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II. Thèse d’inspiration kantienne : les grands artistes, ceux qui créent de
belles œuvres, se donnent librement des règles
Même si les artistes doivent se plier à des règles techniques et à des conventions, ils n’en ont
pas moins une certaine marge de manœuvre, grâce à laquelle ils peuvent exprimer leur liberté
créatrice. Mais cette liberté n’a rien de chaotique. L’artiste se donne des règles, il organise son
œuvre selon un certain plan. Cependant, comme on va le voir, ces règles ne sont pas des recettes
toutes faites qu’on pourrait reproduire. Ce ne sont pas non plus des carcans qui feraient violence à
l’imagination créatrice de l’artiste. Voyons comment Kant explique cela.
1. « Est beau ce qui plaît universellement sans concept » (Kant)
Les artistes, pour Kant, se distinguent des simples artisans par le fait qu’ils doivent créer des
œuvres qui ne sont pas nécessairement utiles. Leur valeur, c’est leur beauté – d’où l’expression de
beaux-arts pour parler du savoir-faire des artistes. Tâchons donc de comprendre ce que c’est que la
beauté.
Si je considère une œuvre d’art (ou une chose de la nature) comme belle, cela veut dire que je
lui reconnais une valeur qui va bien au-delà de ma simple satisfaction égoïste. J’ai donc une bonne
raison de considérer que cette chose a une valeur en soi, et que tout le monde pourrait éprouver le
même plaisir que moi. Autrement dit, j’accorde à la belle chose une valeur universelle. Plus
précisément, je la juge susceptible de plaire à tout être doué comme moi de sensibilité et
d’entendement. Pour illustrer cette idée, Kant donne un exemple. Si quelqu’un dit : « Le vin des
Canaries est agréable », il ne sera pas vexé qu’une autre personne le corrige en disant : « Le vin des
Canaries vous est agréable, mais il ne plaît pas à tout le monde. » En revanche, il serait ridicule de
dire : « cet objet (l’édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous
entendons, le poème que l’on soumet à notre appréciation) est beau pour moi. »
Cependant, Kant nous met en garde contre une mauvaise interprétation de sa définition :
l’universalité exigée par le jugement de goût n’est pas réelle. Nous attendons des autres qu’ils
partagent nos goûts, mais nous sommes souvent déçus. Il n’y a pas, en effet, de critère objectif (un
concept du beau, une définition précise et universelle de la beauté) permettant de mettre tout le
monde d’accord sur ce qui est beau. Des scientifiques peuvent s’accorder sur la validité d’une
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démonstration mathématique, ou sur l’existence d’une loi physique. Il n’en va pas de même dans
le domaine esthétique, où les jugements sont essentiellement subjectifs (même si l’entendement,
faculté mentale permettant de créer ou de connaître des règles, y joue un grand rôle).
Il est certes possible de discuter au sujet de la beauté, et en particulier de la beauté d’une
œuvre d’art. Mais ces discussions sont généralement sans fin, car il n’y a aucun argument décisif
permettant de dire que l’un des interlocuteurs a davantage raison qu’un autre.
2. Le libre jeu de l’entendement et de l’imagination
S’il n’existe pas de concept de la beauté, de règle bien définie qui permettrait de distinguer
les belles œuvres des laides, c’est parce que la beauté ne met pas seulement en jeu l’entendement
(faculté qui nous permet de connaître ou de créer des règles). Elle est aussi le produit de la
fantaisie, de l’imagination créatrice.
Un artiste, en effet, laisse libre cours à son imagination et à sa pensée. Cela ne veut pas dire
qu’il fait n’importe quoi : son œuvre est organisée selon certaines règles. Mais ces règles, c’est lui
qui les a inventées, et elles n’ont pas besoin d’être utiles. Kant explique que les œuvres d’art sont à
la fois le produit de l’entendement (faculté des règles) et de l’imagination créatrice. L’entendement,
c’est cette forme d’intelligence qui permet de donner un sens aux phénomènes perçus, en les
rangeant sous des lois. C’est lui qui est à l’œuvre dans les sciences, et notamment en physique,
science qui établit en lien entre les phénomènes particuliers observés dans l’expérience et des lois
universelles (comme le principe d’inertie ou la loi de la gravité). Si les artistes étaient dépourvus
d’entendement, s’ils n’avaient que leur imagination, leurs œuvres seraient chaotiques et ne
donneraient pas l’impression d’être le produit d’une pensée. Mais, à l’inverse, si les œuvres étaient
seulement le fruit de l’entendement, elles seraient ennuyeuses, froides, sans vie – comme un
rythme trop régulier, une musique sans dissonances, une architecture trop symétrique, trop
rectiligne, un film sans imprévus, etc.
