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L’art peut-il se passer de technique ?

Qui dit « art », dit souvent « école », au double d’apprentissage technique et d’inscription dans un
courant caractérisé par son style, voire par ses règles : on inscrit les enfants dans des écoles d’art,
et on dit que les trouvailles d’un artiste font école. Pourtant, ne dit-on pas parfois pour plaisanter, à
propos d’un objet inutilisable ou d’une fabrication dénuée de sens, que « c’est de l’art », comme si
l’art était le domaine de l’absence de fonction, voire celui de l’absurde ?

Se demander si l’art peut se passer de technique, c’est se demander, jsutement, si la dimension


technique et indispensable dans la création artistique, autrement dit si elle est une condition sine
qua non pour qu’on ait affaire à de l’art ? L’artiste pourrait-il dans son activité faire l’économie de
toute technique, de toute élément relevant de la maîtrise et du savoir-faire ?
Avant de chercher à répondre cette question, il faut tout d’abord définir les deux termes en
présence.

Sans entrer dans la question difficile de ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas (caractérisation
concrète de l’art), on peut définir ce qu’est l’art (dans son concept) de la manière suivante. Le
terme art (qui vient du latin ars, habilité), ne se réfère pas à des objets, mais à une capacité
humaine : c’est la capacité d’obtenir certains résultats. C’est seulement par extension qu’on
désigne comme étant de « l’art », les phénomènes produits par l’art, cad les oeuvres d’art.
Au sens le plus général, l’art est la capacité » d’obtenir des résultats selon un projet. On désigne
ensuite par l’expression « beaux-arts » l’application de cette capacité à un domaine non utilitaire :
lorsque l’objet produit est destiné à la contemplation, indépendamment de toute utilité concrète.
Quant à la technique, elle représente toute forme d’habilité, de savoir-faire. Elle est synonyme d’art
au sens général. Au sens fort, elle consiste à utiliser un moyen, ou un procédé, en connaissance
de cause (et pas seulement avec l’intention d’obtenir un effet).
Dans le conteste de la question, il ne s’agit pas de se demander si l’art peut se passer de la
technique, cad des différentes techniques présentes dans la société, mais bien s’il peut se passer
de technique : à l’intérieur de la création artistique, les procédé de nature technique sont-ils si
importants ? Par exemple, on considère souvent que la création poétique suppose de maîtriser le
système de la versification et des rimes ; mais ne peut-on pas envisager un poème privé de cette
dimension technique, et pourtant d’une haute valeur artistique ?

Derrière cette question du caractère indispensable de la dimension technique en art, c’est le


problème du rôle joué par des éléments techniques, sous leurs diverses formes, qui se pose ici. Il
y a effectivement un débat entre ceux qui soutiennent que l’art se caractérise par sa dimension de
maîtrise, de travail et de calcul, et ceux qui valorisent l’inspiration, l’originalité.
On se trouve apparemment face à un dilemme : si l’on soutient que l’art est essentiellement
technique, on risque de le considérer comme l’application de procédés, au risque de perdre de vue
la créativité ; si au contraire on tient pour accessoire la part de tout ce qui s’enseigne, on aura du
mal à faire la différence entre l’art et le « n’importe quoi ».
L’enjeu est à la fois de distingue l’art de ce qui n’en est pas, et de définir l’artiste en tant que tel :
ne vaut-il pas mieux définir l’artiste par sa production (d’abord comme processus, puis comme
résultat), que par son statut (métier) et par le regard que la société porte sur lui ?

Au fil de notre étude, nous devrons nous poser les questions suivantes : en quoi l’art est un
processus technique ? Pourquoi ne peut-il pas se réduire à sa dimension technique ? Quel est le
rôle exact des techniques en art ?

I- L’art comme technique


A) L’indistinction de l’art et de la technique
À première vue, on peut dire que l’art est lui-même une forme de technique (et par
conséquent ne peut se passer de dimension technique).

Plusieurs arguments :
- Selon l’étymologie, le terme ars en latin signifie habileté, c’est-à-dire au fond : technique.
Ce terme s’applique à toute forme de technique, et particulièrement à la médecine (un «
homme de l’art » signifie classiquement un médecin).

- Comme le montre l’extrait de la République de Platon, donné en colle (533b, folio p.


389), le genre des arts (tekhnai, pluriel de tekhnè) se divise en quatre espèces, qui font se
côtoyer les beaux-arts, les techniques et même les sciences :

- arts qui « s’orientent en fonction des opinions des hommes et de leurs désirs » : Platon
pense sans doute à la rhétorique de Gorgias et aux beaux-arts. Dans certains passages,
Platon insiste sur le caractère trompeur des beaux-arts, notamment lorsque les architectes
donnent une forme évasée aux colonnes des temples pour compenser l’effet de la hauteur
pour un spectateur situé au pied du temple : le but est de donner l’illusion à l’observateur
situé au pied des colonnes qu’elles ont le même diamètre en haut et en bas.

- arts qui « envisagent le développement et la composition des choses » : on peut penser


aux sciences naturelles.

- arts qui « envisagent les soins à donner aux êtres qui croissent naturellement ou aux
choses qui sont composées synthétiquement » : on peut penser à l’agriculture, à l’élevage,
à l’art vétérinaire, à la médecine (et à l’art de tisser pour « les choses composées
synthétiquement »).

- « la géométrie et les arts qui lui font suite » : disciplines mathématiques (incluant
astronomie et musique).

On voit donc que pour Platon, et sans doute aussi pour les Grecs de son époque, le terme
« art » s’applique aussi bien à des activités visant à produire des objets qui plaisent
(beaux discours, belles statues) qu’à des techniques comme l’agriculture ou la médecine,
ou même à des disciplines théoriques (physique, mathématiques).

