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L’art n’a-t-il pour fin que le plaisir 

?
Éléments de problématisation

La conception commune (opinion du badaud, doxa) considère l’art comme le lieu par excellence du
passe-temps, le versant du travail, de l’effort et de la pénibilité. De quoi s’agit-il ? Il s’agit du thème de l’art
qui aurait pour finalité de procurer du plaisir. Mais il est important de se demander si les notions de vérité, de
raison, de technique ou de religion ne peuvent être convoquées ici. Si on considère les œuvres religieuses :
les églises, les statues, les tableaux, les enluminures et les chants (Retable de Gand, Madone, Chant
Grégorien, etc.) on perçoit aisément tout ce que l’art sacré véhicule et ce qu’il façonne dans la mémoire et la
psychologie collective. L’adverbe que est restrictif dans l’intitulé. Pour mieux comprendre l’intitulé, il
pourrait être judicieux de remplacer « que » par un autre adverbe : seulement, absolument, etc : l’art n’a-t-il
pour fin seulement le plaisir, la jouissance ?
L’art serait récréatif (les magasins placent les accessoires d’art sous cette rubrique) en sus d’être une
recherche désintéressée du beau dans les œuvres créées par les artistes : les beaux-arts. C’est ce qui permet
sans difficulté et sans discriminer d’associer à l’art un sentiment naturel de plaisir parce qu’en effet l’art
divertit. L’art est une occupation, un travail humain dont le but est la jouissance, le plaisir esthétique devant
une œuvre. Or, l’art est tentaculaire, que ce soit par les techniques, l’œuvre exposée ou représentée. Il
n’accepte pas d’être enfermé dans le seul domaine du divertissement et du plaisir d’autant que le beau dans
l’art n’est plus récurrent, ni même toujours recherché. Il faut nuancer ce présupposé que l’art est beau et
procure du plaisir : cf. les grottes préhistoriques, les œuvres avant-gardistes, laides (Adorno), éphémères,
symboliques (Goodman), travesties, l’art sacré comme entretien de la foi et sans oublier les Vanités. Est-ce
que l’œuvre d’art, qu’on ne saurait plus distinguer de l’art lui-même, se réduit-elle à une sorte de gâteau, de
douceur, de plaisir ou d’une consommation sans lendemain ? Si l’art est simple plaisir et n’apporte que du
divertissement, serait-il différent du jeu ? Enfin, l’art - mis à part celui du génie - ne suppose-t-il pas la
maîtrise technique, l’attente angoissée et l’effort acharné ?
L’intitulé permet alors diverses lectures possibles (Plans et problématiques). Une première consiste
à considérer l’effort de l’artiste (l’apprentissage, les règles, les techniques et la mise en œuvre devant sa toile
vierge) et l’effort du spectateur pour comprendre une œuvre dans sa totalité (travail du guide, des
conservateurs, de commissaire d’exposition, du spectateur avide de connaissance, etc) (Kant) :
1. L’art est plaisir
2. L’artiste doit fournir des efforts, maîtriser des règles
3. Le spectateur doit tenter de bien comprendre.
Une deuxième problématisation consiste à mettre l’accent sur la capacité de l’artiste à transcender le réel
pour atteindre la transcendance (Bergson, Hegel) :
A. L’art est plaisir
B. L’art est un outil de pensée, de conscience
C. L’art comme dévoilement de la réalité, au-delà des apparences
Une troisième problématisation mettra l’accent sur la vérité (Nietzsche, Bergson, Pascal) :
I. L’art est plaisir
II. L’art dans la poésie comme exploration de la sensibilité
III. L’art dévoile la vérité sur les choses ordinaires (raisonnement)
Une quatrième mettra le projecteur sur les questions de sensibilisation et de la guérison des passions
(catharsis chez Aristote dans Les Politiques) : cosmologique, écologique, éthologique (observation des
comportements animaliers...) ethnologique, politique, sociologique, etc. .. Et bien entendu la sauvegarde des
œuvres d’art comme un bien laissé à l’humanité et aux générations futures de notre passage ici-bas. L’art
rassemble les hommes et les fait se communiques autour d’une œuvre (H. Arendt, Dewey, Brancusi):
a. L’art est plaisir
b. L’art comme prise de conscience de soi
c. L’art questionne nos actions et sensibilise notre conscience collective
Enfin une cinquième et dernière problématisation ici mais qui n’est pas exhaustive mettra l’accent sur l’art
sacré, l’élévation de l’esprit et sur la religion éventuellement (Une belle cathédrale gothique, un chant
grégorien ou orthodoxe, etc) (Van Gogh, Hegel):
i. L’art est plaisir
ii. L’art élève l’esprit
iii. L’art crée la diversion et le détournement d’un monde cruel

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Quatrième problématisation : Est-ce que l’art peut-il nous apporter des émotions esthétiques et en même
temps nous questionner à propos de nous-mêmes ?

