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L’art peut-il se passer de règles ?


N.B. Ce cours est très long parce qu’il comporte beaucoup d’exemples. Vous n’avez pas à les apprendre tous.
Introduction
[Intérêt du sujet] Tout le monde, semble-t-il, s’intéresse à au moins une forme d’art. Ceux
qui n’aiment pas la peinture, par exemple, apprécient souvent la musique ou la littérature, et vice-
versa. La raison en est peut-être que les œuvres d’art semblent satisfaire l’un des désirs les plus
profonds de l’humanité : le désir de liberté. Mais en quoi consiste cette liberté, précisément ? Serait-
il possible que les artistes soient tellement libres qu’ils n’aient besoin d’aucune règle ?
[1ère réponse, argumentée à l’aide d’une analyse des notions] Si l’on se réfère au sens
premier du mot « art », il semble bien qu’on ne puisse pas répondre positivement à cette question.
À l’origine, le mot « art » désigne toutes sortes de techniques, qu’elles soient artisanales (puis
industrielles) ou artistiques. Encore aujourd’hui, l’ « École des Arts et Métiers » est le nom d’une
école d’ingénieurs. De même, on dit en parlant d’un travail qui nécessite beaucoup de savoir-faire :
« c’est tout un art. » Il semblerait donc qu’il y ait un point commun entre l’artiste, l’artisan, le
technicien ou l’ingénieur : tous les quatre possèdent une technique, c’est-à-dire un savoir-faire
acquis, transmissible par un enseignement, et par lequel on peut réaliser efficacement ses buts.
De ce point de vue, il semble bien que l’art ne puisse pas se passer de règles, c’est-à-dire de
manière de faire qui sont définies à l’avance et restent toujours les mêmes. Même l’artiste – en tant
qu’il est un artisan – doit se plier à un certain nombre de règles techniques : ses gestes, pour être
efficaces, doivent être réalisés d’une façon précise, définie à l’avance, indéfiniment répétables. Par
ailleurs, il doit se plier à des conventions sociales et aux exigences de ses clients ou mécènes.
[Objection et annonce d’une 2e réponse argumentée] Cette thèse, que nous exposerons plus
en détail dans la première partie, est cependant bien discutable. Les artistes ne sont pas seulement
des artisans. Le mot « art » a progressivement cessé d’être un synonyme de « technique ».
Aujourd’hui, il désigne le savoir-faire ou l’activité des artistes. Or, ces derniers, contrairement aux
artisans ou aux ingénieurs, affirment leur liberté créatrice. Leurs œuvres, même lorsqu’elles
répondent à une commande, doivent exprimer l’originalité de leur auteur. Dès lors, on peut se
demander si les artistes doivent nécessairement se plier à une quelconque règle, qu’elle soit
technique ou sociale. Ne sont-ils pas plutôt des créateurs de règles ? N’organisent-ils pas leurs
œuvres en fonction de leur liberté créatrice et de leur idéal personnel de beauté ? Ces questions
feront l’objet du deuxième temps de notre réflexion.
[Objection et annonce de la 3e partie] Enfin, nous nous demanderons si l’artiste ne peut pas
aller encore plus loin dans la liberté créatrice, et s’affranchir de toute règle, y compris celle qu’il
s’est données à lui-même. Comme on le verra, la réponse à cette question n’est pas évidente, car si
une œuvre d’art est affranchie de toute règle, comment pourrait-elle être autre chose qu’un chaos
sans intérêt, indiscernable d’un produit du hasard ?

I. Un artiste doit se soumettre à des règles techniques et socio-culturelles


 
 1. Les règles techniques
Pendant longtemps, les artistes ont été plus ou moins assimilés aux artisans. Cette confusion
n’a rien d’absurde. Pour arriver à exprimer au mieux sa pensée et ses sentiments, un artiste doit
d’abord acquérir une technique. Pour ce faire, il se rend maître de son corps (il devient habile), des
matériaux qu’il façonne (par exemple, le marbre sur lequel travaille le sculpteur ou les sons pour le
musicien) et des outils qu’il utilise dans son travail (marteau, burin, pinceau, instrument de
musique, corps même dans le cas du chant, de la danse ou du théâtre…). De fait, la plupart des
artistes ont été formés auprès de maîtres qui leur transmettaient des techniques.
