.

4
50 FRIEDRICH ENGELS

irréductibles pour la vieille métaphysique toujours en


usage du vrai et du faux, du bien et du mal, de l’iden­
tique et du différent, du fatal et du fortuit; on sait que
ces antinomies n’ont qu’une valeur relative, que ce qui
est maintenant reconnu comme vrai a son côté faux
caché qui apparaîtra plus tard, de même que ce qui est
actuellement reconnu comme faux a son côté vrai grâce
auquel il a pu précédemment être considéré comme
vrai; que ce que l’on affirme nécessaire est composé de
purs hasards et que le soi-disant hasard est la forme
sous laquelle se cache la nécessité — et ainsi de suite.
L’ancienne méthode de recherche et de pensée, que
Hegel appelle la méthode « métaphysique » qui s’oc­
cupait de préférence de l’étude des choses considérées
en tant qu’objets fixes donnés et dont les survivances
continuent à hanter les esprits, avait, en son temps, sa
grande justification historique. Il fallait d’abord étudier
les choses avant de pouvoir étudier les processus. Il fal­
lait d’abord savoir ce qu’était telle ou telle chose avant
de pouvoir observer les modifications opérées en elle.
Et il en fut ainsi dans les sciences naturelles. L’ancienne
métaphysique, qui considérait les choses comme faites
une fois pour toutes était le produit de la science de la
nature qui étudiait les choses mortes et vivantes en tant
que choses faites une fois pour toutes. Mais lorsque cette
étude fut avancée au point que le progrès décisif fut
possible, à savoir le passage à l’étude systématique des
modifications subies par ces choses au sein de la nature
même, à ce moment sonna aussi dans le domaine phi­
losophique le glas de la vieille métaphysique. Et en effet
si, jusqu’à la fin du siècle dernier, la science de la na­
ture fut surtout une science d’accumulation, une science
de chose faites une fois pour toutes, elle est essentielle­
ment, dans notre siècle, une science de classement, une
science des phénomènes, de l’origine et du développe­
ment de ces choses et de la filiation qui relie ces phé­
LUDWIG FEUERBACH 51

nomènes de la nature en un grand tout. La physiologie


qui étudie les phénomènes de l’organisme végétal et ani­
mal, l’embryologie qui étudie le développement de cha­
que organisme depuis l’embryon jusqu’à la maturité, la
géologie qui étudie la formation progressive de la sur­
face terrestre, sont toutes filles de notre siècle-
Mais ce sont surtout trois grandes découvertes qui
ont fait progresser à pas de géant notre connaissance de
l’enchaînement des processus naturels : premièrement,
la découverte de la cellule en tant que l’unité d’où se
développe par la multiplication et la différenciation
tout l’organisme végétal et animal de telle sorte que
non seulement l’on a reconnu que le développement et
la croissance de tous les organismes supérieurs se pour­
suivent selon une seule loi générale, mais encore que
dans la capacité de transformation de la cellule la voie
est indiquée par laquelle les organismes peuvent modi­
fier leur espèce, et, par là, traverser un développement
plus qu’individuel. Deuxièmement, la découverte de la
transformation de l’énergie, qui nous a montré toutes
les forces — c’est ainsi qu’on les nomme — agissantes
tout d’abord dans la nature inorganique, la force mé­
canique et son complément, l’énergie appelée potentielle,
la chaleur, le rayonnement (lumière ou chaleur rayon­
nante), l’électricité, le magnétisme, l’énergie chimique
comme étant autant de phénomènes différents du mou­
vement universel passant dans certains rapport de quan­
tité de l’une à l’autre, de telle sorte que, pour une cer­
taine quantité de l’une qui disparaît, réapparaît une cer­
taine quantité d’une autre, et qu’ainsi tout le mouve­
ment de la nature se réduit à ce processus ininterrom­
pu de transformation d’une forme dans une autre. En­
fin, la démonstration d’ensemble faite pour la première
fois par Darwin, selon laquelle tous les produits de la
nature qui nous environnent actuellement, y compris les
hommes, sont le produit d’un long processus de dévelop­
52 FRIEDRICH ENGELS

pement d’un petit nombre de germes unicellulaires à


l’origine, et que ces derniers sont, à leur tour, issus d’un
protoplasme ou d’un corps albuminoïdal constitué par
voie chimique.
Grâce à ces trois grandes découvertes et aux pro­
grès formidables des sciences naturelles, nous sommes
aujourd’hui en mesure de pouvoir montrer dans les
grandes lignes l’enchaînement entre les phénomènes de
la nature non seulement dans les différents domaines,
mais encore celui entre les différents domaines, et de
pouvoir présenter ainsi un tableau synoptique de l’en­
semble de la nature sous une forme à peu près systé­
matique, au moyen de faits fournis par les sciences na­
turelles expérimentales elles-mêmes. C’était autrefois la
tâche de ce que l’on appelait la philosophie de la na­
ture de fournir ce tableau d’ensemble. Elle ne pouvait
le faire qu’en remplaçant les rapports réels encore in­
connus par des rapports imaginaires, fantastiques, en
complétant les faits manquants par des idées, et en com­
blant les lacunes existant dans la réalité au moyen de
la simple imagination. En procédant ainsi, elle a eu
maintes idées géniales, pressenti maintes découvertes
ultérieures, mais elle a également mis en jeu pas mal
de bêtises, comme il ne pouvait en être autrement. Au­
jourd’hui, où l’on n’a besoin que d’interpréter les résul­
tats de l’étude de la nature dialectiquement, c’est-à-dire
dans le sens de l’enchaînement qui lui est propre pour
arriver à un « système de la nature » satisfaisant pour
notre époque, où le caractère dialectique de cet enchaî­
nement s’impose, même contre leur gré, aux cerveaux
des naturalistes formés à l’école métaphysique, aujour­
d’hui, la philosophie de la nature est définitivement mise
à l’écart. Toute tentative en vue de la ressusciter ne
serait pas seulement superflue, ce serait une régression.
Mais ce qui est vrai de la nature, considérée, de ce
fait, elle aussi comme un processus de développement
LUDWIG FEUERBACH 53

historique, l’est aussi de l’histoire de la société dans


toutes ses branches et de l’ensemble des sciences qui
traitent des choses humaines (et divines). Ici également,
la philosophie de l’histoire, du droit, de la religion, etc.,
consistait à substituer à la filiation réelle qu’il fallait
prouver entre les phénomènes, celle qu’inventait le cer­
veau du philosophe, à considérer l’histoire, dans son en­
semble comme dans ses différentes parties comme la
réalisation progressive d’idées, et naturellement tou­
jours des seules idées préférées du philosophe même.
De la sorte, l’histoire travaillait orientée inconsciem­
ment, mais fatalement, vers un certain but idéal fixé
d’avance qui était, par exemple, chez Hegel la réalisa­
tion de son Idée absolue, et la tendance inéluctable vers
cette Idée absolue constituait l’enchaînement interne des
événements historiques. A la place de l’enchaînement
réel, encore inconnu, on plaçait ainsi une nouvelle Pro­
vidence mystérieuse — inconsciente, ou prenant peu à
peu conscience d’elle-même. Il s’agissait par conséquent
ici, tout comme dans le domaine de la nature, d’écarter
ces rapports construits artificiellement, en trouvant les
rapports réels, tâche qui revenait, en fin de compte, à
découvrir les lois générales du développement qui, dans
l’histoire de la société humaine, s’imposent comme les
lois dominantes.
Mais l’histoire du développement de la société se
révèle cependant, en un point, essentiellement différente
de celle de la nature. Dans la nature — dans la mesure
où nous ne tenons pas compte de la réaction exercée
sur elle par les hommes — ce sont simplement des fac­
teurs inconscients et aveugles qui agissent les uns sur
les autres et c’est dans leur alternance que se manifeste
la loi générale. De tout ce qui se produit — des innom­
brables hasards apparents, visibles à la surface, comme
des résultats finaux qui maintiennent l’ordre à travers
tous ces hasards — rien ne se produit en tant que but
64 FRIEDRICH ENGELS

conscient, voulu. Par contre, dans l’histoire de la société,


les facteurs agissants sont exclusivement des hommes
doués de conscience, agissant avec réflexion ou avec
passion et poursuivant des buts déterminés; rien ne se
produit sans dessein conscient, sans fin voulue. Mais
cette différence, quelle que soit son importance pour
l’investigation historique, en particulier d’époques et
d’événements déterminés, ne peut rien changer au fait
que le cours de l’histoire est sous l’empire de lois géné­
rales internes. Car, ici aussi, malgré les buts consciem­
ment poursuivis par tous les individus pris isolément,
c’est le hasard qui, d’une façon générale, règne en appa­
rence à la surface. Ce n’est que rarement que se réalise
le dessein voulu, dans la majorité des cas, les nom­
breux buts poursuivis s’entrecroisent et se contredisent,
ou bien ils sont eux-mêmes à priori irréalisables, ou bien
encore les moyens pour les réaliser sont insuffisants.
C’est ainsi que les conflits des innombrables volontés et
actions individuelles créent dans le domaine historique
un état tout à fait analogue à celui qui règne dans la
nature inconsciente. Les buts des actions sont voulus,
mais les résultats qui suivent réellement ces actions ne
le sont pas, ou s’ils semblent, au début, correspondre
cependant au but poursuivi, ils ont finalement des con­
séquences tout autres que celles qui ont été voulues.
Ainsi les événements historiques apparaissent d’une fa­
çon générale dominés par le hasard également. Mais par­
tout où le hasard semble se jouer à la surface, il est tou­
jours sous l’empire de lois internes cachées, et il ne
s’agit que de les découvrir.
Les hommes font leur histoire, quelque tournure
qu’elle prenne, en poursuivant chacun leurs fins propres,
consciemment voulues, et ce sont précisément les résul­
tats de ces nombreuses volontés agissant dans des sens
différents et de leurs répercussions variées sur le monde
extérieur qui constituent l’histoire. Il s’agit aussi, par
LUDWIG FEUERBACH 55

conséquent, de ce que veulent les nombreux individus


pris isolément. La volonté est déterminée par la pas­
sion ou la réflexion. Mais les leviers qui déterminent
directement à leur tour la passion ou la réflexion sont
de nature très diverse. Ce peuvent être, soit des objets
extérieurs, soit des motifs d’ordre idéal : ambition, « en­
thousiasme pour la vérité et la justice », haine person­
nelle ou encore toute sorte de lubies purement person­
nelles. Mais, d’une part, nous avons vu que les nom­
breuses volontés individuelles qui agissent dans l’his­
toire entraînent, pour la plupart, des résultats tout à fait
différents et souvent directement opposés à ceux que l’on
se proposait, et que leurs motifs n’ont par conséquent
qu’une importance secondaire pour le résultat final.
D’autre part, on peut encore se demander quelles sont
à leur tour les forces motrices cachées derrière ces mo­
tifs, et quelles sont les causes historiques qui se trans­
forment en ces motifs dans les cerveaux des hommes qui
agissent.
Cette question, l’ancien matérialisme ne se l’est ja­
mais posée. C’est pourquoi sa conception de l’histoire,
dans la mesure où il en a une, est essentiellement prag­
matique, apprécie tout d’après les motifs de l’action,
partage les hommes exerçant une action historique en
nobles et non-nobles, et constate ensuite ordinairement
que ce sont les nobles qui sont les dupes et les non-
nobles les vainqueurs, d’où il résulte pour l’ancien ma­
térialisme que l’étude de l’histoire ne nous apprend pas
grand chose d’édifiant, et pour nous que, dans le do­
maine historique, l’ancien matérialisme est infidèle à
lui-même parce qu’il prend les forces motrices idéales
qui y sont actives pour les causes dernières, au lieu
d’examiner ce qu’il y a derrière elles, et quelles sont les
forces motrices de ces forces motrices. L’inconséquence
ne consiste pas à reconnaître des forces motrices idéales,
mais à ne pas remonter plus haut jusqu’à leurs causes
56 FRIEDRICH ENGELS

déterminantes. La philosophie de l’histoire, par contre,


telle qu’elle est représentée notamment par Hegel, re­
connaît que les motifs apparents et ceux aussi qui dé­
terminent véritablement les actions des hommes dans
l’histoire ne sont pas du tout les causes dernières des
événements historiques, et que, derrière ces motifs, il
y a d’autres puissances déterminantes qu’il s’agit préci­
sément de rechercher; mais elle ne les cherche pas dans
l’histoire elle-même, elle les importe, au contraire, de
l’extérieur, de l’idéologie philosophique, dans l’histoire.
Au lieu d’expliquer l’histoire de l’ancienne Grèce par
son propre enchaînement interne, Hegel, par exemple,
affirme simplement qu’elle n’est rien d’autre que l’éla­
boration de « formation de la belle individualité », la
réalisation de 1’ « œuvre d’art » comme telle. Il dit, à
cette occasion, beaucoup de belles choses profondes sur
les anciens Grecs, mais cela n’empêche que nous ne
pouvons plus nous contenter aujourd’hui d’une telle
explication, qui n’est qu’une phrase et rien de plus.
S’il s’agit, par conséquent, de rechercher les forces
motrices qui, — consciemment ou inconsciemment et,
il faut le dire, très souvent inconsciemment, — se trou­
vent derrière les mobiles des actions des hommes dans
l’histoire et qui constituent en fait les dernières forces
motrices de l’histoire, il ne peut pas tant s’agir des mo­
tifs des individus, si proéminents soient-ils, que de ceux
qui mettent en mouvement de grandes masses, des peu­
ples entiers, et dans chaque peuple, à leur tour, des
classes tout entières ; motifs qui les poussent non à des
soulèvement passagers à la manière d’un peu de paille
qui s’éteint rapidement, mais à une action durable, abou­
tissant à une grande transformation historique. Appro­
fondir les forces motrices qui se reflètent ici dans l’es­
prit des masses en action et de leurs chefs — ceux que
l’on appelle les grands hommes — en tant que motifs
conscients, d’une façon claire ou confuse, directement ou
LUDWIG FEUERBACH 57

sous une forme idéologique et même divinisée — telle


est la seule voie qui puisse nous mener sur la trace des
lois qui dominent l’histoire en général et aux différentes
époques dans les différents pays. Tout ce qui met les
hommes en mouvement doit nécessairement passer par
leur cerveau, mais la forme que cela prend dans ce
cerveau dépend beaucoup des circonstances. Les ouvriers
ne se sont pas le moins du monde réconciliés avec
l’exploitation mécanique capitaliste depuis qu’ils ne dé­
truisent plus purement et simplement les machines,
comme ils le firent encore en 1848 sur le Rhin.
Mais alors que dans toutes les périodes antérieures,
la recherche de ces causes motrices de l’histoire était
presque impossible à cause de la complexité et de la
dissimulation de leurs rapports avec les répercussions
qu’ils exercent, notre époque a tellement simplifié ces
rapports que l’énigme a pu être résolue. Depuis le triom­
phe de la grande industrie, c’est-à-dire au moins depuis
les traités de paix de 1815, ce n’est plus un secret pour
personne en Angleterre que toute la lutte politique y
tournait autour des prétentions à la domination de
deux classes : l’aristocratie foncière (landed aristocracij)
et la bourgeoisie (middle class). En France, c’est avec
le retour des Bourbons qu’on prit conscience du même
fait; les historiens de l’époque de la Restauration, de
Thierry à Guizot, Mignet et Thiers, l’indiquent partout
comme étant la clé qui permet de comprendre toute
l’histoire de la France depuis le moyen âge. Et, depuis
1830, la classe ouvrière, le prolétariat, a été reconnu
comme troisième Combattant pour le pouvoir dans ces
deux pays. La situation s’était tellement simplifiée qu’il
fallait fermer les yeux à dessein pour ne pas voir dans
la lutte de ces trois grandes classes et dans le conflit de
leurs intérêts la force motrice de l’histoire moderne —
tout au moins dans les deux pays les plus avancés.
Mais comment ces classes s’étaient-elles formées ?
58 FRIEDRICH ENGELS

Si l’on pouvait encore attribuer au premier abord à la


grande propriété jadis féodale une origine provenant —
— du moins au début — de motifs politiques, de jirise
de possession violente, cela n’était plus possible pour la
bourgeoisie et le prolétariat. Ici, l’origine et le dévelop­
pement de deux grandes classes apparaissaient de façon
claire et tangible comme provenant de causes d’ordre
purement économique. Et il était tout aussi manifeste
que, dans la lutte entre la propriété foncière et la bour­
geoisie, autant que dans la lutte entre la bourgeoisie et le
prolétariat, il s’agissait, en premier lieu, d’intérêts écono­
miques pour la satisfaction desquels le pouvoir poli­
tique ne devait servir que de simple moyen. Bourgeoisie
et prolétariat s’étaient formés l’un et l’autre à la suite
d’une transformation des conditions économiques, plus
exactement du mode de production. C’est le passage,
d’abord du métier corporatif à la manufacture et de la
manufacture à la grande industrie, avec son mode d’ex­
ploitation mécanique à la vapeur qui avait développé
ces deux classes. A un certain degré de ce développe­
ment, les nouvelles forces productives mises en mou­
vement par la bourgeoisie — en premier lieu, la divi­
sion du travail et le groupement d’un grand nombre
d’ouvriers spécialisés en une seule manufacture — ainsi
que les conditions et besoins d’échange créés par elles,
devinrent incompatibles avec le régime de production
existant, transmis par l’histoire et consacré par la loi,
c’est-à-dire avec les privilèges corporatifs et les innom­
brables privilèges personnels et locaux (qui constituaient
autant d’obstacles pour les ordres non privilégiés) de
l’organisation sociale féodale. Les forces productives, re­
présentées par la bourgeoisie, se rebellèrent contre le
régime de production représenté par les propriétaires
fonciers féodaux et les maîtres de corporation. On con­
naît le résultat. Les liens féodaux furent brisés, en An­
gleterre, progressivement, en France, d’un seul coup, en
LUDWIG FEUERBACH 59

Allemagne, on n’en est pas encore venu à bout. Mais


de même qu’à une certaine phase de développement, la
manufacture entra en conflit avec le mode de pro­
duction féodal, de même, maintenant, la grande indus­
trie est entrée en conflit avec le régime de production
bourgeois qui l’a remplacé. Liée par ce régime, par les
cadres étroits du mode de production capitaliste elle
crée, d’une part, une prolétarisation toujours croissante
de la grande masse du peuple tout entier et, d’autre part,
une quantité de plus en plus considérable de produits
impossibles à écouler. Surproduction et misère de masse,
chacune étant la cause de l’autre, telle est la contradic­
tion absurde à laquelle elle aboutit et qui exige fata­
lement un déchaînement des forces productives par la
transformation du mode de production.
Il est prouvé, par conséquent, que, dans l’histoire
moderne tout au moins, toute les luttes politiques sont
des luttes de classes, et que toute les luttes émancipatri­
ces de classes, malgré leur forme nécessairement poli­
tique — car toute lutte de classes est une lutte politique
— tournent en dernière analyse, autour de l’émanci­
pation économique. Par conséquent, l’Etat, le régime
politique, constitue ici, tout au moins, l’élément secon­
daire, et la société civile, le domaine des relations éco­
nomiques, l’élément décisif. La conception tradition­
nelle, à laquelle Hegel sacrifie lui aussi, voyait dans
l’Etat l’élément déterminant et dans la société civile
l’élément déterminé par le premier. Mais ce n’est con­
forme qu’aux apparences. De même que, chez l’homme
isolé, toutes les forces motrices de ses actions doivent
nécessairement passer par son cerveau, se transformer
en facteurs déterminants de sa volonté pour l’amener à
agir, de même tous les besoins de la société civile —
quelle que soit la classe au pouvoir — doivent passer
par la volonté de l’Etat pour obtenir le crédit général
sous forme de lois- Tel est le côté formel de la chose
60 FRIEDRICH ENGELS

qui se comprend de soi-même; la question est seulement


de savoir quel est le contenu de cette volonté purement
formelle — celle de l’individu isolé comme celle de
l’Etat — et d’où vient ce contenu, pourquoi on veut
précisément telle chose et non pas telle autre. Et si nous
en cherchons la raison, nous trouvons que, dans l’his­
toire moderne la volonté d’Etat est déterminée d’une
façon générale par les besoins changeants de la société
civile, par la suprématie de telle ou telle classe, en der­
nière analyse, par le développement des forces produc­
tives et des rapports d’échange.
Mais si déjà à notre époque moderne avec ses for­
midables moyens de production et de communication,
l’Etat ne constitue pas un domaine indépendant, avec
un développement indépendant, et si au contraire son
existence comme son développement s’expliquent en
dernière analyse par les conditions d’existence économi­
ques de la société, cela doit être encore beaucoup plus
vrai de toutes les époques précédentes où la production
de la vie matérielle des hommes ne disposait pas en­
core de ces riches ressources et où, par conséquent, la
nécessité de cette production devait exercer une domi­
nation plus grande encore sur les hommes. Si l’Etat, en­
core actuellement, à l’époque de la grande industrie et
des chemins de fer, n’est au fond que le reflet, sous une
forme condensée, des besoins économiques de la classe
régnant sur la production, il devait l’être encore beau­
coup plus.à l’époque où une génération humaine étant
obligée de consacrer une bien plus grande partie de sa
vie entière à la satisfaction de ses besoins matériels en
dépendait par conséquent beaucoup plus que nous au­
jourd’hui. L’étude de l’histoire des époques passées, dès
qu’elle s’occupe sérieusement de cet aspect, le confirme
surabondamment. Mais cela ne peut évidemment pas
être traité ici.
Si l’Etat et le droit civil sont déterminés par les
LUDWIG FEUERBACH 61

conditions économiques, il en est évidemment de même


aussi pour le droit privé, qui ne fait au fond que sanc­
tionner les rapports économiques normaux dans les
conditions données qui existent entre les individus. Mais
la forme sous laquelle cela se produit peut être très
différente. On peut, comme cela s’est produit en An­
gleterre en accord avec tout le développement national,
conserver en majeure partie les formes du vieux droit
féodal, tout en leur donnant un contenu bourgeois, ou
même donner directement un nom bourgeois au con­
tenu féodal; mais on peut également, comme ç’a été le
cas sur le continent en Europe occidentale, mettre à
la base le premier droit mondial d’une société produc­
trice de marchandises, le droit romain, avec son éla­
boration extraordinairement précise de tous les prin­
cipaux rapports juridiques existant entre simples pos­
sesseurs de marchandises (acheteur et vendeur, créan­
cier et débiteur, contrat, obligation, etc). On peut, à cette
occasion, dans l’intérêt d’une société encore petite-
bourgeoise et semi-féodale, soit le ramener simplement
par la pratique juridique au niveau de cette société
(droit commun) ou, à l’aide de juristes soi-disant éclai­
rés, moralistes, le remanier et en faire un code à part,
correspondant à cet état social, code qui, dans ces con­
ditions, sera mauvais même du point de vue juridique
(droit prussien). Mais on peut encore, après une grande
révolution bourgeoise, élaborer, sur la base, précisé­
ment, de ce droit romain, un code de la société bour­
geoise aussi classique que le code civil français. Si, par
conséquent, les prescriptions du droit bourgeois ne sont
que l’expression sous une forme juridique des conditions
d’existence économique de la société, cela peut se faire
bien ou mal, selon les circonstances.
L’Etat s’offre à nous comme la première puissance
idéologique sur l’homme. La société se crée un organe en
vue de la défense de ses intérêts communs contre les
62 FRIEDRICH ENGELS

attaques intérieures et extérieures. Cet organe est le


pouvoir d’Etat. A peine né, il se rend indépendant de la
société, et cela d’autant plus qu'il devient davantage l’or­
gane d’une certaine classe et qu’il fait prévaloir direc­
tement la domination de celte classe. La lutte de la
classe opprimée contre la classe dominante devient né­
cessairement une lutte politique, une lutte menée
d’abord contre la domination politique de cette classe;
la conscience du rapport de cette lutte politique avec
sa base économique s’atténue et peut même disparaître
complètement. Mais même lorsqu’elle ne disparaît pas
complètement chez ceux qui participent à cette lutte,
cela se produit presque toujours dans l’esprit des his­
toriens. De toutes les anciennes sources concernant les
luttes au sein de la République romaine, Appien est le
seul qui nous dise clairement et nettement de quoi il
s’agissait en réalité, à savoir de la propriété foncière.
Mais l’Etat, une fois devenu une force indépendante
à l’égard de la société, crée, à son tour, une nouvelle
idéologie. C’est chez les professionnels de la politique,
chez les théoriciens du droit public et notamment chez
les juristes du droit privé que disparaît vraiment le rap­
port avec les faits économiques. Comme, dans chaque
cas particulier, force est aux faits économiques de pren­
dre la forme de motifs juridiques pour être sanction­
nés sous forme de lois, et comme il faut aussi, bien en­
tendu, tenir compte de tout le système juridique déjà
en vigueur pour eux c’est la forme juridique qui doit
être tout et le contenu économique rien. Droit public
et droit privé sont traités par eux comme des domaines
indépendants, ayant leur propre développement histo­
rique indépendant, qu'on peut et qu’on doit exposer en
eux-mêmes d’une façon systématique, en en éliminant
logiquement toutes les contradictions internes.
Des idéologies encore plus élevées, c’est-à-dire en­
core plus éloignées de leur base matérielle, économique,
LUDWIG rEUEKBACH 63

prennent la forme de la philosophie et de la religion.


Ici, le rapport des êtres avec leurs conditions d’existence
matérielles devient de plus en plus complexe, est de
plus en plus obscurci par les anneaux intermédiaires.
Mais il existe cependant. Si toute l’époque de la Renais­
sance, depuis le milieu du xv° siècle, fut un produit es­
sentiel des villes, par conséquent de la bourgeoisie, il en
fut de même de la philosophie qui sortit alors de son
sommeil. Son contenu n’était, au fond, que l’expression
philosophique des idées correspondant au développe­
ment de la petite et de la moyenne bourgeoisies à la
grande bourgeoisie. Cela apparaît clairement chez les
Anglais et les Français du siècle précédent qui étaient
en de nombreux cas aussi bien économistes politiques
que philosophes, et pour ce qui est de l’école de Hegel,
nous l’avons montré plus haut.
Arrêtons-nous cependant encore un peu à la reli­
gion, parce que c’est elle qui est le plus éloignée de la
vie matérielle et semble lui être le plus étrangère. La
religion est née, à une époque extrêmement reculée, des
représentations des hommes pleines de malentendus,
toutes primitives, concernant leur propre nature et la
nature extérieure environnante. Mais chaque idéologie,
une fois constituée, se développe sur la base du thème
de représentation donné et l’enrichit ; sinon, elle ne
serait pas une idéologie, c’est-à-dire la poursuite d’idées
en tant qu’entités vivant d’une vie indépendante, se dé­
veloppant d’une façon indépendante et uniquement sous
mises à leurs propres lois. Le fait que les conditions
d’existence matérielle des hommes, dans le cerveau des­
quels se poursuit ce processus idéologique, déterminent,
en dernière analyse, le cours de ce processus, reste chez
eux nécessairement inconscient, sinon c’en serait fini de
toute l’idéologie. Ces représentations religieuses primi­
tives, par conséquent, qui sont la plupart du temps com­
munes à chaque groupe de peuples apparentés, se dé­
64 FRIEDRICH ENGELS

veloppent, après que ce groupe s’est scindé en plusieurs


morceaux, d’une façon spéciale chez chaque peuple,
selon les conditions d’existence qui lui sont dévolues, et
ce processus est prouvé pour toute une série de grou­
pements, de peuples, notamment pour le groupement
aryen (appelé indo-européen), par la mythologie com­
parée. Les dieux qui se sont ainsi constitués chez chaque
peuple étaient des dieux nationaux dont l’empire ne
dépassait pas les limites du territoire national qu’ils
avaient à protéger-, et au delà des frontières duquel
d’autres dieux exerçaient une domination incontestée.
Ils ne pouvaient vivre en imagination que tant que
subsistait la nation ; ils disparurent en même temps
qu’elle. Cette disparition des vieilles nationalités fut
provoquée par l’apparition de l’Empire romain, dont
nous n’avons pas à examiner ici les conditions économi­
ques de la formation. Les vieux dieux nationaux tom­
bèrent, eux aussi, en désuétude, même les dieux ro­
mains, lesquels n’étaient adaptés précisément qu’aux
limites étroites de la cité romaine ; le besoin de com­
pléter l’Empire mondial par une religion également
mondiale apparaît clairement dans les tentatives faites
en vue d’accorder du crédit et des autels à Rome, à côté
des dieux indigènes, à tous les dieux étrangers dignes
de quelque respect. Mais une nouvelle religion mondiale
ne se crée pas de cette façon, au moyen de décrets im­
périaux. La nouvelle religion mondiale, le christianisme,
s’était déjà constituée clandestinement, un amalgame
de la théologie orientale, surtout juive, universalisée, et
de la philosophie grecque, surtout stoïque, vulgarisée.
Pour savoir l’aspect qu’il avait au début, il faut procéder
d’abord à des recherches minutieuses, car la forme offi­
cielle sous laquelle il nous a été transmis n’est que celle
sous laquelle il devint religion d’Etat et fut adapté à ce
but parle concile de Nicée. A lui seul, le fait qu’il devint
religion d’Etat 250 ans déjà après sa naissance prouve
LUDWIG FEUERBACH 1)5

qu’il était la religion correspondant aux conditions de


l’époque. Au moyen âge, il se transforma, au fur et à
mesure du développement du féodalisme, en une reli­
gion correspondant à ce dernier, avec une hiérarchie
féodale adéquate. Et lorsque apparut la bourgeoisie,
l’hérésie protestante se développa, en opposition au
catholicisme féodal, d’abord, dans le midi de la France,
chez les Albigeois, à l’époque de la plus grande prospé­
rité des villes de cette région. Le moyen âge avait annexé
à la théologie toutes les autres formes de l’idéologie : la
philosophie, la politique, la jurisprudence, et en avait
fait des sous-sections de la théologie. Il obligeait ainsi
chaque mouvement social et politique à prendre une
forme théologique; pour provoquer une grande tempête,
il fallait présenter à l’esprit des masses alimentées exclu­
sivement de religion leurs propres intérêts sous un
déguisement religieux. Et de même que, dès le début, la
bourgeoisie fît naître une faction de plébéiens, de journa­
liers et de gens de service de toute sorte, non possédants
et n’appartenant à aucun état reconnu, les précurseurs
du futur prolétariat, de même l’hérésie se divise, dès le
début, en une hérésie bourgeoise modérée et en une
hérésie plébéienne-révolutionnaire que les hérétiques
bourgeois tiennent aussi en horreur.
L’indestructibilité de l’hérésie protestante corres­
pondait à l’invincibilité de la bourgeoisie prospère; lors­
que celle-ci fut devenue suffisamment forte, sa lutte con­
tre la noblesse féodale, de caractère jusque là presque
exclusivement local, commença à prendre des dimen­
sions nationales. La première grande action eut lieu en
Allemagne; on l’appela la Réforme. La bourgeoisie
n’était ni assez forte, ni assez développée pour pouvoir
grouper sous sa bannière les autres états révoltés : les
plébéiens des villes, la petite noblesse et les paysans. La
noblesse fut battue la première; les paysans se soule­
vèrent dans une insurrection qui constitue le point culmi­
5
66 FRIEDRICH ENGELS

nant de tout ce mouvement révolutionnaire; les villes


les abandonnèrent, et c’est ainsi que la révolution suc­
comba devant les armées des princes, lesquels en tirèrent
tout le profit. A partir de ce moment-là, l’Allemagne
disparaît pour trois siècles du rang des pays exerçant
une action indépendante dans l’histoire. Mais, à côté de
l'Allemand Luther, il y avait eu le Français Calvin. Avec
une netteté bien française, Calvin mit au premier plan
le caractère bourgeois de la Réforme, républicanisa et
démocratisa l’Eglise. Tandis qu’en Allemagne, la Ré­
forme luthérienne dégénérait et menait l’Allemagne à la
ruine, la Réforme calviniste servit de drapeau aux répu­
blicains à Genève, en Hollande, en Ecosse, libéra la Hol­
lande du joug de l’Espagne et de l’Empire allemand et
fournit le costume idéologique pour le deuxième acte
de la Révolution bourgeoise, qui se déroula en Angle­
terre. Le calvinisme s’y révéla comme le véritable
déguisement religieux des intérêts de la bourgeoisie de
l’époque, aussi ne fut-il pas reconnu complètement lors­
que la révolution de 1689 se termina par un compromis
entre une partie de la noblesse et la bourgeoisie. L'Eglise
nationale anglaise fut rétablie, mais pas sous sa forme
antérieure, en tant qu’Eglise catholique, avec le roi pour
pape, mais fortement calvinisée. La vieille Eglise natio­
nale avait célébré le joyeux dimanche catholique et
combattu le morne dimanche calviniste, la nouvelle
Eglise embourgeoisée introduisit ce dernier qui embellit
encore maintenant l’Angleterre.
En France, la minorité calviniste fut, en 1685, ré­
primée, convertie au catholicisme ou expulsée du pays.
Mais à quoi cela servit-il ? Déjà à cette époque, le libre
penseur Pierre Bayle était à l’œuvre, et, en 1694, naquit
Voltaire. Les mesures de rigueur de Louis XIV ne firent
que faciliter à la bourgeoisie française la réalisation de
sa révolution sous la forme irréligieuse, exclusivement
politique, la seule qui convenait à la bourgeoisie déve-
LUDWIG FEUERBACH 07

loppée. Au lieu de protestants, ce furent des libres pen­


seurs qui siégèrent dans les assemblées nationales. Par
là, le christianisme était entré dans son dernier stade. Il
était devenu incapable de continuer à servir de déguise­
ment idéologique aux aspirations d’une classe progres­
sive quelconque; il devint de plus en plus la propriété
exclusive des classes dominantes qui l’emploient comme
simple moyen de gouvernement en vue de maintenir
sous le joug les classes inférieures. A remarquer que cha­
cune des différentes classes utilise la religion qui lui est
conforme : l’aristocratie foncière, le jésuitisme catholi­
que ou l’orthodoxie protestante, la bourgeoisie libérale
et radicale le rationalisme — la question de savoir si ces
messieurs croient ou non à leurs religions respectives
étant d’ailleurs sans importance.
Nous voyons par conséquent que la religion, une fois
constituée, contient toujours une matière transmise, de
même que, dans tous les domaines idéologiques, la tradi­
tion est une grande force conservatrice. Mais les chan­
gements qui se produisent en cette matière découlent
des rapports de classes, par conséquent des rapports
économiques entre les hommes qui procèdent à ces chan­
gements. Et cela suffit ici.
Il ne peut évidemment être question, dans ce qui
précède, que d’une esquisse générale de la conception
marxiste de l’histoire et tout au plus de quelques illus­
trations. C’est d’après l’histoire elle-même qu’il faut faire
la preuve, et, à ce sujet, je puis bien dire que d’autres
écrits l’ont déjà suffisamment établie. Mais cette concep­
tion met fin à la philosophie dans le domaine de l’his­
toire tout comme la conception dialectique de la nature
rend aussi inutile qu’impossible toute philosophie de la
nature. Partout il ne s’agit plus d’imaginer dans sa tête
des rapports, mais de les découvrir dans les faits. Il ne
reste plus dès lors à la philosophie, chassée de la nature
et de l’histoire, que le domaine de la pensée pure, dans
68 FRIEDRICH ENGELS

la mesure où celui-ci subsiste encore, à savoir la doctrine


des lois du processus intellectuel lui-même, c’est-à-dire
la logique et la dialectique-
Avec la révolution de 1848, l’Allemagne « cultivée »
donna congé à la théorie et passa à la pratique. La petite
production artisane reposant sur le travail à la main et
la manufacture furent remplacées par une véritable
grande industrie; l’Allemagne fit sa réapparition sur le
marché mondial. Le nouveau petit Empire1 allemand
supprima du moins les anomalies les plus criantes, par
lesquels le système des petits Etats, les survivances du
féodalisme et l’économie bureaucratique avaient jusque
là entravé ce développement. Mais au fur et à mesure
que la spéculation quittait le cabinet de travail du philo­
sophe pour installer son temple à la Bourse des valeurs,
l’Allemagne cultivée perdait ce grand sens théorique qui
avait été la gloire de l’Allemagne à l’époque de sa plus
profonde humiliation politique — le sens de la recherche
purement scientifique, que le résultat obtenu fût prati­
quement utilisable ou non, contraire ou non aux ordon­
nances de la police. Certes, les sciences naturelles offi­
cielles allemandes, notamment dans le domaine des
recherches individuelles, restèrent au niveau de l’épo­
que, mais déjà la revue américaine Science remarqua
justement que c’est beaucoup plus en Angleterre et non
plus en Allemagne, comme autrefois, que se font actuel­
lement les progrès décisifs dans le domaine des grands
ensembles groupant les faits isolés, leur généralisation
en lois. Et, dans le domaine des sciences historiques,
y compris la philosophie, le vieil esprit théorique intran­
sigeant a vraiment complètement disparu avec la philo­
sophie classique pour faire place à l’éclectisme vide, aux
considérations craintives de carrière et de revenu, et se