Ce qu’il y a de commun à tous ces usages du terme d’art (tekhnè), c’est l’idée de savoir-
faire (procédé qui repose sur la réflexion), que ce procédé ait pour but une production (une
œuvre) ou simplement la compréhension d’un phénomène (par exemple en astronomie).
Au fond, pour les Grecs, l’art se distingue de la nature comme la réflexion se distingue de
l’absence de réflexion. La nature correspond à tout ce qui se fait naturellement, sans
réfléchir (comme la croissance d’une plante, exprimée par le verbe phyein, qui a donné
physis, terme que nous traduisons par « nature »).

Les Grecs ne distinguaient donc pas fondamentalement l’art au sens de beaux-arts et l’art
au sens de technique. D’ailleurs, en français, on emploie encore l’expression « un ouvrage
d’art » pour désigner un pont (production de l’industrie) et on dit qu’un artisan procède «
selon les règles de l’art » (alors qu’il s’agit de règles techniques). L’expression « beaux-
arts », utilisée par Kant, souligne bien qu’il y a un point commun entre l’activité de l’artiste
et celle du technicien, l’art au sens artistique apparaissant comme une subdivision de l’art
au sens général de technique.

- Contrairement à l’opinion commune d’aujourd’hui qui a tendance à associer l’artiste à


l’imagination débridée et au manque de rigueur (d’où l’expression péjorative : « flou
artistique »), l’art a longtemps été associé au travail, à la rigueur et à la maîtrise. Ne parle-
t-on pas d’un ouvrage artistement tissé ?
On sait aussi que jusqu’au XIVe siècle, à Florence, une même corporation regroupait les
peintres (artistes) et les tapissiers (artisans) : l’artiste peintre n’était pas conçu et ne se
concevait pas comme distinct du décorateur.

Aujourd’hui, même si l’artiste n’a pas le même statut que l’artisan, l’ingénieur ou le
technicien, il n’en reste pas moins qu’un certain nombre de peintres, pour gagner leur vie,
sont en même temps dessinateurs industriels ; certains musiciens (instrumentistes ou
chanteurs) sont en même temps ingénieurs du son (sans parler des courants « rap » et «
électro », où l’artiste recourt au sampling).

B) L’art comme métier

Le terme de métier possède deux usages :- « avoir un métier » : un métier est une activité
rémunérée et (normalement) reconnue par la société. Le métier nous donne un statut
social.- « avoir du métier » : métier signifie dans ce cas un savoir-faire, la capacité
d’obtenir l’effet qu’on souhaite grâce aux moyens les plus adaptés. On dit qu’un chef
d’orchestre a du métier lorsqu’il obtient ce qu’il veut de l’orchestre (même si son
interprétation est sans esprit).

Ici, il s’agit avant tout du second sens, car on s’interroge sur ce qui fait la parenté entre les
beaux-arts et les techniques (que ces dernières soient d’ailleurs de type artisanal ou
industriel).

Fondamentalement, comme l’avait théorisé Aristote dans le chapitre Z 7 de la


Métaphysique, la tekhnè comme capacité (l’art au sens général) est ce sur quoi repose la
poièsis (production d’un objet distinct du sujet, appelé alors fabricant) : la poièsis s’analyse
toujours comme le fait de réaliser une forme dans une matière, d’imposer cette forme à un
matériau qui ne la possède pas au départ. L’exemple choisi par Aristote est celui de la
fabrication d’une statue (Hermès) en bronze : en coulant du bronze liquide dans un moule
qui possède l’empreinte de la forme, on fabrique une œuvre.Pour Aristote, la différence
entre production naturelle et production technique ne réside pas tant dans la nature du
produit que dans le type de genèse : alors que l’objet naturel est produit sans réflexion,
l’objet technique suppose une réflexion : en effet, il faut que le fabriquant ait en tête la
forme de l’objet pour pouvoir l’imposer à la matière.

En utilisant la théorie des quatre causes, on peut distinguer nature et art de la manière
suivante : -lors de la naissance d’un poulain, la cause formelle (ce qu’il est), la cause
motrice (les parents, en particulier le père pour Aristote) et la cause finale (le cheval adulte
que le poulain est encore « en puissance » à défaut de l’être « en acte ») coïncident : c’est
la forme de l’espèce.

-lors de la fabrication d’un Hermès en bronze, la cause formelle (l’aspect de la statue), la


cause motrice (le sculpteur) et la cause finale (la fonction de la statue) ne coïncident pas :
le sculpteur n’est pas lui-même un Hermès ! C’est seulement par la médiation de son
intelligence que le sculpteur produit la forme de la statue.Or c’est précisément parce que
l’art (sous toutes ses formes) consiste à réaliser artificiellement une forme dans une
matière, qu’il est nécessaire de savoir comment faire, c’est-à-dire de pouvoir déterminer le
moyen adapté au but qu’on se propose. Il faut connaître les conditions nécessaires à la
réalisation du but.

Du coup, l’art ne peut pas procéder sans réflexion (spontanément, en quelque sorte). Il
faut au contraire que le moyen soit utilisé intentionnellement. En effet, on ne peut pas dire
que celui qui a découvert par hasard un nouveau procédé ait agi par réflexion (même s’il
le comprend ensuite en réfléchissant).

