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L’œuvre d’art doit-elle être belle ?

Introduction

L’art prend des formes aussi différentes que la peinture, la musique, la sculpture, le cinéma, la
danse, et à l’intérieur même de ces formes, il varie de la beauté classique et harmonieuse à la
représentation paradoxale de simples concepts en passant par une laideur choquante et
disgracieuse. Si bien que l’on finit par ne plus savoir ce qu’est l’art ni si l’on peut encore
parler de l’art sans forcément le redéfinir.

On pourra alors commencer par chercher à cerner le domaine de l’art :

- qui fait de l’art ?

→ L’homme ≠ la nature.

- que fait l’homme dans la pratique artistique ?

→ Il produit quelque chose, un objet ≠ science / episteme (théorie pure).


≠ action / praxis (politique, morale).
= production / poiesis1.

- l’art est-il la seule production de l’homme ?

→ non, il y a aussi la technique.

- L’art est-il assimilable à la technique ? Oui, avant, Non plus maintenant.

1) Oui, à l’origine et d’un point de vue étymologique.

En effet, le latin ars (art) et le grec technè (technique) signifient la même chose : savoir-faire,
habileté.
A l’origine et durant toute la civilisation artisanale, le mot « art » désigne l’activité
productrice en général. L’artisan produit une œuvre individuelle qui relève à la fois de règles
précises et de sa propre créativité. Il est donc à la fois artisan et artiste. Mais l’objet produit
reste un objet d’échange, qui a une fin (but) extérieure à lui-même. L’artisan prime donc
largement sur l’artiste. En effet, l’aspect esthétique et original de l’objet ne peut être reconnu
comme fin de l’objet, car on considère alors que la véritable beauté est la beauté naturelle,
et non la beauté produite par l’homme (qui s’efface derrière l’utilité de l’objet).
Les grecs méprisaient l’art parce qu’assimilé à la technique et au travail, eux-mêmes serviles.
Ils n’y voient qu’une simple imitation de la beauté naturelle, et puisque imitation, de
moindre perfection / au modèle naturel. C’est ce qu’on voit très bien chez Platon.

1
Cf. Aristote, Ethique à Nicomaque, VI, 3-5.
2

Platon distingue trois formes d’art :


- l’art du Démiurge qui crée la nature à partir des Idées des choses. Le Démiurge, Artisan avec
un grand « A », est le seul véritable créateur.
- l’art de celui qui produit un objet d’après son idée qui lui sert de modèle (schéma, patron).
C’est l’artisan avec un petit « a ». Il produit un objet analogue à l’objet naturel. C’est une
imitation de moindre perfection / au modèle.
- l’art de celui qui ne fait que reproduire l’apparence de l’objet produit, lui-même déjà copie.
C’est le cas du peintre. Cet art est de moindre valeur que les deux autres parce qu’il ne
produit que des apparences d’apparences. Sa production ne sert même pas. Elle n’est
qu’une illusion d’illusions, ou encore un mensonge : « l’art d’imiter est loin du vrai […] et la
raison pour laquelle, à ce qu’il semble, il réalise toutes choses, est que de chacune il atteint
une mince portion, je veux dire son simulacre » (Platon, République, X, 598 c).

Il est très clair que dans une pensée pour qui la réalité ce sont les idées, les Modèles idéaux
dont les choses de ce monde ne sont que des copies, l’art (considéré comme une simple
imitation) ne peut être que copie de copies. Cet art arrive en dernier dans les degrés de réalité,
et également dans les degrés de connaissance.

Mais si les grecs méprisaient l’art en tant que tel et n’étaient pas plus émus devant le
Parthénon que nous devant un marché couvert, les penseurs médiévaux, pour la même raison,
ne sont pas plus admiratifs devant les cathédrales que nous devant une église de quartier.
L’rat, dans les deux cas, n’était pas là pour lui-même (il n’avait donc pas à être admiré pour
lui-même). Il était entièrement au service d’une fin qui le dépasse : la religion. Il n’avait pas
d’existence autonome et distincte d’une vision religieuse du monde.

Il faudra attendre les débuts de l’ère industrielle (XVIIIè) pour que l’apparition du mot
« technique » désolidarise la production artistique de la production technique à proprement
parler. La seconde désignera une production essentiellement orientée vers l’utilité et le profit
(= travail) et donc soumise à des règles. La 1ère désignera une production ouvertement orientée
vers le beau, gratuite et créative. Les théories esthétiques, réfléchissant sur le beau et la
spécificité de l’œuvre d’art, peuvent alors se constituer (Kant, Hegel…).

→ 2) D’un point de vue plus moderne, la technique et l’art ne semblent plus assimilables.
___________________________________________________________________________
TECHNIQUE_____________________________ART_______________________________
Utilité pratique inutilité pratique
Finalité extérieure → moyen → l’œuvre d’art n’a d’autre fin qu’elle-même.
→ Fin : « l’œuvre d’art n’a pas de fin. […] Mais
c’est qu’elle est une fin » (Sartre, Qu’est-ce que la
littérature ?).

→ Travail → salaire → jeu, occupation agréable, grtauite

→ Esthétique secondaire → esthétique2 primordiale

→ Utilité laissant peu de place à la liberté → imprévisibilité et inventivité de l’œuvre d’art.


Et la créativité de l’artisan (limitée par la fonction
Utilitaire de l’objet).

2
Esthétique : du grec aesthesis, sensation. Par suite « s’applique à tout ce qui concerne la beauté sensible » (=
qui frappe les sens). Morfaux, Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines.
3

→ L’objet à réaliser est le fruit d’une réflexion (plan, → l’artiste ne sait pas quel sera le résultat fini
(sinon = artisan) : « l’idée lui vient à mesure qu’il
la [l’oeuvre] fait ; il serait même rigoureux de dire
que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur,
et qu’il est spectateur aussi, de son œuvre en train
de naître », Alain, Système des beaux-arts.

