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Bulletin de la Classe des Beaux-Arts

L'inspiration dans l'art


Baron Joseph Ryelandt

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Ryelandt Joseph. L'inspiration dans l'art. In: Bulletin de la Classe des Beaux-Arts, tome 28, 1946. pp. 64-68;

doi : https://doi.org/10.3406/barb.1946.51953;

https://www.persee.fr/doc/barb_0378-0716_1946_num_28_1_51953;

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L'INSPIRATION DANS L'ART,
par le Baron J. RYELANDT,
Membre de la Classe

Il paraît bien naturel de parler de l'inspiration aux


membres de la classe des Beaux-Arts de l'Académie.
En principe les artistes sont tous plus ou moins inspirés,
Mais qui définira cette inspiration ? A priori on croirait
que ce sont les artistes eux-mêmes, alors qu'ils sont
prédestinés à subir l'impulsion de ce formidable moteur.
Détrompez-vous les artistes ont des opinions bien
:

divergentes sur cette force qui les guide. A preuve


je citerai celles de deux grandes personnalités qui...
ne nous éclaireront guère. J'ouvre un vieux numéro
du journal des Beaux-arts. Voici ce que dit l'illustre
peintre Corot « L'inspiration, il ne faut pas la chercher,
:

il faut l'attendre. J'ai toujours attendu sans me tour¬


menter et je ne suis pas malheureux. » Cela veut dire,
n'est-ce pas, que l'inspiration ne vient pas sur com¬
mande ; mais Corot a l'air d'affirmer que rien ne peut la
provoquer et qu'il suffit simplement de l'attendre.
Nous en reparlerons.
L'autre composition est du génial compositeur russe
Stravinsky. Écoutez bien « Du jeu normal, mais intense
:

et prolongé de notre intelligence, naît une force spiri¬


tuelle, tout comme l'électricité émane de certains instru¬
ments de physique. Cette force on ne saurait attendre
paisiblement sa venue. Pour se déployer encore faut-il
qu'elle soit mise en action pàr un effort : cet effort
c'est le travail (Jusqu'ici c'est bien, mais la conclusion ?)
Aussi le véritable créateur dispose toujours de l'inspira¬
tion, puisqu'il lui suffit de mettre en jeu l'infinie combi¬
naison de ses idées pour être en mesure de créer ».
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J. kyelanât. — ï,' inspiration dans l'Art

Avouez que c'est divertissant ; l'un dit : l'inspiration,


il faut l'attendre. Et l'autre : on ne saurait l'attendre.
Sans doute, l'avis de Corot est un peu pauvre et la¬
conique ; mais celui de Stravinsky ?... c'est bien simple :

pour être inspiré, il n'y a qu'à mettre en jeu l'infinie


combinaison de ses idées » (excusez du peu !) pour être
en mesure de créer. Les ouvrages sont compliqués à
l'infini, mais vous n'avez qu'à les mettre en jeu, et...
çà y est !
Comme quoi un grand artiste peut n'être qu'un mé¬
diocre théoricien. Mais poursuivons. Dans la même revue
Stravinsky affirme qu'il n'y a aucun lien entre les inquié¬
tudes métaphysiques de l'homme et son œuvre musicale.
Il se dit croyant, mais il ne pense pas que cela ait quelque
chose à voir avec la musique.
Tu parles d'or! et Bach ?... tous ses chorals, ses gé¬
niales cantates, sa messe, ses passions, tout cela ne
sortirait pas d'un cœur plein de la pensée divine ? Quel
pauvre art que la musique s'il n'a rien à voir avec ce
que l'homme a de plus intime et de plus profond en
lui !... L'exemple de Mozart semble à première vue
donner raison à Stravinsky car son art si serein ne reflète
pas sa vie de pauvreté et de misère. Mais il reflète évidem¬
ment son âme, dont la partie la plus élevée planait au
dessus de ces misères. Quant à Beethoven, il suffit
d'évoquer son œuvre pour contredire les assertions de
Stravinsky. Partout il révèle des préoccupations méta¬
physiques.
Et Wagner, dont chaque drame est un poème philo¬
sophique. Que diraient Franck et d'Indy et nos com¬
patriotes Benoît et Tinel ? Comme ils eussent protesté
contre l'assertion que leurs idées patriotiques ou reli¬
gieuses n'influençaient pas leur inspiration musicale.
Cela peut être vrai néanmoins pour certains artistes,
notamment pour Stravinsky lui-même. A entendre cer¬
taines de ses œuvres on a en effet l'impression qu'elles
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J. Ryelandt

sont nées de «l'infinie combinaison de ses idées mises


en œuvre comme quand l'électricien appuie sur un
»