Non seulement toute production technique suppose de la réflexion, par opposition au


hasard et même à la routine (l’habitude machinale), mais, de plus, la technique se définit
aussi par son caractère culturel : qui dit technique, dit transmission culturelle (sociale) d’un
procédé ou de l’usage d’un outil. Si le procédé est propre à un seul individu (c’est-à-dire
non transmissible à d’autres), on ne peut pas parler de technique. Par exemple, un
marteau, objet technique, s’utilise d’une manière transmise socialement : chaque
utilisateur ne réinvente pas le marteau et son usage.

Ainsi, Kant, tout en soulignant que les beaux-arts ne se réduisent pas à leur dimension
technique mais supposent en plus une faculté qu’il appelle le génie, affirme que l’élément
scolaire est indispensable à l’artiste :

« Bien que les arts mécaniques soient très différents des beaux-arts – les premiers en tant
qu’arts reposant simplement sur l’application et l’apprentissage, les seconds en tant
qu’arts du génie –, tous les beaux-arts sans exception admettent pour condition
essentielle de l’art un élément d’ordre mécanique qui peut être appréhendé et appliqué
selon des règles, donc recèlent néanmoins un élément scolaire. Il faut bien, en effet, qu’on
ait eu une finalité en tête, car sans cela la production artistique ne pourrait être attribuée à
aucun art et serait le simple fruit du hasard. Or, mettre en œuvre une fin exige des règles
déterminées dont on ne peut s’affranchir. » (Critique de la faculté de juger, §47, folio, p.
264-265)

Cet « élément d’ordre mécanique », reposant sur une forme de calcul des moyens, est
scolaire (lié à l’école) dans la mesure où il peut être « appréhendé et appliqué selon des
règles ». En effet, on ne peut enseigner que quelque chose de définissable, déterminé par
des règles. C’est pourquoi le génie ne se transmet pas : tout au plus ses conditions
d’expression.

➔ Sur le fait que le grand artiste ne peut pas transmettre son génie, mais seulement ses
techniques, on peut faire intervenir le concept d’épigone : l’épigone est un artiste qui se
situe dans le sillage d’un autre, sans posséder l’originalité de ce dernier.

La différence entre beaux-arts et arts mécaniques ne réside donc pas en ce que dans les
premiers le rôle de l’application (s’entraîner) et de l’apprentissage (suivre les leçons d’un
maître) serait inexistant, alors qu’il interviendrait dans les seconds : elle consiste en ce
que tout ne s’y résume pas à de l’application et de l’apprentissage ; le génie y intervient en
plus.

De fait, une grande partie de ce qu’il faut acquérir pour être artiste est de type scolaire,
purement technique :- lorsqu’on compose de la musique, il faut connaître la théorie
musicale (distinction des tonalités, mesures binaires et ternaires, etc.), l’harmonie (science
des accords), le contrepoint (sciences des voix indépendantes), ainsi que le
fonctionnement des instruments qu’on utilise.

- en peinture, il faut savoir dessiner, c’est-à-dire reproduire dans un matériau une forme
reconnaissable.- même en poésie, il faut savoir s’exprimer dans la langue utilisée. Le jeu
avec le langage suppose la maîtrise d’une langue (grammaire, phonétique, etc.).On aurait
donc tort de ne prêter attention qu’à la créativité de l’artiste : cette créativité n’est peut-
être que la partie émergée d’un iceberg constitué en grande partie de travail et
d’apprentissage. Comme le disait Thomas Edison : « Le génie est fait de 1 pour-cent
d’inspiration, et de 99 pour-cent de transpiration. »

En ce qui concerne maintenant le premier sens du terme métier (activité socialement


reconnue), artiste est un métier, une raison sociale. Ce statut repose sur la validation de
compétences (diplôme des beaux-arts, premier prix de conservatoire) et est inséparable
d’une demande sociale à laquelle se rapporte « l’offre » de l’artiste. Pour que l’art ne soit
pas un hobby, il faut qu’il corresponde à un statut : on est bien loin de la figure romantique
du poète maudit.

C) Des arts plus techniciens que d’autres

- L’importance de « l’élément d’ordre mécanique » (Kant) n’est pas la même dans les
différents arts (beaux-arts).En effet, plus le produit est immatériel (musique, et surtout
poésie), moins les contraintes techniques semblent peser sur l’artiste.

En revanche, un art comme l’architecture, notamment parce que les bâtiments possèdent
une utilité concrète (un musée, un lieu de culte, une mairie), mais surtout parce qu’ils
doivent respecter les lois de la physique, semble être d’abord technique, ensuite
esthétique.L’exemple le plus intéressant est celui des cathédrales gothiques : si la finalité
esthétique est d’obtenir plus de lumière en faisant porter le poids sur des piliers et des
contreforts plutôt que sur des murs (grâce au principe de la croisée d’ogives), ce but ne
peut être atteint que par la maîtrise de la pesanteur. L’architecte est donc avant tout un
ingénieur.

Notons toutefois que cette maîtrise technique ne reposait pas sur la connaissance des lois
de Newton (XVIIe siècle), mais sur des connaissances purement géométriques (héritées
des Arabes) et sur l’expérience : de la première cathédrale gothique (la basilique de Saint-
Denis) à celle de Beauvais (la plus haute), on s’inspire de ce qui a été fait, et on tire
parfois des leçons de l’écroulement d‘un précédent chantier mal maîtrisé.

➔ Se documenter sur la cathédrale d’Amiens et/ou sur celle de Beauvais.

Cependant, l’équation selon laquelle l’importance des contraintes techniques serait


proportionnelle à la matérialité de l’œuvre n’est pas absolument exacte : la danse
classique, par exemple, qui présente non pas un produit mais une performance
immatérielle, repose sur un apprentissage technique très exigeant qui l’apparente à la
gymnastique.