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Même à la Renaissance, où les peintres italiens ont cherché à s’élever au-dessus du statut d’artisans, la
technique a continué un jouer un rôle essentiel. Léonard de Vinci disait que « La pittura è cosa mentale »
(« La peinture est chose mentale ») pour se distinguer des travailleurs manuels de son temps. Mais les
artistes de la Renaissance, et Léonard au premier chef, n’en étaient pas moins des artisans, qui avaient appris
(ou inventé) de remarquables techniques. La plus connue d’entre elles est l’art de donner une impression de
profondeur à une œuvre en deux dimensions (peinture, mais aussi bas-relief) : la perspective linéaire. Cf. à
ce sujet cette analyse d’une célèbre fresque de Léonard : La Cène.
http://www.scaraba.net/creanum/index.php/rigoureuse/355-la-cene-de-leonard-de-vinci
2. Le poids des conventions et de la culture du temps
L’exemple de la perspective linéaire nous permet de comprendre le lien entre les techniques
des artistes et la pensée qu’ils expriment dans leurs œuvres. En effet, il semble bien que l’invention
de cette technique particulière soit liée à un changement d’époque et de mentalité. Les artistes du
14ème siècle avaient une grande maîtrise technique, mais ils n’utilisaient pas encore la perspective
linéaire. Pourquoi ? Sans doute parce que cette manière de représenter l’espace ne correspondait
pas à la mentalité de l’époque. Ce qui était souvent utilisée, avant la Renaissance, c’est une tout
autre sorte de perspective : la perspective signifiante. Dans les tableaux, il arrivait qu’on représente
des personnages plus petits que d’autres, non pas pour symboliser leur éloignement, mais pour
montrer qu’ils étaient moins importants dans la hiérarchie religieuse ou sociale. Dans cet article de
Wikipédia - http://fr.wikipedia.org/wiki/Perspective_signifiante - se trouve reproduit un tableau de Piero
della Francesca, un grand peintre de la Renaissance qui connaissait très bien les règles de la
perspective linéaire, mais qui vivait à une époque de transition, où la vieille mentalité médiévale
coexistait avec le nouvel humanisme. Dans cette œuvre, on peut voir une Vierge gigantesque en
comparaison des personnages qui la prient. La petitesse de ces derniers symbolise le fait qu’ils sont
moins importants dans la hiérarchie religieuse que la Vierge Marie, la Reine des Cieux.
Avec la Renaissance, de nouvelles techniques artistiques apparaissent parce que les temps ont changé.
C’est l’époque de l’humanisme, courant de pensée qui valorise la vie terrestre est. On cherche à représenter
les choses telles que les hommes les voient, parce qu’on accorde une grande valeur à l’homme et à son point
de vue. Dans la période précédente, les regards sont davantage tournés vers le ciel, vers l’au-delà, le
Royaume de Dieu. La vie terrestre est considérée comme une brève épreuve à traverser, plus que comme
une chose qui a en soi de la valeur. Cette mentalité religieuse permet d’expliquer, au moins en partie, la
naissance de l’art gothique. De la fin du XII e siècle à la fin du XV e siècle, toute l’Europe catholique se couvre
d’édifices religieux caractérisés par la hauteur de voûte et leur luminosité. Comme l’explique cet article de
Wikipedia  - http://fr.wikipedia.org/wiki/Architecture_gothique - un certain nombre de procédés techniques (voûte en
croisée d’ogives, arc-boutants…) permettent de construire des murs plus hauts et d’y percer de grandes
verrières, comme celles de la cathédrale de Metz :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Verrière_occidentale_de_la_cathédrale_de_Metz Dans les églises gothiques, tout est fait pour
que le regard du fidèle soit attiré vers le ciel et la lumière, qui sont les symboles de l’esprit divin.
