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Le champ de tension des topoï existentialistes cités montre néanmoins que l'existentialisme de
l'après-guerre, malgré les multiples recoupements et superpositions des lignes de tradition, ne doit
pas être pensé comme une unité homogène, mais comme un champ complexe dans lequel se
reflètent les conflits politiques, sociaux et générationnels marquants de la vie culturelle et littéraire.
Ainsi, Mechthild Rahner a montré, à l'exemple de la littérature de revue ouest-allemande de la fin
des années 1940, que l'existentialisme français "n'a pas seulement joué un rôle en tant qu'école
philosophique et littéraire, mais aussi et surtout en tant que comportement et attitude de vie auprès
de l'intelligentsia en Allemagne", un rôle décisif dans la "nouvelle formation de la conscience
politique" et la "définition des positions intellectuelles après 1945". Face à la catastrophe de
l'histoire contemporaine et à l'influence préalable de la philosophie existentielle allemande,
l'existentialisme français, notamment par sa mythification en tant que philosophie de la Résistance
française, semblait fournir un modèle qui permettait de "mettre radicalement en doute le sens de la
vie tout en témoignant d'un engagement résolument en faveur de la vie", de telle sorte que "débat
intellectuel, engagement politique, théorie esthétique" et "style de vie" semblaient former une unité.
Cependant, ce sont justement les notions d'engagement et de liberté de Jean-Paul Sartre qui, dans la
réception allemande, mettent en évidence les lignes de fracture politico-culturelles du discours
existentialiste: Pour les représentants "âgés" (dans le sens du modèle de pensée politique
générationnel des années d'après-guerre) d'un retour culturel à l'héritage "humaniste" de la
littérature et de la culture germanophones, l'existentialisme français apparaissait comme l'expression
du "nihilisme" moderne et donc comme un symptôme de la crise spirituelle et morale qui était
considérée comme la cause historique de la catastrophe historique et qu'il fallait donc surmonter.
Malgré l'implication connue de Martin Heidegger dans le système national-socialiste, la philosophie
existentielle allemande a été revalorisée de manière distincte et des adaptations chrétiennes de
l'existentialisme face à la force explosive politique de l'existentialisme sartrien. D'autre part, la
„jeune génération“ (comme Wolfgang Borchert, Hans Werner Richter et notamment Alfred
Andersch) conçoit l'existentialisme français comme un modèle pour une révision critique
fondamentale des traditions littéraires et culturelles impliquées dans le national-socialisme, en vue
d'un nouveau départ social. Ces espoirs ont certes été durablement déçus par les processus de
restauration du début des années 1950, mais ils ont été intégrés en tant qu'utopie critique dans la
conception littéraire du Groupe 47 en tant „qu'opposition esthétique à la société de restauration",
comme l'a formulé Ronald Schneider, et cela a permis de jeter des ponts entre les existentialismes
allemand et français dans le modèle d'un „nouvel humanisme“.
Même si le lien plus fort avec la période d'avant-guerre et le rôle de mentor des émigrés comme
Hermann Hakel et Hans Weigel rendaient moins visibles les lignes de fracture du discours
existentialiste ouest-allemand dans la Vienne de l'après-guerre, cela esquisse également le contexte
dans lequel Ingeborg Bachmann s'est confrontée à la philosophie existentielle allemande et à
l'existentialisme français, en commençant à se profiler en même temps comme écrivain pendant ses
études. Sa thèse de doctorat sur "La réception critique de la philosophie existentielle de Martin
Heidegger" (1949) et des traces ouvertes de lecture de l'existentialisme français - comme son
adaptation radiophonique de la pièce de théâtre d'Albert Camus "État de siège" - sont déjà des
témoignages de cette confrontation avec différentes variantes de l'existentialisme dans la
philosophie, la littérature et la culture de l'après-guerre, qui a marqué l'œuvre d'Ingeborg Bachmann
depuis ses années d'études à Vienne jusqu'au début des années 1960. Ce qui suit se penche sur la
question encore largement ouverte des liens de son œuvre avec l'existentialisme français et surtout
avec Camus.