→ Méthode et règles (condition nécessaire et suffisante) → méthode et règles (techniques, rudiments de la


à respecter pour que l’objet soit conforme à l’idée et à sa perspective, du solfège, du maniement d’une camé-
fonction. ra…) + génie (originalité et exemplarité 3. Cf. Kant,
Critique de la faculté de juger, 46).

→ Reproduction d’objets semblables. → Unicité del’œuvre d’art

→ Règles transmissibles et pouvant être améliorées. → génie = don inexplicable → non transmissible :
les artistes « ne peuvent montrer comment de leur
esprit surgissent et s’assemblent leurs idées […] ;
parce qu’ils l’ignorent eux mêmes et donc ne
peuvent l’enseigner à personne », Kant, CFJ, § 47.

→ Progrès collectif. → progrès individuel de l’artiste dans la maîtrise


de son art, mais évolution seulement collective 4.

Il semble donc que les critères de l'œuvre d'art soient la création par le génie d'une œuvre qui
n’ait d'autre fin que la beauté. Mais là encore l'introduction du beau comme critère de l'art ne
va pas sans poser problème, tant le beau peut apparaître comme un jugement subjectif.

Cela signifierait donc qu'il y a autant d'oeuvres d'art que de jugements, et qu'il devient
illégitime de chercher à convaincre l'autre de la beauté d'une oeuvre si lui ne la trouve pas
« belle ». Cela signifierait également que les oeuvres picturales exposées dans les musées, les
morceaux de musique joués et rejoués en concert depuis des siècles, ne sont décrétées
« oeuvres d'art » que par la lubie de quelque amateur… et ne prétendent à aucune universalité.

Nous allons donc nous interroger en général sur le rapport de l'oeuvre d'art et du beau, et tout
d'abord sur Ie beau.

I. Qu'est-ce que le beau ?

→ Texte de KANT, Critique de la faculté de juger, Analytique du beau, § 47.

« Pour ce qui est de l'agréable chacun se résigne à ce que son jugement, fondé sur un
sentiment individuel, par lequel il affirme qu’un objet lui plaît, soit restreint à sa seule
personne. [...] L'un trouve la couleur violette douce et aimable, l'autre la trouve morte et terne;
l'un préfère le son des instruments à vent, l’autre celui des instruments à cordes. Discuter à ce
propos pour accuser d'erreur le jugement d'autrui, qui diffère du nôtre, comme s'il s'opposait à

3
Cf. L’Europe de 1850 à nos jours.
4
Cf. L’Europe de 1850 à nos jours, montrer l’évolution, p. 20-135.
4

lui logiquement, ce serait folie; au point de vue de l'agréable, il faut admettre ce principe : à
chacun son goût (il s'agit du goût des sens).
Il en va tout autrement du beau. Car il serait tout au contraire ridicule qu'un homme
qui se piquerait de quelque goût, pensât justifier ses prétentions, en disant : cet objet (l'édifice
que nous voyons, le vêtement qu'un tel porte, le concert que nous entendons, le poème que
l’on soumet à notre jugement) est beau pour moi. Car il ne suffit pas qu'une chose lui plaise
pour qu'il ait le droit de l'appeler belle ; beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme
et de l'agrément, personne ne s'en soucie, mais quand il donne une chose pour belle, il prétend
trouver la même satisfaction en autrui , il ne juge pas seulement pour lui, mais pour tous et
parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses; il dit donc : la chose est
belle, et s'il compte sur l'accord des autres avec son jugement de satisfaction, ce n'est pas qu’il
ait constaté à diverses reprises cet accord, mais qu'il l'exige. Il les blâme s'ils jugent
autrement, il leur dénie le goût tout en demandant qu'ils en aient ; et ainsi on ne peut pas dire :
à chacun son goût. Cela reviendrait à dire : il n'y a pas de goût, c'est-à-dire de jugement
esthétique qui puisse légitimement prétendre à l'assentiment universel ».

Questions :

1) A quel problème / difficulté / question répond ce texte ?


2) Structure du texte.
3) Quelle réponse apporte-t-il ?

Cet texte vise à remettre en cause un préjugé courant : celui selon lequel « à chacun ses
goûts » en matière d'art et de beau ; ou encore que « les goûts et les couleurs ne se discutent
pas ».

L'auteur va pour cela distinguer deux notions : l'agréable et le beau.

→ Le texte est donc construit autour de l'opposition, quant à l"universalité du jugement de


goût, de ces deux notions.

Il apparaît que l’agréable est un jugement individuel, alors que le beau est un jugement qui
prétend à l’universalité.

Revenons plus précisément sur leur opposition

___________________________________________________________________________
AGREABLE ________BEAU________________________________

Jugement esthétique] Jugement esthétique]

MAIS = « sentiment individuel » = ≠ « assentiment universel »


→« pour moi » ; « restreint à sa seule → « la chose »; beauté = « propriété des
personne ». Choses »

→ le jugement repose sur des particularités, → Ie jugement repose sur des caractères de
sur une sensibilité individuelle (Cf. exemples I'objet ; le jugement suppose que l'objet
cités) possède objectivement une valeur esthétique.
5

→ « à chacun son goût » ; « goût des sens » → « on ne peut pas dire « à chacun son
= → « ne porte que sur des jugements goût » ; « goût de réflexion », ibid. §8 =
d’ordre personnel et privé », ibid §8. « porte […] des jugements d'une validité
commune pour tous », Ibid. § 8.

→ « sentiment » (= Gefühl : émotion) ; → « satisfaction», « assentiment » (=


« charme » ; « agrément » Bestimmung : décision, détermination)

→ ces termes relèvent du domaine sensible, → les termes ne relèvent pas forcément de la
de la sensation incommunicable et pure sensation.
indiscutable. Certes la satisfaction provoquée par le beau
passe par la sensation, mais elle ne satisfait
pas que les sens.

→ De fait le jugement portant sur I'agréable et le jugement portant sur le beau sont distincts.
Et lorsqu'on revendique la subjectivité de la beauté, c'est souvent parce qu'on confond le beau
et l'agréable.

Pourtant un examen de nos comportements quotidiens face au jugement esthétique nous


révélera que nous pressentons intuitivement cette différence.