L’art n’est pas innocent. L’art n’est pas un Hérode qui se lave les mains devant la mise à mort d’un
innocent. Il n’est pas non plus un éclat de rire abusé devant la tristesse d’une humanité qui penche chaque
fois un peu plus au bord d’une falaise. L’art, en quittant l’art sacré qui soutenait la foi des fidèles, questionne,
averti, sensibilise. Au final s’il divertit un peu, ce n’est guère que la partie infime et visible de ce l’on voit.
Lorsqu’on se met à regarder, à s’approcher des détails et à contempler, un monde s’ouvre à nous, notre vrai
monde. En vrai, le plaisir que nous procure l’art ne doit pas masquer l’intention parfois cachée de l’artiste de
nous sensibiliser sur des problèmes cruciaux et sur notre conscience collective.

I/ L’art amuse, distrait, divertit, étonne… cette vision que l’art ne procure que du plaisir n’est pas
dénuée de fondements. La longue queue de visiteurs devant le guichet du Louvre un dimanche est la preuve
que l’art attire. Ce n’est sûrement pas pour aller se faire battre que les visiteurs attendent parfois longtemps
avant d’accéder aux salles d’expositions mais bien pour ressentir du plaisir. Les âges se confondent, les
générations aussi, que ce soit parmi les visiteurs que des œuvres elles-mêmes. On s’arrête volontiers devant
une sculpture, puis un tableau et enfin devant un objet minuscule. Comme le dit Aristote dans Les Politiques
VIII, 7, le but de « l’art est un soulagement accompagné de plaisir ». C’est bien ce que recherche chacun
selon ses préférences et ses époques de prédilection.
En effet, la première intention de tout artiste n’est-elle pas de montrer au public une chose belle  ?
L’artiste crée chez le spectateur un état affectif agréable. Comme le dit Hegel dans son Cours sur
l’esthétique :« la plus haute destination de l’art est celle qui lui est commune avec la religion et la
philosophie ». L’activité artistique avoisine l’activité de l’esprit et la quête de l’absolu parce que «  l’art
renferme une réalité plus haute et une existence plus vraie que l’existence courante  ». Un beau coucher de
soleil de Turner éveil des pensées nostalgiques et laisse entrevoir des crépuscules romantiques. Il ne reste
plus qu’à se laisser un peu emporter par cette vision (invitation) et partir avec l’artiste dans des rêveries qui
apportent de la quiétude et laisse derrière soi ce quotidien harassant. L’art doit n’avoir aucune utilité comme
le rappelle Théophile Gauthier, dans Mademoiselle de Maupin, en disant qu’« il n’y a de vraiment beau que
ce qui ne peut servir à rien ». L’art doit avoir pour fin lui-même et procurer seulement le plaisir hic et nunc.
Cependant comme le dit Pascal dans les Pensées nous admirons des choses en peinture que nous ne
saurons à peine supporter dans la nature. Et Kant ne saurait le dire autrement. L’art adoucit et rend plaisant
les pires catastrophes naturels, peut-être parce qu’il nous les fait voir à distance de nous ou alors parce qu’il
arrondi les aspérités qui pourraient nous blesser. Il est indéniable que nous ressentons du plaisir parfois à la
limite de l’inconfort devant une scène d’horreur ou devant un film aux innombrables suspens. Mais si l’on
reste à regarder, ce n’est pas pour se torturer mais bien pour se divertir. De même, on admire volontiers
« l’enlèvement d’Hélène » ou la décapitation d’un apôtre sans nous émouvoir à l’excès. C’est de l’art et nous
éprouvons des sentiments de plaisir esthétique : Oui, c’est beau parce que nous sommes justement spectateur,
hors de l’action représentée.
Si l’art divertit, amuse, serait-il différent du jeu ? L’art serait-il un jeu de carte que l’on range et qui ne
laisserait en notre conscience aucune empreinte pérenne ?