1. L’Empire allemand qui fut formé en 1871 sous l’hégémonie de


la Prusse et qui n’englobait pas tous les pays de langue allemande.
(N.R.)
LUDWIG FEUERBACH 69

ravaler jusqu’à l’arrivisme le plus vulgaire. Les repré­


sentants officiels de cette science sont devenus les idéolo­
gues déclarés de la bourgeoisie et de l’Etat actuel —
mais à une époque où l’un et l’autre sont en antagonisme
ouvert avec la classe ouvrière.
Et ce n’est que dans la classe ouvrière que le sens
théorique allemand se maintient intact. Là, il est impos­
sible de l’extirper; là, il n’y a pas de considérations de
carrière, de chasse aux profits, de protection bienveil­
lante d’en haut; au contraire, plus la science procède,
libre de ménagements et de préventions, plus elle se
trouve en accord avec les intérêts et les aspirations de
la classe ouvrière. La nouvelle tendance qui reconnais­
sait dans l’histoire du développement du travail la clé
pour la compréhension de l’histoire de la société tout
entière se tourna dès le début de préférence vers la classe
ouvrière et y trouva l’accueil qu'elle ne cherchait ni
n’attendait auprès de la science officielle. Le mouvement
ouvrier allemand est l’héritier de la philosophie classi­
que allemande.
KARL MARX

Thèses sur Feuerbach 1


(Composées à Bruxelles au printemps de 1845)

Le principal défaut de tout le matérialisme passé


— y compris celui de Feuerbach — est que l’objet, la
réalité, le monde sensible n’y sont considérés que sous
la forme d’objet ou d’intuition, mais non pas en tant
qu’activité concrète humaine, en tant que pratique, pas
de façon subjective. C’est ce qui explique pourquoi le
côté actif fut développé par l’idéalisme en opposition au
matérialisme, mais seulement abstraitement, car l’idéa­
lisme ne connaît naturellement pas l’activité réelle, con­
crète, comme telle. Feuerbach veut des objets concrets,
réellement distincts des objets de la pensée, mais il ne
considère pas l’activité humaine elle-même en tant
qu’activité objective. C’est pourquoi, dans l'Essence du
christianisme, il ne considère comme vraiment humaine
que l’activité théorique, tandis que la pratique n’est con­
sidérée et fixée par lui que dans sa manifestation juive
sordide. C’est pourquoi il ne comprend pas l’importance
de l’activité « révolutionnaire », de l’activité pratique
critique.
II

La question de savoir si la pensée humaine peut


aboutir à une vérité objective n’est pas une question

1. Le texte de ces thèses est conforme à celui qu’Engels a mis


en appendice à Feuerbach. (N.R.)
72 KARL MARX

théorique, mais une question pratique. C’est dans la pra­


tique qu’il faut que l’homme prouve la vérité, c’est-à-dire
la réalité, et la puissance, l’en-deçà de sa pensée. La
discussion sur la réalité ou l’irréalité de la pensée, isolée
de la pratique, est purement scolastique.
%

III

La doctrine matérialiste que les hommes sont des


produits des circonstances et de l’éducation, que, par
conséquent, des hommes modifiés sont des produits d’au­
tres circonstances et d’une éducation modifiée, oublie
que ce sont précisément les hommes qui modifient les
circonstances et que l’éducateur a besoin lui-même d’être
éduqué. C’est pourquoi elle tend inévitablement à diviser
la société en deux parties dont l’une est au-dessus de la
société (par exemple chez Robert Owen).
La coïncidence du changement des circonstances et
de l’activité humaine ne peut être considérée et comprise
rationnellement qu’en tant que pratique subversive.

IV

Feuerbach part du fait que la religion éloigne


l’homme de lui-même et dédouble le monde en un
monde religieux, objet de représentation, et un monde
réel. Son travail consiste à dissoudre le monde religieux
en le ramenant à sa base temporelle. Il ne voit pas que
ce travail une fois accompli, le principal reste encore à
faire. Le fait, notamment, que la base temporelle se déta­
che d’elle-même, et se fixe dans les nuages, en tant que
royaume indépendant, ne peut s’expliquer précisément
que par la dissociation et la contradiction interne de
cette base temporelle. Il faut donc d’abord comprendre
celle-ci dans sa contradiction pour la révolutionner
ensuite pratiquement en supprimant la contradiction.
Donc, une fois qu’on a découvert, par exemple, que la
THÈSES SUR FEUERBACH 73

famille terrestre est le secret de la famille céleste, c’est


la première désormais dont il faudra faire la critique
théorique et qu’il faudra révolutionner dans la pratique.

Feuerbach, non content de la pensée abstraite, en


appelle à la perception sensible, mais il ne considère
pas la sensibilité en tant qu’activité pratique des sens de
l’homme.
VI

Feuerbach dissout l’être religieux dans l’être hu­


main. Mais l’être humain n’est pas une abstraction inhé­
rente à l’individu isolé. Dans sa réalité, c’est l’ensemble
des rapports sociaux.
Feuerbach, qui n’entreprend pas la critique de cet
être réel, est par conséquent obligé :
1. De faire abstraction du cours de l’histoire et de
fixer le sentiment religieux en soi, en supposant l’exis­
tence d’un individu humain abstrait, isolé.
2. De considérer, par conséquent, l’être humain uni­
quement en tant que « genre », en tant que généralité
interne, muette, liant d’une façon purement naturelle
les nombreux individus.

VII

C’est pourquoi Feuerbach ne voit pas que le « senti­


ment religieux » est lui-même un produit social et que
l’individu abstrait qu’il analyse appartient en réalité à
une forme sociale déterminée.

VIII

La vie sociale est essentiellement pratique. Tous les


mystères qui détournent la théorie vers le mysticisme
74 KARL MARX

trouvent leur solution rationnelle dans la pratique


humaine et dans la compréhension de cette pratique.

IX

Le point le plus élevé auquel atteint le matérialisme


intuitif, c’est-à-dire le matérialisme qui ne considère pas
la sensibilité en tant qu’activité pratique, est la façon de
voir des individus pris isolément dans la « société bour­
geoise ».

Le point de vue de l’ancien matérialisme est la


société « bourgeoise ». Le point de vue du nouveau maté­
rialisme, c’est la société humaine, ou l’humanité socia­
lisée.

XI

Les philosophes n’ont fait qu'interpréter le monde


de différentes manières, mais il s’agit de le transformer.
FRIEDRICH ENGELS

Fragment de Feuerbach
non publié (1886)

Les vulgarisateurs ambulants qui travaillaient dans


le matérialisme entre 1850 et 1860, en Allemagne, ne
dépassèrent en aucune manière ces limites de leurs maî­
tres. Tous les progrès faits depuis dans les sciences natu­
relles leur servirent1 de nouveaux arguments contre la
croyance au créateur de l’univers; et, en effet, ce n’était
nullement leur affaire de développer plus loin la théorie.
1848 avait durement atteint l’idéalisme, mais le matéria­
lisme, sous sa forme renouvelée, était encore tombé plus
bas. Feuerbach avait parfaitement raison de répudier la
responsabilité de ce matérialisme, seulement il n’avait
pas le droit de confondre la théorie des prédicateurs
ambulants avec le matérialisme.
Mais, vers cette même époque, les sciences naturelles
empiriques prirent un tel essor et obtinrent des résultats
si éclatants que non seulement cela permit de venir com­
plètement à bout de l’étroitesse mécaniste du xvm° siè­
cle, mais, grâce à la démonstration qui fut faite des rap­
ports intimes existant dans la nature même entre les
différents domaines de recherches (mécanique, physique,
chimie, biologie, etc), les sciences naturelles se transfor­
mèrent elles-mêmes de sciences empiriques en sciences
théoriques, et, avec la synthèse des résultats acquis, en
un système de connaissance matérialiste de la nature. La

1. Pour ce qui suit, voir p. 30 et suiv. du présent ouvrage. (N.R.)


76 FRIEDRICH ENGELS

mécanique des gaz, la chimie organique nouvellement


créée qui enleva le dernier reste d’incompréhensible à
ce qu’on appelait les combinaisons organiques, les unes
après les autres, en les produisant avec des matières
inorganiques, l’embryologie scientifique qui datait de
1818, la géologie et la paléontologie, l’anatomie comparée
des plantes et des animaux, fournirent toute une nou­
velle matière dans des proportions jusqu’ici inouïes. Mais
trois grandes découvertes furent d’une importance déci­
sive.
La première fut la preuve de la transformation de
l’énergie tirée de la découverte de l’équivalent mécani­
que de la chaleur (par Robert Mayer, Joule et Colding).
Il est prouvé maintenant que toutes les causes agissantes,
innombrables dans la nature, qui, jusqu’alors, menaient
sous la dénomination de forces une existence mysté­
rieuse, inexplicable — la force mécanique, la chaleur,
le rayonnement (la lumière et la chaleur rayonnante),
l’électricité, le magnétisme, la force chimique de combi­
naison et de décomposition — sont des formes, des
modes d’existence particuliers d’une seule et même
énergie, c’est-à-dire du mouvement; non seulement nous
pouvons prouver que leur transformation, leur passage
d’une forme à l’autre se produit continuellement dans la
nature, mais nous pouvons les réaliser elles-mêmes dans
le laboratoire et l’industrie et cela de telle façon qu’une
quantité donnée d’énergie sous une forme correspond
toujours à une quantité déterminée d’énergie sous telle
ou telle autre forme. Ainsi nous pouvons exprimer l’unité
de chaleur en kilogrammètres, et les unités de quantités
quelconques d’én€rgie électrique ou chimique à leur tour
en unités de chaleur et inversement; de même nous pou­
vons mesurer la consommation d’énergie et l’absorption
d’énergie d’un organisme vivant et l’exprimer dans une
unité quelconque, par exemple, en unités de chaleur.
L’unité de tout le mouvement dans la nature n’est plus
FRAGMENT DE FEUERBACH 77

une affirmation philosophique, mais un fait des sciences


naturelles.
La deuxième découverte — antérieure dans le temps
— est celle de la cellule organique par Schwann et
Sclileiden, de la cellule en tant qu’unité d’où naissent et
grandissent par multiplication et différenciation tous les
organismes — à l’exception des plus inférieurs. C’est
grâce à cette découverte seulement que la recherche des
produits organiques vivants de la nature — aussi bien
l’anatomie comparée et la physiologie que l’embryologie
— a trouvé un terrain solide.
On avait dépouillé de leur secret la formation, la
croissance et la structure des organismes, le miracle, jus­
qu’ici incompréhensible, s’était résolu en un processus
s’accomplissant selon une loi essentiellement identique
pour tous les organismes multicellulaires.
Mais il restait encore une lacune essentielle. Si tous
les organismes multicellulaires — plantes, ainsi qu’ani­
maux, y compris l’homme — sont toujours issus d’une
cellule selon la loi de la division des cellules, d’où vient
donc la diversité infinie de ces organismes ? C’est à cette
question qu’a répondu la troisième grande découverte,
la théorie de l’évolution exposée et fondée pour la pre­
mière fois par Darwin de façon systématique. Quelles
que soient les transformations diverses par lesquelles
cette théorie passera encore dans le détail, elle résout en
somme, dès maintenant, le problème de manière plus
que suffisante, la preuve est établie dans ses grands traits
du développement des organismes depuis les quelques
organismes simples jusqu’aux organismes de plus en
plus variés et de plus en plus compliqués, tels que nous
les voyons aujourd’hui sous nos yeux et en s’élevant jus­
qu’à l’homme; ce qui permet non seulement d’expliquer
l’existence actuelle des matières organiques dans la
nature, mais de poser le fondement pour la préhistoire
78 FRIEDRICH ENGELS

de l’esprit humain, pour la recherche des différents


stades d’évolution depuis le simple protoplasma des
organismes inférieurs sans structure, mais sensible aux
excitations, jusqu’au cerveau pensant de l’homme. Or,
sans cette préhistoire, l’existence du cerveau pensant de
l’homme reste un miracle.
Avec ces trois grandes découvertes, les phénomènes
principaux de la nature sont expliqués, ramenés à leur
cause naturelle. Une seule chose reste ici encore à faire :
expliquer l’origine de la vie issue de la nature inorga­
nique. Dans le stade actuel de la science, cela ne signifie
pas autre chose que produire des albuminoïdes avec des
masses inorganiques. La chimie s’approche de plus en
plus de cette tâche. Elle en est encore très loin. Mais si
nous réfléchissons que c’est seulement en 1828 que le pre­
mier corps organique, l’urée, a été produit par Wœhler
avec de la matière inorganique et que l’on produit main­
tenant des combinaisons organiques innombrables de
façon artificielle sans aucune matière organique, nous ne
voudrons pas donner à la chimie l’ordre de faire
« halte » devant l’albumine. Jusqu’à maintenant, elle
peut produire tonte matière organique dont elle connaît
exactement la composition. Dès que sera connue la com­
position des corps albuminoïdes, elle pourra procéder à
la production de l’albumine vivant. Mais ce serait exiger
un miracle qu’elle dut du jour au lendemain produire ce
que la nature elle-même, dans des circonstances très
favorables, réussit à réaliser sur quelques corps célestes
au bout de millions d’années.
De cette manière, la conception matérialiste de la
nature s’appuie aujourd’hui sur des bases tout autrement
solides qu’au siècle précédent. Alors, on ne comprenait
de façon pour ainsi dire achevée que le mouvement des
corps célestes et celui des corps solides terrestres sous
l'influence de la pesanteur; presque tout le domaine de
la chimie et la nature organique tout entière restaient
FRAGMENT DE FEUERBACH 79

des secrets non compris. Aujourd’hui, toute la na^re


s’éteie devant nous comme un système de rapports et de
phénomènes expliqués et compris, au moins dans ses
grands traits. 11 est vrai que la conception matérialiste
de la nature ne signifie rien d’autre qu’une simple con­
ception de la nature telle qu’elle est, sans adjonction
élrangfie, et c’est pour cela qu’à l’origine elle était l’évi­
dence même chez les philosophes grecs. Mais entre ces
anciens Grecs et nous, il y a plus de deux millénaires de
conception du monde essentiellement idéaliste, aussi le
retour à l’évidence même est-il plus difficile qu’:l n’appa­
raît au premier coup d’œil. Car il ne s’agit nullement de
répudier simplement toute la substance idéologique de
deux millénaires, mais de la critiquer, de dégager les
résultats acquis au sein de la forme idéaliste fausse, mais
inévitable pour son temps et pour la marche du dévelop­
pement même, de cette forme passagère. Et la preuve
que la chose est difficile nous est fournie par ces nom­
breux naturalistes qui, dans leur science même, sont des
matérialistes inexorables, mais en dehors de celle-ci
sont, non seulement des idéalistes, mais même des chré­
tiens pieux, voire orthodoxes.
Tous ces progrès des sciences de la nature, qui firent
époque, passèrent à côté de Feuerbach sans le toucher
sérieusement. Ce fut moins sa faute que celle des condi­
tions allemandes misérables en vertu desquelles les
chaires des universités étaient accaparées par des écra-
seurs de puces éclectiques au cerveau vide, alors que
Feuerbach, qui les dépassait de la hauteur d’une tour,
devenait fatalement un rustre dans la solitude de son
village perdu. Et c’est pourquoi force lui est — à côté
de certaines synthèses générales — de moudre tant de
belles phrases vides sur la nature. C’est ainsi qu’il dit :Il

Il est vrai que la vie n’est pas le produit d’un processus


chimique, elle n’est pas le produit, en général, d’une force
80 FRIEDRICH ENGELS

naturelle isolée ou d’un phénomène à quoi le matérialiste méta­


physique réduit la vie ; elle est un résultat de la nature tout
entière.

Que la vie est un résultat de la nature tout entière,


cela ne contredit nullement le fait que l’albumine qui est
le porteur indépendant exclusif de la vie se forme dans
des conditions déterminées, données par tout l’enchaîne­
ment de la nature, mais se forme précisément comme le
produit d’un processus chimique. [Si Feuerbach avait
vécu dans des circonstances lui permettant de suivre,
ne fut-ce que superficiellement, le développement des
sciences de la nature, il n’aurait jamais été amené à
parler d’un processus chimique comme de l’effet d’une
force isolée de la nature.] C’est à cette même solitude
qu’il faut attribuer le fait que Feuerbach se perd dans
une série de spéculations stériles et tournant en rond au
sujet des rapports de la pensée avec l’organe pensant, le
cerveau — domaine dans lequel Starcke le suit avec pré­
dilection.
Il suffit. Feuerbach se cabre contre le nom de maté­
rialiste. Et ce n’est pas tout à fait à tort; car il ne se déga­
gera jamais complètement de l’idéaliste. Dans le do­
maine de la nature, il est matérialiste; mais dans le
domaine du... (Le texte s’arrête ici.)
KARL MARX

Préface
à la “ Contribution à la critique
de l’économie politique ”
J’examine le système de l’économie bourgeoise dans
l’ordre suivant : capital, propriété foncière, travail
salarié, Etat, commerce extérieur, marché mondial. Sous
les trois premières rubriques, j’étudie les conditions
d’existence économiques des trois grandes classes en
lesquelles se divise la société bourgeoise moderne; la
liaison des trois autres rubriques saute aux yeux. La
première section du premier livre, qui traite du capital,
se compose des chapitres suivants : 1. la marchandise;
2. la monnaie ou la circulation simple; 3. le capital en
général. Les deux premiers chapitres forment le contenu
du présent volume. J’ai sous les yeux l’ensemble des
matériaux sous forme de monographies jetées sur le
papier à de longs intervalles pour mon propre éclair­
cissement, non pour l’impression, et dont l’élaboration
suivie, selon le plan indiqué, dépendra des circonstances.
Je supprime une introduction générale que j’avais
ébauchée parce que, toute réflexion faite, il me paraît
qu’anticiper sur des résultats qu’il faut d’abord démon­
trer ne fait que troubler, et le lecteur qui voudra bien
me suivre devra se décider à s’élever du particulier au
général. Quelques indications, par contre, sur le cours
de mes propres études politiques-économiques me sem­
blent être ici à leur place.
6
82 KAHL MARX

Mon élude spéciale était la jurisprudence à laquelle


cependant je ne m’adonnais que comme à une discipline
subordonnée à côté de la philosophie et de l’histoire. En
1842-43, en ma qualité de rédacteur à la Rheinische Zei-
tung, je me trouvai, pour la première fois, dans l’obli­
gation embarrassante de dire mon mot sur les questions
économiques. Les délibérations du Landtag rhénan
sur les délits forestiers et le morcellement de la propriété
foncière, la polémique officielle que M. von Schaper,
alors premier président de la province rhénane, engagea
avec la Rheinische Zeitung sur la situation des paysans
de la Moselle, les débats enfin sur le libre échange et le
protectionnisme, me fournirent les premières raisons de
m’occuper de questions économiques. D’autre part, à
cette époque, où la bonne volonté d’« aller de l’avant »
remplaçait souvent la compétence, il s’était fait entendre
dans la Rheinische Zeitung un écho légèrement teinté de
philosophie, du socialisme et du communisme français.
Je me prononçai contre ce bousillage, mais, en même
temps, j’avouai carrément, dans une controverse avec
FAllgemeine Augsburger Zeitung, que les études que
j’avais faites jusqu’alors ne me permettaient pas de ris­
quer un jugement quelconque sur la nature même des
tendances françaises. Je préférai profiter avec empresse­
ment de l’illusion des gérants de la Rheinische Zeitung,
qui croyaient pouvoir faire annuler l’arrêt de mort pro­
noncé contre leur journal en lui donnant une attitude
plus modérée, pour quitter la scène publique et me reti­
rer dans mon cabinet d’étude.
Le premier travail que j’entrepris pour résoudre les
doutes qui m’assaillaient fut une révision critique de la
Philosophie du droit de Hegel, travail dont l’introduction
parut dans les Deutsch-Franzôsische Jahrbüclier, pu­
bliés à Paris en 1844. Mes recherches aboutirent à ce
résultat que les rapports juridiques — ainsi que les
PRÉFACE A LA « CONTRIBUTION A LA CRITIQUE 3> 83

formes de l’Etat — ne peuvent être compris ni par eux-


mêmes, ni par la soi-disant évolution générale de l’esprit
humain, mais qu’ils prennent au contraire leurs racines
dans les conditions d’existence matérielles dont Hegel, à
l’exemple des Anglais et des Français du xviii® siècle,
embrasse le tout sous le nom de « société civile » ; mais
que l’anatomie de la société civile est à chercher dans
l’économie politique. J’avais commencé l’étude de celle-ci
à Paris et je la continuai à Bruxelles où j’avais émigré
à la suite d’un arrêté d’expulsion de Monsieur Guizot. Le
résultat général auquel j’arrivai et lequel, une fois
acquis, me servit de fil conducteur dans mes études, peut
brièvement se formuler ainsi: Dans la production sociale
de leur existence, les hommes entrent en des rapports
déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté,
rapports de production qui correspondent à un degré de
développement donné de leurs forces productives maté­
rielles. L’ensemble de ces rapports de production cons­
titue la structure économique de la société, la base réelle
sur quoi s’élève une superstructure juridique et politique
et à laquelle correspondent des formes de conscience
sociales déterminées. Le mode de production de la vie
matérielle conditionne le processus de vie social, poli­
tique et intellectuel en général. Ce n’est pas la conscience
des hommes qui détermine leur être; c’est inversement
leur être social qui détermine leur conscience. A un cer­
tain stade de leur développement, les forces productives
matérielles de la société entrent en contradiction avec les
rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que
l’expression juridique, avec les rapports de propriété au
sein desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. Des
formes de développement des forces productives qu’ils
étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors
s’ouvre une époque de révolution sociale. Le change­
ment dans la base économique bouleverse plus ou moins
lentement ou rapidement toute l’énorme superstructure.
84 KARL MARX

Lorsqu’on considère de tels bouleversements, il faut tou­


jours distinguer entre le bouleversement matériel des
conditions de production économiques — qu’on peut
constater fidèlement à l’aide des sciences de la nature —
et les formes juridiques, politiques, religieuses, artisti­
ques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques
sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce
conflit et le mènent jusqu’au bout. Pas plus qu’on ne
juge un individu sur l’idée qu’il se fait de lui-même, pas
plus on ne saurait juger une telle époque de bouleverse­
ment sur sa conscience de soi; il faut, au contraire,
expliquer cette conscience par les contradictions de la
vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces
productives sociales et les rapports de production. Une
formation sociale ne disparaît jamais avant que soient
développées toutes les forces productives qu’elle est assez
large pour contenir, jamais des rapports de production
nouveaux et supérieurs ne s’y substituent avant que les
conditions d’existence matérielles de ces rapports aient
été complètement couvées dans le sein même de la vieille
société. C’est pourquoi l’humanité ne se pose jamais que
des problèmes qu’elle peut résoudre, car, d’y regarder
de plus près, il se trouvera toujours que le problème lui-
même ne surgit que là où les conditions matérielles pour
le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de
devenir. Esquissés à grands traits, les modes de produc­
tion asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne
peuvent être désignés comme autant d’époques progres­
sives de la formation sociale économique. Les rapports
de production bourgeois sont la dernière forme antago­
nique du processus de production sociale, antagonique
non pas dans le sens d’un antagonisme individuel, mais
d’un antagonisme qui naît des conditions d’existence so­
ciale des individus; mais les forces productives qui se dé­
veloppent au sein de la société bourgeoise créent en mê­
me temps les conditions matérielles pour résoudre cet an­
PRÉFACE A LA « CONTRIBUTION A LA CRITIQUE » 85

tagonisme. Avec cette formation sociale s’achève donc là


préhistoire de la société humaine.
Friedrich Engels, avec qui, depuis la publication
dans les Deutsch-Franzôsische Jahrbücher de sa géniale
esquisse d’une contribution à la critique des catégories
économiques, j’entretenais par écrit un constant échange
d’idées, était arrivé par une autre voie (comparez sa
Situation des classes laborieuses en Angleterre) au même
résultat que moi-même, et quand, au printemps de 1845,
il vint lui aussi se domicilier à Bruxelles, nous réso­
lûmes de travailler en commun à dégager le contraste
de notre manière de voir avec l’idéologie de la philo­
sophie allemande, en fait, de nous mettre en règle avec
notre conscience philosophique antérieure. Ce dessein
fut réalisé sous la forme d’une critique de la philoso­
phie post-hégélienne. Le manuscrit, deux forts volumes
in-octavo, était depuis longtemps entre les mains de
l’éditeur en Westphalie quand on nous avertit qu’un
changement dé circonstances n’en permettait pas l’im­
pression. Nous abandonnâmes d’autant plus volontiers
le manuscrit à la critique rongeuse des souris que nous
avions atteint notre but principal, voir clair en nous-
mêmes. Des travaux épars et dans lesquels nous avons
exposé au public à cette époque nos vues sur des ques­
tions diverses, je ne mentionnerai que le Manifeste du
Parti communiste, rédigé par Engels et moi en colla­
boration, et Je Discours sur le libre-échange publié par
moi. Les points décisifs de notre manière de voir ont été
pour la première fois notifiés scientifiquement, encore
que sous forme de polémique, dans mon écrit, paru en
1847, et dirigé contre Proudhon : Misère de la philoso­
phie, etc. L’impression d’une dissertation sur le Travail
salarié, écrite en allemand et rassemblant les conféren­
ces que j’avais faites sur ce sujet à l’Association des
ouvriers allemands de Bruxelles, fut interrompue par
86 KARL MARX

la révolution de Février et par mon expulsion de Bel­


gique qui en résulta.
La publication de la Neue Rheinische Zeitang en
1848-49 et les événements ultérieurs interrompirent mes
études économiques que je ne pus reprendre qu’en 1850
à Londres. La prodigieuse quantité de matériaux pour
l’histoire de l’économie politique amoncelée au British
Muséum, le poste favorable qu’offre Londres pour l'ob­
servation de la société bourgeoise, et, enfin, le nouveau
stade de développement où celle-ci paraissait entrer par
la découverte de l’or californien et australien, me déci­
dèrent à recommencer par le commencement et à étu-
flier à fond, dans un esprit critique, les nouveaux maté­
riaux. Ces études me conduisirent partiellement d’elles-
mêmes à des disciplines qui semblaient m’éloigner de
mon but et auxquelles il me fallut m’arrêter plus ou
moins longtemps. Mais ce qui notamment abrégea le
temps dont je disposais, ce fut l’impérieuse nécessité de
faire un travail rémunérateur. Ma collaboration qui dure
maintenant depuis huit ans, à la New York Tribune, le
premier journal anglo-américain, entraîna, comme je
ne m’occupe qu’exceptionnellement de journalisme pro­
prement dit, un éparpillement extraordinaire de mes
éludes. Cependant, les articles sur les événements éco­
nomiques marquants en Angleterre et sur le continent,
formaient une partie si considérable de mes contribu­
tions, que je fus contraint de me familiariser avec des
détails pratiques qui ne sont pas du domaine de la
science propre de l’économie politique.
Par cette esquisse du cours de mes études sur le
terrain de l’économie politique j’ai voulu montrer seu­
lement que mes opinions, de quelque manière d’ailleurs
qu’on les juge et pour si peu qu’elles concordent avec
les préjugés intéressés des classes régnantes, sont le ré­
sultat de longues et consciencieuses études. Mais au seuil
PRÉFACE A LA « CONTRIBUTION A LA CRITIQUE » 87

de la science comme à l’entrée de l’enfer, cette obliga­


tion s’impose :

Qui si convien lasciare ogni sospetto


Ogni viltà convien che qui sia morta*.

Londres, janvier 1859.1

1. (Qu’ici l’on bannisse tout soupçon


Et qu’en ce lieu s’évanouisse touta crainte.) (N.R.)
FRIEDRICH ENGELS

“ Contribution à la critique
de l’économie politique ” de Karl Marx

Dans tous les domaines scientifiques, les Allemands


ont prouvé depuis longtemps qu’ils étaient à la hauteur
des autres nations civilisées et dans la plupart des autres
domaines qu’ils leur étaient supérieurs. Une seule science
ne comptait pas un seul nom allemand parmi ses cory­
phées : l’économie politique. La raison en est toute sim­
ple. L’économie politique est l’analyse théorique de la
société bourgeoise moderne et suppose, par conséquent,
des conditions bourgeoises développées, conditions qui
en Allemagne, depuis les guerres de la Réforme et des
paysans et surtout depuis la guerre de Trente ans, n’ont
pu réellement s’établir durant des siècles. La séparation
de la Hollande de l’Empire a mis l’Allemagne à l’écart
de commerce mondial, réduisant à l’avance son déve­
loppement industriel aux proportions les plus mesqui­
nes; et alors que les Allemands se remettaient pénible­
ment et lentement des dévastations des guerres civiles,
alors qu’ils usaient toute leur énergie bourgeoise qui ne
fut jamais très grande dans la lutte stérile contre les
barrières douanières et les règlements commerciaux stu­
pides que chaque petit prince lilliputien et chaque baron
industriel de l’Empire imposaient à ses sujets, alors que
les villes du Reich périclitaient dans la mesquinerie des
corps de métiers et du patriciat — pendant ce temps-là,
90 FRIEDRICH ENGELS

la Hollande, l’Angleterre et la France prenaient les pre­


mières places dans le commerce mondial, aménageaient
colonies sur colonies et poussaient l’industrie manufac­
turière à son épanouissement le plus complet, jusqu’au
moment où l’Angleterre prit enfin la tête du développe­
ment bourgeois moderne, grâce à la vapeur qui, seule,
allait donner toute leur valeur à ses gisements de char­
bon et de fer. Mais tant qu’il fallut encore mener la lutte
contre des vestiges aussi ridiculement surannés du
moyen âge que ceux qui entravèrent jusqu’en 1830 le
développement bourgeois matériel de l’Allemagne, il n’y
eut pas d’économie politique allemande possible. C’est
seulement par l’établissement du Zollverein que les Al­
lemands furent en situation de pouvoir simplement com­
prendre l’économie politique. Dès ce moment, com­
mença, en effet, l’importation de l’économie anglaise et
française au grand profit de la bourgeoisie allemande.
Bientôt le monde savant et la bureaucratie s’emparè­
rent de la matière importée et l’élaborèrent d’une ma­
nière pas très favorable au crédit de l’esprit allemand.
Du pêle-mêle de chevaliers d’industrie littéraires, de
commerçants, de pédants et de bureaucrates naquit en­
suite une littérature de l’économie allemande qui en fait
de fadaise, de futilité, de manque de réflexion, de plati­
tude et de plagiat n’a son pendant que dans le roman
allemand. Parmi les gens aux fins pratiques se développa
tout d’abord l’école protectionniste des industriels dans
laquelle List fait autorité et est, malgré tout, le meilleur
de ce qu’a produit la littérature économique bourgeoise
allemande, bien que toute son œuvre glorieuse soit co­
piée sur le Français Ferrier, le premier théoricien du
système du blocus continental. Face à cette tendance se
forma de 1840 à 1850 l’école libre-échangiste des com­
merçants dans les provinces de la Baltique qui reprit en
balbutiant, avec une foi puérile mais intéressée, les ar­
guments des freetraders anglais. Enfin, parmi les pédants
CONTRIBUTION A LA CRITIQUE, DE K. MARX 91

d’école et les bureaucrates qui eurent à traiter le côté


théorique de la discipline, il y avait de secs collection­
neurs d’herbiers sans esprit critique comme M. Rau, des
spéculateurs qui, prenant un air savant, traduisaient les
propositions étrangères dans un langage hégélien mal
digéré comme M. Stein ou des littérateurs qui glanaient
des épis dans le domaine de 1* « histoire de la culture »
comme M. Riehl. Ce qui finalement en sortit, ce fut la
caméralistique, un brouet de toute sorte de choses hété­
rogènes arrosé d’une sauce économique éclectique, du
genre de ce que chaque licencié en droit a besoin de
savoir pour passer ses examens de fonctionnaire public.
Pendant que la bourgeoisie, le pédantisme scolaire
et la bureaucratie continuaient en Allemagne à appren­
dre par cœur avec beaucoup de mal et à essayer en
quelque sorte de comprendre les premiers éléments de
l’économie anglo-française comme des dogmes intangi­
bles le Parti prolétarien allemand paraissait sur la scène.
Tout ce qu’il avait en fait de théorie était puisé dans
l’étude de l’économie politique, et c’est du moment de
son apparition que date aussi l'économie allemande
scientifique, indépendante. Cette économie allemande
repose essentiellement sur la concepiion matérialiste de
l’histoire dont les traits principaux sont exposés briève­
ment dans la préface de l’ouvrage cité plus haut. Cette
préface a été pour l’essentiel déjà reproduite dans le
Voile auquel nous renvoyons. Non seulement pour l’éco­
nomie, mais pour toutes les sciences historiques (et sont
historiques toutes les sciences qui ne sont pas des scien­
ce de la nature) ce fut une découverte révolutionnaire
que cette phrase :

Le mode de production de la vie matérielle conditionne le


processus de la vie sociale, politique et intellectuelle, en général.