En effet, si j'aime un parfum et que quelqu'un d'autre ne l'aime pas, je ne vais pas essayer de le
convaincre que mon parfum possède objectivement les caractères qui font qu'il doit plaire. Par
contre, si je déclare beau un film que je viens de voir et que quelqu'un d'autre me déclare que
c'est un film affreux, je ne vais pas être d'accord et je vais essayer de défendre la beauté de ce
film comme si objectivement, ce film possédait les caractères qui font qu'il est beau. Si tant de
gens se disputent pour convaincre les autres de la supériorité de leurs goûts esthétiques, c'est
bien qu'ils supposent une universalité de ces goûts.

Plus encore, je peux moi-même, dans mes jugements esthétiques, distinguer jugement de goût
et jugement d'agrément.
Je peux en effet préférer les « 2 be 3 » à Mozart, mon jugement d'agrément va donc aux
premiers. Mais je ne peux pas dire que ce que chante ce groupe est plus « beau » que Mozart,
le jugement de beauté va forcément à Mozart. (Même chose pour L. de Vinci et les dessins de
ma petite soeur...).

→ Le beau est donc ce qui plaît universellement.

Mais dire que Ie beau est ce qui plait universellement, ce n’est pas l’assimiler au jugement
scientifique, qui lui aussi prétend à I'universalité.
Car Ie jugement scientifique porte sur des classes d'objet, des concepts sur lesquelles il émet
des jugements universellement valables (pour tout le monde et pour tout objet de cette classe).
Ainsi, si le scientifique parle de la « phototaxie du tournesol », il veut dire par là que tous les
objets appartenant à la classe des tournesols, autrement dit tous les tournesols, se meuvent en
suivant la position du soleil. Il ne désigne pas un tournesol en particulier.
Le jugement esthétique, lui, porte sur un objet particulier, voire sur un objet absolument
unique lorsqu'il s'agit d'une œuvre d'art. C'est ce tournesol là que je déclare beau, ou encore
les Tournesols de Van Gogh, et non le tournesol en général.
6

Et de même que l'on peut distinguer la beauté et l'agrément d'un même objet, on peut aussi
considérer un même objet selon un jugement esthétique et un jugement scientifique. Mais là
encore le point de vue change.
Ainsi, le critique littéraire qui analyse un poème va-t-il s'attacher à la composition, aux règles
qu'il a en tant que poème et communes à d'autres poèmes (la rime, la versification, Ies figures
de style...), mais il n'est plus question alors de sa beauté. Et d'ailleurs toutes les règles de la
poésie ne suffisent pas à expliquer la beauté de ce poème : la beauté dépasse les
caractéristiques générales du concept, elle ne s'expliqué pas, pas plus qu'elle ne peut se
reproduire en suivant des règles précises.

« Si l'on juge et apprécie des objets uniquement par concepts, on perd toute représentation de
la beauté. II ne peut donc y. avoir de règle au terme de laquelle quelqu'un pourrait être obligé
de reconnaître quelque chose comme beau », KANT, CFJ, § 8.

C'est pourquoi on prétend à l'universalité de [a beauté, sans jamais pouvoir l'expliquer ni le


démontrer. C'est aussi pourquoi les discussions d'ordre esthétiques sont toujours houleuses et
sans fin...

→ Aussi le beau est-il également ce qui plaît sans concept.

→ KANT a donc montré qu'« est beau ce qui plait universellement et sans concept », CFJ, 9.

Le plaisir ressenti à la contemplation du beau est universel et ne se fonde sur aucun concept.
On pourrait aussi le formuler autrement : le plaisir ressenti à la contemplation du beau est
universel mais ne se fonde sur aucun concept, bien que la conjonction de l'universalité et de
l'absence de concept peut sembler contradictoire. Mais le beau reste précisément le lieu où
s’exprime la contradiction qui nous traverse.
Kant précise en effet que seul un homme, être à la fois sensible et raisonnable, peut être
sensible au beau, parce que précisément, le jugement de goût met en jeu la sensibilité (la
sensation) et les facultés rationnelles (la raison, l'entendement) : « On appelle agréable à
Quelqu’un ce qui lui fait plaisir; beau, ce qui lui plaît seulement ; bon ce qui est estimé,
approuvé par lui, c'est-à-dire ce à quoi il attribue une valeur objective. L'agréable concerne
aussi bien les animaux dénués de raison ; la beauté seulement les hommes, c'est-à-dire des
êtres de nature animale et cependant raisonnables [...] ; le bien en revanche, vaut pour tout
être raisonnable en général » , KANT, CFJ, §5.
Entre l'agréable, qui relève seulement des sens, et le bon (la moralité), qui relève seulement de
la raison, le beau, et plus généralement l'art, est de ce fait le seul domaine où toutes nos
facultés s'accordent, où nous pouvons être un, où nous redevenons une totalité.

L'analyse du beau nous a donc permis de renverser l'idée reçue selon laquelle le jugement de
goût portant sur le beau est individuel.

La discussion qui viserait à unifier quelque peu la notion d’art n’est pas close pour autant, car
il reste encore à savoir si le beau précisément est le critère de l'art.
Suffit-il de dire « c'est beau », pour faire d'un objet une oeuvre d'art ? Car si l'imitation
parfaite d'un beau coucher de soleil est belle, est-ce pour autant une oeuvre d'art ?
A l'inverse, ne peut-on décréter qu'une production est une oeuvre d'art qu'à la seule condition
qu'elle soit « belle » ?
Nous allons donc interroger I'art et quelque unes de ses oeuvres, afin de préciser ou de
nuancer le rapport du beau et de l'art.
7

II. Le beau est-il le seul critère de l'oeuvre d'art ?

Examinons quelques grandes étapes de l'histoire de I'art...


On y trouve effectivement les formes les plus achevées de la beauté classique: la statuaire
grecque et ses admirables proportions, la douceur des formes chez Boticelli, des clair-obscur
chez La Tour, le sacré des messes de Bach, la sérénité limpide des concertos pour clarinette
de Mozart. Ces œuvres, indéniablement, sont belles.

