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SÉQUENCE 3

NAISSANCE DE L’ART, NAISSANCE DE L’HOMME ?

Étape 2 : S’interroger et débattre (la leçon)

Art et technique

1 - En quoi l’artiste diffère-t-il de l’artisan ?


Pour commencer, interrogeons la question posée…

Mise en activité
Réfléchissez, au brouillon, aux différences que l’on peut établir entre un objet fabriqué en usine et un
objet d’art. Faites-en une liste et comparez votre travail aux éléments de réponse ci-dessous…

—Éléments de réponse
— L’objet fabriqué en usine se distingue de l’œuvre d’art sur plusieurs points. Il y a là une divergence
quant au monde de production de l’objet, et quant à sa valeur esthétique : le premier est fabriqué en
série, et ne mobilise pas l’intelligence ou l’imagination ; le second est unique, et implique des facultés
créatrices.
— On peut cependant soulever un problème : certains objets semblent à mi-chemin entre l’art et la
technique : l’histoire de la Tour Eiffel qui n’était au départ qu’une prouesse d’ingénieur le montre, ou
encore les objets sur lesquels travaille le designer (Philippe Starck en France), et qui doivent être à la fois
beaux et utiles.

Comment les distinguer ?


Lisons attentivement le texte suivant :

Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle
l’exécution, c’est industrie1. Et encore est-il vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie,
redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie ; en cela
il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose,
je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une œuvre mécanique
seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’œuvre à mille exemplaires.
Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de
toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait ;
il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est
spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le
génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même. Un beau vers n’est pas d’abord en projet,
et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur
à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau.
Alain, Système des Beaux-Arts, 1920, Livre I, Chap. VI

1. Alain compare ici l’artisanat à l’activité industrielle, en ce sens que le produit de l’industrie est le résultat d’un
travail mécanique, où l’exécution est dissociée de la création. Dans l’industrie, l’ouvrier n’est pas l’inventeur de
ce qu’il produit ou exécute, il n’en a pas eu « l’idée », il arrive après elle.

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Mise en activité
Qu’est-ce qui distingue, selon Alain, l’artisan de l’artiste ? Répondez au brouillon à cette question en
identifiant dans le texte les thèmes qui sont présents (champs lexicaux, termes qui se répètent). Vous
comparerez votre travail aux éléments de réponse proposés par la suite.

—Éléments de réponse
Artisan Artiste
- « l’idée précède et règle l’exécution » -«
 l’idée lui vient à mesure qu’il la fait »
(l. 2-3) ; « idée bien définie » (l. 5) (l. 8-9) ; « l’idée lui vient ensuite » (l. 9)
- « œuvre mécanique » (l. 5), « machine » -p
 lus de spontanéité : l’artiste « s’étonne
(l. 6) lui-même » (l. 10-11)
- œuvre qui ne laisse pas la place à l’erreur : - improvisation : le peintre « n’a pas le projet
« le dessin d’une maison » (l. 5) de toutes les couleurs » (l. 7-8)

C’est donc le rapport à l’idée qui décide de la distinction entre l’ouvrage d’un artisan et l’œuvre d’un
artiste : pour le premier, elle est antérieure à la production, la marge de liberté est très faible (il est artiste
« par éclairs », c’est-à-dire de temps en temps), et pour le second, l’idée vient au fur et à mesure, car la
réalisation de l’œuvre ne peut être pensée dans tous ses détails par avance (variations de lumière, sujet
qui peut bouger, etc.). Mais ce texte laisse en suspens plusieurs problèmes :
• Alain ne fait pas la différence entre l’artisan et l’ouvrier. Si l’ouvrier travaille à la chaîne et de manière
mécanique, peut-on en dire autant de l’artisan, qui a toute de même une plus grande maîtrise dans le
processus de fabrication ?
• Il ne fait pas non plus la différence entre l’artiste et le génie, car dans le texte, ils sont tous les deux
identifiés. Peut-on dire que tous les artistes sont des génies ?
• Il fait de l’unicité le critère de l’œuvre d’art. Une œuvre d’art doit-elle être unique pour avoir de la
valeur ? A priori, l’on serait tenté de dire que c’est une condition : s’il y avait des milliers de Joconde
dans le monde, peut-être y aurait-il moins de personnes devant le tableau du Louvres…