En travaillant sur les poèmes de son premier recueil de poésie "Die gestundete Zeit" (1953), qui lui
a permis de percer en Allemagne, Bachmann explicite sa critique de l'époque et déplace le ton de la
plainte vers l'appel politique et moral, auquel la métaphore existentielle des poèmes comme "Die
gestundete Zeit", "Früher Mittag", "Alle Tage" ou "Holz und Späne" se réfère désormais de manière
fonctionnelle, de sorte que la concrétisation existentielle des "expériences fondamentales" modernes
se situe plus clairement dans l'espace historique. Là où le poème "Entfremdung" se terminait dans le
désespoir avec la ligne "Ich kann auf keinem Weg mehr einen Weg sehen", le poème "Holz und
Späne", par exemple, lance au lecteur quelques années plus tard: "Seht zu, dass ihr wach bleibt!"
Cette phase de l'œuvre lyrique peut donc, elle aussi, être lue en partie - comme le suggère la
métaphore temporelle du titre du recueil "Die gestundete Zeit" - comme une confrontation littéraire
avec la philosophie existentielle allemande, mais cette fois-ci dans un traitement nettement plus
autonome de la topique existentialiste et en même temps dans un rattachement à l'existentialisme
français. Barbara Agnese a montré que l'œuvre de Bachmann, surtout dans les années 1950 et au
début des années 1960, est traversée par des références régulières aux problématiques formulées par
Heidegger, qui vont de pair avec une "attitude fondamentale de démarcation démonstrative", dans la
mesure où sa littérature se comprend comme un "contre-mouvement à la métaphysique" de type
heideggérien. Dans les années 1960, les références à Heidegger se font plus rares et plus distantes
au cours du travail sur le projet "Todesarten", avec lequel Bachmann quitte l'espace discursif de
l'existentialisme d'après-guerre, et le point de départ critique de son "écriture contre Heidegger" n'en
ressort que plus clairement. Dans un passage du fragment de roman "Das Buch Franza", il est dit, de
manière presque programmatique: "Je parle de la peur. Fermez tous les livres, l'abracadabra des
philosophes, de ces satyres de la peur qui font appel à la métaphysique et ne savent pas ce qu'est la
peur. L'angoisse n'est pas un secret, pas un terme, pas un existentiel, rien de supérieur, pas un
concept, Dieu nous en préserve, pas systématisable. La peur ne se discute pas, elle est l'agression,
elle est la terreur, l'attaque massive contre la vie".
La tentative de Bachmann de justifier la pertinence sociale de la littérature par une prise de distance
réfléchie et critique par rapport aux débats de politique littéraire de l'époque se manifeste également
dans sa position par rapport à la controverse Sartre versus Camus. Ainsi, dans sa première
"conférence de Francfort" sur "Questions et fausses questions", elle parle avec une nette distance,
de manière formellement abstraite et seulement en passant, de la "flambée de la lutte entre la
littérature engagée et l'art pour l'art", à laquelle sa "génération" a "assisté" dans l'immédiat après-
guerre. Le débat déclenché par Sartre (dont le nom n'est pas cité) est certes reconnu historiquement
comme "conséquence directe de la catastrophe politique en Allemagne et des catastrophes qui en
ont résulté dans les pays voisins frappés", mais il est en même temps relativisé en tant que
phénomène du marché littéraire. En ce qui concerne l'argumentation des cours, on pourrait dire que
Bachmann oppose sa compréhension de la "littérature comme utopie" développée par Robert Musil
à la conception explicitement politique de la littérature engagée de Sartre, qui était en outre biaisée
par sa réception allemande controversée et le tournant de Sartre vers le marxisme. Le point de
départ de l'expérience malheureuse de l'individu, l'insistance sur la pertinence sociale de la
littérature, l'idée que l'histoire littéraire se déroule en une succession de "chocs révolutionnaires" et
de soudaines "secousses morales et cognitives", l'importance centrale de la critique du langage et du
travail littéraire sur une "nouvelle langue" ou l'idée du poète comme "désespéré" et "coupable" dans
ses efforts d'authenticité - de tels motifs poétologiques relient toutefois le projet de "littérature
comme utopie" de Bachmann, développé à partir de Musil, à la poétologie de l'existentialisme
français et de sa réception allemande. Bachmann jette certes un regard rétrospectif avec un certain
scepticisme sur les "révoltes esthétiques" (comme elle les appelle) des débuts de la modernité, mais
elle conclut ses cours par le geste existentialiste du "néanmoins" dans la citation du surréaliste René
Char: "A l'effondrement de toutes les preuves, le poète répond par une salve d'avenir".