À partir de la Renaissance, l’art européen est moins tourné vers le ciel. L’art religieux reste très
important, mais les figures sacrées gagnent en humanité. Dans l’architecture, l’horizontalité va de plus en
plus primer sur la verticalité. Un siècle environ après la fin de la Renaissance, le château et le parc de
Versailles témoignent de ce changement de mentalité et de structures sociales. Au temps de Louis XIV,
l’Église catholique a certes beaucoup de pouvoir encore, mais elle a dû céder du terrain face à un pouvoir
politique de plus en plus centralisé et puissant. Le Roi Soleil pense sans doute à son salut dans l’au-delà,
mais il a aussi de grandes ambitions profanes : étendre le territoire de son Royaume et la maîtrise de ce
territoire. Son château, qui est beaucoup plus large que haut, symbolise cette ambition, tout comme le grand
parc avec ses vastes perspectives et ses allées qui rayonnent depuis le château comme les rayons du soleil
(emblème du roi). Les artistes qui ont travaillé pour Louis XIV – Mansart pour le château et Le Nôtre pour le
parc – ont donc plié leur art aux exigences de leur commanditaire. Loin d’avoir une liberté totale, ils ont mis
leur technique au service de la monarchie absolue.
upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/04/Chateau_de_Versailles_1668_Pierre_Patel.jpg
Jusqu’à présent, nous avons exclusivement parlé d’œuvres d’art faites pour être vues. Mais ce que
nous avons dit pourrait valoir également pour celles qui sont destinées à être entendues, comme les
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compositions musicales. Les musiciens doivent respecter des règles d’harmonie, et en particulier éviter les
dissonances (au moins dans une certaine mesure, comme on le verra dans la partie suivante), c’est-à-dire les
intervalles ou les accords disharmonieux. Or, la distinction entre consonance et dissonance dépend en
grande partie des cultures et des époques. Même si certains intervalles (comme l’octave et la quinte) se
retrouvent dans à peu près toutes les musiques du monde, parce qu’ils correspondent à des rapports de
fréquence sonores relativement simple, il n’en demeure pas moins que ce qui est jugé consonant dans une
culture sera souvent jugé dissonant dans une autre, et vice-versa. Par exemple, le triton (intervalle de trois
tons, comme celui qui existe entre un si et un fa) ou l’accord de septième de dominante (sol-si-ré-fa, do-mi-
sol-si bémol, etc.) sont aujourd’hui très banals alors qu’ils étaient autrefois jugés dissonants dans la musique
européenne. Le triton, au Moyen âge, était même appelé « diabolus in musica », « diable en musique ». Pour
en savoir plus, cf. cette leçon de Jean-François Zygel :
http://www.dailymotion.com/video/x8gf03_zygel-dissonance-consonance_music
Transition - Comme on vient de le voir, les artistes sont astreints à des règles techniques,
lesquelles dépendent elles-mêmes de contraintes sociales et culturelles. Les techniques changent en
fonction des structures sociopolitiques et des mentalités. N’y a-t-il pourtant aucune différence
entre l’artiste et l’artisan ? Si l’artiste était seulement au service d’un roi, d’une religion, ou plus
généralement de la société de son époque, comment pourrions-nous encore apprécier les œuvres
des maîtres d’autrefois ? Pourquoi admirons-nous le château de Versailles alors que nous ne
vénérons pas le Roi Soleil ? Ne serait-ce pas parce que ces œuvres ont une valeur en elles-mêmes,
indépendamment des règles techniques et sociales auxquelles les artistes ont dû se soumettre ?

II. Thèse d’inspiration kantienne : les grands artistes, ceux qui créent de
belles œuvres, se donnent librement des règles
Même si les artistes doivent se plier à des règles techniques et à des conventions, ils n’en ont
pas moins une certaine marge de manœuvre, grâce à laquelle ils peuvent exprimer leur liberté
créatrice. Mais cette liberté n’a rien de chaotique. L’artiste se donne des règles, il organise son
œuvre selon un certain plan. Cependant, comme on va le voir, ces règles ne sont pas des recettes
toutes faites qu’on pourrait reproduire. Ce ne sont pas non plus des carcans qui feraient violence à
l’imagination créatrice de l’artiste. Voyons comment Kant explique cela.