-De plus, au sein d’un même art, certains courants sont plus « techniciens » que d’autres.
On peut penser au Parnasse en poésie, auquel se rattache Lecomte de Lisle (Poèmes
antiques), qui insiste sur la forme. En musique, le dodécaphonisme (initié au XXe siècle
par Schönberg, Webern et Berg, représentants de « l’école de Vienne ») impose au
compositeur la règle de travailler sur des thèmes qui sont des séries de douze sons
différents : on emploie les 12 sons de la gamme, dans l’ordre qu’on veut, et on ne les
emploie qu’une fois. Ce principe de composition n’est pas forcément perçu par l’auditeur,
qui peut s’en tenir à l’impression que produit l’œuvre sur lui, mais il se révèle prégnant dès
qu’on se livre à une analyse de l’œuvre, telle que la pratiquent les musicologues.

➔ Ecouter le début de la Suite lyrique d’Alban Berg https://www.youtube.com/watch?


v=Ax- hN8htRQ0

- le cas d’un art comme la poésie est particulièrement intéressant et problématique.


Notons tout de suite que la poésie (comme toute littérature digne de ce nom) est
évidemment un art, au même titre que la peinture ou la musique. Elle a d’ailleurs
longtemps été considérée comme l’art suprême, parce que c’est le plus immatériel.

Pour l’opinion commune, influencée par une certaine tradition scolaire, le critère qui
permet de distinguer le genre poétique du genre romanesque ou du genre théâtral est la
présence d’une forme poétique : la présence de vers plus ou moins réguliers, de rimes, de
strophes.Pour être poète, il serait donc nécessaire, peut-être même suffisant, de maîtriser
les formes poétiques (notamment le sonnet, la ballade, le rondeau, le pantoum).

Or cette conception n’est pas tenable :- les épopées homériques, qui constituent l’origine
du genre romanesque (désigné par le terme savant d’epos), sont composées en
hexamètres dactyliques, c’est-à-dire selon un mètre exigeant.- le théâtre classique est
souvent composé en vers (par exemple Horace de Corneille), et pourtant on ne le range
pas dans la poésie.- il ne suffit pas qu’un texte soit écrit en vers et avec des rimes pour
qu’il soit poétique : n’importe quelle recette de cuisine peut être mise en vers.

Si donc la présence d’une forme « poétique » n’est pas suffisante pour qu’on ait affaire à
de la poésie, il s’avère en outre qu’elle n’est même pas nécessaire au caractère poétique
du texte. L’exemple le plus frappant est celui des Petits poèmes en prose de Baudelaire,
qui sont indéniablement poétiques bien qu’ils ne soient pas en vers. D’ailleurs, Baudelaire
a repris pour certains le même thème que certains poèmes des Fleurs du Mal.

➔ Comparer « Un hémisphère dans une chevelure » (Petits poèmes en prose) et « La


chevelure » des Fleurs du Mal.

Ainsi, même si la part technique est souvent importante en poésie (ne serait-ce que par le
fait que le jeu poétique sur la langue suppose une maîtrise de cette dernière), elle n’est
pas essentielle.

Alors, comment définir la poésie ? Difficile question :- certains, inspirés par le linguiste
Roman Jakobson, insisteront sur l’emploi de la fonction poétique du langage (qui intervient
lorsque la langue est utilisée pour elle-même, sans visée référentielle ou émotive)-
d’autres, moins systématiques, insisteront sur le rôle des images (notamment les
métaphores), voire sur un état d’esprit poétique difficile à définir objectivement (alors que
le rôle des images peut être décrit par une analyse stylistique).

Certes, l’élément technique (ensemble de procédés définissables et transmissibles du


maître à l’élève) est important dans les beaux-arts, à différents degrés.Mais, comme nous
l’avons vu avec l’exemple de la poésie, il n’est pas suffisant, et peut-être même pas
indispensable.On peut donc se demander quels sont les autres éléments qui viennent
compléter (voire concurrencer) la part de cet élément technique.

II- L’art ne se réduit pas à de la technique

1) L’inspiration

Comme nous l’avons suggéré plus haut, le métier ne suffit pas à faire le grand artiste
(même s’il joue un rôle important). Il faut aussi du génie, c’est-à-dire de l’inspiration.

La notion d’inspiration est liée à l’idée de souffle, qu’on peut relier à celle d’esprit ( spiritus
en latin, pneuma en grec, dont le sens premier est « souffle »), et à l’idée d’un agent
extérieur qui inspire l’artiste.Ainsi, les deux épopées homériques s’ouvrent par une
invocation à la Muse :
« Chante, déesse, la colère d’Achille le Péléide. » (Iliade)« Conte-moi, Muse, l’homme aux
mille tours. » (Odyssée)Ainsi, l’œuvre du poète ne se résume pas au travail de celui-ci :
elle se présente comme tributaire d’une puissance extérieure qui permet au poète d’être
inspiré, sans quoi il n’est pas tout à fait poète.

Ainsi, dans l’Apologie de Socrate, Platon pouvait-il faire constater par Socrate que, pas
plus que les hommes politiques et les artisans, les poètes ne sont capables de rendre
raison de ce qu’ils font : puisqu’ils procèdent sous le coup de l’inspiration, on ne peut pas
dire qu’ils soient savants (sophoi) dans leur domaine (ce qui confirme l’oracle de Delphes
qui déclarait que « Socrate est le plus savant des hommes », car Socrate ne prétend pas
savoir lorsqu’il ne sait pas).

De même, dans le petit dialogue intitulé Ion, les poètes sont présentés comme formant
une chaîne d’inspirés, dont l’activité ne peut pas être analysée de façon rationnelle : c’est
le versant positif, favorable aux artistes, du constat effectué par Socrate dans l’Apologie.