Mais on peut également s'arrêter sur certains masques ou tatouages de l'art primitif, sur
certaines Crucifixions de l'art chrétiens (Cf Grünewald), mais surtout avec l'évolution de l'art,
sur l'expressionnisme, sur la peinture de Schiele 5, de Picasso, sur la musique de Strauss, enfin
sur des oeuvres poétiques comme Une charogne de Baudelaire.
Tout aussi indéniablement que pour les précédentes, ces oeuvres ne peuvent pas être dites
« belles » au sens classique. On peut même avouer que certaines d'entre elles heurtent-elles
les sens jusqu'à en être repoussantes6.

Rapprochons-nous encore de notre époque, et considérons les oeuvres de Kandinsky, Miro 7,


Mondrian, de Wahrol, les performances de J. Beuys, la musique de P. Boulez, les œuvres
sérielles de Stockauhsen .. Ces oeuvres ne sont pas « belles », elles ne sont pas forcément
« laides » non plus, mais elles n'offrent parfois que peu d'intérêt esthétique. A les voir ou les
entendre nos sens restent muets, notre jugement de goût également et l'on se demande bien
comment les apprécier et ce qu'il faut en penser…

Que faut-il penser de tout cela ?

La première réaction et la plus facile pour des yeux formés à la beauté classique, est de dire
que toute cette laideur, toute cette indifférence au beau (ou au laid, et en tout cas à
l'esthétique) n'est pas de l'art.
Pourquoi pas, en cantonnant l'art à la beauté classique, et plus généralement en réduisant l'art
à la beauté. L'art, comme la beauté qui est son critère, serait « ce qui plaît universellement et
sans concept »…
Une autre réaction est de reconnaître l'ensemble de ces productions comme étant
effectivement de I'art. Mais alors il faut réévaluer, voire élargir notre définition de l'art...

Nous allons donc revenir sur ces oeuvres, et les analyser.

La première catégorie d'oeuvres d'art rassemble de « belles » oeuvres, parce qu'elles plaisent.
Leurs formes, leurs couleurs, leurs sonorités satisfont les sens.
Par ailleurs elles s'éloignent peu dans leur représentation, de la réalité... Elles lui restent même
assez fidèles..
5
Cf. L'Europe de 185A à nos jours.
6
Attention : il faut distinguer la belle représentation d'une chose laide, que les artistes classiques n'ont jamais
reniée (Cf. Moreau, L'apparition, Le Caravage, Le Sacrifice d'Isaac...), et la représentation laide de quelque
chose (Schiele, Ernst, Picasso...).
7
Cf. L'Europe de 1850 à nos jours.
8

Les autres en revanche, soit la déforment, soit l'ignorent jusqu'à ne rien représenter…
→ On peut se demander si ce qui nous plaît immédiatement, dans une oeuvre, ce que nous
appelons « beau », n'est pas la ressemblance avec la réalité, alors que ce qui nous heurterait,
ce que nous appellerions « laid », serait une déformation de la réalité... 8 Quant à i'art non
figuratif ou conceptuel, ne représentant rien, il ne peut être ni beau ni laid...

Il semblerait donc que notre jugement de goût se fonde dans un premier temps sur le rapport
qu'entretient l'oeuvre avec la réalité : l'oeuvre d'art doit être belle et ne pas s'éloigner de la
réalité.

Dans ce cas, l'œuvre d'art absolue serait une parfaite imitation de la réalité, surtout si celle-ci
est belle par nature...

→ Texte de F. HEGEL, Esthétique.

« C'est un vieux précepte que I'art doit imiter la nature ; on le trouve déjà chez Aristote. Quand la
réflexion n'en était encore qu'à ses débuts, on pouvait bien se contenter d'une idée pareille ; elle
contient toujours quelque chose qui se justifie par de bonnes raisons et qui se révélera à nous comme
un des moments de l'idée ayant, dans son développement, sa place comme tant d'autres moments.
D'après cette conception, le but essentiel de l'art consisterait dans l’imitation, autrement dit dans la
reproduction habile d'objets tels qu'ils existent dans la nature, et la nécessité d'une pareille production
faite en conformité avec la nature serait une source de plaisirs. Cette définition assigne à l'art un but
purement formel, celui de refaire une seconde fois, avec les moyens dont l'homme dispose, ce qui
existe dans le monde extérieur, et tel qu'il y existe. Mais cette répétition peut apparaître comme une
occupation oiseuse et superflue, car quel besoin avons nous de revoir dans des tableaux, ou sur la
scène, des animaux, des paysages, ou des événements humains que nous connaissons déjà pour les
avoir vus ou pour les avoir dans nos jardins, dans nos intérieurs, ou dans certains cas, pour en avoir
entendu parler par des personnes de nos connaissances ? On peut même dire que ces efforts inutiles se
réduisent à un jeu présomptueux, dont les résultats restent toujours inférieurs à ce que nous offre la
nature. C'est que I'art, limité dans ses moyens d'expression, ne peut produire que des illusions
unilatérales, offrir I'apparence de la réalité à un seul de nos sens ; et, en fait, lorsqu’il ne va pas au-delà
de la simple imitation, il est incapable de nous donner l’impression d’une réalité vivante ou d’une vie
réelle : tout ce qu'il peut nous offrir, c'est une caricature de la vie. [...].
On peut dire d'une façon générale qu'en voulant rivaliser avec la nature par l'imitation, l'art restera
toujours en dessous de la nature et pourra être comparé à un vers faisant des efforts pour égaler un
éléphant. Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et Kant dit à ce propos que, dès
que nous apercevons que c'est un homme qui chante ainsi, et non un rossignol, nous trouvons ce chant
insipide. Nous y voyons un simple artifice, non une libre production de la nature ou une œuvre d'art.
Le chant du rossignol nous réjouit naturellement, parce que nous entendons un animal, dans son
inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à l'expression des sentiments humains. Ce qui
nous réjouit donc ici, c'est l'imitation de l’humain par la nature ».

Questions :

1) À quel problème répond le texre ?