1. « Est beau ce qui plaît universellement sans concept » (Kant)
Les artistes, pour Kant, se distinguent des simples artisans par le fait qu’ils doivent créer des
œuvres qui ne sont pas nécessairement utiles. Leur valeur, c’est leur beauté – d’où l’expression de
beaux-arts pour parler du savoir-faire des artistes. Tâchons donc de comprendre ce que c’est que la
beauté.
Si je considère une œuvre d’art (ou une chose de la nature) comme belle, cela veut dire que je
lui reconnais une valeur qui va bien au-delà de ma simple satisfaction égoïste. J’ai donc une bonne
raison de considérer que cette chose a une valeur en soi, et que tout le monde pourrait éprouver le
même plaisir que moi. Autrement dit, j’accorde à la belle chose une valeur universelle. Plus
précisément, je la juge susceptible de plaire à tout être doué comme moi de sensibilité et
d’entendement. Pour illustrer cette idée, Kant donne un exemple. Si quelqu’un dit : « Le vin des
Canaries est agréable », il ne sera pas vexé qu’une autre personne le corrige en disant : « Le vin des
Canaries vous est agréable, mais il ne plaît pas à tout le monde. » En revanche, il serait ridicule de
dire : « cet objet (l’édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous
entendons, le poème que l’on soumet à notre appréciation) est beau pour moi. »
Cependant, Kant nous met en garde contre une mauvaise interprétation de sa définition :
l’universalité exigée par le jugement de goût n’est pas réelle. Nous attendons des autres qu’ils
partagent nos goûts, mais nous sommes souvent déçus. Il n’y a pas, en effet, de critère objectif (un
concept du beau, une définition précise et universelle de la beauté) permettant de mettre tout le
monde d’accord sur ce qui est beau. Des scientifiques peuvent s’accorder sur la validité d’une
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démonstration mathématique, ou sur l’existence d’une loi physique. Il n’en va pas de même dans
le domaine esthétique, où les jugements sont essentiellement subjectifs (même si l’entendement,
faculté mentale permettant de créer ou de connaître des règles, y joue un grand rôle).
Il est certes possible de discuter au sujet de la beauté, et en particulier de la beauté d’une
œuvre d’art. Mais ces discussions sont généralement sans fin, car il n’y a aucun argument décisif
permettant de dire que l’un des interlocuteurs a davantage raison qu’un autre.
2. Le libre jeu de l’entendement et de l’imagination
S’il n’existe pas de concept de la beauté, de règle bien définie qui permettrait de distinguer
les belles œuvres des laides, c’est parce que la beauté ne met pas seulement en jeu l’entendement
(faculté qui nous permet de connaître ou de créer des règles). Elle est aussi le produit de la
fantaisie, de l’imagination créatrice.
Un artiste, en effet, laisse libre cours à son imagination et à sa pensée. Cela ne veut pas dire
qu’il fait n’importe quoi : son œuvre est organisée selon certaines règles. Mais ces règles, c’est lui
qui les a inventées, et elles n’ont pas besoin d’être utiles. Kant explique que les œuvres d’art sont à
la fois le produit de l’entendement (faculté des règles) et de l’imagination créatrice. L’entendement,
c’est cette forme d’intelligence qui permet de donner un sens aux phénomènes perçus, en les
rangeant sous des lois. C’est lui qui est à l’œuvre dans les sciences, et notamment en physique,
science qui établit en lien entre les phénomènes particuliers observés dans l’expérience et des lois
universelles (comme le principe d’inertie ou la loi de la gravité). Si les artistes étaient dépourvus
d’entendement, s’ils n’avaient que leur imagination, leurs œuvres seraient chaotiques et ne
donneraient pas l’impression d’être le produit d’une pensée. Mais, à l’inverse, si les œuvres étaient
seulement le fruit de l’entendement, elles seraient ennuyeuses, froides, sans vie – comme un
rythme trop régulier, une musique sans dissonances, une architecture trop symétrique, trop
rectiligne, un film sans imprévus, etc.