Dans ses versions extrêmes, la notion d’inspiration présente le poète comme une sorte de
prophète (le vates des latins) ou comme un être en proie à la « fureur poétique ».
L’inspiration est souvent symbolisée par le vin (par exemple, dans les Fleurs du mal, ou
dans Alcools d’Apollinaire).

Cependant, il serait exagéré de considérer l’inspiration et le travail comme deux éléments


antithétiques et incompatibles. Que le poète soit inspiré ne l’empêche pas (et ne le
dispense pas non plus) de travailler : il doit travailler pour donner forme à son inspiration.

En tout cas, à travers cette figure de la Muse inspiratrice (aujourd’hui réduite à celle de
l’égérie), est affirmée l’idée selon laquelle le travail du poète n’est pas suffisant et n’est pas
une fin en soi : un bon poète est plus qu’un habile rimailleur.

Mais plus fondamentalement : qu’est-ce qui fait que la production artistique (en tant
de création) ne peut pas s’analyser simplement en termes d’habileté, de procédés
techniques ?

L’inspiration est difficile à cerner : si on la sépare radicalement de la technique, il sera


impossible de la définir positivement (elle sera tout ce qui n’est pas technique) ; mais si on
l’inscrit à l’intérieur de la technique, on sera obligé d’admettre une différence tellement
radicale entre la technique de l’artiste et la technique de l’artisan, que la notion même de
technique deviendra floue.

Pour tenter de résoudre cette difficulté, nous pouvons rappeler la définition kantienne du
génie : « Le génie est le talent (don naturel) qui permet de donner à l’art ses règles. »
(CFJ, §46)

A travers cette définition, Kant maintient à la fois l’idée que l’art comporte des règles (au
moins du point de vue de celui qui analyse l’œuvre), et l’idée que la capacité du grand
artiste relève du don naturel (inné), non de l’application et de l’apprentissage.En effet, si
l’œuvre manifeste incontestablement certaines règles, l’origine de ces règles ne peut
s’expliquer autrement que par un don naturel de l’artiste, c’est-à-dire par quelque chose
d’individuel et inexplicable.

Cette définition du génie ne résout pas la difficulté, mais elle possède en tout cas le mérite
de la mettre en lumière. De fait, elle rejoint l’expérience de tout amateur d’art ou apprenti
artiste :- le génie n’est pas transmissible : le grand artiste peut transmettre des procédés,
mais pas son génie propre, c’est-à-dire son originalité.- le meilleur professeur n’est pas
forcément l’artiste original, mais celui qui possède la connaissance des procédés jointe à
une aptitude pédagogique.- lorsqu’un artiste (par exemple un romancier) parle de son
œuvre, il est irremplaçable tant qu’il s’agit de rapporter des anecdotes sur les
circonstances de sa création, mais il est curieusement moins apte à parler de son œuvre
que le critique professionnel. On a donc le sentiment que la capacité créatrice n’est pas du
même ordre que la capacité critique : si l’artiste respecte des règles, il ne s’en rend
compte qu’après-coup, grâce à une faculté d’ordre critique et non plus d’ordre spontané.

En fait, dans la mesure où l’œuvre de l’artiste ne peut pas être du « n’importe quoi », elle
relève d’une sorte de de technique : l’artiste a un projet et met en œuvre des procédés
qu’il a appris. C’est en cela que l’art (tekhnè) est distinct de la nature (physis) : il suppose
l’esprit (la réflexion) de l’homme.Mais dans la mesure où la manière de faire de l’artiste ne
consiste pas à appliquer mécaniquement des règles, selon un schéma qui permettrait
d’associer à chaque effet produit un procédé et un seul, la technique qui intervient en art
n’est pas technique au même sens que la technique d’un artisan.

Lorsqu’on dit que l’art est une sorte de technique, ce n’est donc pas au sens où l’art serait
une catégorie de technique parmi les autres (une espèce au sein d’un genre), mais au
sens où il ressemble à de la technique sans en être une à proprement parler (comme
lorsqu’on dit que le lynx est une sorte de chat).On rejoint en fait l’idée exprimée
implicitement par Kant dans le §47 (cité plus haut) selon laquelle les beaux-arts,
contrairement aux arts mécaniques, ne reposent pas simplement sur l’application et
l’apprentissage : leur élément technique ne peut pas faire l’objet d’une application
mécanique (du type : « à chaque effet, son procédé »), mais s’inscrit dans un processus
qui relève du génie individuel.

Cela dit, certains courants ne s’en tiennent pas à voir dans l’art une synthèse harmonieuse
du travail et de l’inspiration : ils refusent toute forme de technique comme étant opposée à
l’art.

2) Le refus de la conscience et de la réflexion

A travers le refus de la technique en art, c’est avant tout le refus de la réflexion (comme
opposée à la spontanéité créatrice) qui se manifeste.

Ce refus s’exprime chez les poètes surréalistes :

- lorsque, sous l’influence de la psychanalyse, ils prétendent faire parler l’inconscient en


recourant parfois à des substances hallucinogènes. Refusant la logique, ils privilégient les
atmosphères oniriques (sachant que l’organisation d’un rêve n’obéit pas aux principes
logiques de la pensée consciente). On peut penser au roman Nadja d’André Breton.

- à travers la pratique du « cadavre exquis », l’idée bourgeoise de génie individuel est


rejetée, puisque l’œuvre se présente comme une création collective.