Que toutes les relations de la société et de l’Etat,


tous les systèmes religieux et juridiques, toutes les vues
92 FRIEDRICH ENGELS

théoriques qui surgissent dans l’histoire ne peuvent être


compris que si les conditions de vie matérielles de l’épo­
que correspondante sont comprises et que si les premiè­
res sont déduites de ces conditions matérielles.

Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur


être ; c’est inversement leur être social qui détermine leur
conscience.

La proposition est si simple qu’elle devrait être l’évi­


dence même pour tous ceux qui ne sont pas butés dans
la fourberie idéaliste. Mais la chose n’a pas seulement
des conséquences tout à fait révolutionnaires pour la
théorie, elle en a aussi pour la pratique :

A un certain stade de leur développement, les forces pro­


ductives matérielles de la société entrent en contradiction avec
les rapports de production existants, ou, ce qui n’en est que
l’expression juridique, avec les rapports de propriété au sein
desquels elles s’étaient mues jusqu’alors. De formes de dévelop­
pement des forces productives qu’ils étaient, ces rapports en
deviennent des entraves. Alors s’ouvre une époque de révolution
sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus
ou moins lentement ou rapidement toute l’énorme super­
structure... Les rapports de production bourgeois sont la dernière
forme antagonique du processus de production sociale, anta­
gonique non pas dans le sens d’un antagonisme individuel,
mais d’un antagonisme qui naît des conditions d’existence
sociale des individus; mais les forces productives qui se déve­
loppent au sein de la société bourgeoise créent en même temps
les conditions matérielles pour résoudre cet antagonisme.

La perspective d’une révolution formidable, de la


révolution la plus formidable de tous les temps, s’ouvre
donc à nous dès que nous continuons à poursuivre notre
thèse matérialiste et que nous l’appliquons au présent.
Mais il apparaît aussitôt au cours d’un examen plus
approfondi que cette proposition d’apparence simple
que la conscience des hommes dépend de leur être et
non pas inversement, heurte directement de front dès
ses premières conséquences tout l’idéalisme, même le
CONTRIBUTION A LA CRITIQUE, DE K. MARX 93

plus dissimulé. Elle nie toutes les conceptions tradition­


nelles et coutumières sur toute l'histoire. Tout le mode
traditionnel de raisonnement politique est renversé; la
noblesse de cœur patriotique se cabre indignée contre
une pareille conception sans principes. La nouvelle fa­
çon de voir répugna par conséquent fatalement, non
seulement aux représentants de la bourgeoisie, mais
aussi à la masse des socialistes français qui voulaient
soulever le monde avec la formule magique : liberté,
égalité, fraternité. Mais c’est chez les braillards démo­
crates vulgaires d’Allemagne qu’elle excita une colère
achevée. Ce qui ne les a pas empêchés néanmoins de
chercher avec prédilection à exploiter les idées nouvelles
en les plagiant, d’ailleurs avec une incompréhension
rare.
Le développement de la conception matérialiste,
même dans un seul exemple historique, était un travail
historique qui aurait exigé des années d’études tran­
quilles, car il est bien évident qu’on ne peut rien faire
ici avec de simples phrases et que seule une masse de
matériaux historiques triés d’une façon critique et com­
plètement assimilés peut mettre à même d’accomplir
pareille tâche. La révolution de Février projeta notre
Parti sur la scène politique, lui rendant ainsi impossible
la poursuite de fins purement scientifiques. Néanmoins
la conception fondamentale se retrouve comme un fil
rouge conducteur à travers toutes les productions litté­
raires du Parti. Dans chaque cas particulier, on y prouve
toujours que l’action a jailli chaque fois d’impulsions
matérielles directes et non pas des phrases qui les ac­
compagnaient et que, au contraire, les phrases politi­
ques et juridiques sont sorties des impulsions matériel­
les tout comme l’action politique et ses résultats.
Lorsque, après la défaite de la révolution de 1848-
49, il y eut un moment où l’action sur l’Allemagne, ve­
nant de l’étranger, devint de plus en plus impossible,
94 FRIEDRICH ENGELS

notre Parti laissa le terrain des chicanes de l’émigra­


tion — car cela restait la seule action possible — à la
démocratie vulgaire. Pendant que celle-ci se harcelait
à cœur joie, aujourd’hui se prenant aux cheveux pour
fraterniser le lendemain et laver à nouveau le surlen­
demain tout son linge sale devant le monde entier, pen­
dant qu’elle s’en allait mendier par toute l’Amérique
pour soulever le moment d’après un nouveau scandale
au sujet de la répartition du maigre butin de quelques
thalers, notre Parti fut content de retrouver quelque
calme pour l’étude. Il avait le grand avantage de pos­
séder une nouvelle conception scientifique comme base
théorique dont l’élaboration lui donnait suffisamment
à faire; à cause de cela déjà, il n’a jamais pu tomber
si bas que les « grands hommes » de l’émigration.
Le premier fruit de ces études est le livre présent.

II

Dans un ouvrage comme celui-ci, on ne saurait par­


ler d’une critique non systématique de chapitres séparés
de l’économie, de l’étude à part de telle ou telle ques­
tion litigieuse économique. Il vise au contraire à priori à
résumer systématiquement tout le complexe de la science
économique, à être un développement systématique des
lois de la production et de l’échange bourgeois. Comme
les économistes ne sont autre chose que les interprètes
et les apologistes de ces lois, ce développement est en
même temps la critique de toute la littérature écono­
mique.
Depuis la mort de Hegel, on n’avait guère tenté de
développer une science dans son propre enchaînement
interne. L’école hégélienne officielle ne s’était appropriée
de la dialectique du maître que la manipulation des arti­
fices les plus simples qu’elle appliquait à toutes les cho­
ses, et souvent encore avec une maladresse ridicule.
CONTRIBUTION A LA CRITIQUE, DE K. MARX 95

Tout le legs de Hegel se bornait pour elle à un simple


cliché à Taide duquel on construisait artificiellement
chaque sujet, et à un registre de mots et de tournures
qui n’avaient plus d’autre but que de se trouver là au
bon moment, c’est-à-dire au moment où manquaient les
idées et les connaissances positives. C’est ainsi qu’il ar­
riva, que, comme le disait un professeur de Bonn, ces
hégéliens ne savaient rien de rien tout en pouvant écrire
sur tout. Il est vrai que tout était aussi à l’avenant. Ce­
pendant, ces Messieurs, malgré leur suffisance, n’en
avaient pas moins conscience de leur faiblesse à tel
point qu’ils se tenaient le plus possible éloignés de gran­
des tâches; l’ancienne science à perruque maintenait
son terrain, grâce à la supériorité de son savoir positif;
et lorsque, enfin, Feuerbach eut donné congé à l’idée
spéculative, l’hégélianisme disparut peu à peu, et l’on
put croire que le règne de l’ancienne métaphysique avec
ses catégories fixes allait recommencer dans la science.
La chose avait sa cause naturelle. Au régime des
diadoques de Hegel qui se perdait dans la phraséologie
pure succéda naturellement une époque où le côté po­
sitif de la science l’emporta à nouveau sur le côté for­
mel. Mais en même temps l’Allemagne se jeta avec une
énergie tout à fait extraordinaire sur les sciences de la
nature, conformément au puissant développement bour­
geois qui se produisait depuis 1848; et ces sciences, dans
lesquelles la tendance spéculative n’avait jamais pu
prendre une prédominance considérable de façon quel­
conque, devenant à la mode, l’ancienne manière méta­
physique de penser surgit à nouveau également attei­
gnant jusqu’à la platitude extrême de Wolff. Hegel
avait disparu, il se développait le nouveau matérialisme
des sciences de la nature qui théoriquement ne se dis­
tingue presque pas de celui du xvm* siècle et dont le
seul avantage est, la plupart du temps, d’avoir des maté­
riaux plus riches dans les sciences de la nature, notam­
FRIEDRICH ENGELS

ment de la chimie et de la physiologie. Nous trouvons


ce mode de penser philistin borné de l’époque prékan­
tienne reproduit jusqu’à la plus extrême platitude chez
Büchner et Vogt et même chez Moleschott qui jure
d’après Feuerbach et qui, à chaque instant, se bute d’une
façon tout à fait divertissante contre les catégories les
plus simples. La haridelle décharnée du sens commun
bourgeois s’arrête naturellement perplexe devant l’abîme
qui sépare l’être du phénomène, la cause de l’effet; mais
lorsque l’on s’en va chasser à courre sur le terrain très
accidenté de la pensée abstraite, il faut précisément se
garder de monter une haridelle.
Il y avait donc ici une autre question à régler qui
n’a rien à faire avec l’économie politique en soi. Com­
ment traiter la science ? D’un côté se trouvait la dialec­
tique de Hegel dans la forme « spéculative » tout à fait
abstraite où Hegel l’avait laissée, de l’autre côté la mé-
diode ordinaire revenue maintenant à la mode, la mé­
thode métaphysique essentiellement wolffienne avec la­
quelle les économistes bourgeois avaient écrit eux aussi
leurs gros ouvrages sans lien ni suite. Cette dernière
avait été démolie théoriquement par Ivant et notam­
ment par Hegel, de telle façon que seuls la paresse et
le manque d’une autre idée simple pouvaient lui per­
mettre de prolonger son existence pratique. D’autre part,
la méthode hégélienne était absolument inutilisable dans
sa forme présente. Elle était essentiellement idéaliste et
il s’agissait ici du développement d’une conception du
monde qui était plus matérialiste que toutes les précé­
dentes. Elle partait de la pensée pure et ici on devait
partir des faits les plus têtus. Une méthode qui, de son
propre aveu, « venait de rien pour aller par rien à rien »
n’était nullement de mise ici sous cette forme. Néan­
moins, elle était le seul fragment de toute la matière lo­
gique présente auquel on pouvait du moins se rattacher.
Elle n’avait pas été l’objet de la critique et on n’en était
CONTRIBUTION A LA CRITIQUE, DE K. MARX 97

pas venu à bout; pas un des adversaires du grand dia­


lecticien n’avait pu faire de brèche dans son édifice or­
gueilleux; elle avait disparu parce que l’école hégé­
lienne n’avait rien su en faire- Avant toute autre chose,
il s’agissait donc de soumettre la méthode de Hegel à
une critique approfondie.
Ce qui distinguait le mode de pensée de Hegel de
celui de tous les autres philosophes, c’était l’énorme
sens historique qui en constituait la base. Si abstraite et
si idéaliste qu’en fut la forme, le développement de sa
pensée n’en était pas moins toujours parallèle au déve­
loppement de l’histoire mondiale, et celle-ci doit être,
en quelque sorte, l’épreuve de celle-là. Bien que de ce
fait le rapport exact fut renversé et mis la tête en bas,
son contenu réel n’en pénétrait pas moins partout dans
la philosophie, d’autant plus que Hegel se distinguait de
ses disciples en ce sens que ceux-ci se targuaient de leur
ignorance, alors qu’il était au contraire un des esprits
les plus savants de tous les temps. Il fut le premier à
essayer de montrer qu’il y a dans l’histoire un dévelop­
pement, un enchaînement interne et si étrange que
puisse nous paraître actuellement mainte chose dans sa
philosophie de l’histoire, le caractère grandiose de la
conception fondamentale elle-même est encore aujour­
d’hui digne d’admiration quand on lui compare ses pré­
décesseurs ou même ceux qui, après lui, se sont permis
des réflexions générales sur l’histoire. En phénoménolo­
gie, en esthétique, dans l’histoire de la philosophie, par­
tout pénètre cette conception grandiose de l’histoire, et
partout la matière est traitée de façon historique, en rela­
tion déterminée quoique abstraitement renversée, avec
l’histoire.
Cette conception de l’histoire qui fit époque, fut la
prémisse théorique directe du nouveau point de vue
matérialiste, et, partant, un point de départ également
pour la méthode logique. Si cette dialectique disparue
7
98 FRIEDRICH ENGELS

avait déjà du point de vue de la « pensée pure » con­


duit à de tels résultats, si, en outre, elle était venue à
bout comme en se jouant de toute la logique et de toute
la métaphysique antérieures, il fallait en tout cas qu’elle
fût autre chose que du sophisme et l’art de couper les
cheveux en quatre. Mais la critique de cette méthode
devant laquelle avait reculé et recule encore toute la
philosophie officielle, n’était pas une petite chose.
Marx était et est le seul qui pouvait s’astreindre au
travail de dégager de la logique hégélienne le noyau qui
renferme les véritables découvertes de Hegel dans ce
domaine et d’établir, dépouillée de ses voiles idéalistes,
la méthode dialectique, dans la forme simple où elle est
la seule forme juste du développement des pensées.
Cette élaboration de la méthode qui est la base de la
critique de l’économie politique de Marx, nous la consi­
dérons comme un résultat qui, en importance, le cède
à peine à la conception matérialiste fondamentale.
Même une fois la méthode acquise, la critique de
réconomie pouvait encore être abordée de deux sortes
de manières : historiquement ou logiquement. Comme
dans l’histoire, de même que dans son reflet littéraire,
le développement se poursuit en général des rapports
les plus simples aux plus compliqués, le développement
littéraire historique de l’économie politique fournissait
un fil conducteur naturel auquel la critique pouvait s’ac­
crocher et les catégories économiques apparaîtraient en
général dans le même ordre que dans le développement
logique. Cette forme a l’avantage apparent d’une clarté
plus grande, car n’est-ce pas le développement réel qui
est poursuivi ? mais, en fait, son mérite serait tout au
plus d’être plus populaire. L’histoire procède souvent
par bonds et en zig-zags et il faudrait la poursuivre par­
tout, ce qui exigerait non seulement l’insertion de beau­
coup de matériaux de peu d’importance, mais aussi que
la suite des idées fut souvent interrompue; en outre, on
CONTRIBUTION A LA CRITIQUE, DE K. MARX 99

ne saurait écrire l’histoire de l’économie sans celle de


la société bourgeoise et le travail n’en finirait plus car
tous les travaux préalables manquent.
C’est donc le mode logique de traiter la critique de
l'économie qui était seule de mise. Mais celui-ci n’est en
fait que le mode historique, dépouillé seulement de la
forme historique et des hasards perturbateurs. La suite
des idées doit commencer par quoi l’histoire en ques­
tion commence, et son développement ultérieur ne sera
que le reflet, sous une forme abstraite et théoriquement
conséquente, du cours historique; un reflet corrigé, mais
corrigé selon des lois que le cours réel de l’histoire four­
nit lui-même par le fait que chaque moment peut être
observé au point de développement de sa pleine matu­
rité, de sa classicité.
Avec cette méthode nous partons du premier et du
plus simple rapport qui existe pour nous historique­
ment, pratiquement, c’est-à-dire, ici, du premier rapport
économique qui se présente à nous. Ce rapport nous le
dissocions. Du fait déjà que c’est un rapport, il découle
déjà qu’il a deux aspects qui sont en relation l’un à l’au­
tre. Chacun de ces aspects est observé en soi; on en tire
la manière de leur comportement réciproque, de l’action
et de la réaction. Il en résultera des contradictions qui
demandent à être résolues. Mais comme nous ne consi­
dérons pas ici un processus intellectuel abstrait qui se
passe seulement dans notre tête, mais un fait réel qui
s’est passé ou qui se passe encore réellement à un mo­
ment quelconque, ces contradictions se seront dévelop­
pées elles aussi dans la pratique et auront, vraisembla­
blement, trouvé là leur solution. Nous poursuivrons cette
sorte de solution et nous constaterons qu’elle a été ame­
née par la formation d’un nouveau rapport dont nous
aurons à développer désormais les deux côtés oppo­
sés, etc.
L’économie politique commence avec la marchan­
100 FRIEDRICH ENGELS

dise, avec le moment où des produits sont échangés les


uns contre les autres — soit par des individus, soit par
des communautés primitives. Le produit qui entre en
échange est une marchandise. Mais il n’est une mar­
chandise que parce que à la chose, au produit se rat­
tache un rapport entre deux personnes ou deux com­
munautés, le rapport entre le producteur et le consom­
mateur qui ne sont plus ici réunis dans une seule et
même personne. Voilà que dès le début nous avons
l’exemple d’un fait de nature particulière qui pénètre
toute l’économie et qui a causé un malin désarroi dans
les têtes des économistes bourgeois : l’économie ne traite
pas de choses, mais de rapports entre personnes et, en
dernière instance, entre classes; or, ces rapports sont
toujours liés à des choses et apparaissent comme des
choses. Cette filiation qui, dans des cas isolés, est ap­
paru, confusément, il est vrai, à tel ou tel économiste,
c’est Marx qui, le premier, en a découvert toute la va­
leur pour l’économie tout entière, simplifiant et clari­
fiant ainsi les questions les plus difficiles au point que,
maintenant, les économistes bourgeois eux-mêmes pour­
ront les comprendre.
Si nous observons maintenant la marchandise
d’après ses divers aspects et, notamment, la marchan­
dise telle qu’elle s’est développée complètement et non
telle qu’elle se développe tout d’abord péniblement dans
le commerce d’échange naturel de deux communautés
primitives, elle se présente à nous aux deux points de
vue de valeur d’usage et de valeur d’échange, et voilà
que nous entrons immédiatement dans le domaine des
discussions économiques. Celui qui veut avoir un exem­
ple frappant de la manière dont la méthode dialectique
allemande à son stade actuel de développement, est su­
périeure à l’ancienne méthode métaphysique plate et
triviale, au moins autant que les chemins de fer le sont
par rapport aux moyens de transport du moyen âge,
CONTRIBUTION A LA CRITIQUE, DE K. MARX 101

qu’il lise Adam Smith ou tout autre économiste officiel


faisant autorité et il verra à quelles tortures la valeur
d’échange et la valeur d’usage ont soumis ces Messieurs,
quelles difficultés ils ont à les discriminer convenable­
ment et à concevoir chacune d’elles dans sa particula­
rité déterminée, et qu’il compare ensuite cela avec le
développement simple, clair chez Marx.
Une fois que sont développées la valeur d’échange
et la valeur d’usage, la marchandise est représentée
comme l’unité directe de l’une et l’autre, telle qu’elle
apparaît dans le processus d’échange. Pour savoir quel­
les contradictions en résultent, qu’on lise les pages 20-
21. Faisons remarquer seulement que ces contradictions
n’ont pas seulement un intérêt théorique, abstrait, mais
qu’elles reflètent les difficultés provenant de la nature
du rapport d’échange direct, du commerce d’échange
simple, les impossibilités auxquelles aboutit nécessaire­
ment cette première forme grossière de l’échange. Ces
impossibilités se trouvent résolues dans le fait que la
propriété de représenter la valeur d’échange de toutes
les autres marchandises est transférée à une marchan­
dise spéciale — l’argent. L’argent ou la circulation sim­
ple est alors développée dans le second chapitre, et à
savoir : 1. l’argent en tant que mesure des valeurs, étant
donné que, par la suite, la valeur mesurée en argent, le
prix, acquiert sa détermination plus exacte; 2. en tant
que moyen de circulation et 3. comme unité des deux
déterminations en tant qu'argent réel, comme représen­
tant de toute la richesse matérielle bourgeoise. C’est là-
dessus que se termine le développement du premier fas­
cicule, réservant au second le passage de l’argent au
capital.
On voit qu’avec celte méthode, le développement
logique n’a nul besoin de se maintenir dans le domaine
de l’abstraction pure. Au contraire, il a besoin de l’illus­
tration historique, du contact continuel avec la réalité.
102 FRIEDRICH ENGELS

Aussi ces exemples à l’appui sont-ils insérés avec abon­


dance et diversité, que ce soient des allusions au cours
historique réel à divers stades du développement so­
cial, ou encore des renvois à la littérature économique
où l’on suit dès le début la claire élaboration des déter­
minations des rapports économiques. La critique des
divers modes de conceptions plus ou moins étroits ou
confus est faite ensuite, pour l’essentiel déjà, dans le
développement logique lui-même et peut être abrégée.
Dans un troisième article nous aborderons le con­
tenu économique de l’ouvrage1.

1. Ce troisième article n’a jamais paru et le manuscrit n’existe


pas. (N.R.)
FRIEDRICH ENGELS

Le matérialisme historique

Je me i-ends parfaitement compte que le contenu


de cet essai heurtera une partie considérable du public
anglais. Mais si nous, continentaux, avions pi’is garde
le moins du monde aux préjugés de la « respectabilité »
britannique, nous serions encore en plus mauvais état
que nous ne le sommes. Ce livre défend ce que nous
nommons « matérialisme historique » et le mot « maté­
rialisme » écorche les oreilles de l’immense majorité des
lecteurs anglais. On peut tolérer « agnosticisme », mais
« matérialisme » est absolument inadmissible.
Et pourtant le pays natal de tout le matérialisme
moderne, depuis le xvii9 siècle, c’est l’Angleterre.

Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà


son scolastique Duns Scot, se demandait « si la matière ne pou­
vait pas penser ».
Pour effectuer ce miracle, il se réfugia dans l’omnipotence
de Dieu, c’est-à-dire qu’il fit prêcher le matérialisme à la théo­
logie. En outre, il était nominaliste. Le nominalisme, première
forme du matérialisme, se rencontre surtout chez les scolas­
tiques anglais.
L’auteur réel du matérialisme anglais est Bacon. Pour lui,
la philosophie naturelle est la seule philosophie véritable, et
la physique basée sur l’expérience des sens est la partie essen­
tielle de la philosophie naturelle. Anaxagore et ses homoiomé-
ries, Démocrite et ses atomes, voilà les autorités qu’il se plait
à citer. D’après lui, les sens sont infaillibles et sont la source
de toute connaissance. Toute science est fondée sur l’expé­
rience et consiste à soumettre les données fournies par les
sens à une méthode rationnelle d’investigation. L’induction,
l’analyse, la comparaison, l’observation, l’expérimentation sont
les principales formes d’une méthode rationnelle de cet ordre.
Parmi les qualités inhérentes à la matière, le mouvement est la
104 FRIEDRICH ENGELS

première et la plus éminente, non seulement sous la forme du


mouvement mécanique et mathématique, mais surtout sous ia
forme d’une impulsion, d’un esprit vital, d’une tension, — ou
d’une « quai » (torture) de la matière, pour employer une
expression de Jacob Bœhms.
Chez Bacon, son premier initiateur, le matérialisme con­
tient les germes d’un développement multiforme. D’une part, la
matière, environnée d’un éclat sensuel, poétique, semble attirer
tout l’être de l’homme par ses sourires vainqueurs. D’autre part,
la doctrine formulée sous forme d’aphorismes, fourmille d’in­
conséquences théologiques.
Dans son évolution ultérieure, le matérialisme devient uni­
latéral, Hobbes est l’homme qui systématise le matérialisme ba­
conien. La connaissance basée sur les sens perd sa fleur poé­
tique, devient l’expérience abstraite du mathématicien; la géo­
métrie est proclamée la reine des sciences. Le matérialisme
tourne à la misanthropie. Pour dominer son adversaire, le spi­
ritualisme misanthropique et décharné, sur son propre terrain,
le matérialisme doit macérer sa propre chair et se faire ascé­
tique. D’être sensuel il devient intellectuel; mais c’est également
ainsi qu’il développe toute la rigueur, indifférente aux consé­
quences, qui caractérise l’intellect.
Hobbes, comme continuateur de Bacon, argumente ainsi : si
toute la connaissance humaine est fournie par les sens, nos
concepts et nos idées ne sont que les fantômes du monde réel,
privés de leur forme sensible. La philosophie ne peut que don­
ner des noms à ces fantômes. Un nom peut s’appliquer à plu­
sieurs d’entre eux. Il peut même y avoir des noms des noms.
Il y aurait une contradiction implicite à soutenir d’un côté que
toutes les idées ont leur origine dans le monde de la sensation,
et de l’autre qu’un mot est plus qu’un mot; qu’à côté des êtres
qui sont uns et complètement individuels, il existe également
des êtres d’une nature générale et non individuelle. Une subs­
tance sans corps n’est pas moins absurde qu’un corps sans
corps. Corps, être, substance ne sont que les noms divers d’une
réalité unique. Il est impossible de séparer la pensée de la ma­
tière qui pense. Cette matière est le substrat de tous les chan­
gements qui se produisent dans le monde. Le mot infini n’a pas
de sens, à moins qu’il ne signifie la capacité qu’a notre esprit
d’accomplir un processus sans fin d’additions. Seules les choses
matérielles étant perceptibles, nous ne pouvons rien savoir d<î
l’existence de Dieu. Ma propre existence est seule certaine. Toute
passion humaine est un mouvement mécanique qui a un com­
mencement et une fin. Les objets des impulsions sont ce que
nous nommons bon. L’homme est soumis aux mêmes lois que
la nature. Puissance et liberté sont identiques.
Hobbes avait systématisé Bacon sans, toutefois, fournir une
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE 105

preuve du principe fondamental de Bacon, l’origine des con­


naissances et idées empruntées au monde de la sensation. Ce
fut Locke qui, dans son Essaij an the Human Understanding,
fournit cette preuve.
Hobbes avait secoué les préjugés déistes du matérialisme
baconien; Collins, Dodwall, Coward, Hartley, Priestley secouè­
rent pareillement les dernières barrières théologiques qui sub­
sistaient encore dans le sensualisme de Locke. En tous cas, pour
le matérialiste, le déisme n’est qu’un moyen commode et non­
chalant de se débarrasser de la religion \

C’est ainsi que Karl Marx parla de l’origine britan­


nique du matérialisme moderne. Si les Anglais d’au­
jourd’hui n’apprécient exactement le compliment qu’il
adresse à leurs ancêtres, c’est dommage. Mais il n’en est
pas moins indéniable que Bacon, Hobbes et Locke sont
les pères de cette brillante école de matérialistes fran­
çais qui firent du xvm' siècle, en dépit de toutes les vic­
toires terrestres et navales remportées sur les Français
par les Allemands et les Anglais, un siècle éminemment
français, avant même qu’il fût couronné par cette Ré­
volution française dont nous, qui n’y avons pas pris part,
en Allemagne comme en Angleterre, essayons encore
d’acclimater les résultats.
Il ne sert à rien de le nier. Vers le milieu du siècle,
ce qui frappait tous les étrangers cultivés qui se fixaient
en Angleterre, c’était ce qu’ils devaient considérer com­
me la bigoterie religieuse et la stupidité de la respecta­
ble classe moyenne anglaise. Nous étions tous alors des
matérialistes, ou du moins, des libres penseurs très avan­
cés; et il nous paraissait inconcevable que la plupart
des gens cultivés en Angleterre crussent toute sorte de
miracles impossibles, et que même des géologues comme
Buckland et Mantell déformassent les faits de leur
science pour ne point trop entrer en conflit avec les my­
thes de la Genèse; cependant que, pour trouver des gens1

1. Marx et Engels : la Sainte Famille, dans Œuvres philosophiques,


de K. Marx. t. II, pp. 229-232, éd. Costes, Paris, 1927. (N.R.)
106 FRIEDRICH ENGELS

osant appliquer leurs facultés intellectuelles aux sujets


religieux, il fallait aller parmi les gens sans éducation, les
« brutes mal lavées », comme on disait alors, les tra­
vailleurs, spécialement les socialistes owenistes.
Mais depuis cette époque, l’Angleterre s’est « civi­
lisée ». L’exposition de 1851 a sonné le glas de l’exclu­
sivisme insulaire anglais. L’Angleterre s’est graduelle­
ment internationalisée, dans son boire et son manger, ses
mœurs, ses idées; si bien que je me prends à souhaiter
que quelques coutumes anglaises eussent fait autant de
progrès sur le continent que d’autres coutumes conti­
nentales en pnt fait ici. Quoi qu’il en soit, l’introduction
et la diffusion de l’huile pour la salade (connue seule­
ment de l’aristocratie avant 1851) se sont accompagnées
d’une extension fatale du scepticisme continental en
matière de religion et qu’on en est venu à ce point que
l’agnosticisme, quoiqu’il ne soit point encore considéré
comme la « chose » à l’égal de l’Eglise d’Angleterre,
n’est pas loin d’être sur le même pied, en ce qui con­
cerne la respectabilité, que le baptisme, et dépasse déci­
dément en dignité l’Armée du Salut. Et je ne peux
m’empêcher de croire qu’en de telles circonstances, bien
des gens qui déplorent et condamnent sincèrement ce
progrès de l’incrédulité, se consoleront d’apprendre que
ces « idées à la mode » ne sont point d’origine étran­
gère, ne sont pas made in Germamj, comme tant d’au­
tres articles d’usage courant, mais sont indubitablement
« vieille Angleterre », et que leurs auteurs anglais d’il
y a deux cents ans sont allés sensiblement plus loin que
n’osent s’aventurer aujourd’hui leurs descendants.
Qu’est-ce donc que l’agnosticisme, sinon, pour em­
ployer un terme expressif du Lancashire, un matéria­
lisme « honteux » ? La conception agnosticiste de la na­
ture est complètement matérialiste. Le monde naturel
tout entier est régi par des lois et exclut absolument
toute intervention extérieure. Mais, ajoute-t-il, nous
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE 107

n’avons aucun moyen d’affirmer ou de nier l’existence


de quelque être suprême au delà de l’univers connu.
Cette position pouvait être solide au temps où Laplace,
comme Napoléon lui demandait pourquoi dans la Méca­
nique céleste du grand astronome, le Créateur n’était
pas même mentionné, répliquait fièrement : « Je n’avais
pas besoin de cette hypothèse. » Mais aujourd’hui, notre
conception évolutionniste de l’univers ne laisse abso­
lument aucune place à un créateur ou à un souverain :
et parler d’un Etre suprême à part de tout le monde exis­
tant implique une contradiction dans les termes, et, à
ce qu’il me semble, une insulte gratuite aux sentiments
des croyants.
Derechef, notre agnostique admet que toute notre
connaissance est basée sur les informations que nous
transmettent nos sens. Mais, ajoute-t-il, comment sa­
vons-nous que nos sens nous donnent des représenta­
tions correctes des objets que nous percevons par leur
canal ? Et il nous informe alors que, chaque fois qu’il
parle des objets ou de leurs qualités, il ne veut point
parler en réalité de ces objets et de ces qualités, dont
il ne peut rien savoir avec certitude, mais simplement
des impressions qu’ils ont produites sur ses sens. Ce
genre de raisonnement semble sans nul doute difficile­
ment réfutable par une simple argumentation. Mais
avant l’argumentation, il y eut l’action. Im Anfang war
die Tat. Et l’action humaine a résolu la difficulté bien
avant que le raisonnement humain l’eût inventée. The
proof of the pudding is in the eatmg1. Du moment
que nous soumettons ces objets à notre usage, confor­
mément aux qualités que nous y percevons, nous sou­
mettons à une épreuve infaillible la correction ou la
fausseté de nos perceptions sensibles. Si ces perceptions
étaient fausses, notre appréciation de l’usage qu’on peut