Pour illustrer cette idée, prenons des exemples dans l’architecture, la peinture et la musique. Dans
l’architecture classique, celle qui s’inspire de l’art gréco-romain, la symétrie est de rigueur. Pourtant, il arrive
fréquemment que des détails assouplissent un peu cette règle, tels les deux statues qui encadrent l’horloge
du château de Versailles, côté cour de marbre :
upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/52/Cour_de_Marbre_du_Château_de_Versailles_2011.jpg
Cette rupture de la symétrie est encore plus présente dans la peinture, art généralement plus vivant et
fantaisiste que l’architecture. Cf. par exemple l’article déjà mentionné concernant La Cène de Léonard:
http://www.scaraba.net/creanum/index.php/rigoureuse/355-la-cene-de-leonard-de-vinci
Enfin, nous pouvons parler de la manière dont les règles sont appliquées en musique. Une musique
belle doit donner une impression de vie et de mouvement, ce qui ne serait pas possible si les règles y étaient
trop rigoureuses. Il doit y avoir, de temps en temps, des décalages dans le rythme (syncopes, par exemple)
ou des disharmonies passagères. Parmi ces dernières, on trouve l’appogiature, cette figure de style consistant
à jouer une note un ton au-dessus ou en dessous de ce qui serait normal par rapport à l’accord qui se fait
entendre au même moment. L’appogiature est en quelque sorte une note qui sort momentanément du rang
pour y rentrer ensuite (l’appogiature est alors « résolue »). Cette disharmonie passagère crée souvent une
tension expressive, comme dans l’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler (1904) :
http://www.youtube.com/watch?v=67Xeuhi5dVs Sur la notion d’appogiature, cf. aussi la leçon de J-F Zygel :
https://www.youtube.com/watch?v=HSjwJ9UUGgc
3. Les beaux-arts sont les arts du génie
L’artiste est donc quelqu’un qui crée – grâce à son entendement et son imagination – de
nouvelles formes, c’est-à-dire de nouvelles manières d’organiser et de disposer les sons (dans la
musique), les couleurs (dans la peinture), les gestes (dans la danse), les mots (dans la poésie), etc.
Comme le dit Kant, le génie artistique (talent naturel de l’artiste) consiste à trouver un moyen
d’accorder l’imagination et l’entendement, de telle sorte que ces deux facultés soient librement
unies, sans qu’aucune des deux ne domine l’autre. Pour parvenir à ce but, l’artiste ne dispose pas
d’une technique, un savoir-faire qui pourrait s’apprendre par un enseignement. Le génie
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artistique, cette faculté d’exprimer une pensée originale en inventant de nouvelles règles, ne peut
se transmettre. C’est un don naturel.
Transition/objection : Comme on vient de le voir, l’œuvre d’un artiste n’est pas faite au
hasard, mais selon des règles, à l’aide de l’entendement. Mais ces règles ne se présentent pas sous
la forme d’idées abstraites, de concepts. Un artiste – en tant qu’artiste – n’est pas un scientifique ou
un philosophe. Sa pensée s’exprime à travers une œuvre concrète accessible aux sens (à la vue et à
l’ouïe, principalement). L’art permet donc de réconcilier la pensée et la sensibilité, qui sont si
souvent opposées (dans les sciences, où il faut dans une certaine mesure faire abstraction de sa
sensibilité, et dans la morale, où il faut lutter contre ses penchants sensibles). Quand on écoute une
musique, par exemple, on a le sentiment que quelqu’un nous dit quelque chose, même si cette
musique est purement instrumentale. Mais ce « langage » n’exprime aucun concept défini. Ici, la
pensée est incarnée dans une chose matérielle individuelle, et elle exprime la personnalité d’un
auteur unique, qui crée ses propres règles, en les harmonisant avec son imagination de manière à
produire une forme de beauté.
Mais cette conception de l’art n’est-elle pas réductrice ? Pourquoi les artistes devraient-ils
nécessairement faire quelque chose de beau ? Ne pourraient-ils pas, pour affirmer leur liberté,
refuser toute règle, y compris les règles techniques et esthétiques ?

