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Introduction : L’art est une part fondamentale de toute culture. [Travail conceptuel]
Néanmoins définir l’art est difficile ; cette difficulté tient en partie dans l’histoire du mot, qui
a désigné jusqu’au milieu du XVIIIème siècle, au pluriel, les techniques. Parler d’art au
singulier et sans épithète suppose alors un ensemble de jugements de valeur, qui contribuent à
faire de l’art un vaste domaine incluant des objets (les œuvres d’art), des manières de faire
(créer, récrire), des manières d’être (le génie) et des manières de percevoir (l’expérience
esthétique). Ce domaine présuppose donc au moins 3 éléments : des œuvres, des artistes et
des spectateurs. [Pb] Pour penser ce domaine, j’ai choisi d’interroger un slogan de Mai 68 :
“Vivre l’art”. Ce slogan sonne comme un impératif, aux dimensions morales et politiques.
Afin d’en établir les significations essentielles, on réfléchira en fonction de 3 points de vue ce
que peut vouloir dire “vivre l’art” : [plan] d’abord, parce que c’est le point de vue ou
l’expérience la plus universelle, pour le spectateur ; puis pour l’artiste ; enfin, pour et par les
œuvres d’art elles-mêmes.
C. Art et vérité
1. Dans un texte célèbre (La République, livre X) Platon exclut les artistes de la Cité
idéale, parce qu’ils seraient vecteurs d’illusions et d’immoralité. Il s’ensuit que l’art
serait incapable de vérité mais seulement d’apparences trompeuses. Historiquement,
on peut considérer que toute la période allant de l’Antiquité grecque à la fin du
Moyen-Age est gouvernée par la triple équivalence suivante : Beau=Vrai=Bien. Il n’y
aurait donc d’art véritable que conforme à la fois à la morale et à la loi (le Bien) et à la
vérité (religieuse). Ce qu’on appelle “art moderne”, à partir du XIXème siècle,
consiste à refuser, contester et faire exploser cette équivalence : voyez “l’art pour
l’art”, Baudelaire (“Une charogne”), et, plus tard, le surréalisme.
2. Quelle est, alors, la vérité à laquelle les œuvres d’art peuvent nous amener ? On peut
partir de cette formule de Proust : “La vraie vie, c’est la littérature”. Ce qui revient à
dire : la vérité, c’est la fiction (ce que précisément Platon refusait), ou plutôt : la
fiction (la littérature, mais aussi aujourd’hui le cinéma) est la vérité de la vie. En effet
la fiction (littéraire, cinématographique, sérielle) permet de comprendre ce qui arrive
à des personnages qui ne sont pas nous-mêmes. Elle produit le décalage minimal pour
que le sens de ce qui arrive puisse nous apparaitre clairement. Ainsi l’art, et ce n’est
pas la moindre de ses vertus, peut nous amener à saisir une partie au moins du sens de
notre existence (le sens comme vérité subjective).
II. Que signifie “vivre l’art” pour l’artiste ?
A. Que veut dire “créer” ?
“Vivre l’art” signifie pour tout artiste produire des œuvres qui rencontreront (ou non) un
public, c’est-à-dire créer. Mais ce terme est ambigu, notamment à cause de ses
connotations religieuses.
1. Dans l’Antiquité, l’artiste est vu comme un producteur (sens littéral de “poète”), et la
langue grecque n’a pas d’équivalent pour la création. Ce terme vient de l’hébreu
biblique et désigne Dieu comme unique créateur de toutes choses. D’où des
confusions tenaces qu’il faut rectifier, sans quoi on tombe dans l’illusion.
2. Ainsi, créer pour l’artiste ne revient jamais à tout inventer, et nul ne crée ex nihilo, à
partir de rien. Au contraire, en art, toute création est une recréation : voyez la
musique, nul ne crée le solfège mais recrée des accords, des rythmes, des
arrangements et agencements pour produire un morceau inédit. Et chaque interprète
recrée une œuvre qu’il/elle n’a pas composé. La création artistique n’est donc jamais
un acte divin.
3. De même, créer ne signifie jamais maitriser l’intégralité du processus : l’artiste ne”
maitrise en effet pleinement ni le processus de production (voyez les brouillons des
grands écrivains, l’importance du montage au cinéma, les esquisses des peintres, etc.)
ni le devenir de l’œuvre une fois donnée au public, ni même le sens de son œuvre. En
somme, les artistes sont des êtres humains, pas des dieux, et il est imprudent au moins
de leur attribuer sous une forme ou une autre l’omniscience ou la toute-puissance.
4. Une fois revenu sur terre, donc, on peut suivre cette définition proposée par Deleuze
(cf. Différence et répétition) : créer, c’est introduire une différence sur un fonds de
répétition. Sur le modèle de la variation sur un thème en musique, on peut en effet
retrouver pour chaque œuvre d’art ce par quoi elle diffère des œuvres qui la précèdent
et établir sa singularité.