1. La preuve du pudding, c’est qu’on le mange. (N.R.)


108 FRIEDRICH ENGELS

faire d’un objet devrait également l’être, et notre essai


devrait échouer. Mais si nous réussissons à atteindre
notre but, si nous nous apercevons que l’objet s’accorde
avec l’idée que nous avons de lui, et répond au dessein
où nous le faisions entrer, c’est là une preuve positive
que nos perceptions de l’objet et de ses qualités, sont
d’accord avec une réalité extérieure à nous mêmes. Et
chaque fois que nous essujrons un échec, nous mettons
généralement peu de temps à découvrir la raison qui
nous a fait échouer, nous nous apercevons que la per­
ception sur laquelle nous nous étions fondés pour agir
était ou incomplète et superficielle, ou combinée avec
les résultats d’autres perceptions, d’une manière telle
qu’elles ne garantissaient pas ce que nous appelons rai­
sonnement vrai. Tant que nous prenons soin d’entraî­
ner et d’utiliser convenablement nos sens, et de main­
tenir notre action dans les limites prescrites par des
perceptions convenablement obtenues et convenable­
ment utilisées, nous nous apercevons que le résultat de
notre action prouve la conformité de nos perceptions
avec la nature objective des choses perçues. En aucun
cas, nous n’avons encore été amenés à conclure que nos
perceptions sensibles, scientifiquement contrôlées, pro­
duisent, dans nos esprits, des idées sur le monde exté­
rieur qui soient, par leur nature même, en désaccord
avec la réalité, ou qu’il y ait une incompatibilité inhé­
rente entre le monde et les perceptions sensibles que
nous en avons.
Mais c’est ici que les agnostiques néo-kantiens pa­
raissent et disent : nous pouvons bien percevoir correc­
tement les qualités d’une chose, mais saisir la chose en
elle-même, nous ne le pouvons pas, par aucun processus
sensible ou mental. La « chose en soi » est au delà de
notre connaissance. Hegel a depuis longtemps répliqué
à cela : si vous connaissez toutes les qualités d’une
chose, vous connaissez la chose elle-même; il ne reste
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE 109

plus rien que le fait que la dite chose existe en dehors


de nous; et quand vos sens ont enseigné ce fait, vous
avez saisi le dernier reste de la chose en soi, de la cé­
lèbre et inconnaissable Ding an sich de Kant. On pour­
rait ajouter à cela qu’à l’époque de Kant, notre connais­
sance des objets naturels était au vrai si fragmentaire
qu’il pouvait bien soupçonner, derrière le peu que
nous savions de chacun d’eux, une mystérieuse « chose
en soi ». Mais l’une après l’autre, ces choses insaisissa­
bles ont été saisies, analysées, et mieux encore, repro­
duites par le progrès géant de la science; et ce que nous
pouvons produire, nous ne pouvons certainement pas le
regarder comme inconnaissable. Pour la chimie de la
première moitié de ce siècle, les substances organiques
étaient de ces objets mystérieux : nous apprenons main­
tenant à les construire l’un après l’autre, avec leurs élé­
ments chimiques, sans le secours de processus organi­
ques. Les chimistes modernes déclarent qu’aussitôt con­
nue la constitution chimique d’un corps quelconque, il
peut être composé avec ses éléments. Nous sommes en­
core loin de connaître la constitution des substances
organiques les plus élevées, les albuminoïdes; mais il
n’y a aucune raison pour que nous ne parvenions pas,
fût-ce dans des siècles, à cette connaissance, et armés
par elle, que nous ne produisions de l’albumine artifi­
cielle. Mais si nous y parvenons, nous aurons en même
temps produit la vie organique : car la vie, de ses for­
mes les plus basses à ses formes les plus hautes, n’est
rien que le mode normal d’existence des substances albu­
minoïdes.
Dès que cependant notre agnostique a fait ces res­
trictions mentales de forme, il parle et agit comme le
matérialiste ordinaire qu’il est au fond. Il peut dire que,
pour autant que nous le sachions, la matière et le mouve­
ment, ou, comme on dit maintenant, l’énergie, ne peu­
vent être ni créés ni détruits, mais que nous n’avons au­
110 FRIEDRICH ENGELS

cune preuve qu’ils n’ont pas été créés à un moment ou à


un autre. Mais si vous essayez d’utiliser cette assertion
contre lui dans quelque cas particulier, il vous mettra
promptement hors de combat. S’il admet in abstracto la
possibilité du spiritualisme, il n’en veut point in con-
creto. Pour autant que nous le sachions et que nous puis­
sions le savoir, il vous dira qu’il n’y a pas de créateur
et de souverain de l’univers, pour autant que cela nous
concerne, la matière et l’énergie ne peuvent être ni
créées, ni anéanties; pour nous, l’esprit est un mode de
l’énergie, une fonction du cerveau; tout ce que nous sa­
vons, c’est que le monde matériel est régi par des lois
immuable, et ainsi de suite. Ainsi, dans la mesure où il
est homme de science, où il connaît quelque chose, il est
matérialiste : en dehors de sa science, dans les domaines
dont il ne sait rien, il traduit son ignorance en grec et la
nomme agnosticisme.
Une chose parait claire en tout cas : si même j’étais
agnostique, il est évident que je ne pourrais décrire la
conception de l’histoire esquissée dans ce petit livre
comme un « agnosticisme historique ». Les gens pieux se
moqueraient de moi, les agnostiques demanderaient avec
indignation si je veux les tourner en ridicule. Ainsi j’es­
père que même la respectabilité britannique ne sera pas
trop choquée, si en anglais comme dans tant d’autres
langues, j’emploie l’expression « matérialisme histori­
que » pour désigner cette idée du cours de l’histoire qui
cherche la cause ultime et la grande force motrice de
tous les événements historiques importants dans le déve­
loppement économique de la société, dans des transfor­
mations des modes de production et d’échange, dans la
division qui en découle de la société en classes distinc­
tes, et dans les luttes réciproques de ces classes.
On me fera peut être d’autant plus bénéficier de
cette indulgence que je montrerai que le matérialisme
historique peut tourner à l’avantage même de la respec­
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE 111

tabilité britannique. J’ai mentionné le fait qu’il y a qua­


rante ou cinquante ans, un étranger cultivé s’établissant
en Angleterre était frappé par ce qu’il était alors fondé
à regarder comme la bigoterie religieuse et la stupidité
de la respectable classe moyenne anglaise. Je vais main­
tenant montrer que la respectable classe moyenne an­
glaise de cette époque n’était pas tout à fait aussi stu­
pide qu’elle paraissait l’être à l’étranger intelligent. On
peut expliquer ses inclinations religieuses.
Quand l’Europe émergea du moyen âge, la classe
moyenne ascendante des villes constituait son élément
révolutionnaire. Elle avait conquis une position recon­
nue au milieu des institutions féodales du moyen âge,
mais cette position, elle aussi, était devenue trop étroite
pour sa puissance expansive. Le développement de la
classe moyenne, la bourgeoisie, devenait incompatible
avec le maintien du système féodal : le système féodal
devait donc s’écrouler.
Mais le grand centre international du système féo­
dal était l’Eglise catholique romaine. Elle unissait l’en­
semble de l’Europe occidentale soumise au régime féo­
dal, en dépit de toutes les guerres intestines, en un grand
système politique qui s’opposait aussi bien aux Grecs
schismatiques qu’aux pays musulmans. Elle entourait les
institutions féodales de l’auréole de la consécration di­
vine. Elle avait organisé sa propre hiérarchie sur le mo­
dèle féodal et, enfin, elle était elle-même de loin le plus
puissant des seigneurs féodaux, possédant, en effet, un
tiers des terres du monde catholique. Avant que la féo­
dalité profane put être attaquée avec succès dans cha­
que pays, et en détail, il fallait que son organisation cen­
trale sacrée fût détruite.
En outre, parallèlement à la montée de la classe
moyenne se développait la grande renaissance de la
science; on cultivait de nouveau l’astronomie, la mécani­
que, la physique, l’anatomie, la physiologie. Et la bour­
112 LE MATÉRIALISME HISTORIQUE

geoisie, pour le développement de sa production indus­


trielle, avait besoin d’une science qui fixât les proprié­
tés physiques des objets naturels et les modes d’action
des forces de la nature. Jusqu’alors la science n’avait été
que l’humble servante de l’Eglise; on ne lui avait pas
permis de dépasser les limites établies par la foi; c’est
pourquoi il n’y avait pas eu de science du tout. La
science se rebellait contre l’Eglise; la bourgeoisie ne pou­
vait se passer de la science et pour cette raison devait
s’associer à la rébellion.
Les remarques qui précèdent, bien qu’elles ne tou­
chent que deux des points sur lesquels la classe moyenne
ascendante était vouée à entrer en conflit avec la reli­
gion établie, suffiront à montrer, premièrement que la
classe la plus directement intéressée à la lutte contre les
prétentions de l’Eglise romaine était la bourgeoisie, et,
secondement, que toute lutte contre la féodalité à cette
époque, devait revêtir un déguisement religieux, devait
être, en premier lieu, dirigée contre l’Eglise. Mais si le
cri fut d’abord poussé par les universités et les mar­
chands des villes, il devait rencontrer, et rencontra, un
puissant écho dans les masses de la population rurale,
chez les paysans qui devaient lutter partout pour leur
existence même avec leurs seigneurs féodaux, spirituels
et temporels.
Le long combat de la bourgeoisie contre la féodalité
eut pour points culminants trois grandes et décisives ba­
tailles.
La première fut ce qu’on nomme la Réforme pro­
testante en Allemagne. Le cri de guerre poussé contre
l’Eglise par Luther provoqua deux insurrections de na­
ture politique : premièrement, celle de la petite noblesse,
sous Franz von Siclcingen, en 1523; deuxièmement, la
grande guerre des paysans, en 1525. Elles furent toutes
deux défaites, en raison surtout de l’indécision des élé­
ments que la lutte intéressait au premier chef, les bour­
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE 113

geois des villes, indécision dont nous ne pouvons ici ap­


profondir les causes. A partir de ce moment, la lutte
dégénéra en un combat entre les princes locaux et le pou­
voir central et finit par rayer pendant deux cents ans
l’Allemagne d’entre les nations politiques actives de l’Eu­
rope. La Réforme luthérienne produisit au vrai une
croyance nouvelle, une religion adaptée à la monarchie
absolue. A peine les paysans du nord-est de l’Allemagne
eurent-ils été convertis au luthérianisme qu’ils furent
ravalés de l’état d’hommes libres à celui de serfs.
Mais où Luther avait échoué, Calvin gagna la partie.
La foi calviniste convenait aux représentants les plus
hardis de la bourgeoisie de l’époque. Sa doctrine de la
prédestination était l’expression religieuse du fait que
dans le monde commercial de la concurrence, le succès
ou l’échec ne dépend pas de l’activité ou de l’habileté
d’un homme, mais de circonstances sur lesquelles il ne
peut rien. « Il ne s’agit pas de sa volonté ou de son ac­
tion, mais de la merci » de puissances économiques su­
périeures et inconnues : et c’était spécialement vrai à
une époque de révolution économique où toutes les vieil­
les routes commerciales et tous les vieux centres de com­
merce étaient remplacés par de nouvelles routes et de
nouveaux centres, où l’Inde et l’Amérique s’ouvraient au
monde, et où les articles de foi économique les plus sa­
crés — la valeur de l’or et de l’argent — commençaient
à chanceler et à s’effondrer. La constitution de l’Eglise
calviniste était profondément démocratique et républi­
caine; et quand le royaume de Dieu se faisait républi­
cain, comment les royaumes de la terre auraient-ils pu
rester soumis à des monarques, à des évêques, et à des
seigneurs? Alors que le luthérianisme allemand devenait
un outil docile aux mains des princes, le calvinisme fon­
dait une République en Hollande et des partis républi­
cains actifs en Angleterre et surtout en Ecosse.
C’est dans le calvinisme que le second grand soulè­
8
114 FRIEDRICH ENGELS

vement bourgeois trouva sa doctrine toute formée. Ce


soulèvement se produisit en Angleterre. La classe
moyenne des villes le provoqua et la yeomanry des dis­
tricts ruraux le mena à bien. Il est assez curieux que
dans toutes les trois grandes révoltes bourgeoises la pay­
sannerie fournisse l’armée qui doit combattre : et la pay­
sannerie est justement la classe qui, après la victoire,
est le plus sûrement ruinée par les conséquences écono­
miques de cette victoire. Cent ans après Cromwell, la
yeomanry anglaise avait à peu près disparu. En tout cas,
sans la yeomanry et l’élément plébéien des villes, la
bourgeoisie seule n’aurait jamais mené la bataille jus­
qu’à la décision et n’aurait jamais fait monter Char­
les Ier sur l’échafaud. Pour assurer ces conquêtes mêmes
de la bourgeoisie qui étaient alors mûres pour la récolte,
il fallut pousser la révolution bien plus loin — exacte­
ment comme en France en 1793, et en Allemagne en 18-18.
Il semble que ce soit là, en fait, une des lois de l’évolu­
tion de la société bourgeoise.
Cet excès d’activité révolutionnaire fut nécessaire­
ment suivi de la réaction inévitable, qui, à son tour, dé­
passa le point auquel elle aurait pu s’arrêter. Après une
série d’oscillations, le nouveau centre de gravité fut fina­
lement atteint, et devint un nouveau point de départ. La
grande période de l’histoire anglaise, connue par les gens
respectables sous le nom de la « Grande Rébellion », et
les luttes qui lui succédèrent, furent achevées par l’évé­
nement comparativement restreint que les historiens li­
béraux intitulent la « Glorieuse Révolution ».
Le nouveau point de départ fut un compromis entre
la classe moyenne ascendante et les anciens propriétai­
res fonciers féodaux. Ces derniers, bien qu’ils fussent
appelés, comme aujourd’hui, l’aristocratie, s’étaient de­
puis longtemps engagés sur la voie qui les mena à deve­
nir ce que devint bien plus tard Louis-Philippe en
France : « le premier bourgeois du royaume »• Heureu­
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE 11»
sement pour l’Angleterre, les vieux barons féodaux
s’étaient réciproquement massacrés pendant la guerre
des Deux-Roses. Leurs successeurs, quoiqu’ils fussent
pour la plupart des rejetons des anciennes familles,
s’étaient tellement écartés de la ligne directe de descen­
dance qu’ils constituaient un corps tout à fait nouveau,
avec des habitudes et des tendances bien plus bourgeoi­
ses que féodales. Ils comprenaient pleinement la valeur
de l’argent et entreprirent immédiatement d’accroître
leurs revenus en expulsant des centaines de petits fer-
mirs et en les remplaçant par des moutons. Henri VIII, en
dilapidant les biens ecclésiastiques, créa par leur vente en
masse de nouveaux propriétaires fonciers bourgeois; les
innombrables confiscations de propriétés, cédées ensuite
à des nouveaux parvenus absolus ou relatifs, qui se pour­
suivirent pendant tout le xvne siècle, eurent le même ré­
sultat. En conséquence, 1’ « aristocratie » anglaise, depuis
Henri VII, loin de s’opposer au développement de la
production industrielle, avait, au contraire, cherché à en
profiter indirectement; et il y avait toujours eu une par­
tie des grands propriétaires fonciers disposés, pour des
raisons économiques ou politiques, à coopérer avec les
dirigeants de la bourgeoisie financière ou industrielle.
Le compromis de 1689 s’accomplit donc aisément. Les
dépouilles politiques de la richesse et de la terre furent
abandonnées aux grandes familles terriennes, pourvu
qu’on prêtât suffisamment d’attention aux intérêts éco­
nomiques de la classe moyenne financière, manufactu­
rière et commerçante. Et ces intérêts économiques
étaient alors assez puissants pour déterminer la politique
générale de la nation. Il pouvait y avoir désaccord sur
des questions de détail, mais, dans l’ensemble, l’oligar­
chie aristocratique savait trop bien que sa propre pros­
périté économique était définitivement liée à celle de la
classe moyenne industrielle et commerçante.
Depuis lors, la bourgeoisie fut un élément modeste,
116 FRIEDRICH ENGELS

mais reconnu des classes dominantes d’Angleterre,


Comme les autres, elle avait intérêt à maintenir dans la
Sujétion les grandes masses laborieuses de la nation. Le
marchand ou le manufacturier lui-même était dans une
position de maître, ou, comme on le disait jusqu’à ces
derniers temps, de « supérieur naturel » envers ses em­
ployés, ses ouvriers, ses domestiques. Son intérêt con­
sistait à retirer d’eux autant de bon travail qu’il le pou­
vait; ils devaient donc être amenés à la soumission cor*-
venable. Il était lui-même religieux : sa religion lui avait
fourni l’idéal avec lequel il avait combattu le roi et les
seigneurs; il lui fallut peu de temps pour découvrir les
commodités que cette même religion lui offrait pour agir
sur l’esprit de ses inférieurs naturels et les rendre dociles
aux exigences des maîtres qu’il avait plu à Dieu de pla­
cer au-dessus d’eux. Bref, la bourgeoisie anglaise devait
participer maintenant au maintien de l’abaissement des
« classes inférieures », de la grande masse productive
de la nation : l’un des moyens employés à cette fin fut
l’influence de la religion.
Un autre fait contribua à renforcer les penchants
religieux de la bourgeoisie. Ce fut la croissance du maté­
rialisme en Angleterre. Cette nouvelle doctrine ne cho­
quait pas seulement les sentiments pieux de la classe
moyenne; elle s’annonçait comme une philosophie qui
ne convenait qu’aux érudits et aux gens du monde cul­
tivés, par opposition à la religion qui était assez bonne
pour les masses sans éducation, y compris la bourgeoi­
sie. Avec Hobbes, elle entra en scène comme un défen­
seur de la prérogative et de la toute-puissance royales;
elle faisait appel à la monarchie absolue pour maîtri­
ser ce puer robustus sed malitiosus, le peuple. De même,
avec les successeurs de Hobbes, Bolingbroke, Shaftes-
bury, etc... la nouvelle forme déiste du matérialisme de­
meura une doctrine aristocratique, ésotérique, par con­
séquent odieuse à la classe moyenne, à la fois en raison
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE
m
de son hérésie religieuse et de ses relations politique#
antibourgeoises. C’est pourquoi, en opposition au maté­
rialisme et au déisme de l’aristocratie, les sectes protes­
tantes qui avaient fourni le drapeau et les troupes mili­
tantes contre les Stuarts, continuèrent à fournir la forcfe
principale de la classe moyenne progressive et consti­
tuent, jusqu’à aujourd’hui, l’épine dorsale du « grand
Parti libéral ».
Cependant le matérialisme passait d’Angleterre en
France où il se rencontrait et se fondait avec une autre
école matérialiste de philosophes, une branche du car­
tésianisme. En France également, il resta d’abord un#
doctrine exclusivement aristocratique- Mais son carao-
tère révolutionnaire ne tarda pas à s’affirmer. Les maté-
rialistes français ne limitèrent pas leur critique aux
questions de croyance religieuse; ils l’étendirent à toutes
les traditions scientifiques, ou à toutes les institutions po­
litiques qu’ils rencontraient et pour justifier les préten­
tions de leur doctrine à une application universelle, il#
prirent par le plus court, et l’appliquèrent hardiment à
tous les sujets du savoir, dans le travail géant qui leur
donna son nom : l'Encyclopédie. Ainsi, sous l’une ou
l’autre de ses formes, — matérialisme avoué ou déisme
il devint la croyance de toute la jeunesse cultivée dô
France : si bien que quand la grande Révolution éclata,
la doctrine couvée par les royalistes anglais fournit un
pavillon théorique aux républicains et aux terroristes
français et donna le texte de la Déclaration des droits d#
l’homme. La grande Révolution française fut le troi*
sième soulèvement de la bourgeoisie, mais le premier qui
rejeta entièrement le déguisement religieux et qui fut
mené sur des bases politiques déclarées; ce fut égale­
ment le premier qui fut réellement poussé jusqu’à la
destruction de l’un des combattants, l’aristocratie, et au
triomphe complet de l’autre, la bourgeoisie. En Angle­
terre, la continuité des institutions prérévolutionnaires
118 FRIEDKICH ENGELS

et post-révolutionnaires et le compromis entre les sei­


gneurs fonciers et les capitalistes, trouvèrent leur expres­
sion dans la continuité des précédents juridiques et dans
la conservation religieuse des formes féodales de la loi.
En France, la Révolution constitua une rupture com­
plète avec les traditions du passé; elle arracha jusqu’aux
derniers vestiges de la féodalité, et fit dans le code civil
une adaptation magistrale du vieux droit romain — cette
expression presque parfaite des relations juridiques cor­
respondant à l’état économique que Marx nomme pro­
duction des marchandises — aux conditions capitalistes
modernes. Elle le fit si magistralement que ce code révo­
lutionnaire français sert encore de modèle aux réformes
des lois sur la propriété dans tous les autres pays, sans
çn excepter l’Angleterre. N’oublions pas cependant que
si la loi anglaise continue à exprimer les relations éco­
nomiques de la société capitaliste dans ce barbare lan­
gage féodal qui correspond à la chose qu’il exprime
comme l’orthographe anglaise correspond à la pronon­
ciation anglaise, — « vous écrivez Londres et vous pro­
noncez Constantinople », a dit un Français, — cette
même loi anglaise est la seule qui ait conservé à travers
les siècles et qui ait transmis à l’Amérique et aux colo­
nies, la meilleure part de cette vieille liberté personnelle
germanique, l’autonomie locale et l’indépendance à
l’égard de toute autre intervention que celle des tribu­
naux, qui, sur le continent, a disparu pendant la période
de la monarchie absolue et n’a nulle part encore été plei­
nement recouvrée.
Revenons au bourgeois anglais. La Révolution fran­
çaise lui offrait une magnifique occasion, avec l’appui
des monarchies continentales, de détruire le commerce
maritime français, d’annexer des colonies françaises, et
d’écraser les dernières prétentions françaises de rivalité
maritime. Ce fut une de ses raisons de la combattre.
L’autre raison fut que les méthodes de cette révolu-
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE 119

lion lui étaient profondément déplaisantes. Non seule­


ment son exécrable « terrorisme », mais son effort même
pour pousser jusqu’au bout la domination bourgeoise.
Comment le bourgeois anglais pouvait-il se passer de
son aristocratie qui lui apprenait les bonnes manières
n’en avait-il pas l’air) et inventait des modes pour
lui, qui fournissait des officiers à l’armée qui maintenait
l’ordre intérieur, et à la marine qui conquérait des pos­
sessions coloniales et de nouveaux marchés extérieurs?
Il y avait bien une minorité progressive de la bourgeoi­
sie, cette minorité, dont le compromis traitait moins bien
les intérêts : cette fraction, principalement composée par
la classe moyenne moins riche, sympathisait avec la ré­
volution, mais était sans pouvoir au Parlement.
Ainsi si le matérialisme devint la croyance de la Ré­
volution française, le bourgeois anglais, qui craignait
Dieu, ne s’en tint que plus fermement à sa religion. Le
règne de la Terreur à Paris n’avait-il pas prouvé les ré­
sultats auxquels aboutissait la perte des instincts reli­
gieux dans les masses? Plus le matérialisme se répan­
dait dans les pays voisins de la France et se renforçait
de courants doctrinaux analogues, notamment de la phi­
losophie allemande, plus le matérialisme et la libre pen­
sée devenaient, en fait, sur le continent, les traits de
l’homme cultivé, — et plus obstinément la classe
moyenne anglaise s’accrochait à ses multiples croyan­
ces religieuses. Ces croyances pouvaient bien différer les
unes des autres, mais elles étaient toutes des croyances
nettement religieuses, chrétiennes.
Tandis que la révolution assurait le triomphe poli­
tique de la bourgeoisie en France, en Angleterre, Watt,
Arkwright, Cartwright et d’autres entreprenaient une
révolution industrielle qui déplaça complètement le cen­
tre de gravité de la puissance économique. La richesse de
la bourgeoisie s’accrut beaucoup plus vite que celle de
l’aristocratie foncière. Dans les rangs de la bourgeoisie
120 FRIEDRICH ENGELS

elle-même, l’aristocratie financière, les banquiers, etc.,


furent de plus en plus repoussés au second plan par les
manufacturiers. Le compromis de 1689, même après les
changements graduels qu’il avait subis en faveur de la
bourgeoisie, ne correspondait plus à la position relative
des parties. Le caractère de ces parties avait également
changé; la bourgeoisie de 1830 différait beaucoup de
celle du siècle précédent. Le pouvoir politique encore
laissé à l’aristocratie, et employé par elle à résister aux
prétentions de la nouvelle bourgeoisie industrielle, deve­
nait incompatible avec les nouveaux intérêts économi­
ques. Une nouvelle lutte avec l’aristocratie était néces­
saire : elle ne pouvait aboutir qu’à une victoire du nou­
veau pouvoir économique. Le Reform Act fut d’abord
introduit malgré toutes les résistances, sous l’impulsion
de la révolution française de 1830. Il donna à la bour­
geoisie une place reconnue et puissante au Parlement.
Ensuite le rejet des Corn Laws établit, une fois pour tou­
tes, la suprématie de la bourgeoisie, spécialement de sa
fraction la plus active, les manufacturiers, sur l’aristo­
cratie foncière. Ce fut la plus grande victoire de la bour­
geoisie : ce fut également la dernière qu’elle remporta
exclusivement, dans son propre et exclusif intérêt. Tous
les triomphes qu’elle remporta par la suite, elle dut les
partager avec une nouvelle puissance sociale, d’abord
son alliée, puis bientôt après, sa rivale.
La révolution industrielle avait créé une classe de
grands capitalistes manufacturiers, et également une
classe — beaucoup plus nombreuse — de travailleurs
manufacturiers. Cette classe s’accrut graduellement en
nombre, à mesure que la révolution industrielle s’em­
parait successivement des diverses branches de la ma­
nufacture, et, dans la même proportion, s’accrut sa puis­
sance. Cette puissance, elle la manifesta dès 1824, en for­
çant le Parlement rétif à rejeter les lois qui interdi­
saient les associations de travailleurs. Pendant l’agitation
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE 121

réformiste, les ouvriers constituèrent l’aile radicale du


Parti de la Réforme; la loi de 1832 les ayant exclus du
droit de vote, ils formulèrent leurs revendications dans
la charte du peuple, et constituèrent eux-mêmes, en op­
position au grand parti bourgeois de YAnti-Corn Laws,
un parti indépendant, les chartistes, le premier parti
ouvrier des temps modernes.
Survinrent alors les révolutions continentales de
février et de mars 1848, où les travailleurs jouèrent un
rôle si éminent et formulèrent, au moins à Paris, des
revendications certainement inadmissibles du point de
vue de la société capitaliste. La réaction générale se pro­
duisit alors. Il y eut d’abord la défaite des chartistes le
10 avril 1848, puis l’écrasement de l’insurrection des
ouvriers parisiens au mois de juin de la même année,
puis les désastres de 1849 en Italie, en Hongrie, dans le
sud de l’Allemagne, et enfin la victoire de Louis Bona­
parte sur Paris le 2 décembre 1851. Pour un temps au
moins, le cauchemar des exigences ouvrières était abattu,
mais à quel prix! Si le bourgeois anglais avait été aupa­
ravant convaincu de la nécessité de maintenir les gens
du peuple dans un état d’esprit religieux, combien
davantage il devait sentir celte nécessité après toutes
Ges expériences. Dédaignant les railleries de ses compè­
res du continent, il continua à dépenser des milliers et
des dizaines de milliers de livres, chaque année, pour
l’évangélisation des classes inférieures; non content de
son propre appareil religieux indigène, il fit appel au
frère Jonathan, le plus grand organisateur existant de la
religion comme négoce, et importa d’Amérique le « revi­
valisme », Moody, Sankey et leurs pareils; et finale­
ment, il accepta le dangereux appui de l’Armée du
salut, qui fait revivre la propagande du christianisme
primitif, s’adresse aux pauvres comme aux élus, com­
bat religieusement le capitalisme et alimente ainsi, un
élément d’antagonisme de classe du christianisme pri-
122 FRIEDRICH ENGELS

rnitif, qui peut un jour devenir gênant pour les gens à


l’aise qui trouvent aujourd’hui de l’argent pour le
payer.
Il semble que ce soit une loi du développement his­
torique que la bourgeoisie ne puisse, dans aucun pays
d’Europe, détenir le pouvoir politique, du moins pour
un laps de temps durable, aussi exclusivement que le
détint au moyen âge l’aristocratie féodale. Même en
France, où la féodalité fut complètement déracinée, la
bourgeoisie, dans son ensemble, n’a détenu pleinement
le pouvoir que pendant de courtes périodes. Sous le
règne de Louis-Philippe, de 1830 à 1848, une très petite
fraction de la bourgeoisie gouverna le royaume; la plus
grande partie était exclue du droit de vote par les hau­
tes exigences du cens. Sous la deuxième République, de
1848 à 1851, la bourgeoisie tout entière régna, mais pen­
dant trois ans seulement; son incapacité amena le se­
cond Empire. C’est seulement aujourd’hui, sous la III*
République, que la bourgeoisie, dans sa totalité, a gardé
pendant plus de vingt ans la direction du gouvernail, et
elle montre déjà des signes très nets de déclin. Un règne
durable de la bourgeoisie n’a été possible que dans des
pays comme l’Amérique où la féodalité était inconnue,
et où la société, dès le début, commença sur une base
bourgeoise. Et même en France et en Amérique, les suc­
cesseurs de la bourgeoisie, les travailleurs, frappent déjà
à la porte.
En Angleterre, la bourgeoisie ne détint jamais un
pouvoir indivis. Même la victoire de 1832 laisse à l’aris­
tocratie foncière la possession presque exclusive de tou­
tes les charges gouvernementales dirigeantes. La doci­
lité avec laquelle la classe moyenne riche se soumit à
cet état de choses, demeura longtemps inconcevable
jiour moi, jusqu’au jour où le grand manufacturier libé­
ral, Mr. W.A. Fors ter, dans un discours public, eût sup­
plié les jeunes gens de Bradford d’apprendre le fran­
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE 123

çais pour faire leur chemin dans le monde, et eût rap­


porté, d’après sa propre expérience, à quel point il pa­
raissait stupide, quand, en sa qualité de ministre, il
devait fréquenter une société où le français était au
moins aussi nécessaire que l’anglais. Le fait est que la
classe moyenne anglaise de l’époque était en général
composée de parvenus sans éducation et devait bon gré,
mal gré laisser à l’aristocratie ces postes supérieurs du
gouvernement où on exigeait d’autres qualités qu’une
simple étroitesse insulaire, une vanité insulaire, assai­
sonnées par l’acuité commerciale x.
Aujourd’hui encore, les interminables discussions
des journaux sur l’éducation de la classe moyenne mon­
trent que la classe moyenne anglaise ne se juge pas
encore digne de la meilleure éducation et vise à quel­
que chose de plus modeste. Ainsi, même après le rejet
des Corn Laws, il sembla tout naturel que les vainqueurs
de la journée, les Cobden, les Bright, les Forster, etc.,1

1. Et même dans les questions d’affaires, la vanité du chauvinisme


national n’est qu’une mauvaise conseillère. Jusqu’à ces derniers temps,
l’industriel anglais moyen jugeait indigne d’un Anglais de parler
une autre langue que la sienne et se sentait plutôt fier du fait que
de « pauvres diables » d’étrangers s’établissaient en Angleterre et
lui enlevaient le souci de s’occuper de ses produits à l’étranger. Il
ne remarquait point que ces étrangers, allemands pour la plupart,
s’emparaient ainsi d’une très grande partie du commerce extérieur
britannique d’importation et d’exportation, et que le commerce exté­
rieur direct des Anglais se limitait, presque exclusivement, aux colo­
nies, à la Chine, aux Etats-Unis et à l'Amérique du Sud. II ne re­
marquait pas non plus que ces Allemands commerçaient avec d’au­
tres Allemands à l’étranger, qui organisaient graduellement un ré­
seau complet de colonies commerciales dans le monde. Mais quand
l’Allemagne, il y a quarante ans environ, commença à fabriquer
sérieusement pour l’exportation, ce réseau servit admirablement sa
transformation si rapide de pays exportateur de blé en un pays ma­
nufacturier de premier plan. Et il y a dix ans, le manufacturier
britannique prit peur et demanda à ses ambassadeurs et à ses con­
suls les raisons pour lesquelles il n’arrivait plus à retenir sa clien­
tèle. La réponse unanime fut : 1. vous n’apprenez pas la langue de
votre client, mais vous attendez de lui qu’il parle la vôtre; 2. vous
n’essayez même pas de satisfaire aux besoins, aux habitudes et aux
goûts de votre client, mais vous attendez de lui qu’il se conforme à
ceux de l’Angleterre.
124 FRIEDRICH ENGELS

restassent exclus de toute participation au gouverne­


ment officiel du pays, jusqu’à ce que, vingt ans plus
tard, un nouveau Reform Act, leur eût ouvert les portes
du cabinet. La bourgeoisie anglaise est, encore aujour­
d’hui, si profondément pénétrée du sentiment de son
infériorité sociale qu’elle entretient à ses propres dé­
pens et aux dépens du pays, une caste décorative d’oi­
sifs, pour représenter dignement la nation à toutes les
solennités futures; et elle se considère elle-même
comme grandement honorée lorsque l’un de ses mem­
bres est jugé digne d’être admis dans le corps privilé­
gié et choisi qu’elle a, après tout, fabriqué elle-même.
La classe moyenne industrielle et commerçante
n’avait donc pas réussi à éliminer complètement l’aris­
tocratie foncière du pouvoir politique lorsqu’une autre
rivale, la classe ouvrière, entra en scène. La réaction
qui avait suivi le mouvement chartiste et les révolutions
du continent, l’extension sans précédent du commerce
britannique de 1848 à 1866 (attribuée communément
au seul libre-échange, mais due bien davantage au
développement colossal des chemins de fer, des bateaux
de haute mer et des moyens de communication en géné­
ral), avaient remis la classe ouvrière sous la dépen­
dance du Parti libéral dont elle formait, comme à l’épo­
que d’avant le chartisme, l’aile radicale. Ses revendica­
tions du droit de vote devinrent néanmoins graduelle­
ment irrésistibles; tandis que les chefs whigs des libé­
raux résistaient, Disraéli montrait sa supériorité en fai­
sant saisir aux tories le moment favorable et instaurait
dans les bourgs le suffrage domestique (acquis à tous
ceux qui habitaient une maison individuelle), en même
temps qu’une redistribution des sièges. Le ballot suivit,
puis en 1884, l’extension du droit de vote domestique
aux comtés et une nouvelle redistribution des sièges,
qui, dans une certaine mesure, égalisa les circonscrip­
tions électorales. Toutes ces mesures accrurent consi­
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE 125

dérablement la puissance électorale de la classe ou­


vrière, si bien que dans cent cinquante ou deux cents
circonscriptions au moins, cette classe fournit aujour­
d’hui la majorité des votants. Mais le régime parlemen­
taire est une grande école pour l’enseignement du res­
pect des traditions; si la classe moyenne regardait avec
respect et vénération ce que lord John Manners appe­
lait par plaisanterie « notre vieille noblesse », la masse
des travailleurs regardait à son tour avec respect et
déférence ceux qui étaient communément nommés leurs
« supérieurs », la classe moyenne. De fait, l’ouvrier an­
glais, il y a quelque quinze ans, était l’ouvrier modèle,
dont la considération respectueuse pour la situation de
son maître, et la modestie disciplinée dans la revendi­
cation de ses droits, consolaient nos économistes alle­
mands de l’école du socialisme de la chaire, des incu­
rables tendances communistes et révolutionnaires des
ouvriers de leur propre pays.
Mais la classe moyenne anglaise — étant composée
de bons hommes d’affaires — voyait plus loin que les
professeurs allemands. Elle n’avait partagé qu’à contre­
cœur son pouvoir avec la classe ouvrière. Elle avait
appris pendant les années chartistes de quoi était capa­
ble ce puer robustus sed malitiosus, le peuple. Et depuis
cette époque, elle avait été contrainte d’incorporer la
majeure partie de la charte du peuple dans les statuts
du Royaume-Uni. Plus que jamais, il fallait maintenir
le peuple dans l’ordre par des moyens moraux, — et
le premier et le principal de tous les moyens moraux
d’action sur les masses est et demeure la religion. De là
les majorités d’ecclésiastiques dans les conseils scolai­
res, de là la contribution volontaire, toujours croissante,
de la bourgeoisie pour le soutien de tous les types de
« revivalisme », du ritualisme à l’Armée du salut.
C’est alors que se produisit le triomphe de la res­
pectabilité anglaise sur la libre pensée et le relâchement
126 FRIEDRICH ENGELS

religieux du bourgeois continental. Les ouvriers de


France et d’Allemagne étaient devenus rebelles. Ils
étaient profondément infectés de socialisme et pour
d’excellentes raisons, ils n’insistaient pas du tout sur la
légalité des moyens capables de leur assurer la supré­
matie. Là, le puer rcbustus devenait de jour en jour
plus malitiosus. Il ne restait plus d’autre ressource à la
bourgeoisie française et allemande que d’abandonner
silencieusement leur libre pensée, comme un adoles­
cent pris du mal de mer qui laisse négligemment tom­
ber le cigare allumé avec lequel il avait eu l’orgueil de
monter à bord. Un à un les esprits forts prirent un
extérieur pieux, parlèrent respectueusement de l'Eglise,
de ses dogmes et de ses rites, et s’y conformèrent même,
pour autant qu’il était impossible de l’éviter. Les bour­
geois français firent maigre le vendredi, et les bour­
geois allemands écoutèrent en transpirant sur leurs
chaises à l’église, d'interminables sermons protestants.
Ils n’étaient plus d’accord avec le matérialisme. « Die
Religion miiss dem Volk erhallen werden » : « il faut
une religion pour le peuple », seul et dernier moyen de
sauver la société de la ruine complète. Malheureuse­
ment pour eux, ils ne firent pas cette découverte avant
d’avoir fait de leur mieux pour briser à jamais la reli­
gion. C’était le tour des bourgeois anglais de railler et
de dire : « Eh bien, imbéciles, il y a deux cents ans que
j’aurais pu vous apprendre tout cela! »
J’ai bien peur néanmoins que ni la stupidité reli­
gieuse des Anglais, ni la conversion post festum du
bourgeois continental n’arrêtent la montée croissante
du prolétariat. La tradition est une grande force retar­
datrice, est la vis inertiæ de l’histoire, mais en raison de
sa passivité, elle doit être brisée à coup sûr. Et la reli­
gion ne protégera pas éternellement la société capita­
liste. Si nos idées juridiques, philosophiques et religieu­
ses sont les rejetons plus ou moins lointains des relations
LE MATÉRIALISME HISTORIQUE 127