2) Argumentation de I'auteur
3) Quelle réponse apporte-t-il ?

8
C'est particulièrement vrai si nous remarquons que nous disons « beau » un tableau qui représente « bien » une
scène par ailleurs affreuse et insoutenable, alors que nous qualifierons de « laide,un tableau qui déforme une
scène ou un personnage beaux ou en soi insignifiants... Cf. L'Europe de 1850 à nos jours, pp. 76-78.
9

Ce texte cherche à dépasser un préjugé communément admis : « l'art doit imiter la nature »,
c'est-à-dire, comme l'explique l"auteur, que l'art serait « la reproduction habile d’objets tels
qu'ils existent dans la nature ».
Par suite, plus l’œuvre se rapproche de la nature, plus le plaisir esthétique qu'elle procure est
grand : « la nécessité d'une pareille production faite en conformité avec la nature serait source
de plaisir ».
Le beau résiderait donc dans une parfaite conformité avec la nature, dans l’imitation parfaite.

HEGEL explique d'abord ce qu'il faut entendre par « imitation » (= serait « la reproduction
habile d'objets tels qu'ils existent dans la nature »), avant d'en tirer les conséquences quant à la
fonction de l'art présupposée par cette conception : « cette définition assigne à I'art un but
purement formel, celui de refaire une seconde fois, avec les moyens dont l'homme dispose, ce
qui existe dans le monde extérieur, et tel qu’il y existe ».
→ L'art, dans ce cas, aurait « un but purement formel », parce que toute sa valeur résiderait
dans la forme résultant de la mise en œuvre de moyens appropriés, et que finalement il n’y a
pas à dépasser cette forme pour apprécier l'art. L'art ne dirait rien d'original, de propre.
Et pour cause : cette définition suppose également que l'art « refait une seconde fois », qu’il
ne crée rien. Et moins il crée, plus il est art : « refaire [...] ce qui existe dans le monde
extérieur, et tel qu'il y existe ». Le jugement portée sur l’œuvre d'art sera donc relatif au
modèle : si le modèle est bien imité, l’œuvre d'art est réussie, mais s'il est mal imité, alors
l’œuvre est de moindre valeur.

C'est I'idéal du trompe-l’œil. HEGEL vise ici tout le courant de ce qu'on appelle le
naturalisme, visant à reproduire, en peinture ou littérature, les choses le plus fidèlement
possible.9

HEGEL va ensuite émettre successivement deux critiques croissantes concernant cette


conception :
1) « Mais cette répétition peut apparaître comme une occupation oiseuse et superflue ... par
des personnes de nos connaissances » : si le but de l'art est de reproduire le plus fidèlement,
sans rien déformer ni rajouter, la réalité, alors on peut se demander à quoi il sert. Car il ne fait
alors que doubler cette réalité qui se suffit amplement à elle-même.
Certes, il peut y avoir Ie plaisir de l'habileté des moyens mis en œuvre, mais dans ce cas rien
ne distingue l'art de la technique, et l'art effectivement ne sert à rien, c'est « une occupation
superflue et oiseuse », non un « besoin ».

2) Mais l'art ne serait pas seulement dans ce cas « une occupation superflue et oiseuse », il
serait de plus « un jeu présomptueux », autrement dit qui s'estime plus que ce qu'il ne vaut
vraiment.
En effet, l'art « ne peut produire que des illusions unilatérales, offrir l'apparence de la réalité à
un seul de nos sens ».
→ L'art prétend qu’il a pour but d'imiter la nature, et que l'œuvre d'art idéale est une imitation
parfaite, mais il est incapable d'imiter parfaitement la nature. Il ne nous en offre toujours que

9
Cf. (quelques années après Hegel) ZOLA, qui se réclame de C. BERNARD et prétend à la scientificité de ses
romans. Il observe, dégage des lois (de l'influence du milieu et de I'hérédité sur l'individu par ex.) et va «
expérimenter » ces lois sur ses personnages. Il les met en situation et montre comme la succession des faits les
faits évoluer selon un déterminisme bien précis. ZOLA se veut donc au plus proche de la réalité et de ses lois,
affirmant par exemple de l'Assommoir : « c'est une œuvre de vérité, le premier roman sur le peuple, qui ne mente
pas et qui ait I'odeur du peuple »
10

la surface, la manifestation (= « illusion », « apparence de la réalité »), et sous un seul de ses


aspects (= « unilatérale », « un seul de nos sens »).
Il manquera toujours quelque chose par rapport au modèle de la réalité : « lorsqu'il ne va pas
au-delà de la simple imitation, il est incapable de nous donner l'impression d'une réalité
vivante ou d'une vie réelle : tout ce qu'il peut nous offrir, c'est une caricature de la vie ».
HEGEL rejoint ici une critique que Platon adressait déjà à un art qui ne se concevait à son
époque que comme imitation. Si l'art imite, nous disait PLATON, il n'imite que l'apparence, la
surface, et en cela il reste toujours inférieur, à la fois aux imitations de la technique, et aux
créations naturelles.

→ Ces deux critiques montrent que l'art conçu comme une imitation ne sert à rien : il ne
répond à aucun besoin et il est incapable d'atteindre son but. Les deux critiques s'articulent
l'une l'autre, la seconde venant clore les ouvertures que la première laisse encore : en effet la
première laisse à l'art le plaisir de la technique : celle de la maîtrise des moyens en vue
d'atteindre une fin.
Mais la deuxième anéantit jusqu'à cet intérêt technique, car elle vient montrer que cette
technique n'atteint même pas son but, ne disposant pas de moyens suffisant : « l'art, limité
dans ces moyens d'expression ».

→ Si l'art persiste à vouloir être imitation de la nature, il ne pourra être considéré autrement
que comme un mauvais copiste vaniteux, ou selon l'image de HIEGEL, « un vers faisant des
efforts pour égaler un éléphant ».