B. Qu’est-ce que le “génie” artistique.
Il n’est pas rare qu’on emploie le terme génie (du latin “genius”, aptitude distinctive) pour
qualifier l’œuvre de Mozart ou de Van Gogh. Ce terme est lui aussi très fortement
connoté : faire de l’artiste un génie revient souvent à le diviniser. Sa raison d’être
première est de rendre compte d’un fait indéniable : nous ne sommes pas tous des artistes
et ne sommes pas tous capables de le devenir. Mais cette notion produit plus de
malentendus qu’elle n’en résout. En voici un bref historique :
1. Pendant toute l’Antiquité et jusqu’au XVIIIème siècle, l’artiste de génie est
essentiellement celui qui reçoit l’inspiration des Muses (ou, plus tard, la grâce divine)
dont il n’est que le vecteur ou le médium.
2. Au siècle des Lumières, Kant le définit comme un don inné, distinct du talent qui lui
peut s’apprendre, et capable de percevoir le sublime. Il est celui qui produit une
révolution dans son art. Ce qui explique sa rareté.
3. Au XIXème, Schopenhauer radicalise les thèses de Kant : “Le talent, c’est le tireur
qui atteint une cible que les autres ne peuvent pas toucher ; le génie, c’est le tireur qui
atteint une cible que les autres ne peuvent même pas voir.” (cf. Le Monde comme
volonté et comme représentation, III, §§36 sq.) Contrairement à Kant, la pensée de
Schopenhauer connait un grand succès auprès des artistes de la deuxième moitié du
XIXème siècle (entre autres, par exemple, Flaubert, Maupassant, Baudelaire, Wagner,
etc.). Tout artiste soucieux de se faire un nom cherchera dès lors à être reconnu
comme un génie, s’en donnant tous les aspects (voyez la figure du poète maudit),
affirmant les nouveaux principes de son art (voyez la succession en littérature, en
musique et en peinture de mouvements en –isme et leurs manifestes).
4. Une fois atteint ce statut quasi-divin de l’artiste de génie en ayant hypertrophié ses
aptitudes, il ne reste plus à la pensée critique qu’à dégonfler la baudruche. Dans un
texte dont je vous recommande la lecture (“Culte du génie par vanité”, Humain, trop
humain I, §162) Nietzsche se demande quel sens il y a pour une société de vouer un
culte à des artistes considérés comme génies. Une part de l’illusion que nous
entretenons à leur endroit, illusion de la simplicité, vient de ce que nous ne voyons, en
tant que spectateurs, que des œuvres achevées et ignorons “la somme d’échecs et de
recommencements” que suppose en réalité toute création artistique. D’autre part,
Nietzsche soupçonne qu’un tel “culte” (assez analogue en ce sens avec le culte
contemporain des “stars”) a une fonction sociale conservatrice : nous persuader que
seuls les génies peuvent créer. Or, s’il est bien évident que nous ne sommes pas tous
capables de création artistique, il n’en reste pas moins que la créativité est propre à
tout être humain. L’œuvre qu’il nous appartient de créer, c’est notre propre existence :
“Il faut faire de sa vie une œuvre d’art” (cf. Naissance de la tragédie §9)
C. Art et liberté
Qu’est-ce qui limite la liberté des artistes ? On a tendance à voir spontanément deux
obstacles : celui, interne, de la compétence technique, et celui, externe, de la censure.
Surtout, on imagine à tort que la liberté tient dans l’absence d’obstacle ou d’empêchement
; c’est là une dangereuse illusion, car il n’y a ni création ni liberté sans obstacle ou sans
contrainte. D’une part, un artiste qui maitrise parfaitement les techniques propres à son art
mais qui ne les modifie en rien produira une œuvre qu’on qualifiera aimablement d’œuvre
“académique” (c’est-à-dire bien faite mais sans intérêt). D’autre part, si l’on est tout à fait
fondé à critiquer et refuser toutes les formes de censure, il n’est pas vrai que la censure
empêche la création. Vous avez dû étudier plus tôt la poésie de la résistance (Aragon,
Eluard, Desnos), c’est-à-dire des œuvres qui ont en commun d’avoir été écrites pendant la
guerre, là où la censure battait son plein. Si la censure empêchait toute forme de création
ou d’expression, nous n’aurions que le silence pour témoigner de ces heures sombres. Au
contraire, créer signifie toujours dépasser des obstacles, les subvertir ou les contourner et
la liberté n’est pas autre chose que cette capacité à surmonter des contraintes. Et la liberté
des artistes consiste toujours en une lutte contre des contraintes, au point que certains au
moins choisissent de s’en imposer librement à eux-mêmes (voyez par exemple le
dodécaphonisme en musique, le pointillisme en peinture, ou La Disparition de Pérec).
Conclusion
“Vivre l’Art” consiste donc pour le spectateur à multiplier les expériences esthétiques, pour
l’artiste à créer des œuvres et pour ces œuvres de fonctionner comme support disponible pour
l’expérience esthétique. Apprendre à fréquenter les œuvres d’art revient à apprendre à
percevoir et, plus généralement, à apprendre à vivre. C’est pourquoi, comme la philosophie
elle-même, il faut y voir une activité aussi inutile qu’indispensable.
Bibliographie
1. Œuvres au programme
Alain Système des Beaux-Arts**
Aristote Poétique (I, 9)*
Freud Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci
Hegel Esthétique (I)**
Kant Critique de la faculté de juger (§§ 4-12)***
Merleau-Ponty L’Œil et l’esprit
Nietzsche Humain, trop humain (vol. I, part. IV)*
Platon Le Banquet ; Ion ; La République (Livre X)*
Schopenhauer Le Monde comme volonté et comme représentation (Livre III)**