En peinture, plusieurs artistes contemporains ont refusé l’idée de plan préétabli (par
opposition au design qui, lui, obéit toujours à un projet précis) :- le peintre Jackson Pollock
circule sur une toile en promenant des pots de peinture dont le fond est troué : on a donc
affaire à une œuvre en partie aléatoire (bien que les couleurs soient choisies, et que le
procédé puisse être considéré comme une forme de projet).

- le nature art, qui consiste à proposer une œuvre végétale qui va évoluer naturellement,
remet aussi en question la distinction entre art et nature.
En musique, le compositeur György Ligeti « composa » un Poème symphonique pour 100
métronomes (1962) : un technicien déclenche successivement 100 métronomes
mécaniques (à ressort) qui, au fil du temps, vont s’épuiser. On a donc affaire à une œuvre
au détail aléatoire et au projet impersonnel. L’œuvre (ou plutôt l’installation) fit scandale
lors de sa création. https://youtu.be/xAYGJmYKrI4

3) Le refus des courants et de l’apprentissage

Le refus de la technique au profit de la spontanéité se manifeste aussi dans ce qu’on


appelle l’art brut.L’art brut est défini par Jean Dubuffet comme la forme d’art pratiquée par
des sujets sans culture artistique.

Peu importe que celui qui pratique l’art brut ait conscience d’être un artiste : la catégorie
d’art brut permet de reconnaître comme de l’art les productions des jeunes enfants, des
aliénés et plus généralement de tous ceux qui n’ont pas reçu de formation dite artistique.

On cite souvent comme exemple le Palais du facteur Cheval (dans la Drôme) : monument
construit sans plan, avec des outils rudimentaires, par une seule personne sur plusieurs
décennies. Curieusement, ce palais évoque les temples d’Angkor.

Pour ceux qui s’intéressent à ce type de production, l’art brut est indépendant de tout
courant, de tout style. C’est une création individuelle qui n’a pas besoin de se conformer à
des normes culturelles (que ces normes soient d’ordre technique ou d’ordre esthétique).
Dans cette optique, l’art brut exprimerait peut-être plus la nature profonde de l’art que ce
qu’on admet habituellement comme tel : dans l’art brut, l’artiste ne produit absolument pas
en fonction de ce qu’on attend de lui, et ne peut donc pas être soupçonné de vouloir
satisfaire une attente sociale comme l’artisan ou le technicien. Il est totalement libre vis-à-
vis du public.

Cela dit, si l’art brut est affranchi de toute exigence sociale et culturelle, on peut contester
qu’il soit le règne de la liberté artistique, et ceci pour deux raisons :- si on admet qu’être
libre c’est faire ce qu’on veut, il est facile de remarquer qu’un artiste sans formation
technique reste limité dans ses possibilités d’expression : il ne maîtrise pas tout à fait la
matière de son œuvre. La créativité sans maîtrise technique reste bridée, comme un
enfant qui n’a pas assez de vocabulaire pour exprimer ses émotions.

- de même, on peut observer que les dessins d’enfants se ressemblent beaucoup (tout
comme les dessins d’aliénés), comme si l’absence de formation artistique empêchait les
sujets d’être originaux. La culture, loin de formater le sujet, ne serait-elle pas plutôt
condition de l’inventivité ?

Nous venons de voir que l’art ne se réduit pas à l’application mécanique de procédés
techniques, et qu’on peut même considérer que cet aspect technique est accessoire, voire
ennemi de ce qui fait la spécificité de l’art (comme créativité) par rapport aux autres
productions humaines.Mais si l’art ne se réduit pas à de la technique, ne reste-t-il pas
toutefois inséparable d’une certaine forme de technique, au sens où l’artiste aurait besoin
de jouer avec les techniques (que celles-ci soient données ou qu’elles soient créées par
lui) ?

III – Le rôle exact des techniques en art

1) L’apparence de la nature (Kant)


Dans le §45 de la Critique de la faculté de juger, Kant soutient de façon paradoxale que «
les beaux- arts ne sont de l’art qu’autant qu’ils ont d’emblée l’apparence de la nature »
(titre du paragraphe). Cette affirmation est reprise dans le développement sous la forme :
« les beaux-arts doivent revêtir l’apparence de la nature, bien que l’on ait conscience qu’il
s’agit d’art ».

Cela est paradoxal pour deux raisons :- en tant que production artificielle (qui repose sur
un projet conscient), l’œuvre d’art n’est pas un objet naturel- l’œuvre d’art ne peut être
reconnue comme telle que si le spectateur ne la perçoit pas comme un produit naturel : si
je vois un lac artificiel en croyant que c’est un lac naturel, je ne pourrai pas attribuer son
origine à un paysagiste et le percevoir comme de l’art.Ainsi, de deux choses l’une : ou
bien l’objet est artistique, et il ne doit pas être perçu comme naturel ; ou bien il est perçu
comme naturel, auquel cas il n’est pas artistique.

Cependant, ce que veut dire Kant n’est pas incohérent si l’on prête attention au terme d’ «
apparence » qu’il emploie dans les deux citations. Bien que l’œuvre d’art ne soit pas un
objet naturel (au sens où, même si elle faite de matériaux naturels comme le bois, et
qu’elle représente parfois un sujet naturel comme un corps humain ou une fleur, elle
n’existe pas indépendamment de la volonté humaine), et que nous ayons conscience
qu’elle n’en est pas un, elle doit malgré cela nous paraître naturelle, nous donner une
impression de naturel.De fait, lorsque nous contemplons un tableau de Nicolas Poussin
e

(les Bergers d’Arcadie), ou que nous écoutons le 3 concerto Brandebourgeois de Jean


Sébastien Bach, nous ressentons une impression de naturel : nous nous disons que cela
« coule de source ».