III. L’art moderne et l’art contemporain transgressent les règles existantes,


mais il ne peuvent s’en passer complètement
1. Art classique et art romantique
Revenons encore une fois à la beauté. Contrairement à ce que semble penser Kant, les artistes
ne cherchent pas nécessairement à produire une œuvre belle. C’est surtout dans l’art classique grec
– et dans l’art qui s’en est inspiré par la suite – que la beauté est recherchée. Pour Hegel, le
christianisme a inauguré une nouvelle période dans l’art occidental : le « romantisme ». N.B. Ce que
Hegel entend par là est beaucoup plus vaste que le mouvement artistique qui commence à la fin du 18 e siècle
et s’est continué au 19e siècle. Pour lui, par exemple, l’art gothique peut être qualifié de « romantique ».
Dans l’art grec classique, le divin prend une forme visible. L’œuvre d’art réconcilie de façon
harmonieuse la pensée et la sensibilité. Elle est la manifestation matérielle de ce qui n’est pas
matériel (l’esprit). Mais cette harmonie fragile vole en éclats avec le christianisme, où le divin
apparaît comme ce qui est au-delà de toutes les apparences sensibles. Même si l’esprit divin se
révèle sous les traits d’un homme, il s’agit d’un homme ordinaire, dont rien ne dit qu’il soit
particulièrement beau, et dont la mort (sur une croix) est particulièrement laide.
Et ce qui vaut pour l’esprit divin vaut aussi pour l’esprit humain : la subjectivité, la pensée,
l’intériorité de la conscience, ne se laissent pas adéquatement figurer dans une œuvre d’art. La
liberté de l’esprit refuse de se laisser enfermer dans le cadre d’une belle harmonie. Voilà pourquoi
l’origine chrétienne de l’art romantique laisse des traces même dans les œuvres les plus profanes.
Les artistes, même lorsqu’ils peignent la vie quotidienne sans aucun souci religieux, ne cherchent
plus systématiquement à présenter un monde idéal, parfaitement harmonieux. Ce qui est
privilégié, c’est l’intériorité, la subjectivité, ce qui se cache derrière les apparences sensibles.
Parfois, au contraire, ce sont les apparences elles-mêmes qui sont privilégiées, même si elles ne
sont pas harmonieusement organisées de manière à former une œuvre belle.
2. La modernité en art
Les analyses de Hegel permettent dans une certaine mesure de comprendre l’évolution de l’art
occidental après la mort du philosophe (1831). En France, dans les années 1860, Manet apparaît comme le
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chef de file d’un nouveau courant pictural. Le déjeûner sur l’herbe et Olympia1, peints en 1863, marquent une
rupture avec les règles de l’époque :
- conventions de la morale bourgeoise. La nudité, à cette époque, n’est admise en peinture que si elle est
n’apparaît pas dans un contexte réaliste. On peut représenter des personnages nus s’ils appartiennent à une
époque lointaine ou à la mythologie gréco-romaine. La jeune femme nue du Déjeuner sur l’herbe ou celle qui
pose pour Olympia sont au contraire peintes dans un contexte contemporain (comme en témoigne,
notamment, les vêtements des personnages habillés). De plus, ces femmes ne sont pas stylisées, elles ne sont
pas censées représenter un idéal de beauté : ce sont des femmes en chair et en os, avec des défauts, et dont le
visage a des caractéristiques reconnaissables.
- Comme on vient de le voir, ce ne sont pas seulement des conventions morales qui sont bafouées avec ces
deux tableaux : ce sont des règles esthétiques. Manet semble avoir préféré la vérité – ou du moins une
certaine forme de vérité – à la beauté. Il privilégie la réalité – y compris dans ce qu’elle peut avoir de
prosaïque, d’ordinaire – par rapport à l’idéal.
- Enfin, Manet n’a pas cherché à faire montre de toute son habileté technique, qui était pourtant grande.
On lui a en effet reproché, pour son Olympia, d’avoir fait une peinture plate, sans profondeur, alors que les
peintres de l’époque devaient en général montrer qu’ils maîtrisaient l’art de la perspective linéaire.