L'art considéré comme une imitation de la nature est, comme le suggère cette image, tout à
fait ridicule. Tout se passe comme si l'homme, par l'art, voulait imiter le Créateur (Dieu
chrétien ou démiurge grec) mais que limité par ses moyens, il ne puisse imiter que les
créations (et encore de manière ridicule et imparfaite), sans jamais pouvoir lui-même créer et
imiter le Créateur dans son processus de création.
Peut-être l’homme devrait-il comprendre qu’il ne pourra vraiment « créer » que lorsqu’il
cessera de vouloir le faire. Pour créer véritablement (mais qu’est-ce que créer
véritablement ?), l'homme doit accepter de le faire avec les moyens d'expressions qui sont les
siens, en exprimant quelque chose qui vient de lui.
La fin du texte revient donc sur la seconde critique, qu’HEGEL complète et illustre par un
exemple et une référence : « Il y a des hommes qui savent imiter les trilles du rossignol, et
KANT dit à ce propos que, dès que nous apercevons que c'est un homme qui chante ainsi, et
non un rossignol, nous trouvons ce chant insipide. Nous y voyons un artifice de l’art, non une
libre production de la nature ou une œuvre d’art ».
→ L’art comme imitation reste entre deux : ni beauté naturelle, ni beauté artistique, il reste
une production hybride qui pour s’acharner à imiter ne crée rien d’original (puisque
précisément il revendique l'imitation) sans parvenir non plus à une imitation parfaite
(puisqu’il en est incapable).

Mais cette référence et cet exemple permettent à HEGEL de dépasser la critique par une
perspective paradoxale : « Le chant du rossignol nous réjouit naturellement parce que nous
entendons un animal, dans son inconscience naturelle, émettre des sons qui ressemblent à
l’expression des sentiments humains. Ce qui nous réjouit donc ici, c’est l’imitation de
l’humain par la nature ».
11

→ Cela signifie non seulement selon Hegel que l’art ne doit pas avoir pour but d'imiter la
nature, mais également que la nature pourrait bien être jugée selon nos critères, nos valeurs,
voire nos créations artistiques.
C'est-à-dire que nous en venons parfois à apprécier la réalité d’après la représentation que les
artistes nous en on donné.
Ex : il nous arrive souvent de remarquer que tel coucher de soleil ressemble à un Turner, tel
paysage de campagne à un Monet, qu'une personne ressemble à un portrait de la Renaissance
italienne.
Ce n’est pas l’art que nous comparons à la nature, mais la nature que nous comparons à l’art.
Comme si l’artiste créait une certaine vision du monde capable ensuite de s’universaliser et
devenir celle de tous.
C'est donc que l'art serait bien créateur de quelque chose, et ne saurait se définir comme une
simple imitation.

Nous venons donc de montrer que l’art ne saurait plus consister en une imitation, et que même des
œuvres qui nous heurtent par la déformation qu’elles font subir à la réalité peuvent être qualifiée
d’œuvres d’art. Et cela précisément parce qu’elles échappent à la double critique adressée à
I'imitation.
En effet, de telles œuvres ne nous montrent la réalité comme nous n’avons pas l’habitude de la
voir, et par conséquent une vision que nous ne connaissons pas.
Et par ailleurs, ne visant pas à imiter les productions naturelles, elles peuvent être jugées pour
elles-mêmes, sans être rapportées à une réalité à laquelle, par imitation, elles seraient toujours
inférieures.
Ainsi donc, en définissant l'art comme déformation de la réalité, comme vision et représentation
particulière, nous pouvons mieux comprendre en quoi les oeuvres qui nous choquaient tant, que
nous trouvions d'abord si laides, sont aussi de l'art. Ces oeuvres naissent avant tout, non d'une
pure habileté de technicien, mais de l'imagination créatrice et personnelle de l’artiste.

→ Texte 3 : BACHELARD, L'air et les songes : essai sur l'imagination du mouvement.


→ Rôle de l'imagination dans I'art.

Mais nous comprenons aussi que les oeuvres que nous trouvions belles, parce qu'elles semblaient
plus se rapprocher de la réalité, ne sont pas de l'art pour cette conformité à la réalité.
Ex : Le tricheur à l'as de carreaux de G. de la Tour.
Certes ce tableau est assez réaliste, mais ce n'est pas pour cela que c'est de l'art.
L'art est ici tout entier dans la composition du tableau 10, et dans le jeu des regards qui créent
des connivences et des exclusions. Le peintre montre par les positions et les regards le tissu
relationnel et dramatique qui se joue dans la tricherie. Or c'est précisément ce qui nous
échappe quand nous jouons aux cartes réellement, que nous montre le tableau.
L'art ne se réduit donc pas à l'imitation et au beau. Si nous voulons comprendre son essence,
sa fonction, sa nécessité, il faut dépasser cette première conception.

10
Le tricheur tout seul qui constitue un point fort du tableau (triangle cartes/regard); le tricheur et les deux
femmes (triangle des 3 corps et triangle des 3 regards et triangle verre/cartes/main de la joueuse + chaque
personnage du groupe attire notre regard sur un autre personnage de ce même groupe : la main de la joueuse vers
le tricheur, les cartes visibles du joueur vers la joueuse, le verre de la servante vers la joueuse) ; le jeune joueur,
lui, est exclu du jeu, il n'entre pas dans la composition, il est le seul à n'avoir aucun dynamisme, ni dans le geste,
ni dans le regard, qui semble même perdu et absent. A cette exception près que le regard de la servante semble le
surveiller. La force de ce tableau est de mettre en évidence les relations très complexes dans la tricherie sans
qu'aucun regard ne se croise. Les relations mises en place dans la tricherie sont trompeuses, obliques. Il n’y a
aucun échange. Le tableau semble montrer un jeu à 4; mais la composition dément cette apparente convivialité et
trahit la duperie en montrant la stratégie souterraine de chacun.
12

Nous avons déjà évoqué la création à l'œuvre dans l’art ; nous venons de voir avec G. de La
Tour qu'en créant une certaine vision, l'artiste nous montre la réalité comme nous ne savons
pas, ou comme nous n'avons pas l'habitude la voir.
L’'art semblerait donc, par la création, avoir une fonction de révélateur.
III. L'art comme révélateur

Il ne suffit donc pas d'être un bon dessinateur, un bon coloriste et d'avoir le sens des proportions
pour faire une œuvre d'art. Il faut pouvoir créer par l'intermédiaire de la représentation esthétique,
une certaine vision du monde qui va plaire « universellement et sans concept » (car que le beau ne
soit pas l'unique critère de l’art n’annule pas le fait que l’art est précisément ce qui va plaire
universellement).
Or c'est précisément le propre du génie que de pouvoir ainsi présenter une vision personnelle,
dans un style original et qui en même temps parle à tout le monde. Dans le génie se rejoignent
l'individuel et l'universel.