économiques dominantes dans une société donnée, ces


idées ne peuvent à la longue éviter les effets d’une méta­
morphose complète de ces relations. A moins de croire à
une révélation surnaturelle, nous devons admettre qu’au­
cune croyance religieuse ne suffira jamais à étayer une
société chancelante.
De fait, en Angleterre aussi, les travailleurs se sont
remis en mouvement. Ils sont sans nul doute entravés
par des traditions de toute sorte : traditions bourgeoi­
ses, comme la croyance générale qu’il ne peut y avoir
que deux partis, conservateurs et libéraux, et que la
classe ouvrière doit arriver au salut par le grand Parti
libéral et par son truchement. Traditions ouvrières, héri­
tées des premiers efforts vers une action indépendante,
comme l’exclusion de beaucoup de trade-unions ancien­
nes de tous les candidats qui n’ont pas passé par un
apprentissage régulier, ce qui signifie l’éducation par
chaque trade-union, de ses propres blacklegs. Malgré
tout, la classe ouvrière anglaise est en mouvement; et le
professeur Bx-entano lui-même a la pénible obligation
d’en informer ses frères, les socialistes de la chaire. Elle
avance, comme toutes choses en Angleterre, d’un pas lent
et mesuré, ici avec hésitation, là, à tâtons, avec des ten­
tatives en partie stériles; elle avance par endroits avec
une défiance infiniment prudente du mot de socialisme,
en absorbant graduellement sa substance; et le mouve­
ment s’étend et saisit l’une après l’autre toutes les cou­
ches ouvrières. Il a maintenant secoué de leur torpeur
les ouvriers non qualifiés de l’East End de Londres et
nous savons tous la splendide impulsion que ces forces
nouvelles lui ont rendue en échange. Et si l’allure du
mouvement est trop lente au gré des impatiences de tels
ou tels, n’oublions pas que c’est la classe ouvrière qui
conserve les plus belles qualités du caractère anglais,
et si un pas en avant est un jour effectué en Angleterre,
le terrain conquis n’est, en règle générale, jamais re­
128 FRIEDRICH ENGELS

perdu. Si les fils des vieux chartistes, pour des raisons


indiquées plus haut, ne furent pas tout à fait à leur hau­
teur, les petits-fils promettent d’être dignes de leurs
grands-pères.
Mais le triomphe de la classe ouvrière européenne
ne dépend pas de la seule Angleterre. Il ne peut être
acquis que par la coopération tout au moins de l’Angle­
terre, de la France et de l’Allemagne. Dans ces deux der­
niers pays, le mouvement ouvrier est beaucoup plus
avancé qu’en Angleterre. En Allemagne, on peut déjà
mesurer la distance qui le sépare du succès. Les progrès
qu’il y a fait pendant les vingt-cinq dernière années sont
sans exemple. Il avance avec une rapidité toujours crois­
sante. Si la classe moyenne allemande s’est montrée la­
mentablement dépourvue de capacité politique, de dis­
cipline, de courage, d’énergie et de persévérance, la
classe ouvrière allemande a donné d’amples preuves de
toutes ces qualités. Il y a quatre cents ans, l’Allemagne
fut le point de départ du premier soulèvement de la
classe moyenne européenne; au train où vont les choses,
est-il impossible que l’Allemagne soit également le théâ­
tre de la première grande victoire du prolétariat euro­
péen?
KARL MARX

Contribution à l’histoire
du matérialisme français1

« Pour parler avec précision et au sens prosaïque


des mots », la philosophie française du xvm0 siècle et,
notamment, le matérialisme français, ne furent pas seu­
lement une lutte contre les institutions politiques exis­
tantes, ainsi que contre la religion et la théologie exis­
tantes, mais, au même titre, une lutte ouverte, déclarée,
contre la métaphysique du xvm' siècle et contre toute
métaphysique, notamment contre celle de Descartes, de
Malebranche, de Spinoza et de Leibniz. On opposa la
philosophie à la métaphysique, comme Feuerbach, lors
de sa première intervention résolue contre Hegel, oppo­
sait la calme philosophie raisonnable à la spéculation
enivrée. La métaphysique du xvn° siècle qui vida le ter­
rain devant la philosophie française et, notamment, de­
vant le matérialisme français du xvm* siècle, trouva sa
restauration victorieuse et substantielle dans la philoso­
phie allemande et, notamment, dans la philosophie alle­
mande spéculative du xrxe siècle. Après que Hegel l’eut,
de façon géniale, unie à toute la métaphysique anté­
rieure et à l’idéalisme allemand, et qu’il eut fondé un
empire métaphysique universel, à l’attaque contre la
théologie répondit à nouveau, comme au xvm0 siècle, l’at­
taque contre la métaphysique spéculative et contre toute

1. Extrait de la Sainte Famille. Nouvelle traduction. (N.R.)


9
130 KARL MARX

métaphysique. Celle-ci succombera à jamais devant le


matérialisme désormais achevé, grâce au travail de la
spéculation même et coïncidant avec l’humanisme. Mais,
de même que Feuerbach dans le domaine de la théorie,
le socialisme et le communisme français et anglais repré­
sentent dans le domaine de la pratique le matérialisme
coïncidant avec l’humanisme.
« Pour parler avec précision et au sens prosaïque
des mots », il y a deux tendances dans le matérialisme
français, dont l’une tire son origine de Descartes, et l’au­
tre son origine de Locke. Ce dernier est, avant tout, un
élément de la culture française et il rejoint directement
le socialisme. Le premier, le matérialisme mécanique,
aboutit aux véritables sciences de la nature française.
Les deux tendances s’entrecroisent au cours de leur déve­
loppement. Nous n’avons pas à examiner de plus près le
matérialisme français datant directement de Descartes,
pas plus que l’école française de Newton et que le déve­
loppement en général des sciences naturelles françaises.
Bornons-nous donc à ceci. Dans sa physique, Descar­
tes avait prêté à la matière une force autocréatrice et
conçu le mouvement mécanique comme son acte vital. Il
avait séparé complètement sa physique de sa métaphy­
sique. Dans sa physique, la matière est l’unique subs­
tance, la raison unique de l’être et de la connaissance.
Le matérialisme mécanique français se rattacha à la
physique de Descartes, par opposition à sa métaphysi­
que. Ses disciples furent antimétaphysiciens de profes­
sion, à savoir, physiciens.
C’est avec le médecin Leroy que commence cette
école, c’est avec le médecin Cabanis qu’elle atteint son
apogée, c’est le médecin La Mettrie qui en est le centre.
Et Descartes vivait encore lorsque Leroy appliqua la
construction cartésienne de l’animal — de même que
La Mettrie au xviii' siècle — à l’âme humaine, déclarant
que l’âme était un mode du corps, et les idées des mou-
CONTRIBUTION A L’HISTOIRE PU MATÉRIALISME FRANÇAIS 1^1

vements mécaniques. Leroy croyait même que Descar­


tes avait dissimulé sa véritable opinion. Descartes pro­
testa. A la fin du xvine siècle, Cabanis paracheva le maté­
rialisme cartésien dans son ouvrage : Rapport du phy­
sique et du moral de l’homme.
Le matérialisme cartésien existe jusqu’à aujour­
d’hui en France. Il trouve ses grands succès dans les
sciences naturelles mécaniques qui sont les dernières
auxquelles on reprochera, « pour parler avec précision
et au sens prosaïque des mots », le romantisme.
Dès sa première heure, la métaphysique du xvm*
siècle, représentée pour la France, notamment par Des­
cartes, eut le matérialisme comme antagoniste. Person­
nellement, il s’opposa à Descartes sous les traits de Gas-
senti, le restaurateur du matérialisme épicurien. Le ma­
térialisme français et anglais resta toujours en rapport
étroits avec Démocrite et Epicure. La métaphysique car­
tésienne eut un autre antagoniste dans le matérialiste
anglais Hobbes. Gassendi et Hobbes triomphèrent, long­
temps après leur mort, de leur adversaire, au moment
même où celui-ci trônait déjà comme puissance officielle
dans toutes les écoles françaises.
Voltaire a fait remarquer que c’est moins la philo­
sophie que les spéculations financières de Law qui pro­
voquèrent l’indifférence des Français du xvm8 siècle à
l’égard des querelles des jésuites et des jansénistes. On
ne peut donc expliquer la chute de la métaphysique du
xvn' siècle par la théorie matérialiste du xvm6 siècle, que
dans la mesure où l’on explique ce mouvement théorique
lui-même par la tournure pratique de la vie d’alors en
France. Cette vie était tournée vers le moment présent,
vers les plaisirs et les intérêts temporels, vers le monde
terrestre. A sa pratique antithéologique, antimétaphysi­
que, matérialiste, devaient nécessairement correspondre
des théories antithéologiques, antimétaphysiques, maté­
rialistes. Dans la pratique, la métaphysique avait perdu
132 KARL MARX

tput crédit. Nous n’avons ici qu’à indiquer brièvement


l'évolution de la théorie.
La métaphysique était, au XVIIe siècle (songeons à
Descartes, à Leibniz, etc.), encore imprégnée d’un fond
positif, profane. Elle faisait des découvertes en mathé­
matiques, en physique et dans d’autres sciences précises
qui semblaient être de son ressort. Dès le début du xvnT
siècle, cette apparence avait disparu. Les sciences posi­
tives s’étaient séparées d’elle et avaient tracé leur propre
sillon. Toute la richesse métaphysique ne consistait plus
qu’en idées et en choses célestes, juste au moment où
les êtres réels et les choses terrestres commençaient à
concentrer sur eux tout l’intérêt. La métaphysique était
devenue fade. L’année même où les derniers métaphysi­
ciens français du xvn3 siècle, Malebranche et Arnauld
moururent, Helvétius et Condillac naissaient.
L’homme qui, théoriquement, fit perdre son crédit
à la métaphysique du xvii* siècle et à toute métaphysi­
que fut Pierre Bayle. Son arme fut le scepticisme, forgé
dans les formules magiques métaphysiques mêmes. Lui-
même partit tout d’abord de la métaphysique carté­
sienne. De même que Feuerbach, en combattant la théo­
logie spéculative, fut poussé à combattre la philosophie
spéculative, précisément parce qu’il reconnaissait dans
la spéculation le dernier appui de la théologie, parce
qu’il lui fallait contraindre les théologiens à se chercher
un refuge pour la pseudo-science dans la foi grossière,
répugnante, c’est le doute religieux qui poussa Bayle au
doute à l’égard de la métaphysique qui soutenait cette
foi. Aussi soumit-il la métaphysique dans toute son évo­
lution historique à la critique. Il se fit son historien pour
écrire l’histoire de sa mort. Il réfuta surtout Spinoza et
Leibnitz.
Pierre Bayle ne prépara pas seulement au matéria­
lisme et à la philosophie du bon sens son admission en
France en décomposant la métaphysique par le scepti­
CONTRIBUTION A L’HISTOIRE DU MATÉRIALISME FRANÇAIS Jjffi

cisme. Il annonça la société athée qui devait commencer


bientôt à exister en prouvant qu’une société de purs
athées peut exister, que l’athée peut être un honnête
homme, que l’homme ne s’abaisse pas par l'athéisme,
mais au contraire par la superstition et l’idolâtrie.
Pierre Bayle fut, selon l’expression d’un écrivain
français, « le dernier des métaphysiciens au sens du
xvii8 siècle et le premier des philosophes au sens du
xviii* ».
Outre la réfutation négative de la théologie et de la
métaphysique du xvn8 siècle, on avait besoin d’un sys­
tème positif, antimétaphysique. On avait besoin d’un
livre qui mit en système la pratique de la vie d’alors et
qui lui donnât une base théorique. L’ouvrage de Locke :
Essai sur l’entendement humain, vint, comme à point
nommé, de l’autre côté de la Manche. Il fut accueilli avec
enthousiasme comme un hôte ardemment attendu.
La question se pose : Locke est-il un disciple de Spi­
noza ? C’est à l’histoire « profane » de répondre : le ma­
térialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne. Déjà son
scolastique Duns Scot se demandait « si la matière ne
pouvait pas penser... » 1.
Nous avons déjà rappelé combien l’ouvrage de
Locke vint à propos pour les Français. Locke avait fondé
la philosophie du bon sens, c’est-à-dire déclaré par une
voie détournée, qu’il n’y a pas de philosophe distinct de
l’homme aux sens normaux et à la raison basée sur
eeux-ci.
Condillac, le disciple direct et l’interprète français
de Locke, tourna aussitôt le sensualisme de Locke con­
tre la métaphysique du xvii8 siècle. Il prouva que les
Français avaient rejeté celle-ci à bon droit comme une
simple élucubration de l’imagination et des préjugés

1. Suit le passage qu’Engels a introduit dans son article « Le


matérialisme historique » déjà reproduit plus haut et que, pour cette
saison, nous avons enlevé. (Voir p. 103 et suiv.) (N. R.)
184 KARL MARX

théologiques. Il publia une réfutation des systèmes de


Descartes, Spinoza, Leibniz et Malebrauche. Dans son
ouvrage : Essai sur l’origine des connaissances humaines,
il développa les idées de Locke et prouva que non seule­
ment l’âme, mais aussi les sens, non seulement l’art de
faire des idées, mais aussi l’art de la sensation maté­
rielle sont affaire d’expérience et d’habitude- Tout le
développement de l’homme dépend donc de l’éducation
et des circonstances extérieures. Condillac vient seule­
ment d’être supplanté dans les écoles françaises par la
philosophie éclectique.
La différence entre le matérialisme français et le
matérialisme anglais est la différence entre les deux
nationalités. Les Français traitèrent le matérialisme
anglais avec esprit, lui donnant de la chair et du sang,
de l’éloquence. Ils le dotent du tempérament qui lui
manquait encore et de la grâce. Ils le civilisent.
Dans Helvétius, qui part également de Locke, le
matérialisme acquiert son caractère spécifiquement fran­
çais. C’est sous le rapport de la vie sociale (Helvétius :
De l’homme), qu’il le saisit aussitôt. Les aptitudes phy­
siques et l’amour-propre, la jouissance et l’intérêt per­
sonnel bien compris sont le fondement de toute morale.
L’égalité naturelle des intelligences humaines, l’unité
entre le progrès de la raison et le progrès de l’industrie,
la bonté naturelle de l’homme, la toute-puissance de
l’éducation, sont les points principaux de son système.
Dans les écrits de La Mettrie, on trouve une combi­
naison du matérialisme cartésien et du matérialisme
anglais. Il utilise jusque dans le détail la physique de
Descartes. Son homme-machine est fait selon le modèle
de l’homme-animal de Descartes. Dans le Système de la
nature, d’Holbach, la partie physique est composée éga­
lement de la fusion du matérialisme français et du maté­
rialisme anglais, de même que la partie morale s’appuie
essentiellement sur la morale d’Helvétius. Le matéria­
CONTRIBUTION A L’HISTOIRE DU MATÉRIALISME FRANÇAIS 135

liste français qui est encore le plus en liaison avec la


métaphysique, ce dont Hegel d’ailleurs l’a loué, Robinet
(De la nature) se réfère expressément à Leibniz.
Nous n’avons pas à parler de Volney, de Dupuis, de
Diderot, etc., pas plus que des physiocrates, du moment
que nous avons prouvé la double descendance du maté­
rialisme français de la physique de Descartes et du maté­
rialisme anglais, ainsi que l’opposition du matérialisme
français avec la métaphysique du xvn6 siècle, avec la
métaphysique de Descartes, Spinoza, Malebranche et
Leibniz. Cette opposition n’a pu devenir visible aux
Allemands que depuis qu’ils sont eux-mêmes en opposi­
tion avec la métaphysique spéculative.
De même que le matérialisme cartésien rejoint les
sciences naturelles proprement dites, l’autre tendance
du matérialisme français aboutit directement au socia­
lisme et au communisme.
Il n’est pas besoin d’une grande sagacité pour cons­
tater que le matérialisme, dans ses théories de la bonté
originelle et des mêmes dons d’intelligence chez les
hommes, de la toute-puissance de l’expérience, de
l’habitude, de l’éducation, de l’influence des circons­
tances extérieures sur l’homme, de la haute importance
de l’industrie, des mêmes droits à la jouissance, etc. se
rattache nécessairement au communisme et au socia­
lisme. Si l’homme tire du monde physique et de l’expé­
rience de ce monde physique toute connaissance, sensa­
tion, etc. il importe donc d’organiser le monde empiri­
que, de telle façon qu’il y trouve et qu’il s’assimile ce
qui est réellement humain, de telle façon qu’il se recon­
naisse comme homme. Si l’intérêt bien compris est le
principe de toute morale, il importe que l’intérêt privé
de l’homme se confonde avec l’intérêt humain. Si
l’homme n’est pas libre au sens matérialiste du mot,
c’est-à-dire est libre non par la force négative d’éviter
ceci ou cela, mais par la force positive de mettre en
136 KARL MARX

valeur sa véritable individualité, il ne faut pas punir le


crime individuel, mais détruire les foyers antisociaux
du crime et donner à chacun l’espace social nécessaire
pour la manifestation essentielle de sa vie. Si l’homme
est formé par les circonstances, il faut former humaine­
ment les circonstances. Si l’homme est, par nature, socia­
ble, il ne développe sa vraie nature que dans la société,
et il ne faut pas mesurer la force de sa nature à la force
de l’individu particulier, mais à la force de la société.
On trouve ces phrases, et d’autres analogues, pres­
que textuellement, même chez les plus anciens des maté­
rialistes français. Ce n’est pas le lieu de les apprécier.
L'Apologie du vice de Mandeville, un disciple anglais
plus ancien de Locke, est caractéristique de la tendance
socialiste du matérialisme. Il prouve que les vices sont
indispensables et utiles dans la société actuelle. Ce n’a
pas été une apologie de la société actuelle.
Fourier part directement de la doctrine des maté­
rialistes français. Les babouvistes étaient des matéria­
listes grossiers, non civilisés, mais le communisme déve­
loppé date aussi directement du matérialisme français.
Celui-ci retourne, à savoir sous la forme que lui a donnée
Helvétius, vers sa mère-patrie, l’Angleterre. Bentham
fonde sur la morale d’Helvétius son système de l’intérêt
bien entendu, tout comme Owen, partant du système de
Bentham, fonde le communisme anglais. Exilé en Angle­
terre, le Français Gabet est séduit par les idées commu­
nistes qui y régnent, et il revient en France pour y deve­
nir le représentant le plus populaire, quoique le plus plat
du communisme. Les communistes français plus scien­
tifiques, Dézamy, Gay, etc. développent comme Owen la
doctrine du matérialisme en tant que doctrine de l’hu­
manisme réel et comme la base logique du commu­
nisme...
Remarque. — Les rapports étroits du matérialisme
français avec Descartes et Locke, et l’opposition de la
CONTRIBUTION A i/HISTOIRE DU MATÉRIALISME FRANÇAIS 137

philosophie du xvin® siècle avec la métaphysique du


xvii0 siècle, sont exposés en détail dans la plupart des
histoires françaises modernes de la philosophie. Face à
la critique, nous n’avions ici qu’à rappeler des choses
connues. Par contre, les rapports étroits du matéria­
lisme du xviii8 siècle avec le communisme anglais et fran­
çais du xixe siècle ont encore besoin d’un exposé détaillé.
Nous nous bornerons ici à citer quelques passages carac­
téristiques d’Helvétius, d’Holbach et de Bentham.
I. Helvétius. Les hommes ne sont point méchants, mais
soumis à leurs intérêts. Ce n’est donc point de la méchanceté
des hommes qu’il faut se plaindre, mais de l’ignorance des lé­
gislateurs qui ont toujours mis l’intérêt particulier en opposi­
tion avec l’intérêt général. Jusqu’aujourd’hui, les plus belles
maximes de morale n’ont produit aucun changement dans les
mœurs des nations. Quelle en est la cause ? C’est que les vices
d’un peuple sont, si j’ose le dire, toujours cachés au fond de sa
législation. A la Nouvelle-Orléans, les princesses du sang peu­
vent, lorsqu’elles se dégoûtent de leurs maris, les répudier
pour en épouser d’autres. En de tels pays, on ne trouve point
de femme fausse parce qu’elles n’ont aucun intérêt à l’être. Il
est évident que la morale n’est qu’une science frivole si l’on ne
la confond avec la politique et la législation. Les moralistes
hypocrites, on les reconnaît, d’une part, à l’indifférence avec
laquelle ils considèrent les vices destructeurs des Empires; et de
l’autre, à l’emportemènt avec lequel ils se déchaînent contre les
vices particuliers. Les hommes ne sont nés ni bons ni méchants,
mais prêts à être l’un ou l’autre selon qu’un intérêt commun les
unit ou les divise. Si les citoyens ne pouvaient faire leur bonheur
particulier sans faire le bien public, il n’y aurait alors de vi­
cieux que les fous. (De l’Esprit, Paris 1822, I, pp. 117, 240, 291,
299, 351, 369 et 339.)
De même que, d’après Helvétius, l’éducation par
laquelle il entend (voir I, p. 390) non seulement l’éduca­
tion au sens ordinaire du mot, mais l’ensemble des con­
ditions de vie d’un individu, forme l’homme, si une
réforme est nécessaire qui supprime la contradiction
entre l’intérêt particulier et l’intérêt général, l’homme
a besoin d’autre part, pour réaliser une telle réforme, de
transformer sa conscience : « On ne peut réaliser les
grandes réformes qu’en affaiblissant la stupide vénéra­
138 KARL MARX

tion des peuples pour les vieilles lois et coutumes »


(p. 206, I) ou, comme il le dit, d’autre part, en suppri­
mant l’ignorance.
II. Holbach \ Ce n’est que lui-même que l’homme peut aimer
dans les objets qu’il aime; ce n’est que lui-même qu’il peut
affectionner dans les êtres de son espèce... L’homme ne peut
jamais se séparer de lui-même dans aucun instant de sa vie; il
ne peut se perdre de vue... C’est toujours notre utilité, notre
intérêt... qui nous fait haïr ou aimer les objets. (Système social,
I, Paris, 1822, p. 80, 112.) [Mais] : L’homme, pour son propre
intérêt, doit aimer les autres hommes puisqu’ils sont nécessaires
à son bien-être... La morale lui prouve que, de tous les êtres, le
plus nécessaire à l’homme c’est l’homme. (P. 76.) La vraie mo­
rale, ainsi que la vraie politique, est celle qui cherche à rap­
procher les hommes, afin de les faire travailler par des efforts
réunis à leur bonheur mutuel. Toute morale qui sépare nos in­
térêts de ceux de nos associés est fausse, insensée, contraire à
la nature. (P. 116.) Aimer les autres... c’est confondre nos inté­
rêts avec ceux de nos associés, afin de travailler à l’utilité com­
mune... La vertu n’est que l’utilité des hommes réunis en so­
ciété. (P. 77.) Un homme sans passions, sans désirs, cesserait
d’être un homme... parfaitement détaché de lui-même, comment
pourrait-on le déterminer à s’attacher à d’autres ? Un homme,
indifférent pour tout, privé de passions, qui se suffirait à lui-
même, ne serait plus un être sociable... La vertu n’est que la
communication du bien. (P. 118.) La morale religieuse ne servit
jamais à rendre les mortels plus sociables (p. 36).

III. Bentham. Nous ne citerons de Bentham qu’un


passage où il combat « l’intérêt général au sens poli­
tique ».

L’intérêt des individus... doit céder à l’intérêt public. Mais...


qu’est-ce que cela signifie ? Chaque individu n’est-il pas partie
du public autant que chaque autre ? Cet intérêt public, que vous
personnifiez, n’est qu’un terme abstrait; il ne représente que
la masse des intérêts individuels... S’il était bon de sacrifier la
fortune d’un individu pour augmenter celle des autres, il serait
encore mieux d’en sacrifier un second, un troisième, sans qu’on
puisse assigner aucune limite... Les intérêts individuels sont les
seuls intérêts réels. (Bentham : Théorie des peines et récom­
penses, Paris, 1835, 3” édition, II, p. 230.)

1. Ces deux citations d’Holbach et de Bentham sont reproduites


en français dans la Sainte Famille.
KARL MARX
FRIEDRICH ENGELS

Lettres philosophiques
(Extraits)

I. - Marx à Paul Annenkov


Bruxelles, 28 décembre
[1848]

...Qu’est-ce que la société, quelle que soit sa forme ?


Le produit de l’action réciproque des hommes. Les
hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme
sociale ? Pas du tout. Posez un certain état de dévelop­
pement des facultés productives des hommes et vous
aurez une telle forme de commerce et de consommation.
Posez certains degrés de développement de la produc­
tion, du commerce, de la consommation, et vous aurez
telle forme de constitution sociale, telle organisation de
famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société
civile. Posez telle société civile, et vous aurez tel Etat
politique, qui n’est que l’expression officielle de la
société civile. Voilà ce que M. Proudhon ne comprendra
jamais, car il croit faire grand’chose quand il en appelle
de l’Etat à la société, c’est-à-dire du résumé officiel de
la société à la société officielle.
Il n’est pas nécessaire d’ajouter que les hommes ne
sont pas libres arbitres de leurs forces productives —
qui sont la base de toute leur histoire — car toute force
productive est une force acquise, le produit d’une acti­
vité antérieure. Ainsi les forces productives sont le résul­
140 KARL MARX-FRIEDRICH ENGELS

tat de l’énergie pratique des hommes, mais cette énergie


elle-même est circonscrite par les conditions, dans
lesquelles les hommes se trouvent placés par les forces
productives déjà acquises, par la forme sociale qui
existe avant eux, qu’ils ne créent pas, qui est la produc­
tion de la génération antérieure.
Par ce simple fait que toute génération postérieure
trouve des forces productives acquises par la génération
antérieure, qui servent à elle comme matière première
de nouvelle production, il se forme une connexité dans
l’histoire des hommes, il se forme une histoire de l’hu­
manité, que les forces productives des hommes et, en
conséquence, leurs rapports sociaux ont grandi. Consé­
quence nécessaire : l’histoire sociale des hommes n’est
jamais que l’histoire de leur développement individuel,
soit qu’ils en aient la conscience soit qu’ils ne l’aient
pas. Leurs rapports matériels forment la base de tous
leurs rapports. Ces rapports matériels ne sont que les
formes nécessaires dans lesquelles leur activité maté­
rielle et individuelle se réalise.
M. Proudhon confond les idées et les choses. Les
hommes ne renoncent jamais à ce qu’ils ont gagné, mais
cela ne veut pas dire qu’ils ne renoncent jamais à la
forme sociale, dans laquelle ils ont acquis certaines
forces productives. Tout au contraire. Pour ne pas être
privés du résultat obtenu, pour ne pas perdre les fruits
de la civilisation, les hommes sont forcés, du moment
où le mode de leur commerce ne correspond plus aux
forces productives acquises, de changer toutes leurs
formes sociales traditionnelles. Je prends commerce ici
dans le sens le plus général, comme nous disons en alle­
mand : Verkehr. Par exemple : le privilège, l’institution
des jurandes et des corporations, le régime réglemen­
taire du moyen âge, étaient des relations sociales qui,
seules, correspondaient aux forces productives acquises
et à l’état social préexistant, duquel ces institutions
LETTRES PHILOSOPHIQUES 141

étaient sorties. Sous la protection du régime corporatif


et réglementaire, les capitaux s’étaient accumulés, un
commerce maritime s’était développé, des colonies
avaient été fondées — et les hommes auraient perdu les
fruits mêmes, s’ils avaient voulu conserver les formes,
sous la protection desquelles ces fruits avaient mûri.
Aussi y eut-il deux coups de tonnerre : la révolution
de 1640 et celle de 1688. Toutes les anciennes formes
économiques, les relations sociales qui leur correspon­
daient, l’état politique qui était l’expression officielle de
l’ancienne société civile furent brisés en Angleterre.
Ainsi les formes économiques, sous lesquelles les
hommes produisent, consomment, échangent, sont
transitoires et historiques■ Avec de nouvelles facultés
productives acquises, les hommes changent leur mode
de production, et avec le mode de production ils chan­
gent tous les rapports économiques qui n’ont été que les
relations nécessaires de ce mode de production déter­
miné.
...M. Proudhon a très bien compris que les hommes
font le drap, la toile, les soieries; et le grand mérite
d’avoir compris si peu de choses ! Ce que M. Proudhon
n’a pas compris, c’est que les hommes, selon leurs fa­
cultés, produisent aussi les relations sociales, dans les­
quelles ils produisent le drap et la toile. Encore moins
M. Proudhon a-t-il compris que les hommes, qui pro­
duisent les relations sociales, conformément à leur pro­
ductivité matérielle, produisent aussi les idées, les caté­
gories, c’est-à-dire les expressions abstraites idéales de
ces mêmes relations sociales. Ainsi les catégorie sont
aussi peu éternelles que les relations qu’elles expriment.
Elles sont des produits historiques et transitoires. Pour
M. Proudhon, tout au contraire, ce sont elles — cause
primitive — et non pas les hommes qui produisant l’his­
toire. U abstraction, la catégorie prise comme telle, c’est-
à-dire séparée des hommes et de leur action matérielle,
142 KARL MARX-FRIEDRICH ENGELS

est naturellement immortelle, inaltérable, impassible;


elle n’est qu’un être de la raison pure, ce qui veut dire
seulement que l’abstraction, prise comme telle, est abs­
traite. Tautologie admirable !
Aussi les relations économiques, vues sous la forme
des catégories, sont pour M. Proudhon des formules éter­
nelles qui n’ont ni origine, ni progrès.
Parlons d’une autre manière : M. Proudhon
n’affirme pas directement que la vie bourgeoise est pour
lui une vérité éternelle; il le dit indirectement, en divi­
nisant les catégories qui expriment les rapports bour­
geois sous la forme de la pensée. Ainsi, il ne s’élève pas
au-dessus de l’horizon bourgeois. Parce qu’il opère sur
les pensées bourgeoises en les supposant éternellement
vraies, il cherche la synthèse de ses pensées, leur équi­
libre et ne voit pas que leur mode actuel de s’équilibrer
est le seul mode possible.
Réellement, il fait ce que font tous les bons bour­
geois. Tous ils vous disent que la concurrence, le mono­
pole, etc. en principe, c’est-à-dire pris comme pensées
abstraites, sont les seuls fondements de la vie, mais qu’ils
laissent beaucoup à désirer dans la pratique. Tous ils
veulent la concurrence sans les conséquences funestes de
la concurrence. Tous ils veulent l’impossible, c’est-à-dire
les conditions de la vie bourgeoise sans les conséquences
nécessaires de ces conditions. Tous ils ne comprennent
pas que la forme bourgeoise de la production est une
forme historique et transitoire, tout aussi bien que l’était
la forme féodale. Cette erreur vient de ce que, pour eux,
l’homme-bourgeois est la seule base possible de toute
la société, de ce qu’ils ne se figurent pas un état de
société dans lequel l’homme aurait cessé d’être bour­
geois.
M. Proudhon est donc nécessairement doctrinaire.
Le mouvement historique qui bouleverse le monde actuel
se résout pour lui dans le problème de découvrir le juste
LETTRES PHILOSOPHIQUES 143

équilibre, la synthèse de deux pensées bourgeoises. Ainsi,


à force de subtilité, le garçon adroit découvre la pensée
cachée de Dieu, l’unité de deux pensées isolées, qui sont
seulement deux pensées isolées, parce que M. Proudhon
les a isolées de la vie pratique, de la production actuelle,
qui est la combinaison des réalités qu’elles expriment.
A la place du grand mouvement historique, qui naît du
conflit entre les forces productives des hommes déjà
acquises et leurs rapports sociaux, qui ne correspondent
plus à ces forces productives; à la place des guerres
terribles qui se préparent entre les classes d’une nation;
entre les différentes nations, à la place de l’action pra­
tique et violente des masses, qui seule pourra supprimer
- ces collisions; à la place de ce mouvement vaste, pro­
longé et compliqué, M. Proudhon met le mouvement
cacadauphin [?] de sa tête. Ainsi ce sont les savants, les
hommes capables de surprendre à Dieu sa pensée intime,
qui font l’histoire. Le menu peuple n’a qu’à appliquer
leurs révélations. Vous comprenez maintenant pourquoi
M. Proudhon est ennemi déclaré de tout mouvement
politique. La solution des problèmes actuels ne consiste
pas pour lui dans l’action publique, mais dans les rota­
tions dialectiques de sa tcte. Parce que pour lui les caté­
gories sont les forces motrices, il ne faut pas changer la
vie pratique pour changer les catégories. Tout au con­
traire : il faut changer les catégories et le changement
de la vie réelle en sera la conséquence.
Dans son désir de concilier les contradictions, M.
Proudhon ne se demande seulement pas, si la base même
de ces contradictions ne doit pas être renversée. 11 res­
semble en tout au doctrinaire politique, qui veut le
roi et la Chambre des députés et la Chambre des pairs,
comme parties intégrantes de la vie sociale, comme ca­
tégories éternelles. Seulement il cherche une nouvelle
formule pour équilibrer ces pouvoirs (dont l’équilibre
consiste précisément dans le mouvement actuel, où l’un
144 KARL MARX-FRIEDRICH ENGELS

de ces pouvoirs est tantôt le vainqueur, tantôt l’esclave


de l’autre). C’est ainsi qu’au xvme siècle, une foule de
têtes médiocres étaient occupées à trouver la vraie for­
mule pour équilibrer les ordres sociaux, la noblesse, le
roi, les Parlements, etc., et le lendemain, il n’y avait
plus ni roi, ni Parlement, ni noblesse. Le juste équilibre
entre ces antagonismes était le bouleversement de toutes
les relations sociales, qui servaient de base à ces exis­
tences féodales et à l’antagonisme de ces existences féo­
dales.
Parce que M. Proudhon pose d’un côté les idées
éternelles, les catégories et la raison pure, de l’autre côté,
les hommes et leur vie pratique qui est selon lui l’ap­
plication de ces catégories, vous trouverez chez lui, dès le
commencement, dualisme entre la vie et les idées, entre
l’âme et le corps — dualisme qui se répète sous beau­
coup de formes. Vous voyez, maintenant, que cet anta­
gonisme n’est que l’incapacité de M. Proudhon à com­
prendre l’origine et l’histoires profanes des catégories
qu’il divinise...
II. - Marx à Joseph Weydemeyer
6 mars 1852.