Ce qui caractérise en outre les "Lectures de Francfort", c'est que de tels motifs, que l'on peut faire
remonter à l'existentialisme français, même s'ils acquièrent une nouvelle importance dans le cadre
de la poétologie de Bachmann, se croisent avec des réminiscences d'une topologie formée à la
philosophie existentielle allemande et à Heidegger. Cela vaut aussi bien pour la critique (en même
temps liée à Musil) de la "mauvaise langue" de la "vie" quotidienne, qui sert de toile de fond à
l'utopie linguistique poétique, que pour le rattachement de "l'effet de transformation" de la
littérature aux expériences douloureuses de l'écrivain et à son "regard sur tout le malheur" des
hommes de son temps, ou encore pour la métaphore de la description de l'existence de l'écrivain
elle-même comme "être projeté sur une piste", sur laquelle le poète est "vraiment là", "désespéré
sous la contrainte de devoir faire du monde entier le sien, et coupable dans la prétention de définir
le monde". Dans ce commentaire sur la notion de "constante du problème", les concepts
heideggeriens de „Geworfenheit“ et de „Dasein“ s'associent directement aux concepts
existentialistes généraux de désespoir et de culpabilité, qui remontent à Kierkegaard et ont été
interprétés différemment par Heidegger et Sartre. Le recours de Bachmann à ce discours
existentialiste pour justifier l'ancrage social et l'impact de la littérature s'inscrit par ailleurs dans la
continuité de l'application critique de l'époque des figures de pensée de la philosophie existentielle
dans l'après-guerre, et pourtant ces passages existentialistes ne fondent pas, dans la structure
argumentative globale des cours, une poétologie existentialiste, mais servent à la concrétisation
existentielle et historique du projet poétologique de la "littérature en tant qu'utopie", déduit d'une
autre manière. Ingeborg Bachmann était trop proche de l'idée de Theodor W. Adorno selon laquelle
la littérature et l'art tirent leur pertinence sociale précisément de leur liberté esthétique pour pouvoir
comprendre le mouvement de Sartre d'une littérature existentiellement engagée à une littérature
politiquement engagée pour le marxisme. La démarcation entre une critique littéraire de la violence
sociale et une politisation à court terme de la littérature justifie encore dans les années 1960 sa
distance relative par rapport à l'imbrication croissante de la littérature et de la politique à la fin de
l'après-guerre littéraire. Joachim Eberhardt constate à juste titre que, pour l'auteur du projet
"Todesarten", "face à la scène de meurtre qu'est la société une philosophie de la liberté
autodéterminée", telle qu'elle se rattache avant tout à l'existentialisme de Sartre, "devait paraître
anachronique".
Pourtant, dans les années 1950, Bachmann ne cesse de reprendre dans sa littérature des
problématiques et des figures de pensée existentialistes, afin de se démarquer en même temps du
pathos de la décision et de la liberté de l'existentialisme français. Le récit "Das dreißigste Jahr" (La
trentième année) est révélateur à cet égard. Le "schéma structurel" existentialiste de la "prise de
conscience" existentielle avec la soudaine "prise de conscience de la nécessité d'un engagement"
(Mechthild Rahner), tel qu'il est mis en scène dans le drame à succès de Sartre "Les mouches"
(1943) ou dans "L'état de siège" de Camus (1948), fait également partie de ses films littéraires
(parmi d'autres, en langue allemande). Dans le modèle de crise du récit de Bachmann, l'irruption
soudaine du souvenir ne conduit justement pas le trentenaire à un "choix" libre de sa propre
existence et à une "décision" qui en résulte pour une "action" engagée, mais le prétendu départ se
transforme dans la navette entre Vienne et Rome en un mouvement multiple de "répétition", dans
lequel le protagoniste est contraint de prendre conscience des conditions sociales et des limites
spirituelles de son existence dans la "prison" de la société donnée et de son "langage de voyou",
mais aussi de les reconnaître finalement de manière critique. Ce n'est qu'en traversant le désespoir -
"Cette année lui a brisé les os" - et la mort symbolique - l'accident de voiture dans lequel son