Le génie est en effet celui qui, loin simplement de copier la réalité telle quelle, loin aussi d'imiter
le style de ses prédécesseurs, crée lui-même une manière, un style de représentation : le premier
critère du génie est donc l’originalité.
En ce sens, être un génie, c'est donc avoir une manière personnelle de voir et de représenter la
réalité (Cf. Van Gogh, Schiele, etc.; Mozart, Beethoven, Bach; l’image et la métaphore dans la
poésie : Baudelaire, (Une passante...)11.
Mais si l'originalité suffisait, toute expression de soi et tout style singulier devrait être reconnu
génial. Or n'importe quel gribouillis un peu singulier ne relève pas du génie. Il faut également que
le style soit reconnu et imité par d'autres : le génie est également exemplaire.

Mais cette exemplarité et cette originalité seraient encore insuffisantes à caractériser le génie si
l'on ne rajoute une dernière condition: le don. Le génie lui-même ne peut déterminer et
transmettre la manière dont viennent ses idées. Autrement dit la création géniale ne relève pas de
règles, d'une technique transmissible, mais d'un don inexplicable et incommunicable. Et l'on
touche aux limites de ce que l'on peut dire sur l'artiste. Car si certains ont cru pouvoir expliquer
pourquoi quelqu'un était artiste (Cf. Freud et la sublimation), on ne peut que se heurter au mystère
du don et du talent. A tel point que les poètes antiques attribuaient ce talent à un don divin, supra-
humain : « Ce n'est point par art, mais par un don céleste qu'ils trouvent et disent tant de belles
choses sur leur sujet [...]. Les poètes ne sont que les interprètes des dieux, puisqu'ils sont
possédés », PLATON, Ion. On trouve ici cette idée que le poète serait emporté par une force
supérieure et irrationnelle qui le dépasse. Une autre manière d'avouer que là don échappe à la
raison et ne s'explique pas.
On pourrait donc dire que le génie nous dépasse, et est comme I'expression d’une transcendance.
Or c'est précisément cette transcendance, cette révélation d'une autre réalité que l’on va retrouver,
en tant que spectateur, dans l'oeuvre d’art.

→ Texte 4. Bergson, La pensée et le mouvant, « La perception du changement », 1911.

« A quoi vise l'art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans I'esprit, hors de nous et en nous, des
choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui
expriment un état d'âme ne le créent certes pas de toutes pièces, ils ne seraient pas compris de nous si
nous n'observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu'ils nous disent d'autrui. Au fur et à
mesure qu'ils nous parlent, des nuances d'émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être

11
Cf. L'Europe de 1850 à nos jours.
13

représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l'image photographique
qui n'a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle
part la fonction de l'artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large
place à I'imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels, remonte
une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes ».
Questions :

1) A quel problème répond le texte ?


2) Structure du texte
3) Quelle réponse apporte-t-il au problème posé ?

La question à laquelle répond le texte est ici explicitement posée : « A quoi vise l'art ? ».
Autrement dit quel est le but, et derrière question, quel est l'intérêt, pour nous spectateur, de
l'art ?

La réponse à cette question nous est également donnée immédiatement par Bergson : « à nous
montrer, dans la nature et dans l'esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient
pas explicitement nos sens et notre conscience ».

→ L'art nous « montre » quelque chose. C'est-à-dire qu'il nous met en relation avec quelque
chose de déjà là. Plus précisément il nous fait voir quelque chose que nous ne voyions pas
jusque là, « des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ».
C'est cette dimension du dévoilement qui est essentielle à l'art, comme le montre la suite du
texte où BERGSON, avant de lâcher le mot de « révélateur », parlera de faire « apparaître »
(l.5) des choses « représentées en nous », mais qui demeuraient « invisibles ».
Autrement dit l'art a pour but de nous rendre visible l'invisible. Et c'est en cela qu'il est
« révélateur », agissant comme un bain qui fait apparaître l'image déjà présente mais encore
invisible de la photo (1. 6-7).

Mais que nous révèle-t-il qui nous serait jusque là invisible ? « Dans la nature et dans l’esprit,
en nous et hors de nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre
conscience ».
→ L'art nous révèle deux mondes.
- ce qui est « hors de nous », le monde extérieur, la réalité quotidienne, la nature, c'est-à-dire
ce qui frappe essentiellement « nos sens ».
- mais aussi ce qui est « en nous », nos émotions, nos états d'âmes, des souvenirs, c'est-à-dire
ce qui frappe essentiellement « notre conscience.

Pourquoi l’art doit-il nous révéler deux mondes, avec lesquels nous sommes pourtant
familiers, et auquel nous avons accès directement sans passer par la médiation d’un tableau,
d'un poème, d'une musique ?
Peut-être parce que précisément, à force de nous être familier, le monde intérieur et le monde
extérieur finissent presque par disparaître à nos yeux. Ils finissent par être voilés par voilés
par l’habitude, par les catégories usuelles, par les mots sous lesquels nous les classons. Nous
les considérons dans la perspective de vivre, d'agir, mais justement pour cette raison nous ne
savons plus les voir : « entre la nature et nous, que dis je ? entre nous et notre propre
conscience, un voile s'interpose [...] il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les
choses dans le rapport qu'elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre c'est n'accepter
des objets que l'impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres
impressions doivent s'obscurcir ou ne nous arriver que confusément », Bergson, Le rire.
14

Nous utilisons le monde extérieur et notre monde intérieur, mais nous ne les regardons pas; ils
sont des moyens, ils servent, mais nous n'y sommes pas attentifs pour eux-mêmes.
Et c’est donc pour cette raison que, paradoxalement, nous avons besoin de la médiation de
l’oeuvre d’art pour voir ces choses : « Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre
conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec
nous-mêmes, je crois bien que l'art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car
notre âme vibrerait alors continuellement à l'unisson de la nature », BERGSON, Le rire.
En représentant les choses pour elles-mêmes et sans utilité, elle nous les montre sans le voile
de l'habitude. L'oeuvre d'art aide notre regard à voir les choses.