Un peu de vocabulaire
Idée : ici, l’idée coïncide avec un contenu élaboré par l’esprit, une représentation abstraite qui va se
matérialiser ensuite dans un objet ou une œuvre d’art…
Unicité : le caractère de ce qui est unique

Sur ce dernier point, les œuvres d’Auguste Rodin (1840-1917) sont intéressantes : la technique de la
sculpture admet qu’il puisse y avoir plusieurs œuvres identiques, à cause du procédé de reproduction
qui est utilisé. Par exemple, une œuvre comme Le baiser (1882-1889) a été reproduite à plus de 300
exemplaires. Peut-on alors faire de l’unicité le seul critère de ce qui caractérise une œuvre d’art ?
Rodin utilise, en sculpture, le moulage : il fait d’abord un plâtre (1), qu’on moule ensuite (1), et enfin on
remplit ce moule de métal (2) (bronze par exemple).

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Auguste Rodin, Petite étude pour Adam,
Photos Adam Rzepka © musée Rodin

Où est l’œuvre authentique ? Est-ce le plâtre ? Les autres ne seraient alors que des copies sans valeur ?
Deux réponses à cela :
1) Le fait que les copies soient réalisées en grand nombre n’altère pas l’originalité du geste créateur de
Rodin. Il a un style qui est unique et qui n’est pas une copie de ses prédécesseurs : le style est ce qui
caractérise la spécificité d’un geste artistique, et qui distingue un artiste des autres. La sculpture de
Rodin est une révolution dans le monde artistique de l’époque, car il brise les canons habituels de la
représentation.
2) Peut-on, pour une pièce de théâtre ou une partition de musique, dire que leurs exécutions sont des
copies sans valeur d’une œuvre authentique ? Ce serait absurde : ce sont des œuvres allographiques,
c’est-à-dire pour lesquelles la reproduction est la condition d’existence. Il serait erroné de dire par
exemple que la seule représentation véritable du Misanthrope de Molière a eu lieu le 4 juin 1666 au
Palais-Royal, et que toutes les autres n’en sont que de pâles copies. Il y a une dimension d’interpréta-
tion qui est très importante, et qui permet aussi à l’œuvre de « vivre » au-delà de son époque.

Un peu de vocabulaire
Originalité : caractère de ce qui est original, nouveau, créatif, singulier.
Style : façon personnelle d’exprimer ses idées, ses sentiments, etc.
Œuvre « allographique » : une œuvre pour laquelle la reproduction est la condition d’existence, une
œuvre qui peut être reproduite plusieurs fois et dont chaque reproduction reste considérée comme
une œuvre authentique.

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2 - Le génie et les règles
Si l’art se distingue de la technique au sens industriel, il n’en reste pas moins qu’il se définit par un
geste que l’on peut appeler « technique ». On désigne alors un ensemble de procédés manuels (par
exemple, dans les performances contemporaines, on peut utiliser son corps), ou mobilisant l’usage d’un
instrument (pinceau, burin), qui requiert un savoir-faire spécifique ainsi qu’une certaine habileté. On peut
qualifier d’artistes ceux qui maîtrisent de tels gestes. Seulement, suffit-il d’être habile, ou de maîtriser un
geste technique pour être un génie ?