...En ce qui me concerne, ce n’est pas à moi que


revient le mérite d’avoir découvert ni l’existence des
classes dans la société moderne, ni leur lutte entre elles.
Longtemps avant moi, des historiens bourgeois avaient
décrit le développement historique de cette lutte |des
classes et des économistes bourgeois en avaient exprimé
l’anatomie économique. Ce que je fis de nouveau, ce
fut : 1. de démontrer que l'existence des classes n’est
liée qu’à des phases de développement historique déter­
miné de la production ; 2. que la lutte des classes conduit
nécessairement à la dictature du prolétariat ; 3. que
cette dictature elle-même ne constitue que la transition
à l’abolition de toutes les classes et à une société sans
classes...
III. - Marx à Engels

25 septembre 1857.

...L’histoire de Yarmy [armée] fait mieux que n’im­


porte quoi ressortir la justesse de notre façon de voir
concernant la liaison des forces productives et des con­
ditions sociales. En général, l’armée est importante pour
le développement économique. Par exemple, c’est tout
d’abord dans l’armée que nous trouvons le salaire com­
plètement développé. De même, chez les Romains le
peculium castrense [pécule du soldat au camp] est la
première forme juridique où se trouve reconnue la pro­
priété mobilière de celui qui n’est pas père de famille.
De même le régime corporatif dans la corporation des
fabri [ouvriers militaires]. De même la première appli­
cation en grand des machines. Même la valeur particu­
lière des métaux et leur emploi comme argent semble,
une fois passé l’âge de pierre de Grimm, reposer à l’ori­
gine sur leur importance pour la guerre. C’est égale­
ment dans les armées que la division du travail au sein
d’une branche fut tout d’abord instaurée. Toute l’histoire
des formes de la société bourgeoise s’y trouve résumée
de façon frappante. Si tu en trouves jamais le temps,
c’est de ce point de vue qu’il faudra un jour élaborer
la chose...
IV. - Marx à Engels
7 juillet 1866.

...Où notre théorie de la détermination de l’organi­


sation du travail par les moyens de production se con-
firme-telle plus brillamment que dans l’industrie de la
tuerie humaine ? Il vaudrait vraiment la peine que tu
écrives quelque chose là-dessus (il me manque la com­
pétence pour cela) que je pourrais insérer comme ap­
pendice sous ton nom dans mon livre. Réfléchis à cela.
Mais si tu veux le faire, il faut que ce soit pour le pre­
mier volume où je traite ce sujet ex-professo (en profes­
sionnel). Tu comprends combien ma joie serait grande
si tu apparaissais aussi dans mon oeuvre principale (jus­
qu’à maintenant, je n’ai fait que des bagatelles) comme
collaborateur direct et non par de simples citations !...
V. - Engels à Conrad Schmidt

5 août 1890.

...En général, le mot « matérialiste » sert à beaucoup


d’écrivains récents en Allemagne de simple phrase avec
laquelle on étiquette toute sorte de choses sans les étu­
dier davantage, pensant qu’il suffit de coller cette éti­
quette pour arranger l’affaire. Or, notre conception de
l’histoire est, avant tout, une directive pour l’étude, et
non un levier servant à des constructions à la manière
de Hegel. Il faut réétudier toute l’histoire, il faut sou­
mettre à une investigation détaillée les conditions d’exis­
tence des diverses formations sociales avant d’essayer
d’en déduire les modes de conception politiques, juridi­
ques, esthétiques, philosophiques, religieux, etc., qui leur
correspondent. Sur ce point, on n’a fait jusqu’à main­
tenant que peu de chose, parce que peu de gens seule­
ment s’y sont attelés sérieusement. Sur ce point, nous
avons besoin d’une aide de masse, le domaine est infi­
niment vaste, et celui qui veut travailler sérieusement
peut faire beaucoup et s’y distinguer. Mais, au lieu de
cela, la phrase du matérialisme historique (on peut pré­
cisément tout transformer en phrase) pour nombre de
jeunes Allemands ne sert qu’à faire le plus rapidement
possible de leurs propres connaissances historiques re­
lativement maigres —l’histoire économique n’est-elle pas
encore dans les langes ? — une construction systémati­
que artificielle et de s’imaginer ensuite être des esprits
tout à fait puissants...
Vous qui avez déjà fait réellement quelque chose,
vous avez dû certainement remarquer combien est petit
LETTRES PHILOSOPHIQUES 149

le nombre de jeunes littérateurs adhérant au Parti qui


se donnent la peine d’étudier l’économie, l’histoire de
l’économie et l’histoire du commerce, de l’industrie, de
l’agriculture, des formations sociales. Combien connais­
sent de Maurer plus que son nom ? C’est la suffisance
du journaliste qui doit tout faire, et tout est aussi à
l’avenant. On dirait parfois que ces messieurs croient
que c’est toujours assez bon pour les ouvriers. Si ces
messieurs savaient que Marx considérait que ses meil­
leures choses n’étaient pas encore assez bonnes pour
les ouvriers et qu’il regardait comme un crime d’offrir
aux ouvriers quelque chose d’inférieur à tout ce qu’il
y a de mieux !...
VI. - Engels à Joseph Bloch

Londres, 21 septembre 1890.

...D’après la conception matérialiste de l’histoire, le


facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière
instance, la production et la reproduction de la vie
réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davan­
tage. Si ensuite quelqu’un torture cela jusqu’à dire que
le facteur économique est le seul déterminant, il trans­
forme cette proposition en une phrase vide, abstraite,
absurde. La situation économique est la base, mais les
diverses parties de la superstructure — les formes poli­
tiques de la lutte de classe et ses résultats, — les Cons­
titutions établies une fois la bataille gagnée par la classe
victorieuse, etc., les formes juridiques, et même les re­
flets de toutes ces luttes réelles dans le cerveau des par­
ticipants, théories politiques, juridiques, philosophiques,
conceptions religieuses, et leur développement ultérieur
jusqu’au dogme devenu système, exercent également
leur action sur le cours des luttes historiques et en déter­
minent, de façon prépondérante, la forme dans beau­
coup de cas. Il y a action et réaction de tous ces fac­
teurs au sein desquels le mouvement économique finit
par se frayer son chemin comme quelque chose de forcé
à travers la foule infinie de hasards (c’est-à-dire de cho­
ses et d’événements dont la liaison intime entre eux est
si lointaine ou si difficile à démontrer que nous pouvons
la considérer comme inexistante et la négliger). Sinon,
l’application de la théorie à n’importe quelle période
historique serait, ma foi, plus facile que la résolution
d’une simple équation du premier degré.
LETTRES PHILOSOPHIQUES 151

Nous faisons notre histoire nous-mêmes, mais, tout


d’abord, avec des prémisses et des conditions très déter­
minées. Entre toutes ce sont les conditions économiques
qui sont finalement déterminantes. Mais les conditions
politiques, etc., voire même la tradition qui hante les
cerveaux des hommes, jouent également un rôle, bien
que non décisif. Ce sont des causes historiques et, en
dernière instance, économiques qui ont formé égale­
ment l’Etat prussien et qui ont continué à le développer.
Mais on pourra difficilement prétendre sans pédanterie
que parmi les nombreux petits Etats de l’Allemagne du
Nord, c’était précisément le Brandebourg qui était des­
tiné par la nécessité économique et non par d’autres fac­
teurs encore (comme, par exemple, surtout par sa situa­
tion embrouillée avec la Pologne, grâce à la possession
de la Prusse et partant dans les relations politiques in­
ternationales et qui sont décisives également dans la for­
mation de la Maison d’Autriche) à devenir la grande
puissance où s’est incarnée la différence dans l’écono­
mie, dans la langue et aussi, depuis la Réforme, dans
la religion entre le Nord et le Sud. On parviendra diffi­
cilement à expliquer économiquement sans se rendre
ridicule, l’existence de chaque petit Etat allemand du
passé et du présent ou encore l’origine de la permuta­
tion des consonnes du haut-allemand qui a élargi la
ligne de partage géographique constituée par les chaînes
de montagnes des Sudètes jusqu’au Taunus, jusqu’à en
faire une véritable crevasse à travers l’Allemagne.
Mais deuxièmement, l’histoire se fait de telle façon
que le résultat final se dégage toujours des conflits d’un
grand nombre de volontés individuelles dont chacune
à son tour est faite telle qu’elle est par une foule de
conditions particulières d’existence; il y a donc là d’in­
nombrables forces qui se contrecarrent mutuellement,
un groupe infini de parallélogrammes de force, d’où
ressort une résultante — l’événement historique — qui
152 KARL MARX-FRIEDRICH ENGELS

peut être regardée elle-même, à son tour, comme le


produit d’une force agissant comme un tout, de façon
inconsciente et aveugle. Car, ce que veut chaque indi­
vidu est empêché par chaque autre et ce qui s’en dégage
est quelque chose que personne n’a voulu. C’est ainsi
que l’histoire jusque maintenant se déroule à la façon
d’un processus de la nature et est soumise aussi, en
substance, aux mêmes lois de mouvement qu’elle. Mais
du fait que les diverses volontés — dont chacune veut
ce à quoi la poussent sa constitution matérielle et les
circonstances extérieures, économiques en dernière ins­
tance (ou ses propres circonstances personnelles ou les
circonstances sociales générales) — n’arrivent pas à ce
qu’elles veulent, mais se fondent en une moyenne géné­
rale, en une résultante commune, on n’a pas le droit
de conclure qu’elles sont égales à zéro. Au contraire, cha­
cune contribue à la résultante et, à ce titre, est inclue
en elle.
Je voudrais, en outre, vous prier d’étudier cette
théorie aux sources originales et non point de seconde
main, c’est vraiment beaucoup plus facile. Marx a rare­
ment écrit quelque chose où elle ne joue son rôle. Mais,
en particulier, le i8-Brumaire de Louis-Bonaparte est
un exemple tout à fait excellent de son application. Dans
le Capital, on y renvoie souvent. Ensuite, je me permets
de vous renvoyer également à mes ouvrages : le Bou­
leversement de la science par Monsieur E. Dühring et
L. Feuerbach et la fin de la philosophie classique alle­
mande, où j’ai donné l’exposé le plus détaillé du maté­
rialisme historique qui existe à ma connaissance.
C’est Marx et moi-même, partiellement, qui devons
porter la responsabilité du fait que, parfois, les jeunes
attachent plus de poids qu’il ne lui est dû au côté éco­
nomique. Face à nos adversaires, il nous fallait souli­
gner le principe essentiel nié par eux, et alors nous ne
trouvions pas toujours le temps, ni le lieu, ni l’occasion
LETTRES PHILOSOPHIQUES 153

de rendre justice aux autres facteurs qui participent


à l’action réciproque. Mais dès qu’il s’agissait de la des­
cription d’une tranche d’histoire, c’est-à-dire de passer
à l’application pratique, la chose changeait et il n’y avait
pas d’erreur possible. Mais, malheureusement, il n’arrive
que trop fréquemment que l’on croit avoir parfaitement
compris une nouvelle théorie et pouvoir la manier sans
difficultés, dès qu’on s’en est approprié les principes es­
sentiels, et cela pas toujours exactement. Je ne puis tenir
quitte de ce reproche plus d’un de nos récents « mar­
xistes », aussi a-t-on fait sur ce point aussi des choses
singulières...
VII. - Engels à Conrad Schmidt

27 octobre 1890.

...C’est du point de vue de la division du travail que


la chose se conçoit le plus facilement. La société crée
certaines fonctions communes dont elle ne peut se dis­
penser. Les gens qui y sont nommés constituent une nou­
velle branche de la division du travail au sein de la
société. Ils acquièrent ainsi des intérêts particuliers éga­
lement envers leurs mandataires, ils se rendent indé­
pendants à leur égard, et voilà l’Etat. Désormais, il en
est de même que dans le commerce de marchandises et,
plus tard, dans le commerce d’argent : la nouvelle force
indépendante doit bien suivre au fond le mouvement de
la production, mais en vertu de l’indépendance relative
qui lui est inhérente, c’est-à-dire qui lui a été conférée
et qui continue à se développer progressivement, elle
réagit aussi à son tour sur les conditions et la marche
de la production. Il y a action réciproque de deux forces
inégales, du mouvement économique d’un côté sur la
nouvelle puissance politique qui aspire à la plus grande
indépendance possible et qui, une fois constituée, est
douée, elle aussi, d’un mouvement propre ; le mouve­
ment économique se fraie bien son chemin en général,
mais il est obligé, lui aussi, de subir le contre-coup du
mouvement politique qu’il a constitué lui-même et qui
est doué d’une indépendance relative, du mouvement
d’une part du pouvoir d’Etat, d’autre part, de l’opposi­
tion qui se forme en même temps que lui. De même
que dans le marché d’argent, le mouvement du marché
industriel se reflète en général et sous les réserves indi-
LETTRES PHILOSOPHIQUES 155

quées plus haut, et naturellement à rebours, de même,


dans la lutte entre le gouvernement et l’opposition se
reflète la lutte des classes qui existaient déjà aupara­
vant et qui se combattaient, mais également à rebours,
non plus directement et indirectement, non pas comme
une lutte de classe, mais comme la lutte pour des prin­
cipes politiques, et tellement à rebours qu’il a fallu des
millénaires pour que nous nous en rendions compte.
La réaction du pouvoir de l’Etat sur le développe­
ment économique peut être de trois sortes différentes.
Elle peut se faire dans la même direction, alors tout
marche plus vite, elle peut procéder à contre-courant,
alors elle se brise à la longue de nos jours chez chaque
grand peuple, ou encore, elle peut couper au dévelop­
pement économique certaines voies et lui en prescrire
d’autres — en ce cas se ramenant finalement à l’un des
deux précédents. Mais il est clair que dans les deuxième
et troisième cas, le pouvoir politique peut causer un
grand dommage au développement économique et pro­
duire un gaspillage de masse de force et de matière.
A cela s’ajoute encore le cas de conquête et de la
destruction brutale de ressources économiques où, sui­
vant les circonstances, tout un développement écono­
mique local et national a pu jadis disparaître. Aujour­
d'hui, ce cas a le plus souvent des effets contraires, du
moins chez les grands peuples : le vaincu gagne à la
longue parfois plus que le vainqueur du point de vue
économique, politique et moral.
La chose est analogue avec le droit : dès que la
nouvelle division du travail devient nécessaire et crée
les juristes professionnels, s’ouvre à son tour un domaine
nouveau, indépendant qui, tout en étant dépendant gé­
néralement de la production et du commerce, n’en pos­
sède pas moins lui aussi une capacité particulière de
réaction contre ces domaines. Dans un Etat moderne,
156 KARL MARX-FRIEDRICH ENGELS

non seulement il faut que le droit corresponde à la situa­


tion économique générale et soit son expression, mais
qu’il soit aussi une expression systématique qui ne se
frappe pas elle-même au visage, du fait de ses contra­
dictions internes. Et pour y réussir, le reflet fidèle des
rapports économiques disparaît de plus en plus. Et cela
d’autant plus qu’il arrive plus rarement qu’un code soit
l’expression brutale, intransigeante, authentique de la
domination d’une classe : la chose elle-même ne serait-
elle pas déjà contre la « notion du droit » ? La notion
du droit pure, conséquente de la bourgeoisie révolution­
naire de 1792 à 1796 est déjà faussée, comme nous le
savons, en de nombreux endroits dans le code Napo­
léon, et dans la mesure où elle y est incarnée, elle est
obligée de subir journellement toute sorte d’atténua­
tions par suite de la puissance croissante du prolétariat.
Ce qui n’empêche pas le code Napoléon d’être le code
qui sert de base à toutes les nouvelles codifications dans
toutes les parties du monde. C’est ainsi que le cours
du « développement du droit » ne consiste en grande
partie qu’à essayer tout d’abord d’éliminer les contra­
dictions résultant de la traduction directe de rapports
économiques en principes juridiques et d’établir un sys­
tème juridique harmonieux, et ensuite de constater que
l’influence et la pression du développement économique
ultérieur brisent toujours à nouveau ce système et l’im­
pliquent dans de nouvelles contradictions (je ne parle
ici avant tout que du droit civil).
Le reflet de rapports économiques sous forme de
principes juridiques est nécessairement aussi un reflet
placé la tête en bas : il se produit sans que ceux qui
agissent en aient conscience, le juriste s’imagine qu’il
opère par propositions à priori, alors que ce ne sont
pourtant que des reflets économiques — et c’est pour­
quoi tout est mis la tête en bas. Et le fait que ce ren­
versement qui, tant qu’on ne le reconnaît pas, constitue
LETTRES PHILOSOPHIQUES 157

ce que nous appelons un point de vue idéologique, réa­


git à son tour sur la base économique et peut la modi­
fier, dans certaines limites, me paraît être l’évidence
même. La base du droit successoral, en supposant l’éga­
lité du stade de développement de la famille, est une
base économique. Néanmoins, il sera difficile de dé­
montrer qu’en Angleterre, par exemple, la liberté abso­
lue de tester et en France sa grande limitation n’ont dans
toutes leurs particularités que des causes économiques.
Mais, pour une part très importante, toutes deux réagis­
sent sur l’économie par le fait qu’elles influencent la
répartition de la fortune.
En ce qui concerne les régions idéologiques qui pla­
nent plus haut encore dans les airs, la religion, la phi­
losophie, etc-, elles sont composées d’un reliquat — de
ce que nous appellerions aujourd’hui stupidité — re­
montant à la préhistoire et que la période historique a
trouvé avant elle et a recueilli. A la base de ces diverses
représentations fausses de la nature, de la constitution
de l’homme lui-même, des esprits, des puissances ma­
giques, etc., il n’y a le plus souvent qu’un élément éco­
nomique négatif ; le développement économique infé­
rieur de la période préhistorique a comme complément,
mais aussi ça et là pour condition et même pour cause,
les conceptions fausses de la nature. Et bien que le
besoin économique ait été le ressort principal du pro­
grès dans la connaissance de la nature et qu’il l’est de­
venu de plus en plus, ce n’en serait pas moins du pé­
dantisme de vouloir chercher des causes économiques
à toute cette stupidité primitive. L’histoire des sciences
est l’histoire de l’élimination progressive de cette stu­
pidité, c’est-à-dire de son remplacement par une stupi­
dité nouvelle, mais de moins en moins absurde. Les
gens qui s’en chargent font partie à leur tour de sphères
particulières de la division du travail et ils s’imaginent
qu’ils travaillent sur un terrain indépendant. Et dans la
158 KARL MARX-FRIEDRICH ENGELS

mesure où ils constituent un groupe indépendant au


sein de la division du travail sociale leurs productions,
y compris leurs erreurs, ont une influence rétro active
sur tout le développement social, même sur le déve­
loppement économique. Mais avec tout cela ils n’en sont
pas moins eux-mêmes à leur tour sous l’influence domi­
nante du développement économique. C’est dans la phi­
losophie, par exemple, qu’on peut le plus facilement
le prouver pour la période bourgeoise. Hobbes fut le
premier matérialiste moderne (dans le sens du xviii8 siè­
cle), mais un absolutiste à l’époque où la monarchie
absolue florissait dans toute l’Europe et engageait en
Angleterre la lutte avec le peuple. Locke a été, en reli­
gion comme en politique, le fils du compromis de classe
de 1688. Les déistes anglais et leurs successeurs plus
conséquents, les matérialistes français, furent les philo­
sophes authentiques de la bourgeoisie, les Français fu­
rent même ceux de la révolution bourgeoise. Dans la
philosophie allemande qui va de Kant à Hegel on voit
passer le philistin allemand, de façon tantôt positive,
tantôt négative. Mais en tant que domaine déterminé
de la division du travail, la philosophie de chaque épo­
que suppose une documentation intellectuelle détermi­
née qui lui a été transmise par celles qui l’ont précédée
et dont elle part. Et c’est pourquoi il arrive que des pays
économiquement retardataires peuvent pourtant tenir
le premier violon en philosophie : la France au xvin*
siècle par rapport à l’Angleterre sur la philosophie de
laquelle s’appuyaient les Français, et plus tard l’Alle­
magne par rapport à l’une et l’autre. Mais en France
comme en Allemagne, la philosophie, tout comme l’épa­
nouissement littéraire général de cette époque, fut, elle
aussi, le résultat d’un essor économique. La suprématie
finale du développement économique dans ces domaines
aussi est pour moi chose assurée, mais elle se produit
au sein de conditions prescrites par le domaine intéressé
LETTRES PHILOSOPHIQUES 159

lui-même ; en philosophie, par exemple, par l’effet d’in­


fluences économiques (qui n’agissent le plus souvent à
leur tour que dans leur déguisement politique, etc.), sur
la matière philosophique existante transmise par les pré­
décesseurs. L’économie ne crée ici rien directement
d’elle-même, mais elle détermine la sorte de mo­
dification et de développement de la matière intellec­
tuelle existante, et encore elle fait cela le plus souvent
indirectement par le fait que ce sont les reflets politi­
ques, juridiques et moraux qui exercent la plus grande
action directe sur la philosophie.
Sur la religion, j’ai dit l’indispensable dans mon der­
nier chapitre sur Feuerbach.
Donc, lorsque Barth prétend que nous avons nié
toute réaction des reflets politiques, etc., du mouvement
économique sur ce mouvement même, il ne fait que se
battre contre des moulins à vent. Il n’a qu’à regarder
le i8-Brumaire de Marx où il s’agit presque uniquement
du rôle particulier joué par les luttes et événements
politiques, naturellement dans la limite de leur dépen­
dance générale des conditions économiques. Ou le Capi­
tal, par exemple le chapitre sur la journée de travail,
où la législation, qui est bien un acte politique, agit de
façon si incisive. Ou encore le chapitre sur l’histoire de
la bourgeoisie (le 24e chapitre). Pourquoi luttons-nous
donc pour la dictature politique du prolétariat si le pou­
voir politique est économiquement impuissant ? La vio­
lence (c’est-à-dire le pouvoir d’Etat) est, elle aussi, une
puissance économique !
Mais je n’ai pas maintenant le temps de faire la cri­
tique de ce livre. Il faut d’abord que sorte le IIIe tome,
et d’ailleurs je crois que Bernstein, par exemple, pourrait
très bien faire la chose.
Ce qui manque à tous ces messieurs, c’est la dialec­
tique. Ils ne voient toujours ici que la cause, là que l’ef-
160 KARL MARX-FRIEDRICH ENGELS

fet. Que c’est une abstraction creuse, que dans le monde


réel il n’existe pareils antagonismes polaires métaphy­
siques que dans les crises, mais que tout le grand cours
des choses se produit sous la forme d’action et de réac­
tion de forces, sans doute, très inégales, — dont le mou­
vement économique est de beaucoup la force la plus
puissante, la plus initiale, la plus décisive, qu’il n’y rien
ici d’absolu et que tout est relatif, cela, que voulez-vous,
ils ne le voient pas, pour eux Hegel n’a pas existé...
VIII. - Engels à Heinz Starkenburg
Londres, le 25 janvier 1894.

1. Sous le nom de rapports économiques que nous


regardons comme la base déterminante de l’histoire de
la société, nous entendons la manière dont les hommes
d’une société déterminée produisent leurs subsistances
et échangent les produits entre eux (dans la mesure où
existe la division du travail). Donc, toute la technique
de la production et des transports y est incluse. Selon
notre conception, cette technique détermine également
le mode d’échange ainsi que de répartition des produits
et, par conséquent, après la dissolution de la société
gentilice, également la division en classes, par consé­
quent, les rapports de domination et d’esclavage, par
conséquent l’Etat, la politique, le droit, etc. Sont inclus,
en outre, parmi les rapports économiques la base géo­
graphique sur laquelle ceux-ci se déroulent, et les vesti­
ges réellement transmis des stades de développement'
antérieurs qui se sont maintenus, souvent par tradition
seulement ou par vis inertiæ [par la force d’inertie],
naturellement aussi le milieu qui entoure de l’extérieur
cette forme sociale.
Si la technique, comme vous le dites, dépend, n’est-
ce pas, pour la plus grande part de l’état de la science,
celle-ci dépend encore beaucoup plus de l’état et des
besoins de la technique. Lorsque la société a des besoins
techniques, la science s’en trouve aidée plus que par
dix universités. Toute l’hydrostatique (Torricelli, etc.)
sortit du besoin de régularisation des torrents de mon­
tagne en Italie aux xvr et xvn® siècles. Nous ne savons
II
162 KARL MARX-FltlEDRICH ENGELS

quelque chose de rationnel de l’électricité que depuis


qu’on a découvert son utilisation technique. Mais, mal­
heureusement, en Allemagne, on a pris l’habitude d’é­
crire l’histoire des sciences comme si elles étaient tom­
bées du ciel.
2. Nous considérons les conditions économiques
comme ce qui conditionne, en dernière instance, le dé­
veloppement historique. Or, la race est elle-même un
facteur économique. Mais il y a deux points ici qu’il ne
faut pas négliger :
a) Le développement politique, juridique, philoso­
phique, religieux, littéraire, artistique, etc., repose sur le
développement économique. Mais ils réagissent tous éga­
lement les uns sur les autres, ainsi que sur la base éco­
nomique. Il n’en est pas ainsi parce que la situation éco­
nomique est la cause, qu’elle est seule active et que tout
le reste n’est qu’action passive. Il y a, au contraire, ac­
tion et réaction sur la base de la nécessité économique
qui l’emporte toujours en dernière instance. L’Etat, par
exemple, agit par le protectionnisme, le libre échange,
par une bonne ou mauvaise fiscalité, et même l’épuise­
ment et l’impotence mortels du philistin allemand, qui
résultèrent de la situation économique misérable de
l'Allemagne de 1648 à 1830 et qui se manifestèrent tout
d’abord sous forme de piétisme, puis de sentimentalité
et d’esclavage servile à l’égard des princes et de la
noblesse ne furent pas sans influence économique. Ce
fut un des plus grands obstacles à la renaissance et il
ne fut ébranlé que grâce aux guerres de la Révolution
et de Napoléon qui firent passer la misère chronique
à l’état aigu. Ce n’est donc pas, comme on veut se l’ima­
giner, ça et là, par simple commodité, un effet auto­
matique de la situation économique, ce sont, au con­
traire, les hommes qui font leur histoire eux-mêmes,
mais dans un milieu donné qui la conditionne, sur la
base de conditions réelles antérieures parmi lesquelles
LETTRES PHILOSOPHIQUES 163

les conditions économiques, si influencées qu’elles puis­


sent être par les autres conditions politiques et idéolo­
giques, n’en sont pas moins, en dernière instance, les con­
ditions déterminantes, constituant d’un bout à l’autre
le fil rouge, qui, seul, vous met à même de comprendre.
b) Les hommes font leur histoire eux-mêmes, mais
jusqu’ici non pas avec une volonté collective, selon un
plan d’ensemble, et cela même pas dans une société
donnée, bien délimitée. Leurs efforts se contrecarrent,
et c’est précisément la raison pour laquelle règne, dans
toutes les sociétés de ce genre, la nécessité complétée
et exprimée par le hasard. La nécessité qui s’y impose
par le hasard est à son tour, en fin de compte, la néces­
sité économique. C’est le moment de traiter la question
de ce qu’on appelle les grands hommes. Naturellement,
c’est un pur hasard que tel grand homme, et justement
qu’il surgisse à ce moment déterminé dans ce pays
donné. Mais, si nous le supprimons, il y a demande pour
son succédané, et ce succédané se trouvera tant bien
que mal, mais il se trouvera toujours à la longue. Ce fut
un hasard que Napoléon, ce Corse, fut précisément le
dictateur militaire dont avait besoin la République fran­
çaise, épuisée par sa propre guerre ; mais la preuve est
faite que, faute d’un Napoléon, un autre aurait comblé
la lacune, car l’homme s’est trouvé chaque fois qu’il a
été nécessaire : César, Auguste, Cromwell, etc. Si Marx
a découvert la conception historique de l’histoire,
Thierry, Mignet, Guizot, tous les historiens anglais jus­
qu’en 1850 prouvent qu’on s’y efforçait, et la découverte
de la même conception par Morgan est la preuve que
le temps était mûr pour elle et qu’elle devait nécessai­
rement être découverte.
Il en est ainsi de tout autre hasard et de tout autre
hasard prétendu dans l’histoire. Plus le domaine que
nous étudions s’éloigne de l’économique et se rapproche
de la pure idéologie abstraite, plus nous constaterons
164 ICARL MARX-FRIEDRICH ENGELS

que son développement présente de hasard, et plus sa


courbe se déroule en zigzags. Mais si vous tracez l’axe
moyen de la courbe, vous trouverez que plus la période
considérée est longue et le domaine étudié est grand,
et plus cet axe se rapproche de la parallèle de l’axe du
développement économique.
Le plus grand obstacle à la compréhension exacte
est en Allemagne la négligence impardonnable, en litté­
rature, de l’histoire économique, il est si difficile, non
seulement de se déshabituer des idées serinées à l’école
sur l’histoire, mais encore davantage de rassembler les
matériaux qui sont nécessaires à cet effet. Qui, par
exemple, a seulement lu le vieux G. Y. Gülich dont le
recueil de matériaux tout secs contient pourtant tant de
matière à même d’éclaircir d’innombrables faits politi­
ques ?
D’ailleurs, le bel exemple que Marx a donné dans le
18-Brumaire devrait, comme je pense, vous renseigner
suffisamment sur vos questions, précisément parce que
c’est un exemple pratique. Dans YAnti-Dühring, tome I,
Chapitres 9 à 11, et tome II, ch. 2 à 4, ainsi que dans le
tome III, ch. 1, ou dans l’introduction et, ensuite, dans
le dernier chapitre de Feuerbach, je crois également
avoir déjà touché à la plupart de ces points.
IX. - Engels à Franz Mehring
14 juillet 1893.