bouton pour faire tourner cinquante roues avec un


ensemble remarquable.
Par contre, il est des gens pour croire que l'inspiration
tombe sur l'artiste comme la foudre sur un clocher. Le
poète romantique est représenté rêvant avec Elvire
au clair de lune, au bord d'un lac, ou bien, debout sur
un roc élevé, bravant l'orage. La vérité c'est que le lac,
la montagne, la tempête, la lune et l'amour peuvent
déposer en nous un trésor d'impressions, je dirais : un
réservoir d'inspiration. Pour réaliser ces impressions,
souvent subconscientes en une œuvre d'art, il nous
faudra le silence et la solitude de notre chambre. C'est,
la plume, le crayon ou le pinceau en main, que bien
souvent on trouve les belles idées de quelque ordre
qu'elles soient et que l'inspiration nous visite.
En somme l'inspiration est une force innée, subcon¬
sciente, qui excite et élève notre capacité de production.
Elle se développe par le travail. Cela veut dire que sans
le travail elle ne produira rien de durable ; mais d'autre
part le labeur le plus acharné ne produira pas une
haute œuvre d'art sans cette force mystérieuse qui est
un don divin.
Il est faux de prétendre que cette force soit toujours
à la disposition de l'artiste. Il la possède plus ou moins
ou pas du tout d'après les périodes, les jours, les heures.
Mozart offre un exemple inouï de continuité dans l'inspi¬
ration. Encore constate-t-on des inégalités, des diffé¬
rences de niveau d'une œuvre à l'autre ; qui attestent
que, dans une certaine mesure, il subissait la loi com¬
mune.

Il n'y a pas de grand art sans le métier qui s'acquiert


par le travail.
Mais il n'y a pas de grand art non plus sans le don
mystérieux de l'inspiration, qui informe l'œuvre de
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L'inspiration dans l'Art

l'artiste et lui confère sa marque spirituelle. C'est elle


qui établit la supériorité d'une œuvre sur d'autres qui
n'auraient que de grandes qualités de technique. C'est
ce qui explique qu'un même paysage peint par deux
hommes de talent, sera morne chez l'un et débordant
de vie chez l'autre. C'est elle qui fait qu'une fugue de
Bach est un monument éternel alors qü'une fugue non
moins savante d'un professeur de contrepoint n'aura
qu'un intérêt purement professionnel.
Le temps tasse les productions artistiques. Il s'in¬
quiète peu des modes et ne retient que les œuvres mar¬
quées de l'étincelle divine. Que l'artiste use des procédés
les plus modernes ou que son métier soit traditionnel,
cela importe peu. Bach n'adopta pas le style nouveau
de son époque, et son art ne vieillit pas. Les procédés
s'usent, mais ce qui confère la vie à l'œuvre reste. La
supériorité d'une œuvre tient souvent à des impondé¬
rables. Ceux-ci sont le fruit de l'inspiration et sont
des germes d'immortalité.
Les œuvres qui manquent d'inspiration peuvent
néanmoins mériter le nom d'œuvres d'art si d'éminentes
qualités de facture rachètent ce défaut. Dans les arts
du dessin tels que la peinture, la sculpture, l'architecture,
le cas est fréquent et nos villes, nos expositions, nos
églises, voire nos musées renferment beaucoup d'œuvres
de ce genre point négligeables du tout. Pour la musique
la question est un peu autre. Cet art s'adresse avant
tout aux facultés sensibles de l'homme. Sans une cer¬
taine émotion, fruit de l'inspiration, la musique ne
distille que l'ennui. Empressons-nous d'ajouter que le
public, même cultivé, est incapable de saisir à première
audition la portée du chef-d'œuvre. Aussi l'insuccès
d'une « première » ne permet pas de classer une œuvre
dans la catégorie des morts-nés.
Nous en concluerons que, en dépit du proverbe, si
l'art est difficile la critique ne l'est pas moins. Ne nous
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J. Ryelandt. — L'inspiration dans l'Art

étonnons pas de la rareté des bons critiques, et, sauf


de rares exceptions, n'accordons pas tant d'importance
à leurs avis.
Revenons à l'inspiration. Elle se manifeste parfois,
brièvement, sans travail préalable. Un peintre, un musi¬
cien peuvent concevoir comme par hasard une ligne
admirable, un beau thème musical. Ce n'est là qu'un
précieux point de départ qui peut-être illuminera toute
une œuvre ; mais son parachèvement exige la connais¬
sance du métier et le labeur. Ce labeur, à son tour,
fortifie et développe l'inspiration. L'écrivain vous dira
aussi que les idées jaaissent souvent sous la plume. D'où
peut-être ce paradoxe que «le génie est une longue
patience ». Cela signifie que le génie ne réalise pleinement
son œuvre que par la longue patience du travail. Mais
cette patience n'enfantera pas le génie ni l'inspiration
chez celui à qui ces dons ont été refusés.
Remarquons encore que certains amateurs dépourvus
de vrai métier peuvent avoir de véritables inspirations,
tels des oiseaux de passage. Cela aussi leur est inné ;
mais ces amateurs ne réaliseront pas une œuvre d'art,
où ils ne la réaliseront que dans une faible mesure à
proportion de leur métier insuffisant. Exemple : le ma¬
gnifique thème des Etudes symphoniques de Schumann,
est d'un amateur. Mais l'inspiration de Schumann l'a
revêtu de somptueuses harmonies et en a tiré de géniales
variations. Elle en a fait une grande œuvre d'art. Que
de tableautins d'amateurs où il y a vraiment un quelque
chose, une certaine inspiration étouffée par l'insuffisance
de la technique.
En résumé, la force spirituelle qui anime la production
de l'artiste est difficile à définir. Elle fait tellement
corps avec le métier qu'elle en est inséparable quoique
distincte de celui-ci.
Et voilà un thème sur lequel on écrira encore beaucoup
de variations !

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