Pour illustrer cette idée, prenons des exemples dans l’architecture, la peinture et la musique. Dans
l’architecture classique, celle qui s’inspire de l’art gréco-romain, la symétrie est de rigueur. Pourtant, il arrive
fréquemment que des détails assouplissent un peu cette règle, tels les deux statues qui encadrent l’horloge
du château de Versailles, côté cour de marbre :
upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/5/52/Cour_de_Marbre_du_Château_de_Versailles_2011.jpg
Cette rupture de la symétrie est encore plus présente dans la peinture, art généralement plus vivant et
fantaisiste que l’architecture. Cf. par exemple l’article déjà mentionné concernant La Cène de Léonard:
http://www.scaraba.net/creanum/index.php/rigoureuse/355-la-cene-de-leonard-de-vinci
Enfin, nous pouvons parler de la manière dont les règles sont appliquées en musique. Une musique
belle doit donner une impression de vie et de mouvement, ce qui ne serait pas possible si les règles y étaient
trop rigoureuses. Il doit y avoir, de temps en temps, des décalages dans le rythme (syncopes, par exemple)
ou des disharmonies passagères. Parmi ces dernières, on trouve l’appogiature, cette figure de style consistant
à jouer une note un ton au-dessus ou en dessous de ce qui serait normal par rapport à l’accord qui se fait
entendre au même moment. L’appogiature est en quelque sorte une note qui sort momentanément du rang
pour y rentrer ensuite (l’appogiature est alors « résolue »). Cette disharmonie passagère crée souvent une
tension expressive, comme dans l’adagietto de la cinquième symphonie de Mahler (1904) :
http://www.youtube.com/watch?v=67Xeuhi5dVs Sur la notion d’appogiature, cf. aussi la leçon de J-F Zygel :
https://www.youtube.com/watch?v=HSjwJ9UUGgc
3. Les beaux-arts sont les arts du génie
L’artiste est donc quelqu’un qui crée – grâce à son entendement et son imagination – de
nouvelles formes, c’est-à-dire de nouvelles manières d’organiser et de disposer les sons (dans la
musique), les couleurs (dans la peinture), les gestes (dans la danse), les mots (dans la poésie), etc.
Comme le dit Kant, le génie artistique (talent naturel de l’artiste) consiste à trouver un moyen
d’accorder l’imagination et l’entendement, de telle sorte que ces deux facultés soient librement
unies, sans qu’aucune des deux ne domine l’autre. Pour parvenir à ce but, l’artiste ne dispose pas
d’une technique, un savoir-faire qui pourrait s’apprendre par un enseignement. Le génie
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artistique, cette faculté d’exprimer une pensée originale en inventant de nouvelles règles, ne peut
se transmettre. C’est un don naturel.
Transition/objection : Comme on vient de le voir, l’œuvre d’un artiste n’est pas faite au
hasard, mais selon des règles, à l’aide de l’entendement. Mais ces règles ne se présentent pas sous
la forme d’idées abstraites, de concepts. Un artiste – en tant qu’artiste – n’est pas un scientifique ou
un philosophe. Sa pensée s’exprime à travers une œuvre concrète accessible aux sens (à la vue et à
l’ouïe, principalement). L’art permet donc de réconcilier la pensée et la sensibilité, qui sont si
souvent opposées (dans les sciences, où il faut dans une certaine mesure faire abstraction de sa
sensibilité, et dans la morale, où il faut lutter contre ses penchants sensibles). Quand on écoute une
musique, par exemple, on a le sentiment que quelqu’un nous dit quelque chose, même si cette
musique est purement instrumentale. Mais ce « langage » n’exprime aucun concept défini. Ici, la
pensée est incarnée dans une chose matérielle individuelle, et elle exprime la personnalité d’un
auteur unique, qui crée ses propres règles, en les harmonisant avec son imagination de manière à
produire une forme de beauté.
Mais cette conception de l’art n’est-elle pas réductrice ? Pourquoi les artistes devraient-ils
nécessairement faire quelque chose de beau ? Ne pourraient-ils pas, pour affirmer leur liberté,
refuser toute règle, y compris les règles techniques et esthétiques ?