Les choses deviennent plus claires si nous précisions cette idée par opposition à son
contraire : l’œuvre d’art digne de ce nom (du moins dans la perspective classique qui est
celle de Kant) ne nous donne pas l’impression que l’artiste a eu du mal à réaliser son
projet : si l’œuvre est conforme à des règles, cela ne nous semble pas le résultat (inabouti)
d’un effort laborieux.L’idée de naturel se conçoit donc avant tout par opposition à l’idée
d’effort laborieux.Cela est très net à la fin du paragraphe :« (...) une production de l’art
apparaît comme un produit de la nature si l’on y rencontre toute l’exactitude possible dans
l’accord avec les règles d’après lesquelles seulement la production pourra devenir ce
qu’elle doit être ; mais ce, sans que l’accord soit laborieux, sans qu’on y sente l’école,
c’est-à-dire sans qu’on y relève trace de ce que l’artiste a eu la règle sous les yeux et
imposé des chaînes aux facultés de son âme. »

Si donc la thèse de Kant se révèle recevable, deux questions se posent encore : -au nom
de quoi l’œuvre devrait-elle nous paraître naturelle ?

- est-ce l’effort laborieux en tant que tel qui se trouve ici rejeté ?

Sur le premier point, il est clair que dans l’art classique l’œuvre doit présenter une certaine
perfection formelle qui, tout en nous faisant admirer le travail de l’artiste, nous fait oublier
la résistance de la matière à la forme : en ce sens, la technique et le travail doivent se
faire oublier dans le produit fini. Mais cette idée sera remise en cause au XXe siècle,
notamment par Theodor Adorno qui, dans sa Théorie esthétique, souligne que la
résistance de la matière ne doit pas se faire oublier.
Mais Kant ne se contente pas de dire (comme dans une pétition de principe) que l’œuvre
est plus réussie lorsqu’elle ne paraît pas laborieuse ; il argumente en reliant sa thèse à la
nature même du jugement esthétique.

C’est précisément parce que le jugement esthétique n’est pas de nature intellectuelle,
c’est-à-dire ne repose pas sur l’application d’un concept déterminé à une sensation, que
l’œuvre doit nous donner une impression de naturel.

En effet, si l’activité de l’artiste consistait à réaliser un plan prédéfini (comme c’est le cas
de l’artisan qui applique avec plus ou moins de succès un cahier des charges), l’artiste
appliquerait mécaniquement des règles : il rechercherait un effet grâce à des procédés
définis et transmissibles. Du coup, lorsque nous serions face à son œuvre, nous
évaluerions la réussite de cette application des règles, en comparant l’objet au concept de
ce qu’il devrait être.

Ce n’est pas le cas, car justement le jugement esthétique ne se fonde pas sur un concept
de la perfection objective de l’objet : bien que l’œuvre réussie possède une finalité (elle est
ce qu’elle doit être), cette finalité n’est pas définissable ; bien que l’œuvre soit conforme à
des règles (notamment celles que le critique décèle après-coup), elle n’est pas le résultat
d’une application de règles.

Si l’on y réfléchit, Kant n’est pas en train d’affirmer que la technique du grand artiste est
tellement poussée qu’elle se fait oublier : il souligne plutôt que, si technique il y a, cette
technique n’est pas du même ordre que la technique d’un artisan. Elle n’est technique que
pour l’analyse, et le résultat ne repose pas sur la seule maîtrise technique. On rejoint ici la
notion de génie (qui fait, juste après, l’objet du §46).

Ainsi, l’art n’est pas la juxtaposition de la technique et du génie, mais quelque chose qui
peut se décrire, soit comme une technique géniale, soit comme un génie qui produit selon
des règles sans les appliquer à proprement parler.

2) Le style n’est pas une technique

Le terme de style, utilisé à tort et à travers, peut signifier différentes choses :-il désigne
l’ensemble des règles qui définissent un genre d’œuvre particulier : on peut mentionner ici
les styles architecturaux (le roman, le gothique) et par extension toutes les règles de
format et de contenu qui distinguent un opéra d’une messe, un tableau d’histoire d’une
scène de genre hollandaise, ou un roman d’un conte.Le style, c’est ce qui définit l’œuvre
comme étant tel type d’œuvre.-plus récemment (depuis la célèbre citation de Buffon,
Discours sur le Style : « Le style, c’estl’homme »), le terme désigne quelque chose de
propre à une personne, ou à un groupe. On parlera du style de Flaubert, du style des
peintres impressionnistes. Il devient l’empreinte, la marque, la griffe d’un artiste.

Ce dernier usage peut inciter à confondre le style avec une manière de faire, voire tout
simplement avec un ensemble de procédés.

De fait, certains artistes modernes ont mis au point des procédés qu’ils ont appliqués de
manière presque industrielle :- Andy Warhol qui représente de façon réaliste des objets
publicitaires- Yves Klein qui a mis au point son célèbre « bleu » et qui l’utilise en quelque
sorte à la chaîne- Man Ray qui abuse du procédé photographique de la solarisation (on
surexpose le papier au moment où on projette sur lui l’image de la pellicule), ce qui donne
des bateaux dorés sur une mer noire.

Mais est-ce vraiment cela le style ?


Selon Merleau-Ponty (notamment dans le recueil posthume la Prose du monde), le style
n’est pas un ensemble de procédés. Ce n’est pas une manière de faire mais une manière
d’être au monde. Le style exprime la façon dont l’artiste ressent les choses et nous les
donne à ressentir. Le style exprime, si l’on peut dire, quelque chose d’existentiel.

Lorsque nous lisons une page de Louis-Ferdinand Céline (l’exemple n’est pas de Merleau-
Ponty), c’est tout un monde de misère, mais aussi d’aigreur et d’apitoiement sur soi, qui se
présente à nous.