II/ Lorsqu’on assiste à un match de foot, on est dans le divertissement pur et simple. Le football est une
diversion pendant un instant de notre quotidien qui parfois est pesant ou chargé de poids. Assister à un match
c’est une façon de se décharger de ce poids et de s’alléger le temps que dure le jeu. Or, fréquenter un musée
analogiquement s’apparente à se rendre à un match ou un concert mais au fond l’art requiert du visiteur un
minimum de connaissance et d’intellectualisation. L’art est une dimension de l’intelligence humaine. Comme
le souligne Kant dans la Critique de la faculté de juger, 43, le moindre bout de bois taillé trouvé dans une
mare est l’œuvre d’une conscience et elle est nettement plus supérieur au gâteau de cire, si géométriquement
parfait, de l’abeille. L’art est pensée, et elle est l’activité d’un être doué de raison et de sensibilité.
En effet, le goût pour l’art souligne le fait que l’art est hautement culturel. La transformation de la
nature la plus laide, comme par exemple la prise en chasse d’une proie par un prédateur, peinte élève la
nature humaine, le cultive. Nous ne pouvons pas tous nous rendre sur un lieu de chasse ou de safari mais
nous pouvons prendre connaissance par d’autres moyens. L’art éduque et apporte ainsi des savoirs. Un
poème, un ouvrage littéraire nous tient les tripes et transforme notre nature en mieux parce que ce sont des

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portes qui en ouvrent d’autres sur le monde et la connaissance du monde. On apprend en regardant des
images, des scénettes, en lisant les biographies des explorateurs, etc. D’après Hegel dans son Cours sur
l’Esthétique nous prenons conscience de ce que nous sommes en projetant notre propre conscience dans les
objets d’art. L’art en d’autres termes traduit nos états d’âmes et nous ne faisons que les fixer dans «  la
pierre » de nos objets quels qu’ils soient. Notre humanité ainsi avance avec ces prises successives de notre
conscience à travers nos productions artistiques : « l’art dégage, des formes illusoires et mensongères de ce
monde imparfait et instable, la vérité contenue dans les apparences... », Hegel, ibid.
Enfin, lorsque l’art traduit dans les œuvres nos états d’âmes, il est aussi réflexion philosophique
quand nous nous interrogeons à travers lui sur notre propre existence. La peinture dite de vanité, souvent en
vogue au dix-septième siècle représente la dimension éphémère de la vie de l’homme. Elle est une
méditation profonde sur le caractère vain des choses auxquelles nous sommes attachées : richesse, pouvoir,
plaisirs, objets divers, etc. Nous tenons à des biens temporaires et fragiles alors que nous sommes nous-
mêmes de passage ici-bas. Cette forme de peinture appelle à la réflexion, interroge nos valeurs et demande
probablement le changement de nos paradigmes. Il faut se préoccuper de son âme, de son salut éternel plutôt
que de courir après des biens qui sont amenés eux aussi à disparaître avec le temps. Et comme le demande
Pascal il serait bon d’arrêter de courir après des lièvres et de passer son temps à se divertir. Nous ne faisons
ainsi que nous cacher la face devant notre misère spirituel.
Entre le plaisir à l’état pur et la réflexion profonde sur son existence, l’art ne se pourrait-il être autre chose ou
même les deux à la fois ?