...L’idéologie est un processus que le soi-disant pen­


seur accomplit bien avec conscience, mais avec une
conscience fausse. Les forces motrices véritables qui le
meuvent lui restent inconnues, sinon ce ne serait point
un processus idéologique. Aussi s’imagine-t-il des forces
motrices fausses ou apparentes.
Du fait que c’est un processus intellectuel, il en dé­
duit le contenu ainsi que la forme de la pensée pure,
soit de sa propre pensée, soit de celle de ses prédéces­
seurs. Il travaille avec la seule documentation intellec­
tuelle qu’il prend sans la regarder de près comme éma­
nant de la pensée et sans l’étudier davantage dans un
processus plus lointain et indépendant de la pensée ;
et cela est pour lui l’évidence même, car pour lui tout
acte étant transmis par la pensée lui apparaît en der­
nière instance fondé également dans la pensée.
L’idéologie historique (historique doit être un sim­
ple vocable collectif pour politique, juridique, philoso­
phique, théologique, bref, pour tous les domaines ap­
partenant à la société et non pas seulement à la nature)
— l’idéologue historique a donc dans chaque domaine
scientifique une matière qui s’est formée de façon indé­
pendante dans la pensée de générations antérieures et
qui a subi sa propre série de développements indépen­
dante dans le cerveau de ces générations successives.
Des faits extérieurs, il est vrai, appartenant à son do­
maine propre ou à d’autres domaines peuvent bien avoir
contribué à déterminer ce développement, mais ces faits,
166 KARL MARX-KRIEDRICH ENGELS

suivant la prémisse tacite, ne sont-ils pas eux-mêmes,


à leur tour, de simples fruits d’un processus intellectuel,
de sorte que nous continuons toujours à rester dans le
royaume de la pensée pure qui a, heureusement, digéré
même les faits les plus têtus.
C’est cette apparence d’histoire indépendante des
constitutions d’Etat, des systèmes juridiques, des con­
ceptions idéologiques dans chaque domaine particulier
qui aveugle, avant tout, la plupart des gens.
Si Luther et Calvin « viennent à bout » de la reli­
gion catholique officielle, si Hegel « vient à bout » de
Fichte et de Kant, si Rousseau « vient à bout », indirec­
tement par son Contrat social, de Montesquieu le cons­
titutionnel, c’est un événement qui reste à l’intérieur de
la théologie, de la philosophie, de la science politique,
qui constitue une étape dans l’histoire de ces domaines
de la pensée et qui ne sort pas du domaine de la pensée.
Et, depuis que l’illusion bourgeoise de la perpétuité et
de la finalité de la production capitaliste s’est encore
ajoutée à cela, la maîtrise des mercantilistes par les phy-
siocrates et A. Smith passe elle-même, ma foi, pour une
simple victoire de l’idée, non comme le reflet intellec­
tuel de faits économiques modifiés, mais, au contraire,
comme la compréhension exacte, enfin acquise, de con­
ditions réelles, ayant existé partout et de tout temps.
Si Richard Cœur de Lion et Philippe Auguste avaient
instauré le libre-échange au lieu de s’engager dans les
Croisades, ils nous auraient épargné cinq cents années
de misère et de sottise.
Cet aspect de la chose que je ne puis ici qu’effleu­
rer, tous nous l’avons négligé, je pense, plus qu’il ne le
méritait. C’est l’éternelle histoire ; au commencement,
on néglige toujours la forme pour le fond. Comme je
l’ai déjà dit, je l’ai fait également, et la faute ne m’est
toujours apparue que post-festum.
LETTRES PHILOSOPHIQUES 167

C’est pourquoi non seulement je suis très loin de


vous en faire un reproche quelconque, étant un ancien
complice pas du tout qualifié pour cela, au contraire,
— mais du moins je voudrais vous rendre attentif sur
ce point à l’avenir.
A cela, se lie également cette idée stupide des idéo­
logues : comme nous refusons aux diverses sphères idéo­
logiques qui jouent un rôle dans l’histoire, un dévelop­
pement historique indépendant, nous leur refusons aussi
toute efficacité historique. C’est partir d’une conception
banale, non dialectique de la cause et de l’effet, en tant
que pôles opposés l’un à l’autre de façon rigide, de l’igno­
rance absolue de l’action réciproque. Le fait qu’un fac­
teur historique, dès qu’il est engendré finalement par
d’autres faits économiques, réagit aussi à son tour et
peut réagir sur son milieu et même sur ses propres cau­
ses, ces messieurs l’oublient souvent tout à fait à des­
sein. Comme Barth, par exemple, parlant de la caste
des prêtres et de la religion, voir dans votre livre,
page 465...
Index
Agnostiques. — Nom donné en philosophie à ceux qui
déclarent l'absolu inaccessible à l’esprit humain.
Albigeois. — Nom donné au moyen âge aux hérétiques
cathares du Midi de la France. Ils furent complètement exter­
minés à la suite de plusieurs croisades entreprises contre eux à
l’instigation du pape.
Albumine. — Combinaison organique extrêmement répan­
due dans la nature et qui constitue l’un des principes immé­
diats des corps organisés.
Alchimie. — Nom donné à la chimie du moyen âge. C’était
un art chimérique qui consistait à chercher un remède propre
à guérir tous les maux panacée et la transmutation des métaux en
or par pierre philosophale.
Alizarine. — Principe colorant, employé dans l’industrie
de la teinture, que l’on tirait autrefois de la racine de garance,
selon le procédé découvert en 1826 par Robiquet et Colin, et
que l’on fabrique aujourd’hui artificiellement.
Analyse. — Opération de l’esprit qui consiste à décomposer
une chose en ses éléments.
Anatomie. — Science qui a pour objet de connaître la
structure des êtres organisés et les rapports des différents or­
ganes qui les constituent.
Anaxagoras. — Philosophe grec du vi* siècle avant J.-C.
Enseigna la philosophie à Athènes. D’après lui, la matière est
composée d’un nombre infini de parties élémentaires sembla­
bles, appelées homœométries, et dont la combinaison donne
naissance aux divers corps. Au-dessus de la matière, il y a l’in­
telligence, qui est le principe qui anime la matière et domine
le monde.
Appien. — Historien grec du 11e siècle de notre ère. Auteur
d’une Histoire romaine.
Arnauld Antoine (1612-1694). — Théologien français. Par­
tisan des doctrines jansénistes, dirigea contre les jésuites une
controverse restée célèbre.
Astronomie. — Science qui s’occupe de l’étude des astres.
Atome. — On appelle ainsi, en chimie et en physique, la
parcelle matérielle indivisible par les forces physiques ou chi­
miques et formant la plus petite quantité d’un élément qui
puisse entrer en combinaison.
170 ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

Babouviste. — Partisan de Babœuf.


Bacon François de Verulam (1561-1G26). — Célèbre philo­
sophe anglais. Membre de la Chambre des communes en 1543,
Bacon fut nommé en 1604 avocat ordinaire de la couronne, en
1613, attorney général, en 1617, garde des sceaux, et, en 1618,
grand chancelier de la couronne. Condamné en 1624 par le Par­
lement à la prison et à la déchéance pour vénalité, il fut rendu
à la liberté au bout de deux jours et rentra dans la vie pri­
vée.
François Bacon est l’auteur d’un grand nombre d’ouvra­
ges scientifiques et philosophiques, parmi lesquels il faut men­
tionner tout particulièrement le Noinim organam (1620), dans
lequel il oppose à l’ancienne métaphysique des idées à priori
la logique fondée sur l’expérience.
François Bacon est le fondateur de la philosophie et de
la méthode scientifique modernes.
Bauer Bruno (1809-1882). — Philosophe et critique reli­
gieux allemand. Appartint d’abord à la droite de l’école hégé­
lienne. Nommé professeur à Bonn en 1839, il s’orienta de plus
en plus vers la gauche hégélienne et en devint bientôt le chef
reconnu. Dans son ouvrage intitulé : Critique de l’histoire évan­
gélique des synoptiques (1841), il s’efforça de réfuter la thèse
défendue par Strauss dans sa Vie de Jésus, selon laquelle les
mythes chrétiens étaient le produit d’une activité inconsciente
des communautés primitives. Bruno Bauer soutint, tout au con­
traire, qu'ils étaient l’invention personnelle des évangélistes.
Révoqué l’année suivante par le gouvernement prussien,
il pub'ia, à partir de 1843, un grand nombre d’ouvrages de
politique, d’histoire et de critique religieuse. Marx et Engels,
dont il avait été un moment l’ami et le compagnon d’arme, l’at­
taquèrent violemment, ainsi que son frère, Edgard Bauer, dans
la Sainte Famille.
Bruno Bauer se fit, vers la fin de sa vie, le défenseur de Bis­
marck.
Bayle Pierre (1647-1706). — Philosophe français. Auteur
d’un grand nombre d’ouvrages où il combat l’intolérance, les
préjugés, les superstitions.
Bentham Jérémie (1748-1832). — Philosophe anglais. Fon­
dateur de la morale utilitaire. Le plaisir est le bien, la douleur
est le mal. Tout ce qui augmente le bien-être de l’individu est
utile. L’intervention de l’Etat doit être rejetée.
Bentham est le représentant typique de la politique et de
la morale bourgeoises.
Berthelot Pierre-Eugène-Marcelin (1827-1907). — Célèbre
chimiste français. Professeur à l'Ecole supérieure de pharmacie
en 1859 et au Collège de France en 1865. Membre de l’Académie
de médecine et de l’Académie des sciences. En 1881, fut nommé
sénateur inamovible. En 1886, reçut le portefeuille des Finances
INDEX 171

et des Beaux-Arts dans le ministère Goblet, et fut ministre des


Affaires étrangères dans le cabinet Bourgeois (1895-96).
On lui doit de nombreux travaux sur la synthèse des comr
posés organiques au moyen des corps élémentaires et la ther-
mochimie, véritable mécanique chimique, qu’il créa presque de
toutes pièces. Berthelot a publié plus de 600 mémoires sur des
questions scientifiques.
Blanc Louis (1811-1882). — Ecrivain et homme politique
français. Ecrivit en 1840 un livre intitulé : l’Organisation du
travail, qui eut un grand succès dans les milieux socialistes et
ouvriers. Ses principaux travaux historiques sont : Histoire de
dix ans (1830-1840), parue en 1841, Histoire de la Révolution
française, parue en 1847. Louis Blanc repousse la lutte des clas­
ses et espère réaliser la transformation socialiste de la société
par des moyens pacifiques, entre autres, par l’organisation d’ate­
liers publics, soutenus par l’Etat. Au cours des journées de fé­
vrier 1848, Louis Blanc fut nommé membre du gouvernement
provisoire et placé à la tête de la commission gouvernementale,
qui siégea au Luxembourg et qui fut chargée d’étudier les
moyens de résoudre la « question ouvrière » et d’améliorer
la situation des ouvriers. Après les troubles du 15 mai et les
journées de Juin, il se rendit en Belgique d’où il passa ensuite
en Angleterre. Après la chute de l’Empire, il revint en France
et fut élu à l’Assemblée nationale. Se tint éloigné de la Com­
mune comme, d’une façon générale, de tout le mouvement socia­
liste modernes.
Bœhme Jacob (1575-1624). — Théosophc allemand. L’un
des principaux représentants du mysticisme moderne. Jacob
Bœhme était cordonnier de son métier. Il écrivit un grand nom­
bre d’ouvrages théosophiques. Ses idées ont une grande analo­
gie avec celles de Spinoza, de Schelling et de Hegel.
Bolingbroke Henry Saint-John, vicomte de (1678-1751). —
Homme d’Etat et écrivain anglais. Siégea au Parlement parmi
les tories. En 1710, il fut nommé ministre des Affaires étran­
gères et signa en cette qualité la paix d’Utrecht avec la France
(1713). En 1714, il fut destitué de son poste et proscrit par le
Parlement. Bolingbroke écrivit un certain nombre d’ouvrages
politiques et philosophiques, dans lesquels il défendit âprement
le déisme.
Bourbons. — Dynastie française qui commença avec
Henri IV (1584-1610). C’est à cette dynastie qu’appartenait le
roi Louis XVI, exécuté pendant la Révolution française. En
1814, après la chute de Napoléon Ior, les Bourbons réussirent à
revenir en France à l’aide des puissances étrangères. Leur do­
mination dura jusqu’en 1830. A cette date, la dynastie des Bour­
bons fut remplacée par la branche orléaniste des Bourbons,
dont le premier représentant fut Louis-Philippe.
172 ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

Bright John (1811-1889). — Homme politique anglais. Di­


rigea avec Cobden le mouvement en faveur de la suppression
des droits sur les céréales. Tant au Parlement qu’en dehors
du Parlement, préconisa en toutes occasions une politique libé­
rale.
Büchner Friedrich-Karl-Christian-Ludwig (1824-1899). —
Philosophe et naturaliste allemand. Professeur à l’université de
Tubingue. Publia un livre intitulé : Force et matière, dans lequel
il défendit les thèses matéralistes, et qui provoqua sa destitu­
tion. Ecrivit de nombreux articles de journaux, ainsi qu’un
grand nombre d’ouvrages en vue de populariser les conceptions
matérialistes.
Cabanis Pierre-Jean-Georges (1757-1808). — Médecin et
philosophe français. Auteur des Rapports du physique et du mo­
ral de l’Homme (1802), où il attaque violemment la philosophie
idéaliste et défend le matérialisme.
Cabet Etienne (1788-1856). — Communiste français. Com­
mença par faire de l’opposition libérale aux gouvernements de
Charles X et de Louis-Philippe. Réfugié en Angleterre, il en re­
vint partisan des idées de Robert Owen. Publia le Voyage en
Icarie (1842), qui contient l’exposé de sa doctrine communiste,
qui eut immédiatement de nombreux partisans. R proposait la
création de colonies communistes. En 1848, un certain nombre
de ses disciples se rendirent au Texas pour y fonder une colo­
nie. Il s’y rendit l’année suivante, trouva la colcnie en pleine
décadence, en fonda une autre dans l’Illinois, qui échoua égale­
ment.
Calvin Jean (1509-1564). — Chef de la Réforme en France.
Adhéra au protestantisme en 1534. A partir de 1540, installé
à Genève, où il avait été appelé pour enseigner la théologie, il
fit rédiger les Ordonnances ecclésiastiques, qui devaient faire
de Genève la citadelle du protestantisme. Avec une inflexible
sévérité, il réforma non seulement le dogme et le culte, mais
aussi les mœurs. Il poursuivit avec vigueur tous ses adversaires
et s’occupa de propager sa doctrine à l’extérieur. Enfin, il dé­
veloppa considérablement l’instruction dont il fit un auxiliaire
puissant des idées nouvelles.
Cartésianisme. — Nom donné à la philosophie de Des­
cartes.
Charles Ier (1600-1649). — Roi d’Angleterre de 1625 à
1640. Se rendit impopulaire par sa politique de despotisme. Le
Long Parlement, qu’il convoqua en 1640, le dépouilla de ses
principales prérogatives. Il s’enfuit alors de Londres. Battu à
plusieurs reprises par les troupes républicaines, il fut livré à
Cromwell, qui le fit emprisonner, puis décapiter comme cou­
pable de haute trahison.
Chimie. — Science qui étudie la nature et les propriétés
des corps simples.
INDEX 173

Cobden Richard (1804-1865). — Homme politique anglais.


Prit une part considérable au mouvement en faveur de la sup­
pression des droits sur les céréales. Ces droits ayant été sup­
primés en 1846, Cobden travailla au développement des rela­
tions commerciales entre la France et l’Angleterre. Il fit aboutir
le traité de commerce de 1860 entre les deux pays. Son nom
incarne la politique du libre-échange.
Tant par son attitude politique que par son action dans le
domaine économique, Cobden est le représentant typique de la
bourgeoisie en lutte contre les propriétaires fonciers.
Code civil. — Recueil des lois civiles adopté le 21 mars
1804 par le Corps législatif. Ce code introduisit dans le droit
les principes d’égalité civile proclamés par la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen.
Colding Ludwig-August (1815-1888). — Physicien et ingé­
nier danois. Fut l’un des fondateurs de la théorie mécanique
de la chaleur.
Collins Antoine (1676-1729). — Philosophe anglais. Défen­
dit le déterminisme et l’athéime dans son ouvrage intitulé :
Discours sur la liberté de penser.
Concile. — Assemblée d’évêques et de théologiens réunis
pour décider des questions de doctrine et de discipline ecclé­
siastiques.
Condillac Etienne-Bonnot de (1715-1780). — Philosophe
français. Dans son premier ouvrage publié en 1746 : l’hssai sur
l’origine des connaissances humaines, Condillac défendit la phi­
losophie sensualiste de Locke. Dans son Traité des systèmes
(1749), il essaya de réfuter Descartes, Spinoza et Leibniz. Dans
son Traité des sensations (1754), Condillac développa le sen­
sualisme jusqu’à ses dernières conséquences. Il déclare que la
sensation est la seule source des connaissances et que toutes
les idées sont des sensations transformées ou combinées.
Copernic (1473-1543). — Célèbre astronome polonais. Au­
teur de l’ouvrage intitulé : les Révolutions de l’orbe céleste, dans
lequel il prouve le mouvement de rotation de la terre autour
de son axe et de translation autour du soleil.
Cowaiid William (1656-1725). — Médecin et philosophe an­
glais. Auteur d’ouvrages de controverse, où il défend les théo­
ries matérialistes.
Cromwell Olivier (1599-1658). — Homme d’Etat anglais.
Commandant des troupes républicaines lors de la révolution
anglaise de 1640. Fit emprisonner, puis condamner à mort le
roi Charles I". Après avoir fait dissoudre par la force le Long
Parlement, fut nommé lord protecteur de la République. Il
exerça la dictature jusqu a sa mort en 1658.
Darwin Charles-Robert (1809-1882). — Célèbre naturaliste
anglais. Après avoir terminé ses études universitaires, il accom­
174 ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

pagna en 1831, en qualité de naturaliste, l’expédition du capi­


taine Fitz-Roy. De ce voyage de 5 ans, pendant lequel il visita
l’Amérique du Nord et les îles du Pacifique, il rapporta une
quantité de documents et d’observations qui furent la base de
son oeuvre gigantesque.
En 1859, il publia son ouvrage principal: De l’Origine des
espèces par voie de sélection naturelle, où il élargit le tranfor-
misme en l’appuvant sur des bases nouvelles. Il publia ensuite
une série d’ouvrages, dans lesquels il développa sa théorie de
l’évolution, entre autres : la Descendance de l’homme (18711,
l’Expression des émotions chez l'homme et chez les animaux
(1873), etc.
Les théories de Darwin ont opéré une véritable révolution
dans la science de la nature.
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. —
Déclaration adoptée au mois d’août 1789 par l'Assemblée cons­
tituante et qui fut mise en tête de la Constitution de 1791. Cette
déclaration contient les principes fondamentaux de la révolu­
tion bourgeoise.
Déisme. — Système philosophique et religieux, qui rejette
toute révélation et admet seulement la croyance en l’existence
de Dieu, à la religion naturelle. Son principal représentant en
France fut Voltaire.
Démocrite. — Célèbre philosophe grec du v* siècle avant
J.-C. Ses écrits ne nous sont pas parvenus. Nous ne connais­
sons ses doctrines que par ses disciples, les « éléates ». Fonda­
teur de la théorie des atomes, c’est-à-dire de la théorie selon
laquelle la matière est composée de particules élémentaires et
indivisibles, appelées atomes. Démocrite est également le père
de la doctrine du devenir universel.
Descartes René (1596-1G50). — Célèbre philosophe fran­
çais. Après de nombreux voyages à travers l’Europe, se retira
dans un petit bourg hollandais, où il se livra, dans un isolement
complet, à ses études et ses travaux philosophiques.
Publia en 1637 le Discours sur la méthode pour bien con­
duire sa raison et rechercher la vérité dans les sciences, en
1641, les Méditations métaphysiques, en 1644, les Principes de
philosophie, et, en 1649, le Traité des passions de l’âme.
Descartes opposa, dans sa philosophie, l’esprit d’examen
au principe d’autorité. Il introduisit l’idée de lois naturelles
dans les sciences physiques, où régnaient jusqu’alors des enti­
tés métaphysiques.
Le système de Descartes est un système intellectualiste.
Pour lui, le monde tout entier est un monde d’idées, où tout
s’ordonne et s'enchaîne suivant des rapports universels et né­
cessaires. La raison est proclamée l’arbitre unique de nos con­
naissances.
INDEX 175

Le rationalisme de Descartes est, par excellence, une philo­


sophie bourgeoise, car elle correspond entièrement aux besoins
de la bourgeoisie opposée à toute la pensée théologique du
mpyen âge.
Deutsch-Franzosische Jahrbücher. — Revue fondée par
Karl Marx et Arnold Ruge et ayant son siège à Paris. Outre
Karl Marx, Engels y collabora. Elle ne publia d’ailleurs qu’un
double numéro.
Dezamy Théodore (1803-1850). — Ecrivain communiste
français. Collabora au Populaire et aux Droits de l’homme.
Soutint de violentes polémiques avec Cabet. Ecrivit le Code de
la communauté (1842), l’Organisation du travail et le bien-être
universel (1846). Ses théories sont étroitement apparentées à
celle de Fourier.
Diadoque. — Nom donné aux généraux d’Alexandre qui se
disputèrent son empire après sa mort.
Dialectique. — Le mot dialectique signifiait primitive­
ment l’art ou la science de la discussion. Pour Platon, la dia­
lectique est d’abord l’art de faire sortir d'une idée ou d’un prin­
cipe toutes les conséquences positives et négatives qui y sont
contenues. C’est ensuite la marche ascendante et raisonnée de
l’esprit qui s’élève par étapes successives des données sensibles
jusqu’aux idées, principes éternels et immuables des choses, et
à la première de toutes, l’idée du Rien. Comme pour Platon, les
idées sont la seule réalité digne de ce nom, la dialectique ou la
science des idées finit par être la science même.
Chez Hegel, la dialectique est le mouvement de l’idée, pas­
sant à travers des phases successives : thèse, antithèse, syn­
thèse, jusqu’à l’Idée absolue.
Chez Marx et les marxistes, la dialectique n’est plus le mou­
vement de l’idée, mais le mouvement des choses elles-mêmes à
travers les contradictions, dont le mouvement de l'esprit n’est
que le reflet dans la conscience.
Diderot Denis (1713-1784). — Philosophe et écrivain fran­
çais. Auteur principal de 1 ’Encgclopêdie (1751-1772). Publia,
en outre, la Lettre sur les aveugles à l’usage de ceux qui voient
(1749), qui lui valut d’être enfermé à Vincennes, le Fils naturel
(1757), le Père de famille (1758).
Après un court séjour en Russie auprès de Catherine II
(1773), il écrivit Jacques le fataliste, la Religieuse, le Neveu de
Rameau.
Diderot était matérialiste et athée. La morale, disait-il, n’est
qu’une invention humaine. Obéir à la nature, être bienfaisant,
voilà la seule obligation morale.
Ses Salons l’ont fait considérer, à juste titre, comme le
fondateur de la critique d’art.
Dietzgen Joseph (1828-1888). — Ouvrier tanneur. Dirigea
de 1864 à 1869 une fabrique de cuir à Saint-Pétersbourg. Vécut
176 ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

ensuite à Siegburg comme artisan. A partir de 1884, vécut


comme journaliste à New-York et à Chicago. Elabora, tout à fait
indépendamment, une doctrine de la connaissance moniste qui
se rapproche beaucoup du marxisme. Son ouvrage principal est
l’Essence du travail intellectuel (1869).
DisRAëLi Benjamin, comte de Beaconsüeld (1804-1881). —
Homme d’Etat et écrivain anglais. Député aux Communes en
1837, devint peu à peu le leader de l’opposition, jusqu’à l’avè­
nement au pouvoir de lord Derby, qui le fit entrer dans son cabi­
net en qualité de chancelier de l’Echiquier. Nommé ministre
à plusieurs reprises, il succéda à lord Derby à la tête du minis­
tère. Obligé de donner sa démission en 1861, il revint au pou­
voir en 1874. Il mena une politique nettement impérialiste.
Disraëli a écrit en outre un certain nombre de romans assez
médiocres.
Dodwell Harris (1641-1711). — Théologien et philosophe
anglais. Auteur d’un grand nombre d’ouvrages théologiques.
Selon Dodwell, l’âme est mortelle, mais elle peut devenir immor­
telle par son union avec Dieu.
Duns Scot Jean (1274-1308). — Philosophe et théologien an­
glais. Partisan du réalisme, c’est-à-dire de la doctrine qui af­
firme l’existence réelle des genres et des espèces. L’univers,
disait-il, est un être réel, le seul être, et les individus ne sont
rien. Cependant, il insiste sur l’indépendance de l’âme humaine.
Dupuis Charles-François (1742-1809). — Erudit et philo­
sophe français. Député à la Convention. Travailla au comité
d’instruction publique. Fut membre du Conseil des Cinq-Cents.
Ecrivit YOrigine de tous les cultes, ou la Religion universelle
(1795). L’Abrégé qu’il en fit l'année suivante devint, sous la Res­
tauration, avec les Ruines de Volney, un des principaux livres
de la propagande antireligieuse.
Eglise catholique romaine. — Société des chrétiens sou­
mis à l’autorité du pape.
Eglise schismatique grecque. — Nom donné par les ca­
tholiques à la société des chrétiens séparés de Rome. Ces der­
niers se donnent à eux-mêmes le nom d’orthodoxes.
Encyclopédie. — D’une façon générale, ouvrage contenant
le résumé de toutes les connaissances humaines. Dans l’his­
toire, YEncyclopédie est le grand ouvrage publié au xviir siè­
cle, dans lequel toutes les connaissances humaines étaient, pour
la première fois, présentées du point de vue de la bourgeoisie
révolutionnaire.
Embryologie. — Science qui a pour but l’étude du déve­
loppement des êtres vivants.
Epicure. — Philosophe grec du iv* siècle avant J.-C. Ensei­
gna la philosophie à Athènes. Il ne nous reste de son œuvre,
qui comptait, dit-on, près de 300 volumes, que quatre lettres qui
INDEX 177

contiennent le résumé de sa doctrine, ainsi qu’un recueil de


maximes.
Epicure enseigne que le monde est composé d’une infinité
d’atomes qui se rencontrent, s’agrègent et se désagrègent en
vertu du hasard. Il n'y a pas de nécessité. L’homme est libre
et n’a pas à craindre la mort. Toutes ses représentations prove­
nant de ses sens sont vraies. Ainsi affranchi de la crainte et de
l’erreur, il doit se détourner des biens fragiles et passagers, et
rechercher le bien fixe et durable que donnent les plaisirs mo­
dérés.
Esthétique. — Nom donné en philosophie à la science du
beau.
Ethique. — Science de la morale.
Féodalisme. — Système de la féodalité. La féodalité est
une organisation économique et politique, basée sur le fief et
la tenure, concessions de terres faites à charge de certains ser­
vices et prestations.
Forster William-Edward K1818-188C). — Homme d’Etat
anglais. Membre libéral du Parlement. Occupa différents pos­
tes dans l’administration sous les ministères whigs. Fit de l’op­
position au ministère Disraeli. Se sépara dans la suite de Glad­
stone pour se rallier au groupe des libéraux unionistes.
Fourier François-Marie-Charles (1772-1837). — Célèbre
socialiste français. Travailla la plus grande partie de sa vie
comme commis de magasin. En 1808, il publia la Théorie des
quatre mouvements et des destinées générales, et, en 1822, le
Traité de TAssociation domestique et agricole. Il y a exposé sa
doctrine cosmogonique et sa doctrine sociale. Selon lui, le bon­
heur de l’humanité serait obtenu par la création de phalans­
tères, petites communautés de 1200 à 1500 personnes environ,
où tous les biens seraient en commun. Fourier comptait, pour
mettre ses idées en application, sur la bienveillance d’un phi-
lantrope. En 1830, il réussit, grâce à de l’argent mis à sa dispo­
sition, à créer un phalanstère à Condé-sur-Vergres et à fonder un
journal, le Phalanstère, destiné à propager ses idées. L’une et
l’autre entreprise échouèrent. Mais sa doctrine n’en rencontra
pas moins un vif succès.
Friedrich-Wilhelm III (1770-1840). — Roi de Prusse de
1797 à 1840. Petit-fils du grand Frédéric. Battu par Napoléon à
Iéna et à Auerstaedt, il fut contraint de signer la paix de Til-
sitt (1807), qui lui enlevait la moitié de ses Etats.
En 1813, il se retourna contre Napoléon et contribua à sa
défaite. Le traité de Paris de 1814 lui rendit ses Etats. Après
avoir promis en 1813 des libertés, et, en 1815, une Constitution
à son peuple, il manqua à sa parole sous la pression de la Sainte-
Alliance. Abolit la liberté de la presse, persécuta les démocrates
et soutint la réaction dans tous les domaines.
12
178 ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

Friedrich-Wilhelm iv (1795-1861). — Roi de Prusse de


1840 à 1861 Son avènement était attendu comme une délivrance
par les démocrates. Mais, après avoir un moment fait naître
quelques espérances, il refusa la Constitution qu’on attendait de
lui. La révolution de 1848 l’obligea à céder. Le 5 décembre 1848,
il octroya une Constitution à la Prusse. Cependant, après
l’échec de la Révolution, il restreignit toutes les libertés pro­
mises.
Galle, né en 1812. — Découvrit, le 23 septembre 1846, la
planète Neptune, grâce aux indications de Leverrier.
Gassendi Pierre (1592-1655). — Philosophe et savant fran­
çais. Père du sensualisme en France. Adversaire de Descartes.
Partisan des systèmes de Galilée et de Copernic.
Gay Jules (né en 1807). ■— Communiste français. Exposa
son système dans son livre intitulé : le Socialisme national et
le socialisme militaire (1868). Préconisa le communisme d’Owen.
Géologie. — Science qui a pour objet l’étude de la struc­
ture du globe terrestre.
Géométrie. — Science qui a pour objet la mesure de l’éten­
due et, plus généralement, l’étude de l’espace et de ses proprié­
tés.
Gœthe Johann Wolfgang (1749-1832). -— L’un des plus
grands écrivains de l’Allemagne moderne. Auteur d’un grand
nombre de drames et d’ouvrages en prose : Faust, Werther,
Hermann et Dorothée, les Années d’apprentissage de Wilhelm
Meister, Iphigénie. Appelé en 1775 à Weimar par le duc Charles-
Auguste, il devint son conseiller et son ministre, et l'accompa­
gna dans ses déplacements en Suisse, en Italie et en France.
Gœthe écrivit également un certain nombre d’ouvrages
scientifiques d’une très grande valeur.
Grün Karl (1817-1887). — Ecrivit, en 1845, le Mouvement
social en France et en Belgique. En 1848, fut membre de l’As­
semblée nationale prussienne, où il siégea à l’extrême-gauche.
En 1849, fut élu à la seconde Chambre prussienne. Arrêté pour
« participation intellectuelle » à l’insurrection du Palatinat,
fut acquitté après huit mois de prison. Publia un grand nombre
d’ouvrages de littérature, de philosophie et de critique artis­
tique.
Guizot François (1787-1871). — Homme d’Etat et histo­
rien français. Commença sa carrière comme professeur d’his­
toire moderne. En 1830, fut élu à la Chambre et s’y rallia à
l’opposition. Sous la monarchie de Juillet, il fut successivement
ministre des Cultes, ministre de l’Intérieur et ministre des Af­
faires étrangères, puis ambassadeur à Londres. Du mois de sep­
tembre 1847 à l’écroulement de la monarchie de Juillet, il fut
président du Conseil. Après la révolution de 1848, il se rendit
en Angleterre, d’où il revint bientôt en France.
INDEX 179

Guizot appartient à l’école politique des partisans de la


Constitution anglaise. Ses œuvres les plus connues sont : His­
toire de la révolution d’Angleterre (1827-1828), Histoire géné­
rale de la civilisation en Europe, Histoire de la civilisation en
France.
Hartley David (1705-1757). — Médecin et philosophe an­
glais. L’un des principau xprécurseurs de la psychologie phy­
siologique contemporaine. Hartley explique par la théorie des
vibrations les phénomènes nerveux et les phénomènes physi­
ques, en général, et par la théorie de l’association le mécanisme
de l’esprit.
Hegel Georg-Wilhelm-Friedrich (1770-1831). — Célèbre
philosophe allemand. Commença par des études de philosophie
religieuse. Subit l’influence de Sehelling, dont il se considéra
longtemps comme le disciple. Ecrivit en 1807 la Phénoménolo­
gie de l’esprit et, en 1812, la Propédeutique philosophique, qui
constituent une introduction à sa doctrine. Celle-ci est exposée
dans son ouvrage principal intitulé la Science de la logique
(1812-1816). Professeur à l’université d’Heidelberg en 1816, il
fait paraître le résumé de son enseignement sous ce titre : En­
cyclopédie des sciences philosophiques en abrégé. Nommé pro­
fesseur à l’université de Berlin en 1818, il publia les Fondements
de la philosophie du droit.
Contrairement à Kant, qui avait établi une séparation in­
franchissable entre l’esprit et la réalité, Hegel identifie le réel
@t le rationnel, l'être et la pensée, qui se fondent en un prin­
cipe unique et universel, l’Idée.
Pour Hegel, l’histoire est le développement de l’Idée dans
le temps. L’Etat représente l’Idée dans sa forme la plus com­
plète. Il est la substance dont les citoyens ne sont que l’accident.
C’est lui qui confère les droits aux individus, non pour eux,
mais pour arriver plus sûrement à la réalisation de son idée.
Les luttes entre les peuples sont autant d’acheminements vers
la réalisation de l’Idée. La force n’est que le symbole, le signe
visible du droit.
On comprend dès lors les raisons pour lesquelles la phi­
losophie de Hegel fut adoptée comme philosophie officielle de
l’Etat prussien.
Hégéliens (Jeunes). — Après la mort de Hegel, ses disci­
ples se divisèrent en deux groupes opposés, selon l’interpré­
tation qu’ils donnaient à la doctrine du maître. Ceux qui s’en
tinrent à la lettre de cette doctrine constituèrent la droite hégé­
lienne. C’étaient les défenseurs de l’Etat prussien. Les autres,
qui rejetèrent les conclusions de Hegel en s’appuyant sur sa
méthode même, constituèrent la gauche hégélienne ou les Jeu­
nes hégéliens. Ils attaquèrent toutes les formes de la réaction.
Ils comptèrent parmi eux Arnold Ruge, Strauss, Bruno Bauer,
Feuerbach, Stirner, Kœppen, Karl Marx, Fr. Engels, etc.
180 ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

Heine Henrich (1799-1856). — Célèbre poète allemand.