chauffeur "est mort à sa place" - qu'il parvient finalement à une nouvelle profession de foi en la vie:
"Mais maintenant, il souhaitait la vie. Enfin, il se dit: En effet, je suis vivant, et mon souhait est de
vivre encore longtemps". Le moi-narrateur interprète ce nouveau départ de manière symbolique: "Je
te dis: lève-toi et marche! Tu n'as pas un os de cassé". Cela reprend certes les appels intermédiaires
à caractère existentialiste de la voix narrative à „l'engagement" par "responsabilité" dans l'esprit de
la "liberté": "Alors saute encore une fois et démolit le vieil ordre honteux. Alors sois différent, pour
que le monde change, pour qu'il change de direction, enfin! Alors, donne-lui un coup de pied!" et
ces appels à la "résurrection / de la mort, / de l'oubli!" se reflètent également dans les fantasmes
existentialistes de liberté du protagoniste: "Liberté dont je parle: la permission, puisque Dieu n'a
déterminé le monde en rien et n'a rien fait pour son comment, de le refonder encore une fois et de le
réorganiser". Le récit laisse cependant totalement ouverte la question de savoir si le nouveau départ
final reprendra effectivement le rêve existentialiste antérieur d'une "résiliation de l'histoire au profit
d'une refondation", ou si un tel "engagement" existentialiste ne fait pas plutôt partie de ce passé que
le protagoniste laisse derrière lui lorsqu'il se tourne désormais vers une vie consciemment
quotidienne de "travail" dans le monde social donné. A la place du tournant symbolique vers la
liberté en tant que prise en charge de l'engagement social dans le schéma structurel existentialiste, le
récit de Bachmann propose une exploration modélisée du rapport complexe entre la liberté et l'ordre
"dans le jeu de l'impossible avec le possible", qui peut en même temps être lue comme un contre-
projet sceptique à l'existentialisme héroïque de type sartrien.
Il est remarquable que la réponse à Sartre dans le récit "La trentième année" soit également une
réponse à l'essai d'Albert Camus "Le mythe de Sisyphe" (1942), où il est dit à propos de la genèse
biographique d'une conscience de l'absurde: "Un jour vient où l'homme constate qu'il a trente ans. Il
affirme ainsi sa jeunesse. Mais en même temps, il détermine sa situation en se situant par rapport au
temps. Il reconnaît qu'il se trouve à un certain point d'une courbe qu'il doit - il l'avoue - parcourir".
C'est ainsi que l'on pourrait lire la fin du récit de Bachmann. Chez Camus aussi, la prise de
conscience de la reconnaissance du monde dans son "absurdité" part de l'"exaspération" du
"quotidien" (comme il pousse le protagoniste de Bachmann au désespoir) et aboutit à la constatation
suivante: "Même la pensée ne mène nulle part", car elle se heurte à des "murs" - la douloureuse
expérience limite du trentenaire de Bachmann dans la bibliothèque nationale de Vienne, lors de sa
tentative de résoudre le "problème de la connaissance" de manière abstraite et philosophique, suit
clairement le même modèle. Dans le modèle de crise existentialiste de Camus, la "révolte, le
déchirement et le conflit" du trentenaire mènent à nouveau à l'alternative héroïque du "suicide ou du
rétablissement", que le récit de Bachmann contourne justement par le motif de la mort par
procuration, en renonçant en même temps aux notions existentialistes de signal de l'absurde et du
"choix" ou de la "décision".
La première trace d'une réception littéraire de Camus se trouve dans un fragment de prose d'une
demi-page intitulé "En voyage". Par son motif d'une ville à l'aspect surréaliste, avec ses portes
fermées et ses gardiens, et par la localisation temporelle et symbolique du monde raconté dans la
"Peste: plein été", cette ébauche renvoie d'une part à la lecture du roman de Camus "La peste"
(1947), dont la première traduction allemande a été publiée à Innsbruck en 1948, et d'autre part au
langage visuel de la première tentative de roman de Bachmann "Ville sans nom".
Une référence intertextuelle à Camus ne se retrouve ensuite que dans le poème "Alle Tage" du
premier recueil de poèmes "Die gestundete Zeit" (1953):
Il est décerné
Pour la fuite sous les drapeaux,
Pour la bravoure devant l'ami,
Pour la trahison de secrets indignes
Et pour avoir désobéi
De tout ordre.