III/ Ou l’art est frivole ou l’art est sérieux. C’est à se demander si cette opposition entre art ludique et art
réflexif serait aussi frontale. Nous avons vu que l’art ne peut pas s’empêcher de procurer du plaisir même là
où on pourrait le moins s’y attendre comme devant « L’origine du monde » de G. Courbet qui représente un
pubis féminin ou une œuvre de M. Duchamp comme son fameux urinoir. D’un autre point de vue l’art
permet la prise de conscience de sujets cruciaux tels que l‘existence humaine, l’écologie ou le devenir de la
terre comme dans les films documentaires « Notre Planète » de David Attenborough. D’autres cinéastes
mettent l’accent sur les catastrophes nucléaires et les problèmes liés à la couche d’ozone, comme dans
« Pandora », film tourné en Corée du Sud pour sensibiliser les politiques sur le dangers d’une multiplication
de centrales nucléaires. D’autres cinéastes pointent du doigt les mauvaises gouvernances qui amènent des
pays en conflit ou en guerre. Les exemples sont nombreux et il serait fastidieux de s’y attarder. Ce qu’il faut
sans doute retenir c’est qu’à travers des œuvres d’art, des artistes tentent de sensibiliser le plus grand nombre
de citoyens sur des problèmes et nationaux et mondiaux et même au-delà puisqu’on menace l’univers.
Lorsqu’un artiste livre son œuvre aboutie à la contemplation du public, on ne doit pas ignorer que la
réalisation d’une œuvre artistique tout en étant comme un jeu, selon Kant, requiert de l’artiste la maîtrise des
règles de l’art. Parfois son art lui demande un acharnement féroce pour en venir à bout. Comme le dit si bien
Nietzsche, dans Humain trop humain :  « l’artiste laisse penser que son art est une pure intuition soudaine –
l’œuvre de l’inspiration, mais les grands hommes sont de grands travailleurs, infatigables non seulement à
inventer, mais encore à rejeter, passer au crible, modifier, arranger ». L’inspiration ne suffit pas à elle seule
pour produire une œuvre. Il lui faut adjoindre des efforts d’un artiste. Par ailleurs, le plaisir que nous retirons
devant une toile ne doit pas masquer l’effort que nous faisons consciemment ou inconsciemment pour en
saisir le sens. Notre plaisir s’accompagne d’une démarche de compréhension. On s’achemine alors vers une
évidence que l’art tout en procurant du plaisir comporte pour l’artiste un long apprentissage technique
parfois. Tout comme le procès Brancusi contre la douane américaine qui a permis de faire accepter l’art
abstrait en sculpture, il requiert de nous aussi de nous éduquer si nous voulons apprécier à sa juste valeur une
œuvre qui de prime abord est complexe et déroutant.
A quelqu’un qui lui adressa une reproche à propos de la femme peu ressemblante sur une toile,
Matisse répondit : « Ce n’est pas une femme, mais une peinture ». On connaît aussi la fameuse peinture La
Trahison des images de René Magritte. Celle-ci représente une pipe, accompagnée de la légende suivante :
« Ceci n’est pas une pipe. ». R. Magritte, de toute évidence, tente de montrer que la représentation d’une
pipe n’est pas l’objet pipe que l’on peut bourrer, puis fumer. L’artiste invite le spectateur à ne pas s’en tenir à
la représentation pure et simple ni non plus à fantasmer jusqu’à penser que l’objet, malgré son très grand
réalisme, pourrait arriver jusqu’à lui. Voir, c’est supposer percevoir avec une dose de distraction. En effet,
l’art distrait ceux qui voit dans l’œuvre que ce que l’artiste représente sur un support ou dans un ouvrage. Or,
il est nécessaire comme le souligne Wittgenstein dans Leçons et conversations sur l’esthétique de regarder en

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profondeur. « Quelqu’un, dit-il, qui a vu très peu de tableaux mais qui regarde intensément une ou deux
peintures qui lui font une profonde impression » est supérieur à ceux qui ont « un coup d’œil large, sans être
profond ni vaste ». En d’autres termes une grande culture n’est pas la garantie de l’appréciation d’une œuvre
à sa juste valeur. L’art nous questionne, il nous revient d’y répondre avec probité.

En conclusion, l’art est ludique qu’en apparence car l’exigence qui accompagne la création artistique
est parfois très élevée. La même exigence est sans conteste requise du spectateur afin qu’il dépasse la simple
impression béate et oblique d’une œuvre ou d’une représentation jusqu’à la contemplation profonde et intime
qui est bien loin d’être une simple partie de plaisir. Comme le remarque J-J. Rousseau dans Essai sur
l’origine des langues « Les plus beaux chants, à notre gré, toucheront toujours médiocrement une oreille qui
n’y sera point accoutumé ; c’est une langue dont il faut avoir le dictionnaire ». La capacité à apprécier une
œuvre d’art n’est pas innée. En effet, sans connaissance ni culture, nous pouvons passer à côté du sens d’une
œuvre et même ne pas la reconnaître comme une œuvre d’art à part entière. D’un côté des règles à maîtriser
en vue de parvenir à accomplir un projet artistique, de l’autre un minimum de connaissance pour apprécier
une œuvre à sa juste valeur. Cela demande d’abandonner le regard superficiel et d’adopter la profondeur
d’une contemplation honnête et sincère.
Suffit-il ? A cela s‘ajoute tout ce qu’il est possible de retenir de l’œuvre d’art et qui est susceptible de
s’imprégner en nous subrepticement. Les nombreuses impressions de l’art sur nous et qui laissent des traces
indélébiles manifestent la possibilité de l’art de ne pas être que plaisir mais aussi une sorte de tampon d’un
idéal, d’un absolu ou d’une morale. « Il faut que chaque œuvre ait sa signification morale, son enseignement
gradué, il faut donner une portée philosophique à un sonnet, qu’un drame tape sur les doigts aux monarques
et qu’une aquarelle adoucisse les mœurs », admirable propos de Flaubert tiré de sa Correspondance, in
Pensées de Gustave Flaubert, 1915, qui dit en peu de mots toute la richesse déjà là de l’art et ce qui est à
venir.

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