Un peu de vocabulaire
Génie : ici, une personne douée d’un talent naturel pour concevoir et créer des œuvres originales
et d’une qualité exceptionnelle. Le génie se reconnaît notamment au fait qu’il sert de modèle et
d’inspiration à d’autres, qui s’efforcent de marcher sur ses pas…

On pourrait ici distinguer trois cas différents :


— L’artiste : il pratique un type d’art spécifique (musique, peinture, théâtre, etc.). Il en connaît les règles,
et est capable de les appliquer.
— Le virtuose : il est capable d’exécuter avec une très grande précision un geste artistique. L’on peut
penser par exemple à Glenn Gould jouant Bach, qui est considéré comme l’un de ses plus grands inter-
prètes (il avait d’ailleurs la fâcheuse manie de chantonner pendant qu’il jouait, ce qui rendait les enregis-
trements très difficiles !) : https://www.youtube.com/watch?v=9ZX_XCYokQo
— Le génie : non seulement il connaît les règles et sait les appliquer, mais il a également la capacité
de les créer. Il est capable d’innover dans les outils qu’il utilise (Jimi Hendrix avec la guitare électrique),
mais aussi dans la manière de créer des œuvres (Picasso : voir par exemple le tableau Les demoiselles
d’Avignon, peint en 1907, et qui est l’acte de naissance du cubisme) : https://commons.wikimedia.org/
wiki/File:Les-Demoiselles-dAvignon-Pablo-Picasso-analisi.jpg

Mise en activité
Lisez attentivement le court texte suivant et, au brouillon, répondez aux questions qui le suivent.
Comparez votre travail avec les éléments de réponse proposés juste après :

Le génie est le talent (le don naturel) qui permet de donner à l’art ses règles. Puisque le
talent, en tant que faculté productive innée de l’artiste, appartient lui-même à la nature, on
pourrait formuler ainsi la définition : le génie est la disposition innée de l’esprit (ingenium) par
le truchement de laquelle la nature donne à l’art ses règles.
2

Kant, Critique de la faculté de juger, 1790, § 46

2. Moyen

Question
D’où vient le génie selon Kant ? Que signifie donner à l’art ses règles ?

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—Éléments de réponse
• Le génie est un talent, quelque chose de naturel ou d’inné qui ne suppose aucun apprentissage. Mais
cela n’exclut pas que le génie ait pu apprendre les principes élémentaires de son art, et il faut supposer
qu’il connaît même très bien son domaine : seulement, il a réussi à s’en détacher pour créer quelque
chose d’absolument original. Ses œuvres deviennent alors le point de départ d’une nouvelle manière
de faire : il crée une nouvelle tradition picturale, musicale, etc. Le génie s’oppose donc à l’esprit d’imi-
tation, bien qu’il puisse être imité par d’autres artistes. Kant dira à ce titre qu’il « fait école » (= il
inspire d’autres artistes, auxquels il sert de modèle de créativité et de style).
• Le génie n’est pas un anarchiste, absurde ou un capricieux : il produit de nouvelles règles qui redéfi-
nissent les conditions d’une œuvre réussie (ex : « invention » de la perspective avec Brunelleschi). On
ne peut réaliser une œuvre d’art sans règles, car on ne peut se passer de contraintes. L’on peut même
dire que ces contraintes deviennent une condition de la liberté artistique, et pas un simple empêche-
ment.

A noter
L’usage des règles peut même devenir un jeu : Pérec écrit La disparition en 1969, sans utiliser une seule
fois la lettre « e ». D’une manière générale, le mouvement de l’oulipo (OUvroir de LIttéraire POtentielle) a
fait de ce jeu avec les règles une condition de la création.

SYNTHÈSE/TRANSITION

Ainsi, art et technique s’opposent en ce qu’ils désignent deux manières d’agir sur la réalité et de donner
corps à des idées. Si ces deux activités définissent le propre de l’homme, cela montre aussi que celui-ci
n’est pas seulement capable d’inventer des moyens de subvenir à ses besoins : il peut aussi représenter de
manière symbolique et esthétique (=belle) le monde qui l’entoure. Le but de l’art est-il de donner une belle
imitation de la nature ? Les capacités du génie doivent-elles être mises au service de cet objectif ?

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