Le déjeuner sur l’herbe, et surtout Olympia, sont souvent considérés comme une étape importante dans
l’histoire des arts plastiques. C’est un moment où les artistes se dégagent des règles officielles des académies,
pour créer leurs propres styles. Les courants vont se succéder rapidement (impressionnisme, fauvisme,
cubisme, expressionnisme, etc.), et au sein même de ces écoles, d’importantes différences de styles
apparaissent. Certains artistes, comme Van Gogh, sont influencés par ces écoles sans y appartenir.
Ce refus des conventions bourgeoises, des règles esthétiques voire des règles techniques est
caractéristique de ce qu’on a appelé la modernité en art. Un bref mouvement va pousser à l’extrême cette
révolte : Dada. Le mouvement Dada naît en Suisse pendant la première guerre mondiale. Il va marquer cette
époque par son anticonformisme. L’un de ses slogans, « Merde à la beauté ! », marque à la fois une révolte
contre les conventions bourgeoises (la politesse, le refus de la vulgarité) et contre une règle esthétique qui
veut faire passer l’idéal avant le réel, l’harmonie avant la liberté créatrice. Par ailleurs, les artistes dadaïstes
vont très loin dans la rupture entre l’art et l’artisanat. Les peintres, les poètes ou les musiciens modernes
n’avaient jamais cessé d’être des artisans, c’est-à-dire des gens possédant une maîtrise technique. S’ils
rejetaient les techniques anciennes, c’était pour en inventer de nouvelles (comme dans l’impressionnisme,
par exemple). Mais l’un des dadaïstes, le franco-américain Marcel Duchamp, expose des œuvres qui ne
nécessitent aucune technique : les ready-made. Il s’agit de prendre un objet manufacturé (déjà fait, « ready-
made »), de l’isoler de son contexte et de l’exposer. L’un des premiers de ces ready-made est un urinoir
renversé et rebaptisé Fontaine (1917) : http://fr.wikipedia.org/wiki/Fontaine_%28Duchamp%29
Ainsi, n’importe quel objet peut devenir une œuvre d’art. Le savoir-faire passe alors au
second plan, derrière le regard et l’intention de l’artiste. Ce dernier nous invite à voir d’un autre
œil des objets qui passeraient inaperçus s’ils restaient dans leur contexte utilitaire.
3. Même lorsqu’il refuse apparemment toute règle, l’art ne peut pas se passer de règle
Nous venons de voir que l’art, à partir de la seconde moitié du 19 ème siècle, semble s’être
progressivement affranchi de toutes règles, y compris les règles techniques. Pourtant, cette
impression doit être nuancée. D’abord, on peut faire remarquer que la transgression des règles
suppose l’existence même de ces règles. L’intérêt de l’Olympia de Manet, et à plus forte raison des
provocations dadaïstes, tient au fait que ces œuvres ont pris le contre-pied de conventions morales et
artistiques. Elles avaient donc besoin de ces conventions, pour se définir négativement par rapport à elles.
D’autre part, la liberté de l’artiste ne consiste pas à faire n’importe quoi. L’art, c’est toujours
de la pensée qui se matérialise dans une œuvre. Et qui dit pensée dit cohérence, organisation, donc
règles. Le hasard peut intervenir dans une œuvre d’art, mais il n’en est pas le dernier mot. Comme
nous l’avons dit, chaque nouveau mouvement artistique – voire chaque nouvel artiste important –
invente ses nouvelles règles. Les impressionnistes, par exemple, ont refusé de suivre les règles
académiques, et notamment le primat du dessin sur la peinture. Mais ils se sont donné d’autres règles,

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Cf. cet article de Wikipedia, où les deux œuvres sont reproduites : http://fr.wikipedia.org/wiki/Olympia_%28Manet%29
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comme de bannir le noir de leur palette. Dans la nature, en effet, les ombres sont toujours colorées. On
pourra, pour se faire une idée du traitement impressionniste de l’ombre et de la lumière regarder la série que
Claude Monet a consacré à la cathédrale de Rouen à différentes heures du jour :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Série_des_Cathédrales_de_Rouen
Parfois, d’ailleurs, les règles que s’imposent une nouvelle école artistique peuvent se révéler très
contraignantes. Non sans humour, deux cinéastes danois, Lars von Trier et Thomas Vinterberg (auteur du
remarquable Festen) ont fait en 1995 un « vœu de chasteté », qui consiste à rejeter les conventions artistiques
et techniques en vigueur dans le cinéma de cette époque. Un peu comme Manet, ils ont mis la vérité au-
dessus de la beauté, refusant de travestir la dure réalité en y ajoutant des petites touches émotionnelles
(musique d’accompagnement) ou en embellissant les images par des procédés techniques. Ce manifeste
esthétique, appelé Dogme 95, comporte notamment cette règle significative : « 10. Le réalisateur ne doit pas
être crédité.