Nourri par l'effroi d'une pensée qui, quelques années seulement après la fin de la Seconde Guerre
mondiale, retombe déjà dans la logique de la violence, le poème commence par une critique acerbe
de la Guerre froide et de ses résonances dans la mentalité de la société. En tant qu'"uniforme du
jour", la "patience" est tout sauf une vertu; face au début de la course à l'armement nucléaire,
„l'espoir" d'une autre histoire que celle de la violence se réduit à une "pauvre étoile". Les strophes
deux et trois, construites en parallèle et structurées par la répétition et la variation, mettent ensuite
en contraste deux attitudes opposées face à l'ordre d'après-guerre qui s'établit: d'un côté, la
distinction ambiguë d'un espoir qui se laisse corrompre par la violence et contribue ainsi à rendre
possible la course aux armements; de l'autre, l'espoir d'une sortie radicale de l'histoire de la violence
et de la fondation d'une nouvelle morale comme ébauche d'une autre socialité dans la cohabitation
quotidienne des hommes. La rupture anarchique avec l'ordre dominant qui permet cette utopie - la
"fuite des drapeaux", "la bravoure devant l'ami", la "trahison de secrets indignes / et le non-respect /
de tout ordre" - rappelle clairement l'essai de Camus "L'homme dans la révolte", paru en 1951 dans
sa version originale française, et prolonge en quelque sorte son regard historique sur les figures de
la révolte dans l'histoire allemande d'après-guerre.
L'appel à la conscience critique, aux aspirations et à la volonté d'agir des contemporains dans le
champ de tension historique du "plus" et du "pas encore" reste toutefois sous-jacent dans ce poème.
Dans d'autres poèmes du recueil "Die gestundete Zeit", un je lyrique s'adresse explicitement à un tu
ou s'identifie stratégiquement au "nous" d'une conscience publique prête à refouler l'histoire, défiant
ainsi la contradiction morale de la conscience. Ces structures d'appel lyrique, qui distinguent le
premier recueil de Bachmann aussi bien des poèmes des années d'études viennoises que de son
deuxième recueil de poésie "Anrufung des Großen Bären" (1956), possèdent (comme les appels du
narrateur dans le récit "Das dreißigste Jahr") un geste résolument existentialiste, par lequel l'auteur
se rapproche plus que d'habitude de l'utopie française du changement social par la „révolte
existentielle“ (Camus) et la „littérature engagée“ (Sartre), se plaçant symboliquement, dans une
intention de critique du temps, presque dans la tradition de la Résistance française, comme le pense
Hans Höller. Parmi les conditions du succès du premier recueil de poèmes, il y a donc aussi le
traitement productif de la réception répandue de l'existentialisme français dans la littérature
allemande d'après-guerre vers 1950.
La conviction existentialiste selon laquelle "il a toujours suffi qu'un homme surmonte sa peur et se
révolte pour que les rouages commencent à s'enrayer" (Camus) désigne cependant précisément le
point où Bachmann s'écarte de l'héroïsme politique et de l'optimisme social de l'existentialisme
français, car sa pièce radiophonique "Le bon Dieu de Manhattan" ne connaît justement pas un
tournant utopique et révolutionnaire correspondant, qui s'étend en outre de l'action de l'individu à la
société entière. Dans le drame allégorique de Camus, le pathos du schéma structurel existentialiste
est toutefois contrebalancé à la fin par un commentaire du chœur, auquel Bachmann a pu rattacher
sa vision plus sceptique du rapport entre liberté et ordre: "Non, il n'y a pas de justice, mais il y a
certaines limites. Et les uns, qui ne veulent pas créer d'ordre, et les autres, qui essaient de tout faire
rentrer dans un ordre, les dépassent de la même manière". Le sujet différemment configuré de
Bachmann sur le franchissement des frontières se situe précisément dans cet entre-deux, dans
l'espace moral de la vie sociale. Entre les extrêmes de l'anarchisme et du totalitarisme, la justice
devient une tâche sociale pour chaque individu, à laquelle la littérature peut contribuer en
"représentant son temps" - pour reprendre les "Lectures de Francfort" de Bachmann - et en
"présentant" de manière critique et utopique "ce pour quoi le temps n'est pas encore venu".