Puisque le style n’est pas quelque chose de recherché, mais originellement quelque chose
de vécu, on ne peut pas le réduire à de la technique, à une manière de faire.Même s’il est
indissociable de ce que fait l’artiste (ce qui suppose toujours une forme de maîtrise), le
style n’est pas de l’ordre de la réflexion, du calcul.

De plus, le fait qu’un artiste puisse renouveler ses procédés tout en gardant le même
style, c’est-à- dire en restant lui-même, prouve que le style ne se réduit pas à des
procédés techniques : entre les quatuors de l’opus 18 de Beethoven et la Grande fugue, la
technique de composition n’est pas la même, car le contrepoint est beaucoup plus savant
dans les dernières œuvres, mais c’est toujours l’empreinte de Beethoven qui se
manifeste : une rigueur inflexible jointe à une grande sensibilité.

3) Le choix des techniques

L’opposition entre les affirmations : « l’art n’est que technique » et « l’art n’est pas
technique » peut être assez facilement dépassée par l’affirmation : « l’art n’est pas que de
la technique ».- l’artiste choisit entre différentes techniques- l’artiste peut inventer des
techniques

Premièrement, non seulement l’artiste maîtrise certaines techniques (comme le montre le


rôle de l’apprentissage), mais il est aussi, dans chaque œuvre, maître de choisir entre
différentestechniques :- des peintres comme Rembrandt et Delacroix se sont illustrés non
seulement dans la peinture mais aussi dans le dessin, qui requiert une technique
différente (fusain, sanguine) de celle de la peinture à l’huile.

- Edgar Degas, passionné par la danse, a produit, en plus de ses tableaux représentant le
ballet de l’Opéra, des petites statues de danseuses qui sont exposées au Musée d’Orsay
à Paris. On peut lire sur ce sujet son ouvrage intitulé Danse et Dessin.- le compositeur
Maurice Ravel a proposé à la fois une version pour piano à quatre mains de l’œuvre Ma
Mère l’Oye et une version orchestrale, ce qui requiert une technique pour exprimer les
mêmes images à travers les différents timbres instrumentaux.

Deuxièmement, si l’on considère classiquement certaines techniques comme élémentaires


et définies une fois pour toutes (par exemple lorsqu’on dit que tout peintre doit maîtriser «
le dessin » avant de se distinguer par la composition de son tableau et par le choix des
couleurs), il n’est pas si évident qu’il existe une seule technique de dessin. Représenter un
sujet peut se faire de différentes manières, qui ne sont pas plus objectives les unes que
les autres : l’une est juste considérée comme « intuitive » à une époque donnée.-avant
l’invention de la perspective au Quattrocento (XIVe siècle italien), et son adoption par des
artistes comme Piero della Francesca, on n’exigeait pas qu’un dessin fasse varier la
grandeur des sujets en fonction de leur éloignement

- il existe d’ailleurs plusieurs manières de représenter en perspective, selon le point de


fuite qu’on choisit, et même selon qu’on adopte une perspective centrale (un point de fuite)
ou axiale (une ligne de fuite)- le courant impressionniste, qui se distingue par le fait qu’il ne
représente plus des surfaces de couleur unie, mais vise à restituer la lumière à l’aide de
petites taches (mais non de petits points comme dans sa variante le pointillisme, pratiqué
notamment par Pissarro), n’est pas moins« réaliste » que la peinture classique : au
contraire, Monet et Seurat prétendaient être plus fidèles à la perception « naturelle » que
leurs prédécesseurs (contrairement à ce que suggère le terme péjoratif
d’impressionnisme).- les musiciens qui pratiquent la « musique concrète » refusent
d’établir une distinction entre les bruits et les sons : pour eux, tout peut être musique, le
grincement d’une porte comme le grondement d’une chasse d’eau. Ils utilisent donc
comme instruments des objets du quotidien. Dans les années 1960, la musique concrète
avait quelque chose d’austère et d’expérimental, mais aujourd’hui certains groupes la
pratiquent de façon très ludique, comme le groupe suédois qu’on peut voir dans la vidéo
suivante.https://youtu.be/R3jvO4cdxR8

Enfin, on peut dire que certains artistes jouent avec les différentes techniques au sens où
ils les mettent à distance de façon ironique :- ainsi Rimbaud compose des « sonnets
boiteux », c’est-à-dire irréguliers. Ce type d’œuvre est intéressant car il ne s’agit pas d’une
ignorance des règles ni même d’un défaut de technique (Rimbaud s’était montré capable
de composer des sonnets conformes au modèle) : c’est une transgression consciente, qui
ne peut être comprise que par un lecteur qui a en tête la forme fixe en question et s’amuse
du traitement qu’on fait subir à celle-ci.

Conclusion

En définitive, si l’art ne peut assurément faire l’économie de toute dimension technique, ne


serait-ce que pour que son produit (l’œuvre) soit reçu comme de l’art par le public,
l’activité de l’artiste ne se réduit pas à la mise en œuvre de procédés comme c’est
généralement le cas chez les artisans. En effet, puisque l’artiste a toujours le choix entre
plusieurs procédés, il est libre vis-à-vis de la technique ; et parce qu’il peut inventer des
procédés, parfois propres à une seule œuvre (comme Stravinski avec son célèbre accord
du Sacre du Printemps), il n’applique jamais de techniques prédéfinies. On peut donc
caractériser l’art comme une application non rigoureuse de techniques plurielles (et par là
même non contraignantes), ce qui apparente l’artiste au bricoleur plutôt qu’à l’artisan.

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