1
Cf. cet article de Wikipedia, où les deux œuvres sont reproduites : http://fr.wikipedia.org/wiki/Olympia_%28Manet%29
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comme de bannir le noir de leur palette. Dans la nature, en effet, les ombres sont toujours colorées. On
pourra, pour se faire une idée du traitement impressionniste de l’ombre et de la lumière regarder la série que
Claude Monet a consacré à la cathédrale de Rouen à différentes heures du jour :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Série_des_Cathédrales_de_Rouen
Parfois, d’ailleurs, les règles que s’imposent une nouvelle école artistique peuvent se révéler très
contraignantes. Non sans humour, deux cinéastes danois, Lars von Trier et Thomas Vinterberg (auteur du
remarquable Festen) ont fait en 1995 un « vœu de chasteté », qui consiste à rejeter les conventions artistiques
et techniques en vigueur dans le cinéma de cette époque. Un peu comme Manet, ils ont mis la vérité au-
dessus de la beauté, refusant de travestir la dure réalité en y ajoutant des petites touches émotionnelles
(musique d’accompagnement) ou en embellissant les images par des procédés techniques. Ce manifeste
esthétique, appelé Dogme 95, comporte notamment cette règle significative : « 10. Le réalisateur ne doit pas
être crédité.
De plus, je jure en tant que réalisateur de m'abstenir de tout goût personnel. Je ne suis plus un artiste. Je
jure de m'abstenir de créer une « œuvre », car je vois l'instant comme plus important que la totalité. Mon
but suprême est faire sortir la vérité de mes personnages et de mes scènes. Je jure de faire cela par tous les
moyens disponibles et au prix de mon bon goût et de toute considération esthétique.
Et ainsi je fais mon Vœu de Chasteté. » (cf. l’article Dogme 95, dans Wikipedia)
Conclusion
Nous nous sommes demandé si un artiste – de par sa liberté créatrice – pouvait se passer de
toute règle. Toute notre réflexion semble indiquer que non. Même les artistes les plus iconoclastes
ne peuvent se passer des règles morales, sociales, esthétiques et techniques qu’ils transgressent,
sans quoi leur transgression même n’aurait plus aucun intérêt. De plus, un artiste ne peut se
contenter d’avoir un rapport destructeur aux règles : il doit se donner à lui-même ses propres
règles, sans quoi ses œuvres ne seraient plus les produits d’une pensée mais du hasard.
Mais les règles que l’artiste se donne n’ont pas toujours pour objectif de produire une œuvre
harmonieuse, qui combine génialement la rigueur de l’entendement à la créativité de
l’imagination. Contrairement à ce que semblait penser Kant, les œuvres d’art n’ont pas
nécessairement à être belles. Comme nous l’avons vu, en nous inspirant de Hegel, l’idéal du beau,
la réconciliation parfaite de la matière et de l’esprit, de la pensée et de la sensibilité, sont
caractéristiques d’une certaine époque de l’art : l’art classique grec. Mais dans l’art « romantique »
(caractéristique de la civilisation chrétienne) et dans l’art moderne, l’art est l’expression d’une
pensée qui n’est pas totalement en harmonie avec sa forme artistique. La pensée de l’artiste peut
même être en révolte contre l’idéal de la beauté et exprimer cette révolte dans son œuvre.
Par ailleurs, les artistes ne sont pas nécessairement astreints à se plier à des règles
sociales, religieuses, politiques, morales, ou techniques qui leur seraient imposées de l’extérieur.
Certes, les artistes font partie de la société et leurs œuvres sont toujours plus ou moins le reflet de
leur époque. Comme nous l’avons vu dans la première partie, le style et les règles techniques des
artistes dépendent en grande partie de la mentalité de leur société et de leur temps. Cependant, on
ne saurait faire des artistes de simples artisans. D’abord, comme l’a remarqué Kant, les artistes ne
se contentent pas de recevoir des règles de l’extérieur : ils se donnent à eux-mêmes leurs propres
règles. Et leurs œuvres, lorsqu’elles sont belles, ont une valeur en elles-mêmes, contrairement à un
produit purement artisanal, qui vaut seulement pour son utilité. Ensuite, comme on l’a vu, les
œuvres d’art n’ont pas besoin d’être belles. Enfin, dans des cas extrêmes, comme les ready-made, il
semble que les œuvres d’art ne nécessitent plus de compétences techniques particulières.
[Ouverture] - Il n’en reste pas moins que le rejet de toute règle technique peut devenir lui-même
une sorte de règle, une recette destinée à sembler « moderne » et qui n’est peut-être qu’une nouvelle forme
d’académisme. Copier indéfiniment le geste iconoclaste de Marcel Duchamp, n’est-ce pas sombrer dans une
sorte de conformisme ?