De là, une ligne directe mène aux fondements poétologiques du projet "Todesarten" de Bachmann
en tant qu'historiographie critique du quotidien social dans la perspective des rapports entre les
sexes. Et lorsque Bachmann ramène ce projet d'une histoire littéraire des mœurs de l'après-guerre,
dans les préfaces de son roman Franza, à la question critique de l'époque, à savoir où le "meurtre" et
le "crime" ont "disparu" après les années du national-socialisme et de la guerre mondiale, cela fait
écho, de loin, au point de départ de l'essai de Camus "L'homme dans la révolte": "Nous vivons à
l'époque de la préméditation et du crime parfait. A l'époque des idéologies, il faut se confronter au
meurtre. Tous les matins, des assassins apprêtés se glissent dans une cellule: le meurtre est le grand
problème". Dans l'élaboration de ses propres problématiques et dans les procédés de sa
représentation littéraire, Ingeborg Bachmann a utilisé l'espace de résonance de l'existentialisme mais
l'a nettement quittée au milieu des années 1960. Si, au début des années 1970, elle revient encore
une fois sur l'existentialisme des années 1950 et fait comprendre à la protagoniste de son récit
"Trois chemins vers le lac" dans les années 1950 "l'étranger comme destin" et qu'elle passe ainsi
d'une "aventurière" sans but à une "exilée" symbolique au sens de la conscience existentielle, ce
retour sur le sentiment de vie typique de l'époque du "mal-logement", sur la métaphorisation
existentielle de l'histoire contemporaine ou de l'histoire de l'art, s'effectue "d'une distance d'un an",
de l'expérience sociale et sur l'espace de résonance discursive de l'existentialisme français (ici le
roman de Camus "L'Étranger") à une distance de "presque vingt ans" dans une perspective
nettement historicisée.
En ce qui concerne le dialogue littéraire avec Albert Camus, deux phases de lecture semblent se
dessiner, dont la première devient surtout productive dans les poèmes du recueil "Die gestundete
Zeit", tandis que la seconde peut être reconstituée à la fin des années 1950 à partir de l'étude par
Bachmann du drame de Camus "Belagerungszustand" (Etat de siège). Au-delà des références déjà
mentionnées, le récit "Ein Wildermuth", par exemple, peut être lu en strate comme une
contrefacture du récit de Camus "La chute" (1956, en allemand 1957), dont le protagoniste, en tant
qu'avocat, remet en cause l'ordre moral de la société codifié par le droit en faisant preuve d'un
égoïsme cynique, volonté de jouissance, de domination et d'ascension sociale, au point que "le seul
mot de justice le plonge dans d'étranges états de rage", avant qu'il ne se transforme - en exagérant
ironiquement le schéma de retournement existentialiste - en "juge-pénitent" pénétrant et "faux
prophète" de l'ordre moral. A cette parabole moraliste sur le décalage entre les normes juridiques ou
morales et la pratique sociale, Bachmann répond dans le récit de crise de son personnage de juge en
réfléchissant au caractère de construction de l'ordre symbolique de la société dans le miroir d'une
crise de langage et d'identité. Des relations similaires d'analogie et de réponse médiatisées
pourraient être tracées entre les figures du franchissement de la frontière, par exemple dans le récit
"Un pas vers Gomorrhe" et le récit de Camus "La femme adultère", dont la protagoniste fait
l'expérience extatique, lors d'une échappée nocturne hors des sentiers battus de son mariage et de
son rôle, d'un "royaume" de liberté qui lui était "promis depuis le début des temps et qu'elle ne
posséderait pourtant jamais", de sorte que l'ordre revient avec les mots: "Ce n'est rien, ma chérie, ce
n'est rien." Or, c'est précisément la formule quasi leitmotiv d'un silence féminin imposé par les
rapports de domination et de communication patriarcaux de la société d'après-guerre sur les
blessures subies dans les textes de Bachmann sur les "espèces de mort". Comme l'a montré
Françoise Rétif, des références similaires de résonance et de réponse, qui peuvent être lues comme
les traces d'un dialogue littéraire dissimulé, relient l'œuvre d'Ingeborg Bachmann à Simone de
Beauvoir depuis la fin des années 1950, en particulier le roman de Beauvoir "L'invitée" (1943,
traduit pour la première fois en 1953) et le récit de Bachmann "Un pas vers Gomorrhe" du recueil
"La trentième année" (1961). La lecture par Bachmann de l'œuvre féministe majeure de Simone de
Beauvoir, "Le deuxième sexe" (1949, trad. d'abord en 1951: "Das andere Geschlecht"), ne se situe
cependant certainement plus dans le contexte de sa confrontation avec l'existentialisme allemand et
français de l'après-guerre, mais dans l'horizon de cette critique littéraire des structures cachées de la
violence sociale qui, sous une forme tout à fait nouvelle, se retrouve au centre de son écriture dans
son projet "Todesarten". Il est significatif que les fragments du premier roman "Todesarten",
abandonné par la suite, marquent en même temps la fin des traces existentialistes dans l'œuvre de
Bachmann, dans sa lutte pour trouver une structure littéraire adaptée à son nouveau sujet.