Aussi l'artiste est-il celui pour qui ce voile est comme le dit BERGSON, « plus léger, presque
transparent », qui peut voir, et ensuite nous montrer grâce à son génie, ce qu'il a vu.
L"artiste est donc celui qui voit, le visionnaire, le « voyant » de Rimbaud : « Je dis qu'il faut
être voyant, se faire voyant », Lettre à Paul Demeny, 15 mai l87l12.
Mais il est aussi celui qui transmet sa vision et la rend accessible à tous par son génie. C'est
alors que l'œuvre est un « révélateur » : l'artiste parvient à nous faire voir, éprouver ce que
tous nous verrions ou éprouverions si nous savions contempler et être attentifs à ce qui est en
nous et hors de nous : « le poète et !e romancier qui expriment un état d'âme ne le créent pas
de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n'observions pas en nous, jusqu'à
un certain point, ce qu'ils nous disent d'autrui. Au fur et à mesure qu'ils nous parlent, des
nuances d'émotions et de pensées nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous
depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles ».
L'artiste dans son rôle de « révélateur », n'est finalement pas autre chose qu’un médiateur
entre nous et la nature, nous et les autres, entre nous et nous-mêmes enfin : « la grandeur de
l'art véritable [...] c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de
laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que
prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui
substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout
simplement notre vie », M. PROUST, A la recherche du temps perdu.

C'est en cela également que l'art unit le singulier et l'universel. Chaque vision de l'artiste est
profondément singulière. Mais son génie est de pouvoir l'exprimer, la représenter de manière
à ce que chacun d'entre nous y reconnaisse sa propre vision jusque là voilée. Ainsi « les
grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est
devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes ».

12
« Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes
d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les
quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre
tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et Ie suprême Savant ! - Car il arrive à l' inconnu !
Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand affolé, il finirait par perdre
l'intelligence de ses visions, il les a vues », Lettre à P. Demeny, l5 mai 1871. Cf., également Baudelaire, «
Elévation », in Spleen et Idéal, Les,fleurs du mal .
« Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse
S'élancer vers les champs lumineux et sereins,
Celui dont les pensées, comme des alouettes,
Vers les cieux le matin, prennent un libre essor,
Oui plane sur la vie, et comprends sans effort
Le langage des fleurs et des choses muettes ! »
15

Mais on comprend aussi effectivement que l'art puisse décontenancer, déranger. Effrayer. S'il
nous montre des choses qui, en nous ou hors de nous, demeuraient invisibles parce que
voilées, nous sommes d'abord face à l'œuvre d'art comme face à du jamais vu, face à de
l'inconnu. Elle semble ouvrir à nos sens et à notre conscience un autre monde que celui que
nous connaissions, une autre réalité
Conclusion :

Ainsi l’œuvre d'art serait-elle avant tout un révélateur, dévoilant à nos yeux ce que tous nous
pourrions voir si nous élions attentifs et un tant soi peu contemplatifs… En ce sens I''œuvre
d’art n’a d’autre rôle que de nous ramener, par l'intermédiaire des sens, au monde et à nous-
mêmes. Si donc la dimension esthétique de l'art est fondamentale, elle ne serait pas l'unique
dimension de l'art. Elle ne serait qu'un moyen pour ouvrir nos yeux. Une œuvre d'art a
toujours été conçue comme devant être belle, jusqu’au moment où Hegel a cru pouvoir
retourner la thèse classique de l’art imitatif. Dès lors s’est ouvert une voie qui nous a conduit
à penser qu’il serait réducteur d'affirmer qu'une œuvre d’art doit être belle comme si le beau
était le critère qui allait décider de sa valeur artistique. A moins de considérer que la beauté
est précisément ce pouvoir révélateur, et qu'elle réside dans l’étincelle de la rencontre avec un
monde jusque 1à invisible. Si la beauté est cette rencontre « convulsive » avec ce que l'art
nous dévoile du monde et de nous-mêmes, alors oui, l’œuvre d’art doit être belle...

Texte 3 : L’imagination, faculté artistique par excellence ?

Comme beaucoup de problèmes psychologiques, les recherches sur l'imagination sont


troublées par la fausse lumière de l'étymologie. On veut toujours que l'imagination soit la
faculté de former des images. Or elle est plutôt la faculté de déformer les images fournies par
la perception, elle est surtout la faculté de nous libérer des images premières, de changer les
images. S'il n'y a pas changement d'images, union inattendue des images, il n'y a pas
imagination, il n'y a pas d'action imaginante. Si une image présente ne fait pas penser à une
image absente, si une image occasionnelle ne détermine pas une prodigalité d'images
aberrantes, une explosion d'images, il n'y a pas imagination. Il y a perception, souvenir d'une
perception, mémoire familière, habitude des couleurs et des formes. Le vocable fondamental
qui correspond à l'imagination, ce n'est pas image, c'est imaginaire. La valeur d'une image se
mesure à l'étendue de son auréole imaginaire. Grâce à l'imaginaire, l'imagination est
essentiellement ouverte, évasive. Elle est dans le psychisme humain l'expérience même de
l'ouverture, l'expérience même de la nouveauté. Plus que toute autre puissance, elle spécifie le
psychisme humain. Comme le proclame Blake : « L'imagination n'est pas un état, c'est
l'existence humaine elle-même. »

G Bachelard, L’air et les songes. Essai sur l’imagination du mouvement (1943)

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