De plus, je jure en tant que réalisateur de m'abstenir de tout goût personnel. Je ne suis plus un artiste. Je
jure de m'abstenir de créer une « œuvre », car je vois l'instant comme plus important que la totalité. Mon
but suprême est faire sortir la vérité de mes personnages et de mes scènes. Je jure de faire cela par tous les
moyens disponibles et au prix de mon bon goût et de toute considération esthétique.
Et ainsi je fais mon Vœu de Chasteté. » (cf. l’article Dogme 95, dans Wikipedia)

Conclusion
Nous nous sommes demandé si un artiste – de par sa liberté créatrice – pouvait se passer de
toute règle. Toute notre réflexion semble indiquer que non. Même les artistes les plus iconoclastes
ne peuvent se passer des règles morales, sociales, esthétiques et techniques qu’ils transgressent,
sans quoi leur transgression même n’aurait plus aucun intérêt. De plus, un artiste ne peut se
contenter d’avoir un rapport destructeur aux règles : il doit se donner à lui-même ses propres
règles, sans quoi ses œuvres ne seraient plus les produits d’une pensée mais du hasard.
Mais les règles que l’artiste se donne n’ont pas toujours pour objectif de produire une œuvre
harmonieuse, qui combine génialement la rigueur de l’entendement à la créativité de
l’imagination. Contrairement à ce que semblait penser Kant, les œuvres d’art n’ont pas
nécessairement à être belles. Comme nous l’avons vu, en nous inspirant de Hegel, l’idéal du beau,
la réconciliation parfaite de la matière et de l’esprit, de la pensée et de la sensibilité, sont
caractéristiques d’une certaine époque de l’art : l’art classique grec. Mais dans l’art « romantique »
(caractéristique de la civilisation chrétienne) et dans l’art moderne, l’art est l’expression d’une
pensée qui n’est pas totalement en harmonie avec sa forme artistique. La pensée de l’artiste peut
même être en révolte contre l’idéal de la beauté et exprimer cette révolte dans son œuvre.
Par ailleurs, les artistes ne sont pas nécessairement astreints à se plier à des règles
sociales, religieuses, politiques, morales, ou techniques qui leur seraient imposées de l’extérieur.
Certes, les artistes font partie de la société et leurs œuvres sont toujours plus ou moins le reflet de
leur époque. Comme nous l’avons vu dans la première partie, le style et les règles techniques des
artistes dépendent en grande partie de la mentalité de leur société et de leur temps. Cependant, on
ne saurait faire des artistes de simples artisans. D’abord, comme l’a remarqué Kant, les artistes ne
se contentent pas de recevoir des règles de l’extérieur : ils se donnent à eux-mêmes leurs propres
règles. Et leurs œuvres, lorsqu’elles sont belles, ont une valeur en elles-mêmes, contrairement à un
produit purement artisanal, qui vaut seulement pour son utilité. Ensuite, comme on l’a vu, les
œuvres d’art n’ont pas besoin d’être belles. Enfin, dans des cas extrêmes, comme les ready-made, il
semble que les œuvres d’art ne nécessitent plus de compétences techniques particulières.
[Ouverture] - Il n’en reste pas moins que le rejet de toute règle technique peut devenir lui-même
une sorte de règle, une recette destinée à sembler « moderne » et qui n’est peut-être qu’une nouvelle forme
d’académisme. Copier indéfiniment le geste iconoclaste de Marcel Duchamp, n’est-ce pas sombrer dans une
sorte de conformisme ?

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