Après des débuts dans la banque et dans le barreau à Ham>-
bourg, est attiré par la vie politique et décide de devenir le
poète de la révolution. Après l’Intermezzo et le Livre des chants,
publie les Reisebilder (Impressions de voyage), où il attaque
toutes les formes du despotisme et de l’hypocrisie sociale.
Etabli à Paris à partir de 1831, Heine s’efforça d’établir une
union intellectuelle entre la France et l’Allemagne. Il se dé­
tourna peu à peu du socialisme et de la démocratie et revint à
la poésie pure. Il mourut torturé par la maladie.
Helvétius Claude-Adrien (1715-1771). — Philosophe fran­
çais. Dans son livre intitulé De l’Esprit (1758), il développa la
philosophie sensualiste de Locke. Tous les esprits, disait-il, sont
égaux. Les différences qui les séparent sont uniquement le résul­
tat de l’éducation.
Henri viii (1491-1547). — Roi d’Angleterre de 1509 à 1547.
Tristement célèbre par ses cruautés. Excommunié par le pape
pour avoir divorcé d’avec sa première femme sans avoir obtenu
le consentement du pape, il nia la suprématie de ce dernier sur
le clergé d’Angleterre et £rit le titre de « chef suprême de
l’Eglise d’Angleterre ». Il se livra à des persécutions terribles
contre les monastères et contre les hérétiques. Epousa succes­
sivement six femmes, dont deux furent décapitées.
Hérésie. — Opinion religieuse condamnée comme con­
traire à la foi catholique.
Hobbes (1588-1679). — Philosophe anglais. Publia, en 1651,
le Léviathan, où il représente l’Etat tel qu’il doit être, immense
colosse formé de toutes les volontés particulières, qui lui cèdent
toujours et en tout, comme la main obéit au cerveau. C’est un
exposé de l’absolutisme.
Dans ses ouvrages ultérieurs : De corpore politico (1655)
et De l’Homme (1658), il se révèle sensualiste, matérialiste et
déterministe convaincu.
Holbach Paul-Henri-Dietrich, baron d’ (1723-1789). — Phi­
losophe français. Auteur d’un grand nombre d’ouvrages contre
le despotisme et la religion. Le plus connu est le Si/stème de la
nature, essai de synthèse matérialiste et mécanique du monde
physique et moral. Holbach identifie l’esprit et la matière, le
moral et le physique. La matière et le mouvement qui l’animent
sont la base du monde, lequel est régi par un déterminisme ab­
solu.
Humanisme. — Doctrine des humanistes de la Renaissance.
Les humanistes étaient les savants et les littérateurs qui s’ef­
forcèrent, au xv° et au xvi” siècles, de remettre en honneur la
littérature et la philosophie de l’antiquité, par opposition à la
scolastique du moyen âge.
INDEX 181

Hume David (1711-1776). — Célèbre écrivain et philosophe


anglais. Dans ses différents ouvrages : Traité sur la nature hu­
maine (1740), Essai sur l’entendement humain (1748), etc., sou­
tint que tout ce que renferme notre conscience ou notre ré­
flexion n’est qu’impression de nos sens. Le moi n’est qu’un
assemblage de sensations. Hume exerça une grande influence
sur Kant. Sa philosophie procède à la fois de Locke et de Ber­
keley.
Idéalisme. — Nom donné en philosophie aux systèmes qui
nient la réalité individuelle des choses distinctes du « moi »
et n’en admettent que l’idée.
Impératif catégorique. — Nom donné par Kant à la loi
morale. Il y a, disait-il, deux espèces d’ordres ou d’impératifs.
Les uns sont conditionnels, c’est-à-dire restreints par une con­
dition, tels les prescriptions de l’hygiène ou de l’économie poli­
tique, qui supposent un certain but. L’impératif de la moralité,
au contraire, est inconditionnel, absolu. Il ne suppose aucune
mécanique de la chaleur.
Induction. — Raisonnement qui consiste à tirer une con­
clusion générale des faits particuliers.
Jésuite. — Membre de l’ordre religieux appelé la Société
de Jésus.
Jurisprudence. — Science du droit.
Joule Jamies-Prescott (1818-1889). — Physicien anglais.
Publia sur la théorie mécanique de la chaleur deux ouvrages
très estimés : Découverte des lois relatives à l’émission de cha­
leur par les courants électriques et Découverte de l’équivalent
mécanique de la chaleur.
Junker. — Nom donné en Allemagne aux seigneurs fon­
ciers. Synonyme de hobereau.
Kant Emmanuel (1724-1804). — Célèbre philosophe alle­
mand. Enseigna toute sa vie la philosophie à l’université de
Kœnigsberg. Publia en 1755, sa Phi/sique universelle et théorie
du ciel, ouvrage qui prélude à la théorie de Laplace sur la for­
mation des astres. Ecrivit en 1781 la Critique de la raison pure,
et, en 1787, une Dissèrtalion sur la paix éternelle.
Sa philosophie donne pour tâche à l’esprit humain non de
trouver les principes des choses, les « choses en soi », mais
les choses elles-mêmes, telles qu’elles nous apparaissent, dans
leurs rapports entre elles et avec nous. C’est une philosophie
rationaliste.
Kant accueillit avec sympathie la Révolution française. Ce
fut un libéral, mais respectueux des lois établies. En religion,
il est rationaliste, mais il respecte les religions positives. En
philosophie, il attaque le dogmatisme, mais il repousse le scep­
ticisme. En morale, il rejette toute loi extérieure, mais pour se
soumettre à une loi interne plus sévère que tout ce qu’il rejette.
182 ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

Hardiesse en matière de spéculation, mais respect dans l’ordre


des faits et de la pratique, telle est la marque de son esprit. En
résumé, le vrai type du bourgeois libéral.
Kopp Hermann (1817-1892). — Chimiste allemand. Enseigna
la chimie à Giessen, puis à Heidelberg. Auteur d’un grand nom­
bre d’ouvrages scientifiques.
Lamarck Jean-Baptiste-Pierre-Antoine de Monet, chevalier
de (1744-1829). — Naturaliste français. Son premier ouvrage,
intitulé la Flore française (1778), lui ouvrit les portes de l’Aca­
démie. Il publia ensuite l'Encyclopédie botanique et Vlllustra-
tion des genres (1783-1817). Dans sa Philosophie zoologique
(1809), puis dans son Histoire des animaux sans vertèbres, il
jeta les bases du transformisme, selon lequel les espèces descen­
dent les unes des autres par adaptation au milieu et par héré­
dité.
La Mettrie Julien Offroy de (1709-1751). — Médecin et
philosophe français. La publication de son ouvrage nettement
matérialiste l’Histoire naturelle de l’âme, lui ayant fait perdre
sa place de médecin militaire, il se rendit auprès de Frédéric II,
dont il devint le lecteur favori.
La Mettrie écrivit de nombreux ouvrages dans lesquels il
appliqua aux hommes la théorie cartésienne de l’automatisme
des bêtes, expliquant les sentiments, les représentations, les
jugements, par le seul fonctionnement mécanique du système
nerveux. Citons, entre autres, son ouvrage intitulé : l'Homme-
macliine (1748).
Laplace Pierre-Simon, marquis de (1749-1827). — Géomè­
tre, physicien et astronome français. Auteur d’un certain nom­
bre d’ouvrages scientifiques, dont les plus importants sont
l'Exposition du système du monde (1796) et le Traité de la méca­
nique céleste, dans lesquels il exposa l’hypothèse actuellement
adoptée sur la formation des mondes.
Leibniz Gotlfried-Wilhelm (1646-1716). — Célèbre mathé­
maticien et philosophe allemand. Son système est exposé dans
trois ouvrages principaux. Dans les Nouveaux essais sur l’enten­
dement humain (1703), il combat la théorie de Locke sur la
table rase, et soutient qu’avant toute expérience il y a en nous
des vérités nécessaires et universelles que nous découvrons à
propos de l’expérience et qui lui sont nécessaires. Dans la
Théodicée (1710), il s’efforce de concilier l’existence du mal
avec l’existence de Dieu. Le mal, dit-il, tient à l’imperfection
des créatures. Enfin, dans la Monadologie (1714), il expose la
théorie des « monades », substances inétendues, spirituelles,
actives, qui agissent les unes sur les autres grâce à une harmonie
préétablie, qui règle d’avance tous les mouvements des êtres.
Le Peuple (Dos Voile). — Journal publié à Londres par les
réfugiés allemands. Marx et Engels y collaborèrent. Ce journal,
INDEX 183

soutenu par l’Association communiste d’éducation ouvrière,


parut du 7 mai au 20 août 1859.
Leverrier (1811-1877). — Célèbre astronome français. Dé­
couvrit remplacement où devait se trouver la planète Neptune.
Locke John (1632-1704). — Philosophe anglais. Père du
sensualisme. Dans son Essai sur l’entendement humain, il
affirma que l’esprit de l’homme est comme une table rase, où
l’expérience seule vient inscrire les impressions des sens. Il
n’y a point d’idées innées. Les idées ont pour seules sources
la sensation et la réflexion.
La philosophie de Locke a exercé une influence considéra­
ble sur le développement ultérieur de la philosophie. C’est d’elle
que dérive toute l’école matérialiste anglaise.
Au point de vue politique, Locke fut le théoricien du libé­
ralisme. Il soutint que l’individu a des droits propres, anté­
rieurs à ceux de la société, et que le pouvoir du souverain lui
vient de la nation.
Louis-Philippe (1773-1860). — Roi des Français de 1830 à
1848. Fils du duc Louis-Philippe-Joseph d’Orléans (Egalité). Se
prononça en même temps que son père en faveur de la Révo­
lution, entra dans la garde nationale et adhéra au club des jaco­
bins. Après la trahison de Dumouriez, sous les ordres duquel
il se trouvait, Louis-Philippe, quoique n’ayant pas participé à
la conspiration contre la République, dut quitter la France et
se réconcilier avec les Bourbons.
Après la révolution de Juillet et l’abdication de Charles X,
il fut proclamé roi de France. Louis-Philippe fut le type du roi
bourgeois. Son règne représente la domination de la grande
bourgeoisie et particulièrement de la haute finance. Après la
révolution de Février, il se rendit en Angleterre, où il mourut
en 1850, au château de Claremont, non loin de Windsor.
Luther Martin (1483-1546). — Chef de la Réforme. Fils d’un
mineur saxon, étudia la théologie et devint prêtre. Sa lutte
contre les dogmes catholiques et contre la papauté déclencha
le vaste mouvement politique, social et religieux, qu’on appela
la Réforme. Il représentait les intérêts de la bourgeoisie des
villes et des princes. C’est pourquoi il prit violemment position
contre le mouvement insurrectionnel des paysans.
Magnétisme. — Partie de la physique qui s’occupe des pro­
priétés des aimants, ainsi que de leurs actions entre eux et sur
tous les autres corps.
Maiiométan (monde). — Ensemble des territoires et des peu­
ples qui reconnaissent la religion de Mahomet.
Malebranche Nicolas de (1638-1715). — Philosophe fran­
çais. Publia en 1674 la Recherche de la vérité, où il s’efforça de
concilier le rationalisme cartésien avec la religion, puis, en 1687,
les Entretiens sur la métaphysique et la religion, où il soutient
184 ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

que la raison humaine et la parole divine ne sont qu’une seule


et mlême chose.
Mandeville Bernard de (1670-1733). — Ecrivain anglais.
Auteur de la Fable des abeilles (1714), où il soutient que les
vices des particuliers sont plus avantageux à la collectivité que
leurs vertus.
Manifeste du Parti communiste. — Manifeste rédigé par
K. Marx et F. Engels au nom de la Ligue des communistes, de
Londres, et qui contient un exposé magistral des principes du
socialisme scientifique. Le Manifeste du Parti communiste a été
publié dans toutes les langues et a obtenu un succès immense
dans le mouvemienl ouvrier moderne, dont il a déterminé l’orien­
tation.
Manners John-James, duc de Rutland^(né en 1818). —
Membre conservateur du Parlement en 1841. Occupa un certain
nombre de fonctions sous les ministères tories, et entra à la
Chambre des lords en 1888.
Matérialisme. — Nom donné en philosophie aux systèmes
qui réduisent tout ce qui existe à l’unité de la matière, dont les
idées ne sont que le reflet dans le cerveau.
Meyer Jules-Robert de (1814-1878). — Physicien et méde­
cin allemand. Montra le rapport constant entre le travail méca­
nique et la chaleur ou « équivalent mécanique de la chaleur »,
en calculant la quantité de chaleur produite par la compression
des gaz. Il est l’un des premiers qui énonça clairement le prin­
cipe de la conservation de l’énergie.
Mécanique. — Science du mouvement et des forces.
Métaphysique. — Partie de la philosophie qui s’occupe de
la recherche des causes premières et des premiers principes.
Mignet François-Auguste-Marie (1796-1884). — Historien
français. Auteur d’une Histoire de la Révolution française (1824).
Rédacteur au National, fit de l’opposition aux Bourbons. Mem­
bre de l’Académie française en 1837.
Moleschott Johann (1822-1893). — Physiologiste hollan­
dais. Enseigna la physiologie à Heidelberg, à Zurich, à Turin,
puis à Rome. Auteur de nombreux mémoires sur les questions
physiologiques. Matérialiste convaincu.
Mysticisme. — Doctrine philosophique et religieuse, d’après
laquelle la perfection consiste en une sorte de contemplation
qui unit mystérieusement l’homme à Dieu. On entend également
par mysticismie une disposition d’esprit d’après laquelle on
croit de préférence ce qui est obscur et mystérieux.
Mythologie. — Histoire fabuleuse des divinités des peuples
antiques ou sauvages.
Nominalisme. — Doctrine philosophique qui considère les
genres et les espèces comme n’existant que de nom. Seul, l’indi­
vidu existe. Le concept de genre n’existe que dans l’intelligence.
INDEX 185

Owen Robert (1771-1858). — Célèbre socialiste anglais.


Préconise la communauté des biens dans son livre intitulé :
Nouvelles vues sur la société (1813-1816). Propriétaire d’usine,
appliqua dans sa manufacture de New-Lamàrck quelques-uns
de ses principes socialistes. Etablit en Amérique des commu­
nautés du genre de celle de New-Lanark, qui échouèrent pour
la plupart.
Orthodoxie. — Conformité d’une opinion à la foi religieuse
ou à la foi religieuse reconnue comme vraie. S’emploie égale­
ment, par extension, pour désigner la conformité à la conception
exacte d’une théorie philosophique, scientifique, etc.
Paléontologie. — Science qui traite des fossiles, c’est-à-
dire des animaux et végétaux conservés sous forme de débris
ou d’empreintes dans les couches géologiques.
Phénoménologie. — Traité, dissertation sur les phéno­
mènes. Chez Hegel, science des idées qui naissent de la percep­
tion des sens.
Philistin. — Nom donné aux membres d’un peuple qui
habitait la Palestine et connu dans l’histoire biblique pour la
longue lutte qu’il soutint contre les tribus juives établies en
Palestine.
Nom donné à toute personne d’esprit mesquin, vulgaire.
Phlogistique. — Principe ou fluide imaginé par les anciens
chimistes pour expliquer le phénomène de la combustion.
Physiologie. — Science qui traite de la vie et des fonctions
organiques par lesquelles la vie se manifeste.
Physique. — Science qui a pour objet l’étude des propriétés
des corps et des lois qui tendent à modifier leur état ou leur
mouvement sans modifier leur nature.
Plébéien. — Membre de la plèbe. La plèbe était, dans
l’ancienne Rome, une classe de citoyens opposée à la classe des
patriciens et qui ne jouissait pas des droits de celle-ci.
Priestley Joseph (1733-1804). — Chimiste et philosophe
anglais. Auteur d’un grand nombre d’ouvrages philosophiques
et scientifiques. C’est lui qui découvrit le phénomène de la
respiration des végétaux, ainsi que l’azote.
Proudhon Pierre-Joseph (1809-1865). — Ecrivain et éco-
miste français. Représentant classique du socialisme petit-bour­
geois. Fils de paysans pauvres, Proudhon travailla comme cor­
recteur à Paris, à Marseille et dans d’autres villes. Il dirigea
pendant quelque temps une imprimerie à Besançon.
Il écrivit : Qu’est-ce que la propriété ? paru en 1840 et qui
contient la phrase fameuse : « La propriété, c’est le vol », les
Contradictions économiques ou Philosophie de la misère, paru
en 1846, à quoi Marx répondit par Misère de la philosophie.
Proudhon écrivit également la Capacité politique des classes
ouvrières (1851), qui a exercé une influence profonde sur le
mouvement ouvrier socialiste français. Au lendemain de la révo­
lution de 1848, Proudhon fut nommé membre de l’Assemblée
186 ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

constituante. Après le coup d’Etat de Louis-Napoléon, il se


réfugia en Belgique, où il resta jusqu’à sa mort.
Protoplasme. — Substance complexe, plus ou moins fluide
et transparente, qui constitue le corps de la cellule vivante.
Rationalisme. — Système fondé sur la raison, par oppo­
sition aux systèmes fondés sur la révélation. On appelle égale­
ment rationalisme le système d’après lequel la raison est à l’ori­
gine des idées premières, par opposition à l’empirisme, qui
déclare que nous ne pouvons connaître que les données de
l’expérience.
Réforme. — Vaste mouvement politique et religieux du
début du XVI” siècle, et qui eut pour résultat de briser l’unité
catholique et de soustraire à l’autorité du pape la plus grande
partie des pays septentrionaux de l’Europe. Les principaux chefs
de la Réforme furent Luther, en Allemagne, et Calvin, en
France.
Riieinisciie Zeitung. — Organe de la bourgeoisie radicale
de Rhénanie, fondé par Camphausen et publié à Cologne,
d’abord sous la direction de Moses Hess, d’Oppenheim et de
Rutenberg, puis sous celle de K. Marx (1842-43). L’orientation
donnée par ce dernier au journal lui 'ayant suscité des diffi­
cultés avec la censure, Marx fut obligé d’en abandonner la
direction au bout de quelques mois.
Renan Ernest (1823-1892). — Philologue et historien fran­
çais. Après des études théologiques faites en vue du sacerdoce,
il quitta, en 1845, l’habit de séminariste et se consacra aux
études philologiques et historiques.
Principaux ouvrages : Histoire générale et système com­
paré des langues sémitiques (1848), Eludes d’histoire religieuse
(1857), Essais de morale et de critique (1860), la Vie de Jésus
(1863), Histoire du peuple d’Israël (1887), Souvenirs d’enfance
et de jeunesse (1883), Drames philosophiques (1878-1886).
Restauration. — Le mot restauration s’applique, d’une
façon générale, au rétablissement sur le trône d’une dynastie
déchue. Il désigne, en France, la période qui suivit le retour
des Bourbons et qui va jusqu’à la révolution de 1830.
Riiadamante. — Un des juges des enfers dans la mythologie
grecque. Sa réputation d’équité était si bien établie chez les
anciens que, lorsqu’ils voulaient qualifier un jugement juste,
quoique sévère, ils l’appelaient un jugement de Rhadamante.
Ritualisme. — Mouvement qui tendait à rétablir en Angle­
terre, dans la pratique de l’Eglise anglicane, l’observation des
principaux rites en usage dans l’Eglise catholique romaine.
Robespierre Maximilien-P'rançois-Isidore de (1758-1794). —
Homme politique français. Avocat à Arras, fut nommé député
de l’Artois aux Etats généraux de 1789. Chef des jacobins. Mem­
bre de la Commune et de la Convention. Après la victoire de»
INDEX 187

jacobins sur les girondins, et surtout après l’exécution des


hébertistes (les enragés) et des dantonistes (les modérantistes),
il dirigea en maître la politique du gouvernement révolution­
naire. Mais il succomba bientôt devant la coalition de tous ses
ennemis de la Plaine et de la Montagne. Fut exécuté le 10 ther­
midor, an III. Sa mort fut le signal de la réaction.
Robinet Jean-Baptiste-René (1735-1820). — Philosophe
français. Développa ses théories matérialistes dans son ouvrage
intitulé : De la Nature (1761).
Rousseau Jean-Jacques (1712-1778). — Ecrivain et philo­
sophe français. Eut une vie extrêmement mouvementée. Dans
son Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes
(1753), J.-J. Rousseau se proclama républicain et démocrate. Il
publia ensuite la Nouvelle Héloïse (1761), le Contrat social (1762),
Emile (1762), les Lettres écrites de la montagne (1764), les Con­
fessions (1766-1770), les Rêveries du promeneur solitaire (1777-
1778).
J.-J. Rousseau préconisa une sorte de christianisme évan­
gélique libéré du dogme. Défendit le principe de l’excellence de
la nature. « Dieu a fait l’homme bon. La société l’a corrompu j>.
Son influence sur ses contemporains, comme sur la géné­
ration suivante, fut considérable. On peut le considérer comme
le père du romantisme.
Il fut également le philosophe de la Révolution française.
Dans son Contrat social, il montra que l’ordre social, qui repose,
affirmait-il, sur un contrat, doit respecter les droits égaux de
tous.
Sainte Famille (La). — Titre du livre écrit par Marx et
Engels en 1844-1845 et où ils attaquèrent violemment leurs
anciens camarades du groupe des Jeunes hégéliens : Bruno et
Edgar Bauer, Max Stirner, etc.
Schiller Johann-Christoph-Friedrich (1759-1805). — Célè­
bre poète allemand. Ecrivit un nombre considérable de drames
et d’ouvrages historiques et philosophiques : les Brigands, la
Conjuration de Fiesquc, Don Carlos, la Révolte des Pags-Bas,
Histoire de la guerre de Trente ans, Wallenstein, Marie Stuart,
la Pucelle d’Orléans, la Fiancée de Messine, Guillaume Tell, etc.
Schleiden Mathias-Jacob (1804-1881). — Botaniste allemand.
Auteur de nombreux ouvrages sur la botanique.
Schwann Théodor (1810-1882). — Naturaliste allemand.
Elève de Johann Millier. Fit de nombreuses découvertes en
physiologie et en anatomie.
Sensualisme. — Système philosophique d’après lequel toutes
les idées proviennent des sensations.
Siiaftesbury Anthony Ashley Cooper, comte de (1621-1683).
— Homme d’Etat anglais. Après le rétablissement sur le trône
de Charles II, fit rendre la « Déclaration d’indulgence » (1672),
188 ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

vaste amnistie qui pacifia l’Angleterre. Intrigua contre la Cour.


Président du Conseil en 1679; il souleva contre lui une partie
du pays à cause de ses persécutions contre les catholiques.
Accusé de haute trahison, il fut enfermé à la Tour de Londres
(1680), d’où il fut bientôt relâché. Il se réfugia en Hollande ou
il mourut.
Sickingen Franz de (1481-1523). — Servit sous les ordres
de François 1er, puis sous ceux de Charles-Quint. Se mit à la
tête du soulèvement de la noblesse contre les princes. Aban­
donné par ses alliés et assiégé par les armées des princes, au
château de Landstuhl, il capitula et mourut peu après de ses
blessures.
Spinoza Baruch (1632-1677). — Célèbre philosophe hollan­
dais. Originaire d’une famille juive, il fut exclu de la commu­
nauté pour les doutes qu’il émit sur l’authenticité des textes
sacrés. Il se retira aux environs de La Haye, puis à La Haye,
pour se livrer à la méditation, tout en gagnant sa vie en polis­
sant des verres pour microscopes. Il publia en 1670 son Traité
théologico-politique, dans lequel il développa son rationalisme
religieux et son libéralisme politique. Ses autres livres ne furent
publiés qu’après sa mort.
Spinoza exerça une influence considérable sur le dévelop­
pement ultérieur de la philosophie. Son panthéisme religieux
prépare le déisme des philosophes de la Révolution.
Spiritualisme. — Doctrine philosophique selon laquelle
l’esprit existe comme une réalité distincte de la matière, qu’il
anime et dirige, et qui voit en Dieu l’esprit supérieur dont
dépendent toutes les lois de la nature.
Stirner Max (1806-1856). — L’un des membres du groupe
des Jeunes hégéliens. Dans son ouvrage intitulé : VTJnique et sa
propriété (1845), il combattit la religion et la philanthropie et
soutint que l’individu ne doit avoir d’autre mobile que son
intérêt propre.
Strauss David-Friedrich (1808-1874). — Théologien et litté­
rateur allemand. Enseigna la théologie au séminaire de Maul-
bronn, puis au séminaire de Tubingue.
Dans sa Vie de Jésus (1835), il montra que les dogmes de
l’Eglise sont le produit inconscient des communautés chré­
tiennes. Pour Strauss, ce qui compte, ce n’est pas la foi aux
faits extérieurs contenus dans les récits de l’Evangile, mais
l’idée du Christ, incarnée par l’humanité elle-même.
Dans ses ouvrages ultérieurs, Strauss accentua sa rupture
avec la théologie. Il renonça à toute prétention de concilier la
science avec la religion, et montra que la religion n’est qu’une
forme inférieure de la pensée.
Dans son dernier livre, intitulé VAncienne et la Nouvelle
/ Foi (1872), il professe la négation complète de toute espèce de
religion fondée sur la foi en un Dieu personnel.
INDEX 189

Théologie. — Science de la religion.


Thierry Augustin (1795-1856). — Historien français. Fut
d’abord le disciple et le collaborateur de Saint-Simon, dont il
se sépara en 1817 pour se faire journaliste. Renvoyé en 1821 du
Courrier européen pour la hardiesse de ses idées, se consacra
exclusivement aux études historiques. Publia en 1827 l’Histoire
de la conquête de I’Angleterre par les Normands, puis, à partir
de 1835, les Récits des temps mérovingiens, et, en 1850, l’Essai
sur l’histoire de la formation et des progrès du Tiers-Etat.
Thiers Louis-Adolphe (1797-1877). — Homme d’Etat et
historien français. Se fit connaître tout d’abord par son Histoire
de la Révolution française (1823-1825), qui expose le point de
vue de la bourgeoisie libérale de l’époque de la Restauration à
l’égard de la Révolution française. Prit une part active à la
préparation de la révolution de Juillet et à la proclamation de
Louis-Philippe comme roi de France. Fut élu à la Chambre des
députés où il siégea au centre gauche. Fut nommé successive­
ment ministre de l’Intérieur, du Commerce, des Affaires étran­
gères, et président du Conseil. Ecrivit une Histoire du Consulat
et de l’Empire (1845-1869), dans laquelle il s’efforça de réhabi­
liter Napoléon lor. Membre de l’Assemblée constituante et de
l’Assemblée législative. Orléaniste, partisan de la dictature
Cavaignac. Lors du coup d’Etat de Louis-Napoléon, fut arrêté
et banni. Bientôt amnistié, il revint en France et devint mem­
bre du Corps législatif, où il fut le chef de l’opposition.
Fut élu par 26 départements à l’Assemblée nationale de
1871. Nommé chef du pouvoir exécutif, réprima avec la plus
grande brutalité et la plus grande cruauté la Commune de Paris
de 1871. Fut chef du pouvoir exécutif de 1871 à 1873.
Tories. — Nom donné en Angleterre aux membres du Parti
conservateur.
Vogt Karl (1817-1895). — Naturaliste allemand. Enseigna
la physiologie et l’anatomie à Giessen. Membre du Parlement
national de Francfort de 1848, il y joua un certain rôle. Il
s’établit ensuite à Genève, où il fut nommé en 1852 professeur
de géologie et, plus tard, de zoologie. Ecrivit de nombreux
ouvrages, où il défendit le matérialisme et le darwinisme.
Karl Vogt fut un agent de la propagande bonapartiste. R
eut avec Marx et W. Liebknecht des démêlés célèbres, qui obli­
gèrent Marx à écrire son fameux pamphlet intitulé : Herr Vogt.
Volney Constantin-François de Chassebœuf, comte de
(1757-1820). — Ecrivain et philosophe français. Joua un rôle
politique important sous la Révolution et l’Empire. Auteur
d’ouvrages historiques et linguistiques. Son œuvre principale,
intitulée : Les Ruines ou Considérations sur les révolutions des
Empires (1791), fut longtemps considérée comme l’un des prin­
cipaux livres de la propagande antireligieuse.
190 ÉTUDES PHILOSOPHIQUES

Voltaire François-Marie-Arouet (1694-1778). — Célèbre


écrivain français. Auteur d’un nombre considérable d’ouvrages
de toute' sorte. Entre autres, l’Epitre à Uranie (1722), profession
de foi déiste, des tragédies : Brutus, Zaïre, la Mort de César,
Alzire, Mahomet, Mérovée, Tancrède, des ouvrages d’histoire :
Histoire de Charles XII (1731), le Siècle de Louis XIV (1751),
Essai sur l’histoire générale et sur les mœurs et l’esprit des
nations (1756), des ouvragés philosophiques : les Lettres philo­
sophiques (1734), Discours en vers sur l’homme (1738), le Dic­
tionnaire philosophique (1764), des romans et des contes : Can­
dide, l’Ingénu, la Princesse de Babylone, une épopée : la Hen-
riade, ainsi qu’une multitude d’autres ouvrages de toute sorte.
Voltaire exerça de son vivant une véritable souveraineté
littéraire. Il combattit l’intolérance, le fanatisme, les préjugés,
les superstitions, les servitudes, les iniquités sociales de toute
sorte, et défendit la raison et la justice. En religion, il était
déiste. En politique, il était partisan du despotisme éclairé. Pré­
conisa un grand nombre de réformes sociales. Fut l’expression
parfaite des aspirations et des besoins de la bourgeoisie pré­
révolutionnaire.
Whigs. — Nom donné en Angleterre aux membres du Parti
libéral.
TABLE DES MATIÈRES

Friedrich Engels : Ludwig Feuerbach et la fin de la


philosophie classique allemande.
Préface de l’auteur............................................. 7
I. De Hegel à Feuerbach..................................... 10
II. Idéalisme et matérialisme ............................. 22
III. La philosophie de la religion et l’éthique de
Feuerbach...................................................... 35
IV. Le matérialisme dialectique........................... 46
Karl Marx : Thèses sur Feuerbach (1845)................. 71
Friedrich Engels : Fragment de Feuerbach non pu­
blié (1886) ................................................................ 75
Karl Marx : Préface à la Contribution à la critique de
l’économie politique................................................. 81
Friedrich Engels : Contribution à la critique de l’éco­
nomie politique de Karl Marx.............................. 89
Friedrich Engels : Le matéralisme historique.......... 103
Karl Marx : Contribution à l’histoire du matérialisme
français .................................................................... 129
Karl Marx'Friedrich Engels : Lettres philosophiques
(Extraits) :
I. Marx à Paul Annenkov................................. 139
II. Marx à Joseph Weydemeyer...................... 145
III. Marx à Engels ............................................. 146
IV. Marx à Engels ............................................. 147
V. Engels à Conrad Schmidt............................. 148
VI. Engels à Joseph Bloch................................. 150
VIL Engels à Conrad Schmidt............................. 154
VIII. Engels à Heinz Starkenburg......................... 161
IX. Engels à Franz Mehring............................. 165
Index ................................................................................ 169
BIBLIOTHÈQUE MARXISTE

QUELQUES OUVRAGES RECOMMANDÉS


Le 18-Bruma re de Louis*Ronaparte, par KARL MARX 12
Cet ouvrage est un modèle de l'application du matérialisme à l'histoi
Marx y fait la critique la plus mordante du bonapartisme et donne une analy:
extrêmement précise et vivante des rapports de classe en France à ce'
époque.
Lettres à Kugelmann, par KARL MARX................... 13
Préface de Lénine, introduction de L. Czobel.
Ce recueil de lettres, absolument complet et inédit en français, donne
précieux renseignements sur la doctrine, l’activité théorique et pratiq
la vie quotidienne de Marx de I 862 à I 87-4.

Travail salarié et Capital, par KARL MARX (suivi de « Salairi


prix et profits »)................................................. 12
Résumé précis de la théorie marxiste du capital et de la plus-value. Mai
riaux concernant la théorie syndicale de Marx et d'Engels.

La Maladie infantile du communisme, par V. i. LÉNINE 12


rfViTH-fe!-;/
Le « Communisme de gauche ». Essai de vulgarisation de la stratégie
de la tactique marxistes
Les principales étapes de l’histoire du bolchévisme. La portée internatioi
de la Révolution russe Les communistes aux Parlements bourgeois
dans les Syndicats réactionnaires.

L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, par V.


LENINE .................................................................. 12
Préface de l'auteur à l'édition française et allemande.
La concentration de la production et les monopoles. Les banques et U :
nouveau rôle. Le capital financier et l'ofgarchie financière. Le partage] ,
monde entre les grandes puissances. Le parasitisme et la putréfaction) ;
capitalisme. La place historique de l’impérialisme.
En annexe : Le manifeste contre la guerre du Congrès International
Bâle.

Réforme ou Révolution 2, par ROSA LUXEMBOURG, (s


de « La participation socialiste au pouvoir en France » et
« La grève générale »)........................................ 15
Examen critique des théories révisionnistes de Bernstein. Syndicats,
pératives et démocratie politique. La crise du mouvement socialiste
France.
Révolution d’Octobre, par J. STALINE
eil d'étuces. m
lution d'Octobre et la question nationale. La Révolutip
tratégie des communistes russes La Révolution d'Octobi
tiojfdes couches moyennes. Trotskisme ou léninisme ? Le cai
national de la Révolution d'Octobre.

EN PRÉPARATION
Marxisme (Exposé, défense, développement), par V. I. LÉNIF
Recueil des études essentielles de Lénine sur Marx, Engels et le marxis.

Principes d’économie politique, par L. SÉGAL.


L'exposé complet de la théorie économique de Marx.

LIBRAIRIE E. S. I., 24, rue Racine, PARIS-VI* — Ch. postal : 07.

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